Quatrième partie

Livre X: Les garçons.

I. Kolia Krassotkine

Nous sommes aux premiers jours de novembre, par onze degrés de froid et temps de verglas. Pendant la nuit, il est tombé un peu de neige, que le vent «sec et piquant» soulève et balaie à travers les rues mornes de notre petite ville, surtout sur la place du marché. Il fait sombre ce matin, mais la neige a cessé. Non loin de la place, près de la boutique des Plotnikov, se trouve la petite maison, fort proprette tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, de Mme Krassotkine, veuve d’un fonctionnaire. Il y aura bientôt quatorze ans que le secrétaire de gouvernement [160] Krassotkine est mort, mais sa veuve, encore gentille et dans la trentaine, vit de ses rentes dans sa maisonnette. Douce et gaie, elle mène une existence modeste mais digne. Restée veuve à dix-huit ans, avec un fils qui venait de naître, elle se consacra tout entière à l’éducation de Kolia [161]. Elle l’aimait aveuglément, mais l’enfant lui causa certainement plus de peines que de joies car elle vivait dans la crainte perpétuelle de le voir tomber malade, prendre froid, polissonner, se blesser en jouant, etc. Lorsque Kolia alla au collège, sa mère se mit à étudier toutes les matières, afin de l’aider à faire ses devoirs; elle lia connaissance avec les professeurs et leurs femmes, cajola même les camarades de son fils, pour éviter qu’on se moquât de lui ou qu’on le battît. Ce fut au point que les écoliers commencèrent vraiment à se moquer de Kolia, à taquiner «le petit chéri à sa maman». Mais le garçon sut se faire respecter. Il était hardi et passa bientôt en classe pour «rudement fort», avec cela adroit, de caractère opiniâtre, d’esprit audacieux et entreprenant. C’était un bon élève; le bruit courait même que pour l’arithmétique et l’histoire universelle il damait le pion à son maître Dardanélov. Mais Kolia, tout en affectant un air de supériorité, était bon camarade et pas fier. Il acceptait comme dû le respect des écoliers et observait envers eux une attitude amicale. Il avait surtout le sens de la mesure, savait se retenir à l’occasion, et ne dépassait jamais à l’égard des professeurs la dernière limite au-delà de laquelle l’espièglerie, devenant du désordre et de l’insubordination, ne saurait être tolérée. Cependant il était toujours prêt à polissonner comme le dernier des gamins, quand l’occasion s’en présentait, ou plutôt à faire le malin, à épater la galerie. Rempli d’amour-propre, il avait su prendre de l’ascendant jusque sur sa mère, qui subissait depuis longtemps son despotisme. Seule l’idée que son fils l’aimait peu lui était insupportable: Kolia lui paraissait toujours «insensible» envers elle et parfois dans une crise de larmes elle lui reprochait sa froideur. Le garçon n’aimait pas cela, et plus on exigeait de lui des effusions, plus il s’y dérobait. C’était là d’ailleurs un effet de son caractère et non de sa volonté. Sa mère se trompait; il la chérissait, seulement il détestait «les tendresses de veau», comme il disait dans son langage d’écolier. Son père ayant laissé une bibliothèque, Kolia, qui adorait la lecture, restait parfois, à la grande surprise de sa mère, plongé des heures entières dans les livres, au lieu d’aller jouer. Il lut ainsi des choses au-dessus de son âge. Dans les derniers temps ses polissonneries – sans être perverses – épouvantaient sa mère par leur extravagance. Durant les vacances, en juillet, la mère et le fils allèrent passer huit jours chez une parente dont le mari était employé de chemin de fer à la gare la plus rapprochée de notre ville. (C’est là, à soixante-dix verstes, qu’Ivan Fiodorovitch Karamazov avait pris le train pour Moscou, un mois auparavant.) Kolia commença par examiner en détail le chemin de fer et son fonctionnement, afin de pouvoir ensuite éblouir ses camarades par ses nouvelles connaissances. En même temps, il se lia avec six ou sept gamins du voisinage, âgés de douze à quinze ans, parmi lesquels deux venaient de notre ville. Ils polissonnaient en commun et bientôt la bande joyeuse eut l’idée de faire un pari vraiment stupide, dont l’enjeu était de deux roubles. Kolia, un des plus jeunes et par conséquent un peu dédaigné par les plus âgés, poussé par l’amour-propre ou la témérité, paria de rester couché entre les rails, sans bouger, pendant que le train de onze heures du soir passerait sur lui à toute vapeur. À vrai dire, un examen préalable lui avait permis de constater que la chose était faisable, qu’on pouvait réellement s’aplatir entre les rails sans être même effleuré par le train. Mais quelle minute pénible à passer! Kolia jura partout qu’il le ferait. On commença par se moquer de lui, on le traita de fanfaron, ce qui l’excita davantage. Ces garçons de quinze ans se montraient vraiment par trop arrogants; n’avaient-ils pas refusé d’abord de considérer ce «gosse» comme un camarade! Offense intolérable. Par une nuit sans lune, on décida de se rendre à une verste de la gare, où le train roulerait déjà rapidement. À l’heure dite, Kolia se coucha entre les rails. Les cinq autres parieurs, le cœur défaillant, bientôt saisis d’effroi et de remords, attendaient dans les broussailles au bas du talus. Bientôt on entendit le train démarrer. Deux lanternes rouges brillèrent dans les ténèbres, le monstre approchait avec fracas.» Sauve-toi! sauve-toi!» crièrent-ils épouvantés. Trop tard, le train passa et disparut. Ils se précipitèrent vers Kolia qui gisait, inerte, se mirent à le secouer, à le soulever. Tout à coup il se redressa et déclara qu’il avait simulé un évanouissement pour leur faire peur. En réalité, il s’était évanoui pour de bon, comme lui-même l’avoua longtemps après à sa mère. De la sorte, sa renommée de «casse-cou» fut définitivement établie. Il revint à la maison blanc comme un linge. Le lendemain, il eut une fièvre nerveuse mais se montra très gai, très content. L’événement fut divulgué dans notre ville et parvint à la connaissance des autorités scolaires. La maman de Kolia les supplia de pardonner à son fils; enfin un maître estimé et influent, Dardanélov, parla en sa faveur et eut gain de cause. L’affaire n’eut pas de suites. Ce Dardanélov, célibataire encore jeune, était depuis longtemps amoureux de Mme Krassotkine; un an auparavant, le cœur plein d’appréhension, il s’était risqué à lui offrir sa main; elle avait refusé, craignant de trahir son fils en convolant. Néanmoins certains indices permettaient au prétendant de rêver qu’il n’était pas foncièrement antipathique à cette veuve charmante, mais chaste et délicate à l’excès. La folle équipée de Kolia dut rompre la glace, car après l’intervention de Dardanélov on donna à entendre à celui-ci qu’il pouvait nourrir quelque espoir, mais comme il était lui-même un phénomène de pureté et de délicatesse, cet espoir lointain suffisait à son bonheur. Il aimait le jeune garçon, mais eût trouvé humiliant de vouloir l’amadouer; il se montrait donc pour lui sévère et exigeant. Kolia lui-même tenait son maître à distance, préparait très bien ses devoirs, occupait la deuxième place, et toute la classe était persuadée que pour l’histoire universelle, il «damait le pion» à Dardanélov en personne. En effet, Kolia lui demanda une fois qui avait fondé Troie. À quoi le maître répondit par des considérations sur les peuples et leurs migrations, sur la nuit des temps, la Fable, mais ne put répondre à la question précise sur la fondation de Troie; il la trouva même oiseuse. Les élèves demeurèrent convaincus que Dardanélov n’en savait rien. Kolia s’était renseigné là-dessus dans Smaragdov, qui figurait parmi les livres de son père. Finalement, tous s’intéressèrent à la fondation de Troie, mais Krassotkine garda son secret, et son prestige demeura intact.


