Bran

La lune formait un croissant, fin et tranchant comme une lame de couteau. Un soleil blafard se leva, se coucha pour se lever encore. Des feuillages rouges chuchotèrent au vent. Des nuages sombres emplirent les cieux pour se changer en orages. L’éclair fulgura et le tonnerre gronda, et des morts aux mains noires et aux yeux d’un bleu lumineux rôdaient autour d’une faille au flanc de la colline, sans pouvoir entrer. Sous la colline, le garçon rompu, assis sur un trône de barral, écoutait des chuchotis dans la nuit tandis que des corbeaux arpentaient ses bras.

« Plus jamais tu ne marcheras, lui avait promis la corneille à trois yeux, mais tu voleras. » Parfois, de quelque part en bas, très loin, montaient les échos d’un chant. Les chanteurs, sa vieille nourrice les aurait appelés les enfants de la forêt ; eux-mêmes se nommaient ceux qui chantent le chant de la terre, dans la Vraie Langue qu’aucun humain ne savait parler. Mais les corbeaux savaient, eux. Leurs petits yeux noirs étaient remplis de secrets, et ils lui croassaient des choses et lui picoraient la peau quand ils entendaient les chants.

La lune était grasse et pleine. Les étoiles tournoyaient dans un ciel noir. La pluie tombait, gelait, et les branches des arbres se brisaient sous le poids de la glace. Bran et Meera inventaient des noms pour ceux qui chantaient le chant de la terre : Frêne, Feuille et Écailles, Dague noire, Boucle-neige et Charbons. Leurs vrais noms étaient trop longs pour des langues humaines, selon Feuille. Elle seule parlait la Langue Commune, aussi Bran ne sut-il jamais ce que les autres pensaient de leurs nouveaux noms.

Après le froid des terres au-delà du Mur, qui vous broyait les os, il régnait dans les cavernes une bienheureuse douceur et, quand le froid sourdait du rocher, les chanteurs allumaient des feux pour le repousser. Ici en bas il n’y avait ni vent, ni neige, ni glace, ni créatures mortes qui tendaient le bras pour vous saisir, rien que des rêves, la lumière des torches de roseaux et les baisers des corbeaux. Et celui qui chuchotait dans les ténèbres.

Le dernier vervoyant, l’appelaient les chanteurs. Mais, dans les rêves de Bran, il demeurait une corneille à trois yeux. Quand Meera Reed lui avait demandé son nom véritable, il avait produit un son affreux qui aurait pu être un petit rire. « J’ai porté bien des noms du temps que j’étais vif, mais, même moi, j’ai eu un jour une mère, et le nom qu’elle m’a donné à la mamelle était Brynden.

— J’ai un oncle Brynden, commenta Bran. C’est l’oncle de ma mère, en fait. Brynden le Silure, on l’appelle.

— Il se peut que ton oncle ait été nommé d’après moi. Certains le sont encore. Point autant que jadis. Les hommes oublient. Seuls les arbres se souviennent. » Il parlait à voix si basse que Bran devait tendre l’oreille pour entendre.

« La plus grande part de lui est passée dans l’arbre, expliqua la chanteuse que Meera appelait Feuille. Il a vécu au-delà de son temps mortel, et cependant il s’attarde. Pour nous, pour vous, pour les royaumes des hommes. Il ne reste qu’un peu de vigueur dans sa chair. Il possède mille yeux et un, mais il y a bien des choses à surveiller. Un jour, tu sauras.

— Qu’est-ce que je saurai ? » demanda Bran aux Reed, par la suite, quand ils arrivèrent en tenant des torches d’un éclat vif, pour le porter jusqu’à une petite niche sur le côté de la grande caverne où les chanteurs leur avaient installé des couches où dormir. « De quoi se souviennent les arbres ?

— Des secrets des anciens dieux », répondit Jojen Reed. La nourriture, le feu et le repos avaient aidé à le rétablir après les épreuves de leur périple, mais il semblait plus triste, désormais, morose, avec une expression lasse, hantée dans les yeux. « Des vérités que connaissaient les Premiers Hommes, désormais oubliées à Winterfell… mais pas dans les territoires humides. Nous vivons plus proches du vert, dans nos marais et nos forts lacustres, et nous nous souvenons. La terre et l’eau, l’humus et la pierre, les chênes, les ormes et les saules, ils étaient là avant nous et resteront quand nous serons partis.

— Tu feras de même », déclara Meera. Cela attristait Bran. Et si je ne voulais pas rester, une fois que vous serez partis ? faillit-il demander, mais il ravala les mots sans les prononcer. Il était presque un homme fait, et il ne voulait pas que Meera le prît pour un marmot chialeur. « Peut-être pourriez-vous aussi être des vervoyants ? dit-il à la place.

— Non, Bran. » À présent, c’était Meera qui semblait triste.

