Troisième partie

Livre VII: Aliocha

I. L’odeur délétère

Le corps du Père Zosime fut préparé pour l’inhumation d’après le rite établi. On ne lave pas les moines et les ascètes décédés, le fait est notoire.» Lorsqu’un moine est rappelé au Seigneur, lit-on dans le Grand Rituel, le frère préposé à cet effet frotte son corps à l’eau tiède, traçant au préalable, avec l’éponge, une croix sur le front du mort, sur la poitrine, les mains, les pieds et les genoux, rien de plus.» Ce fut le Père Païsius qui procéda à cette opération. Ensuite, il revêtit le défunt de l’habit monastique et l’enveloppa dans une chape, en la fendant un peu, comme il est prescrit, pour rappeler la forme de la croix. On lui posa sur la tête un capuce terminé par une croix à huit branches, le visage étant recouvert d’un voile noir, et dans les mains une icône du Sauveur. Le cadavre ainsi habillé fut mis vers le matin dans un cercueil préparé depuis longtemps. On décida de le laisser pour la journée dans la grande chambre qui servait de salon. Comme le défunt avait le rang de iéroskhimonakh [111], il convenait de lire à son intention, non le Psautier mais l’Évangile. Après l’office des morts, le Père Joseph commença la lecture; quant au Père Païsius, qui voulait le remplacer ensuite pour le reste de la journée et pour la nuit, il était en ce moment fort occupé et soucieux, ainsi que le supérieur de l’ermitage. On constatait, en effet, parmi la communauté et les laïcs survenus en foule, une agitation inouïe, inconvenante même, une attente fiévreuse. Les deux religieux faisaient tout leur possible pour calmer les esprits surexcités. Quand il fit suffisamment clair, on vit arriver des fidèles amenant avec eux leurs malades, surtout les enfants, comme s’ils n’attendaient que ce moment, espérant une guérison immédiate, qui ne pouvait tarder de s’opérer, d’après leur croyance. Ce fut alors seulement qu’on constata à quel point tous avaient l’habitude de considérer le défunt starets, de son vivant, comme un véritable saint. Et les nouveaux venus étaient loin d’appartenir tous au bas peuple. Cette anxieuse attente des croyants, qui se manifestait ouvertement, avec une impatience presque impérieuse, paraissait scandaleuse au Père Païsius et dépassait ses prévisions. Rencontrant des religieux tout émus, il leur parla ainsi:


«Cette attente frivole et immédiate de grandes choses n’est possible que parmi les laïcs et ne sied pas à nous autres.»


Mais on ne l’écoutait guère, et le Père Païsius s’en apercevait avec inquiétude, bien que lui-même (pour ne rien celer), tout en réprouvant des espoirs trop prompts qu’il trouvait frivoles et vains, les partageât secrètement dans le fond de son cœur, presque au même degré, ce dont il se rendait compte. Pourtant, certaines rencontres lui déplaisaient fort et excitaient des doutes en lui, par une sorte de pressentiment. C’est ainsi que, dans la foule qui encombrait la cellule, il remarqua avec répugnance (et se le reprocha aussitôt) la présence de Rakitine et du religieux d’Obdorsk, qui s’attardait au monastère. Tous deux parurent tout à coup suspects au Père Païsius, bien qu’ils ne fussent pas les seuls à cet égard. Au milieu de l’agitation générale, le moine d’Obdorsk se démenait plus que tous; on le voyait partout en train de questionner, l’oreille aux aguets, chuchotant d’un air mystérieux. Il paraissait impatient et comme irrité de ce que le miracle si longtemps attendu ne se produisait point. Quant à Rakitine, il se trouvait de si bonne heure à l’ermitage, comme on l’apprit plus tard, d’après les instructions de Mme Khokhlakov. Dès que cette femme, bonne mais dépourvue de caractère, qui n’avait pas accès à l’ascétère, eut appris la nouvelle en s’éveillant, elle fut saisie d’une telle curiosité qu’elle envoya aussitôt Rakitine, avec mission de la tenir au courant par écrit, toutes les demi-heures environ, de tout ce qui arriverait. Elle tenait Rakitine pour un jeune homme d’une piété exemplaire, tant il était insinuant et savait se faire valoir aux yeux de chacun, pourvu qu’il y trouvât le moindre intérêt. Comme la journée s’annonçait belle, de nombreux fidèles se pressaient autour des tombes, dont la plupart avoisinaient l’église, tandis que d’autres étaient disséminées çà et là. Le Père Païsius, qui faisait le tour de l’ascétère, songea soudain à Aliocha, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il l’aperçut au même instant, dans le coin le plus reculé, près de l’enceinte, assis sur la pierre tombale d’un religieux, mort depuis bien des années et que son ascétisme avait rendu célèbre. Il tournait le dos à l’ermitage, faisant face à l’enceinte, et le monument le dissimulait presque. En s’approchant, le Père Païsius vit qu’il avait caché son visage dans ses mains et pleurait amèrement, le corps secoué par les sanglots. Il le considéra un instant.


«Assez pleuré, cher fils, assez, mon ami, dit-il enfin avec sympathie. Pourquoi pleures-tu? Réjouis-toi, au contraire. Ignores-tu donc que ce jour est un jour sublime pour lui? Pense seulement au lieu où il se trouve maintenant, à cette minute!»


Aliocha regarda le moine, découvrit son visage gonflé de larmes comme celui d’un petit enfant, mais se détourna aussitôt et le recouvrit de ses mains.


«Peut-être as-tu raison de pleurer, proféra le Père Païsius d’un air pensif. C’est le Christ qui t’a envoyé ces larmes.» Tes larmes d’attendrissement ne sont qu’un repos de l’âme et serviront à te distraire le cœur», ajouta-t-il à part soi, en songeant avec affection à Aliocha. Il se hâta de s’éloigner, sentant que lui aussi allait pleurer en le regardant.


Cependant le temps s’écoulait, les services funèbres se succédaient. Le Père Païsius remplaça le Père Joseph auprès du cercueil et poursuivit la lecture de l’Évangile. Mais avant trois heures de l’après-midi il arriva ce dont j’ai parlé à la fin du livre précédent, un événement si inattendu, si contraire à l’espérance générale que, je le répète, notre ville et ses environs s’en souviennent encore à l’heure actuelle. J’ajouterai qu’il me répugne presque de parler de cet événement scandaleux, au fond des plus banaux et des plus naturels, et je l’aurais certainement passé sous silence, s’il n’avait pas influé d’une façon décisive sur l’âme et le cœur du principal quoique futur héros de mon récit, Aliocha, provoquant en lui une sorte de révolution qui agita sa raison, mais l’affermit définitivement pour un but déterminé.


Lorsque, avant le jour, le corps du starets fut mis en bière et transporté dans la première chambre, quelqu’un demanda s’il fallait ouvrir les fenêtres. Mais cette question, posée incidemment, demeura sans réponse et presque inaperçue, sauf de quelques-uns. L’idée qu’un tel mort pût se corrompre et sentir mauvais leur parut absurde et fâcheuse (sinon comique), à cause du peu de foi et de la frivolité qu’elle révélait, car on attendait précisément le contraire. Un peu après midi commença une chose remarquée d’abord en silence par ceux qui allaient et venaient, chacun craignant visiblement de faire part à d’autres de sa pensée; vers trois heures, cela fut constaté avec une telle évidence que la nouvelle se répandit parmi tous les visiteurs de l’ermitage, gagna le monastère où elle plongea tout le monde dans l’étonnement, et bientôt après atteignit la ville, agita les croyants et les incrédules. Ceux-ci se réjouirent; quant aux croyants, il s’en trouva parmi eux pour se réjouir encore davantage, car «la chute du juste et sa honte font plaisir», comme disait le défunt dans une de ses leçons. Le fait est que le cercueil se mit à exhaler une odeur délétère, qui alla en augmentant. On chercherait en vain dans les annales de notre monastère un scandale pareil à celui qui se déroula parmi les religieux eux-mêmes, aussitôt après la constatation du fait, et qui eût été impossible en d’autres circonstances. Bien des années plus tard, certains d’entre eux se remémorant les incidents de cette journée, se demandaient avec effroi comment le scandale avait pu atteindre de telles proportions. Car, déjà auparavant, des religieux irréprochables, d’une sainteté reconnue, étaient décédés, et leurs cercueils avaient répandu une odeur délétère qui se manifestait naturellement, comme chez tous les morts, mais sans causer de scandale, ni même aucune émotion. Sans doute, d’après la tradition, les restes d’autres religieux, décédés depuis longtemps, avaient échappé à la corruption, ce dont la communauté conservait un souvenir ému et mystérieux, y voyant un fait miraculeux et la promesse d’une gloire encore plus grande provenant de leurs tombeaux, si telle était la volonté divine. Parmi eux, on gardait surtout la mémoire du starets Job, mort vers 1810, à l’âge de cent cinq ans, fameux ascète, grand jeûneur et silentiaire, dont la tombe était montrée avec vénération à tous les fidèles qui arrivaient pour la première fois au monastère, avec des allusions mystérieuses aux grandes espérances qu’elle suscitait. (C’était la tombe où le Père Païsius avait rencontré Aliocha, le matin.) À part lui, on citait également le Père Barsanuphe, le starets auquel avait succédé le Père Zosime, que, de son vivant, tous les fidèles fréquentant le monastère tenaient pour «innocent». La tradition prétendait que ces deux personnages gisaient dans leur cercueil comme vivants, qu’on les avait inhumés intacts, que leurs visages même étaient en quelque sorte lumineux. D’autres rappelaient avec insistance que leurs corps exhalaient une odeur suave. Pourtant, malgré des souvenirs aussi suggestifs, il serait difficile d’expliquer exactement comment une scène aussi absurde, aussi choquante put se passer auprès du cercueil du Père Zosime. Quant à moi, je l’attribue à différentes causes qui agirent toutes ensemble. Ainsi, cette haine invétérée du starétisme, tenu pour une innovation pernicieuse, qui existait encore chez de nombreux moines. Ensuite, il y avait surtout l’envie qu’on portait à la sainteté du défunt, si solidement établie de son vivant qu’il était comme défendu de la discuter. Car, bien que le starets gagnât une foule de cœurs par l’amour plus que par les miracles et eût constitué comme une phalange de ceux qui l’aimaient, il s’était pourtant attiré, par là même, des envieux, puis des ennemis, tant déclarés que cachés, non seulement au monastère, mais parmi les laïcs. Bien qu’il n’eût causé de tort à personne, on disait: «Pourquoi passe-t-il pour saint?» Et cette seule question, à force d’être répétée, avait fini par engendrer une haine inextinguible. Aussi, je pense que beaucoup, en apprenant qu’il sentait mauvais au bout de si peu de temps – car il n’y avait pas un jour qu’il était mort – furent ravis; de même, cet événement fut presque un outrage et une offense personnelle pour certains des partisans du starets qui l’avaient révéré jusqu’alors. Voici dans quel ordre les choses se passèrent.


Dès que la corruption se fut déclarée, à l’air seul des religieux qui pénétraient dans la cellule, on pouvait deviner le motif qui les amenait. Celui qui entrait ressortait au bout d’un moment pour confirmer la nouvelle à la foule des autres qui l’attendaient. Les uns hochaient la tête avec tristesse, d’autres ne dissimulaient pas leur joie, qui éclatait dans leurs regards malveillants. Et personne ne leur faisait de reproches, personne n’élevait la voix en faveur du défunt, chose d’autant plus étrange que ses partisans formaient la majorité au monastère; mais on voyait que le Seigneur lui-même permettait à la minorité de triompher provisoirement. Bientôt parurent dans la cellule, des laïcs, pour la plupart gens instruits, envoyés également comme émissaires. Le bas peuple n’entrait guère, bien qu’il se pressât en foule aux portes de l’ermitage. Il est incontestable que l’affluence des laïcs augmenta notablement après trois heures, par suite de cette nouvelle scandaleuse. Ceux qui ne seraient peut-être pas venus ce jour-là arrivaient maintenant à dessein, et parmi eux quelques personnes d’un rang notable. D’ailleurs, la décence n’était pas encore ouvertement troublée, et le Père Païsius, l’air sévère, continuait à lire l’Évangile à part, avec fermeté, comme s’il ne remarquait rien de ce qui se passait, bien qu’il eût déjà observé quelque chose d’insolite. Mais des voix d’abord timides, qui s’affermirent peu à peu et prirent de l’assurance, parvinrent jusqu’à lui: «Ainsi donc, le jugement de Dieu n’est pas celui des hommes!» Cette réflexion fut formulée d’abord par un laïc, fonctionnaire de la ville, homme d’un certain âge, passant pour fort pieux; il ne fit d’ailleurs que répéter à haute voix ce que les religieux se disaient depuis longtemps à l’oreille. Le pire, c’est qu’ils prononçaient cette parole pessimiste avec une sorte de satisfaction qui allait grandissant. Bientôt, la décence commença d’être troublée, on aurait dit que tous se sentaient autorisés à agir ainsi.»


«Comment cela a-t-il pu se produire? disaient quelques-uns, d’abord comme à regret; il n’était pas corpulent, rien que la peau et les os, pourquoi sentirait-il mauvais? – C’est un avertissement de Dieu, se hâtaient d’ajouter d’autres, dont l’opinion prévalait, car ils indiquaient que si l’odeur eût été naturelle, comme pour tout pécheur, elle se fût manifestée plus tard, après vingt-quatre heures au moins, mais ceci a devancé la nature, donc il faut y voir le doigt de Dieu.» Ce raisonnement était irréfutable. Le doux Père Joseph, le bibliothécaire, favori du défunt, se mit à objecter à certains médisants qu’«il n’en était pas partout ainsi», que l’incorruptibilité du corps des justes n’était pas un dogme de l’orthodoxie, mais seulement une opinion, et que dans les régions les plus orthodoxes, au mont Athos, par exemple, on attache moins d’importance à l’odeur délétère; ce n’est pas l’incorruptibilité physique qui passe là-bas pour le principal signe de la glorification des justes, mais la couleur de leurs os, après que leurs corps ont séjourné de longues années dans la terre: «Si les os deviennent jaunes comme la cire, cela signifie que le Seigneur a glorifié un juste; mais s’ils sont noirs, c’est que le Seigneur ne l’en a pas jugé digne; voilà comme on procède au mont Athos, sanctuaire où se conservent dans toute leur pureté les traditions de l’orthodoxie», conclut le Père Joseph. Mais les paroles de l’humble Père ne firent pas impression et provoquèrent même des reparties ironiques: «Tout ça, c’est de l’érudition et des nouveautés, inutile de l’écouter», décidèrent entre eux les religieux. «Nous gardons les anciens usages; faudrait-il imiter toutes les nouveautés qui surgissent?» ajoutaient d’autres.» Nous avons autant de saints qu’eux. Au mont Athos, sous le joug turc, ils ont tout oublié. L’orthodoxie s’est altérée chez eux depuis longtemps, ils n’ont même pas de cloches», renchérissaient les plus ironiques. Le Père Joseph se retira chagriné, d’autant plus qu’il avait exprimé son opinion avec peu d’assurance et sans trop y ajouter foi. Il prévoyait, dans son trouble, une scène choquante et un commencement d’insubordination. Peu à peu, à la suite du Père Joseph, toutes les voix raisonnables se turent. Comme par une sorte d’accord, tous ceux qui avaient aimé le défunt, accepté avec une tendre soumission l’institution du starétisme, furent soudain saisis d’effroi et se bornèrent à échanger de timides regards quand ils se rencontraient. Les ennemis du starétisme, en tant que nouveauté, relevaient fièrement la tête: «Non seulement le Père Barsanuphe ne sentait pas, mais il répandait une odeur suave, rappelaient-ils avec une joie maligne. Ses mérites et son rang lui avaient valu cette justification.» Ensuite, le blâme et même les accusations ne furent pas épargnés au défunt: «Il enseignait à tort que la vie est une grande joie et non une humiliation douloureuse» disaient quelques-uns parmi les plus bornés. «Il croyait d’après la nouvelle mode, n’admettait pas le feu matériel en enfer», ajoutaient d’autres encore plus obtus.» Il ne jeûnait pas rigoureusement, se permettait des douceurs, prenait des confitures de cerises avec le thé; il les aimait beaucoup, les dames lui en envoyaient. Convient-il à un ascète de prendre du thé?» disaient d’autres envieux. «Il trônait plein d’orgueil, rappelaient avec acharnement les plus malveillants; il se croyait un saint, on s’agenouillait devant lui, il l’acceptait comme une chose due.» «Il abusait du sacrement de la confession», chuchotaient malignement les plus fougueux adversaires du starétisme, et parmi eux des religieux âgés, d’une dévotion rigoureuse, de vrais jeûneurs taciturnes, qui avaient gardé le silence durant la vie du défunt, mais ouvraient maintenant la bouche, chose déplorable, car leurs paroles influaient fortement sur les jeunes religieux, encore hésitants. Le moine de Saint-Sylvestre d’Obdorsk était tout oreilles, soupirait profondément, hochait la tête: «Le Père Théraponte avait raison hier», songeait-il à part lui, et juste à ce moment celui-ci parut, comme pour redoubler la confusion.


Nous avons déjà dit qu’il quittait rarement sa cellule du rucher, qu’il restait même longtemps sans aller à l’église et qu’on lui passait ces fantaisies comme à un soi-disant toqué, sans l’astreindre au règlement. Pour tout dire, on était bien obligé de se montrer tolérant envers lui. Car on se serait fait un scrupule d’imposer formellement la règle commune à un aussi grand jeûneur et silentiaire, qui priait jour et nuit, s’endormant même à genoux. «Il est plus saint que nous tous et ses austérités dépassent la règle, disaient les religieux; s’il ne va pas à l’église, il sait lui-même quand y aller, il a sa propre règle.» C’était donc pour éviter un scandale qu’on laissait le Père Théraponte en repos. Comme tous le savaient, il éprouvait une véritable aversion pour le Père Zosime; et soudain il apprit dans sa cellule que «le jugement de Dieu n’était pas celui des hommes et avait devancé la nature». On peut croire que le moine d’Obdorsk, revenu plein d’effroi de sa visite la veille, était accouru un des premiers lui annoncer la nouvelle. J’ai mentionné aussi que le Père Païsius, qui lisait impassible l’Évangile devant le cercueil, sans voir ni entendre ce qui se passait au-dehors, avait pourtant pressenti l’essentiel, car il connaissait à fond son milieu. Il n’était pas troublé et, prêt à toute éventualité, observait d’un regard pénétrant l’agitation dont il prévoyait déjà le résultat. Tout à coup, un bruit insolite et inconvenant dans le vestibule frappa son oreille. La porte s’ouvrit toute grande et le Père Théraponte parut sur le seuil.


De la cellule, on distinguait nettement de nombreux moines qui l’avaient accompagné et se pressaient au bas du perron, et parmi eux des laïcs. Pourtant ils n’entrèrent pas, mais attendirent ce que dirait et ferait le Père Théraponte, car ils prévoyaient, non sans crainte malgré leur hardiesse, que celui-ci n’était pas venu pour rien. S’arrêtant sur le seuil, le Père Théraponte leva les bras, démasquant les yeux perçants et curieux de l’hôte d’Obdorsk, incapable de se retenir et monté seul derrière lui à cause de son extrême curiosité. Les autres, dès que la porte s’ouvrit avec fracas, reculèrent au contraire, en proie à une peur subite. Les bras levés, le père Théraponte vociféra:


«Je chasse les démons!»


Il se mit aussitôt, en se tournant successivement aux quatre coins de la cellule, à faire le signe de la croix. Ceux qui l’accompagnaient comprirent aussitôt le sens de son acte, sachant que n’importe où il allait, avant de s’asseoir et de parler, il exorcisait le malin.


«Hors d’ici, Satan, hors d’ici! répétait-il à chaque signe de croix. Je chasse les démons!» hurla-t-il de nouveau. Son froc grossier était ceint d’une corde, sa chemise de chanvre laissait voir sa poitrine velue. Il avait les pieds entièrement nus. Dès qu’il agita les bras, on entendit cliqueter les lourdes chaînes qu’il portait sous le froc.


Le Père Païsius s’arrêta de lire, s’avança et se tint devant lui dans l’attente.


«Pourquoi es-tu venu, Révérend Père? Pourquoi troubler l’ordre? Pourquoi scandaliser l’humble troupeau? proféra-t-il enfin en le regardant avec sévérité.


– Pourquoi je suis venu? Que demandes-tu? Que crois-tu? cria le Père Théraponte d’un air égaré. Je suis venu chasser vos hôtes, les démons impurs. Je verrai si vous en avez hébergé beaucoup en mon absence. Je veux les balayer.


– Tu chasses le malin et peut-être le sers-tu toi-même, poursuivit intrépidement le Père Païsius. Qui peut dire de lui-même: «je suis saint». Est-ce toi, mon Père?


– Je suis souillé et non saint. Je ne m’assieds pas dans un fauteuil et je ne veux pas être adoré comme une idole! tonna le Père Théraponte. À présent, les hommes ruinent la sainte foi. Le défunt, votre saint – et il se retourna vers la foule et désignant du doigt le cercueil – rejetait les démons. Il donnait une drogue contre eux. Et les voici qui pullulent chez vous, comme les araignées dans les coins. Maintenant, lui-même empeste. Nous voyons là un sérieux avertissement du Seigneur.»


C’était une allusion à un fait réel. Le malin était apparu à l’un des religieux, d’abord en songe, puis à l’état de veille. Épouvanté, il rapporta la chose au starets Zosime, qui lui prescrivit un jeûne rigoureux et des prières ferventes. Comme rien n’y faisait, il lui conseilla de prendre un remède, sans renoncer à ces pieuses pratiques. Beaucoup alors en furent choqués et discoururent entre eux en hochant la tête, surtout le Père Théraponte, auquel certains détracteurs s’étaient empressés de rapporter cette prescription «insolite» du starets.


«Va-t’en, Père! dit impérieusement le Père Païsius, ce n’est pas aux hommes de juger, mais à Dieu. Peut-être voyons-nous ici un «avertissement» que personne n’est capable de comprendre, ni toi, ni moi. Va-t’en, Père, et ne scandalise pas le troupeau! répéta-t-il d’un ton ferme.


– Il n’observait pas le jeûne prescrit aux profès, voilà d’où vient cet avertissement. Ceci est clair, c’est un péché de le dissimuler! poursuivit le fanatique se laissant emporter par son zèle extravagant. – Il adorait les bonbons, les dames lui en apportaient dans leurs poches; il sacrifiait à son ventre, il le remplissait de douceurs, il nourrissait son esprit de pensées arrogantes… Aussi a-t-il subi cette ignominie…


– Tes paroles sont futiles, Père; j’admire ton ascétisme, mais tes paroles sont futiles, telles que les prononcerait dans le monde un jeune homme inconstant et étourdi. Va-t’en. Père, je te l’ordonne! conclut le Père Païsius d’une voix tonnante.


– Je m’en vais! proféra le Père Théraponte, comme déconcerté, mais toujours courroucé; vous vous enorgueillissez de votre science devant ma nullité. Je suis arrivé ici peu instruit, j’y ai oublié ce que je savais, le Seigneur lui-même m’a préservé, moi chétif, de votre grande sagesse…»


Le Père Païsius, immobile devant lui, attendait avec fermeté.


Le Père Théraponte se tut quelques instants et soudain s’assombrit, porta la main droite à sa joue, et prononça d’une voix traînante, en regardant le cercueil du starets:


«Demain on chantera pour lui: Aide et Protecteur, hymne glorieux, et pour moi, quand je crèverai, seulement: Quelle vie bienheureuse, médiocre verset [112], dit-il d’un ton de regret. Vous vous êtes enorgueillis et enflés, ce lieu est désert!» hurla-t-il comme un insensé.


Puis, agitant les bras, il se détourna rapidement et descendit à la hâte les degrés du perron. La foule qui l’attendait hésita; quelques-uns le suivirent aussitôt, d’autres tardèrent, car la cellule restait ouverte et le Père Païsius, sorti sur le perron, observait, immobile. Mais le vieux fanatique n’avait pas fini: à vingt pas il se tourna vers le soleil couchant, leva les bras en l’air et – comme fauché – s’écroula sur le sol en criant: «Mon Seigneur a vaincu! Le Christ a vaincu le soleil couchant!»


Il poussait des cris de forcené, les bras tendus vers le soleil et la face contre terre; puis il se mit à pleurer comme un petit enfant, secoué par les sanglots, écartant les bras par terre.


Tous alors s’élancèrent vers lui, des exclamations retentirent, des sanglots… Une sorte de délire s’était emparé d’eux tous.


«Voilà un saint! Voilà un juste! s’écriait-on sans crainte; il mérite d’être starets, ajoutaient d’autres avec emportement.


– Il ne voudra pas être starets… lui-même refusera… Il ne servira pas cette nouveauté maudite… Il n’ira pas imiter leurs folies», reprirent d’autres voix.


Il est difficile de se figurer ce qui serait arrivé, mais juste à ce moment la cloche appela au service divin. Tous se signèrent. Le Père Théraponte se releva, se signa lui aussi, puis se dirigea vers sa cellule sans se retourner, en tenant des propos incohérents. Un petit nombre le suivit, mais la plupart se dispersèrent, pressés d’aller à l’office. Le Père Païsius céda la place au Père Joseph et sortit. Les clameurs des fanatiques ne pouvaient l’ébranler, mais il sentit soudain une tristesse particulière lui envahir le cœur. Il comprit que cette angoisse provenait, en apparence, d’une cause insignifiante. Le fait est que, dans la foule qui se pressait à l’entrée de la cellule, il avait aperçu Aliocha parmi les agités et se souvenait d’avoir éprouvé alors une sorte de souffrance.» Ce jeune homme tiendrait-il maintenant une telle place dans mon cœur?» se demanda-t-il avec surprise. À cet instant, Aliocha passa à côté de lui, se hâtant on ne savait où, mais pas du côté de l’église. Leurs regards se rencontrèrent. Aliocha détourna les yeux et les baissa; rien qu’à son air le Père Païsius devina le profond changement qui s’opérait en lui en ce moment.


«As-tu aussi été séduit? s’écria le Père Païsius. Serais-tu avec les gens de peu de foi?» ajouta-t-il tristement.


Aliocha s’arrêta, le regarda vaguement, puis de nouveau il détourna les yeux et les baissa. Il se tenait de côté, sans faire face à son interlocuteur. Le Père Païsius l’observait avec attention.


«Où vas-tu si vite? On sonne pour l’office, demanda-t-il encore, mais Aliocha ne répondit rien.


– Est-ce que tu quitterais l’ermitage sans autorisation, sans recevoir la bénédiction?»


Tout à coup Aliocha eut un sourire contraint, jeta un regard des plus étranges sur le Père qui le questionnait, celui auquel l’avait confié, avant de mourir, son ancien directeur, le maître de son cœur et de son esprit, son starets bien-aimé; puis, toujours sans répondre, il agita la main comme s’il n’avait cure de la déférence et se dirigea à pas rapides vers la sortie de l’ermitage.


«Tu reviendras!» murmura le Père Païsius en le suivant des yeux avec une douloureuse surprise.

II. Une telle minute

Le Père Païsius ne se trompait pas en décidant que son «cher garçon» reviendrait; peut-être même avait-il soupçonné, sinon compris, le véritable état d’âme d’Aliocha. Néanmoins, j’avoue qu’il me serait maintenant très difficile de définir exactement ce moment étrange de la vie de mon jeune et sympathique héros. À la question attristée que le Père Païsius posait à Aliocha: «Serais-tu aussi avec les gens de peu de foi?» je pourrais certes répondre avec fermeté à sa place: «Non, il n’est pas avec eux.» Bien plus, c’était même tout le contraire: son trouble provenait précisément de sa foi ardente. Il existait pourtant, ce trouble, et si douloureux que même longtemps après Aliocha considérait cette triste journée comme une des plus pénibles, des plus funestes de sa vie. Si l’on demande: «Est-il possible qu’il éprouvât tant d’angoisse et d’agitation uniquement parce que le corps de son starets, au lieu d’opérer des guérisons, s’était au contraire rapidement décomposé?» je répondrai sans ambages: «Oui, c’est bien cela.» Je prierai toutefois le lecteur de ne pas trop se hâter de rire de la simplicité de mon jeune homme. Non seulement je n’ai pas l’intention de demander pardon pour lui ou d’excuser sa foi naïve, soit par sa jeunesse, soit par les faibles progrès réalisés dans ses études, etc., mais je déclare, au contraire, éprouver un sincère respect pour la nature de son cœur. Assurément, un autre jeune homme, accueillant avec réserve les impressions du cœur, tiède et non ardent dans ses affections, loyal, mais d’esprit trop judicieux pour son âge, un tel jeune homme, dis-je, eût évité ce qui arriva au mien; mais dans certains cas il est plus honorable de céder à un entraînement déraisonnable, provoqué par un grand amour, que d’y résister. À plus forte raison dans la jeunesse, car selon moi un jeune homme constamment judicieux ne vaut pas grand-chose.» Mais, diront peut-être les gens raisonnables, tout jeune homme ne peut pas croire à un tel préjugé, et le vôtre n’est pas un modèle pour les autres.» À quoi je répondrai: «Oui, mon jeune homme croyait avec ferveur, totalement, mais je ne demanderai pas pardon pour lui.»


Bien que j’aie déclaré plus haut (peut-être avec trop de hâte) ne pas vouloir excuser ni justifier mon héros, je vois qu’une explication est nécessaire pour l’intelligence ultérieure du récit. Il ne s’agissait pas ici d’attendre des miracles avec une impatience frivole. Et ce n’est pas pour le triomphe de certaines convictions qu’Aliocha avait alors besoin de miracles, ni pour celui de quelque idée préconçue sur une autre, en aucune façon; avant tout, au premier plan, surgissait devant lui la figure de son starets bien-aimé, du juste pour qui il avait un culte. C’est sur lui, sur lui seul que se concentrait parfois, au moins dans ses plus vifs élans, tout l’amour qu’il portait dans son jeune cœur «pour tous et tout». À vrai dire, cet être incarnait depuis si longtemps à ses yeux l’idéal absolu, qu’il y aspirait de toutes les forces de sa jeunesse, exclusivement, jusqu’à en oublier, par moments, «tous et tout». (Il se rappela par la suite avoir complètement oublié, en cette pénible journée, son frère Dmitri, dont il se préoccupait tant la veille; oublié aussi de porter les deux cents roubles au père d’Ilioucha, comme il se l’était promis.) Ce n’étaient pas des miracles qu’il lui fallait, mais seulement la «justice suprême», violée à ses yeux, ce qui le navrait. Qu’importe que cette «justice» attendue par Aliocha prît par la force des choses la forme de miracles opérés immédiatement par la dépouille de son ancien directeur qu’il adorait? C’est ce que pensait et attendait tout le monde, au monastère, même ceux devant lesquels il s’inclinait, le Père Païsius par exemple; Aliocha, sans se laisser troubler par le doute, rêvait de la même façon qu’eux. Une année entière de vie monastique l’y avait préparé, son cœur était accoutumé à cette attente. Toutefois il n’avait pas seulement soif de miracles, mais encore de justice. Et celui qui aurait dû, d’après son espérance, être élevé au-dessus de tous, se trouvait abaissé et couvert de honte! Pourquoi cela? Qui était juge? Ces questions tourmentaient son cœur innocent. Il avait été offensé et même irrité de voir le juste entre les justes livré aux railleries malveillantes de la foule frivole, si inférieure à lui. Qu’aucun miracle n’ait eu lieu, que l’attente générale ait été déçue, passe encore! Mais pourquoi cette honte, cette décomposition hâtive qui «devançait la nature», comme disaient les méchants moines? Pourquoi cet «avertissement» dont ils triomphaient avec le Père Théraponte, pourquoi s’y croyaient-ils autorisés? Où était donc la Providence? Pourquoi, pensait Aliocha, s’était-elle retirée «au moment décisif», paraissant se soumettre aux lois aveugles et impitoyables de la nature?


Aussi le cœur d’Aliocha saignait; comme nous l’avons déjà dit, il s’agissait de l’être qu’il chérissait le plus au monde, et qui était «couvert de honte et d’infamie!» Plaintes futiles et déraisonnables, mais, je le répète pour la troisième fois (et peut-être avec frivolité, j’y consens): je suis content que mon jeune homme ne se soit pas montré judicieux en un pareil moment, car le jugement vient toujours en son temps, quand on n’est pas sot; mais quand viendra l’amour, s’il n’y en a pas dans un jeune cœur à un moment exceptionnel? Il faut mentionner pourtant un phénomène étrange, mais passager, qui se manifesta dans l’esprit d’Aliocha à cet instant critique. C’était par intervalles une impression douloureuse résultant de la conversation de la veille avec son frère Ivan, qui l’obsédait maintenant. Non que ses croyances fondamentales fussent en rien ébranlées: en dépit de ses murmures subits, il aimait son Dieu et croyait fermement en lui. Pourtant une impression confuse, mais pénible et mauvaise, surgit dans son âme, et tendit à s’imposer de plus en plus.


À la nuit tombante, Rakitine, qui traversait le bois de pins pour aller au monastère, aperçut Aliocha, étendu sous un arbre, la face contre terre, immobile et paraissant dormir. Il s’approcha, l’interpella.


«C’est toi, Alexéi? Est-il possible que tu…» proféra-t-il étonné, mais il n’acheva pas. Il voulait dire: «Est-il possible que tu en sois là?» Aliocha ne tourna pas la tête, mais d’après un mouvement qu’il fit, Rakitine devina qu’il l’entendait et le comprenait.» Qu’as-tu donc? poursuivit-il surpris, mais un sourire ironique apparaissait déjà sur ses lèvres. Écoute, je te cherche depuis plus de deux heures. Tu as disparu tout à coup. Que fais-tu donc ici? Regarde-moi, au moins!»


Aliocha releva la tête, s’assit en s’adossant à l’arbre. Il ne pleurait pas, mais son visage exprimait la souffrance; on lisait dans ses yeux de l’irritation. D’ailleurs, il ne regardait pas Rakitine, mais à côté.


«Mais tu n’as plus le même visage! Ta fameuse douceur a disparu. Te serais-tu fâché contre quelqu’un? On t’a fait un affront?


– Laisse-moi! fit soudain Aliocha sans le regarder, avec un geste de lassitude.


– Oh, oh! voilà comme nous sommes! Un ange, crier comme les simples mortels! Eh bien, Aliocha, franchement tu me surprends, moi que rien n’étonne. Je te croyais plus cultivé.»


Aliocha le regarda enfin, mais d’un air distrait, comme s’il le comprenait mal.


«Et tout ça, parce que ton vieux sent mauvais! Croyais-tu sérieusement qu’il allait faire des miracles? s’écria Rakitine avec un étonnement sincère.


– Je l’ai cru, je le crois, je veux le croire toujours! Que te faut-il de plus? fit Aliocha avec irritation.


– Rien du tout, mon cher. Que diable, les écoliers de treize ans n’y croient plus! Alors, tu t’es fâché, te voilà maintenant en révolte contre ton Dieu: monsieur n’a pas reçu d’avancement, monsieur n’a pas été décoré! Quelle misère!»


Aliocha le regarda longuement, les yeux à demi fermés; un éclair y passa… mais ce n’était pas de la colère contre Rakitine.


» Je ne me révolte pas contre mon Dieu, seulement je n’accepte pas son univers, fit-il avec un sourire contraint.


– Comment, tu n’acceptes pas l’univers? répéta Rakitine après un instant de réflexion. Quel est ce galimatias?»


Aliocha ne répondit pas.


«Laissons ces niaiseries; au fait! As-tu mangé aujourd’hui?


– Je ne me souviens pas… Je crois que oui.


– Tu dois te restaurer, tu as l’air épuisé, cela fait peine à voir. Tu n’as pas dormi cette nuit, à ce qu’il paraît; vous aviez une séance. Ensuite tout ce remue-ménage, ces simagrées. Bien sûr, tu n’as bouffé que du pain bénit. J’ai dans ma poche un saucisson que j’ai apporté tantôt de la ville à tout hasard, mais tu n’en voudrais pas…


– Donne.


– Hé! hé! Alors, c’est la révolte ouverte, les barricades! Eh bien, frère, ne perdons pas de temps. Viens chez moi… Je boirais volontiers un verre d’eau-de-vie, je suis harassé. La vodka, bien sûr, ne te tente pas. Y goûterais-tu?


– Donne toujours.


– Ah bah! C’est bizarre! s’exclama Rakitine en lui lançant un regard stupéfait. Quoi qu’il en soit, eau-de-vie ou saucisson ne sont pas à dédaigner, allons!»


Aliocha se leva sans mot dire et suivit Rakitine.


«Si ton frère Ivan te voyait, c’est lui qui serait surpris! À propos, sais-tu qu’il est parti ce matin pour Moscou?


– Je le sais», dit Aliocha avec indifférence.


Soudain, l’image de Dmitri lui apparut, la durée d’un instant; il se rappela vaguement une affaire urgente, un devoir impérieux à remplir, mais ce souvenir ne lui fit aucune impression, ne parvint pas jusqu’à son cœur, s’effaça aussitôt de sa mémoire. Par la suite, il devait longtemps s’en souvenir.


«Ton frère Ivan m’a traité une fois de «ganache libérale». Toi-même m’as donné un jour à entendre que j’étais «malhonnête»… Soit. On va voir maintenant vos capacités et votre honnêteté (ceci fut chuchoté par Rakitine, à part soi). Écoute, reprit-il à haute voix, évitons le monastère, le sentier nous mène droit à la ville… Hem! je dois passer chez la Khokhlakov. Je lui ai écrit les événements; figure-toi qu’elle m’a répondu par un billet au crayon (elle adore écrire, cette dame) qu’» elle n’aurait jamais attendu une pareille conduite de la part d’un starets aussi respectable que le Père Zosime!» Sic. Elle aussi s’est fâchée; vous êtes tous les mêmes! Attends!»


Il s’arrêta brusquement et, la main sur l’épaule d’Aliocha:


«Sais-tu, Aliocha, dit-il d’un ton insinuant en le regardant dans les yeux, sous l’impression d’une idée subite qu’il craignait visiblement de formuler, malgré son air rieur, tant il avait peine à croire aux nouvelles dispositions d’Aliocha; sais-tu où nous ferions bien d’aller?


– Où tu voudras… ça m’est égal.


– Allons chez Grouchegnka, hein! Veux-tu? dit enfin Rakitine tout tremblant d’attente.


– Allons», répondit tranquillement Aliocha.


Rakitine s’attendait si peu à ce prompt consentement qu’il faillit faire un bond en arrière.


«À la bonne heure!» allait-il s’écrier, mais il saisit Aliocha par le bras et l’entraîna rapidement, craignant de le voir changer d’avis.


Ils marchaient en silence, Rakitine avait peur de parler.


«Comme elle sera contente…» voulut-il dire, mais il se tut. Ce n’était certes pas pour faire plaisir à Grouchegnka qu’il lui amenait Aliocha; un homme sérieux comme lui n’agissait que par intérêt. Il avait un double but: se venger d’abord, contempler «la honte du juste» et la «chute» probable d’Aliocha, «de saint devenu pécheur», ce dont il se réjouissait d’avance; en outre, il avait en vue un avantage matériel dont il sera question plus loin.


«Voilà une occasion qu’il faut saisir aux cheveux», songeait-il avec une gaieté maligne.

III. L’oignon

Grouchegnka habitait le quartier le plus animé, près de la place de l’Église, chez la veuve du marchand Morozov, où elle occupait dans la cour un petit pavillon en bois. La maison Morozov, une bâtisse en pierre, à deux étages, était vieille et laide; la propriétaire, une femme âgée, y vivait seule avec deux nièces, des vieilles filles. Elle n’avait pas besoin de louer son pavillon, mais on savait qu’elle avait admis Grouchegnka comme locataire (quatre ans auparavant) pour complaire à son parent, le marchand Samsonov, protecteur attitré de la jeune fille. On disait que le vieux jaloux, en installant chez elle sa «favorite», comptait sur la vigilance de la vieille femme pour surveiller la conduite de sa locataire. Mais cette vigilance devint bientôt inutile, de sorte que Mme Morozov ne voyait que rarement Grouchegnka et avait cessé de l’importuner en l’espionnant. À vrai dire, quatre ans s’étaient déjà écoulés depuis que le vieillard avait ramené du chef-lieu cette jeune fille de dix-huit ans, timide, gênée, fluette, maigre, pensive et triste, et beaucoup d’eau avait passé sous les ponts. On ne savait rien de précis sur elle dans notre ville, on n’en apprit pas davantage plus tard, même lorsque beaucoup de personnes commencèrent à s’intéresser à la beauté accomplie qu’était devenue Agraféna Alexandrovna. On racontait qu’à dix-sept ans elle avait été séduite par un officier qui l’avait aussitôt abandonnée pour se marier, laissant la malheureuse dans la honte et la misère. On disait d’ailleurs que, malgré tout, Grouchegnka sortait d’une famille honorable et d’un milieu ecclésiastique, étant la fille d’un diacre en disponibilité, ou quelque chose d’approchant. En quatre ans, l’orpheline sensible, malheureuse, chétive, était devenue florissante, vermeille, une beauté russe, au caractère énergique, fière, effrontée, habile à manier l’argent, avare et avisée, qui avait su, honnêtement ou non, amasser un certain capital. Une seule chose ne laissait aucun doute, c’est que Grouchegnka était inaccessible et qu’à part le vieillard, son protecteur, personne, durant ces quatre années, n’avait pu se vanter de ses faveurs. Le fait était certain, car bien des soupirants s’étaient présentés, surtout les deux dernières années. Mais toutes les tentatives échouèrent et quelques-uns durent même battre en retraite, couverts de ridicule, grâce à la résistance de cette jeune personne au caractère énergique. On savait encore qu’elle s’occupait d’affaires, surtout depuis un an, et qu’elle y manifestait des capacités remarquables, si bien que beaucoup avaient fini par la traiter de juive. Non qu’elle prêtât à usure; mais on savait, par exemple, qu’en compagnie de Fiodor Pavlovitch Karamazov elle avait racheté, pendant quelque temps, des billets à vil prix, au dixième de leur valeur, recouvrant ensuite, dans certains cas, la totalité de la créance. Le vieux Samsonov, que ses pieds enflés ne portaient plus depuis un an, veuf qui tyrannisait ses fils majeurs, capitaliste d’une avarice impitoyable, était tombé pourtant sous l’influence de sa protégée, qu’il avait tenue de court au début, à la portion congrue, «à l’huile de chènevis», disaient les railleurs. Mais Grouchegnka avait su s’émanciper, tout en lui inspirant une confiance sans bornes quant à sa fidélité. Ce vieillard, grand homme d’affaires, avait aussi un caractère remarquable: avare et dur comme pierre, bien que Grouchegnka l’eût subjugué au point qu’il ne pouvait se passer d’elle, il ne lui reconnut pas de capital important et, même si elle l’avait menacé de le quitter, il fût demeuré inflexible. En revanche, il lui réserva une certaine somme, et, quand on l’apprit, cela surprit tout le monde.» Tu n’es pas sotte, dit-il en lui assignant huit mille roubles, opère toi-même, mais sache qu’à part ta pension annuelle, comme auparavant, tu ne recevras rien de plus jusqu’à ma mort et que je ne te laisserai rien par testament.» Il tint parole, et ses fils, qu’il avait toujours gardés chez lui comme des domestiques avec leurs femmes et leurs enfants, héritèrent de tout; Grouchegnka ne fut même pas mentionnée dans le testament. Par ses conseils sur la manière de faire valoir son capital, il l’aida notablement et lui indiqua des «affaires». Quand Fiodor Pavlovitch Karamazov, entré en relation avec Grouchegnka à propos d’une opération «fortuite», finit par tomber amoureux d’elle jusqu’à en perdre la raison, le vieux Samsonov, qui avait déjà un pied dans la tombe, s’amusa beaucoup. Mais lorsque Dmitri Fiodorovitch se mit sur les rangs, le vieux cessa de rire.» S’il faut choisir entre les deux, lui dit-il une fois sérieusement, prends le père, mais à condition que le vieux coquin t’épouse et te reconnaisse au préalable un certain capital. Ne te lie pas avec le capitaine, tu n’en tirerais aucun profit.» Ainsi parla le vieux libertin, pressentant sa fin prochaine; il mourut en effet cinq mois plus tard. Soit dit en passant, bien qu’en ville la rivalité absurde et choquante des Karamazov père et fils fût connue de bien des gens, les véritables relations de Grouchegnka avec chacun d’eux demeuraient ignorées de la plupart. Même ses servantes (après le drame dont nous parlerons) témoignèrent en justice qu’Agraféna Alexandrovna recevait Dmitri Fiodorovitch uniquement par crainte, car «il avait menacé de la tuer». Elle en avait deux, une cuisinière fort âgée, depuis longtemps au service de sa famille, maladive et presque sourde, et sa petite-fille, alerte femme de chambre de vingt ans.


Grouchegnka vivait fort chichement, dans un intérieur des plus modestes, trois pièces meublées en acajou par la propriétaire, dans le style de 1820. À l’arrivée de Rakitine et d’Aliocha, il faisait déjà nuit, mais on n’avait pas encore allumé. La jeune femme était étendue au salon, sur son canapé au dossier d’acajou, recouvert de cuir dur, déjà usé et troué, la tête appuyée sur deux oreillers. Elle reposait sur le dos, immobile, les mains derrière la tête, portant une robe de soie noire, avec une coiffure en dentelle qui lui seyait à merveille; sur les épaules, un fichu agrafé par une broche en or massif. Elle attendait quelqu’un, inquiète et impatiente, le teint pâle, les lèvres et les yeux brûlants, son petit pied battant la mesure sur le bras du canapé. Au bruit que firent les visiteurs en entrant, elle sauta à terre, criant d’une voix effrayée:


«Qui va là?»


La femme de chambre s’empressa de rassurer sa maîtresse.


«Ce n’est pas lui, n’ayez crainte.»


«Que peut-elle bien avoir?» murmura Rakitine en menant par le bras Aliocha au salon.


Grouchegnka restait debout, encore mal remise de sa frayeur. Une grosse mèche de ses cheveux châtains, échappée de sa coiffure, lui tombait sur l’épaule droite, mais elle n’y prit pas garde et ne l’arrangea pas avant d’avoir reconnu ses hôtes.


«Ah! c’est toi Rakitka? Tu m’as fait peur! Avec qui es-tu? Seigneur, voilà qui tu m’amènes! s’écria-t-elle en apercevant Aliocha.


– Fais donc donner de la lumière! dit Rakitine, du ton d’un familier qui a le droit de commander dans la maison.


– Certainement… Fénia [113], apporte-lui une bougie… Tu as trouvé le bon moment pour l’amener!»


Elle fit un signe de tête à Aliocha et arrangea ses cheveux devant la glace. Elle paraissait mécontente.


«Je tombe mal? demanda Rakitine, l’air soudain vexé.


– Tu m’as effrayée, Rakitka, voilà tout.»


Grouchegnka se tourna en souriant vers Aliocha.


«N’aie pas peur de moi, mon cher Aliocha, reprit-elle, je suis charmée de ta visite inattendue. Je croyais que c’était Mitia qui voulait entrer de force. Vois-tu, je l’ai trompé tout à l’heure, il m’a juré qu’il me croyait et je lui ai menti. Je lui ai dit que j’allais chez mon vieux Kouzma [114] Kouzmitch faire les comptes toute la soirée. J’y vais, en effet, une fois par semaine. Nous nous enfermons à clef: il pioche ses comptes et j’écris dans les livres, il ne se fie qu’à moi. Comment Fénia vous a-t-elle laissés entrer? Fénia, cours à la porte cochère, regarde si le capitaine ne rôde pas aux alentours. Il est peut-être caché et nous épie, j’ai une peur affreuse!


– Il n’y a personne, Agraféna Alexandrovna; j’ai regardé partout, je vais voir à chaque instant par les fentes, j’ai peur moi aussi.


– Les volets sont-ils fermés? Fénia, baisse les rideaux, autrement il verrait la lumière. Je crains aujourd’hui ton frère Mitia, Aliocha.»


Grouchegnka parlait très haut, l’air inquiet et surexcité.


«Pourquoi cela? demanda Rakitine; il ne t’effraie pas d’ordinaire, tu le fais marcher comme tu veux.


– Je te dis que j’attends une nouvelle, de sorte que je n’ai que faire de Mitia, maintenant. Il n’a pas cru que j’allais chez Kouzma Kouzmitch, je le sens. À présent, il doit monter la garde chez Fiodor Pavlovitch, dans le jardin. S’il est embusqué là-bas, il ne viendra pas ici, tant mieux! J’y suis allée vraiment, chez le vieux. Mitia m’accompagnait; je lui ai fait promettre de venir me chercher à minuit. Dix minutes après, je suis ressortie et j’ai couru jusqu’ici; je tremblais qu’il me rencontrât.


– Pourquoi es-tu en toilette? Tu as un bonnet fort curieux.


– Tu es toi-même fort curieux, Rakitka! Je te répète que j’attends une nouvelle. Sitôt reçue, je m’envolerai, vous ne me verrez plus. Voilà pourquoi je me suis parée.


– Et où t’envoleras-tu?


– Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien.


– Comme elle est gaie!… Je ne t’ai jamais vue ainsi. Elle est attifée comme pour un bal! s’exclama Rakitine en l’examinant avec surprise.


– Es-tu au courant des bals?


– Et toi?


– J’en ai vu un, moi. Il y a trois ans, lorsque Kouzma Kouzmitch a marié son fils; je regardais de la tribune. Mais pourquoi causerais-je avec toi quand j’ai un prince pour hôte? Mon cher Aliocha, je n’en crois pas mes yeux; comment se peut-il que tu sois venu? À vrai dire, je ne t’attendais pas, je n’ai jamais cru que tu puisses venir. Le moment est mal choisi, pourtant je suis bien contente. Assieds-toi sur le canapé, ici, mon bel astre! Vraiment, je n’en reviens pas encore… Rakitka, si tu l’avais amené hier ou avant-hier!… Eh bien, je suis contente comme ça. Mieux vaut peut-être que ce soit maintenant, à une telle minute…»


Elle s’assit vivement à côté d’Aliocha et le regarda avec extase. Elle était vraiment contente et ne mentait pas. Ses yeux brillaient, elle souriait, mais avec bonté. Aliocha ne s’attendait pas à lui voir une expression aussi bienveillante… Il s’était fait d’elle une idée terrifiante; sa sortie perfide contre Catherine Ivanovna l’avait bouleversé l’avant-veille, maintenant il s’étonnait de la voir toute changée. Si accablé qu’il fût par son propre chagrin, il l’examinait malgré lui avec attention. Ses manières s’étaient améliorées; les intonations doucereuses, la mollesse des mouvements avaient presque disparu, faisant place à de la bonhomie, à des gestes prompts et sincères; mais elle était surexcitée.


«Seigneur, quelles choses étranges se passent aujourd’hui, ma parole! Pourquoi suis-je si heureuse de te voir, Aliocha, je l’ignore.


– Est-ce bien vrai? dit Rakitine en souriant. Auparavant, tu avais un but en insistant pour que je l’amène.


– Oui, un but qui n’existe plus maintenant, le moment est passé. Et maintenant, je vais vous bien traiter. Je suis devenue meilleure, à présent, Rakitka. Assieds-toi aussi. Mais c’est déjà fait, il ne s’oublie pas. Vois-tu, Aliocha, il est vexé que je ne l’aie pas invité le premier à s’asseoir. Il est susceptible, ce cher ami. Ne te fâche pas, Rakitka, je suis bonne en ce moment. Pourquoi es-tu si triste, Aliocha? Aurais-tu peur de moi?»