Après l’incident du chemin de fer, il se produisit un changement dans l’attitude de Kolia envers sa mère. Lorsque Anne Fiodorovna apprit la prouesse de son fils, elle faillit en perdre la raison. Elle eut de violentes crises de nerfs durant plusieurs jours, si bien que Kolia, sérieusement effrayé, lui donna sa parole d’honneur de ne jamais recommencer pareilles polissonneries. Il le jura à genoux devant l’icône et sur la mémoire de son père, comme Mme Krassotkine l’exigeait; l’émotion de cette scène fit pleurer l’» intrépide» Kolia comme un enfant de six ans: la mère et le fils passèrent la journée à se jeter dans les bras l’un de l’autre en versant des larmes. Le lendemain, Kolia se réveilla de nouveau «insensible», mais devint plus silencieux, plus modeste, plus réfléchi. Six semaines plus tard, il récidivait, et son nom alla jusqu’au juge de paix, mais cette fois il s’agissait d’une polissonnerie toute différente, ridicule même et stupide, commise par d’autres et où il n’était qu’impliqué. Nous en reparlerons. Sa mère continua à trembler et à se tourmenter, et l’espoir de Dardanélov grandissait dans la mesure de ses alarmes. Il faut noter que Kolia comprenait et devinait à cet égard Dardanélov et, bien entendu, le méprisait profondément pour ses «sentiments»; auparavant, il avait même l’indélicatesse d’exprimer son mépris devant sa mère, en faisant des allusions vagues aux intentions du soupirant. Mais après l’incident du chemin de fer il changea aussi de conduite sur ce point: il ne se permit plus aucune allusion et parla avec plus de respect de Dardanélov devant sa mère, ce que la sensible Anne Fiodorovna comprit tout de suite avec une gratitude infinie; au moindre mot sur Dardanélov dit en présence de Kolia, fût-ce par un étranger, elle devenait rouge comme une cerise. Dans ces moments-là Kolia regardait par la fenêtre d’un air maussade ou examinait l’état de ses chaussures, ou encore appelait rageusement «Carillon», un chien à longs poils, d’assez grande taille et laid, qu’il avait recueilli depuis un mois et gardait au secret, sans le montrer à ses camarades. Il le tyrannisait, lui enseignait différents tours, si bien que le pauvre animal hurlait quand son maître partait au collège et aboyait joyeusement à son retour, gambadait comme un fou, faisait le beau, le mort, etc., bref, montrait les tours qu’on lui avait appris, cela non au commandement, mais dans l’ardeur de son enthousiasme et de son attachement.


À propos, j’ai oublié de dire que Kolia Krassotkine était le garçon auquel Ilioucha, déjà connu du lecteur, fils du capitaine en retraite Sniéguiriov, avait donné un coup de canif en défendant son père que les écoliers tournaient en ridicule en l’appelant «torchon de tille».

II. Les gosses

Donc, par cette matinée glaciale et brumeuse de novembre, le jeune Kolia Krassotkine restait à la maison. C’était dimanche, il n’y avait pas de classe. Mais onze heures venaient de sonner, il lui fallait à tout prix sortir «pour une affaire très importante»; néanmoins il demeurait seul à garder la maison, car les grandes personnes avaient dû s’absenter par suite d’une circonstance extraordinaire. La veuve Krassotkine louait un logement de deux pièces, le seul de la maison, à la femme d’un médecin qui avait deux jeunes enfants. Cette dame était du même âge qu’Anne Fiodorovna et sa grande amie; quant au praticien, parti pour Orenbourg, puis pour Tachkent, on était sans nouvelles de lui depuis six mois, de sorte que la délaissée eût passé son temps à pleurer si l’amitié de Mme Krassotkine n’avait pas adouci son chagrin. Pour comble d’infortune, l’unique servante de la doctoresse avait déclaré brusquement à sa maîtresse, durant la nuit, qu’elle se préparait à accoucher le matin. Il était presque miraculeux que personne n’eût remarqué la chose jusqu’alors. La doctoresse, stupéfaite, décida, pendant qu’il était encore temps, de transporter Catherine chez une sage-femme qui prenait des pensionnaires. Comme elle tenait fort à cette servante, elle mit aussitôt son projet à exécution et resta même auprès d’elle. Ensuite, le matin, il fallut recourir au concours et à l’aide de Mme Krassotkine, qui pouvait à cette occasion tenter une démarche et exercer une certaine protection. Ainsi les deux dames étaient absentes, la servante de Mme Krassotkine, Agathe, partie au marché, et Kolia se trouvait provisoirement le gardien des «mioches», le petit garçon et la fillette de la doctoresse, restés seuls. La garde de la maison n’effrayait pas Kolia, surtout avec Carillon; celui-ci avait reçu l’ordre de se coucher sous un banc, dans le vestibule, «sans bouger», et chaque fois que son maître passait, il dressait la tête, frappait le plancher de sa queue d’un air suppliant, mais hélas! aucun appel ne retentissait. Kolia lançait des regards sévères à l’infortuné caniche, qui retombait dans son immobilité complète. Mais Kolia n’était préoccupé que des «mioches». Alors que l’aventure de Catherine lui inspirait un profond mépris, il aimait fort les petits et leur avait déjà apporté un livre amusant. Nastia l’aînée, huit ans, savait lire et le cadet, Kostia [162], sept ans, aimait à l’écouter. Bien entendu, Krassotkine aurait pu les intéresser en jouant avec eux aux soldats ou à cache-cache, par toute la maison. Il ne dédaignait pas de le faire à l’occasion, si bien que le bruit se répandit en classe que Krassotkine jouait chez lui à la troïka avec ses petits locataires, faisait le cheval de volée, galopait, tête baissée. Krassotkine repoussait fièrement cette accusation en faisant remarquer qu’avec des camarades de cet âge il eût été honteux, en effet, «à notre époque», de jouer aux chevaux, mais qu’il faisait ça pour les «mioches» parce qu’il les aimait, et personne n’avait le droit de lui demander compte de ses sentiments. En revanche, les deux «mioches» l’adoraient. Mais cette fois-ci il ne s’agissait pas de jeux; il avait à s’occuper d’une affaire très importante et quasi mystérieuse. Cependant, le temps passait et Agathe, à qui on aurait pu confier les enfants, ne daignait pas rentrer du marché. Plusieurs fois il avait traversé le vestibule, ouvert la porte de la locataire, observé avec sollicitude les mioches en train de lire sur son injonction; chaque fois qu’il se montrait, les enfants lui adressaient un large sourire, s’attendant à le voir entrer et faire quelque drôlerie. Mais Kolia était soucieux et n’entrait pas. Enfin, onze heures sonnèrent et il décida fermement que si, dans dix minutes, la «maudite» Agathe n’était pas de retour, il sortirait sans l’attendre, bien entendu après avoir fait promettre aux «mioches» de ne pas avoir peur en son absence, de ne pas faire de bêtises, de ne pas pleurnicher. Dans ces dispositions il mit son petit pardessus ouaté, jeta son sac sur son épaule et, bien que sa mère lui eût maintes fois enjoint de ne jamais sortir «par un froid pareil» sans mettre ses caoutchoucs, il se contenta de leur jeter un regard dédaigneux en passant dans le vestibule. Carillon, le voyant habillé pour sortir, battit le plancher de sa queue en se trémoussant et allait même pousser un gémissement plaintif, mais Kolia jugea une telle ardeur contraire à la discipline: il tint le caniche encore une minute sous le banc et ne le siffla qu’en ouvrant la porte du vestibule. La bête s’élança comme une folle et se mit à gambader de joie. Kolia alla voir ce que faisaient les «mioches». Ils avaient cessé de lire et discutaient avec animation, comme ça leur arrivait fréquemment; Nastia, en qualité d’aînée, l’emportait toujours, et si Kostia ne se rangeait pas à son avis, il en appelait presque toujours à Kolia Krassotkine, dont la sentence était définitive pour les deux parties. Cette fois, la discussion des «mioches» avait quelque intérêt pour Kolia qui resta sur le seuil à écouter, ce que voyant, les enfants redoublèrent d’ardeur dans leur controverse.


