Tyrion

Le temps qu’ils atteignent Volantis, le ciel était pourpre à l’occident et noir au levant, et les étoiles paraissaient. Les mêmes qu’à Westeros, songea Tyrion Lannister.

Il aurait pu puiser quelque réconfort à l’idée qu’on ne l’avait pas troussé comme une oie et attaché en travers d’une selle. Il avait renoncé à se débattre. Les nœuds qui le retenaient étaient trop serrés. Il s’était laissé aller, aussi mou qu’un sac de farine. J’économise mes forces, se répétait-il, mais à quelle fin, il n’aurait su le dire.

Volantis fermait ses portes à la tombée de la nuit, et les gardes à sa porte du Nord maugréaient avec impatience devant les retardataires. Ils se joignirent à la file, derrière un chariot chargé de citrons et d’oranges. De leurs torches, les gardes firent signe au chariot de passer, mais leur regard se durcit en voyant le grand Andal sur son palefroi, avec sa longue épée et sa maille. On fit venir un capitaine. Tandis que celui-ci échangeait avec le chevalier quelques mots en volantain, un des gardes retira son gantelet griffu pour frictionner le crâne de Tyrion. « Je déborde de chance, l’encouragea le nain. Tranche mes liens, l’ami, et je veillerai à ce que tu en sois bien récompensé. »

Son ravisseur l’entendit. « Garde tes mensonges pour ceux qui parlent ta langue, Lutin », lui conseilla-t-il, puis les Volantains leur firent signe de passer.

Ils avaient repris leur progression, franchissant la porte et traversant les remparts massifs de la ville. « Vous parlez ma langue, vous. Puis-je vous enjôler par mes promesses, ou êtes-vous résolu à vous payer un titre de lord avec ma tête ?

— J’étais lord, de plein droit par la naissance. Je ne veux pas d’un titre vide.

— C’est tout ce que vous avez des chances de recevoir de ma tendre sœur.

— Et moi qui avais entendu raconter qu’un Lannister payait toujours ses dettes.

— Oh, jusqu’au dernier sol… Mais jamais un liard de plus, messire. Vous obtiendrez le repas que vous guignez, mais ne comptez pas sur une sauce de gratitude et, au final, il ne vous nourrira pas.

— Il se pourrait que je cherche seulement à te voir payer tes crimes. Celui qui tue les siens est maudit aux yeux des dieux et des hommes.

— Les dieux sont aveugles. Et les hommes ne voient que ce qui leur sied.

— Je te vois fort clairement, Lutin. » Une nuance sombre s’était introduite dans le ton du chevalier. « J’ai commis des actions dont je ne tire pas fierté, des actions qui ont jeté l’opprobre sur ma maison et le nom de mon père… Mais tuer son propre géniteur ? Comment un homme peut-il agir de la sorte ?

— Donnez-moi une arbalète, baissez vos chausses et je vous en ferai démonstration. » Avec grande joie.

« Tu prends cela comme une plaisanterie ?

— C’est la vie que je prends comme une plaisanterie. La vôtre, la mienne, celle de tout un chacun. »

À l’intérieur des remparts, ils longèrent des comptoirs de guildes, des marchés et des établissements de bains. Des fontaines jaillissaient et chantaient au cœur de vastes places, où des hommes assis à des tables de pierre déplaçaient des pièces de cyvosse et sirotaient du vin dans des flûtes de cristal tandis que des esclaves allumaient des lanternes ornementées pour tenir le noir en respect. Palmiers et cèdres croissaient en bordure de la rue pavée, et des monuments se dressaient à chaque carrefour. Nombre de statues étaient dépourvues de tête, nota le nain, mais, même décapitées, réussissaient à en imposer dans le crépuscule.

Tandis que le palefroi progressait au pas vers le sud en longeant le fleuve, les échoppes se firent plus modestes et plus miséreuses, les arbres en bord de route devenant une rangée de souches. Sous les sabots du cheval, les pavés cédèrent la place à l’herbe-au-diable, puis à une boue molle et détrempée, couleur d’excréments de nourrisson. Les ponceaux qui enjambaient les affluents mineurs de la Rhoyne grinçaient de façon inquiétante sous leur poids. À l’endroit où un fort dominait jadis le fleuve se dressait désormais une porte démolie, béante comme la bouche édentée d’un vieillard. On apercevait des chèvres qui regardaient par-dessus les parapets.

L’Antique Volantis, fille aînée de Valyria, songea le nain. La fière Volantis, reine de la Rhoyne et maîtresse de la mer d’Été, siège de nobles seigneurs et de belles dames du sang le plus ancien. Et peu importaient les meutes de gamins nus qui galopaient dans les ruelles en glapissant de leurs voix aiguës, les spadassins postés sur le seuil des échoppes de vin, la main jouant avec la poignée de leur épée, ou les esclaves au dos voûté et aux visages tatoués qui couraient en tous sens comme autant de cafards. La puissante Volantis, la plus grandiose et la plus populeuse des neuf Cités libres. Des guerres anciennes avaient toutefois dépeuplé l’essentiel de la ville, et d’importants secteurs avaient commencé à retourner à la boue sur laquelle elle s’érigeait. La belle Volantis, cité des fontaines et des fleurs. Mais la moitié des fontaines étaient taries, la moitié des bassins fissurés et stagnants. Des lianes fleuries projetaient leurs vrilles de chaque crevasse dans les murs et les chaussées, et des arbrisseaux s’enracinaient dans le mur de boutiques abandonnées et de temples sans toit.

Et puis, il y avait l’odeur. Elle flottait dans l’atmosphère chaude et humide, riche, rance, insidieuse. Il y a là-dedans du poisson, et des fleurs, ainsi que du crottin d’éléphant. Quelque chose de sucré, de terrien, et quelque chose de mort et putréfié. « La ville sent comme une vieille putain, annonça Tyrion. Comme une gourgandine flétrie qui s’asperge de parfum les parties intimes afin de couvrir la puanteur qui s’exhale d’entre ses jambes. Notez bien, je ne me plains pas. Avec les putains, si les jeunes sentent bien meilleur, les vieilles connaissent plus de tours.

— Tu dois en savoir plus long que moi sur ce compte.

— Ah, mais bien entendu. Et ce bordel où nous nous sommes rencontrés… vous l’aviez confondu avec un septuaire ? Et c’était votre sœur vierge qui se trémoussait dans votre giron ? »

La pique le fit grimacer. « Mets ta langue en repos si tu ne veux pas que j’y fasse un nœud. »

Tyrion ravala sa réplique. Il avait encore la lèvre gonflée et douloureuse de la dernière occasion où il avait poussé le grand chevalier trop loin. Des mains dures, et aucun sens de l’humour ; voilà un mauvais mariage. Le voyage depuis Selhorys lui avait au moins enseigné cela. Il reporta ses pensées vers sa botte, et les champignons dans la pointe. Son ravisseur ne l’avait pas fouillé avec tout le soin qu’il aurait dû y mettre. Il me reste toujours cette évasion. Au moins, Cersei ne m’aura pas vivant.

Plus loin au sud, des signes de prospérité commencèrent à reparaître. On voyait moins souvent des immeubles déserts, les enfants nus disparurent, les spadassins sur le seuil semblaient vêtus avec plus d’apparat. Quelques-unes des auberges qu’ils croisèrent ressemblaient à des établissements où l’on pouvait passer la nuit sans craindre d’avoir la gorge tranchée. Des lanternes pendaient à des potences au long de la route du fleuve, oscillant dès que le vent se levait. Les rues s’élargirent, les bâtiments prirent de l’ampleur. Certains étaient coiffés de grands dômes en verre coloré. Dans le crépuscule qui montait, avec les feux qui s’allumaient au-dessous, les dômes s’éclairaient de bleu, de rouge, de vert, de mauve.

Toutefois, un certain je-ne-sais-quoi mettait Tyrion mal à l’aise. À l’ouest de la Rhoyne, il ne l’ignorait pas, les docks de Volantis grouillaient de marins, d’esclaves et de négociants, dont les boutiques de vins, les auberges et les bordels courtisaient la clientèle. À l’est, on voyait moins souvent des étrangers venus d’au-delà des mers. On ne veut pas de nous, ici, comprit-il.