Grouchegnka sourit malicieusement en le regardant dans les yeux.


«Il a du chagrin. Un refus de grade.


– Quel grade?


– Son starets sent mauvais.


– Comment cela? Tu radotes; encore quelque vilenie, sans doute. Aliocha, laisse-moi m’asseoir sur tes genoux, comme ça.»


Et aussitôt elle s’installa sur ses genoux, telle qu’une chatte caressante, le bras droit tendrement passé autour de son cou.


«Je saurai bien te faire rire, mon gentil dévot! Vraiment, tu me laisses sur tes genoux, ça ne te fâche pas? Tu n’as qu’à le dire, je me lève.»


Aliocha se taisait. Il n’osait bouger, ne répondait pas aux paroles entendues, mais il n’éprouvait pas ce que pouvait imaginer Rakitine, qui l’observait d’un air égrillard. Son grand chagrin absorbait les sensations possibles, et s’il avait pu en ce moment s’analyser, il aurait compris qu’il était cuirassé contre les tentations. Néanmoins, malgré l’inconscience de son état et la tristesse qui l’accablait, il s’étonna d’éprouver une sensation étrange: cette femme «terrible» ne lui inspirait plus l’effroi inséparable dans son cœur de l’idée de la femme. Au contraire, installée sur ses genoux et l’enlaçant, elle éveillait en lui un sentiment inattendu, une curiosité candide sans la moindre frayeur. Voilà ce qui le surprenait malgré lui.


«Assez causé pour ne rien dire! s’écria Rakitine. Fais plutôt servir du champagne, tu sais que j’ai ta parole.


– C’est vrai, Aliocha, je lui ai promis du champagne s’il t’amenait. Fénia, apporte la bouteille que Mitia a laissée, dépêche-toi. Bien que je sois avare, je donnerai une bouteille, pas pour toi, Rakitine, tu n’es qu’un pauvre sire, mais pour lui. Je n’ai pas le cœur à ça; mais n’importe, je veux boire avec vous.


– Quelle est donc cette «nouvelle»? peut-on le savoir, est-ce un secret? insista Rakitine, sans prendre garde en apparence aux brocards qu’on lui lançait.


– Un secret dont tu es au courant, dit Grouchegnka d’un air préoccupé: mon officier arrive.


– Je l’ai entendu dire, mais est-il si proche?


– Il est maintenant à Mokroïé, d’où il enverra un exprès; je viens de recevoir une lettre. J’attends.


– Tiens! Pourquoi à Mokroïé?


– Ce serait trop long à raconter; en voilà assez.


– Mais alors, et Mitia, le sait-il?


– Il n’en sait pas le premier mot. Sinon, il me tuerait. D’ailleurs, je n’ai plus peur de lui, maintenant. Tais-toi, Rakitka, que je n’entende plus parler de lui; il m’a fait trop de mal. J’aime mieux songer à Aliocha, le regarder… Souris donc, mon chéri, déride-toi tu me feras plaisir… Mais il a souri! Vois comme il me regarde d’un air caressant. Sais-tu, Aliocha, je croyais que tu m’en voulais à cause de la scène d’hier, chez cette demoiselle. J’ai été rosse… Pourtant, c’était réussi, en bien et en mal, dit Grouchegnka pensivement, avec un sourire mauvais, Mitia m’a dit qu’elle criait: «Il faut la fouetter!» Je l’ai gravement offensée. Elle m’a attirée, elle a voulu me séduire avec son chocolat… Non, ça s’est bien passé comme ça.» Elle sourit de nouveau.» Seulement, je crains que tu ne sois fâché…


– En vérité, Aliocha, elle te craint, toi, le petit poussin, intervint Rakitine avec une réelle surprise.


– C’est pour toi, Rakitine, qu’il est un petit poussin, car tu n’as pas de conscience. Moi, je l’aime. Le crois-tu, Aliocha, je t’aime de toute mon âme.


– Ah! l’effrontée! Elle te fait une déclaration, Aliocha.


– Eh bien quoi, je l’aime.


– Et l’officier? Et l’heureuse nouvelle de Mokroïé?


– Ce n’est pas la même chose.


– Voilà la logique des femmes!


– Ne me fâche pas, Rakitine. Je te dis que ce n’est pas la même chose. J’aime Aliocha autrement. À vrai dire, Aliocha, j’ai eu de mauvais desseins à ton égard. Je suis vile, je suis violente; mais à certains moments je te regardais comme ma conscience. Je me disais: «Comme il doit me mépriser, maintenant!» J’y pensais avant-hier en me sauvant de chez cette demoiselle. Depuis longtemps je t’ai remarqué, Aliocha; Mitia le sait, il me comprend. Le croiras-tu, parfois je suis saisie de honte en te regardant. Comment suis-je venue à penser à toi, et depuis quand? je l’ignore.»


Fénia entra, posa sur la table un plateau avec une bouteille débouchée et trois verres pleins.


«Voilà le champagne! s’écria Rakitine. Tu es excitée, Agraféna Alexandrovna. Après avoir bu, tu te mettras à danser. Quelle maladresse! ajouta-t-il: il est déjà versé et tiède, et il n’y a pas de bouchon.»


Il n’en vida pas moins son verre d’un trait et le remplit à nouveau.


«On a rarement l’occasion, déclara-t-il en s’essuyant les lèvres; allons, Aliocha, prends ton verre, et sois brave. Mais, à quoi boirons-nous? Prends le tien, Groucha, et buvons aux portes du paradis.


– Qu’entends-tu par là?»


Elle prit un verre, Aliocha but une gorgée du sien et le reposa.


«Non, j’aime mieux m’abstenir, dit-il avec un doux sourire.


– Ah! tu te vantais! cria Rakitine.


– Moi aussi, alors, fit Grouchegnka. Achève la bouteille, Rakitka. Si Aliocha boit, je boirai.


– Voilà les effusions qui commencent! goguenarda Rakitine. Et elle est assise sur ses genoux! Lui a du chagrin, j’en conviens, mais toi, qu’as-tu? Il est en révolte contre son Dieu, il allait manger du saucisson!


– Comment cela?


– Son starets est mort aujourd’hui, le vieux Zosime, le saint.


– Ah! il est mort. Je n’en savais rien, dit-elle en se signant. Seigneur, et moi qui suis sur ses genoux!»


Elle se leva vivement et s’assit sur le canapé. Aliocha la considéra avec surprise et son visage s’éclaira.


«Rakitine, proféra-t-il d’un ton ferme, ne m’irrite pas en disant que je me suis révolté contre mon Dieu. Je n’ai pas d’animosité contre toi; sois donc meilleur, toi aussi. J’ai fait une perte inestimable, et tu ne peux me juger en ce moment. Regarde-la, elle; tu as vu sa mansuétude à mon égard? J’étais venu ici trouver une âme méchante, poussé par mes mauvais sentiments: j’ai rencontré une véritable sœur, une âme aimante, un trésor… Agraféna Alexandrovna, c’est de toi que je parle. Tu as régénéré mon âme.»


Aliocha oppressé se tut, les lèvres tremblantes.


«On dirait qu’elle t’a sauvé! railla Rakitine. Mais sais-tu qu’elle voulait te manger?


– Assez, Rakitine! Taisez-vous tous les deux. Toi, Aliocha, parce que tes paroles me font honte: tu me crois bonne, je suis mauvaise. Toi, Rakitka, parce que tu mens. Je m’étais proposé de le manger, mais c’est du passé, cela. Que je ne t’entende plus parler ainsi, Rakitka!»


Grouchegnka s’était exprimée avec une vive émotion.


«Ils sont enragés! murmura Rakitine en les considérant avec surprise, on se croirait dans une maison de santé. Tout à l’heure ils vont pleurer, pour sûr!


– Oui, je pleurerai, oui, je pleurerai! affirma Grouchegnka; il m’a appelée sa sœur, je ne l’oublierai jamais! Si mauvaise que je sois, Rakitka, j’ai pourtant donné un oignon.


– Quel oignon? Diable, ils sont toqués pour de bon!»


Leur exaltation étonnait Rakitine, qui aurait dû comprendre que tout concourait à les bouleverser d’une façon exceptionnelle. Mais Rakitine, subtil quand il s’agissait de lui, démêlait mal les sentiments et les sensations de ses proches, autant par égoïsme que par inexpérience juvénile.


«Vois-tu, Aliocha, reprit Grouchegnka avec un rire nerveux, je me suis vantée à Rakitine d’avoir donné un oignon. Je vais t’expliquer la chose en toute humilité. Ce n’est qu’une légende: Matrone, la cuisinière, me la racontait quand j’étais enfant: «Il y avait une mégère qui mourut sans laisser derrière elle une seule vertu. Les diables s’en saisirent et la jetèrent dans le lac de feu. Son ange gardien se creusait la tête pour lui découvrir une vertu et en parler à Dieu. Il se rappela et dit au Seigneur: «Elle a arraché un oignon au potager pour le donner à une mendiante.» Dieu lui répondit: «Prends cet oignon, tends-le à cette femme dans le lac, qu’elle s’y cramponne. Si tu parviens à la retirer, elle ira en paradis: si l’oignon se rompt, elle restera où elle est.» L’ange courut à la femme, lui tendit l’oignon.» Prends, dit-il, tiens bon.» Il se mit à la tirer avec précaution, elle était déjà dehors. Les autres pécheurs, voyant qu’on la retirait du lac, s’agrippèrent à elle, voulant profiter de l’aubaine. Mais la femme, qui était fort méchante, leur donnait des coups de pied: «C’est moi qu’on tire et non pas vous; c’est mon oignon, non le vôtre.» À ces mots, l’oignon se rompit. La femme retomba dans le lac où elle brûle encore. L’ange partit en pleurant. «Voilà cette légende, Aliocha; ne me crois pas bonne, c’est tout le contraire; tes éloges me feraient honte. Je désirais tellement ta venue, que j’ai promis vingt-cinq roubles à Rakitka s’il t’amenait. Un instant.»


Elle alla ouvrir un tiroir, prit son porte-monnaie et en sortit un billet de vingt-cinq roubles.


«C’est absurde! s’écria Rakitine embarrassé.


– Tiens, Rakitka, je m’acquitte envers toi; tu ne refuseras pas, tu l’as demandé toi-même.»


Elle lui jeta le billet.


«Comment donc, répliqua-t-il, s’efforçant de cacher sa confusion, c’est tout profit, les sots existent dans l’intérêt des gens d’esprit.


– Et maintenant, tais-toi, Rakitka. Ce que je vais dire ne s’adresse pas à toi. Tu ne nous aimes pas.


– Et pourquoi vous aimerais-je?» dit-il brutalement.


Il avait compté être payé à l’insu d’Aliocha, dont la présence lui faisait honte et l’irritait. Jusqu’alors, par politique, il avait ménagé Grouchegnka, malgré ses mots piquants, car elle paraissait le dominer. Mais la colère le gagnait.» On aime pour quelque chose. Qu’avez-vous fait pour moi tous les deux?


– Aime pour rien, comme Aliocha.


– Comment t’aime-t-il et que t’a-t-il témoigné? En voilà des embarras!»


Grouchegnka, debout au milieu du salon, parlait avec chaleur, d’une voix exaltée.


«Tais-toi, Rakitka, tu ne comprends rien à nos sentiments. Et cesse de me tutoyer, je te le défends; d’où te vient cette audace? Assieds-toi dans un coin et plus un mot!… Maintenant, Aliocha, je vais me confesser à toi seul, pour que tu saches qui je suis. Je voulais te perdre, j’y étais décidée, au point d’acheter Rakitine pour qu’il t’amenât. Et pourquoi cela? Tu n’en savais rien, tu te détournais de moi, tu passais les yeux baissés. Moi, j’interrogeais les gens sur ton compte. Ta figure me poursuivait.» Il me méprise, pensais-je, et ne veut même pas me regarder.» À la fin, je me demandai avec surprise: «Pourquoi craindre ce gamin? je le mangerai, ça m’amusera.» J’étais exaspérée. Crois-moi, personne ici n’oserait manquer de respect à Agraféna Alexandrovna; je n’ai que ce vieillard auquel je me suis vendue, c’est Satan qui nous a unis, mais personne d’autre. J’avais donc décidé que tu serais ma proie, c’était un peu pour moi. Voilà la détestable créature que tu as traitée de sœur. Maintenant mon séducteur est arrivé, j’attends des nouvelles. Sais-tu ce qu’il était pour moi? Il y a cinq ans, lorsque Kouzma m’amena ici, je me cachais parfois pour n’être ni vue, ni entendue; comme une sotte, je sanglotais, je ne dormais plus, me disant: «Où est-il, le monstre? Il doit rire de moi avec une autre. Oh! comme je me vengerai si jamais je le rencontre!» Dans l’obscurité, je sanglotais sur mon oreiller, je me torturais le cœur à dessein.» Il me le paiera!» criais-je. En pensant que j’étais impuissante, que lui se moquait de moi, qu’il m’avait peut-être complètement oubliée, je glissais de mon lit sur le plancher, inondée de larmes, en proie à une crise de nerfs. Tout le monde me devint odieux. Ensuite, j’amassai un capital, je m’endurcis, je pris de l’embonpoint. Tu penses que je suis devenue plus raisonnable? Pas du tout. Personne ne s’en doute, mais quand vient la nuit, il m’arrive, comme il y a cinq ans, de grincer des dents et de m’écrier en pleurant: «Je me vengerai, je me vengerai!» Tu m’as suivie? Alors, que penses-tu de ceci? Il y a un mois, je reçois une lettre m’annonçant son arrivée. Devenu veuf, il veut me voir. Je suffoquai. Seigneur, il va venir et m’appeler, je ramperai vers lui comme un chien battu, comme une coupable! Je ne puis y croire moi-même: «Aurai-je ou non la bassesse de courir à lui?» Et une colère contre moi-même m’a prise, ces dernières semaines, plus violente qu’il y a cinq ans. Tu vois mon exaspération, Aliocha; je me suis confessée à toi. Mitia n’était qu’une diversion. Tais-toi, Rakitka, ce n’est pas à toi de me juger. Avant votre arrivée, j’attendais, je songeais à mon avenir, et vous ne connaîtrez jamais mon état d’âme. Aliocha, dis à cette demoiselle de ne pas m’en vouloir pour la scène d’avant-hier!… Personne au monde ne peut comprendre ce que j’éprouve maintenant… Peut-être emporterai-je un couteau, je ne suis pas encore fixée.»


Incapable de se contenir, Grouchegnka s’interrompit, se couvrit le visage de ses mains, s’abattit sur le canapé, sanglota comme une enfant. Aliocha se leva et s’approcha de Rakitine.


«Micha, dit-il, elle t’a offensé, mais ne sois pas fâché. Tu l’as entendue? On ne peut pas trop demander à une âme, il faut être miséricordieux.»


Aliocha prononça ces paroles dans un élan irrésistible. Il avait besoin de s’épancher et les aurait dites même seul. Mais Rakitine le regarda ironiquement et Aliocha s’arrêta.


«Tu as la tête pleine de ton starets et tu me bombardes à sa manière, Alexéi, homme de Dieu, dit-il avec un sourire haineux.


– Ne te moque pas, Rakitine, ne parle pas du mort, il était supérieur à tous sur la terre, s’écria Aliocha avec des larmes dans la voix. Ce n’est pas en juge que je te parle, mais comme le dernier des accusés. Que suis-je devant elle? J’étais venu ici pour me perdre, par lâcheté. Mais elle, après cinq ans de souffrances, pour une parole sincère qu’elle entend, pardonne, oublie tout et pleure! Son séducteur est revenu, il l’appelle, elle lui pardonne et court joyeusement à lui. Car elle ne prendra pas de couteau, non. Je ne suis pas comme ça, Micha; j’ignore si tu l’es, toi. C’est une leçon pour moi… Elle nous est supérieure… Avais-tu entendu auparavant ce qu’elle vient de raconter? Non, sans doute, car tu aurais tout compris depuis longtemps… Elle pardonnera aussi, celle qui a été offensée avant-hier, quand elle saura tout… Cette âme n’est pas encore réconciliée; il faut la ménager… elle recèle peut-être un trésor…»


Aliocha se tut, car la respiration lui manquait. Malgré son irritation, Rakitine le regardait, avec surprise. Il ne s’attendait pas à une pareille tirade du paisible Aliocha.


«Quel avocat! Serais-tu amoureux d’elle? Agraféna Alexandrovna, tu as tourné la tête à notre ascète!» s’écria-t-il dans un rire impudent.


Grouchegnka releva la tête, sourit doucement à Aliocha, le visage encore gonflé des larmes qu’elle venait de répandre.


«Laisse-le, Aliocha, mon chérubin, tu vois comme il est, à quoi bon lui parler. Mikhaïl Ossipovitch, je voulais te demander pardon, maintenant j’y renonce. Aliocha, viens t’asseoir ici (elle lui prit la main et le regardait, radieuse), dis-moi, est-ce que je l’aime, oui ou non, mon séducteur? Je me le demandais, ici, dans l’obscurité. Éclaire-moi, l’heure est venue, je ferai ce que tu diras. Faut-il pardonner?


– Mais tu as déjà pardonné.


– C’est vrai, dit Grouchegnka, songeuse. Oh! le lâche cœur! Je vais boire à ma lâcheté.»


Elle prit un verre qu’elle vida d’un trait, puis le lança à terre. Il y avait de la cruauté dans son sourire.


«Peut-être n’ai-je pas encore pardonné, dit-elle d’un air menaçant, les yeux baissés, comme se parlant à elle-même. Peut-être que mon cœur pense seulement à pardonner. Vois-tu, Aliocha, ce sont mes cinq années de larmes que je chérissais; c’est mon offense, et non pas lui.


– Eh bien, je ne voudrais pas être dans sa peau! dit Rakitine.


– Mais tu n’y seras jamais, Rakitka. Tu décrotteras mes souliers, voilà à quoi je t’emploierai. Une femme comme moi n’est pas faite pour toi… Et peut-être pas pour lui…


– Alors, pourquoi cette toilette?


– Ne me reproche pas cette toilette, Rakitka, tu ne connais pas mon cœur! Il ne tient qu’à moi de l’arracher à l’instant. Tu ne sais pas pourquoi je l’ai mise. Peut-être irai-je lui dire: «M’as tu jamais vue si belle?» Quand il m’a quittée, j’étais une gamine de dix-sept ans, malingre et pleureuse. Je le cajolerai, je l’allumerai: «Tu vois ce que je suis devenue; eh bien, mon cher, assez causé, ça te met l’eau à la bouche, va boire ailleurs!» Voilà peut-être, Rakitka, à quoi servira cette toilette. Je suis emportée, Aliocha. Je puis déchirer cette toilette, me défigurer, aller mendier. Je suis capable de rester chez moi maintenant, de rendre demain à Kouzma son argent, ses cadeaux, et d’aller travailler à la journée. Tu penses que le courage me manquerait, Rakitka? Il suffit qu’on me pousse à bout… Quant à l’autre, je le chasserai, je lui ferai la nique…»


Ces dernières paroles proférées comme dans une crise, elle couvrit son visage de ses mains, et se jeta sur les coussins en sanglotant de nouveau. Rakitine se leva.


«Il se fait tard, dit-il; on ne nous laissera pas entrer au monastère.»


Grouchegnka sursauta.


«Comment, Aliocha, tu veux me quitter? s’écria-t-elle avec une douloureuse surprise. Y penses-tu? Tu m’as bouleversée, et maintenant voici de nouveau la nuit, la solitude.


– Il ne peut cependant pas passer la nuit chez toi. Mais s’il veut, soit, je m’en irai seul! dit malignement Rakitine.


– Tais-toi, méchant, cria Grouchegnka courroucée; tu ne m’as jamais parlé comme il vient de le faire.


– Que t’a-t-il dit de si extraordinaire?


– Je ne sais pas, mais il m’a retourné le cœur… Il a été le premier, le seul à avoir pitié de moi. Que n’es-tu venu plus tôt, mon chérubin!» Elle tomba à genoux devant Aliocha, comme en extase.» Toute ma vie, j’ai attendu quelqu’un comme toi, qui m’apporterait le pardon. J’ai cru qu’on m’aimerait pour autre chose que ma honte!


– Qu’ai-je fait pour toi? répondit Aliocha avec un tendre sourire, en se penchant sur elle et en lui prenant les mains; j’ai donné un oignon, le plus petit, voilà tout!…»


Les larmes le gagnèrent. À ce moment, on entendit du bruit; quelqu’un entrait dans le vestibule; Grouchegnka se leva effrayée; Fénia fit une bruyante irruption dans la chambre.


«Madame, ma bonne chère madame, le courrier est arrivé, s’écria-t-elle gaiement, tout essoufflée. Le tarantass vient de Mokroïé, avec le postillon Timothée, on va changer les chevaux… Une lettre, madame, voici une lettre!»


Elle brandissait la lettre en criant. Grouchegnka s’en saisit, l’approcha de la bougie. C’était un billet de quelques lignes; elle les lut en un instant.


«Il m’appelle!» Elle était pâle, la figure contractée par un sourire maladif.» Il me siffle: rampe, petit chien!»


Mais elle ne resta qu’un moment indécise; le sang lui monta soudain au visage.


«Je pars! Adieu, mes cinq années! Adieu, Aliocha, le sort en est jeté… Écartez-vous tous, allez-vous-en, que je ne vous voie plus! Grouchegnka vole vers une vie nouvelle… Ne me garde pas rancune, Rakitka. C’est peut-être à la mort que je vais! Oh! je suis comme ivre!»


Elle se précipita dans la chambre à coucher.


«Maintenant elle n’a que faire de nous, grommela Rakitine. Allons-nous-en, cette musique pourrait bien recommencer; j’en ai les oreilles rebattues…»


Aliocha se laissa emmener machinalement.


Dans la cour, c’étaient des allées et venues à la lueur d’une lanterne; on changeait l’attelage de trois chevaux. À peine les jeunes gens avaient-ils quitté le perron que la fenêtre de la chambre à coucher s’ouvrit; la voix de Grouchegnka s’éleva, sonore.


«Aliocha, salue ton frère Mitia, dis-lui qu’il ne garde pas un mauvais souvenir de moi. Répète-lui mes paroles: «C’est à un misérable que s’est donnée Grouchegnka, et non à toi, qui es noble!» Ajoute que Grouchegnka l’a aimé pendant une heure, rien qu’une heure; qu’il se souvienne toujours de cette heure; désormais, c’est Grouchegnka qui le lui ordonne… toute sa vie…»


Elle acheva avec des sanglots dans la voix. La fenêtre se referma.


«Hum! murmura Rakitine en riant; elle égorge Mitia, et veut qu’il s’en souvienne toute sa vie. Quelle férocité!»


Aliocha ne parut pas avoir entendu. Il marchait rapidement à côté de son compagnon; il avait l’air hébété. Rakitine eut soudain la sensation qu’on lui mettait un doigt sur une plaie vive: en emmenant Aliocha chez Grouchegnka, il s’était attendu à tout autre chose, et sa déception était grande.


«C’est un Polonais, son officier, reprit-il en se contenant; d’ailleurs, il n’est plus officier, maintenant; il a été au service de la douane en Sibérie, à la frontière chinoise; ce doit être un pauvre diable, on dit qu’il a perdu sa place. Il a sans doute eu vent que Grouchegnka a le magot et le voilà qui rapplique; cela explique tout.»


De nouveau Aliocha ne parut pas avoir entendu. Rakitine n’y tint plus.


«Alors, tu as converti une pécheresse? Tu as mis une femme de mauvaise vie dans la bonne voie? Tu as chassé les démons, hein! Les voilà, les miracles que nous attendions; ils se sont réalisés?


– Cesse donc, Rakitine! dit Aliocha, l’âme douloureuse.


– Tu me «méprises» à présent à cause des vingt-cinq roubles que j’ai reçus? J’ai vendu un véritable ami. Mais tu n’es pas le Christ, et je ne suis pas Judas.


– Rakitine, je t’assure que je n’y pensais plus; c’est toi qui me le rappelles.»


Mais Rakitine était exaspéré.


«Que le diable vous emporte tous! s’écria-t-il soudain. Pourquoi, diable, me suis-je lié avec toi? Dorénavant, je ne veux plus te connaître. Va-t’en seul, voilà ton chemin.»


Il tourna dans une ruelle, abandonnant Aliocha dans les ténèbres. Aliocha sortit de la ville et regagna le monastère par les champs.

IV. Les noces de Cana

Il était déjà très tard pour le monastère, lorsque Aliocha arriva à l’ermitage; le frère portier l’introduisit par une entrée particulière. Neuf heures avaient sonné, l’heure du repos après une journée aussi agitée. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du starets, où se trouvait maintenant son cercueil. Il n’y avait personne, sauf le Père Païsius, lisant l’Évangile devant le mort, et le jeune novice Porphyre, épuisé par l’entretien de la dernière nuit et les émotions de la journée; il dormait du profond sommeil de la jeunesse, couché par terre dans la pièce voisine. Le Père Païsius, qui avait entendu Aliocha entrer, ne tourna même pas la tête. Aliocha s’agenouilla dans un coin et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations demeuraient confuses, l’une chassant l’autre dans une sorte de mouvement giratoire uniforme. Chose étrange, il éprouvait un sentiment de bien-être et ne s’en étonnait pas. Il contemplait de nouveau ce mort qui lui était si cher, mais la pitié éplorée et douloureuse du matin avait disparu. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant un sanctuaire; pourtant la joie rayonnait dans son âme. Un air frais entrait par la fenêtre ouverte.» Il faut donc que l’odeur ait augmenté pour qu’on se soit décidé à ouvrir une fenêtre», pensa Aliocha. Mais il n’était plus angoissé, ni indigné par cette idée de la corruption. Il se mit à prier doucement; bientôt il s’aperçut que c’était presque machinal. Des fragments d’idées surgissaient, tels que des feux follets; en revanche, régnaient dans son âme une certitude, un apaisement dont il avait conscience. Il se mettait à prier avec ferveur, plein de reconnaissance et d’amour… Bientôt il passait à autre chose, se prenait à réfléchir, oubliant finalement la prière et les divagations qui l’avaient interrompue. Il prêta l’oreille à la lecture du Père Païsius, mais finit par somnoler, épuisé…


Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était.


Et Jésus fut aussi convié aux noces, avec ses disciples [115].


«Les noces?… Cette idée tourbillonnait dans l’esprit d’Aliocha. – Elle aussi est heureuse… elle est allée à un festin… Non, certes, elle n’a pas pris de couteau… C’était seulement une parole «fâcheuse…». Il faut toujours pardonner les paroles fâcheuses. Elles consolent l’âme… Sans elles la douleur serait insupportable. Rakitine a pris la ruelle. Tant qu’il songera à ses griefs, il prendra toujours la ruelle… Mais la route, la grande route droite, claire, cristalline, avec le soleil resplendissant, au bout… Que lit-on?


Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit: Ils n’ont point de vin


– Ah! oui, j’ai manqué le commencement, c’est dommage, j’aime ce passage: les noces de Cana, le premier miracle… Quel beau miracle! Il fut consacré à la joie et non au deuil…» Qui aime les hommes aime aussi leur joie…» Le défunt le répétait à chaque instant, c’était une de ses principales idées…» On ne peut pas vivre sans joie», affirme Mitia… Tout ce qui est vrai et beau respire toujours le pardon; il le disait aussi.


…Jésus lui dit: Femme, qu’y a-t-il entre vous et moi? Mon heure n’est pas encore venue.


Sa mère dit à ceux qui servaient: Faites tout ce qu’il vous dira


– Faites… Procurez la joie à de très pauvres gens… Fort pauvres, assurément, puisque même à leurs noces le vin manqua… Les historiens racontent qu’autour du lac de Génézareth et dans la région était alors disséminée la population la plus pauvre qu’on puisse imaginer… Et sa mère au grand cœur savait qu’il n’était pas venu seulement accomplir sa mission sublime, mais qu’il partageait la joie naïve des gens simples et ignorants qui l’invitaient cordialement à leurs humbles noces.» Mon heure n’est pas encore venue.» Il parle avec un doux sourire (oui, il a dû lui sourire tendrement). En réalité, se peut-il qu’il soit venu sur terre pour multiplier le vin à de pauvres noces? Mais il a fait ce qu’elle lui demandait…


…Jésus leur dit: Remplissez d’eau ces urnes. Et ils les remplirent jusqu’au bord.


Alors Jésus leur dit: Puisez maintenant et portez-en au maître d’hôtel. Et ils lui en portèrent.


Dès que le maître d’hôtel eut goûté l’eau changée en vin, ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l’eau le sussent bien, il appela l’époux.


Et lui dit: Tout homme sert d’abord le bon vin; puis, après qu’on en a beaucoup bu, il en sert de moins bon; mais toi tu as réservé le bon vin jusqu’à maintenant.


– Mais qu’arrive-t-il? Pourquoi la chambre oscille-t-elle? Ah! oui… ce sont les noces, le mariage… bien sûr. Voici les invités, les jeunes époux, la foule joyeuse et… où est donc le sage maître d’hôtel? Qui est-ce? La chambre oscille de nouveau… Qui se lève à la grande table? Comment… lui aussi est ici? Mais il était dans son cercueil… Il s’est levé, il m’a vu, il vient ici… Seigneur!…»


En effet, il s’est approché, le petit vieillard sec, au visage sillonné de rides, riant doucement. Le cercueil a disparu; il est habillé comme hier, en leur compagnie, quand ses visiteurs se réunirent; il a le visage découvert, les yeux brillants. Est-ce possible, lui aussi prend part au festin, lui aussi est invité aux noces de Cana?


«Tu es aussi invité, mon cher, dans toutes les règles, dit sa voix paisible. Pourquoi te cacher ici?… on ne te voit pas… Viens vers nous.»


C’est sa voix, la voix du starets Zosime… Comment ne serait-ce pas lui, puisqu’il l’appelle? Le starets prit la main d’Aliocha, qui se releva.


«Réjouissons-nous, poursuivit le vieillard, buvons le vin nouveau, le vin de la grande joie; vois-tu tous ces invités? Voici le fiancé et la fiancée; voici le sage maître d’hôtel, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu surpris de me voir? J’ai donné un oignon, et me voici. Beaucoup parmi eux n’ont donné qu’un oignon, un tout petit oignon… Que sont nos œuvres, mon bien cher! Vois-tu notre Soleil. L’aperçois-tu? aujourd’hui donner un oignon à une affamée. Commence ton œuvre, mon bien cher! Vois-tu notre Soleil, L’aperçois-tu?


– J’ai peur… je n’ose pas regarder… balbutia Aliocha.


– N’aie pas peur de Lui. Sa majesté est terrible, sa grandeur nous écrase, mais sa miséricorde est sans bornes; par amour il s’est fait semblable à nous et se réjouit avec nous; il change l’eau en vin, pour ne pas interrompre la joie des invités; il en attend d’autres; il les appelle continuellement et aux siècles des siècles. Et voilà qu’on apporte le vin nouveau; tu vois les vaisseaux…»


Une flamme brûlait dans le cœur d’Aliocha; il le sentait plein à déborder; des larmes de joie lui échappèrent… Il étendit les bras, poussa un cri, s’éveilla…


De nouveau le cercueil, la fenêtre ouverte et la lecture calme, grave, rythmée de l’Évangile. Mais Aliocha n’écoutait plus. Chose étrange, il s’était endormi à genoux et se trouvait maintenant debout. Soudain, comme soulevé de sa place, il s’approcha en trois pas du cercueil, il heurta même de l’épaule le Père Païsius sans le remarquer. Celui-ci leva les yeux, mais reprit aussitôt sa lecture, se rendant compte que le jeune homme n’était pas dans son état normal. Aliocha contempla un instant le cercueil, le mort qui y était allongé, le visage recouvert, l’icône sur la poitrine, le capuce surmonté de la croix à huit branches. Il venait d’entendre sa voix, elle retentissait à ses oreilles. Il écouta encore, attendit… Soudain il se tourna brusquement et quitta la cellule.


Il descendit le perron sans s’arrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté, d’espace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste s’étendait à l’infini, les calmes étoiles scintillaient. Du zénith à l’horizon apparaissait, indistincte, la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison les opulentes fleurs d’automne s’étaient endormies jusqu’au matin. Le calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux: le mystère terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait; soudain, comme fauché, il se prosterna.


Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière; mais il l’embrassait en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et il se promettait avec exaltation de l’aimer, de l’aimer toujours.» Arrose la terre de larmes de joie et aime-les…» Ces paroles retentissaient dans son âme. Sur quoi pleurait-il? Oh! dans son extase, il pleurait même sur ces étoiles qui scintillaient dans l’infini, et «n’avait pas honte de cette exaltation». On aurait dit que les fils de ces mondes innombrables convergeaient dans son âme et que celle-ci frémissait toute, «en contact avec les autres mondes». Il aurait voulu pardonner, à tous et pour tout, et demander pardon, non pour lui, mais pour les autres et pour tout; «les autres le demanderont pour moi», ces mots aussi lui revenaient en mémoire. De plus en plus, il sentait d’une façon claire et quasi tangible qu’un sentiment ferme et inébranlable pénétrait dans son âme, qu’une idée s’emparait à jamais de son esprit. Il s’était prosterné faible adolescent et se releva lutteur solide pour le reste de ses jours, il en eut conscience à ce moment de sa crise. Et plus jamais, par la suite, Aliocha ne put oublier cet instant. «Mon âme a été visitée à cette heure», disait-il plus tard, en croyant fermement à la vérité de ses paroles.


Trois jours après, il quitta le monastère, conformément à la volonté de son starets, qui lui avait ordonné de «séjourner dans le monde».

Livre VIII: Mitia

I. Kouzma Samsonov

Dmitri Fiodorovitch, à qui Grouchegnka, en volant vers une vie nouvelle, avait fait transmettre son dernier adieu, voulant qu’il se souvînt toute sa vie d’une heure d’amour, était en ce moment aux prises avec les pires difficultés. Comme lui-même le dit par la suite, il passa ces deux jours sous la menace d’une congestion cérébrale. Aliocha n’avait pu le découvrir la veille, et il n’était pas venu au rendez-vous assigné par Ivan au cabaret. Conformément à ses instructions, ses logeurs gardèrent le silence. Durant ces deux jours qui précédèrent la catastrophe, il fut littéralement aux abois, «luttant avec sa destinée pour se sauver», suivant sa propre expression. Il s’absenta même quelques heures de la ville pour une affaire urgente, malgré sa crainte de laisser Grouchegnka sans surveillance. L’enquête ultérieure précisa l’emploi de son temps de la façon la plus formelle; nous nous bornerons à noter les faits essentiels.


Bien que Grouchegnka l’eût aimé pendant une heure, elle le tourmentait impitoyablement. D’abord, il ne pouvait rien connaître de ses intentions; impossible de les pénétrer par la douceur ou la violence; elle se serait fâchée et détournée de lui tout à fait. Il avait l’intuition qu’elle se débattait dans l’incertitude sans parvenir à prendre une décision; aussi pensait-il non sans raison qu’elle devait parfois le détester, lui et sa passion. Tel était peut-être le cas; mais il ne pouvait comprendre exactement ce qui causait l’anxiété de Grouchegnka. À vrai dire, toute la question qui le tourmentait se ramenait à une alternative: «Lui, Mitia, ou Fiodor Pavlovitch.» Ici il faut noter un fait certain: il était persuadé que son père ne manquerait pas d’offrir à Grouchegnka de l’épouser (si ce n’était déjà fait), et ne croyait pas un instant que le vieux libertin espérât s’en tirer avec trois mille roubles. Il connaissait en effet le caractère de la donzelle. Voilà pourquoi il lui semblait parfois que le tourment de Grouchegnka et son indécision provenaient uniquement de ce qu’elle ne savait qui choisir, ignorant lequel lui rapporterait davantage. Quant au prochain retour de l’» officier», de l’homme qui avait joué un rôle fatal dans sa vie, et dont elle attendait l’arrivée avec tant d’émotion et d’effroi – chose étrange -, il n’y pensait même pas. Il est vrai que Grouchegnka avait gardé le silence là-dessus pendant ces derniers jours. Pourtant, Mitia connaissait la lettre reçue un mois auparavant et même une partie de son contenu. Grouchegnka la lui avait alors montrée dans un moment d’irritation, sans qu’il y attachât d’importance, ce qui la surprit. Il eût été difficile d’expliquer pourquoi; peut-être simplement parce que, accablé par sa funeste rivalité avec son père, il ne pouvait rien imaginer de plus dangereux à ce moment. Il ne croyait guère à un fiancé surgi on ne sait d’où, après cinq ans d’absence, ni à sa prochaine arrivée, annoncée d’ailleurs en termes vagues. La lettre était nébuleuse, emphatique, sentimentale, et Grouchegnka lui avait dissimulé les dernières lignes, qui parlaient plus clairement de retour. De plus, Mitia se rappela par la suite l’air de dédain avec lequel Grouchegnka avait reçu ce message venu de Sibérie. Elle borna là ses confidences sur ce nouveau rival, de sorte que peu à peu, il oublia l’officier. Il croyait seulement à l’imminence d’un conflit avec Fiodor Pavlovitch. Plein d’anxiété, il attendait à chaque instant la décision de Grouchegnka et pensait qu’elle viendrait brusquement, par inspiration. Si elle allait lui dire: «Prends-moi, je suis à toi pour toujours», tout serait terminé; il l’emmènerait le plus loin possible, sinon au bout du monde, du moins au bout de la Russie; ils se marieraient et s’installeraient incognito, ignorés de tous. Alors commencerait une vie nouvelle, régénérée, «vertueuse», dont il rêvait avec passion. Le bourbier où il s’était enlisé volontairement lui faisait horreur et, comme beaucoup en pareil cas, il comptait surtout sur le changement de milieu; échapper à ces gens, aux circonstances, s’envoler de ce lieu maudit, ce serait la rénovation complète, l’existence transformée. Voilà ce qui le faisait languir.


Il y avait bien une autre solution, une autre issue, terrible celle-là. Si tout à coup, elle lui disait: «Va-t’en; j’ai choisi Fiodor Pavlovitch, je l’épouserai, je n’ai pas besoin de toi.» Alors… oh! alors… Mitia ignorait d’ailleurs ce qui arriverait alors, et il l’ignora jusqu’au dernier moment, on doit lui rendre cette justice. Il n’avait pas d’intentions arrêtées; le crime ne fut pas prémédité. Il se contentait de guetter, d’espionner, se tourmentait, mais n’envisageait qu’un heureux dénouement. Il repoussait même toute autre idée. C’est ici que commençait un nouveau tourment, que surgissait une nouvelle circonstance, accessoire, mais fatale et insoluble.


Au cas où elle lui dirait: «Je suis à toi, emmène-moi», comment l’emmènerait-il? Où prendrait-il l’argent? Précisément alors, les revenus qu’il tirait depuis des années des versements réguliers de Fiodor Pavlovitch étaient épuisés. Certes, Grouchegnka avait de l’argent, mais Mitia se montrait à cet égard d’une fierté farouche; il voulait l’emmener et commencer une existence nouvelle avec ses ressources personnelles et non avec celles de son adorée. L’idée même qu’il pût recourir à sa bourse lui inspirait un profond dégoût. Je ne m’étendrai pas sur ce fait, je ne l’analyserai pas, me bornant à le noter; tel était à ce moment son état d’âme. Cela pouvait provenir inconsciemment des remords secrets qu’il éprouvait pour s’être approprié l’argent de Catherine Ivanovna.» Je suis un misérable aux yeux de l’une, je le serai de nouveau aux yeux de l’autre», se disait-il alors, comme lui-même l’avoua par la suite.» Si Grouchegnka l’apprend, elle ne voudra pas d’un pareil individu. Donc, où trouver des fonds, où prendre ce fatal argent? Sinon tout échouera, faute de ressources; quelle honte!»


Il savait peut-être où trouver cet argent. Je n’en dirai pas davantage pour le moment, car tout s’éclaircira, mais j’expliquerai sommairement en quoi consistait pour lui la pire difficulté; pour se procurer ces ressources, pour avoir le droit de les prendre, il fallait d’abord rendre à Catherine Ivanovna ses trois mille roubles, sinon «je suis un escroc, un gredin, et je ne veux pas commencer ainsi une vie nouvelle», décida Mitia, et il résolut de tout bouleverser au besoin, mais de restituer d’abord et à tout prix cette somme à Catherine Ivanovna. Il s’arrêta à cette décision pour ainsi dire aux dernières heures de sa vie, après la dernière entrevue avec Aliocha, sur la route. Instruit par son frère de la façon dont Grouchegnka avait insulté sa fiancée, il reconnut qu’il était un misérable et le pria de l’en informer, «si cela pouvait la soulager». La même nuit, il sentit dans son délire qu’il valait mieux «tuer et dévaliser quelqu’un, mais s’acquitter envers Katia».» Je serai un assassin et un voleur pour tout le monde, soit; j’irai en Sibérie plutôt que de laisser Katia dire que j’ai dérobé son argent pour me sauver avec Grouchegnka et commencer une vie nouvelle! Ça, c’est impossible!» Ainsi parlait Mitia en grinçant des dents, et il y avait de quoi appréhender par moments une congestion cérébrale. Mais il luttait encore…


Chose étrange: on aurait dit qu’avec une pareille résolution il ne lui restait que le désespoir en partage, car où diantre un gueux comme lui pourrait-il prendre une pareille somme? Cependant il espéra jusqu’au bout se procurer ces trois mille roubles, comptant qu’ils lui tomberaient dans les mains d’une façon quelconque, fût-ce du ciel. C’est ce qui arrive à ceux qui, comme Dmitri, ne savent que gaspiller leur patrimoine, sans avoir aucune idée de la façon dont on acquiert l’argent. Depuis la rencontre avec Aliocha, toutes ses idées s’embrouillaient, une tempête soufflait dans son crâne. Aussi commença-t-il par la tentative la plus bizarre, car il se peut qu’en pareil cas les entreprises les plus extravagantes paraissent les plus réalisables à de pareilles gens. Il résolut d’aller trouver le marchand Samsonov, protecteur de Grouchegnka, et de lui soumettre un plan d’après lequel celui-ci avancerait aussitôt la somme désirée. Il était sûr de son plan au point de vue commercial, et se demandait seulement comment Samsonov accueillerait sa démarche. Mitia ne connaissait ce marchand que de vue et ne lui avait jamais parlé. Mais depuis longtemps, il avait la conviction que ce vieux libertin, dont la vie ne tenait plus qu’à un fil, ne s’opposerait pas à ce que Grouchegnka refît la sienne en épousant un homme sûr, que même il le désirait et faciliterait les choses, le cas échéant. Par ouï-dire, ou d’après certaines paroles de Grouchegnka, il concluait également que le vieillard l’eût peut-être préféré à Fiodor Pavlovitch comme mari de la jeune femme. De nombreux lecteurs trouveront peut-être cynique que Dmitri Fiodorovitch attendît un pareil secours et consentît à recevoir sa fiancée des mains du protecteur de cette jeune personne. Je puis seulement faire remarquer que le passé de Grouchegnka paraissait définitivement enterré aux yeux de Mitia. Il n’y songeait plus qu’avec miséricorde et avait décidé dans l’ardeur de sa passion que, dès que Grouchegnka lui aurait dit qu’elle l’aimait, qu’elle allait l’épouser, ils seraient aussitôt régénérés l’un et l’autre: ils se pardonneraient mutuellement leurs fautes et commenceraient une nouvelle existence. Quant à Kouzma Samsonov, il voyait en lui un homme fatal dans le passé de Grouchegnka, qui ne l’avait pourtant jamais aimé, un homme maintenant «passé», lui aussi, et qui ne comptait plus. Il ne pouvait porter ombrage à Mitia, ce vieillard débile dont la liaison était devenue paternelle, pour ainsi dire, et cela depuis près d’un an. En tout cas, Mitia faisait preuve d’une grande naïveté, car avec tous ses vices c’était un homme fort naïf. Cette naïveté le persuadait que le vieux Kouzma, sur le point de quitter ce monde, éprouvait un sincère repentir pour sa conduite envers Grouchegnka, qui n’avait pas de protecteur et d’ami plus dévoué que ce vieillard désormais inoffensif.


Le lendemain de sa conversation avec Aliocha, Mitia, qui n’avait presque pas dormi, se présenta vers dix heures du matin chez Samsonov et se fit annoncer. La maison était vieille, maussade, spacieuse, avec des dépendances et un pavillon. Au rez-de-chaussée habitaient ses deux fils mariés, sa sœur fort âgée et sa fille. Deux commis, dont l’un avait une nombreuse famille, occupaient le pavillon. Tout ce monde manquait de place, tandis que le vieillard vivait seul au premier, ne voulant même pas de sa fille, qui le soignait et devait monter chaque fois qu’il avait besoin d’elle, malgré son asthme invétéré. Le premier se composait de grandes pièces d’apparat, meublées, dans le vieux style marchand, avec d’interminables rangées de fauteuils massifs et de chaises en acajou le long des murs, des lustres de cristal recouverts de housses et des trumeaux. Ces pièces étaient vides et inhabitées, le vieillard se confinant dans sa petite chambre à coucher tout au bout, où le servaient une vieille domestique en serre-tête et un garçon qui se tenait sur un coffre dans le vestibule. Ne pouvant presque plus marcher à cause de ses jambes enflées, il ne se levait que rarement de son fauteuil, soutenu par la vieille, pour faire un tour dans la chambre. Même avec elle, il se montrait sévère et peu communicatif. Quand on l’informa de la venue du «capitaine», il refusa de le recevoir. Mitia insista et se fit de nouveau annoncer. Kouzma Kouzmitch s’informa alors de l’air du visiteur, s’il avait bu ou faisait du tapage.» Non, répondit le garçon, mais il ne veut pas s’en aller.» Sur un nouveau refus, Mitia, qui avait prévu le cas et pris ses précautions, écrivit au crayon: «Pour une affaire urgente, concernant Agraféna Alexandrovna», et envoya le papier au vieillard. Après avoir réfléchi un instant, celui-ci ordonna de conduire le visiteur dans la grande salle et fit transmettre à son fils cadet l’ordre de monter immédiatement. Cet homme de haute taille et d’une force herculéenne, qui se rasait et s’habillait à l’européenne (le vieux Samsonov portait un caftan et la barbe), arriva aussitôt. Tous tremblaient devant le père. Celui-ci l’avait fait venir non par crainte du capitaine – il n’avait pas froid aux yeux – mais à tout hasard, plutôt comme témoin. Accompagné de son fils qui l’avait pris sous le bras, et du garçon, il se traîna jusqu’à la salle. Il faut croire qu’il éprouvait une assez vive curiosité. La pièce où attendait Mitia était immense et lugubre, avec une galerie, des murs imitant le marbre, et trois énormes lustres recouverts de housses. Mitia, assis près de l’entrée, attendait impatiemment son sort. Quand le vieillard parut à l’autre bout, à une vingtaine de mètres, Mitia se leva brusquement et marcha à grands pas de soldat à sa rencontre. Il était habillé correctement, la redingote boutonnée, son chapeau à la main, ganté de noir, comme l’avant-veille au monastère, chez le starets, lors de l’entrevue avec Fiodor Pavlovitch et ses frères. Le vieillard l’attendait debout d’un air grave et Mitia sentit qu’il l’examinait. Son visage fort enflé ces derniers temps, avec sa lippe pendante, surprit Mitia. Il fit à celui-ci un salut grave et muet, lui indiqua un siège et, appuyé sur le bras de son fils, prit place en gémissant sur un canapé en face de Mitia. Celui-ci, témoin de ses efforts douloureux, éprouva aussitôt un remords et une certaine gêne en pensant à son néant vis-à-vis de l’important personnage qu’il avait dérangé.


«Que désirez-vous, monsieur?» fit le vieillard une fois assis, d’un ton froid, quoique poli.


Mitia tressaillit, se dressa, mais reprit sa place. Il se mit à parler haut, vite, avec exaltation, en gesticulant. On sentait que cet homme aux abois cherchait une issue, prêt à en finir en cas d’échec. Le vieux Samsonov dut comprendre tout cela en un instant, bien que son visage demeurât impassible.


«Le respectable Kouzma Kouzmitch a probablement entendu parler plus d’une fois de mes démêlés avec mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, à propos de l’héritage de ma mère… Cela défraie ici toutes les conversations, les gens se mêlant de ce qui ne les regarde pas… Il a pu également en être informé par Grouchegnka, pardon, par Agraféna Alexandrovna, par la très honorée et très respectable Agraféna Alexandrovna…»


Ainsi débuta Mitia, qui resta court dès les premiers mots. Mais nous ne citerons pas intégralement ses paroles, nous bornant à les résumer. Le fait est que lui, Mitia, avait conféré, il y a trois mois, au chef-lieu avec un avocat, «un célèbre avocat, Pavel Pavlovitch Kornéplodov, dont vous avez dû entendre parler, Kouzma Kouzmitch. Un vaste front, presque l’esprit d’un homme d’État… lui aussi vous connaît… il a parlé de vous dans les meilleurs termes…» Mitia resta court une seconde fois; mais il ne s’arrêta pas pour si peu, passa outre, discourut de plus belle. Cet avocat, d’après les explications de Mitia et l’examen des documents (Mitia s’embrouilla et passa rapidement là-dessus), fut d’avis, au sujet du village de Tchermachnia, qui aurait dû lui appartenir après sa mère, qu’on pouvait intenter un procès et mater ainsi le vieil énergumène, «car toutes les issues ne sont pas fermées et la justice sait se frayer un chemin». Bref, on pouvait espérer tirer de Fiodor Pavlovitch un supplément de six à sept mille roubles, «car Tchermachnia en vaut au moins vingt-cinq mille, que dis-je, vingt-huit mille, trente, Kouzma Kouzmitch, et figurez-vous que ce bourreau ne m’en a pas donné dix-sept mille! J’abandonnai alors cette affaire, n’entendant rien à la chicane, et à mon arrivée ici, je fus abasourdi par une action reconventionnelle (ici Mitia s’embrouilla de nouveau et fit un saut). Eh bien, respectable Kouzma Kouzmitch, ne voulez-vous pas que je vous cède tous mes droits sur ce monstre, et cela pour trois mille roubles seulement?… Vous ne risquez rien, rien du tout, je vous le jure sur mon honneur; au contraire, vous pouvez gagner six ou sept mille roubles, au lieu de trois… Et surtout, je voudrais terminer cette affaire aujourd’hui même. Nous irions chez le notaire, ou bien… Bref, je suis prêt à tout, je vous donnerai tous les papiers que vous voudrez, je signerai… nous dresserions l’acte aujourd’hui, ce matin même, si possible… Vous me donneriez ces trois mille roubles… n’êtes-vous pas le plus gros de nos richards?… et vous me sauveriez ainsi… me permettant d’accomplir une action sublime… car je nourris les plus nobles sentiments envers une personne que vous connaissez bien et que vous entourez d’une sollicitude paternelle. Autrement, je ne serais pas venu. On peut dire que trois fronts se sont heurtés, car le destin est une chose terrible, Kouzma Kouzmitch. Or, comme vous ne comptez plus depuis longtemps, il reste deux fronts, suivant mon expression peut-être gauche, mais je ne suis pas littérateur: le mien et celui de ce monstre. Ainsi, choisissez: moi ou un monstre! Tout est maintenant entre vos mains, trois destinées et deux dés… Excusez-moi, je me suis embrouillé, mais vous me comprenez… je vois à vos yeux que vous m’avez compris… Sinon, il ne me reste qu’à disparaître, voilà!»