« Il est accordé à peu de gens de boire à cette verte fontaine tant qu’ils portent encore leur chair humaine, d’entendre le chuchotement des feuilles et de voir ce que voient les arbres, ce que voient les dieux, expliqua Jojen. La plupart ne reçoivent pas cette bénédiction. Les dieux ne m’ont donné que des rêves verts. J’avais pour tâche de te conduire ici. Mon rôle est achevé. »

La lune ouvrait un trou noir dans le ciel. Des loups hurlèrent dans la forêt, reniflant les congères en quête de créatures mortes. Une volée de corbeaux jaillit comme une éruption du flanc de la colline, poussant des cris aigus, battant de leurs ailes noires au-dessus d’un monde blanc. Un soleil rouge se leva, se coucha pour se lever de nouveau et peindre la neige de nuances roses et saumon. Sous la colline, Jojen se morfondait, Meera s’impatientait et Hodor errait à travers d’obscurs tunnels, une épée dans la main droite, une torche dans la gauche. Ou était-ce Bran qui errait ainsi ?

Nul ne doit jamais savoir.

La grande caverne qui débouchait sur le gouffre était noire comme la poix, noire comme du goudron, plus noire que des plumes de corneille. La lumière entrait en intruse, ni désirée ni bienvenue, et disparaissait vite ; feux de cuisine, chandelles et roseaux brûlaient un court laps de temps, puis expiraient de nouveau, leurs brèves existences parvenues à leur terme.

Les chanteurs fabriquèrent à Bran son propre trône, à l’instar de celui où siégeait lord Brynden, de barral blanc tigré de rouge, de branches mortes entrelacées de racines vivantes. Ils le placèrent dans la grande caverne auprès du gouffre, où l’air noir résonnait des bruits de l’eau qui courait dans le lointain contrebas. De douce mousse grise ils établirent son siège. Une fois que Bran fut déposé en place, ils le couvrirent de fourrures chaudes.

Il resta là assis, à écouter les chuchotements rauques de son précepteur. « Ne crains jamais les ténèbres, Bran. » Les paroles du lord s’accompagnaient d’un faible froissement de bois et de feuilles, d’une légère torsion de la tête. « Les arbres les plus solides s’enracinent dans les lieux obscurs de la terre. Les ténèbres seront ton manteau, ton bouclier, ton lait maternel. Les ténèbres te rendront fort. »

La lune formait un croissant, fin et tranchant comme une lame de couteau. Des flocons de neige flottèrent sans bruit pour revêtir de blanc les pins plantons et les vigiers. Les congères épaissirent tant qu’elles recouvrirent l’entrée vers les cavernes, laissant un mur blanc qu’Été devait trouer chaque fois qu’il sortait rejoindre sa meute et allait chasser. Bran ne courait pas souvent avec eux, désormais, mais certaines nuits il les observait d’en haut.

Voler, c’était encore mieux que grimper.

Se glisser dans la peau d’Été lui était devenu aussi facile qu’enfiler un haut-de-chausses naguère, avant qu’il ait le dos brisé. Échanger sa propre peau contre le plumage noir de nuit d’un corbeau avait été plus difficile, mais pas autant qu’il l’avait redouté, pas avec ces corbeaux-ci. « Un étalon sauvage se cabre et rue quand un homme cherche à le monter, et il essaie de mordre la main qui assure le mors entre ses dents, expliqua lord Brynden. Mais le cheval qui a connu un cavalier en acceptera un autre. Jeunes ou vieux, ces oiseaux ont tous été montés. Choisis-en un, à présent, et vole. »

Il choisit un oiseau, puis un autre, sans succès, mais le troisième le considéra avec de rusés yeux noirs, inclina la tête et poussa un couac et, aussi vite que ça, il n’était plus un jeune garçon regardant un corbeau, mais un corbeau qui fixait un jeune garçon. Le chant de la rivière enfla subitement, les torches brûlèrent avec un peu plus d’éclat qu’avant et l’air s’emplit d’étranges odeurs. Quand il essaya de parler, les mots sortirent en un cri, et son premier essor s’acheva lorsqu’il se heurta à une paroi et se retrouva dans son propre corps brisé. Le corbeau était sauf. Il vola à lui et se posa sur son bras ; Bran lui caressa le plumage et se glissa de nouveau en lui. En peu de temps, il volait autour de la caverne, se faufilant parmi les longs crocs de pierre qui pendaient du plafond, battant même des ailes au-dessus du gouffre et descendant en vol plané dans le froid de ses profondeurs obscures.

Puis il prit conscience qu’il n’était pas seul.

« Il y avait quelqu’un d’autre à l’intérieur du corbeau », déclara-t-il à lord Brynden, une fois de retour dans sa propre peau. « Une fille. Je l’ai sentie.

— Une femme, de ceux qui chantent le chant de la terre, lui expliqua son précepteur. Depuis longtemps morte, néanmoins une partie d’elle demeure, tout comme une partie de toi resterait dans Été si ta chair de jeune garçon venait à périr demain. Une ombre sur l’âme. Elle ne te fera aucun mal.

— Est-ce que tous les oiseaux ont des chanteurs en eux ?