La première fois qu’ils croisèrent un éléphant, Tyrion ne put s’empêcher de le fixer. La ménagerie de Port-Lannis avait compté une éléphante quand il était enfant, mais elle était morte lorsqu’il avait sept ans… et ce nouveau mastodonte gris paraissait deux fois plus grand qu’elle l’avait été.

Plus loin encore, ils suivirent un éléphant plus réduit, blanc comme un vieil os, qui tirait un char à bœufs décoré. « Est-ce qu’on dit toujours char à bœufs quand le char à bœufs n’a pas de bœufs ? » demanda Tyrion à son ravisseur. Quand ce trait d’esprit resta sans réponse, il retomba dans le silence en contemplant la croupe de l’éléphant blanc nain qui tanguait devant eux.

Volantis pullulait d’éléphants blancs nains. En approchant du Mur Noir et des quartiers surpeuplés voisins du Long Pont, ils en virent une douzaine. Les grands éléphants gris n’étaient pas rares, non plus – d’énormes bêtes portant sur leur dos des castelets. Et dans la pénombre du soir, les carrioles à crottin étaient de sortie, pilotées par des esclaves demi-nus qui avaient pour tâche de ramasser à la pelle les piles fumantes abandonnées par les éléphants petits et grands. Des nuées de mouches escortaient les carrioles, aussi les esclaves assignés à la corvée de crottin portaient-ils des mouches tatouées sur les joues, pour signifier leur rôle. Voilà l’emploi idéal pour ma tendre sœur, rumina Tyrion. Qu’elle serait charmante, avec sa petite pelle et des mouches tatouées sur ses jolies joues roses.

Désormais, ils n’avançaient plus qu’au pas. La route du fleuve était engorgée par la circulation, qui se faisait presque uniquement vers le sud. Le chevalier la suivit, une bûche prise dans le courant. Tyrion considéra les foules qu’ils croisaient. Neuf hommes sur dix portaient des marques d’esclave sur leurs joues. « Que d’esclaves… où vont-ils tous ?

— Les prêtres rouges allument leurs feux nocturnes au crépuscule. Le Grand Prêtre va parler. Je l’éviterais si je pouvais, mais, pour atteindre le Long Pont, nous devons passer devant le temple rouge. »

Trois pâtés de maisons plus loin, la rue s’ouvrit devant eux sur une immense plaza éclairée par des flambeaux, où il se dressait. Les Sept me préservent, il doit bien faire trois fois la taille du Grand Septuaire de Baelor. Énormité de colonnes, d’escaliers, d’arcs-boutants, de ponts, de dômes et de tours se fondant les uns dans les autres comme s’ils avaient tous été taillés dans un seul rocher colossal, le Temple du Maître de la Lumière les surplombait comme la grande colline d’Aegon. Cent nuances de rouge, de jaune, d’or et d’orange confluaient et se mêlaient sur les parois du temple, se dissolvant l’une en l’autre comme les nuages au couchant. Ses graciles tourelles se vrillaient toujours plus haut, comme des flammes figées dans leur danse en tentant d’atteindre le ciel. Un brasier pétrifié. Près du parvis du temple flambaient de gigantesques feux nocturnes et, entre eux, le Grand Prêtre avait commencé à parler.

Benerro. Le prêtre se tenait au sommet d’une colonne de roc rouge, reliée par un mince pont de pierre à une terrasse en hauteur qui regroupait les prêtres mineurs et les acolytes. Les acolytes portaient des robes jaune pâle et orange vif, les prêtres et prêtresses des rouges.

À leurs pieds, la grande plaza était pratiquement impénétrable. Tant et plus de fidèles arboraient un bout de tissu écarlate agrafé à leur manche ou noué sur le front. Tous les yeux, hormis ceux de Tyrion et du chevalier, fixaient le prêtre rouge. « Place », gronda le cavalier tandis que sa monture se frayait un chemin dans la presse. « Dégagez le passage. » Les Volantains s’écartaient de mauvais gré, avec des grommellements et des regards mauvais.

La voix haut perchée de Benerro portait loin. Grand, mince, il avait un visage aux traits tirés et une peau de la blancheur du lait. On lui avait tatoué des flammes sur les joues, le menton et son crâne rasé, pour composer un masque rouge vif qui crépitait autour de ses yeux et descendait cerner sa bouche sans lèvres. « C’est un tatouage d’esclave ? » voulut savoir Tyrion.

Le chevalier opina. « Le temple rouge les achète enfants pour en faire des prêtres, des prostituées sacrées ou des guerriers. Regarde là-bas. » Il indiqua du doigt le parvis, où une ligne d’hommes en armures ornementées et capes orange se tenaient devant les portes du temple, serrant des piques aux pointes ondulées comme des flammes. « La Main Ardente. Les soldats sacrés du Maître de la Lumière, défenseurs du temple. »

Des chevaliers de feu. « Et combien de doigts compte cette main, je vous prie ?

— Mille. Jamais plus, et jamais moins. Une nouvelle flamme s’allume à chacune qui s’éteint. »

Benerro pointa un doigt vers la lune, serra le poing, écarta largement les mains. Alors que sa voix allait crescendo, des flammes lui jaillirent des doigts en exhalant un grondement soudain, suscitant dans la foule un hoquet de surprise. Le prêtre savait également tracer dans l’air des lettres de feu. Des glyphes valyriens. Tyrion en reconnut peut-être deux sur dix ; l’un d’eux disait Fléau, l’autre Ténèbres.

Des cris jaillirent de la foule. Des femmes pleuraient, des hommes secouaient le poing. J’ai un mauvais pressentiment. Le nain se remémorait le jour où Myrcella avait pris la mer pour Dorne et l’émeute qui avait éclaté alors qu’ils rentraient au Donjon Rouge.

Haldon Demi-Mestre avait parlé d’utiliser le prêtre rouge au bénéfice de Griff le Jeune, se souvenait Tyrion. Maintenant qu’il avait personnellement vu et entendu l’individu, l’idée lui parut très mauvaise. Il espéra que Griff aurait plus de bon sens. Certains alliés sont plus dangereux que des ennemis. Mais lord Connington devra démêler ce problème tout seul. J’ai de bonnes chances de me retrouver à l’état de tête au bout d’une pique.

Le prêtre indiquait le Mur Noir derrière le temple, montrant du geste les parapets où une poignée de gardes en armure regardaient en contrebas. « Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Tyrion au chevalier.

— Que Daenerys est en danger. L’œil sombre s’est posé sur elle, et les sbires de la nuit complotent sa destruction, en priant leurs faux dieux dans des temples du mensonge… conspirant pour la trahir avec des étrangers sans dieux… »

Les petits cheveux sur la nuque de Tyrion commencèrent à se hérisser. Le prince Aegon ne trouvera pas d’amis ici. Le prêtre rouge parlait d’une antique prophétie, une prophétie qui annonçait la venue d’un héros pour délivrer le monde des ténèbres. Un héros. Pas deux. Daenerys a des dragons. Pas Aegon. Nul besoin pour le nain d’être lui-même prophète pour prévoir la réaction de Benerro et de ses fidèles face à un deuxième Targaryen. Griff s’en apercevra aussi, assurément, songea-t-il, surpris de constater combien il s’en inquiétait.

Le chevalier s’était forcé un passage à travers la plus grosse partie de la foule à l’arrière de la plaza, ignorant les imprécations qu’on leur lançait au passage. Un homme vint se placer devant eux, mais le ravisseur de Tyrion saisit la poignée de sa longue épée et la tira juste assez pour exposer un pied d’acier nu. L’homme s’évapora et une ruelle s’ouvrit d’un seul coup devant eux. Le chevalier poussa sa monture au trot, et ils laissèrent la foule derrière eux. Un moment, Tyrion entendit encore la voix de Benerro qui allait en diminuant dans leur dos, et les rugissements soulevés par ses harangues, soudains comme le tonnerre.

Ils arrivèrent devant une écurie. Le chevalier mit pied à terre, puis tambourina à la porte jusqu’à ce qu’un esclave hagard avec une tête de cheval sur la joue accourût. Le nain fut débarqué sans douceur de la selle et attaché à un poteau tandis que son ravisseur tirait du sommeil le propriétaire de l’écurie et marchandait avec lui le prix de son cheval et de sa selle. Vendre un cheval coûte moins cher que de le faire transporter à l’autre bout du monde. Tyrion pressentit un navire dans son avenir immédiat. Peut-être était-il prophète, finalement.