Mitia arrêta net son discours extravagant avec ce «voilà» et, s’étant levé, attendit une réponse à son absurde proposition. À la dernière phrase, il avait senti soudain que l’affaire était manquée et surtout qu’il avait débité un affreux galimatias.» C’est étrange, en venant ici j’étais sûr de moi, et maintenant je bafouille!» Tandis qu’il parlait, le vieillard demeurait impassible, l’observant d’un air glacial. Au bout d’une minute, Kouzma Kouzmitch dit enfin d’un ton catégorique et décourageant:


«Excusez, des affaires de ce genre ne nous intéressent pas.»


Mitia sentit ses jambes se dérober sous lui.


«Que vais-je devenir, Kouzma Kouzmitch! murmura-t-il avec un pâle sourire; je suis perdu maintenant, qu’en pensez-vous?


– Excusez…»


Mitia, debout et immobile, remarqua un changement dans la physionomie du vieillard. Il tressaillit.


«Voyez-vous, monsieur, de telles affaires sont délicates; j’entrevois un procès, des avocats, le diable et son train! Mais il y a quelqu’un à qui vous devriez vous adresser.


– Mon Dieu, qui est-ce?… Vous me rendez la vie, Kouzma Kouzmitch, balbutia Mitia.


– Il n’est pas ici en ce moment. C’est un paysan, un trafiquant de bois, surnommé Liagavi. Il mène depuis un an des pourparlers avec Fiodor Pavlovitch pour votre bois de Tchermachnia, ils ne sont pas d’accord sur le prix, peut-être en avez-vous entendu parler. Justement, il se trouve maintenant là-bas et loge chez le Père Ilinski, au village d’Ilinski, à douze verstes de la gare de Volovia. Il m’a écrit au sujet de cette affaire, demandant conseil. Fiodor Pavlovitch veut lui-même aller le trouver. Si vous le devanciez en faisant à Liagavi la même proposition qu’à moi, peut-être qu’il…


– Voilà une idée de génie! interrompit Mitia enthousiasmé. C’est justement ce qu’il lui faut, à cet homme. Il est acquéreur, on lui demande cher, et voilà un document qui le rend propriétaire, ha! ha!»


Mitia éclata d’un rire sec, inattendu, qui surprit Samsonov.


«Comment vous remercier, Kouzma Kouzmitch!


– Il n’y a pas de quoi, répondit Samsonov en inclinant la tête.


– Mais si, vous m’avez sauvé. Oh! c’est un pressentiment qui m’a amené chez vous!… Donc, allons voir ce pope!


– Inutile de me remercier.


– J’y cours… J’abuse de votre santé… Jamais je n’oublierai le service que vous me rendez, c’est un Russe qui vous le dit, Kouzma Kouzmitch!»


Mitia voulut saisir la main du vieillard pour la serrer, mais celui-ci eut un mauvais regard. Mitia retira sa main, tout en se reprochant sa méfiance.» Il doit être fatigué…», pensa-t-il.


«C’est pour elle, Kouzma Kouzmitch! Vous comprenez que c’est pour elle!» dit-il d’une voix retentissante.


Il s’inclina, fit demi-tour, se hâta vers la sortie à grandes enjambées. Il palpitait d’enthousiasme.» Tout semblait perdu, mais mon ange gardien m’a sauvé, songeait-il. Et si un homme d’affaires comme ce vieillard (quel noble vieillard, quelle prestance!) m’a indiqué cette voie… sans doute le succès est assuré. Il n’y a pas une minute à perdre. Je reviendrai cette nuit, mais j’aurai gain de cause. Est-il possible que le vieillard se soit moqué de moi?»


Ainsi monologuait Mitia en retournant chez lui, et il ne pouvait se figurer les choses autrement: ou c’était un conseil pratique – venant d’un homme expérimenté, qui connaissait ce Liagavi (quel drôle de nom!) – ou bien le vieillard s’était moqué de lui! Hélas! la dernière hypothèse était la seule vraie. Par la suite, longtemps après le drame, le vieux Samsonov avoua en riant s’être moqué du «capitaine». Il avait l’esprit malin et ironique, avec des antipathies maladives. Fut-ce l’air enthousiaste du capitaine, la sotte conviction de «ce panier percé» que lui, Samsonov, pouvait prendre au sérieux son «plan» absurde, ou bien un sentiment de jalousie vis-à-vis de Grouchegnka au nom de laquelle cet «écervelé» lui demandait de l’argent, – j’ignore ce qui inspira le vieillard; mais, lorsque Mitia se tenait devant lui, sentant ses jambes fléchir et s’écriant stupidement qu’il était perdu, il le regarda avec méchanceté et imagina de lui jouer un tour. Après le départ de Mitia, Kouzma Kouzmitch, pâle de colère, s’adressa à son fils, lui ordonnant de faire le nécessaire pour que ce gueux ne remît jamais les pieds chez lui, sinon…


Il n’acheva pas sa menace, mais son fils, qui l’avait pourtant souvent vu courroucé, trembla de peur. Une heure après, le vieillard était encore secoué par la colère; vers le soir, il se sentit indisposé et envoya chercher le «guérisseur».

II. Liagavi

Donc, il fallait «galoper», et Mitia n’avait pas de quoi payer la course: vingt kopeks, voilà ce qui lui restait de son ancienne prospérité! Il possédait une vieille montre en argent, qui ne marchait plus depuis longtemps. Un horloger juif, installé dans une boutique, au marché, en donna six roubles.» Je ne m’y attendais pas!» s’écria Mitia enchanté (l’enchantement continuait). Il prit ses six roubles et courut chez lui. Là, il compléta la somme en empruntant trois roubles à ses logeurs, qui les lui donnèrent de bon cœur, bien que ce fût leur dernier argent, tant ils l’aimaient. Dans son exaltation, Mitia leur révéla que son sort se décidait et expliqua – à la hâte bien entendu – presque tout le plan qu’il venait d’exposer à Samsonov, la décision de ce dernier, ses futurs espoirs, etc. Auparavant déjà, ces gens étaient au courant de beaucoup de ses secrets et le regardaient comme des leurs, un barine nullement fier. Ayant de la sorte rassemblé neuf roubles, Mitia envoya chercher des chevaux de poste jusqu’à la station de Volovia. Mais de cette façon, on constata et on se souvint qu’» à la veille d’un certain événement, Mitia n’avait pas le sou, que pour se procurer de l’argent il avait vendu une montre et emprunté trois roubles à ses logeurs, tout cela devant témoins».


Je note le fait, on comprendra ensuite pourquoi.


En roulant vers Volovia, Mitia, radieux à l’idée de débrouiller enfin et de terminer «toutes ces affaires», tressaillit pourtant d’inquiétude: qu’adviendrait-il de Grouchegnka durant son absence? Se déciderait-elle aujourd’hui à aller trouver Fiodor Pavlovitch? Voilà pourquoi il était parti sans la prévenir, en recommandant aux logeurs de ne rien dire au cas où l’on viendrait le demander.» Il faut rentrer ce soir sans faute, répétait-il, cahoté dans la télègue, et ramener ce Liagavi… pour dresser l’acte…» Mais hélas! ses rêves n’étaient pas destinés à se réaliser suivant son «plan».


D’abord, il perdit du temps en prenant à Volovia le chemin vicinal: le parcours se trouva être de dix-huit et non de douze verstes. Ensuite, il ne trouva pas chez lui le Père Ilinski, qui s’était rendu au village voisin. Pendant que Mitia partait à sa recherche avec les mêmes chevaux, déjà fourbus, la nuit était presque venue. Le prêtre, petit homme timide à l’air affable, lui expliqua aussitôt que ce Liagavi, qui avait logé d’abord chez lui, était maintenant à Soukhoï Posiélok et passerait la nuit dans l’izba du garde forestier, car il trafiquait aussi par là-bas. Sur la prière instante de Mitia de le conduire immédiatement auprès de Liagavi et «de le sauver ainsi», le prêtre consentit, après quelque hésitation, à l’accompagner à Soukhoï Posiélok, la curiosité s’en mêlant; par malheur, il conseilla d’aller à pied, car «il n’y avait qu’un peu plus d’une verste». Mitia accepta, bien entendu, et marcha comme toujours à grands pas de sorte que le pauvre ecclésiastique avait peine à le suivre. C’était un homme encore jeune et fort réservé. Mitia se mit aussitôt à parler de ses plans, demanda nerveusement des conseils au sujet de Liagavi, causa tout le long du chemin. Le prêtre l’écoutait avec attention, mais ne conseillait guère. Il répondait évasivement aux questions de Mitia: «Je ne sais pas; d’où le saurais-je?», etc. Lorsque Mitia parla de ses démêlés avec son père au sujet de l’héritage, le prêtre s’effraya, car il dépendait à certains égards de Fiodor Pavlovitch. Il s’informa avec surprise pourquoi Mitia appelait Liagavi le paysan Gorstkine, et lui expliqua que, bien que ce nom de Liagavi fût le sien, il s’en offensait cruellement, et qu’il fallait le nommer Gorstkine, «sinon vous n’en pourrez rien tirer et il ne vous écoutera pas». Mitia s’étonna quelque peu et expliqua que Samsonov lui-même l’avait appelé ainsi. À ces mots, le prêtre changea de conversation; il aurait dû faire part de ses soupçons à Dmitri Fiodorovitch: si Samsonov l’avait adressé à ce moujik sous le nom de Liagavi, n’était-ce pas par dérision, n’y avait-il pas là quelque chose de louche? Du reste Mitia n’avait pas le temps de s’arrêter à «de pareilles bagatelles». Il cheminait toujours, et s’aperçut seulement en arrivant à Soukhoï Posiélok qu’on avait fait trois verstes au lieu d’une et demie. Il dissimula son mécontentement. Ils entrèrent dans l’izba dont le garde forestier, qui connaissait le prêtre, occupait la moitié; l’étranger était installé dans l’autre, séparée par le vestibule. C’est là qu’ils se dirigèrent en allumant une chandelle. L’izba était surchauffée. Sur une table en bois de pin, il y avait un samovar éteint, un plateau avec des tasses, une bouteille de rhum vide, un carafon d’eau-de-vie presque vide et les restes d’un pain de froment. L’étranger reposait sur le banc, son vêtement roulé sous sa tête en guise d’oreiller, et ronflait pesamment. Mitia était perplexe.» Certainement, il faut le réveiller: mon affaire est trop importante, je me suis tant dépêché, j’ai hâte de m’en retourner aujourd’hui même», murmurait-il inquiet. Il s’approcha et se mit à le secouer, mais le dormeur ne se réveilla pas.» Il est ivre, conclut Mitia. Que faire, mon Dieu, que faire?» Dans son impatience, il commença à le tirer par les mains, par les pieds, à le soulever, à l’asseoir sur le banc, mais il n’obtint, après de longs effort, que de sourds grognements et des invectives énergiques, bien que confuses.


«Vous feriez mieux d’attendre, dit enfin le prêtre, vous ne tirerez rien de lui maintenant.


– Il a bu toute la journée, fit observer le garde.


– Mon Dieu! s’écria Mitia, si vous saviez comme j’ai besoin de lui et dans quelle situation je me trouve!


– Mieux vaut attendre jusqu’à demain matin, répéta le prêtre.


– Jusqu’au matin? Mais, c’est impossible!»


Dans son désespoir, il allait encore secouer l’ivrogne, mais s’arrêta aussitôt, comprenant l’inutilité de ses efforts. Le prêtre se taisait, le garde ensommeillé était maussade.


«Quelles tragédies on rencontre dans la vie réelle!» proféra Mitia désespéré.


La sueur ruisselait de son visage. Le prêtre profita d’une minute de calme pour lui expliquer sagement que même s’il parvenait à réveiller le dormeur, celui-ci ne pourrait discuter avec lui, étant ivre; «puisqu’il s’agit d’une affaire importante, c’est plus sûr de le laisser tranquille jusqu’au matin…» Mitia en convint.


«Je resterai ici, mon Père, à attendre l’occasion. Dès qu’il s’éveillera, je commencerai… Je te paierai la chandelle et la nuitée, dit-il au gardien, tu te souviendras de Dmitri Karamazov. Mais vous, mon Père, où allez-vous coucher?


– Ne vous inquiétez pas, je retourne chez moi sur sa jument, dit-il en désignant le garde. Sur quoi, adieu et bonne chance.»


Ainsi fut fait. Le prêtre enfourcha la jument, heureux de s’être dégagé, mais vaguement inquiet et se demandant s’il ne ferait pas bien d’informer le lendemain Fiodor Pavlovitch de cette curieuse affaire, «sinon il se fâchera en l’apprenant et me retirera sa faveur». Le garde, après s’être gratté, retourna sans mot dire dans sa chambre; Mitia prit place sur le banc pour attendre l’occasion, comme il disait. Une profonde angoisse l’étreignait, telle qu’un épais brouillard. Il songeait sans parvenir à rassembler ses idées. La chandelle brûlait, un grillon chantait, on étouffait dans la chambre surchauffée. Il se représenta soudain le jardin, l’entrée; la porte de la maison de son père s’ouvrait mystérieusement et Grouchegnka accourait. Il se leva vivement.


«Tragédie!» murmura-t-il en grinçant des dents.


Il s’approcha machinalement du dormeur et se mit à l’examiner. C’était un moujik efflanqué, encore jeune, aux cheveux bouclés, à la barbiche rousse, il portait une blouse d’indienne et un gilet noir, avec la chaîne d’une montre en argent au gousset. Mitia considérait cette physionomie avec une véritable haine; les boucles surtout l’exaspéraient, Dieu sait pourquoi. Le plus humiliant, c’est que lui, Mitia, restait là devant cet homme avec son affaire urgente, à laquelle il avait tout sacrifié, à bout de forces, et ce fainéant, «dont dépend maintenant mon sort, ronfle comme si de rien n’était, comme s’il venait d’une autre planète!» Mitia, perdant la tête, s’élança de nouveau pour réveiller l’ivrogne. Il y mit une sorte d’acharnement, le houspilla, alla jusqu’à le battre, mais au bout de cinq minutes, n’obtenant aucun résultat, il se rassit en proie à un désespoir impuissant.


«Sottise, sottise! que tout cela est donc pitoyable!» Il commençait à avoir la migraine: «Faut-il tout abandonner, m’en retourner?» songeait-il.» Non, je resterai jusqu’au matin, exprès! Pourquoi être venu ici? Et je n’ai pas de quoi m’en retourner; comment faire? Oh! que tout cela est donc absurde!»


Cependant, son mal de tête augmentait. Il resta immobile et s’assoupit insensiblement, puis s’endormit assis. Au bout de deux heures, il fut réveillé par une douleur intolérable à la tête, ses tempes battaient. Il fut longtemps à revenir à lui, et à se rendre compte de ce qui se passait. Il comprit enfin que c’était un commencement d’asphyxie dû au charbon et qu’il aurait pu mourir. L’ivrogne ronflait toujours; la chandelle avait coulé et menaçait de s’éteindre. Mitia poussa un cri et se précipita en chancelant chez le garde, qui fut bientôt réveillé. En apprenant de quoi il s’agissait, il alla faire le nécessaire, mais accueillit la chose avec un flegme surprenant, ce dont Mitia fut vexé.


«Mais il est mort, il est mort, alors… que faire?» s’écria-t-il dans son exaltation.


On donna de l’air, on déboucha le tuyau. Mitia apporta du vestibule un seau d’eau dont il s’arrosa la tête, puis il trempa un chiffon qu’il appliqua sur celle de Liagavi. Le garde continuait à montrer une indifférence dédaigneuse; après avoir ouvert la fenêtre, il dit d’un air maussade: «ça va bien comme ça», puis retourna se coucher en laissant à Mitia une lanterne allumée. Durant une demi-heure, Mitia s’empressa autour de l’ivrogne, renouvelant la compresse, résolu à veiller toute la nuit; à bout de forces, il s’assit pour reprendre haleine, ses yeux se fermèrent aussitôt; il s’allongea inconsciemment sur le banc et s’endormit d’un sommeil de plomb.


Il se réveilla fort tard, vers neuf heures. Le soleil brillait aux deux fenêtres de l’izba. Le personnage aux cheveux bouclés était installé devant un samovar bouillant et un nouveau carafon, dont il avait déjà bu plus de la moitié. Mitia se leva en sursaut et s’aperçut aussitôt que le gaillard était de nouveau ivre, irrémédiablement ivre. Il le considéra une minute, écarquillant les yeux. L’autre le regardait en silence, d’un air rusé et flegmatique, et même avec arrogance, à ce que crut Mitia. Il s’élança vers lui:


«Permettez, voyez-vous… je… Le garde a dû vous dire qui je suis: le lieutenant Dmitri Karamazov, fils du vieillard avec qui vous êtes en pourparlers pour une coupe.


– Tu mens! répliqua l’ivrogne d’un ton décidé.


– Comment ça? Vous connaissez Fiodor Pavlovitch?


– Je ne connais aucun Fiodor Pavlovitch, proféra le bonhomme, la langue pâteuse.


– Mais vous marchandez son bois; réveillez-vous, remettez-vous. C’est le Père Pavel Ilinski qui m’a conduit ici… Vous avez écrit à Samsonov, il m’adresse à vous…»


Mitia haletait.


«Tu m… mens!» répéta Liagavi.


Mitia se sentit défaillir.


«De grâce, ce n’est pas une plaisanterie. Vous êtes ivre, sans doute. Vous pouvez enfin parler, comprendre… sinon… c’est moi qui n’y comprends rien!


– Tu es teinturier!


– Permettez, je suis Karamazov, Dmitri Karamazov; j’ai une proposition à vous faire… une proposition très avantageuse… précisément à propos du bois.»


L’ivrogne se caressait la barbe d’un air important.


«Non, tu as traité à forfait et tu es un gredin!


– Je vous assure que vous vous trompez!» hurla Mitia en se tordant les mains.


Le manant se caressait toujours la barbe; soudain, il cligna de l’œil d’un air rusé.


«Cite-moi une loi qui permette de commettre des vilenies, entends-tu? Tu es un gredin, comprends-tu?»


Mitia recula d’un air sombre, il eut «la sensation d’un coup sur le front», comme il le dit par la suite. Ce fut soudain un trait de lumière, il comprit tout. Il demeurait stupide, se demandant comment lui, un homme pourtant sensé, avait pu prendre au sérieux une telle absurdité, s’engager dans une pareille aventure, s’empresser autour de ce Liagavi, lui mouiller la tête…» Cet individu est soûl et se soûlera encore une semaine, à quoi bon attendre? Et si Samsonov s’était joué de moi? Et si elle… Mon Dieu, qu’ai-je fait?…»


Le croquant le regardait et riait dans sa barbe. En d’autres circonstances, Mitia, de colère, eût assommé cet imbécile, mais maintenant, il se sentait faible comme un enfant. Sans dire un mot, il prit son pardessus sur le banc, le revêtit, passa dans l’autre pièce. Il n’y trouva personne et laissa sur la table cinquante kopeks pour la nuitée, la chandelle et le dérangement. En sortant de l’izba, il se trouva en pleine forêt. Il partit à l’aventure, ne se rappelant même pas quelle direction prendre, à droite ou à gauche de l’izba. La veille, dans sa précipitation, il n’avait pas remarqué le chemin. Il n’éprouvait aucun sentiment de vengeance, pas même envers Samsonov, et suivait machinalement l’étroit sentier, «la tête perdue» et sans s’inquiéter où il allait. Le premier enfant venu l’aurait terrassé, tant il était épuisé. Il parvint pourtant à sortir de la forêt: les champs moissonnés et dénudés s’étendaient à perte de vue.» Partout le désespoir, la mort!» répétait-il en cheminant.


Par bonheur, il rencontra un vieux marchand qu’un voiturier conduisait à la station de Volovia. Ils prirent avec eux Mitia qui avait demandé son chemin. On arriva trois heures après. À Volovia, Mitia commanda des chevaux pour la ville et s’aperçut qu’il mourait de faim. Pendant qu’on attelait, on lui prépara une omelette. Il la dévora, ainsi qu’un gros morceau de pain, du saucisson, et avala trois petits verres d’eau-de-vie. Une fois restauré, il reprit courage et recouvra sa lucidité! Il allait à grand-erre; pressait le voiturier, ruminait un nouveau plan «infaillible» pour se procurer le jour même «ce maudit argent». «Dire que la destinée peut dépendre de trois mille malheureux roubles!» s’écriait-il dédaigneusement.» Je me déciderai aujourd’hui!» Et sans la pensée continuelle de Grouchegnka, et l’inquiétude qu’il éprouvait à son sujet, il aurait peut-être été tout à fait gai. Mais cette pensée le transperçait à chaque instant comme un poignard. Enfin on arriva et Mitia courut chez elle.

III. Les mines d’or.

C’était précisément la visite dont Grouchegnka avait parlé avec tant d’effroi à Rakitine. Elle attendait alors un courrier et se réjouissait de l’absence de Mitia, espérant qu’il ne viendrait peut-être pas avant son départ, quand soudain il avait paru. On sait le reste; pour le dépister, elle s’était fait accompagner par lui chez Kouzma Samsonov, où soi-disant elle devait faire les comptes; en prenant congé de Mitia, elle lui fit promettre de venir la chercher à minuit. Il était satisfait de cet arrangement: «Elle reste chez Kouzma, donc elle n’ira pas chez Fiodor Pavlovitch… Pourvu qu’elle ne mente pas», ajouta-t-il aussitôt. Il la croyait sincère. Sa jalousie consistait à imaginer, loin de la femme aimée, toutes sortes de «trahisons»; il revenait auprès d’elle, bouleversé, persuadé de son malheur, mais au premier regard jeté sur ce doux visage, une révolution s’opérait en lui, il oubliait ses soupçons et avait honte d’être jaloux. Il se hâta de rentrer chez lui, il avait encore tant à faire! Du moins, il avait le cœur plus léger.» Il faut maintenant m’informer auprès de Smerdiakov s’il n’est rien arrivé hier soir, si elle n’est pas venue chez Fiodor Pavlovitch. Ah!…» De sorte qu’avant même d’être à la maison, la jalousie s’insinuait de nouveau dans son cœur inquiet.


La jalousie!» Othello n’est pas jaloux, il est confiant», a dit Pouchkine [116]. Cette observation atteste la profondeur de notre grand poète. Othello est bouleversé parce qu’il a perdu son idéal. Mais il n’ira pas se cacher, espionner, écouter aux portes: il est confiant. Au contraire, il a fallu le mettre sur la voie, l’exciter à grand-peine pour qu’il se doute de la trahison. Tel n’est pas le vrai jaloux. On ne peut s’imaginer l’infamie et la dégradation dont un jaloux est capable de s’accommoder sans aucun remords. Et ce ne sont pas toujours des âmes viles qui agissent de la sorte. Au contraire, tout en ayant des sentiments élevés, un amour pur et dévoué, on peut se cacher sous les tables, acheter des coquins, se prêter au plus ignoble espionnage. Othello n’aurait jamais pu se résigner à une trahison – je ne dis pas pardonner, mais s’y résigner – bien qu’il eût la douceur et l’innocence d’un petit enfant. Bien différent est le vrai jaloux. On a peine à se figurer les compromis et l’indulgence dont certains sont capables. Les jaloux sont les premiers à pardonner, toutes les femmes le savent. Ils pardonneraient (après une scène terrible, bien entendu) une trahison presque flagrante, les étreintes et les baisers dont ils ont été témoins, si c’était «la dernière fois», si leur rival disparaissait, s’en allait au bout du monde, et si eux-mêmes partaient avec la bien-aimée dans un lieu où elle ne rencontrera plus l’autre. La réconciliation, naturellement, n’est que de courte durée, car en l’absence d’un rival, le jaloux en inventerait un second. Or, que vaut un tel amour, objet d’une surveillance incessante? Mais un vrai jaloux ne le comprendra jamais. Il y a pourtant parmi eux des gens aux sentiments élevés et, chose étonnante, alors qu’ils sont aux écoutes dans un réduit, tout en comprenant la honte de leur conduite, ils n’éprouvent sur le moment aucun remords. À la vue de Grouchegnka, la jalousie de Mitia disparaissait; il redevenait confiant et noble, se méprisait même pour ses mauvais sentiments. Cela signifiait seulement que cette femme lui inspirait un amour plus élevé qu’il ne le croyait, où il y avait autre chose que la sensualité, l’attrait charnel dont il parlait à Aliocha. Mais Grouchegnka partie, Mitia recommençait à soupçonner en elle toutes les bassesses, toutes les perfidies de la trahison, sans éprouver le moindre remords.


Ainsi donc, la jalousie le tourmentait derechef. En tout cas, le temps pressait. Il fallait d’abord se procurer une petite somme, les neuf roubles de la veille ayant passé presque entiers au déplacement, et chacun sait que sans argent, on ne va pas loin. Il y avait songé dans la télègue qui le ramenait, en même temps qu’au nouveau plan. Il possédait deux excellents pistolets qu’il n’avait pas encore engagés, y tenant par-dessus tout. Au cabaret «À la Capitale», il avait fait la connaissance d’un jeune fonctionnaire et appris que, célibataire et fort à son aise, celui-ci avait la passion des armes. Il achetait pistolets, revolvers, poignards, dont il faisait des panoplies qu’il montrait avec vanité, habile à expliquer le système d’un revolver, la manière de le charger, de tirer, etc. Sans hésiter, Mitia alla lui offrir ses pistolets en gage pour dix roubles. Le fonctionnaire enchanté voulait absolument les acheter, mais Mitia n’y consentit pas; l’autre lui donna dix roubles, déclarant qu’il ne prendrait pas d’intérêts. Ils se quittèrent bons amis. Mitia se hâtait; il se rendit à son pavillon, derrière la maison de Fiodor Pavlovitch, pour appeler Smerdiakov. Mais de cette façon, on constata de nouveau que, trois ou quatre heures avant un certain événement dont il sera question, Mitia était sans le sou et avait engagé un objet auquel il tenait, tandis que trois heures plus tard, il se trouvait en possession de milliers de roubles… Mais n’anticipons pas. Chez Marie Kondratievna, la voisine de Fiodor Pavlovitch, il apprit avec consternation la maladie de Smerdiakov. Il écouta le récit de la chute dans la cave, la crise qui suivit, l’arrivée du médecin, la sollicitude de Fiodor Pavlovitch; on l’informa aussi du départ de son frère Ivan pour Moscou, le matin même.» Il a dû passer avant moi par Volovia», songea-t-il, mais Smerdiakov l’inquiétait fort.» Que faire maintenant, qui veillera pour me renseigner?» Il questionna avidement ces femmes, pour savoir si elles n’avaient rien remarqué la veille. Celles-ci comprirent fort bien ce qu’il entendait et le rassurèrent: «Tout s’était passé normalement.» Mitia réfléchit. Assurément, il fallait veiller aussi aujourd’hui, mais où: ici ou à la porte de Samsonov? Il décida que ce serait aux deux endroits, à son gré, et en attendant… il y avait ce nouveau «plan», sûr, conçu en route et dont il était impossible de différer l’exécution. Mitia résolut d’y consacrer une heure.» En une heure, je saurai tout, et alors j’irai d’abord chez Samsonov m’informer si Grouchegnka y est, puis je reviendrai ici jusqu’à onze heures, et je retournerai là-bas pour la reconduire.»


Il courut chez lui et après avoir fait sa toilette se rendit chez Mme Khokhlakov. Hélas! tel était son fameux «plan». Il avait résolu d’emprunter trois mille roubles à cette dame, persuadé qu’elle ne les lui refuserait pas. On s’étonnera peut-être que, dans ce cas, il ne se soit pas d’abord adressé à quelqu’un de son monde, au lieu d’aller trouver Samsonov dont le tour d’esprit lui était étranger, et avec qui il ne savait pas s’exprimer. Mais c’est que depuis un mois, il avait presque rompu avec elle; il la connaissait peu d’ailleurs et savait qu’elle ne pouvait pas le souffrir, car il était le fiancé de Catherine Ivanovna. Elle aurait voulu que la jeune fille le quittât pour épouser «le cher Ivan Fiodorovitch, si instruit, qui avait de si belles manières». Celles de Mitia lui déplaisaient fort. Il se moquait d’elle et avait dit une fois que «cette dame était aussi vive et désinvolte que peu instruite». Mais le matin, en télègue, il avait eu comme un trait de lumière: «Si elle s’oppose à mon mariage avec Catherine Ivanovna (et il la savait irréconciliable), pourquoi me refuserait-elle maintenant ces trois mille roubles qui me permettraient d’abandonner Katia et de partir définitivement? Quand ces grandes dames comblées ont un caprice en tête, elles n’épargnent rien pour arriver à leurs fins. Elle est d’ailleurs si riche!» Quant au plan, il était le même que précédemment, c’est-à-dire l’abandon de ses droits sur Tchermachnia, non à des fins commerciales comme pour Samsonov, ni sans vouloir tenter cette dame, comme le marchand, par la possibilité d’une bonne affaire, d’un gain de quelques milliers de roubles, mais simplement en garantie de sa dette. En développant cette nouvelle idée, Mitia s’enthousiasmait, comme il arrivait toujours lors de ses entreprises et de ses nouvelles décisions. Tout nouveau projet le passionnait. Néanmoins, en arrivant au perron, il éprouva un frisson subit; à cet instant, il comprit avec une précision mathématique que c’était là son dernier espoir, qu’en cas d’échec, il n’aurait plus qu’à «égorger quelqu’un pour le dévaliser»… Il était sept heures et demie quand il sonna.


D’abord, tout marcha à souhait, il fut reçu sur-le-champ.» On dirait qu’elle m’attend», songea Mitia. Sitôt introduit au salon, la maîtresse du logis parut et lui déclara qu’elle l’attendait.


«Je ne pouvais supposer que vous viendriez, convenez-en; et cependant je vous attendais. Admirez mon instinct, Dmitri Fiodorovitch; je comptais sur votre visite aujourd’hui.


– C’est vraiment bizarre, madame, dit Mitia en s’asseyant gauchement, mais je suis venu pour une affaire très importante… oui, de la plus haute importance en ce qui me concerne au moins… et je m’empresse…


– Je sais, Dmitri Fiodorovitch, il ne s’agit plus de pressentiments, de penchant rétrograde pour les miracles (avez-vous entendu parler du starets Zosime?), c’était fatal, vous deviez venir après tout ce qui s’est passé avec Catherine Ivanovna.


– C’est du réalisme, cela, madame… Mais permettez-moi de vous expliquer…


– Précisément, du réalisme, Dmitri Fiodorovitch. Il n’y a que ça qui compte à mes yeux, je suis revenue des miracles. Vous avez appris la mort du starets Zosime?


– Non, madame, je n’en savais rien», répondit Mitia un peu surpris. Le souvenir d’Aliocha lui revint.


«Il est mort cette nuit même, et imaginez-vous…


– Madame, interrompit Mitia, je m’imagine seulement que je suis dans une situation désespérée, et que si vous ne me venez pas en aide, tout s’écroulera, moi le premier. Pardonnez-moi la vulgarité de l’expression, la fièvre me brûle.


– Oui, je sais que vous avez la fièvre, il ne peut en être autrement; quoi que vous disiez, je le sais d’avance. Il y a longtemps que je m’occupe de votre destinée, Dmitri Fiodorovitch, je la suis, je l’étudie. Je suis un médecin expérimenté, croyez-le.


– Je n’en doute pas, madame, en revanche, je suis, moi, un malade expérimenté, répliqua Mitia en s’efforçant d’être aimable, et j’ai le pressentiment que si vous suivez avec un tel intérêt ma destinée, vous ne me laisserez pas succomber. Mais permettez-moi enfin de vous exposer le plan qui m’amène… et ce que j’attends de vous… Je suis venu, madame…


– À quoi bon ces explications, ça n’a pas d’importance. Vous n’êtes pas le premier à qui je serai venue en aide, Dmitri Fiodorovitch. Vous avez dû entendre parler de ma cousine Belmessov, son mari était perdu. Eh bien, je lui ai conseillé l’élevage des chevaux, et maintenant il prospère. Vous connaissez-vous en élevage, Dmitri Fiodorovitch?


– Pas du tout, madame, pas du tout! s’écria Mitia qui se leva dans son impatience. Je vous supplie, madame, de m’écouter; laissez-moi parler deux minutes seulement pour vous expliquer mon projet. De plus, je suis très pressé!… cria Mitia avec exaltation, comprenant que la brave dame allait encore parler et dans l’espoir de crier plus fort qu’elle… Je suis désespéré, je suis venu vous emprunter trois mille roubles contre un gage sûr, offrant pleine garantie! Laissez-moi seulement vous dire…


– Après, après! fit Mme Khokhlakov en agitant la main. Je sais déjà tout ce que vous voulez me dire. Vous me demandez trois mille roubles, je vous donnerai bien davantage, je vous sauverai, Dmitri Fiodorovitch, mais il faut m’obéir.»


Mitia sursauta.


«Auriez-vous cette bonté, madame! s’écria-t-il d’un ton pénétré. Seigneur! vous sauvez un homme de la mort, du suicide… Mon éternelle reconnaissance…


– Je vous donnerai infiniment plus de trois mille roubles! répéta Mme Khokhlakov, qui contemplait, souriante, l’enthousiasme de Mitia.


– Mais il ne m’en faut pas tant! J’ai besoin seulement de cette fatale somme, trois mille roubles; je vous offre une garantie et vous remercie. Mon plan…


– Assez, Dmitri Fiodorovitch, c’est dit, c’est fait, trancha Mme Khokhlakov, avec la modestie triomphante d’une bienfaitrice. J’ai promis de vous sauver et je vous sauverai, comme Belmessov. Que pensez-vous des mines d’or?


– Les mines d’or, madame! Je n’y ai jamais pensé!


– Mais moi, j’y pense pour vous. Voilà un mois que je vous observe. Quand vous passez, je me dis toujours: voilà un homme énergique, dont la place est aux mines. J’ai même étudié votre démarche et je suis persuadée que vous découvrirez des filons.


– D’après ma démarche, madame?


– Pourquoi pas? Comment, vous niez qu’on puisse connaître le caractère d’après la démarche, Dmitri Fiodorovitch? Les sciences naturelles confirment le fait. Oh! je suis réaliste. Dès aujourd’hui, après cette histoire au monastère qui m’a tant affectée, je suis devenue tout à fait réaliste et veux me livrer à une activité pratique. Je suis guérie du mysticisme. Assez [117], comme dit Tourguéniev.


– Mais madame, ces trois mille roubles que vous m’avez promis si généreusement…


– Ils ne vous échapperont pas, c’est comme si vous les aviez dans votre poche. Et non pas trois mille, mais trois millions, à bref délai. Voilà mon idée: vous découvrirez des mines, vous gagnerez des millions, à votre retour, vous serez devenu un homme d’action capable de nous guider vers le bien. Faut-il donc tout abandonner aux Juifs? Vous construirez des édifices, vous fonderez diverses entreprises, vous secourrez les pauvres et ils vous béniront. Nous sommes au siècle des voies ferrées. Vous serez connu et remarqué au ministère des Finances, dont la détresse est, vous le savez, immense. La chute de notre monnaie fiduciaire m’empêche de dormir, Dmitri Fiodorovitch; on me connaît mal sous ce rapport.


– Madame, madame, interrompit de nouveau Dmitri inquiet, je suivrai très probablement votre sage conseil… J’irai peut-être là-bas… dans ces mines… je reviendrai en causer avec vous; mais maintenant, ces trois mille roubles que vous m’avez si généreusement offerts, ils me libéreraient, et si possible aujourd’hui… Je n’ai pas une heure à perdre.


– Écoutez, Dmitri Fiodorovitch, en voilà assez! Une question: partez-vous pour les mines d’or, oui ou non? Répondez-moi catégoriquement.


– J’irai, madame, ensuite… J’irai où vous voudrez… mais maintenant…


– Attendez donc!»


Elle se dirigea vivement vers un magnifique bureau et fouilla dans les tiroirs avec précipitation.


«Les trois mille roubles! pensa Mitia crispé par l’attente, et cela tout de suite, sans papier, sans formalités… Quelle grandeur d’âme! L’excellente femme! Si seulement elle parlait moins…»


«Voilà, s’écria-t-elle rayonnante en revenant vers Mitia, voilà ce que je cherchais.»


C’était une petite icône en argent, avec un cordon, comme on en porte parfois sous le linge.


«Elle vient de Kiev, Dmitri Fiodorovitch, dit Mme Khokhlakov avec respect; elle a touché les reliques de sainte Barbe, la mégalomartyre. Permettez-moi de vous passer moi-même cette petite icône autour du cou et de vous bénir à la veille d’une vie nouvelle.»


Et la lui ayant passée autour du cou, elle se mit en devoir de l’ajuster. Mitia, très gêné, s’inclina et lui vint en aide. Enfin, l’icône fut placée comme il fallait.


«Maintenant, vous pouvez partir, dit-elle en se rasseyant triomphante.


– Madame, je suis touché… et ne sais comment vous remercier… de votre sollicitude; mais… si vous saviez comme je suis pressé. Cette somme que j’attends de votre générosité… Oh! madame, puisque vous êtes si bonne, si généreuse – et Mitia eut une inspiration – permettez-moi de vous révéler… ce que, d’ailleurs, vous savez déjà… j’aime une personne. J’ai trahi Katia, Catherine Ivanovna, veux-je dire… Oh! j’ai été inhumain, malhonnête, mais j’en aimais une autre… une femme que vous méprisez peut-être, car vous êtes au courant, mais que je ne puis abandonner, aussi ces trois mille roubles…


– Abandonnez tout, Dmitri Fiodorovitch, interrompit d’un ton tranchant Mme Khokhlakov. Surtout les femmes. Votre but, ce sont les mines. Inutile d’y mener des femmes. Plus tard, quand vous reviendrez riche et célèbre, vous trouverez une amie de cœur dans la plus haute société. Ce sera une jeune fille moderne, savante et sans préjugés. À cette époque précisément, le féminisme se sera développé et la femme nouvelle apparaîtra…


– Madame, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela…, fit Dmitri Fiodorovitch en joignant les mains d’un air suppliant.


– Mais si, Dmitri Fiodorovitch, c’est précisément cela qu’il vous faut, ce dont vous êtes altéré sans le savoir. Je m’intéresse fort au féminisme. Le développement de la femme et même son rôle politique dans l’avenir le plus rapproché, voilà mon idéal. J’ai une fille, Dmitri Fiodorovitch, on l’oublie souvent. J’ai écrit là-dessus à Chtchédrine. Cet écrivain m’a ouvert de tels horizons sur la mission de la femme que je lui ai adressé l’année dernière ces deux lignes: «Je vous presse contre mon cœur et vous embrasse au nom de la femme moderne, continuez.» Et j’ai signé: «Une mère.» J’aurais voulu signer «une mère contemporaine [118]», mais j’ai hésité; en fin de compte je me suis bornée à «une mère», c’est plus beau moralement, Dmitri Fiodorovitch, et le mot de «contemporaine» aurait pu lui rappeler le Contemporain, souvenir amer vu la censure actuelle. Mon Dieu, qu’avez-vous?


– Madame, dit Mitia debout, les mains jointes, vous allez me faire pleurer, si vous remettez encore ce que si généreusement…


– Pleurez, Dmitri Fiodorovitch, pleurez! C’est très bien… dans la voie qui vous attend. Les larmes soulagent. Plus tard, une fois revenu de Sibérie, vous vous réjouirez avec moi…


– Mais permettez, hurla soudain Mitia, je vous en supplie pour la dernière fois, dites-moi si je puis recevoir de vous aujourd’hui la somme promise. Sinon, quand faudra-t-il venir la chercher?


– Quelle somme, Dmitri Fiodorovitch?


– Mais les trois mille roubles que vous m’avez si généreusement promis.


– Trois mille quoi… trois mille roubles? Mais je ne les ai pas, dit-elle avec quelque surprise.


– Comment?… Vous avez dit que c’était comme si je les avais dans ma poche…


– Oh! non, vous m’avez mal comprise, Dmitri Fiodorovitch. Je parlais des mines. Je vous ai promis bien plus de trois mille roubles, je me souviens maintenant, mais c’étaient uniquement les mines que j’avais en vue.


– Mais l’argent? les trois mille roubles?


– Oh! si vous comptiez sur de l’argent, je n’en ai pas du tout en ce moment, Dmitri Fiodorovitch. J’ai même des difficultés avec mon régisseur et je viens d’emprunter cinq cent roubles à Mioussov. Si j’en avais, d’ailleurs, je ne vous en donnerais pas. D’abord, je ne prête à personne. Qui débiteur a, guerre a. Mais à vous particulièrement, j’aurais refusé, parce que je vous aime et qu’il s’agit de vous sauver. Car il ne vous faut qu’une seule chose: les mines et les mines!


– Oh! que le diable…, hurla Mitia en donnant un violent coup de poing sur la table.


– Aïe, aïe!» s’écria Mme Khokhlakov, effrayée, en se réfugiant à l’autre bout du salon.


Mitia cracha de dépit et sortit précipitamment. Il allait comme un fou dans les ténèbres, en se frappant la poitrine à la même place que deux jours plus tôt devant Aliocha, lors de leur dernière rencontre sur la route. Pourquoi se frappait-il juste à la même place? Que signifiait ce geste? Il n’avait encore révélé à personne ce secret, pas même à Aliocha, un secret qui recelait le déshonneur, et même sa perte et le suicide, car telle était sa résolution au cas où il ne trouverait pas trois mille roubles pour s’acquitter envers Catherine Ivanovna et ôter de sa poitrine, de «cette place», le déshonneur qu’il portait et qui torturait sa conscience. Tout cela s’éclaircira par la suite. Après la ruine de son dernier espoir, cet homme si robuste fondit soudain en larmes comme un enfant. Il marchait, hébété, en essuyant ses larmes de son poing, quand soudain il heurta quelqu’un. Une vieille femme qu’il avait failli renverser poussa un cri aigu.


«Seigneur, il m’a presque tuée! Fais donc attention, espèce de vaurien!


– Ah! c’est vous? cria Mitia en examinant la vieille dans l’obscurité. C’était la domestique de Kouzma Samsonov qu’il avait aperçue la veille.


– Et qui êtes-vous, monsieur? proféra la vieille d’un autre ton, je ne vous reconnais pas.


– Ne servez-vous pas chez Kouzma Samsonov?


– Parfaitement… Mais je ne peux pas vous reconnaître.


– Dites-moi, ma bonne, est-ce qu’Agraféna Alexandrovna est chez vous en ce moment? Je l’y ai conduite moi-même.


– Oui, monsieur, elle est restée un instant et partie.


– Comment, partie? Quand?


– Elle n’est pas restée longtemps. Elle a diverti Kouzma Kouzmitch en lui faisant un conte, puis elle s’est sauvée.


– Tu mens, maudite! cria Mitia.


– Seigneur, mon Dieu!» fit la vieille.


Mais Mitia avait disparu; il courait à toutes jambes vers la maison où demeurait Grouchegnka. Elle était partie depuis un quart d’heure pour Mokroïé. Fénia était dans la cuisine, avec sa grand-mère, la cuisinière Matrone, quand arriva le «capitaine». À sa vue, Fénia cria de toutes ses forces.


«Tu cries? fit Mitia. Où est-elle?»


Et sans attendre la réponse de Fénia paralysée par la peur, il tomba à ses pieds.


«Fénia, au nom du Christ, notre Sauveur, dis-moi où elle est!


– Je ne sais rien, cher Dmitri Fiodorovitch, rien du tout. Quand vous me tueriez sur place, je ne peux rien dire. Mais vous l’avez accompagnée…


– Elle est revenue…


– Non, elle n’est pas revenue, je le jure par tous les saints.


– Tu mens! hurla Mitia. Rien qu’à ta frayeur, je devine où elle est…»


Il sortit en courant. Fénia épouvantée se félicitait d’en être quitte à si bon compte, tout en comprenant que cela aurait pu mal tourner, s’il avait eu le temps. En s’échappant, il eut un geste qui étonna les deux femmes. Sur la table se trouvait un mortier avec un pilon en cuivre; Mitia, qui avait déjà ouvert la porte, saisit ce pilon au vol et le fourra dans sa poche.


«Seigneur, il veut tuer quelqu’un!» gémit Fénia.

IV. Dans les ténèbres

Où courait-il? On s’en doute: «Où peut-elle être, sinon chez le vieux? Elle y est allée directement de chez Samsonov, c’est clair. Toute cette intrigue saute aux yeux…» Les idées se heurtaient dans sa tête. Il n’alla pas dans la cour de Marie Kondratievna: «Inutile de donner l’éveil, elle doit être du complot, ainsi que Smerdiakov; tous sont achetés!» Sa résolution était prise; il fit un grand détour, franchit la passerelle, déboucha dans une ruelle qui donnait sur les derrières, ruelle déserte et inhabitée, bornée d’un côté par la haie du potager voisin, de l’autre, par la haute palissade qui entourait le jardin de Fiodor Pavlovitch. Il choisit pour l’escalader précisément la place par où avait grimpé, d’après la tradition, Elisabeth Smerdiachtchaïa.» Si elle a pu passer par là, songeait-il, pourquoi n’en ferais-je pas autant?» D’un bond, il se suspendit à la palissade, fit un rétablissement et se trouva assis dessus à califourchon. Tout près s’élevaient les étuves, mais il voyait de sa place les fenêtres éclairées de la maison.» C’est cela, il y a de la lumière dans la chambre à coucher du vieux, elle y est!» Et il sauta dans le jardin. Bien qu’il sût que Grigori et peut-être Smerdiakov étaient malades, que personne ne pouvait l’entendre, il resta immobile instinctivement et prêta l’oreille. Partout un silence de mort, un calme absolu, pas le moindre souffle.» On n’entend que le silence…», ce vers lui revint à la mémoire: «Pourvu qu’on ne m’ait pas entendu! Je pense que non.» Alors il se mit à marcher dans l’herbe à pas de loup, l’oreille tendue, évitant les arbres et les buissons. Il se souvenait qu’il y avait sous les fenêtres d’épais massifs de sureaux et de viornes. La porte qui donnait accès au jardin, du côté gauche de la façade, était fermée, il le constata en passant. Enfin il atteignit les massifs et s’y dissimula. Il retenait son souffle.» Il faut attendre. S’ils m’ont entendu, ils écoutent à présent… Pourvu que je n’aille pas tousser ou éternuer!…»


Il attendit deux minutes. Son cœur battait, par moments il étouffait presque.» Ces palpitations ne cesseront pas, je ne puis plus attendre.» Il se tenait dans l’ombre, derrière un massif à moitié éclairé.» Une viorne, comme ses baies sont rouges!» murmura-t-il machinalement. À pas de loup, il s’approcha de la fenêtre et se dressa sur la pointe des pieds. La chambre à coucher de Fiodor Pavlovitch lui apparaissait tout entière, une petite pièce séparée en deux par des paravents rouges, «chinois», comme les appelait leur propriétaire.» Grouchegnka est là derrière», pensa Mitia. Il se mit à examiner son père… celui-ci portait une robe de chambre en soie rayée, qu’il ne lui connaissait pas, avec une cordelière terminée par des glands; le col rabattu laissait voir une chemise élégante en fine toile de Hollande, ornée de boutons en or; sa tête était enveloppée du même foulard rouge que lui avait vu Aliocha.» Il s’est fait beau.» Fiodor Pavlovitch se tenait près de la fenêtre, l’air rêveur. Soudain, il tourna la tête, tendit l’oreille et, n’entendant rien, s’approcha de la table, se versa un demi-verre de cognac qu’il but. Puis il poussa un profond soupir et de nouveau s’immobilisa quelques instants. Après quoi, il s’en alla d’un pas distrait vers la glace, releva un peu son foulard pour examiner les bleus et les escarres.» Il est seul très probablement.» Le vieillard quitta la glace, revint à la fenêtre. Mitia recula vivement dans l’ombre.


«Peut-être dort-elle déjà derrière les paravents.» Fiodor Pavlovitch se retira de la fenêtre.» C’est elle qu’il attend, donc elle n’est pas ici; sinon, pourquoi regarderait-il dans l’obscurité? C’est l’impatience qui le dévore.» Mitia se remit en observation. Le vieux était assis devant la table, sa tristesse sautait aux yeux; enfin, il s’accouda, la joue appuyée sur la main droite. Mitia regardait avidement.» Seul, seul! Si elle était ici, il aurait un autre air.» Chose étrange; il éprouva soudain un dépit bizarre de ce qu’elle n’était pas là.» Ce qui me fâche, ce n’est pas son absence, mais de ne pas savoir à quoi m’en tenir», s’expliqua-t-il à lui-même. Par la suite, Mitia se rappela que son esprit était alors extraordinairement lucide et qu’il se rendait compte des moindres détails. Mais l’angoisse provenant de l’incertitude grandissait dans son cœur.» Est-elle ici, enfin, oui ou non?» Soudain il se décida, étendit le bras, frappa à la fenêtre. Deux coups doucement, puis trois autres plus vite: toc, toc, toc, signal convenu entre le vieillard et Smerdiakov, pour annoncer que «Grouchegnka était arrivée». Le vieillard tressaillit, leva la tête et s’élança à la fenêtre. Mitia rentra dans l’ombre. Fiodor Pavlovitch ouvrit, se pencha.


«Grouchegnka, est-ce toi? dit-il d’une voix tremblante. Où es-tu, ma chérie, mon ange, où es-tu?» Très ému, il haletait.


«Seul.»


«Où es-tu donc? répéta le vieux, le buste penché au-dehors pour regarder de tous côtés. Viens ici, je t’ai préparé un cadeau, viens le voir!»


«L’enveloppe avec les trois mille roubles.»


«Mais où es-tu donc? Es-tu à la porte? Je vais ouvrir…»


Fiodor Pavlovitch risquait de tomber en regardant vers la porte qui menait au jardin; il scrutait les ténèbres; il allait certainement s’empresser d’ouvrir la porte, sans attendre la réponse de Grouchegnka. Mitia ne broncha point. La lumière éclairait nettement le profil détesté du vieillard, avec sa pomme d’Adam, son nez recourbé, ses lèvres souriant dans une attente voluptueuse. Une colère furieuse bouillonna soudain dans le cœur de Mitia: «Le voilà, mon rival, le bourreau de ma vie!» C’était un accès irrésistible, l’emportement dont il avait parlé à Aliocha, lors de leur conversation dans le pavillon, en réponse à la question: «Comment peux-tu dire que tu tueras ton père?»


«Je ne sais pas, avait dit Mitia, peut-être le tuerai-je, peut-être ne le tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son visage à ce moment-là. Je hais sa pomme d’Adam, son nez, ses yeux, son sourire impudent. Il me dégoûte. Voilà ce qui m’effraie; je ne pourrai pas me contenir…»


Le dégoût devenait intolérable. Mitia hors de lui sortit de sa poche le pilon de cuivre.