— Tous. Ce furent les chanteurs qui apprirent aux Premiers Hommes à transmettre des messages par corbeau… Mais en ce temps-là, les oiseaux prononçaient les mots. Les arbres se souviennent, mais les hommes oublient, aussi rédigent-ils désormais les messages sur du parchemin pour les attacher à la patte d’oiseaux qui n’ont jamais partagé leur peau. »

Sa vieille nourrice lui avait raconté la même histoire, un jour, Bran s’en souvenait, mais quand il avait demandé à Robb si elle était vraie, son frère s’était esclaffé en lui demandant s’il croyait aussi aux grumequins. Il aurait voulu que Robb fût à leurs côtés en ce moment. Je lui dirais que je sais voler, mais il ne me croirait pas, alors je devrais lui montrer. Je parie qu’il pourrait apprendre à voler, lui aussi, lui, Arya, Sansa, même le petit Rickon et Jon Snow. Nous pourrions tous être des corbeaux et vivre dans la roukerie de mestre Luwin.

Mais ce n’était encore qu’un rêve absurde. Certains jours, Bran se demandait si tout cela n’était pas un simple songe. Peut-être s’était-il endormi dans la neige et se rêvait-il au chaud, en sécurité. Il faut te réveiller, se répétait-il, tu dois te réveiller tout de suite, ou tu continueras à rêver jusqu’à la mort. Une ou deux fois, il se pinça le bras, très fort, mais sans autre résultat que de se le meurtrir. Au début, il avait essayé de compter les jours, en prenant note de ses moments de veille et de sommeil, mais ici en bas, le sommeil et la veille avaient coutume de se fondre l’un en l’autre. Les rêves devenaient leçons, les leçons rêves, tout se passait en même temps ou pas du tout. Avait-il agi ou l’avait-il simplement rêvé ?

« Seul un homme sur mille est un change-peau, lui dit lord Brynden, un jour, après que Bran eut appris à voler. Et seul un change-peau sur mille peut être un vervoyant.

— Je croyais que les vervoyants étaient les sorciers des enfants, s’étonna Bran. Des chanteurs, je veux dire.

— En un sens. Ceux que tu appelles les enfants de la forêt ont des yeux aussi dorés que le soleil, mais parfois – très rarement – il en naît parmi eux un qui a les yeux rouges comme le sang, ou verts comme la mousse des arbres au cœur de la forêt. Par ces signes, les dieux marquent ceux qu’ils ont choisis pour recevoir le don. Les élus ne sont pas robustes, et leurs années vives sur terre sont peu nombreuses, car chaque chanson doit posséder son équilibre. Mais une fois à l’intérieur du bois, ils s’attardent très longtemps. Mille yeux, cent peaux, une sagesse aussi profonde que les racines des arbres anciens. Des vervoyants. »

Bran ne comprenait pas, aussi interrogea-t-il les Reed. « Est-ce que tu aimes lire des livres, Bran ? lui demanda Jojen.

— Certains. J’aime les histoires de bataille. Ma sœur Sansa préfère celles où on s’embrasse, mais elles sont bêtes.

— Un lecteur vit mille vies avant de mourir, expliqua Jojen. L’homme qui ne lit pas n’en vit qu’une. Les chanteurs de la forêt n’avaient pas de livres. Ni encre, ni parchemin, ni langage écrit. À la place, ils avaient les arbres et, par-dessus tout, les barrals. Quand ils mouraient, ils entraient dans le bois, dans la feuille, la branche et la racine, et les arbres se souvenaient. Tous leurs chants et leurs sortilèges, leurs histoires et leurs prières, tout ce qu’ils savaient de ce monde. Les mestres te diront que les barrals sont sacrés pour les anciens dieux. Les chanteurs croient que ce sont les anciens dieux. Quand les chanteurs meurent, ils rejoignent cette divinité. »

Les yeux de Bran s’écarquillèrent. « Ils vont me tuer ?

— Non, assura Meera. Jojen, tu lui fais peur.

— Ce n’est pas lui qui doit avoir peur. »

La lune était grasse et pleine. Été rôdait à travers les bois silencieux, une longue ombre grise qui devenait plus étique à chaque chasse, car on ne trouvait plus de gibier vivant. La protection à l’embouchure de la caverne tenait bon ; les morts ne pouvaient entrer. Les neiges en avaient de nouveau enseveli la plupart, mais ils étaient toujours là, cachés, gelés, en attente. D’autres créatures mortes vinrent les rejoindre, des choses qui avaient été des hommes et des femmes jadis, et même des enfants. Des corbeaux morts étaient perchés sur des branches brunes et nues, les ailes couvertes d’une carapace de glace. Un ours des neiges sortit bruyamment des taillis, énorme et squelettique, la moitié de sa tête emportée pour révéler le crâne au-dessous. Été et sa meute se jetèrent sur lui et le taillèrent en pièces. Ensuite, ils se repurent, bien que la viande fût décomposée et à demi gelée, et remuât alors qu’ils la dévoraient.