Au terme des négociations, le chevalier jeta ses armes, son bouclier et ses fontes sur son épaule et demanda qu’on lui indiquât la forge la plus proche. Celle-ci se révéla fermée elle aussi, mais s’ouvrit très vite, aux cris du chevalier. Le forgeron regarda Tyrion en plissant les yeux, puis hocha la tête et accepta une poignée de pièces. « Viens par ici », ordonna le chevalier à son prisonnier. Il tira son poignard et trancha les liens de Tyrion. « Grand merci », dit le nain en se frictionnant les poignets, mais le chevalier se borna à rire et à lui répondre : « Garde ta gratitude pour quelqu’un qui la méritera, Lutin. La suite des événements ne va pas te plaire. »

Il ne se trompait pas.

Les bracelets étaient de fer noir, épais, lourds, pesant chacun deux bonnes livres, pour autant que le nain pouvait en juger. Les chaînes ajoutaient encore au poids. « Je dois être plus terrifiant que je ne le pensais », confessa Tyrion tandis que les derniers maillons étaient refermés à coups de masse. Chaque martèlement envoyait dans son bras une onde de choc, presque jusqu’à l’épaule. « Ou craignez-vous de me voir détaler sur mes petites jambes contrefaites ? »

Le forgeron ne leva même pas les yeux de son ouvrage, mais le chevalier eut un ricanement rogue. « C’est ta bouche qui m’inquiète, pas tes jambes. Avec des fers, tu es un esclave. Personne n’ira écouter un mot de ce que tu racontes, pas même ceux qui parlent la langue de Westeros.

— Il n’y a pas besoin de tout ça, protesta Tyrion. Je serai un bon petit captif, je le jure, je le jure.

— Alors, prouve-le en fermant ton clapet. »

Aussi inclina-t-il la tête et retint-il sa langue tandis qu’on assurait les chaînes en place, un poignet à l’autre, le poignet à la cheville, la cheville à l’autre. Ces saloperies pèsent plus lourd que moi. Au moins, il respirait encore. Son ravisseur aurait tout aussi aisément pu lui trancher la tête. Cersei n’en demandait pas davantage, à vrai dire. Ne pas le décapiter sur-le-champ avait été la première erreur de son ravisseur. Entre Volantis et Port-Réal s’étend la moitié d’un monde, et il peut se produire en route tant et plus de choses, ser.

Le reste du chemin, ils le parcoururent à pied, Tyrion tintant et cliquetant tandis qu’il s’évertuait à égaler l’allure des longues enjambées impatientes de son ravisseur. Chaque fois qu’il semblait près de se retrouver à la traîne, le chevalier empoignait ses fers, qu’il halait d’un coup sec, ramenant le nain titubant et clopinant à sa hauteur. Ça aurait pu être pire. Il pourrait me faire presser le pas à coups de fouet.

Volantis enjambait un des estuaires de la Rhoyne à l’endroit où le fleuve venait embrasser la mer, ses deux moitiés unies par le Long Pont. La plus ancienne partie de la ville, la plus opulente, se situait à l’est du fleuve, mais les épées-louées, les barbares et autres étrangers mal dégrossis n’y étaient pas les bienvenus, aussi devaient-ils traverser et passer à l’ouest.

La porte du Long Pont était un arc en pierre noire sculpté de sphinx, de manticores, de dragons et de créatures encore plus étranges. Par-delà la porte s’étirait le grand pont que les Valyriens avaient bâti au zénith de leur gloire, sa chaussée en pierre fondue supportée par des piles massives. La largeur de la route permettait tout juste à deux chariots d’y circuler de front, aussi, chaque fois qu’un chariot à destination de l’ouest en rencontrait un autre se dirigeant vers l’est, tous deux devaient-ils ralentir pour se croiser au pas.

Les deux hommes avaient de la chance de le traverser à pied. Au tiers du parcours, un chariot chargé de melons s’était accroché les roues avec un autre transportant une montagne de tapis en soie, et il bloquait toute la circulation des véhicules roulants. La plus grosse part du flot des piétons s’était également arrêtée pour suivre l’échange de cris et d’imprécations entre les deux charretiers, mais le chevalier empoigna Tyrion par sa chaîne et leur ouvrit à tous deux un passage à travers la foule. En pleine presse, un gamin tenta d’introduire les doigts dans sa bourse, mais la dureté d’un coude y mit bon ordre et écrasa le nez sanglant du voleur sur la moitié de son visage.

Des deux côtés s’élevaient des bâtiments : des boutiques et des temples, des tavernes et des auberges, des académies de cyvosse et des bordels. La plupart montaient sur deux ou trois étages, chaque niveau en encorbellement par rapport à celui du dessous. Les derniers étages se frôlaient presque. En traversant le pont, on avait l’impression de parcourir un tunnel éclairé de flambeaux. Toutes sortes d’échoppes et d’étals se succédaient au long du trajet ; tisserands et dentellières exposaient leurs articles côte à côte avec des souffleurs de verre, des chandeliers et des poissonnières proposant anguilles et huîtres. Chaque orfèvre avait un garde posté à sa porte, et chaque marchand d’épices, deux, car ils vendaient des denrées deux fois plus précieuses. Çà et là, entre les boutiques, le voyageur pouvait entrevoir le fleuve qu’il était en train de franchir. Au nord, la Rhoyne formait un large ruban noir éclairé d’étoiles, cinq fois plus large que les rapides de la Néra à Port-Réal. Au sud du pont, le fleuve s’épanouissait pour étreindre la mer salée.

Au milieu du pont, les mains tranchées de voleurs et de tire-laine pendaient en bord de route à des potences de fer, comme des colliers d’oignons. Trois têtes étaient exposées, au surplus – deux hommes et une femme, leurs forfaits griffonnés sur des tablettes en dessous d’eux. Un duo de hallebardiers, revêtus de heaumes polis et de cottes en maille d’argent, veillait sur elles. Sur leurs joues s’étiraient des rayures de tigre, vertes comme le jade. De temps en temps, les gardes agitaient leur pertuisane pour chasser les goélands, les mouettes et les freux venus rendre hommage aux défunts. Les oiseaux revenaient aux têtes au bout de quelques instants.

« Qu’ont-ils fait ? » s’enquit Tyrion sur un ton innocent.

Le chevalier jeta un coup d’œil aux inscriptions. « La femme était une esclave qui a levé la main contre sa maîtresse. Le plus vieux des deux hommes a été accusé de fomenter une rébellion et d’espionner pour le compte de la reine dragon.

— Et le plus jeune ?

— Il a tué son père. »

Tyrion jeta à la tête en décomposition un second regard. Dites-moi… On dirait presque que ses lèvres sourient.

Plus loin, le chevalier s’arrêta brièvement pour considérer une tiare couverte de joyaux, présentée sur un coussinet de velours pourpre. Il passa son chemin, mais, quelques pas plus loin, il s’arrêta encore pour marchander une paire de gants à l’étal d’un maroquinier. Des répits dont se félicita Tyrion. L’allure rapide l’essoufflait, et les menottes lui écorchaient les poignets.

Depuis l’autre extrémité du Long Pont, il y avait juste une courte marche à travers les grouillants quartiers du front de port de la rive ouest jusqu’aux rues éclairées de torches et encombrées de matelots, d’esclaves et de fêtards avinés. Une fois, un éléphant passa lourdement, chargé d’une demi-douzaine d’esclaves à demi nues qui saluaient du haut du castelet sur son dos en aguichant les passants par de fugaces aperçus de leurs seins, et en criant : « Malaquo, Malaquo. » Elles offraient un spectacle tellement fascinant que Tyrion manqua poser le pied en plein dans la pile de crottin fumant que l’éléphant avait laissée pour marquer son passage. Il fut sauvé au dernier moment quand le chevalier le tira de côté, si rudement que le nain pivota sur lui-même et tituba.

« C’est encore loin ? demanda-t-il.