***

«Dieu m’a préservé à ce moment», devait dire plus tard Mitia; à ce moment en effet, Grigori, souffrant, se réveilla. Avant de se coucher, il avait employé le remède dont Smerdiakov parlait à Ivan Fiodorovitch. Après s’être frotté, aidé par sa femme, avec de l’eau-de-vie mélangée à une infusion secrète très forte, il but le reste de la drogue, tandis que Marthe Ignatièvna récitait une prière. Elle en prit aussi et, n’ayant pas l’habitude, s’endormit d’un sommeil de plomb à côté de son mari. Tout à coup, celui-ci s’éveilla, réfléchit un instant et, bien qu’il ressentît une douleur aiguë dans les reins, se leva et s’habilla à la hâte. Peut-être se reprochait-il de dormir, la maison restant sans gardien «en un temps si dangereux». Smerdiakov, épuisé par sa crise, gisait sans mouvement dans le cabinet voisin. Marthe Ignatièvna n’avait pas bougé; «elle est lasse», pensa Grigori après l’avoir regardée, et il sortit en geignant sur le perron. Il voulait seulement jeter un coup d’œil, n’ayant pas la force d’aller plus loin, tant les reins et la jambe droite lui faisaient mal. Soudain, il se rappela qu’il n’avait pas fermé à clef la petite porte du jardin. C’était un homme méticuleux, esclave de l’ordre établi et des habitudes invétérées. En boitant et avec des contorsions de douleur, il descendit le perron et se dirigea vers le jardin. En effet, la porte était grande ouverte; il entra machinalement; avait-il cru apercevoir ou entendre quelque chose, mais en regardant à gauche, il remarqua la fenêtre ouverte où personne ne se tenait.» Pourquoi est-ce ouvert? On n’est plus en été», songea Grigori. Au même instant, droit devant lui, à quarante pas, une ombre se déplaçait rapidement, quelqu’un courait dans l’obscurité.» Seigneur!» murmura-t-il, et, oubliant son lumbago, il se mit à la poursuite du fugitif. Il prit par le plus court, connaissant mieux le jardin que l’autre. Celui-ci se dirigea vers les étuves, les contourna, se jeta vers le mur. Grigori ne le perdait pas de vue tout en courant et atteignit la palissade, au moment où Dmitri l’escaladait. Hors de lui, Grigori poussa un cri, s’élança et le saisit par une jambe. Son pressentiment ne l’avait pas trompé, il le reconnut, c’était bien lui, «l’exécrable parricide».


«Parricide», glapit le vieux, mais il n’en dit pas davantage et tomba foudroyé. Mitia sauta de nouveau dans le jardin et se pencha vers lui. Machinalement, il se débarrassa du pilon qui tomba à deux pas sur le sentier, bien en évidence. Grigori avait la tête en sang; Mitia le tâta, anxieux de savoir s’il avait fracassé le crâne du vieillard ou s’il l’avait seulement étourdi avec le pilon. Le sang tiède ruisselait, inondant ses doigts tremblants. Il tira de sa poche le mouchoir immaculé qu’il avait pris pour aller chez Mme Khokhlakov, et le lui appliqua sur la tête, s’efforçant stupidement d’étancher le sang. Le mouchoir en fut bientôt imbibé.» Mon Dieu, à quoi bon? Comment savoir ce qui en est… et qu’importe à présent! Le vieux a son compte; si je l’ai tué, tant pis pour lui», proféra-t-il tout haut. Alors il escalada la palissade, sauta dans la ruelle et se mit à courir, tout en fourrant dans la poche de sa redingote le mouchoir ensanglanté qu’il serrait dans sa main droite. Quelques passants se rappelèrent plus tard avoir rencontré cette nuit-là un homme qui courait à perdre haleine. Il se dirigea à nouveau vers la maison de Mme Morozov. Après son départ, Fénia s’était précipitée chez le portier, Nazaire Ivanovitch, le suppliant de «ne plus laisser entrer le capitaine, ni aujourd’hui, ni demain». Celui-ci, mis au courant, y consentit, mais dut monter chez la propriétaire qui l’avait fait appeler. Il chargea de le remplacer son neveu, un gars de vingt ans, récemment arrivé de la campagne, mais oublia de mentionner le capitaine. Le gars, qui gardait bon souvenir des pourboires de Mitia, le reconnut et lui ouvrit aussitôt. En souriant, il se hâta de l’informer obligeamment qu’» Agraféna Alexandrovna n’était pas chez elle». Mitia s’arrêta.


«Où est-elle donc, Prochor?


– Y a tantôt deux heures qu’elle est partie pour Mokroïé avec Timothée.


– Pour Mokroïé! s’écria Mitia, Mais qu’y va-t-elle faire?


– J’pourrais pas vous dire au juste, j’crois qu’c’est pour rejoindre un officier qui l’a envoyé chercher en voiture.»


Mitia se précipita comme un fou dans la maison.

V. Une décision subite

Fénia se tenait dans la cuisine avec sa grand-mère, les deux femmes s’apprêtaient à se coucher, et se fiant au portier, elles n’avaient pas fermé la porte. Sitôt entré, Mitia saisit Fénia à la gorge.


«Dis-moi tout de suite… avec qui elle est à Mokroïé», hurla-t-il.


Les deux femmes poussèrent un cri.


«Aïe, je vais vous le dire, aïe, cher Dmitri Fiodorovitch, je vous dirai tout, je ne cacherai rien! bredouilla Fénia épouvantée. Elle est allée voir un officier.


– Quel officier?


– Celui qui l’a abandonnée, il y a cinq ans.»


Dmitri lâcha Fénia. Il était mortellement pâle et sans voix, mais on voyait à son regard qu’il avait tout compris à demi-mot, deviné jusqu’au moindre détail. La pauvre Fénia évidemment ne pouvait s’en rendre compte. Elle demeurait assise sur le coffre, toute tremblante, les bras tendus comme pour se défendre, sans un mouvement. Les prunelles dilatées par l’effroi, elle fixait Mitia qui avait les mains ensanglantées.


En route, il avait dû les porter à son visage pour essuyer la sueur, car le front était taché ainsi que la joue droite. Fénia risquait d’avoir une crise de nerfs; la vieille cuisinière, prête à perdre connaissance, ouvrait tout grands les yeux comme une folle. Dmitri s’assit machinalement auprès de Fénia.


Sa pensée errait dans une sorte de stupeur. Mais tout s’expliquait; il était au courant, Grouchegnka elle-même lui avait parlé de cet officier, ainsi que de la lettre reçue un mois auparavant. Ainsi, depuis un mois, cette intrigue s’était menée à son insu, jusqu’à l’arrivée de ce nouveau prétendant, et il n’avait pas songé à lui. Comment cela se pouvait-il? Cette question surgissait devant lui comme un monstre et le glaçait d’effroi.


Soudain, oubliant qu’il venait d’effrayer et de malmener Fénia, il se mit à lui parler d’un ton fort doux, à la questionner avec une précision surprenante vu l’état où il se trouvait. Bien que Fénia regardât avec stupeur les mains ensanglantées du capitaine, elle répondit avec empressement à chacune de ses questions. Peu à peu, elle prit même plaisir à lui exposer tous les détails, non pour l’attrister, mais comme si elle voulait de tout son cœur lui rendre service. Elle lui raconta la visite de Rakitine et d’Aliocha, tandis qu’elle faisait le guet, le salut dont sa maîtresse avait chargé Aliocha pour lui, Mitia, qui devait «se souvenir toujours qu’elle l’avait aimé une petite heure». Mitia sourit, ses joues s’empourprèrent. Fénia, chez qui la crainte avait fait place à la curiosité, se risqua à lui dire:


«Vous avez du sang aux mains, Dmitri Fiodorovitch.


– Oui», fit-il en les regardant distraitement.


Il y eut un silence prolongé. Son effroi était passé, une résolution inflexible le possédait. Il se leva d’un air pensif.


«Monsieur, que vous est-il arrivé?» insista Fénia en désignant ses mains.


Elle parlait avec commisération, comme la personne la plus proche de lui dans son chagrin.


«C’est du sang, Fénia, du sang humain… Mon Dieu, pourquoi l’avoir versé?… Il y a une barrière, déclara-t-il en regardant la jeune fille comme s’il lui proposait une énigme, une barrière haute et redoutable, mais demain, au lever du soleil, Mitia la franchira… Tu ne comprends pas, Fénia, de quelle barrière il s’agit; n’importe… Demain tu apprendras tout; maintenant, adieu! Je ne serai pas un obstacle, je saurai me retirer. Vis, mon adorée… tu m’as aimé une heure, souviens-toi toujours de Mitia Karamazov…»


Il sortit brusquement, laissant Fénia presque plus effrayée que tout à l’heure, quand il s’était jeté sur elle.


Dix minutes plus tard, il se présenta chez Piotr Ilitch Perkhotine, le jeune fonctionnaire à qui il avait engagé ses pistolets pour dix roubles. Il était déjà huit heures et demie, et Piotr Ilitch, après avoir pris le thé, venait de mettre sa redingote pour aller jouer une partie de billard. En apercevant Mitia et son visage taché de sang, il s’écria:


«Mon Dieu, qu’avez-vous?


– Voici, dit vivement Mitia, je suis venu dégager mes pistolets. Merci. Je suis pressé, Piotr Ilitch, veuillez faire vite.»


Piotr Ilitch s’étonnait de plus en plus. Mitia était entré, une liasse de billets de banque à la main, qu’il tenait d’une façon insolite, le bras tendu, comme pour les montrer à tout le monde. Il avait dû les porter ainsi dans la rue, d’après ce que raconta ensuite le jeune domestique qui lui ouvrit. C’étaient des billets de cent roubles qu’il tenait de ses doigts ensanglantés. Piotr Ilitch expliqua plus tard aux curieux qu’il était difficile d’évaluer la somme à vue d’œil, il pouvait y avoir deux à trois mille roubles. Quand à Dmitri, «sans avoir bu, il n’était pas dans son état normal, paraissait exalté, fort distrait et en même temps absorbé, comme s’il méditait sur une question sans parvenir à la résoudre. Il se hâtait, répondait avec brusquerie, d’une façon bizarre; par moments il avait l’air gai et nullement affligé».


«Mais qu’avez-vous donc? cria de nouveau Piotr Ilitch en l’examinant avec stupeur. Comment avez-vous pu vous salir ainsi; êtes-vous tombé? Regardez!»


Il le mena devant la glace. À la vue de son visage souillé, Mitia tressaillit, fronça les sourcils.


«Sapristi! il ne manquait plus que cela!»


Il passa les billets de sa main droite dans la gauche et tira vivement son mouchoir. Plein de sang coagulé, il formait une boule qui restait collée. Mitia le lança à terre.


«Zut! N’auriez-vous pas un chiffon… pour m’essuyer?


– Alors, vous n’êtes pas blessé? Vous feriez mieux de vous laver. Je vais vous donner de l’eau.


– C’est parfait… mais où mettrai-je cela?»


Il désignait avec embarras la liasse de billets comme si c’était à Piotr Ilitch de lui dire où mettre son argent.


«Dans votre poche, ou bien déposez-le sur la table. Personne n’y touchera.


– Dans ma poche? Ah! oui, c’est bien… D’ailleurs, tout cela n’a pas d’importance. Finissons-en d’abord, au sujet des pistolets. Rendez-les-moi; voici l’argent… J’en ai extrêmement besoin… et je n’ai pas une minute à perdre.»


Et, détachant de la liasse le premier billet, il le tendit au fonctionnaire.


«Je n’ai pas de quoi vous rendre. N’avez-vous pas de monnaie?


– Non.»


Comme pris d’un doute, Mitia vérifia quelques billets.


«Ils sont tous pareils…, déclara-t-il en regardant de nouveau Piotr Ilitch d’un air interrogateur.


– Où avez-vous fait fortune? demanda celui-ci. Un instant, je vais envoyer mon galopin chez les Plotnikov. Ils ferment tard, ils nous donneront la monnaie. Hé, Micha! cria-t-il dans le vestibule.


– C’est cela, chez les Plotnikov, voilà une fameuse idée! fit Mitia.


– Micha, reprit-il en s’adressant au gamin qui venait d’entrer, cours chez les Plotnikov, dis-leur que Dmitri Fiodorovitch les salue et va venir tout à l’heure. Écoute encore; qu’ils me préparent du champagne, trois douzaines de bouteilles, emballées comme lorsque je suis allé à Mokroïé… J’en avais pris alors quatre douzaines, ajouta-t-il à l’adresse de Piotr Ilitch… Ils sont au courant, ne te tourmente pas, Micha. Et puis qu’on ajoute du fromage, des pâtés de Strasbourg, des lavarets fumés, du jambon, du caviar, enfin de tout ce qu’ils ont, pour cent ou cent vingt roubles environ. Qu’on n’oublie pas de mettre des bonbons, des poires, deux ou trois pastèques, non, une suffira, du chocolat, du sucre d’orge, des caramels, enfin, comme l’autre fois. Avec le champagne, cela doit faire dans les trois cents roubles. N’oublie rien, Micha… C’est bien Micha qu’on l’appelle? demanda-t-il à Piotr Ilitch.


– Attendez, fit celui-ci qui l’observait avec inquiétude, il vaut mieux que vous y alliez vous-même; Micha s’embrouillerait.


– J’en ai peur! Eh, Micha, moi qui voulais t’embrasser pour la peine!… Si tu ne t’embrouilles pas, il y aura dix roubles, pour toi, va vite… Qu’on n’oublie pas le champagne, puis du cognac, du vin rouge, du vin blanc, enfin tout comme la dernière fois… Ils savent ce qu’il y avait.


– Écoutez donc! interrompit Piotr Ilitch impatienté cette fois. Que le gamin aille seulement faire de la monnaie et dire qu’on ne ferme pas, vous commanderez vous-même. Donnez votre billet, et dépêche-toi, Micha!»


Piotr Ilitch avait hâte d’expédier Micha, car le gamin restait bouche bée devant le visiteur, les yeux écarquillés à la vue du sang et de la liasse de billets qui tremblait entre ses doigts; il n’avait pas dû comprendre grand-chose aux instructions de Mitia.


«Et maintenant, allez vous laver, dit brusquement Piotr Ilitch. Mettez l’argent sur la table ou dans votre poche… C’est cela. Ôtez votre redingote.»


En l’aidant à retirer sa redingote, il s’exclama de nouveau: «Regardez, il y a du sang à votre redingote.


– Mais non. Seulement un peu à la manche, et puis ici, à la place du mouchoir… ça aura coulé à travers la poche, quand je me suis assis sur mon mouchoir, chez Fénia», expliqua Mitia d’un air confiant.


Piotr Ilitch l’écoutait, les sourcils froncés.


«Vous voilà bien arrangé, vous avez dû vous battre», murmura-t-il.


Il tenait le pot à eau et versait au fur et à mesure. Dans sa précipitation, Mitia se lavait mal, ses mains tremblaient. Piotr Ilitch lui prescrivit de savonner et de frotter davantage. Il avait pris sur Mitia une sorte d’ascendant qui s’affirmait de plus en plus. À noter que ce jeune homme n’avait pas froid aux yeux.


«Vous n’avez pas nettoyé sous les ongles; à présent, lavez-vous la figure, ici, près de la tempe, à l’oreille… C’est avec cette chemise que vous partez? Où allez-vous? Toute la manche droite est tachée.


– C’est vrai, dit Mitia en l’examinant.


– Mettez-en une autre.


– Je n’ai pas le temps. Mais regardez… continua Mitia toujours confiant, en s’essuyant et en remettant sa redingote, je vais relever la manchette comme cela, on ne la verra pas.


– Dites-moi maintenant ce qui s’est passé. Vous êtes-vous battu de nouveau au cabaret, comme l’autre fois? Avez-vous encore rossé le capitaine?» Piotr Ilitch évoquait la scène d’un ton de reproche.» Qui avez-vous encore battu… ou tué, peut-être?


– Sottises!


– Comment, sottises?


– Laissez-donc, fit Mitia qui se mit à rire. Je viens d’écraser une vieille femme sur la place.


– Écraser? Une vieille femme?


– Un vieillard! corrigea Mitia qui fixa Piotr Ilitch, en riant et en criant comme si l’autre était sourd.


– Que diable! un vieillard, une vieille femme… Vous avez tué quelqu’un?


– Nous nous sommes réconciliés après nous être colletés. Nous nous sommes quittés bons amis. Un imbécile!… Il m’a sûrement pardonné, à présent… S’il s’était relevé, il ne m’aurait pas pardonné, dit Mitia en clignant de l’œil, mais qu’il aille au diable! Vous entendez, Piotr Ilitch? Laissons cela, je ne veux pas en parler pour le moment! conclut Mitia d’un ton tranchant.


– Ce que j’en dis, c’est que vous aimez à vous commettre avec n’importe qui… comme alors pour des bagatelles, avec ce capitaine. Vous venez de vous battre et vous courez faire la noce! Voilà tout votre caractère. Trois douzaines de bouteilles de champagne! À quoi bon une telle quantité?


– Bravo! Donnez-moi maintenant les pistolets. Le temps presse. Je voudrais bien causer avec toi, mon cher, mais je n’ai pas le temps. D’ailleurs, inutile, c’est trop tard. Ah! où est l’argent, qu’en ai-je fait?»


Il se mit à fouiller dans ses poches.


«Vous l’avez mis vous-même sur la table… le voici. Vous l’aviez oublié? Vous ne semblez guère faire attention à l’argent. Voici vos pistolets. C’est bizarre, à cinq heures, vous les engagez pour dix roubles, et maintenant vous avez combien, deux, trois mille roubles, peut-être?


– Trois, peut-être», acquiesça en riant Mitia.


Et il fourra les billets dans ses poches.


«Vous allez les perdre comme ça. Auriez-vous des mines d’or?


– Des mines d’or! s’exclama Mitia en éclatant de rire. Voulez-vous aller aux mines, Perkhotine? Il y a ici une dame qui vous donnera trois mille roubles rien que pour vous y rendre. Elle me les a donnés, à moi, tant les mines lui tiennent à cœur! Vous connaissez Mme Khokhlakov?


– De vue seulement, mais j’ai entendu parler d’elle. Vraiment, c’est elle qui vous a fait cadeau de ces trois mille roubles? comme ça, de but en blanc? s’enquit Piotr Ilitch en le regardant avec méfiance.


– Demain, quand le soleil se lèvera, quand resplendira Phébus éternellement jeune, allez chez elle en glorifiant le Seigneur et demandez-lui si oui ou non elle me les a donnés. Renseignez-vous.


– J’ignore vos relations… Puisque vous êtes si affirmatif, il faut bien le croire… Maintenant que vous avez la galette, ce n’est pas la Sibérie qui vous tente… Sérieusement, où allez-vous?


– À Mokroïé.


– À Mokroïé? Mais il fait nuit.


– J’avais tout, je n’ai plus rien…, dit tout à coup Mitia.


– Comment, plus rien? Vous avez des milliers de roubles, et vous appelez cela, plus rien?


– Je ne parle pas d’argent. L’argent, je m’en fiche! Je parle du caractère des femmes… Les femmes ont le caractère crédule, versatile, dépravé. C’est Ulysse qui le dit, il a bien raison.


– Je ne vous comprends pas!


– Je suis donc ivre?


– Pis que ça.


– Moralement ivre, Piotr Ilitch, moralement… Et en voilà assez!


– Comment? Vous chargez votre pistolet?


– Je charge mon pistolet.»


En effet, Mitia, ayant ouvert la boîte, prit de la poudre qu’il versa dans une cartouche. Avant de mettre la balle dans le canon, il l’examina à la lumière de la bougie.


«Pourquoi regardez-vous cette balle? demanda Piotr Ilitch intrigué.


– Comme ça. Une idée qui me vient. Toi, si tu songeais à te loger une balle dans le cerveau, la regarderais-tu avant de la mettre dans le pistolet?


– Pourquoi la regarder?


– Elle me traversera le crâne, alors ça m’intéresse de voir comment elle est faite… D’ailleurs, sottises que tout cela! Voilà qui est fait, ajouta-t-il, une fois la balle introduite et calée avec de l’étoupe. Mon cher Piotr Ilitch, si tu savais combien tout cela est absurde! Donne-moi un morceau de papier.


– Voici.


– Non, du propre, c’est pour écrire. C’est cela.»


Et Mitia, prenant une plume, écrivit vivement deux lignes, puis il plia le papier en quatre et le mit dans son gousset. Il rangea les pistolets dans la boîte qu’il ferma à clef et garda en main. Puis il regarda Piotr Ilitch en souriant d’un air pensif.


«Allons, maintenant! dit-il.


– Où cela? Non, attendez… Alors vous voulez vous loger cette balle dans le cerveau?… s’enquit Piotr Ilitch, inquiet.


– Mais non, quelle sottise! Je veux vivre, j’aime la vie. Sachez-le. J’aime le blond Phébus et sa chaude lumière… Mon cher Piotr Ilitch, saurais-tu t’écarter?


– Comment cela?


– Laisser le chemin libre à l’être cher et à celui que tu hais… chérir même celui que tu haïssais… et leur dire: «Dieu vous garde! Allez, passez, et moi…»


– Et vous?


– Cela suffit, allons.


– Ma foi, je vais tout raconter, pour qu’on vous empêche de partir, déclara Piotr Ilitch en le fixant. Qu’allez-vous faire à Mokroïé?


– Il y a une femme là-bas, une femme… En voilà assez pour toi, Piotr Ilitch; motus!


– Écoutez, bien que vous soyez sauvage, vous m’avez toujours plu… et je suis inquiet.


– Merci, frère. Je suis sauvage, dis-tu. C’est vrai. Je ne fais que me le répéter: sauvage! Ah! voilà Micha, je l’avais oublié.»


Micha accourait avec une liasse de menus billets; il annonça que tout allait bien chez les Plotnikov: on emballait les bouteilles, le poisson, le thé; tout serait prêt. Mitia prit un billet de dix roubles et le tendit à Piotr Ilitch, puis il en jeta un à Micha.


«Je vous le défends! Je ne veux pas de ça chez moi, ça gâte les domestiques. Ménagez votre argent, pourquoi le gaspiller? Demain, vous viendrez me demander dix roubles. Pourquoi le mettez-vous toujours dans cette poche? Vous allez le perdre.


– Écoute, mon cher, viens à Mokroïé avec moi.


– Qu’irais-je faire là-bas?


– Veux-tu que nous vidions une bouteille, que nous buvions à la vie? J’ai soif, je veux boire avec toi. Nous n’avons jamais bu ensemble, hein?


– Eh bien, allons au cabaret.


– Pas le temps, mais chez les Plotnikov, dans l’arrière-boutique. Veux-tu que je te propose une énigme?


– Faites.»


Mitia tira de son gilet le petit papier et le montra à Piotr Ilitch. Il y avait écrit dessus lisiblement: «Je me châtie en expiation de ma vie tout entière.»


«Vraiment, je vais tout dire à quelqu’un, dit Piotr Ilitch.


– Tu n’aurais pas le temps, mon cher, allons boire.»


La boutique des Plotnikov – de riches commerçants – située tout près de chez Piotr Ilitch (au coin de la rue), était la principale épicerie de notre ville. On y trouvait de tout, comme dans les grands magasins de la capitale: du vin «de la cave des Frères Iélisséiev», des fruits, des cigares, du thé, du café, etc. Il y avait toujours trois commis et deux garçons pour les courses. Notre région s’est appauvrie, les propriétaires se sont dispersés, le commerce languit, mais l’épicerie prospère de plus en plus, les chalands ne manquant jamais pour ces produits. On attendait Mitia avec impatience, car on se souvenait que trois ou quatre semaines auparavant, il avait fait des emplettes pour plusieurs centaines de roubles payés comptant (on ne lui aurait rien livré à crédit); alors comme aujourd’hui, il avait en main une liasse de gros billets qu’il prodiguait à tort et à travers sans marchander ni s’inquiéter de la quantité de ses achats. On disait en ville que dans son excursion avec Grouchegnka à Mokroïé «il avait dissipé trois mille roubles en vingt-quatre heures et qu’il était revenu de la fête sans un sou comme sa mère l’avait mis au monde». Il avait engagé une troupe de tziganes qui campaient alors dans nos parages et profitèrent de son ivresse pour lui soutirer de l’argent et boire des vins fins à tire-larigot. On racontait en riant qu’à Mokroïé, il avait offert le champagne aux rustres, régalé de bonbons et de pâtés de Strasbourg des filles et des femmes de la campagne. On riait aussi, surtout au cabaret, mais par prudence en l’absence de Mitia, en songeant que, de son propre aveu public, la seule faveur que lui avait value cette «escapade» avec Grouchegnka était «la permission de lui baiser le pied, et rien de plus».


Lorsque Mitia et Piotr Ilitch arrivèrent à la boutique, une télègue attelée de trois chevaux, avec un tapis et des grelots, attendait déjà, conduite par le cocher André. On avait déjà emballé une caisse de marchandises et l’on n’attendait plus que l’arrivée de Mitia pour la fermer et la mettre en place. Piotr Ilitch s’étonna.


«D’où vient cette troïka? demanda-t-il.


– En allant chez toi, j’ai rencontré André et je lui ai dit de venir droit ici. Il n’y a pas de temps à perdre! La dernière fois, j’ai fait route avec Timothée, mais aujourd’hui, il m’a devancé avec une magicienne. André, serons-nous bien en retard?


– Ils nous précéderont d’une heure tout au plus, se hâta de répondre André, un cocher dans la force de l’âge, roux et sec. Je sais comment va Timothée, je m’en vais vous mener autrement vite, Dmitri Fiodorovitch. Ils n’auront pas une heure d’avance!


– Cinquante roubles de pourboire, si nous n’avons qu’une heure de retard.


– J’en réponds, Dmitri Fiodorovitch.»


Mitia, tout en s’agitant, donna des ordres d’une façon étrange, sans suite. Piotr Ilitch jugea à propos d’intervenir.


«Pour quatre cents roubles, exactement comme l’autre fois, commandait Mitia. Quatre douzaines de bouteilles de champagne, pas une de moins.


– Pourquoi une telle quantité, à quoi bon? Halte! s’exclama Piotr Ilitch. Que contient cette caisse? Est-ce possible qu’il y en ait pour quatre cents roubles?»


Les commis, qui s’empressaient avec des intonations doucereuses, lui expliquèrent aussitôt qu’il n’y avait dans cette première caisse qu’une demi-douzaine de bouteilles de champagne et «tout ce qu’il fallait pour commencer», hors-d’œuvre, bonbons, etc. Les principales «denrées» seraient expédiées à part, comme l’autre fois, dans une télègue à trois chevaux, qui arriverait «une heure au plus après Dmitri Fiodorovitch».


«Pas plus tard qu’une heure, et mettez le plus possible de bonbons et de caramels; les filles aiment ça, là-bas, insista Mitia.


– Des caramels, soit. Mais, pourquoi quatre douzaines de bouteilles? Une seule suffit», dit Piotr Ilitch presque en colère.


Il se mit à marchander, à exiger une facture, ne sauva pourtant qu’une centaine de roubles. On tomba d’accord que les marchandises livrées ne montaient qu’à trois cents roubles.


«Après tout, que le diable t’emporte! s’écria-t-il, comme se ravisant. Qu’est-ce que ça peut bien me faire? Jette l’argent, s’il ne t’a rien coûté!


– Viens ici, lésineur, avance, ne te fâche pas! dit Mitia en l’entraînant dans l’arrière-boutique. On va nous servir à boire. J’aime les gentils garçons comme toi.»


Mitia s’assit devant une petite table recouverte d’une serviette malpropre. Piotr Ilitch prit place en face de lui et l’on apporta du champagne. On demanda si ces messieurs ne voulaient pas des huîtres, «les premières huîtres reçues tout récemment».


«Au diable les huîtres! Je n’en mange pas, et d’ailleurs, je ne veux rien prendre, répondit grossièrement Piotr Ilitch.


– Pas de temps pour les huîtres, observa Mitia; d’ailleurs, je n’ai pas d’appétit. Sais-tu, mon ami, que je n’ai jamais aimé le désordre?


– Mais qui donc l’aime? Miséricorde! Trois douzaines de bouteilles de champagne pour des croquants, il y a de quoi gendarmer n’importe qui.


– Ce n’est pas de ça que je veux parler, mais de l’ordre supérieur. Il n’existe pas en moi, cet ordre… Du reste, tout est fini, inutile de s’affliger. Il est trop tard. Toute ma vie fut désordonnée, il est temps de l’ordonner. Je fais des calembours, hein?


– Tu divagues plutôt.


– Gloire au Très-Haut dans le monde,

Gloire au Très-Haut en moi!


Ces vers, ou plutôt ces larmes, se sont échappés un jour de mon âme. Oui, c’est moi qui les ai faits… mais pas en traînant le capitaine par la barbe…


– Pourquoi parles-tu du capitaine?


– Je n’en sais rien. Qu’importe! Tout finit, tout aboutit au même total.


– Tes pistolets me poursuivent.


– Qu’importe encore! Bois et laisse là tes rêveries. J’aime la vie, je l’ai trop aimée, jusqu’au dégoût. En voilà assez. Buvons à la vie, mon cher. Pourquoi suis-je content de moi? Je suis vil, ma bassesse me tourmente, mais je suis content de moi. Je bénis la création, je suis prêt à bénir Dieu et ses œuvres, mais… il faut détruire un insecte malfaisant, pour l’empêcher de gâter la vie des autres… Buvons à la vie, frère! Qu’y a-t-il de plus précieux? Buvons aussi à la reine des reines!


– Soit! Buvons à la vie et à ta reine!»


Ils vidèrent un verre. Mitia, malgré son exaltation, était triste. Il paraissait en proie à un lourd souci.


«Micha… c’est Micha? Eh! mon cher, viens ici, bois ce verre en l’honneur de Phébus aux cheveux d’or qui se lèvera demain…


– À quoi bon lui offrir? s’écria Piotr Ilitch, irrité.


– Laisse, je le veux.


– Hum!»


Micha but, salua, sortit.


«Il se souviendra plus longtemps de moi. Une femme, j’aime une femme! Qu’est-ce que la femme? La reine de la terre! Je suis triste, Piotr Ilitch. Tu te rappelles Hamlet: «Je me sens triste, bien triste, Horatio… Hélas, le pauvre Yorick [119]!» C’est peut-être moi, Yorick. Justement, je suis maintenant Yorick, et ensuite un crâne.»


Piotr Ilitch l’écoutait en silence; Mitia se tut également.


«Quel chien avez-vous là? demanda-t-il d’un air distrait au commis, en remarquant dans un coin un joli petit épagneul aux yeux noirs.


– C’est l’épagneul de Varvara Alexéievna, notre patronne, répondit le commis; elle l’a oublié ici, il faudra le ramener chez elle.


– J’en ai vu un pareil… au régiment… fit Mitia, d’un air rêveur, mais il avait une patte de derrière cassée… Piotr Ilitch, je voulais te demander: as-tu jamais volé?


– Pourquoi cette question?


– Comme ça… vois-tu, le bien d’autrui, ce qu’on prend dans la poche? Je ne parle pas du Trésor, tout le monde le pille, et toi aussi, bien sûr…


– Va-t’en au diable!


– As-tu jamais dérobé, dans la poche, le porte-monnaie de quelqu’un?


– J’ai chipé une fois vingt kopeks à ma mère, quand j’avais neuf ans. Je les ai pris tout doucement sur la table et les ai serrés dans ma main.


– Et alors?


– On n’avait rien vu. Je les ai gardés trois jours, puis j’ai eu honte, j’ai avoué et je les ai rendus.


– Et alors?


– On m’a donné le fouet, naturellement. Mais toi, est-ce que tu as volé?


– Oui, dit Mitia en clignant de l’œil d’un air malin.


– Et quoi donc?


– Vingt kopeks à ma mère, j’avais neuf ans, je les ai rendus au bout de trois jours.»


Et il se leva.


«Dmitri Fiodorovitch, il faudrait se hâter, cria André à la porte de la boutique.


– Tout est prêt? Partons! Encore un mot et… à André un verre de vodka, puis du cognac, tout de suite! Cette boîte (avec les pistolets) sous le siège. Adieu, Piotr Ilitch, ne garde pas mauvais souvenir de moi.


– Mais tu reviens demain?


– Oui, sans faute.


– Monsieur veut-il régler? intervint le commis.


– Régler? Mais certainement!»


Il tira de nouveau de sa poche une liasse de billets, en jeta trois sur le comptoir et sortit. Tous l’accompagnèrent en le saluant et en lui souhaitant bon voyage. André, enroué par le cognac qu’il venait d’absorber, monta sur le siège. Mais au moment où Mitia s’installait, Fénia se dressa devant lui. Elle accourait essoufflée, joignit les mains et se jeta à ses pieds:


«Dmitri Fiodorovitch, ne perdez pas ma maîtresse! Et moi qui vous ai tout raconté!… Ne lui faites pas de mal, à lui, c’est son premier amour. Il est revenu de Sibérie pour épouser Agraféna Alexandrovna… Ne brisez pas une vie!


– Hé, hé, voilà le mot de l’énigme! murmura Piotr Ilitch, il va y avoir du grabuge là-bas! Dmitri Fiodorovitch, donne-moi tout de suite tes pistolets si tu veux être un homme, tu entends?


– Mes pistolets! Attends, mon cher, je les jetterai en route dans une mare. Fénia, lève-toi, ne reste pas à mes pieds. Dorénavant Mitia, ce sot, ne perdra plus personne. Écoute, Fénia, cria-t-il une fois assis, je t’ai offensée tout à l’heure, pardonne-moi… Si tu refuses, tant pis, je m’en fiche! En route André, et vivement!»


André fit claquer son fouet, la clochette tinta.


«Au revoir, Piotr Ilitch! À toi ma dernière larme!»


«Il n’est pas ivre; pourtant, quelles sornettes il débite!» pensa Piotr Ilitch. Il avait l’intention de rester pour surveiller l’expédition du reste des provisions, se doutant qu’on allait tromper Mitia, mais soudain, fâché contre lui-même, il cracha de dépit et partit jouer au billard.


«C’est un imbécile, mais un bon garçon…, se disait-il en chemin. J’ai entendu parler de cet «ancien» officier de Grouchegnka. S’il est arrivé… Ah! ces pistolets! Mais que diable! Suis-je son mentor? À leur aise! D’ailleurs, il ne se passera rien, ce sont des braillards. Une fois soûls, ils se battront, puis se réconcilieront. Sont-ce des hommes d’action? Que veut-il dire, ce «je m’écarte, je me châtie»? Non, il n’y aura rien! Étant ivre, au cabaret, il a tenu vingt fois des propos de ce style. Maintenant, il est «ivre moralement». Suis-je son mentor? Il a dû se battre, il avait le visage ensanglanté. Avec qui?… Son mouchoir aussi est plein de sang. Pouah! il est resté chez moi sur le plancher… Zut!»


Il arriva au cabaret de fort méchante humeur et commença aussitôt une partie, ce qui le dérida. Il en joua une autre et raconta que Dmitri Karamazov était de nouveau en fonds, qu’il lui avait vu en mains dans les trois mille roubles, que le gaillard était reparti pour Mokroïé faire la fête avec Grouchegnka. Ses auditeurs l’écoutèrent avec curiosité et d’un air sérieux. On cessa même de jouer.


«Trois mille roubles? Où les aurait-il pris?»


On le questionna. La nouvelle que cet argent venait de Mme Khokhlakov fut accueillie avec scepticisme.


«N’aurait-il pas dévalisé le vieux?


– Trois mille roubles! C’est louche.


– Il s’est vanté à haute voix qu’il tuerait son père, tous ici l’ont entendu. Il parlait de trois mille roubles…»


Piotr Ilitch devint soudain laconique. Il ne dit pas un mot du sang qui souillait le visage et les mains de Mitia, et dont en venant il avait l’intention de parler. On commença une troisième partie; peu à peu, la conversation se détourna de Mitia; la partie terminée, Piotr Ilitch n’eut plus envie de jouer, posa sa queue et partit, sans souper comme il en avait eu l’intention. Sur la place, il demeura perplexe, songea à se rendre immédiatement chez Fiodor Pavlovitch pour s’informer s’il n’était rien arrivé.» Non, décida-t-il, je n’irai pas pour une bagatelle réveiller la maison et faire du scandale. Que diable, suis-je leur mentor?»


Il s’en retournait chez lui fort mal disposé, quand soudain, il se rappela Fénia: «Sapristi, j’aurais dû l’interroger, songea-t-il dépité, je saurais tout.» Et il éprouva brusquement une impatience et un désir si vif de lui parler et de se renseigner qu’à mi-chemin, il fit un détour vers la maison de Mme Morozov où demeurait Grouchegnka. Arrivé à la porte cochère, il frappa et le coup qui résonna dans la nuit le dégrisa, tout en l’irritant. Personne ne répondit, tout le monde dormait dans la maison.» Je vais faire du scandale!» songea-t-il avec malaise; mais, loin de s’en aller, il frappa de plus belle. Le bruit résonna dans toute la rue.» Il faudra bien qu’on m’ouvre!» se disait-il, exaspéré contre lui-même, tandis qu’il redoublait ses coups.

VI. C’est moi qui arrive!

Cependant, Dmitri Fiodorovitch volait vers Mokroïé. La distance était de vingt verstes environ, et la troïka d’André galopait de façon à la franchir en une heure et quart. La rapidité de la course rafraîchit Mitia. L’air était vif, le ciel étoilé. C’était la même nuit, peut-être la même heure, où Aliocha, étreignant la terre, «jurait avec transport de l’aimer toujours». L’âme de Mitia était trouble, et malgré son anxiété, il n’avait de pensée à ce moment que pour son idole qu’il voulait revoir une dernière fois. Son cœur n’hésita pas une minute. On croira difficilement que ce jaloux n’éprouvait aucune jalousie envers ce personnage nouveau, ce rival surgi brusquement. Il n’en eût pas été de même pour n’importe quel autre, dans le sang duquel il eût peut-être trempé ses mains, mais envers le premier amant, il ne ressentait à présent ni haine jalouse, ni animosité d’aucune sorte; il est vrai qu’il ne l’avait pas encore vu.» C’est leur droit incontestable, c’est son premier amour, elle ne l’a pas oublié après cinq ans, elle n’a donc aimé que lui tout le temps, pourquoi suis-je venu me mettre à la traverse? Que viens-je faire ici? Écarte-toi, Mitia, laisse la route libre! D’ailleurs, tout est fini maintenant, même sans cet officier…»


Voilà en quels termes il eût pu exprimer ses sensations, s’il avait pu raisonner. Mais il en était incapable. Sa résolution était née spontanément; elle avait été conçue, adoptée avec toutes ses conséquences dès les premières paroles de Fénia. Pourtant, il éprouvait un trouble douloureux: la résolution ne lui avait pas donné le calme. Trop de souvenirs le tourmentaient. Par moments, cela lui semblait étrange; lui-même avait écrit sa sentence: «Je me châtie et j’expie»; le papier était dans sa poche, le pistolet chargé; il avait décidé d’en finir demain au premier rayon de «Phébus aux cheveux d’or»; cependant, il ne pouvait rompre avec son accablant passé et cette idée faisait son désespoir. Un moment, il eut envie de faire arrêter, de descendre, de prendre son pistolet et d’en finir sans attendre le jour. Mais ce ne fut qu’un éclair. La troïka dévorait l’espace, et à mesure qu’il approchait du but, elle seule le possédait de plus en plus et bannissait de son cœur les pensées funèbres. Il désirait tant la voir, ne fût-ce qu’en passant et de loin!» Je verrai comment elle se comporte maintenant avec lui, son premier amour; il ne m’en faut pas davantage.» Jamais il n’avait ressenti tant d’amour pour cette femme fatale, un sentiment nouveau, inéprouvé, qui allait jusqu’à l’imploration, jusqu’à disparaître devant elle!» Et je disparaîtrai!» proféra-t-il soudain dans une sorte d’extase.


On roulait depuis une heure environ. Mitia se taisait et André, garçon bavard pourtant, n’avait pas dit un mot, comme s’il craignait de parler, se bornant à stimuler ses chevaux bais, efflanqués, mais fringants. Soudain, Mitia s’écria avec une vive inquiétude:


«André, et s’ils dorment?»


Jusqu’alors, il n’y avait pas songé.


«Ça se pourrait bien, Dmitri Fiodorovitch.»


Mitia fronça les sourcils: il accourait avec de tels sentiments… et on dormait… elle aussi, peut-être avec lui… La colère bouillonna dans son cœur.


«Fouette, André, vivement!


– Peut-être qu’ils ne sont pas encore couchés, suggéra André après un silence. Tout à l’heure, Timothée disait qu’y avait comme ça nombreuse compagnie.


– Au relais?


– Non, à l’auberge, chez les Plastounov.


– Je sais. Comment, une nombreuse compagnie? Qui est-ce?»


Cette nouvelle inattendue inquiétait fort Mitia.


«D’après Timothée, ce sont tous des messieurs: deux de la ville, j’ignore lesquels, puis deux étrangers, et peut-être encore un autre. Paraît qu’ils jouent aux cartes.


– Aux cartes?


– Alors peut-être bien qu’ils ne dorment pas encore. Il doit être onze heures, au plus.


– Fouette, André, fouette, répéta nerveusement Mitia.


– Je vous demanderais bien quelque chose, monsieur, reprit André au bout d’un moment, si je ne craignais point de vous fâcher.


– Que veux-tu?


– Tout à l’heure, Fédossia Marcovna vous a supplié à genoux de ne pas faire de mal à sa maîtresse et encore à un autre… Alors, n’est-ce pas, comme je vous conduis là-bas… Pardonnez-moi, monsieur, par conscience, j’ai peut-être bien dit une sottise.»


Mitia le prit brusquement par les épaules.


«Tu es voiturier, n’est-ce pas?


– Oui.


– Alors, tu sais qu’il faut laisser le chemin libre. Parce qu’on est cocher, a-t-on le droit d’écraser le monde pour passer? Non, cocher, il ne faut pas écraser le monde, il ne faut pas gâter la vie d’autrui; si tu l’as fait, si tu as brisé la vie de quelqu’un, châtie-toi, disparais!»


Mitia parlait au comble de l’exaltation. André, malgré son étonnement, poursuivit la conversation.


«C’est vrai, Dmitri Fiodorovitch, vous avez raison, il ne faut tourmenter personne, les bêtes non plus, ce sont aussi des créatures du bon Dieu. Les chevaux, par exemple, y a des cochers qui les brutalisent sans raison; rien ne les arrête; ils vont un train d’enfer.


– En enfer, interrompit Mitia avec un brusque éclat de rire. André, âme simple, dis-moi, demanda-t-il en le saisissant de nouveau par les épaules, d’après toi, Dmitri Fiodorovitch Karamazov ira-t-il en enfer, oui ou non?


– Je ne sais pas, cela dépend de vous… Voyez-vous, monsieur, quand le Fils de Dieu mourut sur la croix, il alla droit en enfer et délivra tous les damnés. Et l’enfer gémit à la pensée qu’il ne viendrait plus de pécheurs. Notre Seigneur dit alors à l’enfer: «Ne gémis pas, enfer, tu hébergeras des grands seigneurs, des ministres, des juges, des richards, et tu seras de nouveau rempli comme tu le fus toujours, jusqu’à ce que je revienne.» Telles furent ses paroles…


– Voilà une belle légende populaire! Fouette le cheval de gauche, André!


– Voilà, monsieur, ceux à qui l’enfer est destiné; quant à vous, nous vous regardons comme un petit enfant… Vous avez beau être violent, le Seigneur vous pardonnera à cause de votre simplicité.


– Et toi, André, me pardonnes-tu?


– Moi? Mais vous ne m’avez rien fait.


– Non, pour tous, toi seul, pour les autres, maintenant, sur la route, me pardonnes-tu? Parle, âme simple!


– Oh! monsieur, comme vous parlez drôlement! Savez-vous que vous me faites peur!»


Mitia n’entendit pas. Il priait avec exaltation.


«Seigneur, reçois-moi dans mon iniquité, mais ne me juge pas. Laisse-moi entrer sans jugement, car je me suis condamné moi-même, ne me juge pas, car je t’aime, mon Dieu! Je suis vil, mais je t’aime: en enfer même, si tu m’y envoies, je proclamerai mon amour pour l’éternité. Mais laisse-moi achever d’aimer… ici-bas… encore cinq heures, jusqu’au lever de ton soleil… Car j’aime la reine de mon âme, je ne puis m’empêcher de l’aimer. Tu me vois tout entier. Je tomberai à genoux devant elle… «Tu as raison, lui dirai-je, de poursuivre ton chemin… Adieu, oublie ta victime, n’aie aucune inquiétude!»


«Mokroïé!» cria André, en montrant le village de son fouet.


À travers l’obscurité blême apparaissait la masse noire des constructions qui s’étendaient sur un espace considérable. Le bourg de Mokroïé comptait deux mille âmes, mais à cette heure tout dormait; seules de rares lumières trouaient l’ombre.


«Vite, André, vite, j’arrive, s’écria Mitia, comme en délire.


– On ne dort pas! fit de nouveau André en désignant l’auberge des Plastounov située à l’entrée et dont les six fenêtres sur la rue étaient éclairées.


– On ne dort pas! Fais du bruit, André, va au galop, fais tinter les grelots. Que tout le monde sache qui arrive! C’est moi, moi en personne!» s’exclama Mitia de plus en plus excité.


André mit sa troïka au galop et arriva avec fracas au bas du perron, où il arrêta l’attelage fourbu. Mitia sauta à terre. Juste à ce moment, le patron de l’auberge, prêt à se coucher, eut la curiosité de regarder qui arrivait à cette allure.


«Tryphon Borissytch, c’est toi?»


Le patron se pencha, regarda, descendit vivement, obséquieux et enchanté.


«Dmitri Fiodorovitch, vous voici de nouveau?»


Ce Tryphon Borissytch était un gaillard trapu, robuste, dont le visage un peu bouffi affectait avec les moujiks de Mokroïé des airs implacables, mais savait prendre l’expression la plus obséquieuse quand il flairait une aubaine. Il portait la blouse russe à col rabattu et avait du foin dans ses bottes, mais ne songeait qu’à s’élever encore. Il tenait la moitié des paysans dans ses griffes. Il louait de la terre aux gros propriétaires, en achetait même et la faisait travailler par les pauvres diables en amortissement de leur dette, dont ils ne pouvaient jamais se libérer. Sa défunte moitié lui avait laissé quatre filles; l’une, déjà veuve, vivait chez son père avec ses deux enfants en bas âge et travaillait pour lui à la journée. La seconde était mariée à un fonctionnaire, dont on voyait parmi d’autres, à l’auberge, la photographie minuscule, en uniforme et en épaulettes. Les deux cadettes mettaient, lors de la fête communale ou pour aller en visite, des robes à la mode bleu ciel ou vertes, avec une traîne longue d’une aune, mais le lendemain, levées dès l’aube comme de coutume, elles balayaient les chambres, vidaient les eaux, nettoyaient les chambres des voyageurs. Bien qu’il eût déjà fait sa pelote, Tryphon Borissytch aimait fort à rançonner les fêtards. Il se rappelait qu’un mois auparavant, la bombance de Dmitri Fiodorovitch avec Grouchegnka lui avait rapporté, en un jour, près de trois cents roubles, et il l’accueillait maintenant avec un joyeux empressement, flairant une nouvelle aubaine rien qu’à la façon dont Mitia avait abordé le perron.


«Alors, comme ça, Dmitri Fiodorovitch, vous voici de nouveau parmi nous?


– Un instant, Tryphon Borissytch! D’abord, où est-elle?


– Agraféna Alexandrovna? devina aussitôt le patron en lui jetant un regard pénétrant. Elle est ici…


– Avec qui? Avec qui?


– Avec des voyageurs… Il y a un fonctionnaire, qui doit être Polonais, d’après sa façon de parler, c’est lui qui l’a envoyé chercher; puis un autre, son camarade ou son compagnon de route, qui sait? Ils sont en civil…


– Et ils font bombance? Ce sont des richards?


– Bombance! C’est des pas grand-chose, Dmitri Fiodorovitch.


– Des pas grand-chose? Et les autres?


– Deux messieurs de la ville qui se sont arrêtés en revenant de Tchernaïa. Le plus jeune est un parent de M. Mioussov, j’ai oublié son nom… Vous devez connaître l’autre, M. Maximov, ce propriétaire qui est allé en pèlerinage à votre monastère.


– C’est tout?


– C’est tout.


– Suffit, Tryphon Borissytch, dis-moi maintenant, que fait-elle?


– Elle vient d’arriver, elle est avec eux.


– Est-elle gaie? Elle rit?


– Non, pas trop… Elle paraît même s’ennuyer. Elle passait la main dans les cheveux du plus jeune.


– Le Polonais, l’officier?


– Mais il n’est ni jeune, ni officier; non, pas à lui, au neveu de Mioussov… j’ai oublié son nom.


– Kalganov?


– Oui, c’est ça, Kalganov.


– C’est bien, je verrai. On joue aux cartes?


– Ils ont joué, puis ils ont pris du thé. Le fonctionnaire a demandé des liqueurs.


– Suffit, Tryphon Borissytch, suffit, mon cher, je prendrai moi-même une décision. Y a-t-il des tziganes?


– On n’entend plus parler d’eux, Dmitri Fiodorovitch, les autorités les ont chassés. Mais il y a des Juifs qui jouent de la cithare et du violon. Il est tard, mais on peut quand même les faire venir.


– C’est ça, envoie-les chercher. Et les filles, peut-on les faire lever, Marie surtout, Stépanide, Irène? Deux cents roubles pour le chœur!


– Pour cette somme, je ferai lever tout le village, bien qu’ils pioncent tous à c’te heure. Mais a-t-on idée de gaspiller l’argent pour de pareilles brutes! Vous avez donné des cigares à nos gars et maintenant, ils empestent, les coquins! Quant aux filles, elles ont toutes des poux. Je ferai plutôt lever gratis les miennes qui viennent de se coucher, je m’en vas les réveiller à coups de pied et elles vous chanteront tout ce que vous voudrez. Dire que vous avez offert du champagne aux manants!


Tryphon Borissytch avait tort de plaindre Mitia. L’autre fois, il lui avait chipé une demi-douzaine de bouteilles de champagne et gardé un billet de cent roubles ramassé sous la table.


«Tryphon Borissytch, j’ai dépensé ici plus d’un millier de roubles, te rappelles-tu?


– Certes, comment l’oublier, vous avez bien laissé trois mille roubles chez nous.


– Eh bien, j’arrive avec autant, cette fois, regarde.»


Et il mit sous le nez du patron sa liasse de billets de banque.


«Écoute et saisis bien: dans une heure arriveront du vin, des provisions, des bonbons; il faudra porter tout cela en haut. De même la caisse qui est dans la voiture; qu’on l’ouvre tout de suite et qu’on serve le champagne… Surtout qu’il y ait des filles, Marie en premier lieu.»


Il sortit de dessous le siège la boîte aux pistolets.


«Voici ton compte, André! Quinze roubles pour la course et cinquante pour boire… pour ton dévouement. Rappelle-toi le barine Karamazov!


– J’ai peur, monsieur, cinq roubles de pourboire suffisent, je ne prendrai pas davantage. Tryphon Borissytch en sera témoin. Pardonnez-moi mes sottes paroles…


– De quoi as-tu peur? demanda Mitia en le toisant. Eh bien, puisque c’est comme ça, va-t’en au diable! cria-t-il en lui jetant cinq roubles. Maintenant, Tryphon Borissytch, conduis-moi doucement là où je pourrai voir sans être vu. Où sont-ils? dans la chambre bleue?»


Tryphon Borissytch regarda Mitia avec appréhension, mais s’exécuta docilement; il le mena dans le vestibule, entra dans une salle contiguë à celle où se tenait la compagnie et en retira la bougie. Puis il introduisit Mitia et le plaça dans un coin d’où il pouvait observer à son aise le groupe qui ne le voyait pas. Mais Mitia ne put regarder longtemps; dès qu’il aperçut Grouchegnka, son cœur se mit à battre, sa vue se troubla. Elle était dans un fauteuil, près de la table. À côté d’elle, sur le canapé, le jeune et beau Kalganov; elle lui tenait la main et riait, tandis que, sans la regarder, il parlait d’un air dépité à Maximov, assis en face de la jeune femme. Sur le canapé, lui; sur une chaise, à côté, un autre inconnu. Celui qui se prélassait sur le canapé fumait la pipe; c’était un petit homme corpulent, large de visage, l’air contrarié. Son compagnon parut à Mitia d’une taille fort élevée; mais il ne put en voir davantage, le souffle lui manquait. Il ne resta pas une minute, déposa la boîte sur la commode et, le cœur défaillant, entra dans la chambre bleue.