Sous la colline, ils avaient encore de quoi manger. Là en bas poussaient cent variétés de champignons. Des poissons blancs aveugles nageaient dans les flots noirs de la rivière, mais une fois cuisinés, ils étaient aussi savoureux que ceux qui ont des yeux. Ils avaient du fromage et du lait, grâce aux chèvres qui partageaient les cavernes avec les chanteurs, et même de l’avoine, de l’orge et des fruits séchés, entreposés durant le long été. Et presque chaque jour ils mangeaient du ragoût au sang, épaissi d’orge, d’oignons et de morceaux de viande. Jojen jugeait qu’il devait s’agir de viande d’écureuil ; pour Meera, c’était du rat. Bran n’en avait cure. C’était de la viande et elle était bonne. La cuisson l’attendrissait.

Les cavernes étaient intemporelles, vastes, silencieuses. Elles accueillaient plus que les trois fois vingt chanteurs vivants et les ossements de milliers de morts, et se prolongeaient très profondément sous la colline creuse. « Des hommes ne devraient pas s’aventurer en un tel lieu, les mit en garde Feuille. La rivière que vous entendez est rapide et noire, et coule de plus en plus bas vers une mer sans soleil. Et il existe des passages qui plongent plus bas encore, des puits sans fond et des fosses soudaines, des chemins oubliés qui conduisent au centre de la Terre. Même mon peuple ne les a pas tous explorés, et nous vivons ici depuis mille fois mille années, ainsi que les définissent les hommes. »

Bien que les hommes des Sept Couronnes les appellent enfants de la forêt, Feuille et son peuple étaient loin d’être des enfants. L’expression petits sages de la forêt aurait mieux convenu. Ils étaient petits en comparaison avec les hommes, comme un loup est plus réduit qu’un loup-garou. Cela n’en fait pas un chiot pour autant. Ils avaient la peau brun noisette, mouchetée de taches plus pâles, comme celle d’un cerf, avec d’énormes oreilles capables de discerner des sons échappant à l’ouïe de tout humain. Ils avaient aussi de grands yeux, d’immenses prunelles de chat dorées qui voyaient dans des boyaux où les pupilles d’un jeune garçon ne percevaient que des ténèbres. Leurs mains comptaient juste quatre doigts, avec des griffes noires acérées en lieu d’ongles.

Et ils chantaient, oui. Ils chantaient en Vraie Langue, et Bran ne comprenait donc pas les paroles, mais leurs voix avaient la pureté de l’air en hiver. « Où est le reste de votre peuple ? demanda Bran à Feuille, un jour.

— Entré dans la terre, répondit-elle. Dans les pierres et dans les arbres. Avant que n’arrivent les Premiers Hommes, tout ce territoire que vous appelez Westeros était notre demeure et pourtant, même en ce temps-là, nous étions peu. Les dieux nous ont accordé de longues vies, mais pas de grands nombres, de crainte que nous ne couvrions le monde, comme les cerfs envahissent un bois lorsqu’il n’y a pas de loups pour les chasser. C’était à l’aube des jours, lorsque notre soleil se levait. À présent, il sombre, et nous sommes dans notre longue érosion. Les géants aussi ont presque disparu, eux qui étaient notre perte et nos frères. Les grands lions des collines de l’ouest ont été exterminés, les licornes sont pratiquement éteintes, il ne reste plus que quelques centaines de mammouths. Les loups géants nous survivront tous, mais leur heure viendra aussi. Dans le monde qu’ont fait les hommes, il n’y a plus de place pour eux, ni pour nous. »

Elle paraissait triste en disant cela, et Bran s’en attrista pareillement. C’est seulement plus tard qu’il réfléchit : Ce n’est pas de la tristesse que ressentiraient des hommes, mais de la fureur. Ils seraient saisis par la haine et jureraient de se venger dans le sang. Les chanteurs chantent de mélancoliques mélodies, alors que des hommes se battraient et tueraient.

Un jour, Meera et Jojen décidèrent d’aller voir la rivière, malgré les mises en garde de Feuille. « Moi aussi, je veux venir », déclara Bran.

Meera lui jeta un regard chagriné. La rivière se trouvait à six cents pieds en contrebas, au bout de pentes abruptes et de passages tortueux, expliqua-t-elle, et la dernière partie exigeait de descendre le long d’une corde. « Jamais Hodor ne pourrait y parvenir avec toi sur son dos. Désolée, Bran. »

Bran se souvint d’un temps où personne ne savait aussi bien grimper que lui, pas même Robb ou Jon. Une partie de lui voulait crier après eux pour l’abandonner de la sorte, et une autre avait envie de pleurer. Il était presque arrivé à l’âge d’homme, cependant, aussi ne dit-il rien. Mais une fois qu’ils furent partis, il se coula dans la peau d’Hodor et les suivit.

Le grand garçon d’écurie ne lui résistait plus comme il l’avait fait la première fois, dans la tour du lac, pendant l’orage. Comme un chien dont on a maté toute l’agressivité à coups de fouet, Hodor se roulait en boule et se cachait chaque fois que Bran se joignait à lui. Sa tanière se situait dans les profondeurs de son être, un puits où même Bran ne pouvait l’atteindre. Personne ne te veut de mal, Hodor, dit-il en silence, à l’homme enfant dont il avait endossé la chair. Je veux juste être de nouveau fort un moment. Je te la rendrai, comme je le fais toujours.