— Nous y sommes. La place des Poissonniers. »

Leur destination se révéla être le Comptoir des Marchands, une monstruosité comptant trois étages, accroupie entre les entrepôts, les bordels et les tavernes du port comme un prodigieux obèse cerné d’enfants. Sa salle commune dépassait en superficie la grande salle de la moitié des châteaux de Westeros, un labyrinthe de pénombre, avec cent alcôves retirées et recoins cachés dont les solives noircies et les plafonds fissurés résonnaient du hourvari des marins, des négociants, des capitaines, des usuriers, des armateurs et des esclavagistes, qui mentaient, juraient, et se flouaient mutuellement dans une demi-centaine de langues différentes. Le choix de cette hostellerie reçut l’approbation de Tyrion. Tôt ou tard, la Farouche Pucelle atteindrait Volantis. On se trouvait ici dans la plus grande auberge de la ville, la première où descendaient commanditaires, capitaines et négociants. Nombre de marchés se concluaient dans l’énorme caverne de cette salle commune. Tyrion en connaissait assez long sur Volantis pour le savoir. Que Griff débarque ici avec Canard et Haldon, et le nain ne tarderait pas à se retrouver libre.

Dans l’intervalle, il saurait se montrer patient. Sa chance viendrait.

Toutefois, les chambres des étages se révélèrent rien moins que grandioses, en particulier les soupentes à bas prix, au troisième. Engoncé sous les combles à un coin du bâtiment, le galetas retenu par son ravisseur comportait un plafond bas, un lit de plume avachi aux déplaisants relents et un plancher incliné qui rappela à Tyrion son séjour aux Eyrié. Au moins, cette chambre a des murs. Et des fenêtres, aussi ; en cela résidait son attrait principal, en même temps qu’en un anneau de fer rivé au mur, si commode pour enchaîner les esclaves. Son ravisseur prit seulement le temps d’allumer une chandelle de suif avant d’arrimer les fers de Tyrion à l’anneau.

« Est-ce bien nécessaire ? protesta le nain en agitant vaguement ses entraves. Par où est-ce que je pourrais m’en aller ? Par la fenêtre ?

— Tu en serais capable.

— Nous sommes au troisième, et je ne sais pas voler.

— Tu pourrais tomber. Je te veux en vie. »

Certes, mais pourquoi ? Ce n’est pas comme si Cersei y tenait tant. Tyrion secoua ses chaînes. « Je sais qui vous êtes, ser. » L’énigme n’avait pas été difficile à percer. L’ours sur son surcot, les armes sur son bouclier, la seigneurie perdue qu’il avait évoquée. « Je sais ce que vous êtes. Et si vous savez qui je suis, vous savez par la même occasion que j’étais la Main du Roi et que je siégeais en conseil avec l’Araignée. Vous intéresserait-il de savoir que c’est l’eunuque qui m’a envoyé faire ce voyage ? » Lui et Jaime, mais je vais laisser mon frère en dehors de l’affaire. « Je suis sa créature autant que vous. Nous n’avons pas de raison d’être opposés. »

Cela ne plut guère au chevalier. « J’ai perçu l’argent de l’Araignée, je n’en disconviens point, mais jamais je n’ai été sa créature. Et ma loyauté s’attache désormais ailleurs.

— À Cersei ? Vous êtes bien sot. Tout ce que veut ma sœur, c’est ma tête, et vous avez une belle épée bien aiguisée. Pourquoi ne pas mettre tout de suite fin à cette farce et nous rendre tous deux service ? »

Le chevalier s’esclaffa. « Est-ce là une ruse de nain ? Implorer la mort dans l’espoir que je te laisserai vivre ? » Il alla à la porte. « Je te rapporterai quelque chose des cuisines.

— Comme c’est aimable de votre part. Je vais attendre ici.

— Je sais bien. » Cependant, en partant, le chevalier verrouilla la porte derrière lui avec une lourde clé en fer. Le Comptoir des Marchands était réputé pour ses serrures. Aussi sûr qu’une geôle, songea le nain avec amertume, mais au moins, il y a les fenêtres.

Tyrion le savait bien, il avait tant et moins de chances de s’extirper de ses chaînes, mais il se sentit néanmoins forcé d’essayer. Ses efforts pour faire glisser une main hors de la menotte ne réussirent qu’à meurtrir un peu plus sa peau et à lui laisser le poignet poissé de sang, et toutes ses tractions et ses torsions échouèrent à arracher l’anneau du mur. Et merde, conclut-il en s’affalant dans les limites qu’autorisaient ses chaînes. Des crampes commençaient à lui brûler les jambes. La nuit s’annonçait d’un inconfort infernal. La première d’une longue série, n’en doutons pas.

On étouffait, dans cette chambre, aussi le chevalier avait-il ouvert les volets pour laisser entrer un courant d’air. Rencognée sous les aîtres du bâtiment, la pièce avait la bonne fortune de posséder deux fenêtres. L’une donnait sur le Long Pont et le cœur de l’Antique Volantis, avec ses remparts noirs de l’autre côté du fleuve. L’autre s’ouvrait sur la plaza en contrebas. La place des Poissonniers, comme l’avait appelée Mormont. Si serrées que fussent les chaînes, Tyrion découvrit qu’en s’inclinant de côté et en laissant l’anneau de fer retenir son poids, il arrivait à regarder par cette seconde fenêtre. La chute n’est point si longue que depuis les cellules aériennes de Lysa Arryn, mais elle me laisserait tout aussi mort. Si j’étais ivre, peut-être…

Même à cette heure, la plaza était bondée, on y voyait des marins en goguette, des ribaudes qui cherchaient commerce et des marchands vaquant à leurs affaires. Une prêtresse rouge passa en se hâtant, escortée par une douzaine d’acolytes porteurs de torches, leurs robes leur fouettant les chevilles. Ailleurs, deux joueurs de cyvosse se faisaient la guerre devant une taverne. À côté de leur table, un esclave soutenait une lanterne au-dessus du tablier. Tyrion entendait une femme chanter. Les paroles lui étaient étranges, la mélodie douce et triste. Si je comprenais ce qu’elle chante, peut-être pleurerais-je. Plus près de lui, une foule se pressait autour de deux jongleurs qui s’entrelançaient des torches.

Son ravisseur ne tarda pas à revenir, chargé de deux chopes et d’un canard rôti. Il claqua la porte d’un coup de pied, rompit le canard en deux, et en jeta la moitié à Tyrion. Celui-ci l’aurait attrapée au vol, mais ses chaînes le retinrent quand il voulut lever les bras. Le volatile le heurta à la tempe et glissa, chaud et graisseux, contre son visage, et le nain dut s’accroupir et s’étirer afin de s’en saisir, dans des sonnailles de fers. Il l’atteignit à sa troisième tentative et se mit à le déchirer à belles dents, fort satisfait. « Une bière pour arroser tout ça ? »

Mormont lui tendit une chope. « La majorité de Volantis se soûle, pourquoi pas toi ? »

La bière aussi était sucrée, avec un goût fruité. Tyrion en but une honnête lampée et rota avec contentement. La chope était en étain, très lourde. Vide-la et lance-la-lui à la tête, se dit-il. Si j’ai de la chance, elle lui fendra le crâne. Si j’en ai beaucoup, elle manquera sa cible et il me tuera à coups de poing. Il but une nouvelle gorgée. « C’est jour de fête ?

— Le troisième jour de leurs élections. Elles en durent dix. Dix jours de démence. Marches aux flambeaux, discours, baladins, ménestrels et danseurs, éléphants peints du nom des aspirants triarques. Ces jongleurs se produisent au nom de Methyso.

— Rappelez-moi de voter pour un autre. » Tyrion lécha la graisse sur ses doigts. En bas, la foule jetait des pièces aux jongleurs. « Et tous ces aspirants triarques fournissent des spectacles de baladins ?

— Ils font tout ce qui pourra leur rapporter des voix, selon eux, expliqua Mormont. Ripailles, boissons, spectacles… Alios a répandu dans les rues une centaine d’accortes esclaves pour coucher avec les électeurs.

— Je vote pour lui, décida Tyrion. Qu’on m’amène une esclave.

— Elles sont réservées aux Volantains nés libres et dotés de propriétés assez grandes pour leur donner le droit de vote. Il y a très peu d’électeurs à l’ouest du fleuve.