«Jamais, jamais je ne croirai, soutenait Nastia, que les sages-femmes trouvent les petits enfants dans les choux. Nous sommes en hiver, il n’y a pas de choux et la bonne femme n’a pas pu apporter une fillette à Catherine.


– Fi! murmura Kolia.


– Si elles les apportent de quelque part, c’est seulement à celles qui se marient.»


Kostia fixait sa sœur, écoutait gravement, réfléchissait.


«Nastia, que tu es sotte! dit-il enfin d’un ton calme, comment Catherine peut-elle avoir un enfant, puisqu’elle n’est pas mariée?»


Nastia s’irrita.


«Tu ne comprends rien; peut-être avait-elle un mari, mais on l’a mis en prison.


– Est-ce qu’elle a vraiment un mari en prison? demanda le positif Kostia.


– Ou bien voilà, reprit impétueusement Nastia abandonnant sa première hypothèse; elle n’a pas de mari, tu as raison, mais elle veut se marier, elle s’est mise à songer comment faire, elle y a songé et songé, si bien qu’elle a fini par avoir, au lieu d’un mari, un petit enfant.


– C’est possible, acquiesça Kostia, subjugué, mais comment pouvais-je le savoir, puisque tu ne m’en as jamais rien dit?


– Eh bien, marmaille, proféra Kolia en s’avançant, vous êtes gent dangereuse, à ce que je vois!


– Carillon est avec vous? dit en souriant Kostia qui se mit à faire claquer ses doigts et à l’appeler.


– Mioches, je suis dans l’embarras, commença Krassotkine d’un ton solennel, venez à mon aide; Agathe a dû se casser la jambe, puisqu’elle ne revient pas, c’est sûr et certain; j’ai à sortir, me laisserez-vous aller?»


Les enfants se regardèrent soucieux, leurs visages souriants exprimèrent l’inquiétude. Ils ne comprenaient pas encore bien ce qu’on leur voulait.


«Vous ne ferez pas de bêtises en mon absence? Vous ne grimperez pas sur l’armoire pour vous casser une jambe? Vous ne pleurerez pas de frayeur, tout seuls?»


L’angoisse apparut sur les petits visages.


«En revanche, je pourrais vous montrer quelque chose, un petit canon en cuivre qui se charge avec de la vraie poudre.»


Les petits visages s’éclairèrent.


«Montrez le canon», dit Kostia radieux.


Krassotkine tira de son sac un petit canon en bronze qu’il posa sur la table.


«Regarde, il est sur roues, dit-il en faisant rouler le jouet; on peut le charger avec de la grenaille et tirer.


– Et il tue?


– Il tue tout le monde, il suffit de le pointer.»


Krassotkine expliqua où il fallait mettre la poudre, la grenaille, indiqua une petite ouverture qui représentait la lumière, exposa qu’il y avait un recul. Les enfants écoutaient avec une ardente curiosité. Le recul surtout frappait leur imagination.


«Et vous avez de la poudre? s’informa Nastia.


– Oui.


– Montrez-nous aussi la poudre», dit-elle avec un sourire implorant.


Krassotkine tira de son sac une petite fiole où il y avait en effet un peu de vraie poudre et quelques grains de plomb enveloppés dans du papier. Il déboucha même la fiole, versa un peu de poudre dans sa main.


«Voilà, seulement gare au feu, sinon elle sautera et nous périrons tous», dit-il pour les impressionner.


Les enfants examinaient la poudre avec une crainte respectueuse qui accroissait le plaisir. Les grains de plomb surtout plaisaient à Kostia.


«Le plomb ne brûle pas? demanda-t-il.


– Non.


– Donnez-moi un peu de plomb, dit-il d’un ton suppliant.


– En voilà un peu, prends, seulement ne le montre pas à ta mère avant mon retour, elle croirait que c’est de la poudre, elle mourrait de frayeur et vous donnerait le fouet.


– Maman ne nous donne jamais les verges, fit remarquer Nastia.


– Je sais, j’ai dit ça seulement pour la beauté du style. Et vous, ne trompez jamais votre maman, sauf cette fois, jusqu’à ce que je revienne. Donc, mioches, puis-je m’en aller, oui ou non? Vous ne pleurerez pas de frayeur en mon absence?


– Si, nous pleu-re-rons, dit lentement Kostia, se préparant déjà à le faire.


– Nous pleurerons, c’est sûr, appuya Nastia, craintive.


– Oh! mes enfants, quel âge dangereux est le vôtre! Allons, il n’y a rien à faire, il me faudra rester avec vous je ne sais combien de temps. Et le temps est précieux.


– Commandez à Carillon de faire le mort, demanda Kostia.


– C’est cela, recourons à Carillon. Ici, Carillon!»