Personne ne s’apercevait jamais qu’il avait revêtu la peau d’Hodor. Il suffisait à Bran de sourire, d’obéir aux ordres et de marmonner « Hodor » de temps en temps, et il pouvait accompagner Meera et Jojen, avec un joyeux sourire, sans que nul soupçonnât qui il était en réalité. Il suivait souvent, qu’on voulût de lui ou pas. En fin de compte, les Reed durent se féliciter qu’il fût venu. Jojen parvint assez aisément au bas de la corde, mais une fois que Meera eut attrapé avec sa foëne un poisson blanc aveugle et que vint le moment de remonter, les bras du jeune garçon furent agités de tremblements ; il ne pouvait plus regagner le sommet. Si bien qu’on dut attacher la corde autour de lui et le faire hisser par Hodor. « Hodor, grogna-t-il à chaque traction. Hodor, Hodor, Hodor. »

La lune formait un croissant, fin et tranchant comme une lame de couteau. Été déterra un bras tranché, noir et couvert de givre, dont les doigts s’ouvraient et se refermaient en se halant sur la neige gelée. Il portait encore assez de viande pour remplir son estomac creux et, lorsque ce fut fait, il broya les os du bras pour y débusquer la moelle. Ce n’est qu’alors que le bras se souvint qu’il était mort.

Bran mangea avec Été et sa meute, comme loup. Comme corbeau, il vola avec le groupe, tournant autour de la colline au couchant, guettant les ennemis, conscient du contact glacé de l’air. Comme Hodor, il explora les cavernes. Il rencontra des loges remplies d’ossements, des puits qui plongeaient profondément sous terre, un endroit où les squelettes de chauves-souris gigantesques pendaient la tête en bas d’un plafond. Il traversa même le mince pont de pierre qui se cambrait au-dessus du gouffre, et découvrit d’autres passages, d’autres loges sur l’autre côté. L’une d’elles était remplie de chanteurs, trônant comme Brynden dans des nids de racines de barrals qui se nouaient par-dessus, par-dessous et autour de leurs corps. La plupart lui paraissaient morts mais, quand il passait devant eux, leurs paupières se soulevaient et leurs yeux suivaient la clarté de sa torche, et l’un d’eux ouvrit et ferma une bouche ridée comme s’il cherchait à parler. « Hodor », lui dit Bran, et il sentit le véritable Hodor remuer au fond de sa tanière.

Assis sur son trône de racines dans la grande caverne, moitié cadavre et moitié arbre, lord Brynden ressemblait moins à un homme qu’à une affreuse statue composée de bois tors, de vieil os et de laine pourrie. Dans la ruine blafarde de son visage, la seule chose qui parût vraiment vivante était l’escarboucle de son œil unique, ardant comme l’ultime braise d’un foyer expiré, entourée de torsades de racines et de lambeaux de peau blême dont le cuir pendait d’un crâne jauni.

Le spectacle qu’il présentait continuait à effrayer Bran – ce serpentement de racines de barral perçant et quittant sa chair flétrie, le bourgeonnement de champignons sur ses joues, le ver de bois blanc qui émergeait de l’orbite où un œil avait logé. Il préférait quand les torches étaient éteintes. Dans le noir, il pouvait se raconter que c’était la corneille à trois yeux qui chuchotait pour lui, et non un affreux cadavre parlant.

Un jour, je serai comme lui. Cette idée emplissait Bran de crainte. Être cassé, avec des jambes inutiles, était déjà assez triste. Était-il condamné à perdre aussi le reste, à passer l’entièreté de ses ans avec un barral qui pousserait en lui, à travers lui ? Lord Brynden tirait son existence de l’arbre, leur apprit Feuille. Il ne mangeait pas, ne buvait pas. Il dormait, rêvait, observait. Je serais devenu chevalier, se souvint Bran. Je courais, j’escaladais, je me battais. Cela semblait remonter à mille ans.

Qu’était-il, à présent ? Rien que Bran le garçon brisé, Brandon de la maison Stark, prince d’un royaume perdu, seigneur d’un château incendié, héritier de ruines. Il s’était imaginé que la corneille à trois yeux serait un sorcier, un sage vieil enchanteur qui saurait réparer ses jambes, mais c’était un rêve d’enfant, une sottise, il en prenait désormais conscience. Je suis trop vieux pour de telles rêveries, se répéta-t-il. Mille yeux, cent peaux, une sagesse aussi profonde que les racines des arbres anciens. C’était aussi bien que d’être un chevalier. Enfin, presque.

La lune ouvrait un trou noir dans le ciel. À l’extérieur de la caverne, le monde continuait. À l’extérieur de la caverne le soleil se levait et se couchait, la lune changeait, les vents froids mugissaient. Sous la colline, Jojen Reed se renfermait et s’isolait de plus en plus, à la grande détresse de sa sœur. Elle s’asseyait souvent auprès de Bran devant leur petit feu, parlant de tout et de rien, caressant Été qui dormait entre eux, tandis que son frère errait tout seul dans les cavernes. Jojen avait même pris l’habitude de grimper jusqu’à la gueule de la caverne lorsque la journée était claire. Il se tenait là des heures durant, le regard perdu par-dessus la forêt, enveloppé de fourrures, mais grelottant pourtant.