— Et ça dure dix jours ? » Tyrion ricana. « Ça pourrait me plaire, tout ça, mais trois rois, en voilà deux de trop. J’essaie de m’imaginer régner sur les Sept Couronnes auprès de ma tendre sœur et mon brave frère. L’un de nous occirait les deux autres en moins d’un an. Je suis surpris que ces triarques n’agissent pas de même.

— Quelques-uns s’y sont essayés. Il se pourrait bien que la sagesse soit dans le camp volantain, et la sottise chez les Ouestriens. Volantis a connu sa part de folies, mais elle n’a jamais souffert un enfant triarque. Chaque fois qu’un fou a été élu, ses collègues l’ont contenu jusqu’à échéance de l’année. Songe aux morts qui vivraient peut-être encore, si Aerys le Fol avait eu deux compères rois pour partager son règne. »

Mais il avait mon père, songea Tyrion.

« Dans les Cités libres, certains nous considèrent tous comme des sauvages, de notre côté du détroit, poursuivit le chevalier. Ceux qui ne nous prennent pas pour des enfants qui auraient bien besoin de la main ferme d’un père.

— Ou d’une mère ? » Cersei va adorer ça. En particulier quand il lui offrira ma tête. « Vous paraissez bien connaître cette cité.

— J’y ai passé presque une année. » Le chevalier fit tourner la lie au fond de sa chope. « Quand Stark m’a poussé à l’exil, j’ai fui vers Lys avec ma seconde épouse. Braavos m’aurait convenu davantage, mais Lynce souhaitait un endroit chaud. Plutôt que de me mettre au service des Braaviens, je les ai combattus sur la Rhoyne. Mais pour chaque pièce d’argent que je gagnais, mon épouse en dépensait dix. Le temps que je rentre à Lys, elle avait pris un amant, qui m’annonça d’un ton guilleret que je goûterais à l’esclavage pour dettes si je n’abandonnais pas ma femme et ne quittais pas la cité. Et voilà comment je suis arrivé à Volantis… gardant une étape d’avance sur l’esclavage, et avec mon épée et les vêtements que je portais pour tout bien.

— Et maintenant, vous voulez rentrer au galop chez vous. »

Le chevalier finit sa bière. « Demain, je nous dénicherai un navire. Je me réserve le lit. Tu peux disposer de tout le plancher que tes chaînes te permettront d’occuper. Dors si tu le peux. Sinon, énumère tes crimes. Ça devrait te tenir occupé jusqu’au matin. »

Tu as toi-même à répondre de crimes, Jorah Mormont, se dit le nain, mais il lui parut plus judicieux de garder cette pensée pour lui.

Ser Jorah accrocha son ceinturon à un montant du lit, ôta ses bottes d’un coup de pied, tira sa cotte de mailles par-dessus sa tête et se dépouilla de sa laine, de son cuir et de sa camisole tachée de sueur, pour révéler un torse musclé couvert de cicatrices et de poil noir. Si je le pouvais écorcher, je vendrais sa toison comme manteau de fourrure, jugea Tyrion tandis que Mormont s’écroulait dans le confort légèrement nauséabond de son lit de plumes décati.

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le chevalier ronflait, laissant son trophée seul avec ses entraves. Avec les deux fenêtres ouvertes, un clair de lune à son dernier quartier se répandait dans la chambre. Des bruits montaient de la plaza en contrebas : des bribes de chants avinés, les feulements d’une chatte en chaleur, le lointain tintement de l’acier contre l’acier. Quelqu’un va mourir, pronostiqua Tyrion.

Son poignet le lançait à l’endroit où il s’était écorché, et ses fers lui interdisaient de s’asseoir, et plus encore de se coucher. La meilleure posture réalisable consistait à se tordre en biais pour s’appuyer contre le mur ; très vite, il commença à perdre toute sensation dans ses mains. Lorsqu’il bougea pour soulager la tension, sa sensibilité revint en un flot douloureux. Il dut serrer les dents pour se retenir de hurler. Il se demanda à quel point son père avait souffert quand le carreau lui avait percé le bas-ventre, ce que Shae avait ressenti tandis qu’il serrait la chaîne autour de sa gorge de menteuse, ce que Tysha avait enduré pendant qu’on la violait. Comparées aux leurs, les souffrances de Tyrion n’étaient rien, mais l’idée ne le soulageait pas pour autant. Faites que ça s’arrête.

Ser Jorah avait roulé sur le flanc, si bien que Tyrion ne voyait de lui qu’un large dos, musclé et velu. Même si je pouvais me glisser hors de ces fers, je devrais l’escalader pour atteindre son baudrier. Peut-être que si je parvenais à lui soustraire son poignard… Ou sinon, tenter de prendre la clé, déverrouiller la porte, descendre l’escalier à pas de loup et traverser la salle commune… et partir où ? Je n’ai pas d’amis, pas d’argent, je ne parle même pas le sabir du cru.

L’épuisement finit par l’emporter sur ses douleurs et Tyrion dériva dans un sommeil pénible. Mais chaque fois qu’une nouvelle crampe s’enracinait dans son mollet et le tordait, le nain criait dans son sommeil, tremblant dans ses chaînes. Il s’éveilla, tous les muscles meurtris, pour trouver le matin qui se déversait par les fenêtres, brillant et doré comme le lion des Lannister. En bas, il entendait crier des poissonnières et gronder des roues cerclées de fer sur les pavés.

Jorah Mormont se dressait au-dessus de lui. « Si je te détache de l’anneau, feras-tu ce qu’on te dit ?

— Est-ce qu’il faudra danser ? Je vais avoir quelque mal à danser. Je ne sens plus mes jambes. Elles ont dû se décrocher. À tout autre égard, je serai votre créature. Sur mon honneur de Lannister.

— Les Lannister n’ont pas d’honneur. » Ser Jorah défit quand même ses chaînes. Tyrion avança de deux pas flageolants et chuta. Le reflux du sang dans ses mains lui mit les larmes aux yeux. Il se mordit la lèvre et dit : « Je ne sais pas où nous allons, mais il faudra me faire rouler jusque-là. »

En fait, le grand chevalier le porta, le soulevant par la chaîne unissant ses poignets.

La salle commune du Comptoir des Marchands était un dédale obscur d’alcôves et de grottes construites autour d’une cour centrale où une tonnelle chargée de fleurs dessinait des motifs complexes sur le sol dallé et où une mousse verte et mauve garnissait l’intervalle entre les pierres. De promptes esclaves s’activaient entre lumière et ombre, chargées de carafes de bière, de vin, et d’une boisson verte glacée qui embaumait la menthe. Une table sur vingt était occupée, à cette heure de la matinée.

L’une d’elles l’était par un nain. Rasé de près et rose de joue, avec une tignasse de cheveux marron, un front lourd et un nez épaté, il était perché sur un haut tabouret, une cuillère en bois à la main, à contempler un bol de gruau vaguement pourpre avec des yeux cernés de rouge. Qu’il est donc laid, le petit bougre, fut la réaction de Tyrion.

L’autre nain perçut son regard. Lorsqu’il leva la tête et qu’il vit Tyrion, la cuillère lui glissa des doigts.

Tyrion alerta Mormont. « Il m’a vu.

— Et alors ?

— Il me reconnaît. Il sait qui je suis.

— Dois-je te fourrer dans un sac afin que nul ne te voie ? » Le chevalier toucha la poignée de sa longue épée. « S’il a l’intention de s’emparer de toi, je l’y convie de bon cœur. »

Tu le convies à mourir, tu veux dire, traduisit Tyrion dans sa tête. Quelle menace pourrait-il poser contre un grand gaillard comme toi ? Ce n’est qu’un nain.

Ser Jorah s’arrogea une table dans un coin tranquille et commanda à manger et à boire. Ils déjeunèrent de molles galettes de pain chaud, de frai de poisson rose, de saucisses au miel et de sauterelles frites, arrosées d’une bière noire aigre-douce. Tyrion dévora comme un homme à demi mort de faim. « Tu as un solide appétit, ce matin, commenta le chevalier.