«Aïe!» gémit Grouchegnka qui l’avait aperçu la première.

VII. Celui d’autrefois

Mitia s’approcha à grands pas de la table.


«Messieurs, commença-t-il à haute voix, mais en bégayant à chaque mot, je… ce n’est rien, n’ayez pas peur! Ce n’est rien, dit-il en se tournant vers Grouchegnka qui, penchée du côté de Kalganov, se cramponnait à son bras, je… je voyage aussi. Je m’en irai le matin venu. Messieurs, est-ce qu’un voyageur… peut rester avec vous dans cette chambre, jusqu’au matin seulement?»


Ces dernières paroles s’adressaient au personnage obèse assis sur le canapé. Celui-ci retira gravement sa pipe de ses lèvres et dit d’un ton sévère:


«Panie [120], nous sommes ici en particulier. Il y a d’autres chambres.


– C’est vous, Dmitri Fiodorovitch, s’écria Kalganov. Prenez place, soyez le bienvenu!


– Bonjour, ami cher… et incomparable! Je vous ai toujours estimé…, répliqua Mitia avec un joyeux empressement, en lui tendant la main par-dessus la table.


– Aïe, vous m’avez brisé les doigts, dit Kalganov en riant.


– C’est sa manière de serrer la main», observa gaiement Grouchegnka avec un sourire timide.


Elle avait compris à l’air de Mitia qu’il ne ferait pas de tapage et l’observait avec une curiosité mêlée d’inquiétude. Quelque chose en lui la frappait, d’ailleurs elle ne s’attendait pas à une telle attitude de sa part.


«Bonjour», dit d’un ton doucereux le propriétaire foncier Maximov.


Mitia se tourna vers lui.


«Bonjour, vous voilà aussi, ça me fait plaisir. Messieurs, messieurs, je… (Il s’adressa de nouveau au pan à la pipe, le prenant pour le principal personnage.) J’ai voulu passer mes dernières heures dans cette chambre… où j’ai adoré ma reine!… Pardonne-moi, panie! Je suis accouru et j’ai fait serment… Oh! n’ayez crainte, c’est ma dernière nuit! Buvons amicalement, panie! On va nous servir du vin… J’ai apporté ceci. (Il sortit sa liasse de billets.) Je veux de la musique, du bruit, comme l’autre fois… Mais le ver inutile qui rampe à terre va disparaître! Je me rappellerai ce moment de joie dans ma dernière nuit.»


Il suffoquait; il aurait voulu dire beaucoup de choses, mais ne proférait que de bizarres exclamations. Le pan impassible regardait tour à tour Mitia, sa liasse de billets et Grouchegnka; il paraissait perplexe.


«Jezeli powolit moja Krôlowa»…, commença-t-il.


Mais Grouchegnka l’interrompit.


«Ce qu’ils m’agacent avec leur jargon!… Assieds-toi, Mitia. Qu’est-ce que tu racontes, toi aussi! Ne me fais pas peur, je t’en prie. Tu le promets? Oui; alors, je suis contente de te voir.


– Moi, te faire peur? s’écria Mitia en levant les bras. Oh! passez, passez! Je ne suis pas un obstacle!…»


Soudain, sans qu’on s’y attendît, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes, la tête tournée vers le mur et se cramponnant au dossier.


«Allons, ça recommence! dit Grouchegnka d’un ton de reproche. Il vient comme ça chez moi, il me tient des discours et je ne comprends rien à ce qu’il dit. Une fois, il s’est mis à pleurer, voilà que ça recommence. Quelle honte! Pourquoi pleures-tu? S’il y avait de quoi, encore! ajouta-t-elle d’un air énigmatique, en appuyant sur les derniers mots.


– Je… je ne pleure pas… Allons, bonjour!»


Il se retourna et se mit à rire, pas de son rire saccadé habituel, mais d’un long rire contenu, nerveux, qui le secouait tout entier.


«Ça continue… Sois donc plus gai! Je suis très contente que tu sois venu, Mitia, entends-tu, très contente. Je veux qu’il reste avec nous, dit-elle impérieusement en s’adressant au personnage qui occupait le canapé. Je le veux, et s’il s’en va, je m’en irai! ajouta-t-elle, les yeux étincelants.


– Les désirs de ma reine sont des ordres! déclara le pan en baisant la main de Grouchegnka. Je prie le pan de se joindre à nous!» dit-il gracieusement à Mitia.


Celui-ci se leva dans l’intention de débiter une nouvelle tirade, mais il resta court et dit seulement:


«Buvons, panie


Tout le monde éclata de rire.


«Et moi qui croyais qu’il allait encore discourir! fit Grouchegnka. Tu entends, Mitia, reste tranquille. Tu as bien fait d’apporter du champagne, j’en boirai, je ne puis souffrir les liqueurs. Mais tu as encore mieux fait d’être venu toi-même, car on s’ennuie ferme ici… Tu comptes faire la noce? Cache ton argent dans ta poche! Où as-tu trouvé cela?»


Les billets que Mitia tenait froissés dans sa main attiraient l’attention, surtout des Polonais; il les fourra rapidement dans sa poche et rougit. À ce moment, le patron apporta sur un plateau une bouteille débouchée et des verres. Mitia saisit la bouteille, mais il était si confus qu’il ne sut qu’en faire. Ce fut Kalganov qui remplit les verres à sa place.


«Encore une bouteille!» cria Mitia au patron et, oubliant de trinquer avec le pan qu’il avait si solennellement invité à boire, il vida son verre sans attendre.


Sa physionomie changea aussitôt: de solennelle, de tragique, elle devint enfantine. Il parut s’humilier, s’abaisser. Il regardait tout le monde avec une joie timide, avec de petits rires nerveux, de l’air reconnaissant d’un petit chien rentré en grâce après une faute. Il semblait avoir tout oublié et riait tout le temps en regardant Grouchegnka dont il s’était rapproché. Puis il examina aussi les deux Polonais. Celui du canapé le frappa par son air digne, son accent et surtout sa pipe.» Eh bien, quoi, il fume la pipe, c’est parfait!» songea Mitia. Le visage un peu ratatiné du pan presque quadragénaire, son nez minuscule encadré par des moustaches cirées qui lui donnaient l’air impertinent, parurent tout naturels à Mitia. Même la méchante perruque faite en Sibérie, qui lui couvrait bêtement les tempes, ne l’étonna guère: «Ça doit lui convenir», se dit-il. L’autre pan, plus jeune, assis près du mur, regardait la compagnie d’un air provocant, écoutait la conversation dans un silence dédaigneux; il ne surprit Mitia que par sa taille fort élevée, contrastant avec celle du pan assis sur le canapé. Il songea aussi que ce géant devait être l’ami et l’acolyte du pan à la pipe, quelque chose comme «son garde du corps», et que le petit commandait sans doute au grand. Mais tout cela paraissait à Mitia naturel et indiscutable. Le petit chien n’avait plus l’ombre de jalousie. Sans avoir encore rien compris au ton énigmatique de Grouchegnka, il voyait qu’elle était gracieuse envers lui et qu’elle lui avait «pardonné». Il la regardait boire en se pâmant d’aise. Le silence général le surprit pourtant et il se mit à examiner la compagnie d’un air interrogateur: «Qu’attendons-nous? Pourquoi restons-nous là à ne rien faire?» semblait dire son regard.


«Ce vieux radoteur nous fait bien rire», dit soudain Kalganov en désignant Maximov, comme s’il eût deviné la pensée de Mitia.


Mitia les considéra l’un après l’autre, puis éclata de son rire bref et sec.


«Ah, bah!


– Oui. Figurez-vous qu’il prétend que tous nos cavaliers ont épousé, dans les «années vingt», des Polonaises; c’est absurde, n’est-ce pas?


– Des Polonaises?» reprit Mitia enchanté.


Kalganov comprenait fort bien les relations de Mitia avec Grouchegnka, il devinait celles du pan, mais cela ne l’intéressait guère, Maximov seul l’occupait. C’est par hasard qu’il était venu avec lui dans cette auberge où il avait fait la connaissance des Polonais. Il était allé une fois chez Grouchegnka, à qui il avait déplu. À présent, elle s’était montrée caressante envers lui avant l’arrivée de Mitia, mais il y demeurait insensible. Âgé de vingt ans, élégamment vêtu, Kalganov avait un gentil visage, de beaux cheveux blonds, de charmants yeux bleus à l’expression pensive et parfois au-dessus de son âge, bien qu’il eût par moments des allures enfantines, ce qui ne le gênait nullement. En général, il était fort original et même capricieux, mais toujours câlin. Parfois, son visage prenait une expression concentrée; il vous regardait et vous écoutait tout en paraissant absorbé dans un rêve intérieur. Tantôt il faisait preuve de mollesse, d’indolence, tantôt il s’agitait pour la cause la plus futile.


«Figurez-vous que je le traîne après moi depuis quatre jours, poursuivit Kalganov en pesant un peu sur les mots, mais sans aucune fatuité. Depuis que votre frère l’a repoussé de la voiture, vous vous souvenez. Je me suis alors intéressé à lui et l’ai emmené à la campagne, mais il ne dit que des sottises à vous faire honte. Je le ramène…


– » Pan polskiej pani nie widzial [121]», et dit des choses qui ne sont pas, déclara le pan à la pipe.


– Mais j’ai été marié à une Polonaise, répliqua en riant Maximov.


– Oui, mais avez-vous servi dans la cavalerie? C’est d’elle que vous parliez. Êtes-vous cavalier? intervint Kalganov.


– Ah! oui, est-il cavalier? Ha! ha! cria Mitia qui était tout oreilles et fixait chaque interlocuteur comme s’il en attendait des merveilles.


– Non, voyez-vous, dit Maximov en se tournant vers lui, je veux parler de ces panienki, qui, dès qu’elles ont dansé une mazurka avec un de nos uhlans, sautent sur ses genoux comme des chattes blanches sous les yeux et avec le consentement de père et mère… Le lendemain, le uhlan va faire sa demande en mariage… et le tour est joué… hi! hi!


Pan lajdak [122]», grommela le pan à la haute taille en croisant les jambes.


Mitia ne remarqua que son énorme botte cirée à la semelle épaisse et sale. D’ailleurs, les deux Polonais avaient une tenue plutôt malpropre.


«Bon, un misérable! Pourquoi des injures? dit Grouchegnka irritée.


Pani Agrippina, le pan n’a connu en Pologne que des filles de basse condition, et non des jeunes filles nobles.


Mozesz a to rachowac [123], fit dédaigneusement le pan aux longues jambes.


– Encore! Laissez-le parler! Pourquoi empêcher les gens de parler? Il dit des choses amusantes, répliqua Grouchegnka.


– Je n’empêche personne, pani», fit observer le pan à la perruque avec un regard expressif; après quoi il se remit à fumer.


Kalganov s’échauffa de nouveau comme s’il s’agissait d’une affaire importante.


«Non, non, le pan a dit vrai. Maximov n’est pas allé en Pologne, comment peut-il en parler? Vous ne vous êtes pas marié en Pologne?


– Non, c’est dans la province de Smolensk. Ma future y avait d’abord été amenée par un uhlan, escortée de sa mère, d’une tante et d’une parente avec un grand fils, des Polonais pur sang… et il me l’a cédée. C’était un lieutenant, un fort gentil garçon. Il voulait d’abord l’épouser, mais il y renonça, car elle était boiteuse…


– Alors vous avez épousé une boiteuse? s’exclama Kalganov.


– Oui. Tous deux me dissimulèrent la chose. Je croyais qu’elle sautillait… et que c’était de joie…


– La joie de vous épouser? cria Kalganov d’une voix sonore.


– Parfaitement. Mais c’était pour une cause toute différente. Une fois mariés, le même soir, elle m’avoua tout et me demanda pardon. En sautant une mare, dans son enfance, elle s’était estropiée, hi! hi!»


Kalganov éclata d’un rire enfantin et se laissa tomber sur le canapé. Grouchegnka riait aussi. Mitia était au comble du bonheur.


«Il ne ment plus maintenant, dit Kalganov à Mitia. Il a été marié deux fois, c’est de sa première femme qu’il parle; la seconde s’est enfuie et vit encore, le saviez-vous?


– Vraiment? dit Mitia en se tournant vers Maximov d’un air fort surpris.


– Oui, j’ai eu ce désagrément, elle s’est sauvée avec un Moussié. Elle avait, au préalable, fait transférer mon bien à son nom.» Tu es un homme instruit, me dit-elle, tu trouveras toujours de quoi manger.» Puis elle m’a planté là. Un respectable ecclésiastique m’a dit un jour à ce sujet: «Si ta première femme boitait, la seconde avait le pied par trop léger.» Hi! hi!


– Savez-vous, dit vivement Kalganov, que s’il ment, c’est uniquement pour faire plaisir; il n’y a là nulle bassesse. Il m’arrive par instants de l’aimer. Il est vil, mais avec franchise. Qu’en pensez-vous? Un autre s’avilit par intérêt, mais lui, c’est par naturel… Par exemple, il prétend que Gogol l’a mis en scène dans les Âmes mortes [124]. Vous vous rappelez, on y voit le propriétaire foncier Maximov fouetté par Nozdriov, qui est poursuivi «pour offense personnelle au propriétaire Maximov, avec des verges, en état d’ivresse». Il prétend que c’est de lui qu’il s’agit et qu’on l’a fouetté. Est-ce possible? Tchitchikov voyageait vers 1830, au plus tard, de sorte que les dates ne concordent pas. Il n’a pu être fouetté, à cette époque.»


L’excitation de Kalganov, difficile à expliquer, n’en était pas moins sincère. Mitia prenait franchement son parti.


«Après tout, si, on l’a fouetté! dit-il en riant.


– Ce n’est pas qu’on m’ait fouetté, mais comme ça, intervint Maximov.


– Qu’entends-tu par «comme ça»? As-tu été fouetté, oui ou non?


- Ktora godzina, panie [125]? demanda d’un air d’ennui le pan à la pipe au pan aux longues jambes.


Celui-ci haussa les épaules; aucun d’eux n’avait de montre.


«Laissez donc parler les autres! Si vous vous ennuyez, ce n’est pas une raison pour imposer silence à tout le monde», fit Grouchegnka d’un air agressif.


Mitia commençait à comprendre. Le pan répondit cette fois avec une irritation visible.


«Panie, ja nic nie mowie przeciw, nic nie powiedzilem» [126].


– C’est bien, continue, cria-t-elle à Maximov. Pourquoi vous taisez-vous tous?


– Mais il n’y a rien à raconter, ce sont des bêtises, reprit Maximov avec satisfaction et en minaudant un peu; dans Gogol, tout cela est allégorique, car ses noms sont tous symboliques: Nozdriov ne s’appelait pas Nozdriov, mais Nossov; quant à Kouvchinnikov, ça ne ressemble pas du tout, car il avait nom Chkvorniez. Fénardi s’appelait bien ainsi, seulement ce n’était pas un Italien, mais un Russe, Pétrov; mam’selle Fénardi était jolie dans son maillot, sa jupe de paillettes courtes, et elle a bien pirouetté, mais pas quatre heures, seulement quatre minutes… et enchanté tout le monde.


– Mais pourquoi t’a-t-on fouetté? hurla Kalganov.


– À cause de Piron, répondit Maximov.


– Quel Piron? dit Mitia.


– Mais le célèbre écrivain français Piron. Nous avions bu, en nombreuse compagnie, dans un cabaret, à cette même foire. On m’avait invité, et je me mis à citer des épigrammes: «C’est toi, Boileau, quel drôle de costume!» Boileau répond qu’il va au bal masqué, c’est-à-dire au bain, hi! hi! et ils prirent cela pour eux. Et moi d’en citer vite une autre, mordante et bien connue des gens instruits:


Tu es Sapho et moi Phaon, j’en conviens,

Mais à mon grand chagrin

De la mer tu ignores le chemin [127].


Ils s’offensèrent encore davantage et me dirent des sottises; par malheur, pensant arranger les choses, je leur contai comment Piron, qui ne fut pas reçu à l’Académie, fit graver sur son tombeau cette épitaphe pour se venger:


Ci-gît Piron qui ne fut rien,

Pas même académicien.


C’est alors qu’ils me fustigèrent.


– Mais pourquoi, pourquoi?


– À cause de mon savoir. Il y a bien des motifs pour lesquels on peut fouetter un homme, conclut sentencieusement Maximov.


– Assez, c’est idiot, j’en ai plein le dos; moi qui croyais que ce serait drôle!» trancha Grouchegnka.


Mitia s’effara et cessa de rire. Le pan aux longues jambes se leva et se mit à marcher de long en large, de l’air arrogant d’un homme qui s’ennuie dans une compagnie qui n’est pas la sienne.


«Comme il marche!» fit Grouchegnka d’un air méprisant.


Mitia s’inquiéta; de plus, il avait remarqué que le pan à la pipe le regardait avec irritation.


«Panie, s’écria-t-il, buvons!»


Il invita aussi l’autre qui se promenait et remplit trois verres de champagne.


«À la Pologne, panowie [128], je bois à votre Pologne!


Bardzo mi to milo, panie, wypijem [129], dit le pan à la pipe d’un air important, mais affable.


– Et l’autre pan aussi; comment s’appelle-t-il?… Prenez un verre, Jasnie Wielmozny [130].


– Pan Wrublewski, souffla l’autre.


Pan Wrublewski s’approcha de la table en se dandinant.


«À la Pologne, panowie, hourra!» cria Mitia en levant son verre.


Ils trinquèrent. Mitia remplit de nouveau les trois verres.


«Maintenant, à la Russie, panowie, et soyons frères.


– Verse-nous-en aussi, dit Grouchegnka, je veux boire à la Russie.


– Moi aussi, fit Kalganov.


– Et moi donc, appuya Maximov, je boirai à la vieille petite grand-maman.


– Nous allons tous boire à sa santé, cria Mitia. Patron, une bouteille!»


On apporta les trois bouteilles qui restaient.


«À la Russie! hourra!»


Tous burent, sauf les panowie. Grouchegnka vida son verre d’un trait.


«Eh bien! Panowie, c’est ainsi que vous êtes?»


Pan Wrublewski prit son verre, l’éleva et dit d’une voix aiguë:


«À la Russie dans ses limites de 1772!


Ô to bardzo piçknie[131] approuva l’autre pan.


Tous deux vidèrent leurs verres.


«Vous êtes des imbéciles, panowie! dit brusquement Mitia.


Panie! s’exclamèrent les deux Polonais en se dressant comme des coqs. Pan Wrublewski surtout était indigné.


Ale nie mozno mice slabosc do swego kraju? [132]


– Silence! Pas de querelle!» cria impérieusement Grouchegnka en tapant du pied.


Elle avait le visage enflammé, les yeux étincelants. L’effet du vin se faisait sentir. Mitia prit peur.


«Panowie, pardonnez. C’est ma faute. Pan Wrublewski, je ne le ferai plus!…


– Mais tais-toi donc, assieds-toi, imbécile!» ordonna Grouchegnka.


Tout le monde s’assit et se tint coi.


«Messieurs, je suis cause de tout! reprit Mitia, qui n’avait rien compris à la sortie de Grouchegnka. Eh bien, qu’allons-nous faire… pour nous égayer?


– En effet, on s’embête ici, dit nonchalamment Kalganov.


– Si l’on jouait aux cartes, comme tout à l’heure… hi! hi!


– Aux cartes? Bonne idée! approuva Mitia… Si les panowie y consentent.


Pozno, panie [133], répondit de mauvaise grâce le pan à la pipe.


– C’est vrai, appuya pan Wrublewski.


– Quels tristes convives! s’exclama Grouchegnka dépitée. Ils distillent l’ennui et veulent l’imposer aux autres. Avant ton arrivée, Mitia, ils n’ont pas soufflé mot, ils faisaient les fiers.


– Ma déesse, répliqua le pan à la pipe, co mowisz to sie stanie. Widze nielaskie, jestem smutny. Jestem gotow [134], dit-il à Mitia.


– Commence, panie, dit celui-ci en détachant de sa liasse deux billets de cent roubles qu’il mit sur la table. Je veux te faire gagner beaucoup d’argent. Prends les cartes et tiens la banque!


– Il faut jouer avec les cartes du patron, dit gravement le petit pan.


To najlepsz y sposob [135], approuva pan Wrublewski.


– Les cartes du patron, soit! C’est très bien, panowie! Des cartes.


Le patron apporta un jeu de cartes cacheté et annonça à Mitia que les filles se rassemblaient, que les Juifs allaient bientôt venir, mais que la charrette aux provisions n’était pas encore arrivée. Mitia courut aussitôt dans la chambre voisine pour donner des ordres. Il n’y avait encore que trois filles, et Marie n’était pas encore là. Il ne savait trop que faire et prescrivit seulement de distribuer aux filles les friandises et les bonbons de la caisse.


«Et de la vodka pour André! ajouta-t-il, je l’ai offensé.»


C’est alors que Maximov, qui l’avait suivi, le toucha à l’épaule en chuchotant:


«Donnez-moi cinq roubles, je voudrais jouer aussi, hi! hi!


– Parfaitement. En voilà dix. Si tu perds, reviens me trouver…


– Très bien», murmura tout joyeux Maximov, qui rentra au salon.


Mitia revint peu après et s’excusa de s’être fait attendre. Les panowie avaient déjà pris place et décacheté le jeu, l’air beaucoup plus aimable et presque gracieux. Le petit pan fumait une nouvelle pipe et se préparait à battre les cartes; son visage avait quelque chose de solennel.


Na miejsca, panowie! [136] s’écria pan Wrublewski.


– Je ne veux plus jouer, déclara Kalganov, j’ai déjà perdu cinquante roubles tout à l’heure.


– Le pan a été malheureux, mais la chance peut tourner, insinua le pan à la pipe.


– Combien y a-t-il en banque? demanda Mitia.


Slucham, pante, moze sto, moze dwiescie [137], autant que tu voudras ponter.


– Un million! dit Mitia en riant.


– Le capitaine a peut-être entendu parler de pan Podwysocki?


– Quel Podwysocki?


– À Varsovie, la banque tient tous les enjeux. Survint Podwysocki, il voit des milliers de pièces d’or, il ponte. Le banquier dit: Panie Podwysocki, joues-tu avec de l’or, ou na honor? [138]Na honor, panie, dit Podwysocki. – Tant mieux. Le banquier coupe, Podwysocki ramasse les pièces d’or. «Attends, panie», dit le banquier. Il ouvre un tiroir et lui donne un million: «Prends, voilà ton compte!» La banque était d’un million. – «Je l’ignorais, dit Podwysocki. – Panie Podwysocki, fit le banquier, nous avons joué tous les deux na honor.» Podwysocki prit le million.


– Ce n’est pas vrai, dit Kalganov.


Panie Kalganov, w slachetnoj kompanji tak mowic nieprzystoi [139].


– Comme si un joueur polonais allait donner comme ça un million! s’exclama Mitia, mais il se reprit aussitôt. Pardon, panie, j’ai de nouveau tort, certainement, il donnera un million na honor, l’honneur polonais. Voici dix roubles sur le valet.


– Et moi un rouble sur la dame de cœur, la jolie petite panienka, déclara Maximov, et, comme pour la dissimuler aux regards, il s’approcha de la table et fit dessus un signe de croix.


Mitia gagna, le rouble aussi.


«Je double! cria Mitia.


– Et moi, encore un petit rouble, un simple petit rouble, murmura béatement Maximov, enchanté d’avoir gagné.


– Perdu! cria Mitia. Je double!»


Il perdit encore.


«Arrêtez-vous», dit tout à coup Kalganov.


Mitia doublait toujours sa mise, mais perdait à chaque coup. Et les «petits roubles» gagnaient toujours.


«Tu as perdu deux cents roubles, panie. Est-ce que tu pontes encore? demanda le pan à la pipe.


– Comment, déjà deux cents? Soit, encore deux cents!»


Mitia allait poser les billets sur la dame, lorsque Kalganov la couvrit de sa main.


«Assez! cria-t-il de sa voix sonore.


– Qu’avez-vous? fit Mitia.


– Assez, je ne veux pas! Vous ne jouerez plus.


– Pourquoi?


– Parce que. Cessez, allez-vous-en! Je ne vous laisserai plus jouer.»


Mitia le regardait avec étonnement.


«Laisse, Mitia, il a peut-être raison; tu as déjà beaucoup perdu», proféra Grouchegnka d’un ton singulier.


Les deux panowie se levèrent, d’un air très offensé.


Zartujesz, panie? [140] fit le plus petit en fixant sévèrement Kalganov.


Jak pan smisz to robic? [141] s’emporta à son tour Wrublewski.


– Pas de cris, pas de cris! Ah! les coqs d’Inde!» s’écria Grouchegnka.


Mitia les regardait tous à tour de rôle; il lut sur le visage de Grouchegnka une expression qui le frappa, en même temps qu’une idée nouvelle et étrange lui venait à l’esprit.


«Pani Agrippina!» commença le petit pan rouge de colère.


Tout à coup, Mitia s’approcha de lui et le frappa à l’épaule.


Jasnie Wielmozny, deux mots.


Czego checs, panie? [142]


– Passons dans la pièce voisine, je veux te dire deux mots qui te feront plaisir.»


Le petit pan s’étonna et regarda Mitia avec appréhension; mais il consentit aussitôt, à condition que pan Wrublewski l’accompagnerait.


«C’est ton garde du corps? Soit, qu’il vienne aussi, sa présence est d’ailleurs nécessaire… Allons, panowie!


– Où allez-vous? demanda Grouchegnka inquiète.


– Nous reviendrons dans un instant», répondit Mitia.


Son visage respirait la résolution et le courage, il avait un tout autre air qu’une heure auparavant, à son arrivée. Il conduisit les panowie non dans la pièce à droite où se rassemblait le chœur, mais dans une chambre à coucher, encombrée de malles, de coffres, avec deux grands lits et une montagne d’oreillers. Dans un coin, une bougie brûlait sur une petite table. Le pan et Mitia s’y installèrent vis-à-vis l’un de l’autre, pan Wrublewski à côté d’eux, les mains derrière le dos. Les Polonais avaient l’air sévère, mais intrigué.


«Czem mogie panu sluz yc? [143] murmura le plus petit.


– Je serai bref, panie; voici de l’argent – il exhiba sa liasse -, si tu veux trois mille roubles, prends-les et va-t’en.»


Le pan le regardait attentivement.


«Trz y tysiace, panie[144] Il échangea un coup d’œil avec Wrublewski.


– Trois mile, panowie, trois mille! Écoute, je vois que tu es un homme avisé. Prends trois mille roubles et va-t’en au diable avec Wrublewski, entends-tu? Mais tout de suite, à l’instant même et pour toujours! Tu sortiras par cette porte. Je te porterai ton pardessus ou ta pelisse. On attellera pour toi une troïka, et bonsoir, hein?»


Mitia attendait la réponse avec assurance. Le visage du pan prit une expression des plus décidées.


«Et les roubles?


– Voici, panie: cinq cents roubles d’arrhes, tout de suite et deux mille cinq cents demain à la ville. Je jure sur l’honneur que tu les auras, fallût-il les prendre sous terre!»


Les Polonais échangèrent un nouveau regard. Le visage du plus petit devint hostile.


– Sept cents, sept cents tout de suite! ajouta Mitia, sentant que l’affaire tournait mal. Eh bien, panie, tu ne me crois pas? Je ne puis te donner les trois milles roubles à la fois. Tu reviendrais demain auprès d’elle. D’ailleurs, je ne les ai pas sur moi, ils sont en ville, balbutia-t-il, perdant courage à chaque mot, ma parole, dans une cachette…»


Un vif sentiment d’amour-propre brilla sur le visage du petit pan.


«Cz ynie potrzebujesz jeszcze czego? [145] demanda-t-il ironiquement. Fi! quelle honte! Il cracha de dégoût. Pan Wrublewski l’imita.


– Tu craches, panie, fit Mitia, désolé de son échec, parce que tu penses tirer davantage de Grouchegnka. Vous êtes des idiots tous les deux!


Jestem do z ywego dotkniety! [146] dit le petit pan, rouge comme une écrevisse.


Au comble de l’indignation, il sortit de la chambre avec Wrublewski qui se dandinait. Mitia les suivit tout confus. Il craignait Grouchegnka, pressentant que le pan allait se plaindre. C’est ce qui arriva. D’un air théâtral, il se campa devant Grouchegnka et répéta:


«Pani Agrippina, jestem do z ywego dotkniety!»


Mais Grouchegnka, comme piquée au vif, perdit patience, et rouge de colère:


«Parle russe, tu m’embêtes avec ton polonais! Tu parlais russe autrefois, l’aurais-tu oublié en cinq ans?


Pani Agrippina


– Je m’appelle Agraféna, je suis Grouchegnka! Parle russe si tu veux que je t’écoute!»


Le pan suffoqué bredouilla avec emphase, en écorchant les mots:


Pani Agraféna, je suis venu pour oublier le passé et tout pardonner jusqu’à ce jour…


– Comment pardonner? C’est pour me pardonner que tu es venu? l’interrompit Grouchegnka en se levant.


– Oui, pani, car j’ai le cœur généreux. Mais ja bylem zdiwiony [147], à la vue de tes amants. Pan Mitia m’a offert trois mille roubles pour que je m’en aille. Je lui ai craché à la figure.


– Comment? Il t’offrait de l’argent pour moi? C’est vrai, Mitia? Tu as osé? Suis-je donc à vendre?


Panie, panie, fit Mitia, elle est pure et je n’ai jamais été son amant! Tu as menti…


– Tu as le front de me défendre devant lui? Ce n’est pas par vertu que je suis restée pure, ni par crainte de Kouzma, c’était pour avoir le droit de traiter un jour cet homme de misérable. A-t-il vraiment refusé ton argent?


– Au contraire, il l’acceptait; seulement, il voulait les trois mille roubles tout de suite, et je ne lui donnais que sept cents roubles d’arrhes.


– C’est clair; il a appris que j’ai de l’argent, voilà pourquoi il veut m’épouser!


Pani Agrippina, je suis un chevalier, un szlachcic polonais, et non un lajdak. Je suis venu pour t’épouser, mais je ne trouve plus la même pani; celle d’aujourd’hui est uparty [148] et effrontée.


– Retourne d’où tu viens! Je vais dire qu’on te chasse d’ici! Sotte que j’étais de me tourmenter pendant cinq ans! Mais ce n’était pas pour lui que je me tourmentais, c’était ma rancune que je chérissais. D’ailleurs, mon amant n’était pas comme ça. On dirait son père! Où t’es-tu commandé une perruque? L’autre riait, chantait, c’était un faucon, tu n’es qu’une poule mouillée! Et moi qui ai passé cinq ans dans les larmes! Quelle sotte créature j’étais!»


Elle retomba sur le fauteuil et cacha son visage dans ses mains. À ce moment, dans la salle voisine, le chœur des filles enfin rassemblé entonna une chanson de danse hardie.


«Quelle abomination! s’exclama pan Wrublewski. Patron, chasse-moi ces effrontées!»


Devinant aux cris qu’on se querellait, le patron qui guettait depuis longtemps à la porte, entra aussitôt.


«Qu’est-ce que tu as à brailler? demanda-t-il à Wrublewski.


– Espèce d’animal!


– Animal? Avec quelles cartes jouais-tu tout à l’heure? Je t’ai donné un jeu tout neuf, qu’en as-tu fait? Tu as employé des cartes truquées! Ça pourrait te mener en Sibérie, sais-tu, car cela vaut la fausse monnaie…»


Il alla tout droit au canapé, mit la main entre le dossier et un coussin, en retira le jeu cacheté.


– Le voilà, mon jeu, intact!» Il l’éleva en l’air et le montra aux assistants.» Je l’ai vu opérer et substituer ses cartes aux miennes. Tu es un coquin, et non un pan.


– Et moi, j’ai vu l’autre pan tricher deux fois!» dit Kalganov.


Grouchegnka joignit les mains en rougissant.


«Seigneur, quel homme est-il devenu! Quelle honte, quelle honte!


– Je m’en doutais», fit Mitia.


Alors pan Wrublewski, confus et exaspéré, cria à Grouchegnka, en la menaçant du poing:


«Putain!»


Mitia s’était déjà jeté sur lui; il le saisit à bras-le-corps, le souleva, le porta en un clin d’œil dans la chambre où ils étaient déjà entrés.


«Je l’ai déposé sur le plancher! annonça-t-il en rentrant essoufflé. Il se débat, la canaille, mais il ne reviendra pas!…»


Il ferma un battant de la porte et, tenant l’autre ouvert, il cria au petit pan:


«Jasnie Wielmozny, si vous voulez le suivre, je vous en prie!


– Dmitri Fiodorovitch, dit Tryphon Borissytch, reprends-leur donc ton argent! C’est comme s’ils t’avaient volé.


– Moi, je leur fais cadeau de mes cinquante roubles, déclara Kalganov.


– Et moi, de mes deux cents. Que ça leur serve de consolation!


– Bravo, Mitia! Brave cœur!» cria Grouchegnka d’un ton où perçait une vive irritation.


Le petit pan, rouge de colère, mais qui n’avait rien perdu de sa dignité, se dirigea vers la porte; tout à coup, il s’arrêta et dit à Grouchegnka:


«Panie, jezeli chec pojsc za mno, idzmy, jezeli nie, bywaj zdrowa» [149].


Suffoquant d’indignation et d’amour-propre blessé, il sortit d’un pas grave. Sa vanité était extrême; même après ce qui s’était passé, il espérait encore que la pani le suivrait. Mitia ferma la porte.


«Enfermez-les à clef», dit Kalganov.


Mais la serrure grinça de leur côté, ils s’étaient enfermés eux-mêmes.


«Parfait! cria Grouchegnka impitoyable. Il ne l’ont pas volé!»

VIII. Délire

Alors commença presque une orgie, une fête à tout casser, Grouchegnka, la première, demanda à boire:


«Je veux m’enivrer comme l’autre fois, tu te souviens, Mitia, lorsque nous fîmes connaissance!»


Mitia délirait presque, il pressentait «son bonheur». D’ailleurs, Grouchegnka le renvoyait à chaque instant:


«Va t’amuser, dis-leur de danser et de se divertir, comme alors!»


Elle était surexcitée. Le chœur se rassemblait dans la pièce voisine. Celle où ils se tenaient était exiguë, séparée en deux par un rideau d’indienne; derrière, un immense lit avec un édredon et une montagne d’oreillers. Toutes les pièces d’apparat de cette maison possédaient un lit. Grouchegnka s’installa à la porte: c’est de là qu’elle regardait le chœur et les danses, lors de leur première fête. Les mêmes filles se trouvaient là, les Juifs avec leurs violons et leurs cithares étaient arrivés, ainsi que la fameuse charrette aux provisions. Mitia se démenait parmi tout ce monde. Des hommes et des femmes survenaient, qui s’étaient réveillés et flairaient un régal monstre, comme l’autre fois. Mitia saluait et embrassait les connaissances, versait à boire à tout venant. Seules les filles appréciaient le champagne, les gars préféraient le rhum et le cognac, surtout le punch. Mitia ordonna de faire du chocolat pour les filles et de tenir bouillants toute la nuit trois samovars pour offrir le thé et le punch à tous ceux qui en voudraient. Bref, ce fut une ribote extravagante. Mitia se sentait là dans son élément et s’animait à mesure que le désordre augmentait. Si un de ses invités lui avait alors demandé de l’argent, il eût sorti sa liasse et distribué à droite et à gauche sans compter. Voilà sans doute pourquoi le patron Tryphon Borissytch, qui avait renoncé à se coucher, ne le quittait presque pas. Il ne buvait guère (un verre de punch en tout), veillant soigneusement, à sa façon, aux intérêts de Mitia. Quand il le fallait, il l’arrêtait, câlin et obséquieux, et le sermonnait, l’empêchant de distribuer comme «alors» aux croquants «des cigares, du vin du Rhin» et, Dieu préserve, de l’argent. Il s’indignait de voir les filles croquer des bonbons, siroter des liqueurs.


«Elles sont pleines de poux, Dmitri Fiodorovitch, si je leur flanquais mon pied quelque part, ce serait encore leur faire honneur.»


Mitia se rappela André et lui fit porter du punch: «Je l’ai offensé tout à l’heure», répétait-il d’une voix attendrie. Kalganov refusa d’abord de boire et le chœur lui déplut beaucoup, mais après avoir absorbé deux verres de champagne, il devint fort gai et trouva tout parfait, les chants comme la musique. Maximov, béat et gris, était collé à ses semelles. Grouchegnka, à qui le vin montait à la tête, désignait Kalganov à Mitia: «Quel gentil garçon!» Et Mitia courait les embrasser tous les deux. Il pressentait bien des choses; elle ne lui avait encore rien dit de pareil et retardait le moment des aveux; parfois seulement, elle lui jetait un regard ardent. Tout à coup, elle le prit par la main, le fit asseoir à côté d’elle.


«Comment es-tu entré tout à l’heure? J’ai eu si peur! Tu voulais me céder à lui, hein? Est-ce vrai?


– Je ne voulais pas troubler ton bonheur!»


Mais elle ne l’écoutait pas.


«Eh bien va, amuse-toi, ne pleure pas, je t’appellerai de nouveau.»


Il la quitta, elle se remit à écouter les chansons, à regarder les danses, tout en le suivant des yeux; au bout d’un quart d’heure, elle le rappela.


«Mets-toi là, raconte-moi comment tu as appris mon départ, qui t’en a informé le premier?»


Mitia entama un récit incohérent; parfois, il fronçait les sourcils et s’arrêtait.


«Qu’as-tu? lui demandait-elle.


– Rien… J’ai laissé là-bas un malade. Pour qu’il guérisse, pour savoir qu’il guérira, je donnerais dix ans de ma vie!


– Laisse-le tranquille, ton malade. Alors tu voulais te tuer demain, nigaud; pourquoi? J’aime les écervelés comme toi, murmura-t-elle, la voix un peu pâteuse. Alors tu es prêt à tout pour moi? Hein? Et tu voulais vraiment en finir demain? Attends, je te dirai peut-être un gentil petit mot… pas aujourd’hui, demain. Tu préférerais aujourd’hui? Non, je ne veux pas… Va t’amuser.»


Une fois, pourtant, elle l’appela d’un air soucieux.


«Pourquoi es-tu triste? Car tu es triste, je le vois, ajouta-t-elle, les yeux dans les siens. Tu as beau embrasser les moujiks, te démener, je m’en aperçois. Puisque je suis gaie, sois-le aussi… J’aime quelqu’un ici, devine qui?… Regarde, il s’est endormi, le pauvre, il est gris.»


Elle parlait de Kalganov qui sommeillait sur le canapé, en proie aux fumées de l’ivresse et plus encore à une angoisse indéfinissable. Les chansons des filles, qui, à mesure qu’elles buvaient, devenaient par trop lascives et effrontées, avaient fini par le dégoûter. De même les danses; deux filles, déguisées en ours, étaient «montrées» par Stépanide, une gaillarde armée d’un bâton.» Hardi, Marie, criait-elle, sinon, gare!» Finalement, les ours roulèrent sur le plancher d’une façon indécente, aux éclats de rire d’un public grossier.


«Qu’ils s’amusent, qu’ils s’amusent! dit sentencieusement Grouchegnka d’un air de béatitude, c’est leur jour, pourquoi ne se divertiraient-ils pas?»


Kalganov regardait d’un air dégoûté:


«Comme ces mœurs populaires sont basses!» déclara-t-il en s’écartant.


Il fut choqué surtout par une chanson «nouvelle» avec un refrain gai, où un seigneur en voyage questionnait les filles:


«Le Seigneur demanda aux filles:

M’aimez-vous, m’aimez-vous, les filles?»


Mais celles-ci trouvent qu’on ne peut l’aimer:


«Le seigneur me rossera.

Moi, je ne l’aimerai pas.»


Puis ce fut le tour d’un tzigane, qui n’est pas plus heureux:


«Le tzigane sera un voleur,

Moi, je verserai des pleurs.»


D’autres personnages défilent, posant la même question, jusqu’à un soldat, repoussé avec mépris:


«Le soldat portera le sac,

Moi, derrière lui, je…»


Suivait un vers des plus cyniques, chanté ouvertement et qui faisait fureur parmi les auditeurs. On finissait par le marchand:


«Le marchand demanda aux filles:

M’aimez-vous, m’aimez-vous, les filles?»


Elles l’aiment beaucoup, car


«Le marchand trafiquera,

Moi, je serai la maîtresse.»


Kalganov se fâcha:


«Mais c’est une chanson toute récente! Qui diantre la leur a apprise! Il n’y manque qu’un Juif ou un entrepreneur de chemins de fer: ils l’eussent emporté sur tous les autres!»


Presque offensé, il déclara qu’il s’ennuyait, s’assit sur le canapé et s’assoupit. Son charmant visage, un peu pâli, reposait sur le coussin.


«Regarde comme il est gentil, dit Grouchegnka à Mitia: je lui ai passé la main dans les cheveux, on dirait du lin…»


Elle se pencha sur lui avec attendrissement et le baisa au front. Kalganov ouvrit aussitôt les yeux, la regarda, se leva, demanda d’un air préoccupé:


«Où est Maximov?


– Voilà qui il lui faut! dit Grouchegnka en riant. Reste avec moi une minute. Mitia, va lui chercher son Maximov.»


Celui-ci ne quittait pas les filles, sauf pour aller se verser des liqueurs. Il avait bu deux tasses de chocolat. Il accourut, le nez écarlate, les yeux humides et doux, et déclara qu’il allait danser la «sabotière».


«Dans mon enfance on m’a enseigné ces danses mondaines…


– Suis-le, Mitia, je le regarderai danser d’ici.


– Moi aussi, je vais le regarder, s’exclama Kalganov, déclinant naïvement l’invitation de Grouchegnka à rester avec elle.


Et tous allèrent voir. Maximov dansa, en effet, mais n’eut guère de succès, sauf auprès de Mitia. Sa danse consistait à sautiller avec force contorsions, les semelles en l’air; à chaque saut, il frappait sa semelle de la main. Cela déplut à Kalganov, mais Mitia embrassa le danseur.


«Merci. Tu dois être fatigué: veux-tu des bonbons? un cigare, peut-être?


– Une cigarette.


– Veux-tu boire?


– J’ai pris des liqueurs… N’avez-vous pas des bonbons au chocolat?


– Il y en a un monceau sur la table, choisis, mon ange!


– Non, j’en voudrais à la vanille… pour les vieillards… hi! hi!


– Non, frère, il n’y en a pas comme ça.


– Écoutez, fit le vieux en se penchant à l’oreille de Mitia, cette fille-là, Marie, hi! hi! je voudrais bien faire sa connaissance, grâce à votre bonté…


– Voyez-vous ça! Tu veux rire, camarade.


– Je ne fais de mal à personne, murmura piteusement Maximov.


– Ça va bien. Ici, camarade, on se contente de chanter et de danser. Après tout, si le cœur t’en dit! En attendant, régale-toi, bois, amuse-toi. As-tu besoin d’argent?


– Après, peut-être, avoua Maximov en souriant.


– Bien, bien.»


Mitia avait la tête en feu. Il sortit sur la galerie qui entourait une partie du bâtiment. L’air frais lui fit du bien. Seul dans l’obscurité, il se prit la tête à deux mains. Ses idées éparses se groupèrent soudain, et tout s’éclaira d’une terrible lumière… «Si je dois me tuer, c’est maintenant ou jamais», songea-t-il.


Prendre un pistolet et en finir dans ce coin sombre! Il demeura près d’une minute indécis. En venant à Mokroïé, il avait sur la conscience la honte, le vol commis, le sang versé; néanmoins, il se sentait plus à l’aise: tout était fini, Grouchegnka, cédée à un autre, n’existait plus pour lui. Sa décision avait été facile à prendre, elle paraissait du moins inévitable, car pourquoi eût-il vécu désormais? Mais la situation n’était plus la même. Ce fantôme terrible, cet homme fatal, l’amant d’autrefois, avait disparu sans laisser de traces. L’apparition redoutable devenait un fantoche grotesque qu’on enfermait à clef. Grouchegnka avait honte et il devinait à ses yeux qui elle aimait. Il suffisait maintenant de vivre, et c’était impossible, ô malédiction!» Seigneur, priait-il mentalement, ressuscite celui qui gît près de la palissade! Éloigne de moi cet amer calice! Car tu as fait des miracles pour des pécheurs comme moi!… Et si le vieillard vit encore? Oh alors, je laverai la honte qui pèse sur moi, je restituerai l’argent dérobé, je le prendrai sous terre… L’infamie n’aura laissé de traces que dans mon cœur pour toujours. Mais non, ce sont des rêves impossibles! Ô malédiction!»


Un rayon d’espoir lui apparaissait pourtant dans les ténèbres. Il courut dans la chambre vers elle, vers sa reine pour l’éternité.» Une heure, une minute de son amour ne valent-elles pas le reste de la vie, fût-ce dans les tortures de la honte? La voir, l’entendre, ne penser à rien, oublier tout, au moins pour cette nuit, pour une heure, pour un instant!» En rentrant, il rencontra le patron, qui lui parut morne et soucieux.


«Eh bien, Tryphon, tu me cherchais?»


Le patron parut gêné.


«Mais non, pourquoi vous chercherais-je? Où étiez-vous?


– Que signifie cet air maussade? Serais-tu fâché? Attends, tu vas pouvoir te coucher… Quelle heure est-il?


– Il doit être trois heures passées.


– Nous finissons, nous finissons.


– Mais ça ne fait rien. Amusez-vous tant que vous voudrez…»


«Qu’est-ce qu’il lui prend?» songea Mitia, en courant dans la salle de danse.


Grouchegnka n’y était plus. Dans la chambre bleue, Kalganov sommeillait sur le canapé. Mitia regarda derrière les rideaux. Assise sur une malle, la tête penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Elle fit signe à Mitia d’approcher et lui prit la main.


«Mitia, Mitia, je l’aimais! Je n’ai pas cessé de l’aimer durant cinq ans. Était-ce lui ou ma rancune? C’était lui, oh, c’était lui! J’ai menti en disant le contraire!… Mitia, j’avais dix-sept ans alors, il était si tendre, si gai, il me chantait des chansons… Ou bien était-ce moi, sotte gamine, qui le voyais ainsi?… Maintenant, ce n’est plus du tout le même. Sa figure a changé, je ne le reconnaissais pas. En venant ici, je songeais tout le temps: «Comment vais-je l’aborder, que lui dirai-je, quels regards échangerons-nous?…» Mon âme défaillait… et ce fut comme si je recevais un baquet d’eau sale. On aurait dit un maître d’école qui fait des embarras, si bien que je demeurai stupide. Je crus d’abord que la présence de son long camarade le gênait. Je songeais en les regardant: «Pourquoi ne trouvé-je rien à lui dire?» Sais-tu, c’est sa femme qui l’a gâté, celle pour laquelle il m’a lâchée… Elle l’a changé du tout au tout. Mitia, quelle honte! Oh! que j’ai honte, Mitia, honte pour toute ma vie! Maudites soient ces cinq années!»


Elle fondit de nouveau en larmes, sans lâcher la main de Mitia.


«Mitia, mon chéri, ne t’en va pas, je veux te dire un mot, murmura-t-elle en relevant la tête. Écoute, dis-moi qui j’aime. J’aime quelqu’un ici, qui est-ce?» Un sourire brilla sur son visage gonflé de pleurs.» À son entrée, mon cœur a défailli. Sotte, voici celui que tu aimes», me dit mon cœur. Tu parus et tout s’illumina.» De qui a-t-il peur?» pensai-je. Car tu avais peur, tu ne pouvais pas parler.» Ce n’est pas d’eux qu’il a peur, est-ce qu’un homme peut l’effrayer? C’est de moi, de moi seule.» Car Fénia t’a raconté, nigaud, ce que j’avais crié à Aliocha par la fenêtre: «J’ai aimé Mitia durant une heure et je pars aimer… un autre.» Mitia, comment ai-je pu penser que j’en aimerais un autre après toi? Me pardonnes-tu, Mitia? M’aimes-tu? M’aimes-tu?»


Elle se leva, lui mit ses mains aux épaules. Muet de bonheur, il contemplait ses yeux, son sourire; tout à coup il la prit dans ses bras.


«Tu me pardonnes de t’avoir fait souffrir? C’est par méchanceté que je vous torturais tous. C’est par méchanceté que j’ai affolé le vieux… Te rappelles-tu le verre que tu as cassé chez moi? Je m’en suis souvenue, j’en ai fait autant aujourd’hui en buvant à «mon cœur vil». Mitia, pourquoi ne m’embrasses-tu pas? Après un baiser, tu me regardes, tu m’écoutes… À quoi bon? Embrasse-moi plus fort, comme ça. Il ne faut pas aimer à moitié! Je serai maintenant ton esclave, ton esclave pour la vie! Il est doux d’être esclave! Embrasse-moi! Fais-moi souffrir, fais de moi ce qu’il te plaira… Oh! il faut me faire souffrir… Arrête, attends, après, pas comme ça.» Et elle le repoussa tout à coup.» Va-t’en, Mitia, je vais boire, je veux m’enivrer, je danserai ivre, je le veux, je le veux.»


Elle se dégagea et sortit. Mitia la suivit en chancelant.» Quoi qu’il arrive, n’importe, je donnerais le monde entier pour cet instant», pensait-il. Grouchegnka but d’un trait un verre de champagne qui l’étourdit. Elle s’assit dans un fauteuil en souriant de bonheur. Ses joues se colorèrent et sa vue se troubla. Son regard passionné fascinait: Kalganov lui-même en subit le charme et s’approcha d’elle.


«As-tu senti quand je t’ai embrassé tout à l’heure, pendant que tu dormais? murmura-t-elle. Je suis ivre maintenant, et toi? Pourquoi ne bois-tu pas, Mitia? J’ai bu, moi…


– Je suis déjà ivre… de toi, et je veux l’être de vin.»


Il but encore un verre et, à sa grande surprise, ce dernier verre le grisa tout à coup, lui qui avait supporté la boisson jusqu’alors. À partir de ce moment, tout tourna autour de lui, comme dans le délire. Il marchait, riait, parlait à tout le monde, ne se connaissait plus. Seul un sentiment ardent se manifestait en lui par moments: il croyait avoir «de la braise dans l’âme», ainsi qu’il se le rappela par la suite. Il s’approchait d’elle, la contemplait, l’écoutait… Elle devint fort loquace, appelant chacun, attirant quelque fille du chœur, qu’elle renvoyait après l’avoir embrassée, ou parfois avec un signe de croix. Elle était prête à pleurer. Le «petit vieux», comme elle appelait Maximov, la divertissait fort. À chaque instant, il venait lui baiser la main, et il finit par danser de nouveau en s’accompagnant d’une vieille chanson au refrain entraînant:


«Le cochon, khriou, khriou, khriou,

La génisse, meuh, meuh, meuh,

Le canard, coin, coin, coin,

L’oie, ga, ga, ga,

La poulette courait dans la chambre,

Tiouriou-riou s’en allait chantant.»