« Il veut rentrer chez nous, expliqua Meera à Bran. Il ne veut même pas essayer de lutter contre son destin. Il dit que les rêves verts ne mentent pas.

— Il fait preuve de courage », déclara Bran. Le moment où l’on a peur est la seule occasion où l’on puisse se montrer brave, lui avait enseigné son père une fois, il y avait longtemps de cela, le jour où ils avaient découvert les petits de loups-garous dans les neiges d’été. Il s’en souvenait encore.

« Il fait preuve d’idiotie, répliqua Meera. J’avais espéré que, lorsque nous trouverions ta corneille à trois yeux… Et maintenant, je me demande pourquoi nous sommes venus ici. »

Pour moi, pensa Bran. « Ses rêves verts, répondit-il.

— Ses rêves verts. » La voix de Meera avait un ton amer.

« Hodor », dit Hodor.

Meera fondit en larmes.

Bran détesta alors son infirmité. « Ne pleure pas », lui souffla-t-il. Il voulait l’entourer de ses bras, la serrer contre lui, comme sa mère le serrait contre elle à Winterfell quand il s’était fait mal. Elle était là, à peine à quelques pas de lui, mais tellement hors d’atteinte que cela aurait pu être cent lieues. Pour la toucher, il devrait se traîner par terre avec les mains, en halant ses jambes à sa suite. Le sol était rugueux, inégal, et sa progression serait lente, toute en raclements et en cahots. Hodor pourrait la serrer et lui tapoter le dos. Cette idée suscita en Bran une étrange sensation, mais il y pensait encore quand Meera quitta le feu d’un bond, pour repartir dans les ténèbres des tunnels. Il entendit ses pas s’éloigner jusqu’à ce que ne subsistent plus rien que les voix des chanteurs.

La lune formait un croissant, fin et tranchant comme une lame de couteau. Les jours passaient en cohorte, l’un après l’autre, chacun plus court que le précédent. Les nuits s’allongeaient. Aucune lumière solaire n’atteignait jamais les cavernes sous la colline. Aucun clair de lune ne touchait jamais ces salles de pierre. Même les étoiles étaient des étrangères ici. Ces choses appartenaient au monde d’en haut, où le temps exerçait ses cycles de fer, du jour à la nuit au jour à la nuit au jour.

« Il est temps », annonça lord Brynden.

Quelque chose dans sa voix fit courir des doigts de glace sur l’échine de Bran. « Temps de quoi ?

— De passer à l’étape suivante. Pour que tu ailles au-delà du changement de peau et que tu apprennes ce que cela signifie d’être vervoyant.

— Les arbres l’instruiront », déclara Feuille. Elle fit signe et une autre s’avança d’entre les chanteurs, celle dont les cheveux blancs l’avaient fait nommer Boucle-neige par Meera. Elle avait dans les mains une écuelle en barral, gravée d’une douzaine de visages, comme ceux que portaient les arbres-cœur. À l’intérieur se trouvait une pâte blanche, épaisse et lourde, où couraient des veines rouge sombre. « Tu dois manger ceci », expliqua Feuille. Elle tendit à Bran une cuillère en bois.

Le jeune garçon considéra l’écuelle d’un œil dubitatif. « Qu’est-ce que c’est ?

— Une pâte de germes de barral. »

Quelque chose dans l’aspect de la substance donna la nausée à Bran. Les veines rouges n’étaient que de la sève de barral, supposait-il, mais à la lueur de la torche elles avaient une remarquable ressemblance avec le sang. Il plongea la cuillère dans la pâte, puis hésita. « Est-ce que ça va me transformer en vervoyant ?

— C’est ton sang qui fait de toi un vervoyant, répondit lord Brynden. Ceci t’aidera à éveiller tes dons et te mariera aux arbres. »

Bran ne voulait pas se marier à un arbre… mais qui d’autre épouserait un gamin brisé comme lui ? Mille yeux, cent peaux, une sagesse aussi profonde que les racines des arbres anciens. Un vervoyant.

Il mangea.

Ça avait un goût amer, quoique point autant que la pâte de glands. La première cuillerée fut la plus difficile à avaler. Il faillit la rendre aussitôt. La seconde eut meilleur goût. La troisième était presque sucrée. Il enfourna le reste avec avidité. Pourquoi l’avait-il trouvée amère ? La pâte avait un goût de miel, de neige fraîchement tombée, de poivre et de cannelle et du dernier baiser que lui ait jamais donné sa mère. L’écuelle vide lui glissa des doigts et sonna sur le sol de la caverne. « Je ne me sens pas différent. Qu’est-ce qui va se passer, ensuite ? »

Feuille lui toucha la main. « Les arbres t’enseigneront. Les arbres se souviennent. » Il leva une main et les autres chanteurs commencèrent à se déplacer dans la caverne, éteignant les torches une à une. L’obscurité s’épaissit et rampa vers eux.