— J’ai entendu dire qu’on mangeait très mal, aux enfers. » Tyrion jeta un coup d’œil vers la porte, par laquelle un homme venait d’entrer : grand et voûté, sa barbe en pointe teinte de taches mauves. Un négociant tyroshi. Une bouffée de bruits du dehors entrèrent avec lui : les cris des mouettes, un rire de femme, les voix des poissonnières. L’espace d’un demi-battement de cœur, il crut voir Illyrio Mopatis, mais ce n’était qu’un de ces éléphants blancs nains qui passait devant l’entrée principale.

Mormont étala du frai de poisson sur une tranche de galette et mordit dedans. « Tu attends quelqu’un ? »

Tyrion haussa les épaules. « On ne sait jamais qui le vent peut pousser à l’intérieur. L’amour de ma vie, le fantôme de mon père, un canard. » Il jeta une sauterelle dans sa bouche et la croqua. « Pas mal. Pour une bestiole.

— La nuit dernière, toutes les conversations portaient sur Westeros, ici. Un lord en exil a engagé la Compagnie Dorée pour lui regagner ses terres. La moitié des capitaines de Volantis se hâtent de remonter le fleuve jusqu’à Volon Therys pour lui proposer leurs navires. »

Tyrion venait tout juste d’avaler une autre sauterelle. Il faillit s’étrangler avec. Est-ce qu’il se moque de moi ? Que peut-il savoir de Griff et d’Aegon ? « Merde, dit-il. J’avais moi-même l’intention d’engager la Compagnie Dorée pour me reconquérir Castral Roc. » Pourrait-il s’agir d’une manœuvre de Griff, de fausses nouvelles répandues délibérément ? À moins… Le joli petit prince avait-il gobé l’appât ? Les avait-il tournés vers l’ouest plutôt que l’est, aurait-il renoncé à l’espoir d’épouser la reine Daenerys ? Renoncé aux dragons… Griff le lui permettrait-il ? « Je louerais volontiers vos services également, ser. Le trône de mon père me revient de droit. Jurez-moi votre épée et, quand je l’aurai remporté, je vous couvrirai d’or.

— J’ai vu un jour un homme couvert d’or. Ce n’était pas un beau spectacle. Si jamais tu prends mon épée, ce sera dans les tripes.

— Un remède assuré à la constipation, admit Tyrion. Demandez donc à mon père. » Il tendit la main vers sa chope et y but lentement, pour aider à masquer tout ce qui pouvait paraître sur son visage. Ce devait être un stratagème, conçu pour apaiser les soupçons volantains. Faire monter les hommes à bord sous ce prétexte et s’emparer des navires une fois que la flotte serait en haute mer. Serait-ce là le plan de Griff ? Cela pourrait marcher. La Compagnie Dorée était forte de dix mille hommes, aguerris, disciplinés. Aucun d’eux n’est marin, toutefois. Griff devra garder une épée sous chaque gorge, et s’ils devaient entrer en baie des Serfs et se battre…

La serveuse revint. « La veuve va vous recevoir ensuite, noble ser. Lui avez-vous apporté un présent ?

— Oui. Merci. » Ser Jorah glissa une pièce dans la paume de la fille et la renvoya.

Tyrion fronça les sourcils. « De quelle veuve s’agit-il ?

— La veuve du front de fleuve. À l’est de la Rhoyne, on l’appelle encore la gueuse de Vogarro, quoique jamais en face. »

Cela n’éclaira guère le nain. « Et Vogarro était… ?

— Un Éléphant, sept fois triarque, très riche, une puissance des quais. Tandis que d’autres bâtissaient des navires et les pilotaient, il construisait des quais et des entrepôts, recevait les cargaisons, changeait l’argent, assurait les propriétaires de navires contre les fortunes de mer. Il faisait également la traite des esclaves. Quand il s’est entiché de l’une d’entre eux, une chaufferette formée à Yunkaï à la méthode des sept soupirs, il y a eu un grand scandale… et encore un plus grand quand il l’eut affranchie et prise pour femme. Après sa mort, elle lui a succédé aux affaires. Comme nul affranchi ne peut vivre dans l’enceinte du Mur Noir, elle a été contrainte de vendre la résidence de Vogarro. Elle s’est établie au Comptoir des Marchands. Cela s’est passé il y a trente-deux ans, et elle y demeure encore à ce jour. Elle est là, derrière toi, au fond de la cour, en train de donner audience à sa table habituelle. Non, ne regarde pas. Il y a quelqu’un avec elle en ce moment. Quand il aura terminé, ce sera notre tour.

— Et de quelle façon cette vieille chouette vous aidera-t-elle ? »

Ser Jorah se mit debout. « Observe, tu verras bien. Il s’en va. »

Tyrion sauta de sa chaise avec un désordre de fers. Voilà qui devrait être instructif.

Il y avait quelque chose du renard dans la façon dont la femme siégeait dans son coin en bordure de cour, quelque chose du reptile dans ses yeux. Ses cheveux blancs étaient si fins que le rose de son cuir chevelu transparaissait. Sous un œil, elle portait encore de légères cicatrices à l’endroit où un scalpel avait découpé ses larmes. Les reliefs de son repas du matin jonchaient littéralement la table – des têtes de sardines, des noyaux d’olives, des morceaux de galette. Tyrion ne manqua pas de noter avec quelle habileté elle avait choisi sa « table habituelle » ; un mur de pierre dans son dos, une alcôve feuillue sur un côté pour ses entrées et ses sorties, un point de vue parfait sur la porte principale de l’auberge, et pourtant un tel retrait dans l’ombre qu’elle-même était pratiquement invisible.

La vue de Tyrion fit sourire la vieille femme. « Un nain », ronronna-t-elle d’une voix aussi sinistre que douce. Elle parlait la Langue Commune avec à peine une pointe d’accent. « Les nains envahissent Volantis, ces derniers temps, dirait-on. Celui-ci connaît-il des tours ? »

Oui, eut envie de répondre Tyrion. Donnez-moi une arbalète, et je vous montrerai mon préféré. « Non, répondit ser Jorah.

— Quel dommage. J’ai eu jadis un singe qui savait exécuter toutes sortes de malices. Votre nain me le rappelle. Est-ce un cadeau ?

— Non. Je vous ai apporté ceci. » Ser Jorah tira sa paire de gants et les fit claquer sur la table à côté des autres présents que la veuve avait reçus ce matin-là : un ciboire d’argent, un éventail ornementé taillé dans des lames de jade si fines qu’elles étaient translucides, et une antique dague en bronze marquée de runes. À côté de tels trésors, les gants paraissaient bon marché et vulgaires.

« Des gants pour mes pauvres vieilles mains ridées. Que c’est gentil. » La veuve ne fit pas un geste pour les toucher.

« Je les ai achetés sur le Long Pont.

— On peut acheter à peu près n’importe quoi, sur le Long Pont. Des gants, des esclaves, des singes. » Les années lui avaient courbé l’échine et posé sur le dos une bosse de vieillarde, mais la veuve avait les yeux noirs et brillants. « À présent, racontez à la pauvre vieille veuve en quoi elle peut vous être utile.

— Nous avons besoin d’une traversée rapide vers Meereen. »

Un seul mot. Le monde de Tyrion Lannister bascula cul par-dessus tête.

Un seul mot. Meereen. Mais avait-il entendu correctement ?

Un seul mot. Meereen, il a dit Meereen, il m’emmène à Meereen. Meereen, c’était la vie. Ou l’espoir de la vie, au moins.

« Pourquoi venir me voir ? demanda la veuve. Je ne possède pas de bateaux.

— Bien des capitaines ont contracté une dette envers vous. »

Me livrer à la reine, a-t-il dit. Certes, mais laquelle ? Il ne va pas me vendre à Cersei. Il m’offre à Daenerys Targaryen. Voilà pourquoi il ne m’a pas tranché le col. Nous partons pour l’est, et Griff et son prince s’en vont à l’ouest, ces crétins.

Oh, tout cela était trop. Des manigances entremêlées les unes dans les autres, mais toutes les routes plongent dans le gosier du dragon. Un éclat de rire s’échappa de ses lèvres, et soudain Tyrion ne pouvait plus s’arrêter de rire.

« Votre nain est pris d’une crise, commenta la veuve.