Kolia ordonna au chien de montrer ses talents. C’était un chien à longs poils d’un gris violâtre, de la taille d’un mâtin ordinaire, borgne de l’œil droit, et l’oreille gauche fendue. Il faisait le beau, marchait sur les pattes de derrière, se couchait sur le dos les pattes en l’air et restait inerte, comme mort. Durant ce dernier exercice la porte s’ouvrit et la grosse servante Agathe, une femme de quarante ans, grêlée, parut sur le seuil, son filet de provisions à la main, et s’arrêta à regarder. Kolia, si pressé qu’il fût, n’interrompit pas la représentation, et lorsqu’il siffla enfin Carillon, l’animal se mit à gambader dans la joie du devoir accompli.


«En voilà un chien! dit Agathe avec admiration.


– Et pourquoi es-tu restée si longtemps, sexe féminin? demanda sévèrement Krassotkine.


– Sexe féminin! voyez-vous ce morveux!


– Morveux?


– Oui, morveux. De quoi te mêles-tu? Si je suis en retard, c’est qu’il le fallait, marmotta Agathe en commençant à fourrager autour du poêle, d’un ton nullement irrité et comme joyeuse de pouvoir se prendre de bec avec ce jeune maître si enjoué.


– Écoute, vieille écervelée, peux-tu me jurer par tout ce qu’il y a de sacré en ce monde que tu surveilleras ces mioches en mon absence? Je m’en vais.


– Et pourquoi te jurer? dit Agathe en riant. Je veillerai sur eux comme ça.


– Non, il faut que tu le jures sur ton salut éternel. Sinon je ne m’en vais pas.


– À ton aise. Qu’est-ce que ça peut me faire, il gèle, reste à la maison.


– Mioches, cette femme restera avec vous jusqu’à mon retour ou à celui de votre maman, qui devrait déjà être là. En outre, elle vous donnera à déjeuner. N’est-ce pas Agathe?


– Ça peut se faire.


– Au revoir, enfants, je m’en vais le cœur tranquille. Toi, grand-maman, dit-il gravement à mi-voix en passant à côté d’Agathe, j’espère que tu ne leur raconteras pas de bêtises au sujet de Catherine; tu ménageras leur innocence, hein? Ici, Carillon.


– Veux-tu bien te taire! dit Agathe, irritée cette fois pour de bon. On devrait te fouetter pour des mots pareils.»

III. L’écolier

Mais Kolia n’entendit pas. Enfin, il était libre. En franchissant la porte cochère, il haussa les épaules et après avoir dit: «Quel froid!» se dirigea vers la place du marché. En route, il s’arrêta devant une maison, tira un sifflet de sa poche, siffla de toutes ses forces, comme pour un signal convenu. Au bout d’une minute, on vit sortir un garçon de onze ans, au teint vermeil, vêtu également d’un pardessus chaud et même élégant. C’était le jeune Smourov, élève de la classe préparatoire (alors que Kolia était déjà en sixième), fils d’un fonctionnaire aisé, à qui ses parents défendaient de fréquenter Krassotkine, à cause de sa réputation de polisson, de sorte que Smourov venait de s’absenter furtivement. Ce Smourov, si le lecteur s’en souvient, faisait partie du groupe qui lançait des pierres à Ilioucha, deux mois auparavant, et c’est lui qui avait parlé d’Ilioucha à Aliocha Karamazov.


«Voilà une heure que je t’attends, Krassotkine», proféra Smourov d’un ton résolu.


Les deux garçons prirent le chemin de la place.


«Si je suis en retard, répliqua Krassotkine, c’est la faute aux circonstances. On ne te fouettera pas pour être venu avec moi?


– Quelle idée! Est-ce qu’on me fouette! Carillon est avec toi?


– Mais oui.


– Tu l’emmènes là-bas?


– Je l’emmène.


– Ah! si c’était Scarabée!


– Impossible. Scarabée n’existe plus. Il a disparu on ne sait où.


– Mais, dit Smourov en s’arrêtant tout à coup, puisque Ilioucha prétend que Scarabée avait aussi de longs poils gris de fumée, comme Carillon, ne pourrait-on pas dire que c’est lui, Scarabée? Il le croirait peut-être?


– Écolier, exècre le mensonge, et d’un; même pour une bonne œuvre, et de deux. Surtout j’espère que tu n’as soufflé mot de mon arrivée.


– Dieu merci, je comprends les choses. Mais on ne le consolera pas avec Carillon, soupira Smourov. Son père, le capitaine, Torchon de tille, nous a dit qu’on lui apporterait aujourd’hui un jeune chien, un véritable molosse, avec le museau noir; il pense consoler ainsi Ilioucha, mais c’est peu probable.


– Comment va-t-il, Ilioucha?


– Mal, mal! Je le crois phtisique. Il a toute sa connaissance, mais sa respiration est bien mauvaise. L’autre jour il a demandé qu’on le promène un peu, on lui a mis ses souliers, il est tombé au bout de quelques pas.» Ah! papa, je t’avais bien dit que ces souliers sont mauvais, j’ai toujours eu de la peine à marcher avec.» Il pensait tomber à cause des souliers, et c’était simplement de faiblesse. Il ne passera pas la semaine. Herzenstube le visite. Ils ont de nouveau beaucoup d’argent.


– Canailles!


– Qui cela?


– Les docteurs, et toute la racaille médicale, en général et en particulier. Je renie la médecine, elle ne sert à rien. D’ailleurs, j’approfondirai la question. Dites-moi, vous êtes devenus bien sentimentaux, là-bas. Toute la classe s’y rend en corps, je crois?


– Pas toute, mais une dizaine d’entre nous y vont tous les jours.


– Ce qui me surprend, dans tout ceci, c’est le rôle d’Alexéi Karamazov; on va juger demain ou après-demain son frère pour un crime épouvantable et il trouve moyen de faire du sentiment avec des écoliers!


– Mais personne ne fait de sentiment. Ne vas-tu pas toi-même te réconcilier avec Ilioucha?


– Me réconcilier? Drôle d’expression. D’ailleurs, je ne permets à personne d’analyser mes actes.


– Comme Ilioucha sera content de te voir! Il ne se doute pas que tu viens. Pourquoi as-tu si longtemps refusé d’aller le voir? s’exclama tout à coup Smourov avec chaleur.


– Mon cher, c’est mon affaire et non la tienne. J’y vais de moi-même, parce que telle est ma volonté, tandis que c’est Alexéi Karamazov qui vous a tous menés là-bas; il y a donc une différence. Et qu’en sais-tu, je n’y vais peut-être pas du tout pour me réconcilier? Quelle stupide expression.


– Karamazov n’est pour rien là-dedans. Les copains ont simplement pris l’habitude d’aller là-bas, au début bien sûr avec Karamazov. D’abord l’un, puis l’autre. Mais tout s’est passé sans niaiseries. Le père était ravi de nous voir. Tu sais, il perdra la raison si Ilioucha meurt. Il voit que son fils est perdu. Ça lui fait tant plaisir que nous nous soyons réconciliés avec Ilioucha. Ilioucha s’est informé de toi, mais sans rien ajouter. Son père deviendra fou ou se pendra. Déjà auparavant il avait les allures d’un insensé. C’est un brave homme, sais-tu, victime d’une erreur. Ce parricide a eu grand tort de le battre l’autre jour.