« Ferme les yeux, dit la corneille à trois yeux. Glisse de ta peau, comme tu le fais quand tu te joins à Été. Mais cette fois-ci, entre plutôt dans les racines. Suis-les à travers la terre, jusqu’aux arbres sur la colline, et dis-moi ce que tu vois. »

Bran ferma les yeux et se dégagea de sa peau. Dans les racines, se répéta-t-il. Dans le barral. Deviens l’arbre. Un instant il vit la caverne dans son manteau noir, il entendit la rivière se précipiter en contrebas.

Puis, d’un seul coup, il se retrouva chez lui.

Lord Eddard Stark était assis sur un rocher à côté du vaste bassin noir dans le bois sacré, les pâles racines de l’arbre-cœur se tordant autour de lui comme les bras noueux d’un vieillard. Glace, sa grande épée, reposait dans le giron de lord Eddard, et il nettoyait la lame avec un chiffon huilé.

« Winterfell », souffla Bran.

Son père leva les yeux. « Qui est là ? » demanda-t-il en se retournant…

… et Bran, effrayé, se retira. Son père, l’étang noir et le bois sacré s’effacèrent et disparurent, et il se retrouva dans la caverne, les épaisses racines pâles de son trône de barral berçant ses membres comme une mère le fait avec son enfant. Une torche s’embrasa devant lui.

« Raconte-nous ce que tu as vu. » De très loin, Feuille passait presque pour une fillette, pas plus âgée que Bran ou qu’une de ses sœurs, mais de près elle semblait bien plus âgée. Elle prétendait avoir vu passer deux cents ans.

Bran avait la gorge très sèche. Il déglutit. « Winterfell. J’étais de retour à Winterfell. J’ai vu mon père. Il n’est pas mort, non, non, je l’ai vu, il est revenu à Winterfell, il est encore en vie.

— Non, assura Feuille. Il n’est plus, mon petit. Ne cherche pas à le rappeler de la mort.

— Mais je l’ai vu. » Bran sentit du bois rugueux se presser contre sa joue. « Il nettoyait Glace.

— Tu as vu ce que tu souhaitais voir. Ton cœur a faim de ton père et de ton foyer, aussi est-ce ce que tu as vu.

— Un homme doit apprendre à regarder avant qu’il puisse espérer voir, déclara lord Brynden. Tu as vu les ombres de jours enfuis, Bran. Tu regardais par les yeux de l’arbre-cœur dans ton bois sacré. Le temps passe de façon différente pour un arbre et pour un homme. Le soleil, la terre, l’eau, voilà ce que comprend un barral, pas les jours, les années ni les siècles. Pour les hommes, le temps est un fleuve. Nous sommes prisonniers de son cours, précipités du passé vers le présent, toujours dans la même direction. La vie des arbres va différemment. Ils s’enracinent, poussent et meurent en un seul endroit, et ce fleuve ne les déplace pas. Le chêne est le gland, le gland est le chêne. Et le barral… Mille années humaines ne sont qu’un moment pour un barral, et par de telles portes, nous pouvons, toi et moi, apercevoir le passé.

— Mais, protesta Bran, il m’a entendu.

— Il a entendu un chuchotement dans le vent, un froissement parmi les feuilles. Tu ne peux lui parler, en dépit de tous tes efforts. Je le sais. J’ai mes propres fantômes, Bran. Un frère que j’adorais, un frère que je haïssais, une femme que je désirais. À travers les arbres, je les vois encore, mais aucune de mes paroles ne les a jamais atteints. Le passé demeure le passé. Nous pouvons en tirer des leçons, mais point le changer.

— Est-ce que je reverrai mon père ?

— Une fois que tu maîtriseras tes dons, tu pourras regarder où tu voudras, et voir ce qu’ont vu les arbres, que ce soit hier, l’an dernier ou il y a mille millénaires. Les hommes vivent leur existence pris au piège d’un éternel présent, entre les brumes du souvenir et la mer d’ombre qui est tout ce que nous connaissons des jours à venir. Certains papillons vivent toute leur existence en un seul jour, et pourtant, ce bref laps de temps doit leur paraître aussi long qu’à nous les années et les décennies. Un chêne peut vivre trois cents ans, un séquoia trois mille. Un barral vivra à jamais, si on le laisse en paix. Pour eux, les saisons s’écoulent en un battement d’aile de papillon, et passé, présent et futur ne font qu’un. Et ta vision ne se limitera pas à ton bois sacré. Les chanteurs ont sculpté des yeux dans leurs arbres-cœur pour les éveiller, et ce sont les premiers yeux dont un nouveau vervoyant apprend à se servir… Mais avec le temps, tu verras bien au-delà des arbres eux-mêmes.

— Quand ? » voulut savoir Bran.

« Dans un an, trois, ou dix. Cela, je ne l’ai pas vu. Ça viendra avec le temps, je te le promets. Mais à présent je suis fatigué et les arbres m’appellent. Nous reprendrons demain. »

Hodor ramena Bran dans sa chambre, marmonnant « Hodor » à voix basse tandis que Feuille leur ouvrait le chemin avec une torche. Bran avait espéré que Meera et Jojen seraient là, afin qu’il puisse leur raconter ce qu’il avait vu, mais leur douillette alcôve dans le roc était froide et vide. Hodor déposa doucement Bran sur son lit, le couvrit de fourrures et alluma un feu pour eux. Mille yeux, cent peaux, une sagesse aussi profonde que les racines des arbres anciens.