«Donne-lui quelque chose, Mitia, il est pauvre. Ah! les pauvres, les offensés!… Sais-tu quoi, Mitia? Je veux entrer au couvent. Sérieusement, j’y entrerai. Je me rappellerai toute ma vie ce que m’a dit Aliocha aujourd’hui. Dansons maintenant. Demain au couvent, aujourd’hui au bal. Je veux faire des folies, bonnes gens, Dieu me le pardonnera. Si j’étais Dieu, je pardonnerais à tout le monde: «Mes chers pécheurs, je fais grâce à tous.» J’irais implorer mon pardon: «Pardonnez à une sotte, bonne gens.» Je suis une bête féroce, voilà ce que je suis. Mais je veux prier. J’ai donné un petit oignon. Une misérable telle que moi veut prier! Mitia, ne les empêche pas de danser. Tout le monde est bon, sais-tu, tout le monde. La vie est belle. Si méchant qu’on soit, il fait bon vivre… Nous sommes bons et mauvais tout à la fois… Dites-moi, je vous prie, pourquoi suis-je si bonne? Car je suis très bonne…»


Ainsi divaguait Grouchegnka à mesure que l’ivresse la gagnait. Elle déclara qu’elle voulait danser, se leva en chancelant.


«Mitia, ne me donne plus de vin, même si j’en demande. Le vin me trouble et tout tourne, jusqu’au poêle. Mais je veux danser. On va voir comme je danse bien…»


C’était une intention arrêtée; elle exhiba un mouchoir de batiste qu’elle prit par un bout pour l’agiter en dansant. Mitia s’empressa, les filles se turent, prêtes à entonner, au premier signal, l’air de la danse russe. Maximov, apprenant que Grouchegnka voulait danser, poussa un cri de joie, sautilla devant elle en chantant:


«Jambes fines, flancs rebondis,

La queue en trompette.»


Mais elle l’écarta d’un grand coup de mouchoir.


«Chut! Que tout le monde vienne me regarder. Mitia, appelle aussi ceux qui sont enfermés… Pourquoi les avoir enfermés? Dis-leur que je danse, qu’ils viennent me voir…»


Mitia cogna vigoureusement à la porte des Polonais.


«Hé! vous autres… Podwysocki! Sortez. Elle va danser et vous appelle.


Lajdak! grommela un des Polonais.


– Misérable toi-même! Fripouille!


– Si vous cessiez de railler la Pologne! bougonna Kalganov, également gris.


– C’est bon, jeune homme! Ce que j’ai dit s’adresse à lui et non à la Pologne. Un misérable ne la représente pas. Tais-toi, beau gosse, croque des bonbons.


– Quels êtres! Pourquoi ne veulent-ils pas faire la paix?» murmura Grouchegnka qui s’avança pour danser.


Le chœur retentit. Elle entrouvrit les lèvres, agita son mouchoir et, après avoir tangué, s’arrêta au milieu de la salle.


«Je n’ai pas la force… murmura-t-elle d’une voix éteinte; excusez-moi, je ne peux pas…, pardon.»


Elle salua le chœur, fit des révérences à droite et à gauche.


«Elle a bu, la jolie madame, dirent des voix.


– Madame a pris une cuite, expliqua en ricanant Maximov aux filles.


– Mitia, emmène-moi… prends-moi…»


Mitia la saisit dans ses bras et alla déposer son précieux fardeau sur le lit.» Maintenant, je m’en vais», songea Kalganov, et, quittant la salle, il referma sur lui la porte de la chambre bleue. Mais la fête n’en continua que plus bruyante. Grouchegnka étant couchée, Mitia colla ses lèvres aux siennes.


«Laisse-moi, implora-t-elle, ne me touche pas avant que je sois à toi… J’ai dit que je serai tienne… épargne-moi… Près de lui, c’est impossible, cela me ferait horreur.


– J’obéis! Pas même en pensée… je te respecte! Oui, ici, cela me répugne.»


Sans relâcher son étreinte, il s’agenouilla près du lit.


«Bien que tu sois sauvage, je sais que tu es noble… Il faut que nous vivions honnêtement désormais… Soyons honnêtes et bons, ne ressemblons pas aux bêtes… Emmène-moi bien loin, tu entends… Je ne veux pas rester ici, je veux aller loin, loin…


Oui, oui, dit Mitia en l’étreignant, je t’emmènerai, nous partirons… Oh! je donnerais toute ma vie pour une année avec toi afin de savoir ce qui en est de ce sang.


– Quel sang?


– Rien, fit Mitia en grinçant des dents. Groucha, tu veux que nous vivions honnêtement, et je suis un voleur. J’ai volé Katka. Ô honte! ô honte!


– Katka? cette demoiselle? Non, tu ne lui as rien pris. Rembourse-la, prends mon argent… Pourquoi cries-tu? Tout ce qui est à moi est à toi. Qu’importe l’argent? Nous le gaspillons sans pouvoir nous en empêcher. Nous irons plutôt labourer la terre. Il faut travailler, entends-tu? Aliocha l’a ordonné. Je ne serai pas ta maîtresse, mais ta femme, ton esclave, je travaillerai pour toi. Nous irons saluer la demoiselle, lui demander pardon, et nous partirons. Si elle refuse, tant pis. Rends-lui son argent et aime-moi… Oublie-la. Si tu l’aimes encore, je l’étranglerai… Je lui crèverai les yeux avec une aiguille…


– C’est toi que j’aime, toi seule, je t’aimerai en Sibérie.


– Pourquoi en Sibérie? Soit, en Sibérie, si tu veux, qu’importe?… Nous travaillerons… Il y a de la neige… J’aime voyager sur la neige… J’aime les tintements de la clochette… Entends-tu, en voilà une qui tinte… Où est-ce? Des voyageurs qui passent… Elle s’est tue.»


Elle ferma les yeux et parut s’endormir. Une clochette, en effet, avait tinté dans le lointain. Mitia pencha la tête sur la poitrine de Grouchegnka. Il ne remarquait pas que le tintement avait cessé et qu’aux chansons et au chahut avait succédé dans la maison un silence de mort. Grouchegnka ouvrit les yeux.


«Qu’y a-t-il? J’ai dormi? Ah! oui, la clochette… J’ai rêvé que je voyageais sur la neige… la clochette tintait et je me suis assoupie. Nous allions tous les deux, loin, loin. Je t’embrassais, je me pressais contre toi, j’avais froid et la neige étincelait… Tu sais, au clair de lune, comme elle étincelle? Je me croyais ailleurs que sur la terre. Je me réveille avec mon bien-aimé près de moi, comme c’est bon!


– Près de toi» murmura Mitia, en couvrant de baisers la poitrine et les mains de son amie.


Soudain il lui sembla qu’elle regardait droit devant elle, par-dessus sa tête, d’un regard étrangement fixe. La surprise presque l’effroi, se peignit sur sa figure.


«Mitia, qui est-ce qui nous regarde?» chuchota-t-elle.


Mitia se retourna et vit quelqu’un qui avait écarté les rideaux et les examinait. Il se leva et s’avança vivement vers l’indiscret.


«Venez ici, je vous prie» fit une voix décidée.


Mitia sortit de derrière les rideaux et s’arrêta, en voyant la chambre pleine de nouveaux personnages. Il sentit un frisson lui courir dans le dos, car il les avait tous reconnus. Ce vieillard de haute taille, en pardessus, avec une cocarde à sa casquette d’uniforme, c’est l’ispravnik, Mikhaïl Makarovitch. Ce petit-maître «poitrinaire, aux bottes irréprochables», c’est le substitut.» Il a un chronomètre de quatre cents roubles, il me l’a montré.» Ce petit jeune homme à lunettes… Mitia a oublié son nom, mais il le connaît, il l’a vu: c’est le juge d’instruction, «frais émoulu de l’École de Droit». Celui-ci, c’est le stanovoï [150], Mavriki [151] Mavrikiévitch, une de ses connaissances. Et ceux-là, avec leurs plaques de métal, que font-ils ici? Et puis deux manants… Au fond, près de la porte, Kalganov et Tryphon Borissytch…


«Messieurs… Qu’y a-t-il, messieurs? murmura d’abord Mitia, pour reprendre aussitôt d’une voix forte: Je comprends!»


Le jeune homme aux lunettes s’approcha de lui et déclara d’un air important, mais avec un peu de hâte:


«Nous avons deux mots à vous dire. Veuillez venir ici, près du canapé…


– Le vieillard, s’écria Mitia exalté, le vieillard sanglant!… Je comprends!»


Et il se laissa tomber sur un siège.


«Tu comprends? Tu as compris! Parricide, monstre, le sang de ton vieux père crie contre toi!» hurla tout à coup le vieil ispravnik en s’approchant de Mitia. Il était hors de lui, rouge, tremblant de colère.


«Mais c’est impossible! s’exclama le petit jeune homme. Mikhaïl Makarovitch, voyons, je n’aurais jamais attendu pareille chose de vous!…


– C’est du délire, messieurs, du délire! reprit l’ ispravnik. Regardez-le donc: la nuit, ivre avec une fille de joie, souillé du sang de son père… C’est du délire!…


– Je vous prie instamment, mon cher Mikhaïl Makarovitch, de modérer vos sentiments, bredouilla le substitut; sinon je serai obligé de prendre…»


Le petit juge d’instruction l’interrompit, proféra d’un ton ferme et grave:


«Monsieur le lieutenant en retraite Karamazov, je dois vous prévenir que vous êtes accusé d’avoir tué votre père, Fiodor Pavlovitch, qui a été assassiné cette nuit.»


Il ajouta quelque chose, le substitut également, mais Mitia écoutait sans comprendre. Il les regardait tous d’un air hagard.

Livre IX: L’instruction préparatoire

I. Les débuts du fonctionnaire Perkhotine

Piotr Ilitch Perkhotine, que nous avons laissé frappant de toutes ses forces à la porte cochère de la maison Morozov, finit naturellement par se faire ouvrir. En entendant un pareil vacarme, Fénia, encore mal remise de sa frayeur, faillit avoir une crise de nerfs; bien qu’elle eût assisté à son départ, elle s’imagina que c’était Dmitri Fiodorovitch qui revenait, car lui seul pouvait frapper si «insolemment». Elle accourut vers le portier, réveillé par le bruit, et le supplia de ne pas ouvrir. Mais celui-ci ayant appris le nom du visiteur et son désir de voir Fédossia Marcovna pour une affaire importante, se décida à le laisser entrer. Piotr Ilitch se mit à interroger la jeune fille et découvrit aussitôt le fait le plus important: en se lançant à la recherche de Grouchegnka, Dmitri Fiodorovitch avait emporté un pilon et était revenu les mains vides, mais ensanglantées.» Le sang en dégouttait», s’exclama Fénia, imaginant dans son trouble cette affreuse circonstance. Piotr Ilitch les avait vues, ces mains, et aidé à les laver; il ne s’agissait pas de savoir si elles avaient séché rapidement, mais si Dmitri Fiodorovitch était allé vraiment chez son père avec le pilon. Piotr Ilitch insista sur ce point et, bien qu’il n’eût en somme rien appris de certain, il demeura presque convaincu que Dmitri Fiodorovitch n’avait pu se rendre que chez son père et que, par conséquent, il avait dû se passer là-bas quelque chose.


«À son retour, ajouta Fénia, et lorsque je lui eus tout avoué, je lui ai demandé: «Dmitri Fiodorovitch, pourquoi avez-vous les mains en sang?» Il m’a répondu que c’était du sang humain et qu’il venait de tuer quelqu’un, puis il est sorti en courant comme un fou. Je me suis prise à songer: «Où peut-il bien aller, maintenant? À Mokroïé tuer sa maîtresse.» Alors j’ai couru chez lui pour le supplier de l’épargner. En passant devant la boutique des Plotnikov, je l’ai vu prêt à partir, et j’ai remarqué qu’il avait les mains propres…»


La grand-mère confirma le récit de sa petite-fille. Piotr Ilitch quitta la maison encore plus troublé qu’il n’y était entré.


Le plus simple semblait maintenant d’aller tout droit chez Fiodor Pavlovitch s’enquérir s’il n’était rien arrivé; puis, une fois édifié, de se rendre chez l’ispravnik. Piotr Ilitch y était bien résolu. Mais la nuit était sombre, la porte cochère massive, il ne connaissait que fort peu Fiodor Pavlovitch; si, à force de frapper, on lui ouvrait, et qu’il ne se fût rien passé, demain, le malicieux Fiodor Pavlovitch irait raconter en ville, comme une anecdote, qu’à minuit, le fonctionnaire Perkhotine, qu’il ne connaissait pas, avait forcé sa porte pour s’informer si on ne l’avait pas tué. Ça ferait un beau scandale! Or, Piotr Ilitch redoutait par-dessus tout le scandale. Néanmoins, le sentiment qui l’entraînait était si puissant qu’après avoir tapé du pied avec colère et s’être dit des injures, il s’élança dans une autre direction, chez Mme Khokhlakov. Si elle répondait négativement à la question des trois mille roubles donnés à telle heure à Dmitri Fiodorovitch, il irait trouver l’ispravnik, sans passer chez Fiodor Pavlovitch; sinon, il remettrait tout au lendemain et retournerait chez lui. On comprend bien que la décision du jeune homme de se présenter à onze heures du soir chez une femme du monde inconnue, de la faire lever peut-être pour lui poser une question singulière, risquait de provoquer un bien autre scandale qu’une démarche auprès de Fiodor Pavlovitch. Mais il arrive souvent que les gens les plus flegmatiques prennent en pareil cas des décisions de ce genre. Or, à ce moment-là, Piotr Ilitch n’était pas du tout flegmatique! Il se rappela toute sa vie comment le trouble insurmontable qui s’était emparé de lui dégénéra en supplice et l’entraîna contre sa volonté. Bien entendu, il s’injuria tout le long du chemin pour cette sotte démarche, mais «j’irai jusqu’au bout!» répétait-il pour la dixième fois en grinçant des dents, et il tint parole.


Onze heures sonnaient quand il arriva chez Mme Khokhlakov. Il pénétra assez facilement dans la cour, mais le portier ne put lui dire avec certitude si Madame était déjà couchée, comme elle en avait l’habitude à cette heure.


«Faites-vous annoncer, vous verrez bien si on vous reçoit ou non.»


Piotr Ilitch monta, mais alors les difficultés commencèrent. Le valet ne voulait pas l’annoncer; il finit par appeler la femme de chambre. D’un ton poli, mais ferme, Piotr Ilitch la pria de dire à sa maîtresse que le fonctionnaire Perkhotine désirait lui parler au sujet d’une affaire importante, sans quoi il ne se serait pas permis de la déranger.


«Annoncez-moi en ces termes», insista-t-il.


Il attendit dans le vestibule. Mme Khokhlakov se trouvait déjà dans sa chambre à coucher. La visite de Mitia l’avait retournée, elle pressentait pour la nuit une migraine ordinaire en pareil cas. Elle refusa avec irritation de recevoir le jeune fonctionnaire, bien que la visite d’un inconnu, à pareille heure, surexcitât sa curiosité féminine. Mais Piotr Ilitch s’entêta cette fois comme un mulet; se voyant repoussé, il insista impérieusement et fit dire dans les mêmes termes «qu’il s’agissait d’une affaire fort importante et que Madame regretterait peut-être ensuite de ne pas l’avoir reçu.» La femme de chambre le considéra avec étonnement et retourna faire la commission. Mme Khokhlakov fut stupéfaite, réfléchit, demanda quel air avait le visiteur et apprit qu’» il était bien mis, jeune, fort poli». Notons en passant que Piotr Ilitch était beau garçon et qu’il le savait. Mme Khokhlakov se décida à se montrer. Elle était en robe de chambre et en pantoufles, mais jeta un châle noir sur ses épaules. On pria le fonctionnaire d’entrer au salon. La maîtresse du logis parut, l’air interrogateur et, sans faire asseoir le visiteur, l’invita à s’expliquer.


«Je me permets de vous déranger, madame, au sujet de notre connaissance commune, Dmitri Fiodorovitch Karamazov», commença Perkhotine; mais à peine avait-il prononcé ce nom qu’une vive irritation se peignit sur le visage de son interlocutrice. Elle étouffa un cri et l’interrompit avec colère.


«Va-t-on me tourmenter encore longtemps avec cet affreux personnage? Comment avez-vous le front de déranger à pareille heure une dame que vous ne connaissez pas… pour lui parler d’un individu qui, ici même, il y a trois heures, est venu m’assassiner, a frappé du pied, est sorti d’une façon scandaleuse? Sachez, monsieur, que je porterai plainte contre vous; veuillez vous retirer sur-le-champ… Je suis mère, je vais… je…


– Alors il voulait vous tuer aussi?


– Est-ce qu’il a déjà tué quelqu’un? demanda impétueusement Mme Khokhlakov.


– Veuillez m’accorder une minute d’attention, madame, et je vous expliquerai tout, répondit avec fermeté Perkhotine. Aujourd’hui, à cinq heures de relevée, Mr Karamazov m’a emprunté dix roubles en camarade, et je sais positivement qu’il était sans argent; à neuf heures, il est venu chez moi tenant en main une liasse de billets de cent roubles, pour deux ou trois mille roubles environ. Il avait l’air d’un fou, les mains et le visage ensanglantés. À ma question: d’où provenait tant d’argent, il répondit textuellement qu’il l’avait reçu de vous et que vous lui avanciez une somme de trois mille roubles pour partir soi-disant aux mines d’or.»


Le visage de Mme Khokhlakov exprima une émotion soudaine.


«Mon Dieu! C’est son vieux père qu’il a tué! s’exclama-t-elle en joignant les mains. Je ne lui ai pas donné d’argent, pas du tout! Oh! courez, courez!… N’en dites pas davantage! Sauvez le vieillard, courez vers son père!


– Permettez, madame… Ainsi vous ne lui avez pas donné d’argent? Vous êtes bien sûre de ne lui avoir avancé aucune somme?


– Aucune, aucune. J’ai refusé, car il ne savait pas apprécier mes sentiments. Il est parti furieux en frappant du pied. Il s’est jeté sur moi, je me suis rejetée en arrière… Figurez-vous – car je ne veux rien vous cacher – qu’il a craché sur moi! Mais pourquoi rester debout? Asseyez-vous… Excusez, je… Ou courez plutôt sauver ce malheureux vieillard d’une mort affreuse?


– Mais s’il l’a déjà tué?


– En effet, mon Dieu! Qu’allons-nous faire maintenant? Que pensez-vous qu’on doive faire?»


Cependant elle avait fait asseoir Piotr Ilitch et pris place en face de lui, il lui exposa brièvement les faits dont il avait été témoin, raconta sa récente visite chez Fénia et parla du pilon. Tous ces détails bouleversèrent la dame qui poussa un cri, mit la main devant ses yeux.


«Figurez-vous que j’ai pressenti tout cela! C’est un don chez moi, tous mes pressentiments se réalisent. Combien de fois j’ai regardé ce terrible homme en songeant: «Il finira par me tuer.» Et voilà que c’est arrivé… Ou plutôt, s’il ne m’a pas tuée maintenant comme son père, c’est grâce à Dieu qui m’a protégée; de plus, il a eu honte, car je lui avais attaché au cou, ici même, une petite image provenant des reliques de sainte Barbe, martyre… J’ai été bien près de la mort à cette minute, je m’étais approchée tout à fait de lui, il me tendait le cou! Savez-vous, Piotr Ilitch (vous avez dit, je crois qu’on vous appelle ainsi), je ne crois pas aux miracles, mais cette image, ce miracle évident en ma faveur, cela m’impressionne et je recommence à croire à n’importe quoi. Avez-vous entendu parler du starets Zosime?… D’ailleurs, je ne sais pas ce que je dis… Figurez-vous qu’il a craché sur moi avec cette image au cou… Craché seulement, sans me tuer, et… et voilà où il a couru! Qu’allons-nous faire maintenant, dites, qu’allons-nous faire?»


Piotr Ilitch se leva et déclara qu’il allait tout raconter à l’ispravnik, et que celui-ci agirait à sa guise.


«Ah! je le connais, c’est un excellent homme. Allez vite le trouver. Que vous êtes ingénieux, Piotr Ilitch; à votre place je n’y aurais jamais songé!


– D’autant plus que je suis moi-même en bons termes avec l’ispravnik, insinua Piotr Ilitch, visiblement désireux d’échapper à cette dame expansive qui ne lui laissait pas prendre congé.


– Savez-vous, venez me raconter ce que vous aurez vu et appris… Les constatations… ce qu’on fera de lui… Dites-moi, la peine de mort n’existe pas chez nous? Venez sans faute, fût-ce à trois ou quatre heures du matin… Faites-moi réveiller, secouer, si je ne me lève pas… D’ailleurs, je ne dormirai pas, sans doute. Et si je vous accompagnais?


– Non, mais si vous certifiiez par écrit, à tout hasard, que vous n’avez pas donné d’argent à Dmitri Fiodorovitch, cela pourrait servir… à l’occasion…


– Certainement! approuva Mme Khokhlakov en s’élançant à son bureau. Votre ingéniosité, votre savoir-faire me confondent. Vous êtes employé ici? Cela me fait grand plaisir…»


Tout en parlant, elle avait à la hâte tracé ces quelques lignes, en gros caractères:


«Je n’ai jamais prêté trois mille roubles au malheureux Dmitri Fiodorovitch Karamazov, ni aujourd’hui, ni auparavant! Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré.


«Khokhlakov.»


«Voilà qui est fait! fit-elle en se retournant vers Piotr Ilitch. Allez, sauvez son âme. C’est un grand exploit que vous accomplissez.»


Elle fit trois fois sur lui le signe de la croix, et le reconduisit jusqu’au vestibule.


«Que je vous suis reconnaissante! Vous ne pouvez vous imaginer comme je vous suis reconnaissante d’être venu d’abord me trouver. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrés? Je serai charmée de vous recevoir dorénavant. Je constate avec plaisir que vous remplissez vos devoirs avec une exactitude, une ingéniosité remarquables… Mais on doit vous apprécier, vous comprendre, enfin, et tout ce que je pourrai faire pour, soyez sûr… Oh! j’aime la jeunesse, j’en suis éprise. Les jeunes gens sont l’espoir de notre malheureuse Russie… Allez, allez!…»


Piotr Ilitch s’était déjà sauvé, sinon elle ne l’aurait pas laissé partir si vite. D’ailleurs, Mme Khokhlakov lui avait produit une impression assez agréable, qui adoucissait même son appréhension de s’être engagé dans une affaire aussi scabreuse. On sait que les goûts sont fort variés.» Et elle n’est pas si âgée, songeait-il avec satisfaction; au contraire, je l’aurais prise pour sa fille.»


Quant à Mme Khokhlakov, elle était tout bonnement aux anges.» Un tel savoir-faire, une telle précision chez un si jeune homme, avec ses manières et son extérieur. On prétend que les jeunes gens d’aujourd’hui ne sont bons à rien, voilà un exemple, etc.» Si bien qu’elle oublia même «cet affreux événement»; une fois couchée, elle se rappela vaguement qu’elle avait été «près de la mort» et murmura: «Ah! c’est affreux, affreux!» Mais elle s’endormit aussitôt d’un profond sommeil. Je ne me serais d’ailleurs pas étendu sur des détails aussi insignifiants, si cette rencontre singulière du jeune fonctionnaire avec une veuve encore fraîche n’avait influé, par la suite, sur toute la carrière de ce jeune homme méthodique. On s’en souvient même avec étonnement dans notre ville et nous en dirons peut-être un mot en terminant la longue histoire des Frères Karamazov.

II. L’alarme

Notre ispravnik Mikhaïl Makarovitch, lieutenant-colonel en retraite devenu «conseiller de cour [152]», était un brave homme. Établi chez nous depuis trois ans seulement, il s’était attiré la sympathie générale parce qu’» il savait réunir la société». Il y avait toujours du monde chez lui, ne fût-ce qu’une ou deux personnes à dîner; il n’aurait pu vivre sans cela. Les prétextes les plus variés motivaient les invitations. La chère n’était pas délicate, mais copieuse, les tourtes de poisson excellentes, l’abondance des vins compensait leur médiocrité. Dans la première pièce se trouvait un billard, avec des gravures de courses anglaises encadrées de noir, ce qui constitue, comme on sait, l’ornement nécessaire de tout billard chez un célibataire. On jouait tous les soirs aux cartes. Mais souvent, la meilleure société de notre ville se réunissait pour danser, les mères amenaient leurs filles. Mikhaïl Makarovitch, bien que veuf, vivait en famille, avec sa fille veuve et ses deux petites-filles. Celles-ci, qui avaient terminé leurs études, étaient assez gentilles et gaies et, bien que sans dot, attiraient chez leur grand-père la jeunesse mondaine. Bien que borné et peu instruit, Mikhaïl Makarovitch remplissait ses fonctions aussi bien que beaucoup d’autres. Il avait toutefois des vues erronées sur certaines réformes du présent règne [153], et cela plus par indolence que par incapacité, car il ne trouvait pas le temps de les étudier. «J’ai l’âme d’un militaire plutôt que d’un civil», se disait-il en parlant de lui-même. Bien qu’il eût des terres au soleil, il ne s’était pas encore formé une idée très nette de la réforme paysanne et n’apprenait à la connaître que peu à peu, par la pratique et malgré lui.


Sûr de trouver du monde chez Mikhaïl Makarovitch, Piotr Ilitch y rencontra en effet le procureur, venu faire une partie, le jeune médecin du zemstvo [154], Varvinski, récemment arrivé de Pétersbourg, où il était sorti un des premiers de l’École de Médecine. Le procureur – c’est-à-dire le substitut, mais tous l’appelaient ainsi – Hippolyte Kirillovitch, était un homme à part, encore jeune, trente-cinq ans, mais disposé à la tuberculose, marié à une femme obèse et stérile, rempli d’amour-propre, irascible, tout en possédant de solides qualités. Par malheur, il se faisait beaucoup d’illusions sur ses mérites, ce qui le rendait constamment inquiet. Il avait même des penchants artistiques, une certaine pénétration psychologique appliquée aux criminels et au crime; c’est pourquoi il se croyait victime de passe-droits, bien convaincu qu’on ne l’appréciait pas à sa valeur dans les hautes sphères. Aux heures de découragement, il menaçait même de se faire avocat d’assises. L’affaire Karamazov le galvanisa tout entier: «Une affaire qui pouvait passionner la Russie!» Mais j’anticipe.


Dans la pièce voisine se tenait, avec les demoiselles, le jeune juge d’instruction Nicolas Parthénovitch Nelioudov, arrivé depuis deux mois de Pétersbourg. On s’étonna plus tard que ces personnages se fussent réunis comme exprès le soir du «crime», dans la maison du pouvoir exécutif. Cependant, il n’y avait rien là que de fort naturel: la femme d’Hippolyte Kirillovitch souffrant des dents depuis la veille, il avait dû se soustraire à ses plaintes; le médecin ne pouvait passer la soirée que devant un tapis vert. Quant à Nélioudov, il avait projeté de rendre visite ce soir-là à Mikhaïl Makarovitch, soi-disant par hasard, afin de surprendre la fille de celui-ci, Olga Mikhaïlovna, dont c’était l’anniversaire: il connaissait ce secret, que, d’après lui, elle dissimulait pour ne pas organiser de sauterie. À son âge, qu’elle craignait de révéler, cela prêtait à des allusions moqueuses; demain, il en parlerait à tout le monde, etc. Ce gentil garçon était, à cet égard, un grand polisson; ainsi l’avaient surnommé nos dames, et il ne s’en plaignait pas. De bonne compagnie, de famille honorable, bien élevé, ce jouisseur était inoffensif et toujours correct. De petite taille et de complexion délicate, il portait toujours à ses doigts frêles quelques grosses bagues. Dans l’exercice de sa charge, il devenait très grave, car il avait une haute idée de son rôle et de ses obligations. Il savait surtout confondre, lors des interrogatoires, les assassins et autres malfaiteurs du bas peuple, et suscitait en eux un certain étonnement, sinon du respect pour sa personne.


En arrivant chez l’ispravnik, Piotr Ilitch fut stupéfait de voir que tout le monde était au courant. En effet, on avait cessé de jouer, tous discutaient la nouvelle, Nicolas Parthénovitch prenait même des airs belliqueux. Piotr Ilitch apprit avec stupeur que le vieux Fiodor Pavlovitch avait effectivement été assassiné ce soir chez lui, assassiné et dévalisé. Voici comment on venait d’apprendre la triste nouvelle.


Marthe Ignatièvna, la femme de Grigori, malgré le profond sommeil où elle était plongée, se réveilla tout à coup, sans doute aux cris de Smerdiakov qui gisait dans la chambrette voisine. Elle n’avait jamais pu s’habituer à ces cris de l’épileptique, précurseurs de la crise et qui l’épouvantaient. Encore à moitié endormie, elle se leva et entra dans le cabinet de Smerdiakov. Dans l’obscurité, on entendait le malade râler, se débattre. Prise de peur, elle appela son mari, mais réfléchit que Grigori n’était pas là à son réveil. Elle revint tâter le lit qu’elle trouva vide. Elle courut sur le perron et appela timidement son mari. En guise de réponse, elle entendit, dans le silence nocturne, des gémissements lointains. Elle prêta l’oreille: les gémissements se répétèrent, ils partaient bien du jardin.» Seigneur, on dirait les plaintes d’Elisabeth Smerdiachtchaïa!» Elle descendit, aperçut la petite porte du jardin ouverte: «Il doit être là-bas, le pauvre!» Elle s’approcha, entendit distinctement Grigori l’appeler: «Marthe, Marthe!» d’une voix faible et dolente.» Seigneur, viens à notre secours!» murmura Marthe qui s’élança dans la direction de Grigori.


Elle le trouva à vingt pas de la palissade, où il était tombé. Revenu à lui, il avait dû se traîner longtemps en perdant plusieurs fois connaissance. Elle remarqua aussitôt qu’il était tout en sang et se mit à crier. Grigori murmurait faiblement des paroles entrecoupées: «Tué… tué son père… Pourquoi cries-tu, sotte?… Cours, appelle…» Marthe Ignatièvna ne se calmait pas; soudain, apercevant la fenêtre de son maître ouverte et éclairée, elle y courut et se mit à l’appeler. Mais un regard dans la chambre lui révéla un affreux spectacle: Fiodor Pavlovitch gisait sur le dos, inerte; sa robe de chambre et sa chemise blanche étaient inondées de sang. La bougie, demeurée sur une table, éclairait vivement le visage du mort. Affolée, Marthe Ignatièvna sortit en courant du jardin, ouvrit la porte cochère, se précipita chez Marie Kondratievna. Les deux voisines, la mère et la fille, dormaient; les coups redoublés frappés aux volets les réveillèrent. En paroles incohérentes, Marthe Ignatièvna leur conta la chose et les appela au secours. Foma, d’humeur vagabonde, couchait chez elles cette nuit-là. On le fit lever aussitôt, et tous se rendirent sur le lieu du crime. En chemin, Marie Kondratievna se rappela avoir entendu, vers neuf heures, un cri perçant. C’était précisément le «Parricide!» de Grigori, lorsqu’il avait empoigné par la jambe Dmitri Fiodorovitch déjà monté sur la palissade. Arrivées auprès de Grigori, les deux femmes, avec l’aide de Foma, le transportèrent dans le pavillon. À la lumière, on constata que Smerdiakov était toujours en proie à sa crise, les yeux révulsés, l’écume aux lèvres. On lava la tête du blessé avec de l’eau et du vinaigre, ce qui le ranima complètement. Sa première question fut pour savoir si Fiodor Pavlovitch était encore vivant. Les deux femmes et le soldat retournèrent au jardin et virent que non seulement la fenêtre, mais la porte de la maison étaient grandes ouvertes, alors que depuis une semaine, le barine s’enfermait à double tour chaque soir et ne permettait même pas à Grigori de frapper sous aucun prétexte. Ils n’osèrent entrer «de peur de s’attirer des désagréments». Sur l’ordre de Grigori, Marie Kondratievna courut chez l’ispravnik donner l’alarme. Elle précéda de cinq minutes Piotr Ilitch, de sorte que celui-ci arriva comme un témoin oculaire, confirmant par son récit les soupçons contre l’auteur présumé du crime, que jusqu’alors, au fond de son cœur, il avait refusé de croire coupable.


On résolut d’agir énergiquement. Les autorités judiciaires se rendirent sur les lieux et procédèrent à une enquête. Le médecin du Zemstvo, un débutant, s’offrit de lui-même à les accompagner. Je résume les faits. Fiodor Pavlovitch avait la tête fracassée, mais avec quelle arme? Probablement la même qui avait servi ensuite à assommer Grigori. Celui-ci, après avoir reçu les premiers soins, fit, malgré sa faiblesse, un récit assez suivi de ce qui lui était arrivé. En cherchant avec une lanterne près de la palissade, on trouva dans une allée, bien en vue, le pilon de cuivre. Il n’y avait aucun désordre dans la chambre de Fiodor Pavlovitch, sauf que derrière le paravent, près du lit, on trouva une enveloppe de grand format, en papier fort, avec l’inscription: «Trois mille roubles pour mon ange, Grouchegnka, si elle veut venir.» Plus bas, Fiodor Pavlovitch avait ajouté: «Et pour ma poulette.» L’enveloppe, qui portait trois grands cachets de cire rouge, était déchirée et vide. On retrouva à terre la faveur rose qui l’entourait. Dans la déposition de Piotr Ilitch, une chose attira l’attention des magistrats: la supposition que Dmitri Fiodorovitch se suiciderait le lendemain matin, d’après ses propres paroles, le pistolet chargé, le billet qu’il avait écrit, etc. Comme Piotr Ilitch, incrédule, le menaçait d’une dénonciation pour l’en empêcher, Mitia avait répliqué en souriant: «Tu n’auras pas le temps.» Il fallait donc se rendre en toute hâte à Mokroïé pour arrêter le criminel avant qu’il eût mis fin à ses jours.» C’est clair, c’est clair», répétait le procureur surexcité, «de pareilles tête brûlées agissent toujours ainsi: ils font la noce avant d’en finir.» Le récit des emplettes de Dmitri l’échauffa davantage.» Rappelez-vous, messieurs, l’assassin du marchand Olsoufiev, qui s’empara de quinze cents roubles. Son premier soin fut de se friser, puis d’aller chez des filles, sans prendre la peine de dissimuler l’argent.» Mais l’enquête, les formalités demandaient du temps; on dépêcha donc à Mokroïé le stanovoï Mavriki Mavrikiévitch Chmertsov, venu en ville toucher son traitement. Il reçut pour instructions de surveiller discrètement le «criminel» jusqu’à l’arrivée des autorités compétentes, de former une escorte, etc. Gardant l’incognito, il mit seulement au courant d’une partie de l’affaire Tryphon Borissytch, une ancienne connaissance. C’est alors que Mitia avait rencontré sur la galerie le patron qui le cherchait et remarqué un changement dans l’expression et le ton du personnage. Mitia et ses compagnons ignoraient donc la surveillance dont ils étaient l’objet; quand à la boîte aux pistolets, le patron l’avait depuis longtemps mise en lieu sûr. À cinq heures seulement, presque à l’aube, arrivèrent les autorités, dans deux voitures. Le médecin était resté chez Fiodor Pavlovitch, pour faire l’autopsie et surtout parce que l’état de Smerdiakov l’intéressait fort.» Des crises d’épilepsie aussi violentes et aussi longues, durant deux jours, sont fort rares et appartiennent à la science», déclara-t-il à ses partenaires lors de leur départ, et ceux-ci le félicitèrent, en riant, de cette trouvaille. Il avait même affirmé que Smerdiakov ne vivrait pas jusqu’au matin.


Après cette digression un peu longue, mais nécessaire, nous reprenons notre récit à l’endroit où nous l’avons laissé.

III. Les tribulations d’une âme. Première tribulation

Mitia regardait les assistants d’un air hagard, sans comprendre ce qu’on disait. Tout à coup, il se leva, tendit les bras vers le ciel et s’écria:


«Je ne suis pas coupable! Je n’ai pas versé le sang de mon père… Je voulais le tuer, mais je suis innocent. Ce n’est pas moi!»


À peine finissait-il de parler que Grouchegnka surgit de derrière les rideaux et tomba aux pieds de l’ispravnik.


«C’est moi, maudite, qui suis coupable, cria-t-elle éplorée, les mains tendues, c’est à cause de moi qu’il a tué. Ce pauvre vieillard, qui n’est plus, je l’ai torturé. C’est moi la principale coupable.


– Oui, c’est toi, criminelle! Tu es une coquine, une fille dépravée», vociféra l’ispravnik en la menaçant du poing.


On le fit taire aussitôt, le procureur le saisit même à bras-le-corps.


«C’est du désordre, Mikhaïl Makarovitch! Vous gênez l’enquête… vous gâtez l’affaire…»


Il suffoquait presque.


«Il faut prendre des mesures… il faut prendre des mesures, criait de son côté Nicolas Parthénovitch; on ne peut pas tolérer cela.


– Jugez-nous ensemble! continuait Grouchegnka toujours à genoux. Exécutez-nous ensemble, je suis prête à mourir avec lui.


– Groucha, ma vie, mon sang, mon trésor sacré! dit Mitia en s’agenouillant à côté d’elle et en l’étreignant. Ne la croyez pas, elle est innocente, complètement innocente!»


On les sépara de force, on emmena la jeune femme. Il défaillit et ne revint à lui qu’assis à table, entouré de gens à plaque de métal [155]. En face, sur le divan, se tenait Nicolas Parthénovitch, le juge d’instruction, qui l’exhortait de la façon la plus courtoise à boire un peu d’eau: «Cela vous rafraîchira, vous calmera, n’ayez crainte, ne vous inquiétez pas.» Mitia s’intéressait fort à ses grosses bagues ornées, l’une d’une améthyste, l’autre d’une pierre jaune clair, d’un éclat magnifique. Longtemps après il se rappela avec étonnement que ces bagues le fascinaient durant les pénibles heures de l’interrogatoire et qu’il ne pouvait en détacher les yeux. À gauche de Mitia siégeait le procureur, à droite un jeune homme en veston de chasse fort usé, devant un encrier et du papier. C’était le greffier du juge d’instruction. À l’autre extrémité de la chambre, près de la fenêtre, se tenaient l’ispravnik et Kalganov.


«Buvez de l’eau, répétait doucement, pour la dixième fois le juge d’instruction.


– J’ai bu, messieurs, j’ai bu… Eh bien, écrasez-moi, condamnez-moi, décidez de mon sort! s’écria Mitia en le fixant.


– Donc, vous affirmez être innocent de la mort de votre père, Fiodor Pavlovitch?


– Oui. J’ai versé le sang de l’autre vieillard, mais pas celui de mon père. Et je le déplore! J’ai tué… mais il est dur de se voir accuser d’un crime horrible qu’on n’a pas commis. C’est une terrible accusation, messieurs, un coup de massue! Mais qui donc a tué mon père? Qui pouvait le tuer, sinon moi? C’est prodigieux, c’est inconcevable!…


– Je vais vous le dire…» commença le juge; mais le procureur (nous appellerons ainsi le substitut), après avoir échangé un coup d’œil avec lui, dit à Mitia:


«Vous vous tourmentez inutilement au sujet du vieux domestique Grigori Vassiliev. Sachez qu’il est vivant. Il a repris connaissance, et malgré le coup terrible que vous lui avez porté, d’après vos dépositions à tous deux, il en réchappera certainement. Tel est du moins l’avis du médecin.


– Vivant? Il est vivant! s’exclama Mitia, les mains jointes, le visage rayonnant. Seigneur, je te rends grâce pour ce miracle insigne accordé au pécheur, au scélérat que je suis, à ma prière!… Car j’ai prié toute la nuit!…»


Et il se signa trois fois.


«Ce même Grigori a fait à votre sujet une déposition d’une telle gravité que…, poursuivit le procureur, mais Mitia se leva brusquement.


– Un instant, messieurs, de grâce, rien qu’un instant; je cours vers elle…


– Permettez! c’est impossible maintenant!» s’exclama Nicolas Parthénovitch qui se leva aussi.


Les individus aux plaques de métal appréhendèrent Mitia; il se rassit d’ailleurs de bonne grâce…


«C’est dommage. Je voulais seulement lui annoncer que ce sang qui m’a angoissé toute la nuit est lavé et que je ne suis pas un assassin! Messieurs, c’est ma fiancée! dit-il avec respect en regardant tous les assistants. Oh! je vous remercie! Vous m’avez rendu à la vie… Ce vieillard m’a porté dans ses bras, c’est lui qui me lavait dans une auge quand j’avais trois ans, quand j’étais abandonné de tous. Il m’a servi de père!…


– Donc, vous… reprit le juge.


– Permettez, messieurs, encore un instant, interrompit Mitia, en s’accoudant sur la table, le visage caché dans ses mains, laissez-moi me recueillir, laissez-moi respirer. Tout cela me bouleverse; on ne frappe pas sur un homme comme sur un tambour, messieurs!


– Vous devriez boire un peu d’eau…»


Mitia se découvrit le visage et sourit. Il avait le regard vif et paraissait transformé. Ses manières aussi avaient changé, il se sentait de nouveau l’égal de ces gens, de ses anciennes connaissances, comme s’ils s’étaient rencontrés la veille dans le monde, avant l’événement. Notons que Mitia avait d’abord été reçu cordialement chez l’ispravnik, mais que, par la suite, le dernier mois surtout, il avait presque cessé de fréquenter chez lui. L’ispravnik, quand il le rencontrait dans la rue, fronçait les sourcils et ne le saluait que par politesse, ce qui n’échappait pas à Mitia. Il connaissait encore moins le procureur, mais rendait parfois visite, sans trop savoir pourquoi, à sa femme, personne nerveuse et fantasque; elle le recevait toujours gracieusement et lui témoignait de l’intérêt. Quant au juge, il avait échangé, une ou deux fois avec lui, des propos sur les femmes.


«Vous êtes, Nicolas Parthénovitch, un juge d’instruction fort habile, à ce que je vois, dit gaiement Mitia; d’ailleurs je vais vous aider. Oh! messieurs, je suis ressuscité… Ne vous formalisez pas de ma franchise, aussi bien je suis un peu ivre, je l’avoue. Il me semble avoir eu l’honneur… l’honneur et le plaisir de vous rencontrer, Nicolas Parthénovitch, chez mon parent Mioussov… Messieurs, je ne prétends pas à l’égalité, je comprends ma situation vis-à-vis de vous. Il pèse sur moi, si Grigori m’accuse, il pèse sur moi, bien sûr, une charge terrible. Je le comprends très bien. Mais, au fait, messieurs, je suis prêt et nous en aurons bientôt fini. Si je suis sûr de mon innocence, ce ne sera pas long, n’est-ce pas?»


Mitia parlait vite, avec expansion, comme s’il prenait ses auditeurs pour ses meilleurs amis.


«Ainsi, nous notons en attendant que vous niez formellement l’accusation portée contre vous, dit d’un ton grave Nicolas Parthénovitch, et il dicta à demi-voix au greffier le nécessaire.


– Noter? Vous voulez noter ça? Soit, j’y consens, je donne mon plein consentement, messieurs… Seulement, voyez… Attendez, écrivez ceci: il est coupable de voies de fait, d’avoir assené des coups violents à un pauvre vieillard. Et puis, dans mon for intérieur, au fond du cœur, je me sens coupable, mais cela il ne faut pas l’écrire, c’est ma vie privée, messieurs, cela ne vous regarde pas, ce sont les secrets du cœur… Quant à l’assassinat de mon vieux père, j’en suis innocent! C’est un idée monstrueuse!… Je vous le prouverai, vous serez convaincus tout de suite. Vous rirez vous-mêmes de vos soupçons!…


– Calmez-vous, Dmitri Fiodorovitch, dit le juge. Avant de poursuivre l’interrogatoire, je voudrais, si vous consentez à répondre, que vous me confirmiez un fait: vous n’aimiez pas le défunt, paraît-il, vous aviez constamment des démêlés avec lui… Ici, tout au moins, il y a un quart d’heure, vous avez déclaré avoir eu l’intention de le tuer: «Je ne l’ai pas tué, avez-vous dit, mais j’ai voulu le tuer!»


– J’ai dit cela? Oh! c’est bien possible! Oui, plusieurs fois, j’ai voulu le tuer… malheureusement!


– Vous le vouliez. Consentez-vous à nous expliquer les motifs de cette haine contre votre père?


– À quoi bon des explications, messieurs? fit Mitia d’un air morne en haussant les épaules. Je ne cachais pas mes sentiments, toute la ville les connaît. Il n’y a pas longtemps, je les ai manifestés au monastère, dans la cellule du starets Zosime… Le soir du même jour, j’ai battu et presque assommé mon père, en jurant devant témoins que je viendrais le tuer. Oh! les témoins ne manquent pas, j’ai crié cela durant un mois… Le fait est patent, mais les sentiments, c’est une autre affaire. Voyez-vous, messieurs, j’estime que vous n’avez pas le droit de m’interroger là-dessus. Malgré l’autorité dont vous êtes revêtus, c’est une affaire intime, qui ne regarde que moi… Mais, puisque je n’ai pas caché mes sentiments auparavant… j’en ai parlé à tout le monde au cabaret, alors… alors je n’en ferai pas un mystère maintenant. Voyez-vous, messieurs, je comprends qu’il y a contre moi des charges accablantes: j’ai dit à tous que je le tuerais, et voilà qu’on l’a tué: n’est-ce pas moi le coupable, en pareil cas? Ha! ha! Je vous excuse, messieurs, je vous excuse complètement. Je suis moi-même stupéfait. Qui donc est l’assassin, dans ce cas, sinon moi? N’est-ce pas vrai? Si ce n’est pas moi, qui est-ce donc? Messieurs, je veux savoir, j’exige que vous me disiez où il a été tué, comment, avec quelle arme.»


Il regarda longuement le juge et le procureur.


«Nous l’avons trouvé gisant sur le plancher, dans son bureau, la tête fracassée, dit le procureur.


– C’est terrible, messieurs!»


Mitia frémit, s’accouda à la table, se cacha le visage de sa main droite.


«Continuons, dit Nicolas Parthénovitch. Alors, quels motifs inspiraient votre haine? Vous avez, je crois, déclaré publiquement qu’elle provenait de la jalousie?


– Eh oui, la jalousie, et autre chose encore.


– Des démêlés d’argent?


– Eh oui, l’argent jouait aussi un rôle.


– Il s’agissait, je crois, de trois mille roubles que vous n’aviez pas touchés sur votre héritage?


– Comment, trois mille! Davantage, plus de six mille, plus de dix mille, peut-être. Je l’ai dit à tout le monde, je l’ai crié partout! Mais j’étais décidé, pour en finir, à transiger à trois mille roubles. Il me les fallait à tout prix… de sorte que ce paquet caché sous un coussin, et destiné à Grouchegnka, je le considérais comme ma propriété qu’on m’avait volée, oui, messieurs, comme étant à moi.»


Le procureur échangea un coup d’œil significatif avec le juge.


«Nous reviendrons là-dessus, dit aussitôt le juge; pour le moment, permettez-nous de noter ce point: que vous considériez l’argent enfermé dans cette enveloppe comme votre propriété.


– Écrivez, messieurs; je comprends que c’est une nouvelle charge contre moi, mais cela ne me fait pas peur, je m’accuse moi-même. Vous entendez, moi-même. Voyez-vous, messieurs, je crois que vous vous méprenez du tout au tout sur mon compte, ajouta-t-il tristement. L’homme qui vous parle est loyal; il a commis maintes bassesses, mais il est toujours demeuré noble au fond de lui-même… Bref, je ne sais pas m’exprimer… Cette soif de noblesse m’a toujours tourmenté; je la recherchais avec la lanterne de Diogène, et pourtant, je n’ai fait que des vilenies, comme nous tous, messieurs… c’est-à-dire comme moi seul, je me trompe, je suis le seul de mon espèce!… Messieurs, j’ai mal à la tête. Voyez-vous, tout me dégoûtait en lui: son extérieur, je ne sais quoi de malhonnête, sa vantardise et son mépris pour tout ce qui est sacré, sa bouffonnerie et son irréligion. Mais maintenant qu’il est mort, je pense autrement.


– Comment cela, autrement?


– C’est-à-dire non, pas autrement, mais je regrette de l’avoir tant détesté.


– Vous éprouvez des remords?


– Non, pas des remords, ne notez pas cela. Moi-même, messieurs, je ne brille ni par la bonté ni par la beauté; aussi n’avais-je pas le droit de le trouver répugnant. Vous pouvez noter cela.»


Ayant ainsi parlé, Mitia parut fort triste. Il devenait de plus en plus morne à mesure qu’il répondait aux questions du juge. C’est à ce moment que se déroula une scène inattendue. Bien qu’on eût éloigné Grouchegnka, elle se trouvait dans une chambre proche de celle où avait lieu l’interrogatoire, en compagnie de Maximov, abattu et terrifié, qui s’attachait à elle comme à une ancre de salut. Un individu à plaque de métal gardait la porte. Grouchegnka pleurait; tout à coup, incapable de résister à son chagrin, après avoir crié: «Malheur, malheur!» elle courut hors de la chambre vers son bien-aimé, si brusquement que personne n’eut le temps de l’arrêter. Mitia, qui l’avait entendue, frémit, se précipita à sa rencontre. Mais on les empêcha de nouveau de se rejoindre. On le saisit par les bras, il se débattit avec acharnement, il fallut trois ou quatre hommes pour le maintenir. On s’empara aussi de Grouchegnka et il la vit qui lui tendait les bras tandis qu’on l’emmenait. La scène passée, il se retrouva à la même place, en face du juge.


«Pourquoi la faire souffrir? s’écria-t-il. Elle est innocente!…»


Le procureur et le juge s’efforcèrent de le calmer. Dix minutes s’écoulèrent ainsi.


Mikhaïl Makarovitch, qui était sorti, rentra et dit tout ému:


«Elle est en bas. Me permettez-vous, messieurs, de dire un mot à ce malheureux? En votre présence, bien entendu.


– Comme il vous plaira, Mikhaïl Makarovitch, nous n’y voyons aucun inconvénient, dit le juge.


– Dmitri Fiodorovitch, écoute, mon pauvre ami, commença le brave homme, dont le visage exprimait une compassion presque paternelle. Agraféna Alexandrovna se trouve en bas, avec les filles du patron; le vieux Maximov ne la quitte pas. Je l’ai rassurée, je lui ai fait comprendre que tu devais te justifier, qu’il ne fallait pas te troubler, sinon tu aggraverais les charges contre toi, comprends-tu? Bref, elle a saisi, elle est intelligente et bonne, elle voulait me baiser les mains, demandant grâce pour toi. C’est elle qui m’a envoyé te rassurer, il faut que je puisse lui dire que tu es tranquille à son sujet. Calme-toi donc. Je suis coupable devant elle, c’est une âme tendre et innocente. Puis-je lui dire, Dmitri Fiodorovitch, que tu seras calme?»


Le bonhomme était ému de la douleur de Grouchegnka, il avait même les larmes aux yeux. Mitia s’élança vers lui.


«Pardon, messieurs, permettez, je vous en prie. Vous êtes un ange, Mikhaïl Makarovitch, merci pour elle. Je serai calme, je serai gai; dites-le-lui dans votre bonté; je vais même me mettre à rire, sachant que vous veillez sur elle. Je terminerai bientôt cela, sitôt libre, je cours à elle, qu’elle prenne patience! Messieurs, je vais vous ouvrir mon cœur, nous allons terminer tout cela gaiement, nous finirons par rire ensemble, n’est-ce pas? Messieurs, cette femme, c’est la reine de mon âme! Oh! laissez-moi vous le dire… Je crois que vous êtes de nobles cœurs. Elle éclaire et ennoblit ma vie. Oh! si vous saviez! Vous avez entendu ses cris: «J’irais avec toi à la mort!» Que lui ai-je donné, moi qui n’ai rien? Pourquoi un pareil amour? Suis-je digne, moi, vile créature, d’être aimé au point qu’elle me suive au bagne? Tout à l’heure, elle se traînait à vos pieds pour moi, elle si fière et innocente! Comment ne pas l’adorer, ne pas m’élancer vers elle? Messieurs, pardonnez-moi! Maintenant, me voilà consolé!»