– Pourtant Karamazov demeure pour moi une énigme. J’aurais pu faire depuis longtemps sa connaissance, mais, dans certains cas, j’aime à me tenir sur la réserve. De plus, je me suis fait sur lui une opinion qu’il me faudra vérifier.»


Sur ce, Kolia observa un silence plein de gravité et Smourov de même. Bien entendu, Smourov respectait Kolia Krassotkine et ne songeait même pas à se comparer à lui. Maintenant il était très intrigué, car Kolia avait expliqué qu’il venait «de lui-même»; il devait y avoir un mystère dans cette décision soudaine d’aller aujourd’hui chez Ilioucha. Ils suivaient la place du marché, encombrée de charrettes et de volailles. Sous les auvents des boutiques, des bonnes femmes vendaient des craquelins, du fil, etc. Dans notre ville, ces rassemblements du dimanche sont appelés naïvement des foires et il y en a beaucoup dans l’année. Carillon courait de l’humeur la plus joyeuse, s’écartait constamment à droite ou à gauche pour flairer quelque chose. Quant à ses congénères rencontrés en chemin, il les flairait très volontiers, selon les règles en usage parmi les chiens.


«J’aime à observer la réalité, Smourov, dit soudain Kolia. Tu as remarqué comme les chiens se flairent en s’abordant? C’est là, chez eux, une loi générale de la nature.


– Oui, une loi ridicule.


– Mais non, tu as tort. Il n’y a rien de ridicule dans la nature, quoi qu’en pense l’homme avec ses préjugés. Si les chiens pouvaient raisonner et critiquer, ils trouveraient sûrement autant de ridicule, sinon davantage, dans les rapports sociaux de leurs maîtres, sinon davantage, je le répète, car je suis persuadé qu’il y a bien plus de sottises chez nous. C’est l’idée de Rakitine, une idée remarquable. Je suis socialiste, Smourov.


– Qu’est-ce que le socialisme? demanda Smourov.


– L’égalité pour tous, communauté d’opinions, suppression du mariage, libre à chacun d’observer la religion et les lois qui lui conviennent, etc., etc. Tu es encore trop jeune pour comprendre ces questions… Il fait froid, dis donc!


– Oui, douze degrés. Mon père a regardé le thermomètre tout à l’heure.


– As-tu remarqué, Smourov, qu’au milieu de l’hiver, avec quinze ou même dix-huit degrés, le froid paraît moins vif que maintenant, au début, lorsqu’il gèle tout à coup à douze degrés et qu’il y a encore peu de neige? Cela signifie que les gens n’y sont pas encore habitués. Chez eux, tout est habitude, dans tout, même en politique… Ce qu’il est drôle, ce croquant!»


Kolia désigna un paysan de haute taille, en touloupe [163], à l’air bonasse, qui, à côté de sa charrette, se réchauffait en frappant ses mains l’une contre l’autre dans ses mitaines. Sa barbe était couverte de givre.


«Ta barbe est gelée, mon brave, dit Kolia à haute voix et sur un ton taquin, en passant à côté de lui.


– Il y en a bien d’autres de gelées, répliqua l’homme sentencieusement.


– Ne le taquine pas, supplia Smourov.


– Ça ne fait rien, il ne se fâchera pas, c’est un brave homme. Adieu, Mathieu.


– Adieu.


– T’appelles-tu Mathieu pour de bon?


– Mais oui. Tu ne le savais pas?


– Non; j’ai dit ça au hasard.


– Voyez-vous ça! Tu es peut-être écolier?


– Tout juste.


– Est-ce qu’on te fouette?


– Bien sûr.


– Fort?


– Ça arrive.


– La vie n’est pas gaie, soupira le bonhomme de tout son cœur.


– Adieu, Mathieu.


– Adieu. Tu es un gentil petit gars.»


Les deux garçons continuèrent leur chemin.


«C’est un bon type, dit Kolia à Smourov. J’aime à parler au peuple, à lui rendre justice.


– Pourquoi lui as-tu fait croire qu’on nous fouettait? demanda Smourov.


– Pour lui faire plaisir.


– Comment ça?


– Vois-tu, Smourov, je n’aime pas qu’on insiste, quand on ne comprend pas au premier mot. Il y a des choses impossibles à expliquer. Dans l’idée du bonhomme, on doit fouetter les écoliers; qu’est-ce qu’un écolier qu’on ne fouette pas? Et si je lui dis que non, ça lui fera de la peine. D’ailleurs, tu ne peux pas comprendre ça. Il faut savoir parler au peuple.


– Seulement, pas de taquineries, je t’en prie, ça ferait encore une histoire, comme avec cette oie.


– Tu as peur?


– Garde-t’en bien, Kolia, en vérité, j’ai peur. Mon père serait furieux. On m’a expressément défendu de sortir avec toi.


– N’aie crainte, cette fois il n’arrivera rien. Bonjour, Natacha, cria-t-il à une marchande.


– Natacha? C’est Marie, que je m’appelle, glapit la marchande, une femme encore jeune.


– Va pour Marie. C’est un beau nom! Adieu, Marie.


– Ah, le polisson! C’est pas plus haut qu’une botte, et de quoi que ça se mêle!


– Je n’ai pas le temps, tu me conteras ça dimanche prochain, fit Kolia en gesticulant, comme si c’était elle qui l’importunait.


– Et qu’est-ce que je te raconterai dimanche prochain? C’est toi qui m’as cherché chicane, espèce de morveux! Tu mérites une bonne fessée, on te connaît, garnement!»


Un rire s’éleva parmi les marchandes voisines de Marie, quand tout à coup surgit d’une arcade un individu excité, l’air d’un commis de boutique, d’ailleurs étranger à notre ville, vêtu d’un caftan à longues basques, coiffé d’une casquette à visière, encore jeune, les cheveux châtains bouclés, le visage pâle et grêlé. Il paraissait agité sans savoir pourquoi et se mit aussitôt à menacer Kolia du poing.


«J’te connais, hurlait-il, j’te connais!»


Kolia le dévisagea. Il ne se souvenait pas de s’être chamaillé avec cet homme; d’ailleurs il avait eu trop souvent des altercations dans la rue pour se les rappeler toutes.


«Tu me connais? demanda-t-il ironiquement.


– J’te connais, j’te connais! rabâchait l’individu.


– Tu as bien de la chance. Mais je suis pressé, adieu!


– T’as pas fini de faire l’insolent? J’te connais, mon gars.


– Si je fais l’insolent, l’ami, ce n’est pas ton affaire! proféra Kolia en s’arrêtant, les yeux toujours fixés sur lui.


– Comment ça?


– Comme ça.


– De qui que c’est l’affaire, alors? Dis voir…


– De Tryphon Nikititch.


– De qui?»


Le gars, toujours échauffé, fixa Kolia d’un air stupide. Celui-ci le toisa gravement.