Couvant les flammes du regard, Bran décida de rester éveillé jusqu’au retour de Meera. Cela ne plairait pas à Jojen, il le savait, mais Meera serait heureuse pour lui. Il ne se souvint pas d’avoir clos les paupières.

… Mais soudain, sans comprendre comment, il fut de retour à Winterfell, dans le bois sacré, à contempler de haut son père. Lord Eddard paraissait bien plus jeune cette fois-ci. Il avait les cheveux bruns, sans aucun soupçon de gris, la tête inclinée.

« … qu’ils grandissent aussi proches que des frères, avec l’amour pour tout partage, priait-il, et que la dame mon épouse trouve en son cœur de pardonner…

— Père. » La voix de Bran était un chuchotement dans le vent, un froissement parmi les feuilles. « Père, c’est moi. C’est Bran. Brandon. »

Eddard Stark leva la tête et considéra le barral longuement, sourcils froncés, mais il ne dit mot. Il ne me voit pas, comprit Bran, saisi par le désespoir. Il voulait tendre la main, le toucher, mais il ne pouvait que contempler et écouter. Je suis dans l’arbre. À l’intérieur de l’arbre-cœur, en train de regarder par ses yeux rouges. Mais le barral ne peut pas parler, et donc, moi non plus.

Eddard Stark reprit sa prière. Bran sentit ses yeux s’emplir de larmes. Mais étaient-ce les siennes, ou celles du barral ? Si je pleure, l’arbre se mettra-t-il à verser des larmes ?

Le reste des paroles de son père se noya dans l’entrechoc soudain du bois contre le bois. Eddard Stark se dissipa, comme une brume au soleil du matin. À présent, deux enfants dansaient à travers le bois sacré, échangeant des hurlements tout en se battant en duel avec des branches cassées. La fille était l’aînée, et la plus grande des deux. Arya ! pensa Bran avec un sursaut empressé, en la regardant bondir sur un rocher et frapper de taille le garçon. Mais ce n’était pas cohérent. Si cette fille était Arya, le garçon aurait dû être Bran lui-même, et jamais il n’avait porté les cheveux si longs. Et Arya ne m’a jamais vaincu quand nous jouions à l’épée, pas comme cette fille est en train de le battre. Elle frappa le gamin à la cuisse, si fort que sa jambe se déroba sous lui et qu’il tomba dans l’étang et se mit à soulever des gerbes d’eau en braillant. « Mais tais-toi donc, idiot, lui dit la fille en se débarrassant de sa propre branche. Ce n’est que de l’eau. Tu veux que la vieille Nounou t’entende et coure prévenir Père ? » Elle s’agenouilla et hissa son frère hors de l’étang, mais avant qu’elle l’en ait tiré, ils avaient tous les deux disparu.

Ensuite, les visions se succédèrent de plus en plus vite, jusqu’à ce que Bran, désorienté, ait le tournis. Il ne vit plus rien de son père, ni de la fille qui ressemblait à Arya, mais une femme enceinte émergea de l’étang noir, nue et ruisselante, pour s’agenouiller devant l’arbre et implorer les dieux de lui donner un fils qui la vengerait. Ensuite parut une fille aux cheveux bruns, mince comme une pique, qui se dressa sur la pointe des pieds et baisa les lèvres d’un jeune chevalier aussi grand qu’Hodor. Un jeune homme aux yeux sombres, pâle et farouche, coupa trois branches sur le barral et les tailla en flèches. L’arbre lui-même diminuait, rétrécissant à chaque vision, tandis que les arbres secondaires rapetissaient pour devenir des arbrisseaux, disparaître, et être aussitôt remplacés par d’autres arbres qui, à leur tour, rapetisseraient et disparaîtraient. Et maintenant, les seigneurs qu’apercevait Bran étaient des hommes de haute taille et de rude aspect, des hommes graves vêtus de fourrures et de cottes de mailles. Certains portaient des visages qu’il se rappelait des statues dans les cryptes, mais ils disparaissaient avant qu’il pût les nommer.

Soudain, sous ses yeux, un homme barbu força un captif à s’agenouiller devant l’arbre-cœur. Une femme aux cheveux blancs s’avança vers eux à travers une jonchée de feuilles rouge sombre, une serpe en bronze à la main.

« Non, s’écria Bran, non, ne faites pas ça ! » Mais ils ne pouvaient pas l’entendre, pas plus que son père ne l’avait pu. La femme empoigna le captif par les cheveux, lui crocha la gorge avec la serpe et trancha. Et à travers le brouillard des siècles, l’enfant brisé ne put qu’observer tandis que les pieds de l’homme tambourinaient contre le sol… Mais alors que sa vie s’écoulait hors de lui en un flot rouge, Brandon Stark perçut le goût du sang.

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