Il tomba sur une chaise et, se couvrant le visage de ses mains, se mit à sangloter. Mais c’étaient des larmes de joie. Le vieil ispravnik paraissait ravi, les juges également; ils sentaient que l’interrogatoire entrait dans une phase nouvelle. Quand l’ispravnik fut sorti, Mitia devint gai.


«Eh bien, messieurs, à présent je suis tout à vous… N’étaient tous ces détails, nous nous entendrions aussitôt. Messieurs, je suis à vous, mais il faut qu’une confiance mutuelle règne entre nous, sinon nous n’en finirons jamais. C’est pour vous que je parle. Au fait, messieurs, au fait! Surtout ne fouillez pas dans mon âme, ne la torturez pas avec des bagatelles, tenez-vous-en à l’essentiel, et je vous donnerai satisfaction. Au diable, les détails!»


Ainsi parla Mitia. L’interrogatoire recommença.

IV. Deuxième tribulation

«Vous ne sauriez croire combien votre bonne volonté nous réconforte, Dmitri Fiodorovitch, dit Nicolas Parthénovitch, dont les yeux gris clair, des yeux de myope, à fleur de tête, brillaient de satisfaction. Vous avez parlé avec raison de cette confiance mutuelle, indispensable dans les affaires d’une telle importance, si l’inculpé désire, espère et peut se justifier. De notre côté, nous ferons tout ce qui dépendra de nous, vous avez pu voir comment nous menons cette affaire… Vous êtes d’accord, Hippolyte Kirillovitch?


– Certes», approuva le procureur, toutefois sur un ton un peu sec.


Notons une fois pour toutes que Nicolas Parthénovitch témoignait, depuis sa récente entrée en fonctions, un profond respect au procureur, pour qui il éprouvait de la sympathie. Il était presque seul à croire aveuglément au remarquable talent psychologique et oratoire d’Hippolyte Kirillovitch, dont il avait entendu parler dès Pétersbourg. En revanche, le jeune Nicolas Parthénovitch était le seul homme au monde que notre malchanceux procureur aimât sincèrement. En chemin, ils avaient pu se concerter au sujet de l’affaire qui s’annonçait, et maintenant, l’esprit aigu du juge saisissait au vol et interprétait chaque signe, chaque jeu de physionomie de son collègue.


«Messieurs, reprit Mitia, laissez-moi vous raconter les choses sans m’interrompre à propos de bagatelles; ce ne sera pas long.


– Très bien, mais avant de vous entendre, permettez-moi de constater ce petit fait très curieux pour nous. Vous avez emprunté dix roubles hier au soir à cinq heures, en laissant vos pistolets en gage à votre ami Piotr Ilitch Perkhotine.


– Oui, messieurs, je les ai engagés pour dix roubles à mon retour de voyage, et puis?


– Vous reveniez de voyage? Vous aviez quitté la ville?


– J’étais allé à quarante verstes, messieurs; vous n’en saviez rien?»


Le procureur et le juge échangèrent un regard.


«Vous feriez bien de commencer votre récit en décrivant méthodiquement votre journée dès le matin. Veuillez nous dire, par exemple, pourquoi vous vous êtes absenté, le moment de votre départ et de votre retour…


– Il fallait me le demander tout de suite, dit Mitia en riant; si vous voulez, je remonterai à avant-hier, alors vous comprendrez le sens de mes démarches. Ce jour-là, dès le matin, je suis allé chez le marchand Samsonov pour lui emprunter trois mille roubles contre de sûres garanties; il me fallait cette somme au plus vite.


– Permettez, interrompit d’un ton poli le procureur, pourquoi aviez-vous besoin tout à coup d’une pareille somme?


– Eh! messieurs, que de détails! Comment, quand, pourquoi, pour quelle raison une pareille somme et non une autre? Verbiage que tout cela. De ce train-là, trois volumes n’y suffiraient pas, il faudrait un épilogue!»


Mitia parlait avec la bonhomie familière d’un homme animé des meilleures intentions et désireux de dire toute la vérité.


«Messieurs, reprit-il, veuillez excuser ma brusquerie, soyez sûrs de mes sentiments respectueux à votre égard. Je ne suis plus ivre. Je comprends la différence qui nous sépare: je suis, à vos yeux, un criminel que vous devez surveiller; vous ne me passerez pas la main dans les cheveux pour Grigori, on ne peut pas assommer impunément un vieillard. Cela me vaudra six mois ou un an de prison, mais sans déchéance civique, n’est-ce pas, procureur? Je comprends tout cela… Mais avouez que vous déconcerteriez Dieu lui-même avec ces questions: «Où es-tu allé, comment et quand? pourquoi?» Je m’embrouillerai de cette façon, vous en prendrez note aussitôt, et qu’est-ce qui en résultera? Rien! Enfin, si j’ai commencé à mentir, j’irai jusqu’au bout, et vous me le pardonnerez étant donné votre instruction et la noblesse de vos sentiments. Pour terminer, je vous prie de renoncer à ce procédé officiel qui consiste à poser des questions insignifiantes: «comment t’es-tu levé? qu’as-tu mangé? où as-tu craché?» et «l’attention de l’inculpé étant endormie», à le bouleverser en lui demandant: «qui as-tu tué? qui as-tu volé?» Ha! ha! Voilà votre procédé classique, voilà sur quoi se fonde toute votre ruse! Employez ce truc avec des croquants, mais pas avec moi! J’ai servi, je connais les choses, ha! ha! Vous n’êtes pas fâchés, messieurs, vous me pardonnez mon insolence? – Il les regardait avec une étrange bonhomie. – On peut avoir plus d’indulgence pour Mitia Karamazov que pour un homme d’esprit! ha! ha!»


Le juge riait. Le procureur restait grave, ne quittait pas Mitia des yeux, observait attentivement ses moindres gestes, ses moindres mouvements de physionomie.


«Pourtant, dit Nicolas Parthénovitch en continuant de rire, nous ne vous avons pas dérouté d’abord par des questions telles que: «comment vous êtes-vous levé ce matin? qu’avez-vous mangé?» Nous sommes même allés trop vite au but.


– Je comprends, j’apprécie toute votre bonté. Nous sommes tous les trois de bonne foi; il doit régner entre nous la confiance réciproque de gens du monde liés par la noblesse et l’honneur. En tout cas, laissez-moi vous regarder comme mes meilleurs amis dans ces pénibles circonstances! Cela ne vous offense pas, messieurs?


– Pas du tout, vous avez bien raison, Dmitri Fiodorovitch, approuva le juge.


– Et les détails, messieurs, toute cette procédure chicanière, laissons cela de côté, s’exclama Mitia très exalté; autrement nous n’aboutirons à rien.


– Vous avez tout à fait raison, intervint le procureur, mais je maintiens ma question. Il nous est indispensable de savoir pourquoi vous aviez besoin de ces trois mille roubles?


– Pour une chose ou une autre… qu’importe? pour payer une dette.


– À qui?


– Cela, je refuse absolument de vous le dire, messieurs! Ce n’est pas par crainte ni timidité, car il s’agit d’une bagatelle, mais par principe. Cela regarde ma vie privée, et je ne permets pas qu’on y touche. Votre question n’a pas trait à l’affaire, donc elle concerne ma vie privée. Je voulais acquitter une dette d’honneur, je ne dirai pas envers qui.


– Permettez-nous de noter cela, dit le procureur.


– Je vous en prie. Écrivez que je refuse de le dire, estimant que ce serait malhonnête. On voit bien que le temps ne vous manque pas pour écrire!


– Permettez-moi, monsieur, de vous prévenir, de vous rappeler encore, si vous l’ignorez, dit d’un ton sévère le procureur, que vous avez le droit absolu de ne pas répondre à nos questions, que, d’autre part, nous n’avons nullement le droit d’exiger des réponses que vous ne jugez pas à propos de faire. Mais nous devons attirer votre attention sur le tort que vous vous causez en refusant de parler. Maintenant, veuillez continuer.


– Messieurs, je ne me fâche pas… je… bredouilla Mitia un peu confus de cette observation; voyez-vous, ce Samsonov chez qui je suis allé…»


Bien entendu nous ne reproduirons pas son récit des faits que le lecteur connaît déjà. Dans son impatience, le narrateur voulait tout raconter en détail, bien que rapidement. Mais on notait au fur et à mesure ses déclarations, il fallait donc l’arrêter. Dmitri Fiodorovitch s’y résigna en maugréant. Il s’écriait parfois: «Messieurs, il y a de quoi exaspérer Dieu lui-même», ou: «Messieurs, savez-vous que vous m’agacez sans raison?» mais malgré ces exclamations, il restait expansif. C’est ainsi qu’il raconta comment Samsonov l’avait mystifié (il s’en rendait parfaitement compte maintenant). La vente de la montre pour six roubles, afin de se procurer l’argent du voyage, intéressa fort les magistrats qui l’ignoraient encore; à l’extrême indignation de Mitia, on jugea nécessaire de consigner en détail ce fait, qui établissait à nouveau que la veille aussi, il était déjà presque sans le sou. Peu à peu, Mitia devenait morne. Ensuite, après avoir décrit sa visite chez Liagavi, la nuit passée dans l’izba, et le commencement d’asphyxie, il aborda son retour en ville et se mit de lui-même à décrire ses tourments jaloux au sujet de Grouchegnka. Les juges l’écoutaient en silence et avec attention, notant surtout le fait que depuis longtemps, il avait un poste d’observation dans le jardin de Marie Kondratievna, pour le cas où Grouchegnka viendrait chez Fiodor Pavlovitch, et que Smerdiakov lui transmettait des renseignements; ceci fut mentionné en bonne place. Il parla longuement de sa jalousie, malgré sa honte d’étaler ses sentiments les plus intimes, pour ainsi dire, «au déshonneur public», mais il la surmontait afin d’être véridique. La sévérité impassible des regards fixés sur lui, durant son récit, finit par le troubler assez fort: «Ce gamin, avec qui je bavardais sur les femmes, il y a quelques jours, et ce procureur maladif ne méritent pas que je leur raconte cela, songeait-il tristement; quelle honte!» «Supporte, résigne-toi, tais-toi [156]», concluait-il, tout en s’affermissant pour continuer. Arrivé à la visite chez Mme Khokhlakov, il redevint gai et voulut même raconter sur elle une anecdote récente, hors de propos; mais le juge l’interrompit et l’invita à passer «à l’essentiel». Ensuite, ayant décrit son désespoir et parlé du moment où, en sortant de chez cette dame, il avait même songé à «égorger quelqu’un pour se procurer trois mille roubles», on l’arrêta pour consigner la chose. Enfin, il raconta comment il avait appris le mensonge de Grouchegnka, repartie aussitôt de chez Samsonov, tandis qu’elle devait, affirmait-elle, rester chez le vieillard jusqu’à minuit.» Si je n’ai pas tué alors cette Fénia, messieurs, c’est uniquement parce que le temps me manquait», laissa-t-il échapper. Cela aussi fut noté. Mitia attendit d’un air morne et allait expliquer comment il était entré dans le jardin de son père, lorsque le juge l’interrompit, et ouvrant une grande serviette qui se trouvait auprès de lui, sur le divan, en sortit un pilon de cuivre.


«Connaissez-vous cet objet?


– Ah! oui. Comment donc! Donnez que je le voie… Au diable! c’est inutile.


– Vous avez oublié d’en parler.


– Que diable! Pensez-vous que je vous l’aurais caché? Je l’ai oublié, voilà tout.


– Veuillez nous raconter comment vous vous êtes procuré cette arme.


– Volontiers, messieurs.»


Et Mitia conta comment il avait pris le pilon et s’était sauvé.


«Mais quelle était votre intention en vous emparant de cet instrument?


– Quelle intention? Aucune. Je l’ai pris et me suis enfui.


– Pourquoi donc, si vous n’aviez pas d’intention?»


L’irritation gagnait Mitia. Il fixait le «gamin» avec un mauvais sourire, regrettait la franchise qu’il avait montrée «à de telles gens» à propos de sa jalousie.


«Je m’en fiche, du pilon!


– Pourtant…


– Eh bien, c’est contre les chiens! Il faisait sombre… à tout hasard.


– Auparavant, quand vous sortiez la nuit, aviez-vous aussi une arme, puisque vous craignez tant l’obscurité?


– Sapristi, messieurs, il n’y a pas moyen de causer avec vous! s’écria Mitia exaspéré, et s’adressant, rouge de colère, au greffier: écris tout de suite: «Il a pris le pilon pour aller tuer son père… pour lui fracasser la tête!» Êtes-vous contents, messieurs? dit-il d’un air provocant.


– Nous ne pouvons tenir compte d’une telle déposition, inspirée par la colère. Nos questions vous paraissent futiles et vous irritent, alors qu’elles sont très importantes, dit sèchement le procureur.


– De grâce, messieurs! J’ai pris ce pilon… Pourquoi prend-on quelque chose en pareil cas? Je l’ignore. Je l’ai pris et me suis sauvé. Voilà tout C’est honteux, messieurs; passons [157], sinon je vous jure que je ne dirai plus mot.»


Il s’accouda, la tête dans la main. Il était assis de côté, par rapport à eux, et regardait le mur, s’efforçant de surmonter un mauvais sentiment. Il avait, en effet, grande envie de se lever, de déclarer qu’il ne dirait plus un mot, «dût-on le mener au supplice».


«Voyez-vous, messieurs, en vous écoutant, il me semble faire un rêve, comme ça m’arrive parfois… Je rêve souvent que quelqu’un me poursuit, quelqu’un dont j’ai grand-peur et qui me cherche dans les ténèbres. Je me cache honteusement derrière une porte, derrière une armoire. L’inconnu sait parfaitement où je me trouve, mais il feint de l’ignorer afin de me torturer plus longtemps, de jouir de ma frayeur… C’est ce que vous faites maintenant!


– Vous avez de pareils rêves? s’informa le procureur.


– Oui, j’en ai… Ne voulez-vous pas le noter?


– Non, mais vous avez d’étranges rêves.


– Maintenant, ce n’est plus un rêve! C’est la réalité, messieurs, le réalisme de la vie! Je suis le loup, vous êtes les chasseurs!


– Votre comparaison est injuste…, dit doucement le juge.


– Pas du tout, messieurs! fit Mitia avec irritation, bien que sa brusque explosion de colère l’eût soulagé. Vous pouvez refuser de croire un criminel ou un inculpé que vous torturez avec vos questions, mais non un homme animé de nobles sentiments (je le dis hardiment). Vous n’en avez pas le droit. Mais


«Silence, mon cœur,

Supporte, résigne-toi, tais-toi!»


…Faut-il continuer? demanda-t-il d’un ton revêche.


– Comment donc, je vous en prie» dit le juge.

V. Troisième tribulation

Tout en parlant avec brusquerie, Mitia parut encore plus désireux de n’omettre aucun détail. Il raconta comment il avait escaladé la palissade, marché jusqu’à la fenêtre et tout ce qui s’était alors passé en lui. Avec précision et clarté, il exposa les sentiments qui l’agitaient quand il brûlait de savoir si Grouchegnka était ou non chez son père. Chose étrange, le procureur et le juge écoutaient avec une extrême réserve, l’air rébarbatif, ne posant que de rares questions. Mitia ne pouvait rien augurer de leurs visages.» Il sont irrités et offensés, pensa-t-il, tant pis!» Lorsqu’il raconta qu’il avait fait à son père le signal annonçant l’arrivée de Grouchegnka, les magistrats n’accordèrent aucune attention au mot signal, comme s’ils n’en comprenaient pas la portée dans la circonstance. Mitia remarqua ce détail. Arrivé au moment où, à la vue de son père penché hors de la fenêtre, il avait frémi de haine et sorti le pilon de sa poche, il s’arrêta subitement, comme à dessein. Il regardait le mur et sentait les regards de ses juges, fixés sur lui.


«Eh bien, dit Nicolas Parthénovitch, vous avez saisi votre arme et… et que s’est-il passé ensuite?


– Ensuite? J’ai tué… j’ai porté à mon père un coup de pilon qui lui a fendu le crâne… D’après vous, c’est ainsi, n’est-ce-pas?»


Ses yeux étincelaient. Sa colère apaisée se rallumait dans toute sa violence.


«D’après nous, mais d’après vous?»


Mitia baissa les yeux, fit une pause.


«D’après moi, messieurs, d’après moi, voici ce qui est arrivé, reprit-il doucement: est-ce ma mère qui implorait Dieu pour moi, un esprit céleste qui m’a baisé au front à ce moment? Je ne sais, mais le diable a été vaincu. Je m’écartai de la fenêtre et courus à la palissade. Mon père, qui m’aperçut alors, prit peur, poussa un cri et recula vivement, je me rappelle fort bien… J’avais déjà grimpé sur la barrière quand Grigori me saisit…»


Mitia leva enfin les yeux sur ses auditeurs qui le regardaient d’un air impassible. Un frémissement d’indignation le parcourut.


«Messieurs, vous vous raillez de moi!


– D’où concluez-vous cela? demanda Nicolas Parthénovitch.


– Vous ne croyez pas un mot de ce que je dis! Je comprends très bien que je suis arrivé au point capital; le vieillard gît maintenant la tête fracassée, et moi, après avoir tragiquement décrit ma volonté de le tuer, le pilon déjà en main, je m’enfuis de la fenêtre… Un sujet de poème à mettre en vers! On peut croire sur parole un tel gaillard! Vous êtes des farceurs, messieurs!»


Il se tourna brusquement sur sa chaise qui craqua.


«N’avez-vous pas remarqué, dit le procureur, paraissant ignorer l’agitation de Mitia, quand vous avez quitté la fenêtre, la porte qui donne accès au jardin, à l’autre bout de la façade, était-elle ouverte?


– Non, elle n’était pas ouverte.


– Bien sûr?


– Elle était fermée, au contraire. Qui aurait pu l’ouvrir? Bah! la porte, attendez! – il parut se raviser et tressaillit – l’avez-vous trouvée ouverte?


– Oui.


– Mais qui a pu l’ouvrir, si ce n’est pas vous?


– La porte était ouverte, l’assassin de votre père a suivi ce chemin pour entrer et pour sortir, dit le procureur, en scandant les mots. C’est très clair pour nous. L’assassinat a été commis évidemment dans la chambre, et non à travers la fenêtre. Cela résulte de l’examen des lieux et de la position du corps. Il n’y a aucun doute à ce sujet.»


Mitia était confondu.


» Mais c’est impossible, messieurs! s’écria-t-il tout à fait dérouté, je… je ne suis pas entré… Je vous affirme que la porte est restée fermée durant tout le temps que j’étais au jardin, et lorsque je me suis enfui… Je me tenais sous la fenêtre et je n’ai vu mon père que de l’extérieur… Je me rappelle jusqu’à la dernière minute. Si même je ne me rappelais pas, j’en suis sûr, car les signaux n’étaient connus que de moi, de Smerdiakov et du défunt, et sans signaux, il n’aurait ouvert à personne au monde!


– Quels signaux?» demanda avec une ardente curiosité le procureur, dont la réserve disparut aussitôt.


Il interrogeait avec une sorte d’hésitation, pressentant un fait important, et tremblait que Mitia refusât de l’expliquer.


«Ah! vous ne saviez pas! dit Mitia en clignant de l’œil avec un sourire ironique. Et si je refusais de répondre? Qui vous renseignerait? Le défunt, Smerdiakov et moi étions seuls à connaître le secret; Dieu aussi le sait, mais il ne vous le dira pas. Or, le fait est curieux, on peut échafauder là-dessus à plaisir, ha! ha! Consolez-vous, messieurs, je vous le révélerai, vos craintes sont vaines. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire! L’accusé dépose contre lui-même. Oui, car je suis un chevalier d’honneur, mais pas vous!»


Dans son impatience d’apprendre le fait nouveau, le procureur avalait ces pilules. Mitia expliqua en détail les signaux imaginés par Fiodor Pavlovitch pour Smerdiakov, le sens de chaque coup à la fenêtre; il les reproduisit même sur la table. Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé s’il avait fait alors au vieillard le signal convenu pour l’arrivée de Grouchegnka, Mitia répondit affirmativement.


«Maintenant, échafaudez là-dessus une hypothèse! trancha-t-il en se détournant avec dédain.


– Ainsi, votre défunt père, le domestique Smerdiakov et vous connaissiez seuls ces signaux? insista le juge.


– Oui, le domestique Smerdiakov, et puis Dieu. Notez ceci. Vous devrez vous-même recourir à Dieu.»


On en prit note, bien entendu, mais à ce moment le procureur dit, comme s’il lui venait une idée:


«Dans ce cas, et puisque vous affirmez votre innocence, ne serait-ce pas Smerdiakov qui se fit ouvrir la porte par votre père, en donnant le signal, et ensuite… l’assassina?»


Mitia lui jeta un regard chargé d’ironie et de haine, le fixa si longtemps que le procureur battit des paupières.


«Vous vouliez encore attraper le renard, vous lui avez pincé la queue, hé! hé! Vous pensiez que j’allais me raccrocher à ce que vous insinuez et m’écrier à pleine gorge: «Ah! oui, c’est Smerdiakov, voilà l’assassin!» Avouez que vous l’avez pensé, avouez-le, alors je continuerai.»


Le procureur n’avoua rien. Il attendit en silence.


«Vous vous êtes trompé, je n’accuserai pas Smerdiakov, déclara Mitia.


– Et vous ne le soupçonnez même pas?


– Est-ce que vous le soupçonnez, vous?


– Nous l’avons aussi soupçonné.»


Mitia baissa les yeux.


«Trêve de plaisanteries, écoutez: dès le début, presque au moment où je suis sorti de derrière ce rideau, cette idée m’était déjà venue: «C’est Smerdiakov!» Assis à cette table, alors que je criais mon innocence, la pensée de Smerdiakov me poursuivait. Maintenant, enfin, j’ai songé à lui, mais l’espace d’une seconde, aussitôt je me suis dit: «Non, ce n’est pas Smerdiakov!» Ce crime n’est pas son œuvre, messieurs!


– Ne soupçonnez-vous pas, alors, quelque autre personnage? demanda avec précaution Nicolas Parthénovitch.


– Je ne sais qui, Dieu ou Satan, mais pas Smerdiakov! dit résolument Mitia.


– Mais pourquoi affirmez-vous avec une telle insistance que ce n’est pas lui?


– Par conviction. Parce que Smerdiakov est une nature vile et lâche, ou plutôt le composé de toutes les lâchetés cheminant sur deux pieds. Il est né d’une poule. Quand il me parlait, il tremblait de frayeur, pensant que j’allais le tuer, alors que je ne levais même pas la main. Il se jetait à mes pieds en pleurant, il baisait mes bottes en me suppliant de ne pas lui faire peur, entendez-vous? de ne pas lui faire peur. Et je lui ai même offert des cadeaux. C’est une poule épileptique, un esprit faible; un gamin de huit ans le rosserait. Non, ce n’est pas Smerdiakov. Il n’aime pas l’argent, il refusait mes cadeaux… D’ailleurs, pourquoi aurait-il tué le vieillard? Il est peut-être son fils naturel; savez-vous cela?


– Nous connaissons cette légende. Mais vous êtes le fils de Fiodor Pavlovitch, pourtant vous avez dit à tout le monde que vous vouliez le tuer.


– Encore une pierre dans mon jardin! C’est abominable. Mais je n’ai pas peur. Messieurs, vous devriez avoir honte de me dire cela en face! Car c’est moi qui vous en ai parlé. Non seulement j’ai voulu tuer, mais je le pouvais, je me suis même accusé d’avoir failli tuer. Mais mon ange gardien m’a sauvé du crime, voilà ce que vous ne pouvez pas comprendre… C’est ignoble de votre part, ignoble! Car je n’ai pas tué, pas tué! Vous entendez, procureur: pas tué!»


Il suffoquait. Durant l’interrogatoire, il n’avait jamais été dans une pareille agitation.


«Et que vous a dit Smerdiakov? conclut-il après une pause. Puis-je le savoir?


– Vous pouvez nous questionner sur tout ce qui concerne les faits, répondit froidement le procureur, et je vous répète que nous sommes tenus de répondre à vos questions. Nous avons trouvé le domestique Smerdiakov dans son lit, sans connaissance, en proie à une violente crise d’épilepsie, la dixième peut-être depuis la veille. Le médecin qui nous accompagnait a déclaré, après avoir examiné le malade, qu’il ne passerait peut-être pas la nuit.


– Alors, c’est le diable qui a tué mon père! laissa échapper Mitia, comme si son dernier doute disparaissait.


– Nous reviendrons là-dessus, conclut Nicolas Parthénovitch; veuillez continuer votre déposition.»


Mitia demanda à se reposer, ce qui lui fut accordé avec courtoisie. Ensuite il reprit son récit, mais ce fut avec une peine visible. Il était las, froissé, ébranlé moralement. De plus, le procureur, comme à dessein, l’irritait à chaque instant en s’arrêtant à des «minuties». Mitia finissait de décrire comment à califourchon sur la palissade, il avait frappé d’un coup de pilon à la tête Grigori, cramponné à sa jambe gauche, puis sauté auprès du blessé, lorsque le procureur le pria d’expliquer avec plus de détails comment il se tenait sur la palissade. Mitia s’étonna.


«Eh bien, j’étais assis comme ça, à cheval, une jambe de chaque côté…


– Et le pilon?


– Je l’avais à la main.


– Il n’était pas dans votre poche? Vous vous rappelez ce détail? Vous avez dû frapper de haut.


– C’est probable. Pourquoi cette remarque?


– Si vous vous placiez sur votre chaise comme alors sur la palissade, pour bien nous montrer comment et de quel côté vous avez frappé?


– Est-ce que vous ne vous moquez pas de moi?» demanda Mitia en toisant l’interrogateur; mais celui-ci ne broncha pas.


Mitia se mit à cheval sur la chaise et leva le bras:


«Voilà comment j’ai frappé! Comment j’ai tué! Êtes-vous satisfaits?


– Je vous remercie. Ne voulez-vous pas nous expliquer maintenant pourquoi vous avez de nouveau sauté dans le jardin, dans quelle intention?


– Eh diable! pour voir le blessé… Je ne sais pas pourquoi!


– Dans un trouble pareil et en train de fuir?


– Oui, dans un trouble pareil et en train de fuir.


– Vous vouliez lui venir en aide?


– Oui, peut-être, je ne me rappelle pas.


– Vous ne vous rendiez pas compte de vos actes?


– Oh! je m’en rendais bien compte. Je me rappelle les moindres détails. J’ai sauté pour voir et j’ai essuyé son sang avec mon mouchoir.


– Nous avons vu votre mouchoir. Vous espériez ramener le blessé à la vie?


– Je ne sais pas… Je voulais simplement m’assurer s’il vivait encore.


– Ah! vous vouliez vous assurer? Eh bien?


– Je ne suis pas médecin, je ne pus en juger. Je m’enfuis en pensant l’avoir tué.


– Très bien, je vous remercie. C’est tout ce qu’il me fallait. Veuillez continuer.»


Hélas! Mitia n’eut pas l’idée de raconter – il s’en souvenait pourtant – qu’il avait sauté par pitié et prononcé des paroles de compassion devant sa victime: «Le vieux a son compte; tant pis, qu’il y reste!» Le procureur en conclut que l’accusé avait sauté «en un tel moment et dans un trouble pareil» seulement pour s’assurer si l’unique témoin de son crime vivait encore. Quels devaient donc être l’énergie, la résolution, le sang-froid de cet homme, etc. Le procureur était satisfait: «J’ai exaspéré cet homme irritable avec des minuties et il s’est trahi.»


Mitia poursuivit péniblement. Cette fois, ce fut Nicolas Parthénovitch qui l’interrompit:


«Comment avez-vous pu aller chez la domestique Fédossia Marcovna avec les mains et le visage ensanglantés?


– Mais je ne m’en doutais pas.


– C’est vraisemblable, cela arrive, dit le procureur en échangeant un coup d’œil avec Nicolas Parthénovitch.


– Vous avez raison, procureur», approuva Mitia.


Ensuite, il raconta sa décision de «s’écarter», de «laisser le chemin libre aux amants».


Mais il ne put se résoudre, comme tout à l’heure, à étaler ses sentiments, parler de «la reine de son cœur». Cela lui répugnait devant ces êtres froids. Aussi, aux questions réitérées, il répondit laconiquement:


«Eh bien, j’avais résolu de me tuer. À quoi bon vivre? L’ancien amant de Grouchegnka, son séducteur venait, après cinq ans, réparer sa faute en l’épousant. Je compris que tout était fini pour moi… Derrière moi la honte, et puis ce sang, le sang de Grigori. Pourquoi vivre? J’allai dégager mes pistolets afin de me loger une balle dans la tête, à l’aube…


– Et, cette nuit, une fête à tout casser.


– Vous l’avez dit. Que diable, messieurs, finissons-en plus vite! J’étais décidé à me tuer, là-bas, au bout du village à cinq heures du matin. J’ai même dans ma poche un billet écrit chez Perkhotine en chargeant mon pistolet. Le voici, lisez-le. Ce n’est pas pour vous que je raconte!» ajouta-t-il, dédaigneux.


Il jeta sur la table le billet que les juges lurent avec curiosité et, comme de juste, joignirent au dossier.


«Et vous n’avez pas pensé à vous laver les mains, même avant d’aller chez M. Perkhotine? Vous ne craigniez donc pas les soupçons?


– Quels soupçons? Je me souciais peu des soupçons. Je me serais suicidé à cinq heures, avant qu’on ait le temps d’agir. Sans la mort de mon père, vous ne sauriez rien et vous ne seriez pas venus ici. Oh! c’est l’œuvre du diable, c’est lui qui a tué mon père, qui vous a si promptement renseignés. Comment avez-vous pu arriver si vite? C’est fantastique!


– M. Perkhotine nous a informés qu’en entrant chez lui vous teniez dans vos mains… dans vos mains ensanglantées… une grosse somme… une liasse de billets de cent roubles. Son jeune domestique aussi l’a vu.


– C’est vrai, messieurs, je m’en souviens.


– Une petite question, dit avec une grande douceur Nicolas Parthénovitch. Pourriez-vous nous indiquer où vous avez pris tant d’argent, alors qu’il est démontré que vous n’avez pas eu le temps d’aller chez vous?»


Le procureur fronça les sourcils à cette question ainsi posée de front, mais n’interrompit pas Nicolas Parthénovitch.


«Non, je ne suis pas entré chez moi, dit Mitia tranquillement, mais les yeux baissés.


– Permettez-moi, dans ce cas, de répéter ma question, insinua le juge. Où avez-vous trouvé tout à coup une pareille somme, alors que, d’après vos propres aveux, à cinq heures, le même jour…


– J’avais besoin de dix roubles, j’ai engagé mes pistolets chez Perkhotine, puis je suis allé chez Mme Khokhlakov pour lui emprunter trois mille roubles qu’elle ne m’a pas donnés, etc. Eh oui! messieurs, j’étais sans ressources, et tout à coup me voilà avec des billets de mille! Savez-vous, messieurs, vous avez peur, tous les deux maintenant; qu’arrivera-t-il s’il ne nous indique pas la provenance de cet argent? Eh bien, je ne vous le dirai pas, messieurs, vous avez deviné juste, vous ne le saurez pas, dit Mitia en martelant la dernière phrase.


– Comprenez, monsieur Karamazov, qu’il est essentiel pour nous de le savoir, dit doucement Nicolas Parthénovitch.


– Je le comprends, mais je ne le dirai pas.»


Le procureur, à son tour, rappela que l’inculpé pouvait ne pas répondre aux questions s’il le jugeait préférable, mais que, vu le tort qu’il se faisait par son silence, vu surtout l’importance des questions…


«Et ainsi de suite, messieurs, et ainsi de suite! J’en ai assez, j’ai déjà entendu cette litanie. Je comprends la gravité de l’affaire: c’est là le point capital, pourtant je ne parlerai pas.


– Qu’est-ce que cela peut nous faire? C’est à vous que vous nuisez, insinua nerveusement Nicolas Parthénovitch.


– Trêve de plaisanteries, messieurs. J’ai pressenti dès le début que nous nous heurterions sur ce point. Mais alors, quand j’ai commencé à déposer, tout était pour moi trouble et flottant, j’ai même eu la simplicité de vous proposer «une confiance mutuelle». Maintenant, je vois que cette confiance était impossible, puisque nous devions arriver à cette barrière maudite, et nous y sommes. D’ailleurs, je ne vous reproche rien, je comprends bien que vous ne pouvez pas me croire sur parole!»


Mitia se tut, l’air sombre.


«Ne pourriez-vous pas, sans renoncer à votre résolution de taire l’essentiel, nous renseigner sur ce point: quels sont les motifs assez puissants pour vous contraindre au silence dans un moment si critique?»


Mitia sourit tristement.


«Je suis meilleur que vous ne le pensez, messieurs, je vous dirai ces motifs, bien que vous ne le méritiez pas. Je me tais parce qu’il y a là pour moi un sujet de honte. La réponse à la question sur la provenance de l’argent implique une honte pire que si j’avais assassiné mon père pour le voler. Voilà pourquoi je me tais. Eh! quoi, messieurs, vous voulez noter cela?


– Oui, nous allons le noter, bredouilla Nicolas Parthénovitch.


– Vous ne devriez pas mentionner ce qui concerne «la honte». Si je vous en ai parlé, alors que je pouvais me taire, c’est uniquement par complaisance. Eh bien, écrivez, écrivez ce que vous voulez, conclut-il d’un air dégoûté, je ne vous crains pas et… je garde ma fierté devant vous.


– Ne nous expliquerez-vous pas de quelle nature est cette honte?» demanda timidement Nicolas Parthénovitch.


Le procureur fronça les sourcils.


N-i-ni, c’est fini [158], n’insistez pas. Inutile de s’avilir. Je me suis déjà avili à votre contact. Vous ne méritez pas que je parle, ni vous ni personne. Assez, messieurs, je m’arrête.»


C’était catégorique. Nicolas Parthénovitch n’insista plus mais comprit, aux regards d’Hippolyte Kirillovitch, que celui-ci ne désespérait pas encore.


«Ne pouvez-vous pas dire, au moins, la somme que vous aviez en arrivant chez M. Perkhotine?


– Non, je ne peux pas.


– Vous avez parlé à M. Perkhotine de trois mille roubles soi-disant prêtés par Mme Khokhlakov.


– C’est possible. En voilà assez, messieurs, je ne dirai pas la somme.


– Alors, veuillez nous dire comment vous êtes venus à Mokroïé, et tout ce que vous avez fait.


– Oh! vous n’avez qu’à interroger les gens qui sont ici. D’ailleurs, je vais vous le raconter.»


Nous ne reproduirons pas son récit, fait rapidement et avec sécheresse. Il passa sous silence l’ivresse de son amour, tout en expliquant comment il avait renoncé à se suicider «par suite de faits nouveaux». Il narrait sans donner les motifs, sans entrer dans les détails. Les magistrats lui posèrent d’ailleurs peu de questions; cela ne les intéressait que médiocrement.


«Nous reviendrons là-dessus lors des dépositions des témoins qui auront lieu, bien entendu, en votre présence, déclara Nicolas Parthénovitch en terminant l’interrogatoire. Pour l’instant, veuillez déposer sur la table tout ce que vous avez sur vous, surtout votre argent.


– L’argent, messieurs? À vos ordre, je comprends que c’est nécessaire. Je m’étonne que vous n’y ayez pas songé plus tôt. Le voici, mon argent, comptez, prenez, tout y est, je crois.»


Il vida ses poches, y compris la menue monnaie, tira deux pièces de dix kopeks de son gousset. On fit le compte, il y avait huit cent trente-six roubles et quarante kopeks.


«C’est tout? demanda le juge.


– Tout.


– D’après votre déposition, vous avez dépensé trois cents roubles chez Plotnikov; donné dix roubles à Perkhotine, vingt au voiturier. Vous en avez perdu deux cents aux cartes, ensuite…»


Nicolas Parthénovitch refit le compte, aidé de Mitia. On y comprit jusqu’aux kopeks.


«Avec ces huit cents, vous deviez avoir, par conséquent, dans les quinze cents roubles.


– Tout juste.


– Tout le monde affirme que vous aviez beaucoup plus.


– Libre à eux.


– Vous aussi, d’ailleurs.


– Moi aussi.


– Nous vérifierons tout cela par les dépositions d’autres témoins. Soyez sans inquiétude au sujet de votre argent, il sera déposé en lieu sûr et mis à votre disposition… à l’issue de l’affaire… s’il est démontré que vous y avez droit. Maintenant…»


Nicolas Parthénovitch se leva et déclara à Mitia qu’il était «tenu et obligé» d’examiner minutieusement ses habits et le reste.


«Soit, messieurs, je retournerai mes poches, si vous voulez.»


Et il se mit en devoir de le faire.


«Il faut même ôter vos habits.


– Comment? Me déshabiller? Que diable! Ne pouvez-vous pas me fouiller comme ça?


– Impossible, Dmitri Fiodorovitch, il faut ôter vos habits.


– Comme vous voudrez, consentit Mitia d’un air morne, seulement pas ici, je vous en prie; derrière le rideau. Qui procédera à l’examen?


– Certainement, derrière le rideau», approuva d’un signe de tête Nicolas Parthénovitch, dont le petit visage respirait la gravité.

VI. Le Procureur confond Mitia

Il se passa alors une scène à laquelle Mitia ne s’attendait guère. Il n’aurait jamais supposé, dix minutes auparavant, qu’on oserait le traiter ainsi, lui, Mitia Karamazov. Surtout il se sentait humilié, en butte «à l’arrogance et au dédain». Ça lui était égal d’ôter sa redingote, mais on le pria de se déshabiller entièrement. Ou plutôt on le lui ordonna, il s’en rendait bien compte. Il se soumit sans murmure, par fierté dédaigneuse. Outre les juges, quelques manants le suivirent derrière le rideau, «sans doute pour prêter main-forte», songea Mitia, «peut-être encore dans quelque autre intention».» Faut-il ôter aussi ma chemise?» demanda-t-il brusquement; mais Nicolas Parthénovitch ne lui répondit pas: le procureur et lui étaient absorbés par l’examen de la redingote, du pantalon, du gilet et de la casquette, qui paraissaient les intéresser fort.» Quel sans gêne! ils n’observent même pas la politesse requise.»


«Je vous demande pour la seconde fois si je dois ôter ma chemise, oui ou non? dit Mitia avec irritation.


– Ne vous inquiétez pas, nous vous préviendrons», répondit Nicolas Parthénovitch d’un ton qui parut autoritaire à Mitia.


Le procureur et le juge s’entretenaient à mi-voix. La redingote portait, surtout au pan gauche, d’énormes taches de sang coagulé, ainsi que le pantalon. De plus, Nicolas Parthénovitch tâta, en présence des témoins instrumentaires, le col, les parements, les coutures, cherchant s’il n’y avait pas d’argent caché. On donna à entendre à Mitia qu’il était bien capable d’avoir cousu de l’argent dans ses vêtements.» Ils me traitent en voleur et non en officier», grommela-t-il à part lui. Ils échangeaient leurs impressions en sa présence avec une franchise singulière. C’est ainsi que le greffier, qui se trouvait aussi derrière le rideau et faisait l’empressé, attira l’attention de Nicolas Parthénovitch sur la casquette, qu’on tâtait également: «Rappelez-vous le scribe Gridenka; il était allé en été toucher les appointements pour toute la chancellerie et prétendit à son retour avoir perdu l’argent en état d’ivresse; où le retrouva-t-on? Dans le liséré de sa casquette, où les billets de cent roubles étaient enroulés et cousus.» Le juge et le procureur se rappelaient parfaitement ce fait, aussi mit-on de côté la casquette de Mitia pour être soumise, ainsi que les vêtements, à un examen approfondi.


«Permettez, s’écria soudain Nicolas Parthénovitch en apercevant le poignet de la manche droite de la chemise de Mitia, retroussé et taché de sang, permettez, c’est du sang?


– Oui.


– Quel sang? Et pourquoi votre manche est-elle retroussée?»


Mitia expliqua qu’il s’était taché en s’occupant de Grigori et qu’il avait retroussé la manche chez Perkhotine, en se lavant les mains.


«Il faudra aussi ôter votre chemise, c’est très important pour les pièces à conviction.»


Mitia rougit et se fâcha.


«Alors, je vais rester tout nu!


– Ne vous inquiétez pas, nous arrangerons cela. Ayez l’obligeance d’ôter aussi vos chaussettes.


– Vous ne plaisantez pas? C’est vraiment indispensable?


– Nous ne sommes pas en train de plaisanter, répliqua sévèrement Nicolas Parthénovitch.


– Eh bien, s’il le faut… je…» murmura Mitia qui, s’asseyant sur le lit, se mit à retirer ses chaussettes.


Il était très gêné et, chose étrange, se sentait comme coupable, lui nu, devant ces gens habillés, trouvant presque qu’ils avaient maintenant le droit de le mépriser, comme inférieur.» La nudité en soi n’a rien de choquant, la honte naît du contraste, songeait-il. On dirait un rêve, j’ai parfois éprouvé en songe des sensations de ce genre.» Il lui était pénible d’ôter ses chaussettes, assez malpropres, ainsi que son linge, et maintenant tout le monde l’avait vu. Ses pieds surtout lui déplaisaient, il avait toujours trouvé ses orteils difformes, particulièrement celui du pied droit, plat, l’ongle recourbé, et tous le voyaient. Le sentiment de sa honte le rendit plus grossier, il ôta sa chemise avec rage.


«Ne voulez-vous pas chercher ailleurs, si vous n’avez pas honte?


– Non, c’est inutile pour le moment.


– Alors, je dois rester comme ça, nu?


– Oui, c’est nécessaire… Veuillez vous asseoir en attendant, vous pouvez vous envelopper dans une couverture du lit, et moi… je m’occuperai de ça.»


Les effets ayant été montrés aux témoins instrumentaires et le procès-verbal de leur examen rédigé, le juge et le procureur sortirent; on emporta les vêtements; Mitia demeura en compagnie des manants qui ne le quittaient pas des yeux. Il avait froid et s’enveloppa de la couverture, trop courte pour couvrir ses pieds nus. Nicolas Parthénovitch se fit longtemps attendre.» Il me prend pour un gamin», murmura Mitia en grinçant des dents. «Cette ganache de procureur est sorti aussi, par mépris sans doute, ça le dégoûtait de me voir nu.» Mitia s’imaginait qu’on lui rendrait ses habits après l’examen. Quelle fut son indignation lorsque Nicolas Parthénovitch reparut avec un autre costume, qu’un croquant portait derrière lui.


«Voici des vêtements, dit-il d’un air dégagé, visiblement satisfait de sa trouvaille. C’est M. Kalganov qui vous les prête, ainsi qu’une chemise propre. Par bonheur, il en avait de rechange. Vous pouvez garder vos chaussettes.


– Je ne veux pas des habits des autres, s’écria Mitia exaspéré. Rendez-moi les miens!


– Impossible.


– Donnez-moi les miens! Au diable Kalganov et ses habits!»


On eut de la peine à lui faire entendre raison. On lui expliqua tant bien que mal que ses habits tachés de sang devaient «figurer parmi les pièces à conviction; nous n’avons même pas le droit de vous les laisser… vu la tournure que peut prendre l’affaire». Mitia finit par le comprendre, se tut, s’habilla à la hâte. Il fit seulement remarquer que le costume qu’on lui prêtait était plus riche que le sien et qu’il ne voudrait pas «en profiter». De plus, «ridiculement étroit. Dois-je être affublé comme un bouffon… pour vous divertir?»


On lui rétorqua qu’il exagérait, que le pantalon seul était un peu long. Mais la redingote le gênait aux épaules.


«Zut, c’est difficile à boutonner, grommela de nouveau Mitia. Ayez l’obligeance de dire à M. Kalganov que ce n’est pas moi qui ai demandé ce costume et qu’on m’a déguisé en bouffon.


– Il le comprend fort bien et regrette… c’est-à-dire, pas son costume, mais cet incident… marmotta Nicolas Parthénovitch.


– Je m’en moque, de son regret! Eh bien? Où aller maintenant? Faut-il rester ici?»


On le pria de repasser de l’autre côté. Mitia sortit, l’air morose, s’efforçant de ne regarder personne. Dans ce costume étranger, il se sentait humilié, même aux yeux des manants et de Tryphon Borissytch, dont la figure apparut à la porte: «Il vient voir mon accoutrement», songea Mitia. Il se rassit à la même place, comme sous l’impression d’un cauchemar; il lui semblait n’être pas dans son état normal.


«Maintenant, allez-vous me faire fustiger? Il ne vous reste plus que ça!» dit-il en s’adressant au procureur.


Il évitait de se tourner vers Nicolas Parthénovitch, dédaignant de lui adresser la parole.» Il a examiné trop minutieusement mes chaussettes, il les a même fait retourner, le monstre, pour que tout le monde voie comme elles sont sales!»


«Il faut maintenant entendre les témoins, proféra le juge, comme en réponse à la question de Mitia.


– Oui, dit le procureur d’un air absorbé.


– Dmitri Fiodorovitch, nous avons fait notre possible en votre faveur, poursuivit le juge, mais comme vous avez refusé catégoriquement de nous expliquer la provenance de la somme trouvée sur vous, nous sommes maintenant…


– En quoi est votre bague? interrompit Mitia comme sortant d’une rêverie et désignant une des bagues qui ornaient la main de Nicolas Parthénovitch.


– Ma bague?


– Oui, celle-ci… au majeur, dont la pierre est veinée, insista Mitia, comme un enfant entêté.


– C’est une topaze fumée, dit Nicolas Parthénovitch en souriant, voulez-vous l’examiner, je l’ôterai…


– Non, non, gardez-la! s’écria rageusement Mitia, se ravisant et furieux contre lui-même. Ne l’ôtez pas, c’est inutile… Au diable!… Messieurs, vous m’avez avili! Croyez-vous que je le dissimulerais, si j’avais tué mon père, que je recourrais à la ruse et au mensonge? Non, ce n’est pas dans mon caractère, et si j’étais coupable, je vous jure que je n’aurais pas attendu votre arrivée et le lever du soleil, comme j’en avais d’abord l’intention; je me serais suicidé avant l’aurore! Je le sens bien maintenant. En vingt ans, j’aurais moins appris que durant cette nuit maudite!… Et serais-je comme ça, assis auprès de vous, parlerais-je de la sorte, avec les mêmes gestes, les mêmes regards, si j’étais vraiment un parricide, alors que le meurtre accidentel de Grigori m’a tourmenté toute la nuit, non par crainte, non par la seule crainte du châtiment! Ô honte! Et vous voulez qu’à des farceurs tels que vous, qui ne voyez rien et ne croyez rien, qui êtes aveugles comme des taupes, je dévoile une nouvelle bassesse, une honte nouvelle, fût-ce pour me disculper? J’aime mieux aller au bagne! Celui qui a ouvert la porte pour entrer chez mon père, c’est lui l’assassin et le voleur. Qui est-ce? je me perds en conjectures, mais ce n’est pas Dmitri Karamazov, sachez-le, voilà tout ce que je peux vous dire, assez, n’insistez pas… Envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, mais ne me tourmentez pas davantage. Je me tais. Appelez vos témoins!»


Le procureur, qui avait observé Mitia pendant qu’il débitait son monologue, lui dit soudain, du ton le plus calme et comme s’il s’agissait de choses toutes naturelles:


«À propos de cette porte ouverte dont vous venez de parler, nous avons reçu une déposition très importante du vieux Grigori Vassiliev. Il affirme positivement que lorsqu’il se décida, en entendant du bruit, à pénétrer dans le jardin par la petite porte restée ouverte, il aperçut à gauche la porte de la maison grande ouverte, ainsi que la fenêtre, alors que vous assuriez que ladite porte resta fermée tout le temps que vous étiez au jardin. À ce moment il ne vous avait pas encore vu dans l’obscurité quand vous vous enfuyiez, suivant votre récit, de la fenêtre où vous aviez regardé votre père. Je ne vous cache pas que Vassiliev en conclut formellement et déclare que vous avez dû vous sauver par cette porte, bien qu’il ne vous ait pas vu en sortir. Il vous a aperçu à une certaine distance, dans le jardin, alors que vous couriez du côté de la palissade…»


Mitia s’était levé.


«C’est un impudent mensonge. Il n’a pas pu voir la porte ouverte, car elle était fermée… Il ment.


– Je me crois obligé de vous répéter que sa déposition est catégorique et qu’il y persiste. Nous l’avons interrogé à plusieurs reprises.


– C’est précisément moi qui l’ai interrogé, confirma Nicolas Parthénovitch.


– C’est faux, c’est faux! C’est une calomnie ou l’hallucination d’un fou; il lui aura semblé voir cela dans le délire causé par sa blessure.


– Mais il avait remarqué la porte ouverte avant d’être blessé, lorsqu’il venait d’entrer au jardin.


– Ce n’est pas vrai, ça ne se peut pas! Il me calomnie par méchanceté… il n’a pas pu voir… Je n’ai pas passé par cette porte», dit Mitia haletant.


Le procureur se tourna vers Nicolas Parthénovitch et lui dit:


«Montrez donc.


– Connaissez-vous cet objet?» dit le juge en posant sur la table une grande enveloppe qui portait encore trois cachets. Elle était vide et déchirée sur un côté. Mitia écarquilla les yeux.


«C’est… c’est l’enveloppe de mon père, murmura-t-il, celle qui renfermait les trois mille roubles… si la suscription correspond, permettez: «À ma poulette», c’est cela, «trois mille», voyez-vous, trois mille?


– Assurément, nous le voyons, mais nous n’avons pas trouvé l’argent. L’enveloppe était à terre, près du lit, derrière le paravent.»


Mitia resta quelques secondes comme abasourdi.


«Messieurs, c’est Smerdiakov! s’écria-t-il soudain de toutes ses forces, c’est lui qui a tué, c’est lui qui a volé! Lui seul savait où le vieillard cachait cette enveloppe… C’est lui, sans aucun doute!


– Mais vous saviez aussi que cette enveloppe était cachée sous l’oreiller.


– Jamais de la vie! C’est la première fois que je la vois, j’en avais seulement entendu parler par Smerdiakov… Lui seul connaissait la cachette du vieillard, moi je l’ignorais…


– Pourtant vous avez déposé tout à l’heure que l’enveloppe se trouvait sous l’oreiller du défunt.» Sous l’oreiller», donc vous saviez où elle était.


– Nous l’avons noté! confirma Nicolas Parthénovitch.