«Es-tu allé à l’église de l’Ascension? demanda-t-il sur un ton impérieux.


– Où ça? Pour quoi faire? Non, j’y suis point allé, fit le gars déconcerté.


– Connais-tu Sabanéiev? dit Kolia sur le même ton.


– Sabanéiev? Non, j’le connais point.


– Alors va te faire fiche! trancha Kolia, qui tournant à droite, s’éloigna d’un pas rapide, comme dédaignant de parler à un nigaud qui ne connaissait même pas Sabanéiev.


– Attends voir! Quel Sabanéiev? se ravisa le gars, de nouveau agité. De qui parlait-il?» demanda-t-il aux marchandes, en les regardant d’un air hébété.


Les bonnes femmes éclatèrent de rire.


«Il est futé, ce gamin, fit l’une d’elle.


– De quel Sabanéiev parlait-il? s’acharnait à répéter le gars en gesticulant.


– Ça doit être le Sabanéiev qui travaillait chez les Kouzmitchev, voilà ce qui en est», conjectura une bonne femme.


Le gars la considéra avec effarement.


«Kouz-mi-tchev? reprit une autre. Alors, c’est pas Tryphon, c’est Kouzma qu’il s’appelle. Mais le petit gars a dit Tryphon Nikitich; c’est pour sûr pas lui.


– Non, c’est pas Tryphon et c’est pas non plus Sabanéiev, c’est Tchijov, intervint une troisième marchande, qui avait écouté sérieusement, Alexéi Ivanovitch Tchijov.


– T’as raison, c’est Tchijov», confirma une quatrième.


Le gars abasourdi regardait tantôt l’une, tantôt l’autre.


«Mais pourquoi qu’il m’a demandé ça, dites voir, mes bonnes gens? s’exclama-t-il presque désespéré.» Connais-tu Sabanéiev?» Qui diable que ça peut bien être, Sabanéiev?


– T’as la tête dure, on te dit que c’est pas Sabanéiev, mais Tchijov, Alexéi Ivanovitch, comprends-tu? dit gravement une marchande.


– Quel Tchijov? Dis-moi-le, puisque tu le sais.


– Un grand, qu’a les cheveux longs; on le voyait au marché c’t’été.


– Que veux-tu que je fasse de ton Tchijov, hein! bonnes gens?


– Et qu’est-ce que j’en sais moi-même?


– Qui peut savoir ce que tu lui veux? reprit une autre. Tu dois le savoir toi-même, puisque tu brailles. Car c’est à toi qu’on parlait, pas à nous, nigaud… Alors comme ça, tu le connais pas?


– Qui ça?


– Tchijov.


– Que le diable emporte Tchijov et toi avec! Je le rosserai, ma parole, Il s’est fichu de moi!


– Toi, rosser Tchijov? C’est lui qui te rossera, espèce de serin!


– C’est pas Tchijov, méchante gale, c’est le gamin que je rosserai. Amenez-le, amenez-le, il s’est fichu de moi!»


Les bonnes femmes éclatèrent de rire. Kolia était déjà loin et cheminait d’un air vainqueur. Smourov, à ses côtés, se retournait parfois vers le groupe criard. Lui aussi s’amusait beaucoup, tout en appréhendant d’être mêlé à une histoire avec Kolia.


«De quel Sabanéiev lui parlais-tu? demanda-t-il à Kolia, en se doutant de la réponse.


– Qu’est-ce que j’en sais? Maintenant, ils vont se chamailler jusqu’au soir. J’aime à mystifier les imbéciles dans toutes les classes de la société… Tiens, voilà encore un nigaud. Note ceci; on dit: «Il n’est pire sot qu’un sot français», mais une physionomie russe se trahit également. Regarde-moi ce bonhomme-là: n’est-ce pas écrit sur son front qu’il est un imbécile?


– Laisse-le tranquille, Kolia, passons notre chemin.


– Jamais de la vie, je suis parti, maintenant. Hé! bonjour, mon gars!»


Un robuste individu, qui marchait lentement et semblait pris de boisson, la figure ronde et naïve, la barbe grisonnante, leva la tête et dévisagea l’écolier.


«Bonjour, si tu ne plaisantes pas, répondit-il sans se presser.


– Et si je plaisante? dit Kolia en riant.


– Alors, plaisante, si le cœur t’en dit. On peut toujours plaisanter, ça ne fait de mal à personne.


– Excuse-moi, j’ai plaisanté.


– Eh bien, que Dieu te pardonne!


– Et toi, me pardonnes-tu?


– De grand cœur. Passe ton chemin.


– Tu m’as l’air d’un gars pas bête.


– Moins bête que toi, répondit l’autre avec le même sérieux.


– J’en doute, fit Kolia un peu déconcerté.


– C’est pourtant vrai.


– Après tout, ça se peut bien.


– Je sais ce que je dis.


– Adieu, mon gars.


– Adieu.


– Il y a des croquants de différentes sortes, déclara Kolia après une pause. Pouvais-je savoir que je tomberais sur un sujet intelligent?»


Midi sonna à l’horloge de l’église. Les écoliers pressèrent le pas et ne parlèrent presque plus durant le trajet, encore assez long. À vingt pas de la maison, Kolia s’arrêta, dit à Smourov d’aller le premier et d’appeler Karamazov.


«Il faut, au préalable, se renseigner, lui dit-il.


– À quoi bon le faire venir? objecta Smourov. Entre tout droit, on sera ravi de te voir. Pourquoi lier connaissance dans la rue, par ce froid?


– Je sais pourquoi je le fais venir ici au froid», répliqua Kolia d’un ton despotique qu’il aimait prendre avec ces «mioches».


Smourov courut aussitôt exécuter les ordres de Krassotkine.

IV. Scarabée.

Kolia, l’air important, s’adossa à la barrière, attendant l’arrivée d’Aliocha. Il avait beaucoup entendu parler de lui par ses camarades, mais toujours témoigné une indifférence méprisante à ce qu’ils lui rapportaient à son sujet. Néanmoins dans son for intérieur il désirait beaucoup faire sa connaissance; il y avait, dans tout ce qu’on racontait d’Aliocha, tant de traits qui attiraient la sympathie! Aussi le moment était-il grave; il s’agissait de sauvegarder sa dignité, de faire preuve d’indépendance: «Sinon, il me prendra pour un gamin comme ceux-ci. Que sont-ils pour lui? Je le lui demanderai quand nous aurons fait connaissance. C’est dommage que je sois de si petite taille. Touzikov est plus jeune que moi et il a la moitié de la tête en plus. Je ne suis pas beau, je sais que ma figure est laide, mais intelligente. Il ne faut pas non plus trop m’épancher; en me jetant tout de suite dans ses bras il croirait… Fi, quelle honte, s’il allait croire…»


Ainsi s’agitait Kolia tout en s’efforçant de prendre un air dégagé. Sa petite taille le tourmentait plus encore que sa «laideur». À la maison, dès l’année précédente, il avait marqué sa taille au crayon sur le mur, et tous les deux mois, le cœur battant, il se mesurait pour voir s’il avait grandi. Hélas! il grandissait fort lentement, ce qui le mettait parfois au désespoir. Quant à son visage, il n’était nullement «laid», mais au contraire assez gentil, pâle, semé de taches de rousseur. Les yeux gris et vifs regardaient hardiment et brillaient souvent d’émotion. Il avait les pommettes un peu larges; de petites lèvres plutôt minces, mais très rouges; le nez nettement retroussé, «tout à fait camus, tout à fait camus!» murmurait en se regardant au miroir Kolia, qui se retirait toujours avec indignation.» Et je ne dois même pas avoir l’air intelligent», songeait-il parfois, doutant même de cela. Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que le souci de sa figure et de sa taille l’absorbât tout entier. Au contraire, si vexantes que fussent les stations devant le miroir, il les oubliait bientôt et pour longtemps, «en se consacrant tout entier aux idées et à la vie réelle», ainsi que lui-même définissait son activité.