— Mon nain va se taire, s’il ne veut pas que je le bâillonne. »

Tyrion couvrit sa bouche de ses mains. Meereen !

La veuve du front de fleuve décida de l’ignorer. « Voulez-vous boire quelque chose ? » s’enquit-elle. Des particules de poussière flottaient dans l’air tandis qu’une servante remplissait deux coupes en verre émeraude pour ser Jorah et la veuve. Tyrion avait la gorge sèche, mais on ne lui versa pas de coupe. La veuve but une gorgée, fit tourner le vin dans sa bouche, avala. « Tous les autres exilés prennent la mer vers l’ouest, du moins à ce que mes vieilles oreilles ont entendu dire. Et tous ces capitaines qui ont une dette envers moi se bousculent pour les y transporter et aspirer un peu de l’or des coffres de la Compagnie Dorée. Nos nobles triarques ont dédié une douzaine de navires de guerre à cette cause, afin d’assurer la sécurité de la flotte jusqu’aux Degrés de Pierre. Même le vieux Doniphos a accordé son assentiment. Une aventure tellement glorieuse. Et pourtant, vous partez dans l’autre sens, ser.

— Mes affaires m’entraînent à l’est.

— Et de quelles affaires s’agit-il, je me le demande bien ? Pas les esclaves, la reine d’argent y a mis bonne fin. Elle a également fermé les arènes de combat, si bien que ce ne peut être le goût du sang. Que pourrait encore offrir Meereen à un chevalier ouestrien ? Des briques ? Des olives ? Des dragons ? Ah, voilà. » Le sourire de la vieille femme se fit carnassier. « J’ai entendu dire que la reine d’argent les nourrit de la chair de marmots tandis qu’elle se baigne elle-même dans du sang de vierges et prend chaque nuit un amant différent. »

La bouche de ser Jorah s’était faite dure. « Les Yunkaïis vous versent du poison dans les oreilles. Vous ne devriez pas ajouter foi à de telles ordures, madame.

— Je ne suis pas une dame, mais même la gueuse de Vogarro connaît le goût du mensonge. Une chose est vraie, toutefois… La reine dragon a des ennemis… Yunkaï, la Nouvelle-Ghis, Tolos, Qarth… certes, et Volantis, avant longtemps. Vous voulez voyager vers Meereen ? Attendez donc un peu, ser. On aura bientôt besoin d’épées, quand les navires de guerre feront force de rames vers l’est pour renverser la reine d’argent. Les Tigres adorent dégainer leurs griffes, et même les Éléphants tuent quand on les menace. Malaquo a soif de gloire, et Nyessos doit une grande part de sa fortune à la traite des esclaves. Qu’Alios, Parquello ou Bellicho accèdent au triarcat, et les flottes prendront la mer. »

Ser Jorah fit la grimace. « Si Doniphos repassait…

— Vogarro repassera avant lui, et mon doux seigneur est mort depuis trente ans. »

Derrière eux, un marin beuglait avec énergie. « Vous appelez ça de la bière ? Bordel, mais un singe pourrait en pisser de la meilleure.

— Et tu la boirais », riposta une autre voix.

Tyrion se retourna pour jeter un coup d’œil, espérant contre toute évidence qu’il s’agissait de Canard et d’Haldon qu’il entendait. Mais en fait, il vit deux étrangers… et le nain, qui, à quelques pas de là, le fixait avec intensité. Il paraissait curieusement familier.

La veuve sirota son vin avec délicatesse. « Certains des premiers Éléphants étaient des femmes, dit-elle, celles qui ont renversé les Tigres et mis fin aux guerres anciennes. Trianna a été quatre fois reconduite. C’était il y a trois cents ans, hélas. Depuis, Volantis n’a plus eu de femme triarque, bien que certaines femmes aient le droit de vote. Des femmes de bonne naissance qui habitent d’antiques palais derrière les Murs Noirs, pas des créatures de mon genre. L’Ancien Sang laissera voter les chiens et les enfants avant n’importe quel affranchi. Non, ce sera Belicho, peut-être Alios, mais que ce soit l’un ou l’autre, il y aura la guerre. Du moins le pensent-ils.

— Et vous, que pensez-vous ? » interrogea ser Jorah.

Très bien, jugea Tyrion. La question qu’il fallait.

« Oh, moi aussi, je pense qu’il y aura la guerre, mais pas celle qu’ils veulent. » La vieille femme se pencha en avant, ses yeux noirs brillant. « Je crois que R’hllor le Rouge a dans cette cité plus d’adorateurs que tous les autres dieux réunis. Avez-vous entendu Benerro prêcher ?

— Hier au soir.

— Benerro lit l’avenir dans ses flammes, assura la veuve. Le triarque Malaquo a essayé d’engager la Compagnie Dorée, vous le saviez ? Il avait l’intention de nettoyer le temple rouge et de passer Benerro au fil de l’épée. Il n’ose pas employer les capes de tigre. La moitié d’entre eux sont eux aussi des adorateurs du Maître de la Lumière. Oh, nous traversons une période sombre dans l’Antique Volantis, même pour de vieilles veuves ridées. Mais pas à moitié si sombre que Meereen, je crois. Alors, dites-moi, ser… Pourquoi voulez-vous rejoindre la reine d’argent ?

— C’est mon affaire. Je puis payer notre traversée et payer bien. J’ai de l’argent. »

Imbécile, songea Tyrion. Ce n’est pas de l’argent qu’elle veut, c’est du respect. Tu n’as donc pas entendu un mot de ce qu’elle disait ? Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le nain s’était approché de leur table. Et il semblait avoir un couteau à la main. Les poils sur la nuque de Tyrion commencèrent à le chatouiller.

« Gardez votre argent. J’ai de l’or. Et épargnez-moi vos regards noirs, ser. Je suis trop vieille pour m’effrayer d’une moue. Vous êtes un homme peu commode, je le vois, et habile sans doute avec cette longue épée que je vois à votre côté, mais je suis ici dans mon royaume. Que je plie le doigt et vous pourriez vous retrouver en route vers Meereen enchaîné à une rame, dans le ventre d’une galère. » Elle ramassa son éventail de jade et l’ouvrit. On entendit un froissement de feuillage et un homme se coula hors de l’arche bouchée par la végétation, à sa gauche. Son visage était une masse de cicatrices, et dans une main il tenait une épée, lourde et trapue comme un couperet. « Va voir la veuve du front de fleuve, vous a dit quelqu’un, mais il aurait également dû vous avertir, prends garde aux fils de la veuve. Toutefois, il fait si beau, ce matin, que je vais vous poser à nouveau la question. Pourquoi voulez-vous rejoindre Daenerys Targaryen, dont la moitié du monde souhaite la mort ? »

Le visage de Jorah Mormont était noir de colère, mais il répondit. « Pour la servir. La défendre. Mourir pour elle, si besoin est. »

Cela fit rire la veuve. « Vous voulez la sauver, est-ce là votre intention ? D’ennemis plus nombreux que je ne pourrais en nommer, armés d’épées innombrables… C’est cela que vous voudriez faire croire à une pauvre veuve ? Que vous êtes un vrai et preux chevalier ouestrien, qui traverse la moitié du monde pour courir à l’aide de cette… ma foi, elle n’est pas une pure jeune fille, malgré la beauté qu’elle peut encore posséder. » Elle rit encore. « Et pensez-vous que votre nain va lui plaire ? Va-t-elle se baigner dans son sang, à votre avis, ou se contentera-t-elle de le décapiter ? »

Ser Jorah hésita. « Le nain est…

— Je sais qui est le nain, et ce qu’il est. » Ses yeux noirs se tournèrent vers Tyrion, durs comme la pierre. « Parricide, fratricide, régicide, assassin, tourne-casaque. Lannister. » Elle prononça ce dernier mot comme un juron. « Et toi, petit homme, qu’as-tu l’intention d’offrir à la reine dragon ? »

Ma haine, aurait aimé dire Tyrion. Mais il écarta ses mains autant que ses fers le lui permettaient. « Tout ce qu’elle voudra de moi. De sages conseils, un humour féroce, quelques cabrioles. Ma queue, si elle la désire. Ma langue, sinon. Je mènerai ses armées ou je lui masserai les pieds, à sa guise. Et la seule récompense que je demande sera d’avoir permission de violer et de tuer ma sœur. »

Ces mots ramenèrent le sourire au visage de la vieille. « En voilà au moins un d’honnête, annonça-t-elle, mais vous, ser… J’ai connu une douzaine de chevaliers ouestriens, et mille aventuriers de même engeance, mais nul si pur que vous vous dépeignez. Les hommes sont des sauvages, égoïstes et brutaux. Si doux que soient les mots, ils couvrent toujours de plus noirs motifs. Je n’ai pas confiance en vous, ser. » Elle les congédia d’un vif mouvement d’éventail, comme s’ils n’étaient que des mouches bourdonnant autour de sa tête. « Si vous voulez atteindre Meereen, nagez. Je n’ai pas d’aide à vous fournir. »

Alors sept enfers se déchaînèrent simultanément.