– C’est absurde! Je l’ignorais totalement. D’ailleurs, ce n’était peut-être pas sous l’oreiller… J’ai dit ça sans réfléchir… Que dit Smerdiakov? L’avez-vous interrogé à ce sujet? Que dit-il? C’est là le principal… Moi, j’ai blagué exprès… J’ai dit, sans y penser, que c’était sous l’oreiller, et maintenant vous… Vous savez bien qu’on laisse échapper des inexactitudes. Mais Smerdiakov seul le savait, et personne d’autre!… Il ne m’a pas révélé la cachette! Mais c’est lui, incontestablement, c’est lui l’assassin, maintenant c’est pour moi clair comme le jour, clama Mitia avec une exaltation croissante. Dépêchez-vous de l’arrêter… Il a tué pendant que je m’enfuyais et que Grigori gisait sans connaissance, c’est évident… Il a fait le signal et mon père lui a ouvert… Car lui seul connaissait les signaux, et sans signal mon père n’aurait pas ouvert…


– Vous oubliez de nouveau, remarqua le procureur avec le même calme, l’air déjà triomphant, qu’il n’y avait pas besoin de faire de signal, si la porte était déjà ouverte lorsque vous vous trouviez encore dans le jardin…


– La porte, la porte, murmura Mitia en fixant le procureur; il se laissa retomber sur sa chaise, il y eut un silence…


– Oui, la porte… C’est un fantôme! Dieu est contre moi! s’exclama-t-il, les yeux hagards.


– Vous voyez, dit gravement le procureur, jugez vous-même, Dmitri Fiodorovitch. D’un côté, cette déposition accablante pour vous, la porte ouverte par où vous êtes sorti. De l’autre, votre silence incompréhensible, obstiné, relativement à la provenance de votre argent, alors que trois heures auparavant vous aviez engagé vos pistolets pour dix roubles. Dans ces conditions, jugez vous-même à quelle conviction nous devons nous arrêter. Ne dites pas que nous sommes «de froids et cyniques railleurs», incapables de comprendre les nobles élans de votre âme… Mettez-vous à notre place…»


Mitia éprouvait une émotion indescriptible. Il pâlit.


«C’est bien, s’écria-t-il tout à coup, je vais vous révéler mon secret, vous dire où j’ai pris l’argent… Je dévoilerai ma honte, pour n’accuser ensuite ni vous, ni moi.


– Et croyez, Dmitri Fiodorovitch, dit avec un joyeux empressement Nicolas Parthénovitch, qu’une confession sincère et complète de votre part, en cet instant, peut beaucoup améliorer votre situation par la suite, et même…»


Mais le procureur le poussa légèrement du pied sous la table et il s’arrêta. D’ailleurs, Mitia n’écoutait pas.

VII. Le grand secret de Mitia. On le raille

«Messieurs, commença-t-il avec émotion, cet argent… je veux tout raconter… cet argent était à moi.»


Les figures du procureur et du juge s’allongèrent, ils ne s’attendaient pas à cela.


«Comment, à vous? fit Nicolas Parthénovitch, alors qu’à cinq heures du soir encore, d’après votre propre aveu…


– Au diable ces cinq heures du soir, au diable mon propre aveu, il ne s’agit plus de cela! Cet argent était à moi, c’est-à-dire non… je l’avais volé… Il y avait quinze cents roubles que je portais toujours sur moi…


– Mais où les avez-vous pris?


– Sur ma poitrine, messieurs, ils se trouvaient là cousus dans un chiffon, suspendus à mon cou. Depuis longtemps, depuis un mois, je les portais comme un témoignage de mon infamie!


– Mais à qui était cet argent que vous… vous êtes approprié?


– Vous voulez dire: «volé». Parlez donc franchement. Oui, j’estime que c’est comme si je l’avais volé, ou si vous voulez, je me le suis, en effet, «approprié». Hier soir, je l’ai volé définitivement.


– Hier soir? Mais vous venez de dire qu’il y a déjà un mois que vous… vous l’êtes procuré.


– Oui, mais ce n’est pas à mon père que je l’ai volé, rassurez-vous, c’est à elle. Laissez-moi raconter sans m’interrompre. C’est pénible. Voyez-vous, il y a un mois, Catherine Ivanovna Verkhovtsev, mon ex-fiancée, m’appela… Vous la connaissez!


– Comment donc!


– Je sais que vous la connaissez. Une âme noble entre toutes, mais elle me hait depuis très longtemps, et à juste titre.


– Catherine Ivanovna?» demanda le juge avec étonnement.


Le procureur était aussi fort surpris.


«Oh! ne prononcez pas son nom en vain! Je suis un misérable de la mettre en cause… Oui, j’ai vu qu’elle me haïssait… depuis longtemps, dès le premier jour, lorsqu’elle vint chez moi, là-bas… Mais en voilà assez, vous n’êtes pas dignes de le savoir, c’est inutile… Je dirai seulement qu’il y a un mois elle me remit trois mille roubles pour les envoyer à sa sœur et à une autre parente, à Moscou (comme si elle ne pouvait le faire elle-même!) Et moi… c’était précisément à l’heure fatale de ma vie où… Bref, je venais de m’éprendre d’une autre, d’elle, de Grouchegnka, ici présente. Je l’emmenai ici, à Mokroïé, et dissipai en deux jours la moitié de ce maudit argent, je gardai le reste. Eh bien, ce sont ces quinze cents roubles, que je portais sur ma poitrine comme une amulette. Hier, j’ai ouvert le paquet et entamé la somme. Les huit cents roubles qui restent sont entre vos mains.


– Permettez, vous avez dépensé ici, il y a trois mois, trois mille roubles et non quinze cents, tout le monde le sait.


– Qui le sait? Qui a compté mon argent?


– Mais vous avez dit vous-même que vous aviez dépensé juste trois mille roubles.


– C’est vrai, je l’ai dit à tout venant, on l’a répété, toute la ville, l’a cru. Pourtant je n’ai dépensé que quinze cents roubles et cousu l’autre moitié dans un sachet. Voilà d’où provient l’argent d’hier…


– Cela tient du prodige, murmura Nicolas Parthénovitch.


– N’avez-vous pas parlé de cela, auparavant, à quelqu’un… je veux dire de ces quinze cents roubles mis de côté? demanda le procureur.


– Non, à personne.


– C’est étrange. Vraiment, à personne au monde?


– À personne au monde.


– Pourquoi ce silence? Qu’est-ce qui vous obligeait à faire de cela un mystère? Bien que ce secret vous paraisse si «honteux», cette appropriation, d’ailleurs temporaire, de trois mille roubles n’est, à mon avis, qu’une peccadille, étant donné surtout votre caractère. Admettons que ce soit une action des plus répréhensibles, je le veux bien, mais non honteuse… D’ailleurs, bien des gens avaient deviné la provenance de ces trois mille roubles sans que vous l’avouiez, j’en ai moi-même entendu parler, Mikhaïl Makarovitch également… En un mot, c’est le secret de Polichinelle. De plus, il y a des indices, sauf erreur, comme quoi vous aviez confié à quelqu’un que cet argent venait de Mlle Verkhovtsev. Aussi pourquoi entourer d’un tel mystère le fait d’avoir mis de côté une partie de la somme, en y attachant une sorte d’horreur?… Il est difficile de croire que ce secret vous coûte tant à avouer… vous venez de vous écrier, en effet: plutôt le bagne!»


Le procureur se tut. Il s’était échauffé et ne cachait pas son dépit, sans même songer à «châtier son style».


«Ce n’est pas les quinze cents roubles qui constituaient la honte, mais le fait d’avoir divisé la somme, dit avec fierté Mitia.


– Mais enfin, dit le procureur avec irritation, qu’y a-t-il de honteux à ce que vous ayez divisé ces trois mille roubles acquis malhonnêtement? Ce qui importe, c’est l’appropriation de cette somme et non l’usage que vous en avez fait. À propos, pourquoi avez-vous opéré cette division? Dans quelle intention? Pouvez-vous nous l’expliquer?


– Oh! messieurs, c’est l’intention qui fait tout! J’ai fait cette division par bassesse, c’est-à-dire par calcul, car ici le calcul est une bassesse… Et cette bassesse a duré tout un mois!


– C’est incompréhensible.


– Vous m’étonnez. D’ailleurs, je vais préciser; c’est peut-être, en effet, incompréhensible. Suivez-moi bien: Je m’approprie trois mille roubles confiés à mon honneur, je fais la noce, je dépense la somme entière; le matin, je vais chez elle lui dire: «Pardon, Katia, j’ai dépensé tes trois mille roubles.» Est-ce bien cela? Non, c’est malhonnête et lâche, c’est le fait d’un monstre, d’un homme incapable de se dominer, n’est-ce pas? Mais ce n’est pas un vol, convenez-en, ce n’est pas un vol direct. J’ai gaspillé l’argent, je ne l’ai pas volé. Voici un cas encore plus favorable; suivez-moi, car je risque de m’embrouiller, la tête me tourne. Je dépense quinze cents roubles seulement sur trois mille. Le lendemain, je vais chez elle lui rapporter le reste: «Katia, je suis un misérable, prends ces quinze cents roubles, car j’ai dépensé les autres, ceux-ci y passeront également, préserve-moi de la tentation.» Que suis-je en pareil cas? Tout ce que vous voulez, un monstre, un scélérat, mais pas un voleur avéré, car un voleur n’aurait sûrement pas rapporté la somme, il se la serait appropriée. Elle voit ainsi que puisque j’ai restitué la moitié de l’argent, je travaillerai au besoin toute ma vie pour rendre le reste, mais je me le procurerai. De cette façon, je suis malhonnête, je ne suis pas un voleur.


– Admettons qu’il y ait une nuance, dit le procureur avec un sourire froid; il est cependant étrange que vous y voyiez une différence fatale.


– Oui, j’y vois une différence fatale. Chacun peut être malhonnête, je crois même que chacun l’est, mais, pour voler, il faut être un franc coquin. Et puis je me perds dans ces subtilités… En tout cas, le vol est le comble de la malhonnêteté. Pensez: voilà un mois que je garde cet argent, demain je puis me décider à le rendre et je cesse d’être malhonnête. Mais je ne puis m’y résoudre, bien que je m’exhorte chaque jour à prendre un parti. Et voilà un mois que cela dure! Est-ce bien, d’après vous?


– J’admets que ce n’est guère bien, je ne le conteste pas… Mais cessons de discuter sur ces différences subtiles; venez au fait, je vous en prie. Vous ne nous avez pas encore expliqué les motifs qui vous ont incité à partager ainsi au début ces trois mille roubles. À quelles fins avez-vous dissimulé la moitié, quel usage comptiez-vous en faire? J’insiste là-dessus, Dmitri Fiodorovitch.


– Ah! oui, s’écria Mitia en se frappant le front, pardon de vous tenir en suspens au lieu d’expliquer le principal, vous auriez tout de suite compris, car c’est le but de mon action qui en fait la honte. Voyez-vous, le défunt ne cessait d’obséder Agraféna Alexandrovna, j’étais jaloux, je croyais qu’elle hésitait entre lui et moi. Je songeais tous les jours: et si elle allait se décider, si elle me disait tout à coup: «C’est toi que j’aime, emmène-moi au bout du monde.» Or, je possédais en tout et pour tout vingt kopeks; comment l’emmener? que faire alors? j’étais perdu. Car je ne la connaissais pas encore, je croyais qu’il lui fallait de l’argent, qu’elle ne me pardonnerait pas ma pauvreté. Alors je compte la moitié de la somme, de sang-froid je la couds dans un chiffon, de propos délibéré, et je vais faire la bombe avec le reste. C’est ignoble! Avez-vous compris, maintenant?»


Les juges se mirent à rire.


«À mon avis, vous avez fait preuve de sagesse et de moralité en vous modérant, en ne dépensant pas tout, dit Nicolas Parthénovitch; qu’y a-t-il là de si grave?


– Il y a que j’ai volé! Je suis effrayé de voir que vous ne comprenez pas. Depuis que je porte ces quinze cents roubles sur ma poitrine, je me disais chaque jour: «Tu es un voleur, tu es un voleur!» Ce sentiment a inspiré mes violences durant ce mois, voilà pourquoi j’ai rossé le capitaine au cabaret et battu mon père. Je n’ai pas même osé révéler ce secret à mon frère Aliocha, tant je me sentais scélérat et fripon! Et pourtant, je songeais: «Dmitri Fiodorovitch, tu n’es peut-être pas encore un voleur… Tu pourrais demain aller rendre ces quinze cents roubles à Katia.» Et c’est hier soir seulement que je me suis décidé à déchirer mon sachet, c’est à ce moment que je suis devenu un voleur sans conteste. Pourquoi? Parce qu’avec mon sachet j’ai détruit en même temps mon rêve d’aller dire à Katia: «Je suis malhonnête, mais non voleur.» Comprenez-vous, maintenant?


– Et pourquoi est-ce justement hier au soir que vous avez pris cette décision? interrompit Nicolas Parthénovitch.


– Quelle question ridicule! Mais parce que je m’étais condamné à mort à cinq heures du matin, ici, à l’aube: «Qu’importe, pensais-je, de mourir honnête ou malhonnête!» Mais il se trouva que ce n’était pas la même chose. Le croirez-vous, messieurs, ce qui me torturait surtout, cette nuit, ce n’était pas le meurtre de Grigori, ni la crainte de la Sibérie, et cela au moment où mon amour triomphait, où le ciel s’ouvrait de nouveau devant moi! Sans doute, cela me tourmentait, mais moins que la conscience d’avoir enlevé de ma poitrine ce maudit argent pour le gaspiller, et d’être devenu ainsi un voleur avéré! Messieurs, je vous le répète, j’ai beaucoup appris durant cette nuit! J’ai appris que non seulement il est impossible de vivre en se sentant malhonnête, mais aussi de mourir avec ce sentiment-là… Il faut être honnête pour affronter la mort!…»


Mitia était blême.


«Je commence à vous comprendre, Dmitri Fiodorovitch, dit le procureur avec sympathie, mais, voyez-vous, tout ceci vient des nerfs… vous avez les nerfs malades. Pourquoi, par exemple, pour mettre fin à vos souffrances, n’êtes-vous pas allé rendre ces quinze cents roubles à la personne qui vous les avait confiés et vous expliquer avec elle? Ensuite, étant donné votre terrible situation, pourquoi n’avoir pas tenté une combinaison qui semble toute naturelle? Après avoir avoué noblement vos fautes, vous lui auriez demandé la somme dont vous aviez besoin; vu la générosité de cette personne et votre embarras, elle ne vous aurait certainement pas refusé, surtout en lui proposant les gages offerts au marchand Samsonov et à Mme Khokhlakov. Ne considérez-vous pas encore maintenant cette garantie comme valable?»


Mitia rougit.


«Me croyez-vous vil à ce point? Il est impossible que vous parliez sérieusement, dit-il avec indignation.


– Mais je parle sérieusement… Pourquoi en doutez-vous? s’étonna à son tour le procureur.


– Mais ce serait ignoble. Messieurs, savez-vous que vous me tourmentez! Soit, je vous dirai tout, j’avouerai ma pensée infernale, et vous verrez, pour votre honte, jusqu’où les sentiments humains peuvent descendre. Sachez que, moi aussi, j’ai envisagé cette combinaison dont vous parlez, procureur. Oui, messieurs, j’étais presque résolu à aller chez Katia, tant j’étais malhonnête! Mais lui annoncer ma trahison et, pour les dépenses qu’elle entraîne, lui demander de l’argent, à elle, Katia (demander, vous entendez), et m’enfuir aussitôt avec sa rivale, avec celle qui la hait et l’a offensée, voyons, procureur, vous êtes fou!


– Je ne suis pas fou, mais je n’ai pas songé tout d’abord à cette jalousie de femme… si elle existait, comme vous l’affirmez… oui, il peut bien y avoir quelque chose dans ce genre, acquiesça le procureur en souriant.


– Mais cela aurait été une bassesse sans nom! hurla Mitia en frappant du poing sur la table. Elle m’aurait donné cet argent par vengeance, par mépris, car elle a aussi une âme infernale et de grandes colères. Moi, j’aurais pris l’argent, pour sûr, je l’aurais pris, et alors toute ma vie… ô Dieu! Pardonnez-moi, messieurs, de crier si fort, il n’y a pas longtemps que je pensais encore à cette combinaison, l’autre nuit, quand je soignais Liagavi, et toute la journée d’hier, je me souviens, jusqu’à cet événement.


– Jusqu’à quel événement? demanda Nicolas Parthénovitch, mais Mitia n’entendit point.


– Je vous ai fait un terrible aveu; sachez l’apprécier, messieurs, comprenez-en toute la valeur. Mais si vous en êtes incapables, c’est que vous me méprisez, et je mourrai de honte de m’être confessé à des gens tels que vous! Oh! je me tuerai! Et je vois déjà, je vois que vous ne me croyez pas! Comment, vous voulez noter cela? s’écria-t-il avec effroi.


– Mais oui, répliqua Nicolas Parthénovitch étonné, nous notons que jusqu’à la dernière heure vous songiez à aller chez Mlle Verkhovtsev pour lui demander cette somme… Je vous assure que cette déclaration est très importante pour nous, Dmitri Fiodorovitch… et surtout pour vous.


– Voyons, messieurs, ayez au moins la pudeur de ne pas consigner cela! J’ai mis mon âme à nu devant vous et vous en profitez pour y fouiller!… Ô mon Dieu!»


Il se couvrit le visage de ses mains.


«Ne vous inquiétez pas tant, Dmitri Fiodorovitch, conclut le procureur, on vous donnera lecture de tout ce qui est écrit, en modifiant le texte là où vous ne serez pas d’accord. Maintenant, je vous demande pour la troisième fois, est-il bien vrai que personne, pas une âme, n’ait entendu parler de cet argent cousu dans le sachet?


– Personne, personne, je l’ai dit, vous n’avez donc pas compris. Laissez-moi tranquille.


– Soit, ce point devra être éclairci; en attendant, réfléchissez; nous avons peut-être une dizaine de témoignages affirmant que vous-même avez toujours parlé d’une dépense de trois mille roubles, et non de quinze cents. Et maintenant, à votre arrivée ici, vous avez déclaré à beaucoup que vous apportiez encore trois mille roubles…


– Vous avez entre les mains des centaines de témoignages analogues, un millier de gens l’ont entendu!


– Eh bien, vous voyez, tous sont unanimes. Le mot tous signifie donc quelque chose.


– Ça ne signifie rien du tout. J’ai menti et tous ont dit comme moi.


– Pourquoi avez-vous menti?


– Le diable sait pourquoi! Par vantardise, peut-être… la gloriole d’avoir dépensé une telle somme… peut-être pour oublier l’argent que j’avais caché… oui, justement, voilà pourquoi… Et puis zut… combien de fois m’avez-vous déjà posé cette question? J’ai menti, voilà tout, et je n’ai pas voulu me dédire. Pourquoi ment-on, parfois?


– C’est bien difficile à expliquer, Dmitri Fiodorovitch, fit gravement le procureur. Mais dites-nous, ce sachet, comme vous l’appelez, était grand?


– Non.


– De quelle grandeur, par exemple?


– Comme un billet de cent roubles plié en deux.


– Vous feriez mieux de nous montrer les morceaux; vous les avez probablement sur vous.


– Quelle bêtise! Je ne sais pas où ils sont.


– Permettez: où et quand l’avez-vous retiré de votre cou? Vous n’êtes pas rentré chez vous, d’après votre déclaration.


– C’est en allant chez Perkhotine, après avoir quitté Fénia, que je l’ai détaché pour sortir l’argent.


– Dans l’obscurité?


– À quoi bon une bougie? Le chiffon a vite été déchiré.


– Sans ciseaux, dans la rue?


– Sur la place, je crois.


– Qu’en avez-vous fait?


– Je l’ai jeté là-bas.


– Où?


– Quelque part, sur la place, le diable sait où. Qu’est-ce que ça peut vous faire?


– C’est très important, Dmitri Fiodorovitch; il y a là une pièce à conviction en votre faveur, ne le comprenez-vous pas? Qui vous a aidé à le coudre, il y a un mois?


– Personne. Je l’ai cousu moi-même.


– Vous savez coudre?


– Un soldat doit savoir coudre; d’ailleurs, il n’y a pas besoin d’être adroit pour cela.


– Et où avez-vous pris l’étoffe, c’est-à-dire ce chiffon?


– Vous voulez rire.


– Pas du tout, nous ne sommes pas en train de rire, Dmitri Fiodorovitch.


– Je ne me rappelle pas où.


– Comment pouvez-vous avoir oublié?


– Ma foi, je ne m’en souviens pas, j’ai peut-être déchiré un morceau de linge.


– C’est très intéressant: on pourrait trouver demain chez vous, la pièce, la chemise, peut-être, dont vous avez pris un morceau. En quoi était ce chiffon: en coton ou en toile?


– Le diable le sait. Attendez… Il me semble que je n’ai rien déchiré. C’était, je crois, du calicot. J’ai dû coudre dans le bonnet de ma logeuse.


– Le bonnet de votre logeuse?


– Oui, je le lui ai dérobé.


– Comment dérobé?


– Voyez-vous, je me rappelle, en effet, avoir dérobé un bonnet pour avoir des chiffons, peut-être comme essuie-plume. Je l’avais pris furtivement, car c’était un chiffon sans valeur, et je m’en suis servi pour coudre ces quinze cents roubles… Je crois bien que c’est ça, un vieux morceau de calicot, mille fois lavé.


– Et vous en êtes sûr?


– Je ne sais pas. Il me semble. D’ailleurs, je m’en moque.


– Dans ce cas, votre logeuse pourrait avoir constaté la disparition de cet objet.


– Non, elle ne l’a pas remarquée. Un vieux chiffon, vous dis-je, un chiffon qui ne valait pas un kopek.


– Et l’aiguille, le fil, où les avez-vous pris?


– Je m’arrête, en voilà assez! coupa court Mitia fâché.


– Il est étrange que vous ne vous rappeliez pas où vous avez jeté ce sachet, sur la place.


– Faites balayer la place, demain, peut-être que vous le trouverez. Assez, messieurs, assez! proféra Mitia d’un ton accablé. Je le vois bien, vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis! C’est ma faute et non la vôtre, je n’aurais pas dû me laisser aller. Pourquoi me suis-je dégradé en révélant mon secret! Cela vous paraît drôle, je le vois à vos yeux! C’est vous qui m’y avez poussé, procureur! Triomphez, maintenant… Soyez maudits, bourreaux!»


Il pencha la tête, couvrit son visage de ses mains. Le procureur et le juge se taisaient. Au bout d’une minute, il releva la tête et les regarda inconsciemment. Sa physionomie exprimait le désespoir à son dernier degré, il avait l’air égaré.


Cependant il fallait en finir, procéder à l’interrogatoire des témoins. Il était huit heures du matin, on avait éteint les bougies depuis longtemps. Mikhaïl Makarovitch et Kalganov, qui allaient et venaient durant l’interrogatoire, étaient maintenant sortis tous les deux. Le procureur et le juge semblaient harassés. Il faisait mauvais temps, le ciel était couvert, la pluie tombait à torrents. Mitia regardait vaguement à travers les vitres.


«Puis-je regarder par la fenêtre? demanda-t-il à Nicolas Parthénovitch.


– Autant que vous voudrez» répondit celui-ci.


Mitia se leva, s’approcha de la fenêtre. La pluie fouettait les petites vitres verdâtres. On voyait la route boueuse et, plus loin, les rangées d’izbas, sombres et pauvres, que la pluie rendait plus misérables encore. Mitia se rappela «Phébus aux cheveux d’or» et son intention de se tuer «dès ses premiers rayons». Une pareille matinée aurait encore mieux convenu. Il sourit amèrement et se tourna vers ses «bourreaux».


«Messieurs, je vois que je suis perdu. Mais elle? dites-moi je vous en supplie, doit-elle subir le même sort? Elle est innocente, elle avait perdu la tête, hier, pour crier qu’» elle était coupable de tout». Elle est complètement innocente! Après cette nuit d’angoisse, ne pouvez-vous pas me dire ce que vous ferez d’elle?


– Tranquillisez-vous là-dessus, Dmitri Fiodorovitch, s’empressa de répondre le procureur, nous n’avons pour l’instant aucun motif pour inquiéter la personne à laquelle vous vous intéressez. J’espère qu’il en sera de même ultérieurement. Au contraire, nous ferons tout notre possible en sa faveur.


– Messieurs, je vous remercie, je savais que vous étiez justes et honnêtes, malgré tout. Vous m’ôtez un poids de l’âme… Que voulez-vous faire, maintenant? Je suis prêt.


– Il faut procéder tout de suite à l’interrogatoire des témoins qui doit avoir lieu en votre présence, aussi…


– Si nous prenions du thé? interrompit Nicolas Parthénovitch, je crois que nous l’avons bien mérité.»


On décida de prendre un verre de thé et de poursuivre l’enquête sans désemparer, en attendant, pour se restaurer, une heure plus favorable. Mitia, qui avait d’abord refusé le verre que lui offrait Nicolas Parthénovitch, le prit ensuite de lui-même et but avec avidité. Il paraissait exténué. Avec sa robuste constitution, semblait-il, que pouvait lui faire une nuit de fête, même accompagnée des plus fortes sensations? Mais il se tenait à peine sur sa chaise et parfois croyait voir les objets tourner devant lui.» Encore un peu et je vais délirer», pensait-il.

VIII. Dépositions des témoins. Le «Petiot»

L’interrogatoire des témoins commença. Mais nous ne poursuivrons pas notre récit d’une façon aussi détaillée que jusqu’à maintenant, laissant de côté la façon dont Nicolas Parthénovitch rappelait à chaque témoin qu’il devait déposer selon la vérité et sa conscience, et répéter plus tard sa déposition sous serment, etc. Nous remarquerons seulement que le point essentiel aux yeux du juge, était la question de savoir si Dmitri Fiodorovitch avait dépensé trois mille roubles ou quinze cents lors de son premier séjour à Mokroïé, un mois auparavant, ainsi que la veille. Hélas! tous les témoignages, sans exception, furent défavorables à Mitia, quelques-uns apportèrent même des faits nouveaux, presque accablants, qui infirmaient ses déclarations. Le premier interrogé fut Tryphon Borissytch. Il se présenta sans la moindre frayeur, au contraire, rempli d’indignation contre l’inculpé, ce qui lui conféra un grand air de véracité et de dignité. Il parla peu, avec réserve, attendant les questions, auxquelles il répondait avec fermeté, en réfléchissant. Il déclara, sans ambages, qu’un mois auparavant l’accusé avait dû dépenser au moins trois mille roubles, que les paysans en témoigneraient, ils avaient entendu Dmitri Fiodorovitch le dire lui-même.» Combien d’argent a-t-il jeté aux tziganes! Rien qu’à elles, je crois que ça fait plus de mille roubles.»


«Je ne leur en ai peut-être pas donné cinq cents, rétorqua Mitia; seulement je n’ai pas compté alors, j’étais ivre, c’est dommage.»


Mitia écoutait d’un air morne, il paraissait triste et fatigué et semblait dire: «Eh! racontez ce que vous voulez, maintenant je m’en fiche.»


«Les tziganes vous ont coûté plus de mille roubles, Dmitri Fiodorovitch, vous jetiez l’argent sans compter et elles le ramassaient. C’est une engeance de fripons, ils volent les chevaux, on les a chassés d’ici, sinon ils auraient peut-être déclaré à combien montait leur gain. J’ai vu moi-même alors la somme entre vos mains – vous ne me l’avez pas donnée à compter, c’est vrai; mais à vue d’œil, je me souviens, il y avait bien plus de quinze cents roubles… Nous aussi, nous savons ce que c’est que l’argent.»


Quant à la somme d’hier, Dmitri Fiodorovitch lui avait déclaré, dès son arrivée, qu’il apportait trois mille roubles.


«Voyons, Tryphon Borissytch, ai-je vraiment déclaré que j’apportais trois mille roubles?


– Mais oui, Dmitri Fiodorovitch, vous l’avez dit en présence d’André. Il est encore ici, appelez-le. Et dans la salle, lorsque vous régaliez le chœur, vous vous êtes écrié que vous laissiez ici votre sixième billet de mille, en comptant l’autre fois, bien entendu. Stépane et Sémione l’ont entendu, Piotr Fomitch Kalganov se tenait alors à côté de vous, peut-être s’en souvient-il aussi…»


La déclaration relative au sixième billet de mille impressionna les juges et leur plut par sa clarté: trois mille alors, trois mille maintenant, cela faisait bien six mille.


On interrogea les moujiks Stépane et Sémione, le voiturier André, qui confirmèrent la déposition de Tryphon Borissytch. En outre, on nota la conversation qu’André avait eue en route avec Mitia, demandant s’il irait au ciel ou en enfer et si on lui pardonnerait dans l’autre monde. Le «psychologue» Hippolyte Kirillovitch, qui avait écouté en souriant, recommanda de joindre cette déclaration au dossier.


Quand ce fut son tour, Kalganov arriva à contrecœur, l’air morose, capricieux, et causa avec le procureur et Nicolas Parthénovitch comme s’il les voyait pour la première fois, alors qu’il les connaissait depuis longtemps. Il commença par dire qu’» il ne savait rien et ne voulait rien savoir». Mais il avait entendu Mitia parler du sixième billet de mille et reconnut qu’il se trouvait à côté de lui. Il ignorait la somme que Mitia pouvait avoir et affirma que les Polonais avaient triché aux cartes. Après des questions réitérées, il expliqua que, les Polonais ayant été chassés, Mitia était rentré en faveur auprès d’Agraféna Alexandrovna et qu’elle avait déclaré l’aimer. Sur le compte de cette dernière, il s’exprima avec déférence, comme si elle appartenait à la meilleure société, et ne se permit pas une seule fois de l’appeler «Grouchegnka». Malgré la répugnance visible du jeune homme à déposer, Hippolyte Kirillovitch le retint longtemps et apprit de lui seulement ce qui constituait, pour ainsi dire, le «roman» de Mitia cette nuit. Pas une fois, Mitia n’interrompit Kalganov, qui se retira sans cacher son indignation.


On passa aux Polonais. Ils s’étaient couchés dans leur chambrette, mais n’avaient pas fermé l’œil de la nuit; à l’arrivée des autorités, ils s’habillèrent rapidement, comprenant qu’on allait les demander. Ils se présentèrent avec dignité, mais non sans appréhension. Le petit pan, le plus important, était fonctionnaire de douzième classe en retraite, il avait servi comme vétérinaire en Sibérie, et s’appelait Musalowicz. Pan Wrublewski était dentiste. Aux questions de Nicolas Parthénovitch, ils répondirent d’abord en s’adressant à Mikhaïl Makarovitch qui se tenait de côté; ils le prenaient pour le personnage le plus important et l’appelaient pan pulkownik [159] à chaque phrase. On parvint à leur faire comprendre leur erreur; d’ailleurs ils parlaient correctement le russe, sauf la prononciation de certains mots. En parlant de ses relations avec Grouchegnka, pan Musalowicz y mit une ardeur et une fierté qui exaspérèrent Mitia; il s’écria qu’il ne permettrait pas à un «gredin» de s’exprimer ainsi en sa présence. Pan Musalowicz releva le terme et pria de le mentionner au procès-verbal. Mitia bouillait de colère.


«Oui, un gredin! Notez-le, ça ne m’empêchera pas de répéter qu’il est un gredin.»


Nicolas Parthénovitch fit preuve de beaucoup de tact à l’occasion de ce fâcheux incident; après une sévère remontrance à Mitia, il renonça à enquêter sur le côté romanesque de l’affaire et passa au fond. Les juges s’intéressèrent fort à la déposition des Polonais d’après laquelle Mitia avait offert trois mille roubles à pan Musalowicz pour renoncer à Grouchegnka; sept cents comptant et le reste «demain matin en ville». Il affirmait sur l’honneur n’avoir pas sur lui, à Mokroïé, la somme entière. Mitia déclara d’abord qu’il n’avait pas promis de s’acquitter le lendemain en ville, mais pan Wrublewski confirma la déposition, et Mitia, après réflexion, convint qu’il avait pu parler ainsi dans son exaltation. Le procureur fit grand cas de cette déposition; il devenait clair pour l’accusation qu’une partie des trois mille roubles tombés aux mains de Mitia avait pu rester cachée en ville, peut-être même à Mokroïé. Ainsi s’expliquait une circonstance embarrassante pour l’accusation, le fait qu’on avait trouvé seulement huit cents roubles sur Mitia; c’était jusqu’alors, la seule qui parlât en sa faveur, si insignifiante fût-elle. Maintenant, cet unique témoignage s’écroulait. À la question du procureur: «Où aurait-il pris les deux mille trois cents roubles promis au pan pour le lendemain, alors que lui-même affirmait n’avoir en sa possession que quinze cents, tout en ayant donné sa parole d’honneur», Mitia répondit qu’il avait l’intention de proposer au pan, au lieu d’argent, le transfert par acte notarié de ses droits sur la propriété de Tchermachnia, déjà offerts à Samsonov et à Mme Khokhlakov. Le procureur sourit de «la naïveté du subterfuge».


«Et vous pensez qu’il aurait consenti à accepter ces «droits» au lieu de deux mille trois cents roubles en espèces?


– Certainement, car ça lui aurait rapporté non pas deux mille, mais quatre et même six mille roubles. Il aurait mobilisé ses avocats juifs et polonais, qui eussent fait rendre gorge au vieux.»


Naturellement, la déposition de pan Musalowicz fut transcrite in extenso au procès-verbal, après quoi lui et son camarade purent se retirer. Le fait qu’ils avaient triché aux cartes fut passé sous silence; Nicolas Parthénovitch leur était reconnaissant et ne voulait pas les inquiéter pour des bagatelles, d’autant plus qu’il s’agissait d’une querelle entre joueurs ivres, et rien de plus. D’ailleurs, le scandale n’avait pas manqué cette nuit… Les deux cents roubles restèrent ainsi dans la poche des Polonais.


On appela ensuite le vieux Maximov. Il entra timidement, à petits pas, l’air triste et en désordre. Il s’était réfugié tout ce temps auprès de Grouchegnka, assis à côté d’elle en silence, «prêt à pleurnicher en s’essuyant les yeux avec son mouchoir à carreaux», comme raconta ensuite Mikhaïl Makarovitch, si bien que ce fut elle qui le calmait et le consolait. Les larmes aux yeux, le vieillard s’excusa d’avoir emprunté dix roubles à Dmitri Fiodorovitch, vu sa pauvreté, et se déclara prêt à les restituer… Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé combien il pensait que Dmitri Fiodorovitch avait d’argent, vu qu’il pouvait l’observer de près en lui empruntant, Maximov répondit catégoriquement: vingt mille roubles.


«Avez-vous jamais vu vingt mille roubles? demanda Nicolas Parthénovitch en souriant.


– Comment donc! Bien sûr. C’est-à-dire non pas vingt mille roubles, mais sept mille, lorsque mon épouse engagea ma propriété. À vrai dire, elle ne me les montra que de loin, ça faisait une forte liasse de billets de cent roubles. Dmitri Fiodorovitch aussi avait des billets de cent roubles…»


On ne le retint pas longtemps. Enfin arriva le tour de Grouchegnka. Les juges craignaient l’impression que son arrivée pouvait produire sur Dmitri Fiodorovitch, et Nicolas Parthénovitch lui adressa même quelques mots d’exhortation, auxquels Mitia répondit d’un signe de tête, indiquant ainsi qu’il ne se produirait pas de désordre. Ce fut Mikhaïl Makarovitch qui amena Grouchegnka. Elle entra, le visage rigide et morne, l’air presque calme, et prit place en face de Nicolas Parthénovitch. Elle était très pâle et s’enveloppait frileusement dans son beau châle noir. Elle sentait, en effet, le frisson de la fièvre, début de la longue maladie qu’elle contracta cette nuit-là. Son air rigide, son regard franc et sérieux, le calme de ses manières, produisirent l’impression la plus favorable. Nicolas Parthénovitch fut même séduit, il raconta plus tard qu’alors seulement il avait compris combien cette femme était charmante; auparavant, il voyait en elle «une hétaïre de sous-préfecture».» Elle a les manières de la meilleure société», laissa-t-il échapper une fois avec enthousiasme dans un cercle de dames. On l’écouta avec indignation et on le traita aussitôt de «polisson», ce qui le ravit. En entrant, Grouchegnka jeta sur Mitia un regard furtif; il la considéra à son tour avec inquiétude, mais son air le tranquillisa. Après les questions d’usage, Nicolas Parthénovitch, avec quelque hésitation, mais de l’air le plus poli, lui demanda «quelles étaient ses relations avec le lieutenant en retraite Dmitri Fiodorovitch Karamazov»?


«De simples relations d’amitié, et c’est en ami que je l’ai reçu tout ce mois.»


En réponse à d’autres questions, elle déclara franchement qu’elle n’aimait pas alors Mitia, bien qu’il lui plût «par moments»; elle l’avait séduit par méchanceté ainsi que le bonhomme; la jalousie de Mitia vis-à-vis de Fiodor Pavlovitch et de tous les hommes la divertissait. Jamais elle n’avait songé à aller chez Fiodor Pavlovitch, dont elle se jouait.» Durant tout ce mois, je ne m’intéressais guère à eux; j’en attendais un autre, coupable envers moi… Seulement j’estime que vous n’avez pas à m’interroger là-dessus et que je n’ai pas à vous répondre; ma vie privée ne vous concerne pas.»


Nicolas Parthénovitch laissa immédiatement de côté les points «romanesques» et aborda la question capitale des trois mille roubles. Grouchegnka répondit que c’était bien la somme dépensée à Mokroïé un mois auparavant, d’après les dires de Dmitri, car elle-même n’avait pas compté les billets.


«Vous a-t-il dit cela en particulier ou devant des tiers, ou bien l’avez-vous seulement entendu le dire à d’autres?» demanda aussitôt le procureur.


Grouchegnka répondit affirmativement à ces trois questions.


«L’avez-vous entendu le dire en particulier une fois ou plusieurs?»


Elle répondit que c’était plusieurs fois.


Hippolyte Kirillovitch demeura fort satisfait de cette déposition. On établit ensuite que Grouchegnka savait que l’argent venait de Catherine Ivanovna.


«N’avez-vous pas entendu dire que Dmitri Fiodorovitch avait dissipé alors moins de trois mille roubles et gardé la moitié pour lui?


– Non, jamais.»


Au contraire, depuis un mois Mitia lui avait déclaré à plusieurs reprises être sans argent.» Il s’attendait toujours à en recevoir de son père», conclut Grouchegnka.


«N’a-t-il pas dit devant vous… incidemment ou dans un moment d’irritation, demanda tout à coup Nicolas Parthénovitch, qu’il avait l’intention d’attenter à la vie de son père?


– Oui, je l’ai entendu, dit Grouchegnka.


– Une fois ou plusieurs?


– Plusieurs fois, toujours dans des accès de colère.


– Et vous croyiez qu’il mettrait ce projet à exécution?


– Non, jamais! répondit-elle avec fermeté; je comptais sur la noblesse de ses sentiments.


– Messieurs, un instant, s’écria Mitia, permettez-moi de dire, en votre présence, un mot seulement à Agraféna Alexandrovna.


– Faites, consentit Nicolas Parthénovitch.


– Agraféna Alexandrovna, dit Mitia en se levant, je le jure devant Dieu: je suis innocent de la mort de mon père!»


Mitia se rassit. Grouchegnka se leva, se signa pieusement devant l’icône.


«Dieu soit loué!» dit-elle avec effusion, et elle ajouta, en s’adressant à Nicolas Parthénovitch: «Croyez ce qu’il dit! Je le connais, il est capable de dire je ne sais quoi par plaisanterie ou par entêtement, mais il ne parle jamais contre sa conscience. Il dit toute la vérité, soyez-en sûr!


– Merci, Agraféna Alexandrovna, tu me donnes du courage», dit Mitia d’une voix tremblante.


Au sujet de l’argent d’hier, elle déclara ne pas connaître la somme, mais avoir entendu Dmitri répéter fréquemment qu’il avait apporté trois mille roubles. Quant à sa provenance, il lui a dit à elle seule l’avoir «volé» à Catherine Ivanovna, à quoi elle répondit que ce n’était pas un vol et qu’il fallait rendre l’argent dès le lendemain. Le procureur insistant pour savoir ce que Dmitri entendait par argent volé, celui d’hier ou celui d’il y a un mois, Grouchegnka déclara qu’il avait parlé de l’argent d’alors et qu’elle le comprenait ainsi.


L’interrogatoire terminé, Nicolas Parthénovitch dit avec empressement à Grouchegnka qu’elle était libre de retourner en ville et que, s’il pouvait lui être utile en quelque chose, par exemple en lui procurant des chevaux ou en la faisant accompagner, il ferait…


«Merci, dit Grouchegnka en le saluant. Je partirai avec le vieux propriétaire. Mais, si vous le permettez, j’attendrai ici votre décision au sujet de Dmitri Fiodorovitch.»


Elle sortit. Mitia était calme et avait l’air réconforté, mais cela ne dura qu’un instant. Une étrange lassitude l’envahissait de plus en plus. Ses yeux se fermaient malgré lui. L’interrogatoire des témoins était enfin terminé. On procéda à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et alla s’étendre dans un coin, sur une grande malle recouverte d’un tapis. Il s’endormit aussitôt et eut un rêve étrange, sans rapport avec les circonstances.


…Il voyage dans la steppe, dans une région où il avait passé jadis, étant au service. Un paysan le conduit en télègue à travers la plaine boueuse. Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons qui fondent aussitôt. Le voiturier fouette vigoureusement ses chevaux, il a une longue barbe rousse, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un méchant caftan gris. Ils approchent d’un village dont on aperçoit les izbas noires, très noires, la moitié ont brûlé, seules des poutres carbonisées se dressent encore. Sur la route, à l’entrée du village, une foule de femmes sont alignées, toutes maigres et décharnées, le visage basané. En voici une, au bord, osseuse, de haute taille, paraissant quarante ans, peut-être n’en a-t-elle que vingt, sa figure est longue et défaite, elle tient dans ses bras un petit enfant qui pleure, pleure toujours, il tend ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid. «Pourquoi pleure-t-il? demanda Mitia en passant au galop – C’est le petiot, répond le voiturier, le petiot qui pleure.» Et Mitia est frappé qu’il ait dit, à la façon des paysans, le «petiot» et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus compatissant.


«Mais pourquoi pleure-t-il? s’obstine à demander Mitia. Pourquoi ses petits bras sont-ils nus, pourquoi ne le couvre-t-on pas?


– Il est transi, le petiot, ses vêtements sont gelés, ils ne réchauffent pas.


– Comment cela? insiste Mitia, stupide.


– Mais ils sont pauvres, leurs izbas sont brûlées, ils manquent de pain.


– Non, non, poursuit Mitia qui paraît toujours ne pas comprendre, dis-moi pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot?»


Il sent bien que ses questions sont absurdes, mais qu’il ne peut s’empêcher de les poser et qu’il a raison; il sent aussi qu’un attendrissement le gagne, qu’il va pleurer; il voudrait consoler le petiot et sa mère aux seins taris, sécher les larmes de tout le monde, et cela tout de suite, sans tenir compte de rien, avec toute la fougue d’un Karamazov.


«Je suis avec toi, je ne te quitterai plus», lui dit tendrement Grouchegnka. Son cœur s’embrase et vibre à une lumière lointaine, il veut vivre, suivre le chemin qui mène à cette lumière nouvelle, cette lumière qui l’appelle…


«Quoi? Où suis-je?» s’écria-t-il en ouvrant les yeux.


Il se dressa sur sa malle comme au sortir d’un évanouissement, avec un radieux sourire. Devant lui se tenait Nicolas Parthénovitch, qui l’invita à entendre la lecture du procès-verbal et à le signer.


Mitia se rendit compte qu’il avait dormi une heure ou davantage, mais il n’écoutait pas le juge. Il était stupéfait de trouver sous sa tête un coussin qui n’y était pas, lorsqu’il s’était allongé épuisé sur la malle.


«Qui a mis ce coussin? Qui a eu tant de bonté?» s’écria-t-il avec exaltation, d’une voix émue, comme s’il s’agissait d’un bienfait inestimable.


Le brave cœur qui avait eu cette attention demeura inconnu, mais Mitia était touché jusqu’aux larmes. Il s’approcha de la table et déclara qu’il signerait tout ce qu’on voudrait.


«J’ai fait un beau rêve, messieurs» dit-il d’une voix étrange, le visage comme illuminé de joie.

IX. On emmène Mitia

Le procès-verbal une fois signé, Nicolas Parthénovitch s’adressa solennellement à l’accusé et lui donna lecture d’une «ordonnance», aux termes de laquelle lui, juge d’instruction… ayant interrogé le prévenu… (suivaient les chefs d’accusation), attendu que celui-ci, tout en se déclarant innocent des crimes qu’on lui reprochait, n’avait rien produit pour se justifier, que cependant les témoins… et les circonstances… l’inculpaient entièrement, vu les articles… du Code pénal, ordonnait, afin d’empêcher le susnommé de se soustraire à l’enquête et au jugement, de l’incarcérer et de donner copie de la présente au substitut, etc. Bref, on déclara à Mitia qu’il était désormais en état d’arrestation, qu’on allait le ramener à la ville et lui assigner une résidence fort peu agréable. Mitia haussa les épaules.


«C’est bien, messieurs, je ne vous en veux pas, je suis prêt… Je comprends qu’il ne vous reste pas autre chose à faire.»


Nicolas Parthénovitch lui expliqua qu’il allait être emmené par Mavriki Mavrikiévitch, qui se trouvait sur les lieux.


«Attendez», interrompit Mitia, et sous une impulsion irrésistible il s’adressa à tous les assistants: «Messieurs, nous sommes tous cruels, tous des monstres, c’est à cause de nous que pleurent les mères et les petits enfants, mais parmi tous, je le proclame, c’est moi le pire! Chaque jour, en me frappant la poitrine, je jurais de m’amender, et chaque jour je commettais les mêmes vilenies. Je comprends maintenant qu’à des êtres tels que moi il faut un coup de la destinée et son lasso, une force extérieure qui les maîtrise. Jamais je n’aurais pu me relever moi-même! Mais la foudre a éclaté. J’accepte les tortures de l’accusation, la honte publique. Je veux souffrir et me racheter par la souffrance! Peut-être y parviendrai-je, n’est-ce pas messieurs? Entendez-le pourtant une dernière fois: je n’ai pas versé le sang de mon père! J’accepte le châtiment, non pour l’avoir tué, mais pour avoir voulu le tuer, et peut-être même l’aurais-je fait! Je suis résolu néanmoins à lutter contre vous, je vous le déclare. Je lutterai jusqu’au bout, et ensuite à la grâce de Dieu! Adieu, messieurs, pardonnez-moi mes vivacités durant l’interrogatoire, j’étais encore insensé alors… Dans un instant je serai un prisonnier, et pour la dernière fois Dmitri Karamazov, comme un homme encore libre, vous tend la main. En vous faisant mes adieux, c’est au monde que je les fais!…»


Sa voix tremblait, il tendit en effet la main, mais Nicolas Parthénovitch, qui se trouvait le plus près de lui, cacha la sienne d’un geste convulsif. Mitia s’en aperçut, tressaillit. Il laissa retomber son bras.


«L’enquête n’est pas encore terminée, dit le juge un peu confus, elle va se poursuivre à la ville, et, de mon côté, je vous souhaite de parvenir… à vous justifier… Personnellement, Dmitri Fiodorovitch, je vous ai toujours considéré comme plus malheureux que coupable… Tous ici, si j’ose me faire leur interprète, nous sommes disposés à voir en vous un jeune homme noble au fond, mais hélas! entraîné par ses passions d’une façon excessive…»


Ces dernières paroles furent prononcées par le petit juge avec une grande dignité. Il sembla tout à coup à Mitia que ce «gamin» allait le prendre sous le bras, l’emmener dans un coin et continuer leur récente conversation sur les «fillettes». Mais, qui sait les idées intempestives qui viennent parfois, même à un criminel, qu’on mène au supplice.


«Messieurs, vous êtes bons, humains; puis-je la revoir, lui dire un dernier adieu?


– Sans doute, mais… en notre présence…


– D’accord.»


On amena Grouchegnka, mais l’adieu fut laconique et déçut Nicolas Parthénovitch. Grouchegnka fit un profond salut à Mitia.


«Je t’ai dit que je suis à toi, je t’appartiens pour toujours, je te suivrai partout où l’on t’enverra. Adieu, toi qui t’es perdu sans être coupable.»


Ses lèvres tremblaient, elle pleurait.


«Pardonne-moi, Groucha, de t’aimer, d’avoir aussi causé ta perte par mon amour.»


Mitia voulait parler encore, mais il s’arrêta et sortit. Aussitôt il fut entouré par des gens qui ne le perdaient pas de vue. Deux télègues attendaient au bas du perron, où il était arrivé la veille avec un tel fracas dans la troïka d’André. Mavriki Mavrikiévitch, trapu et robuste, le visage ratatiné, était irrité de quelque désordre inattendu et criait. D’un ton cassant, il invita Mitia à monter en télègue.» Jadis quand je lui payais à boire au cabaret, le personnage avait une autre mine», songea Mitia. Tryphon Borissytch descendait le perron. Près de la porte cochère se pressaient des manants, des femmes, les voituriers, tous examinaient Mitia.


«Adieu, bonnes gens! leur cria Mitia déjà en télègue.


– Adieu, dirent deux ou trois voix.


– Adieu, Tryphon Borissytch!»


Celui-ci était trop occupé pour se retourner. Il criait aussi et se trémoussait. Tout en mettant son caftan, l’homme désigné pour conduire la deuxième télègue, où devait monter l’escorte, soutenait énergiquement que ce n’était pas à lui de partir, mais à Akim. Akim n’était pas là; on courait à sa recherche; le paysan insistait, suppliait d’attendre.


«C’est une engeance effrontée que nous avons là, Mavriki Mavrikiévitch! s’écria Tryphon Borissytch. Il y a trois jours, Akim t’a donné vingt-cinq kopeks, tu les as bus et maintenant tu cries. Je m’étonne seulement de votre bonté envers de tels gaillards.


– Qu’avons-nous besoin d’une deuxième troïka? intervint Mitia, voyageons avec une seule, Mavriki Mavrikiévitch, je ne me révolterai ni ne m’enfuirai, qu’as-tu à faire d’une escorte?


– Apprenez à me parler, monsieur, veuillez ne pas me tutoyer et gardez vos conseils pour une autre fois», répliqua hargneusement Mavriki Mavrikiévitch, comme heureux d’exhaler sa mauvaise humeur.


Mitia se tut, rougit. Un instant après, il sentit vivement le froid. La pluie avait cessé, mais le ciel était couvert de nuages, un vent aigre soufflait au visage.» J’ai des frissons», songea Mitia en se pelotonnant. Enfin Mavriki Mavrikiévitch monta à son tour, s’assit pesamment, bien à l’aise, refoula Mitia sans paraître y prendre garde. À vrai dire il était mal disposé et fort mécontent de la mission dont on l’avait chargé.


«Adieu, Tryphon Borissytch!» cria de nouveau Mitia, sentant que cette fois ce n’était pas de bon cœur, mais de colère, malgré lui, qu’il criait.


L’aubergiste, l’air rogue, les mains derrière le dos, fixa Mitia d’un regard sévère et ne lui répondit pas. Mais une voix retentit soudain.


«Adieu Dmitri Fiodorovitch, adieu!»


Accourant sans casquette vers la télègue, Kalganov tendit à Mitia une main, que celui-ci eut encore le temps de serrer.


«Adieu, mon brave ami, je n’oublierai pas votre générosité!» dit-il avec chaleur.


Mais la télègue s’ébranla, leurs mains se dénouèrent, les grelots tintèrent: on emmenait Mitia.


Kalganov courut au vestibule, s’assit dans un coin, courba la tête, se cacha la figure dans ses mains et pleura longtemps, comme un petit garçon. Il était presque convaincu de la culpabilité de Mitia.» Qu’est-ce que les gens peuvent valoir, après cela!», murmurait-il, tout désemparé. Il ne voulait même plus vivre.» Est-ce que ça vaut la peine?» s’écriait-il dans son chagrin.

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