Aliocha parut bientôt et s’avança rapidement vers Kolia; celui-ci remarqua de loin qu’il avait l’air radieux.» Est-il vraiment si content de me voir?» songeait Kolia avec satisfaction. Notons, en passant, qu’Aliocha avait beaucoup changé depuis que nous l’avons quitté; il avait abandonné le froc et portait maintenant une redingote de bonne coupe, un feutre gris, les cheveux courts. Il avait gagné au change et paraissait un beau jeune homme. Son charmant visage respirait toujours la gaieté, mais une gaieté douce et tranquille. Kolia fut surpris de le voir sans pardessus; il avait dû se dépêcher. Il tendit la main à l’écolier.


«Vous voilà enfin, dit-il; nous vous attendions avec impatience.


– Mon retard avait des causes que vous apprendrez. En tout cas, je suis heureux de faire votre connaissance. J’en attendais l’occasion, on m’a beaucoup parlé de vous, murmura Kolia, un peu gêné.


– Nous aurions fait de toute façon connaissance; moi aussi j’ai beaucoup entendu parler de vous, mais ici vous venez trop tard.


– Dites-moi, comment cela va-t-il, ici?


– Ilioucha va très mal, il ne s’en tirera pas.


– Est-ce possible? Convenez que la médecine est une infamie, Karamazov, dit Kolia avec chaleur.


– Ilioucha s’est souvenu de vous bien des fois, même dans son délire. On voit que vous lui étiez très cher auparavant… jusqu’à l’incident du canif. Il doit y avoir une autre cause… Ce chien est à vous?


– Oui, c’est Carillon.


– Ah, ce n’est pas Scarabée? dit Aliocha en regardant tristement Kolia dans les yeux. L’autre a vraiment disparu?


– Je sais que vous voudriez tous avoir Scarabée, on m’a tout raconté, répliqua Kolia, avec un sourire énigmatique. Écoutez, Karamazov, je vais tout vous dire, c’est d’ailleurs pour vous expliquer la situation que je vous ai fait venir avant d’entrer, commença-t-il avec animation. Au printemps, Ilioucha est entré en préparatoire. Vous savez ce que sont les élèves de cette classe: des moutards, de la marmaille. Ils se mirent aussitôt à le taquiner. Je suis deux classes plus haut et, bien entendu, je les observe de loin. Je vois un petit garçon chétif, qui ne se soumet pas, se bat même avec eux; il est fier, ses yeux brillent. J’aime ces caractères-là. Les autres redoublent. Le pire, c’est qu’il avait alors un méchant costume, un pantalon qui remontait, des souliers percés. Raison de plus pour l’humilier. Cela me déplut, je pris aussitôt sa défense et je leur donnai une leçon, car je les bats et ils m’adorent, vous savez cela, Karamazov? dit Kolia avec une fierté expansive. En général, j’aime les marmots. J’ai maintenant, à la maison, deux gosses sur les bras, ce sont eux qui m’ont retenu aujourd’hui. On cessa de battre Ilioucha et je le pris sous ma protection. C’est un garçon fier, je vous assure, mais il finit par m’être servilement dévoué, exécuta mes moindres ordres, m’obéit comme à Dieu, s’efforça de m’imiter. Aux récréations, il venait me trouver et nous nous promenions ensemble, le dimanche également. Au collège, on se moque de voir un grand se lier ainsi avec un petit, mais c’est un préjugé. Telle est ma fantaisie, et basta, n’est-ce pas? Ainsi, vous, Karamazov, qui vous êtes lié avec tous ces gosses, vous voulez, n’est-ce pas, influer sur la jeune génération, la former, vous rendre utile? Et, je l’avoue, ce trait de votre caractère, que je connaissais par ouï-dire, m’a fort intéressé, plus qu’aucun autre. Mais venons au fait: je remarque que ce garçon devient sensible, sentimental à l’excès; or, sachez que depuis ma naissance je suis l’ennemi décidé des «tendresses de veau». De plus, il se contredit: tantôt il se montre servilement dévoué, tantôt ses yeux étincellent, il ne veut pas tomber d’accord avec moi, il discute, il se fâche. J’exposais parfois certaines idées; ce n’est pas qu’il y fût opposé, mais je voyais qu’il se révoltait contre moi personnellement, parce que je répondais à ses tendresses par de la froideur. Afin de le dresser, je me montrai d’autant plus froid qu’il devenait plus tendre; je le faisais exprès, telle était ma conviction. Je me proposais de former son caractère, de l’égaliser, de faire de lui un homme… enfin, vous m’entendez à demi-mot. Tout-à-coup, je le vois plusieurs jours de suite troublé, affligé, non à cause des tendresses, mais pour quelque chose d’autre, de plus fort, de supérieur. «Quelle est cette tragédie?», pensai-je. En le pressant de questions, j’appris la chose: il avait lié connaissance avec Smerdiakov, le domestique de feu votre père (qui vivait encore à cette époque). Celui-ci lui enseigna une plaisanterie stupide, c’est-à-dire cruelle et lâche; il s’agissait de prendre de la mie de pain, d’y enfoncer une épingle et de la jeter à un mâtin, un de ces chiens affamés qui avalent d’un seul coup, pour regarder ce qui en résulterait. Ils préparèrent donc une boulette et la jetèrent à ce Scarabée, un chien aux longs poils qu’on ne nourrissait pas et qui aboyait au vent toute le journée. (Aimez-vous ce stupide aboiement, Karamazov? Moi, je ne puis le souffrir.) La bête se jeta dessus, l’avala, gémit, puis se mit à tourner et à courir; «elle courait en hurlant et disparut», me décrivit Ilioucha. Il avouait en pleurant, m’étreignait, secoué de sanglots: «Le chien courait et gémissait.» Il ne faisait que répéter cela, tant cette scène l’avait frappé. Il avait des remords. Je pris la chose au sérieux. Je voulais surtout lui apprendre à vivre pour sa conduite ultérieure, de sorte que j’usai de ruse, je l’avoue, et feignis une indignation que je n’éprouvais peut-être nullement.» Tu as commis une action lâche, lui dis-je, tu es un misérable, je ne divulguerai pas la chose, bien sûr, mais pour le moment je cesse toute relation avec toi. Je vais réfléchir et te faire savoir par Smourov (celui qui m’a accompagné aujourd’hui et qui m’est dévoué) ma décision définitive.» Il en fut consterné. Je sentis que j’avais été un peu loin, mais que faire? c’était alors mon idée. Le lendemain, je lui fis dire par Smourov que je ne lui «parlais» plus, c’est l’expression en usage lorsque deux camarades rompent les relations. Mon intention secrète était de lui tenir rigueur quelques jours, puis, à la vue de son repentir, de lui tendre la main. J’y étais fermement décidé. Mais, le croirez-vous, après avoir entendu Smourov, voilà ses yeux qui étincellent et il s’écrie: «Dis à Krassotkine de ma part que maintenant je vais jeter à tous les chiens des boulettes avec des épingles, à tous, à tous!» «Ah! pensai-je, il devient capricieux, il faut le corriger!» Et je me mis à lui témoigner un parfait mépris, à me détourner ou à sourire ironiquement à chaque rencontre. Et voilà que survint cet incident avec son père, vous vous souvenez, le torchon de tille? Vous comprenez qu’ainsi il était déjà prêt à s’exaspérer. Voyant que je l’abandonnais, ses camarades le taquinèrent de plus belle: «Torchon de tille, torchon de tille!» C’est alors que commencèrent entre eux des batailles que je regrette énormément, car je crois qu’une fois il fut roué de coups. Il lui arriva de se jeter sur les autres en sortant de classe, je me tenais à dix pas et je le regardais. Je ne me souviens pas d’avoir ri alors, au contraire, il me faisait grande pitié, j’étais sur le point de m’élancer pour le défendre. Il rencontra mon regard, j’ignore ce qu’il s’imagina, mais il saisit un canif, se jeta sur moi et me le planta dans la cuisse droite. Je ne bougeai pas, je suis brave à l’occasion, Karamazov, je me bornai à le regarder avec mépris, comme pour lui dire: «Ne veux-tu pas recommencer, en souvenir de notre amitié? je suis à ta disposition.» Mais il ne me frappa plus, il ne put y tenir, prit peur, jeta le canif, s’enfuit en pleurant. Bien entendu, je ne le dénonçai pas, j’ordonnai à tous de se taire, afin que la chose ne parvînt pas à l’oreille des maîtres; je n’en parlai à ma mère qu’une fois la blessure cicatrisée, ce n’était qu’une éraflure. J’appris ensuite que le même jour il s’était battu à coups de pierres et qu’il vous avait mordu le doigt, vous comprenez dans quel état il se trouvait. Lorsqu’il tomba malade, j’eus tort de ne pas aller lui pardonner, c’est-à-dire de me réconcilier avec lui, je le regrette maintenant. Mais c’est alors qu’il me vint une idée. Eh bien, voilà toute l’histoire… Seulement, je crois que j’ai eu tort…