Ser Jorah commença à se lever, la veuve referma son éventail avec un claquement, son garde couvert de cicatrices se coula hors des ombres… et, derrière eux, une fille poussa un hurlement. Tyrion pivota juste à temps pour voir le nain se précipiter sur lui. C’est une fille, comprit-il sur-le-champ, une fille habillée en homme. Et elle a l’intention de m’éventrer avec ce couteau.

L’espace d’un demi-battement de cœur, ser Jorah, la veuve et l’homme aux cicatrices demeurèrent figés comme la pierre. Les badauds observaient depuis les tables voisines, buvant leur bière ou leur vin, mais nul n’esquissa un mouvement pour intervenir. Tyrion dut déplacer les deux mains en même temps, mais ses chaînes lui permettaient juste assez de jeu pour le laisser atteindre la carafe sur la table. Il referma le poing dessus, pivota et en projeta le contenu à la face de la naine qui chargeait, puis il se jeta de côté pour esquiver l’arme. La carafe se brisa sous lui tandis que le sol montait le gifler en pleine tête. Ensuite, la fille se rua de nouveau sur lui. Tyrion roula sur un côté, alors qu’elle plantait la lame dans les lattes du parquet, la dégageait d’une secousse pour la lever à nouveau…

… et soudain quitta le sol, battant des jambes, affolée, en se tortillant dans la poigne de ser Jorah. « Non ! protesta-t-elle dans la Langue Commune de Westeros. Lâchez-moi ! » Tyrion entendit sa tunique craquer alors qu’elle se démenait pour se libérer.

Mormont la tenait d’une main par le collet. De l’autre, il lui arracha le poignard des mains. « Ça suffit. »

Le tenancier fit son apparition à ce moment-là, un gourdin à la main. Lorsqu’il vit la carafe brisée, il poussa un juron enflammé et exigea de savoir ce qui se passait ici. « Un combat de nains », répliqua le Tyroshi à barbe mauve en gloussant.

Tyrion regarda en clignant les yeux la fille trempée qui se tordait dans les airs. « Pourquoi ? demanda-t-il. Qu’est-ce que j’ai bien pu te faire ?

— Ils l’ont tué. » Avec ces mots, toute velléité de combat la déserta. Elle resta ballante dans la poigne de Mormont, et ses yeux s’emplirent de larmes. « Mon frère. Ils l’ont pris et ils l’ont tué.

— Qui l’a tué ? voulut savoir Mormont.

— Des marins. Des marins des Sept Couronnes. Ils étaient cinq, soûls. Ils nous ont vus jouter sur la place et nous ont suivis. Quand ils se sont aperçus que j’étais une fille, ils m’ont laissée partir, mais ils ont pris mon frère et ils l’ont tué. Ils lui ont coupé la tête. »

Tyrion éprouva un choc de familiarité. Ils nous ont vus jouter sur la place. Il sut alors qui était la fille. « Tu chevauchais le cochon ? lui demanda-t-il. Ou le chien ?

— Le chien, sanglota-t-elle. Le cochon, c’était toujours Oppo qui le montait. »

Les nains du mariage de Joffrey. C’était leur spectacle qui avait déclenché tous les événements, ce soir-là. Que c’est curieux de les retrouver ici, à l’autre bout du monde. Mais peut-être pas si curieux que cela. S’ils ont eu moitié autant de bon sens que leur goret, ils ont dû fuir Port-Réal la nuit où Joff est mort, avant que Cersei puisse les charger d’une part du blâme pour le trépas de son fils. « Déposez-la, ser, demanda-t-il à Jorah Mormont. Elle ne nous fera plus de mal. »

Ser Jorah laissa choir la naine à terre. « Je suis navré pour ton frère… mais nous n’avons eu aucun rôle dans son meurtre.

— Lui, si. » La fille se remit à genoux, serrant sa tunique déchirée et trempée de vin contre de petits seins pâles. « C’était lui qu’ils voulaient. Ils ont pris Oppo pour lui. » La fille pleurait, implorant l’aide de qui voudrait l’entendre. « Il devrait mourir, comme mon pauvre frère est mort. Je vous en prie. Aidez-moi, quelqu’un. Tuez-le. » Le tenancier l’empoigna avec brutalité par un bras et la releva d’une traction, gueulant en volantain, exigeant de savoir qui allait payer les dégâts.

La veuve du front de fleuve jeta à Mormont un regard mesuré. « On dit que les chevaliers défendent le faible et protègent l’innocent. Et moi, je suis la plus belle pucelle de tout Volantis. » Son rire dégoulinait de dédain. « Comment t’appelle-t-on, mon enfant ?

— Sol. »

La vieille femme s’adressa au tenancier dans la langue de l’Antique Volantis. Tyrion en avait des notions suffisantes pour comprendre qu’elle lui demandait de conduire la naine dans ses appartements, de lui donner du vin et de lui trouver des vêtements à porter.

Quand ils furent partis, la veuve inspecta Tyrion, avec des yeux noirs qui brillaient. « Les monstres devraient être plus grands, il me semble. Tu vaux une seigneurie, à Westeros, petit homme. Ta valeur ici est nettement moindre, je le crains. Mais je pense qu’il vaudrait mieux que je t’aide, après tout. Apparemment, Volantis n’est pas un lieu sûr pour les nains.

— Vous êtes trop bonne. » Tyrion lui adressa son plus suave sourire. « Peut-être pourriez-vous me retirer ces charmants bracelets de fer, par la même occasion ? Le monstre en question ne possède qu’une moitié de nez, et celui-ci le démange d’une façon tout à fait abominable. Ces chaînes sont trop courtes pour que je le gratte. Je vous en ferai don, et de grand cœur.

— Quelle générosité. Mais j’ai porté le fer, en mon temps, et je m’aperçois désormais que je préfère l’or et l’argent. Et puis, c’est triste à dire, mais nous sommes à Volantis, où les fers et les chaînes coûtent moins cher que le pain rassis et où il est interdit d’aider un esclave à s’évader.

— Je ne suis pas un esclave.

— Tout homme capturé par des esclavagistes entonne le même lamentable refrain. Je ne puis me risquer à t’aider… ici. » Elle se pencha de nouveau en avant. « Dans deux jours, la cogue Selaesori Qhoran prendra la mer pour Qarth, via la Nouvelle-Ghis, chargée d’étain et de fer, de balles de laine et de dentelle, cinquante tapis myriens, un cadavre en saumure, vingt jarres de poivre dragon, et un prêtre rouge. Soyez à bord quand elle lèvera l’ancre.

— Nous y serons, dit Tyrion. Et merci. »

Ser Jorah se rembrunit. « Qarth n’est pas notre destination.

— Elle n’atteindra jamais Qarth. Benerro a vu cela dans ses feux. » La vieillarde eut un sourire de renard.

« Qu’il en soit comme vous dites. » Tyrion sourit largement. « Si j’étais volantain et libre, et que mon sang m’y autorisât, vous auriez mon vote comme triarque, madame.

— Je ne suis pas une dame, riposta la veuve, mais simplement la gueuse de Vogarro. Vous avez intérêt à être partis d’ici avant l’arrivée des Tigres. Si vous deviez atteindre votre reine, transmettez-lui un message de la part des esclaves de l’Antique Volantis. » Elle toucha la cicatrice effacée sur sa joue flétrie, où l’on avait retiré ses larmes. « Dites-lui que nous attendons. Dites-lui de ne pas tarder. »

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