– Ah! quel dommage, dit Aliocha ému, que je n’aie pas connu vos relations antérieures avec Ilioucha; il y a longtemps que je vous aurais prié de m’accompagner chez lui. Figurez-vous que dans la fièvre et le délire il parle de vous. J’ignorais combien vous lui êtes cher! Est-il possible que vous n’ayez pas essayé de retrouver ce Scarabée? Son père et ses camarades l’ont recherché dans toute la ville. Le croirez-vous, malade et pleurant, il a répété trois fois devant moi: «C’est parce que j’ai tué Scarabée que je suis malade, papa; c’est Dieu qui m’a puni!» On ne peut pas lui ôter cette idée! Et si vous aviez maintenant amené Scarabée et prouvé qu’il est vivant, je crois que la joie l’aurait ressuscité. Nous comptions tous sur vous.


– Dites-moi, pourquoi espériez-vous que je retrouverais Scarabée? demanda Kolia avec une vive curiosité. Pourquoi comptiez-vous sur moi et non sur un autre?


– Le bruit a couru que vous le recherchiez et que vous l’amèneriez. Smourov a parlé dans ce sens. Nous nous efforçons tous de faire croire à Ilioucha que Scarabée est vivant, qu’on l’a aperçu. Ses camarades lui ont apporté un levraut, il l’a regardé avec un faible sourire et a demandé qu’on lui rendît la liberté: nous l’avons fait. Son père vient de rentrer avec un tout jeune molosse, il pensait le consoler ainsi, mais je crois que c’est pire…


– Dites-moi encore, Karamazov, son père, quel homme est-ce? Je le connais, mais que pensez-vous de lui: c’est un bouffon, un pitre?


– Oh! non; il y a des gens à l’âme sensible, mais qui sont comme accablés par le sort. Leur bouffonnerie est une sorte d’ironie méchante envers ceux à qui ils n’osent pas dire la vérité en face, par suite de l’humiliation et de la timidité qu’ils éprouvent depuis longtemps. Croyez, Krassotkine, qu’une pareille bouffonnerie est parfois des plus tragiques. Maintenant, Ilioucha est tout pour lui, et, s’il meurt, le pauvre homme perdra la raison ou se tuera. J’en suis presque sûr, quand je le regarde!


– Je vous comprends, Karamazov, je vois que vous connaissez l’homme.


– En vous voyant avec un chien, j’ai cru que c’était Scarabée.


– Attendez, Karamazov, peut-être retrouverons-nous Scarabée, mais celui-ci c’est Carillon. Je vais le laisser entrer, et peut-être fera-t-il plus plaisir à Ilioucha que le jeune molosse… Attendez, Karamazov, vous allez apprendre quelque chose. Ah! mon Dieu, à quoi pensais-je! s’écria tout à coup Kolia. Vous êtes sans pardessus par un froid pareil et moi qui vous retiens! Voyez comme je suis égoïste! Nous sommes tous égoïstes, Karamazov!


– Ne vous inquiétez pas; il fait froid, mais je ne suis pas frileux. Allons, pourtant. À propos, quel est votre nom, je sais seulement que vous vous appelez Kolia.


– Nicolas, Nicolas Ivanovitch Krassotkine, ou, comme on dit administrativement, le fils Krassotkine.»


Kolia sourit, mais ajouta: «Il va sans dire que je déteste mon prénom.


– Pourquoi?


– Il est banal.


– Vous avez treize ans? demanda Aliocha.


– Quatorze dans quinze jours. Je dois vous avouer une faiblesse, Karamazov, comme entrée en matière, pour que vous voyiez d’emblée toute ma nature: je déteste qu’on me demande mon âge… enfin… On me calomnie en disant que j’ai joué au voleur avec les gosses de la préparatoire, la semaine dernière. Je l’ai fait, c’est vrai, mais prétendre que j’ai joué pour mon plaisir, c’est une calomnie. J’ai des raisons de croire que vous en êtes informé; or, je n’ai pas joué pour moi, mais pour les gosses, car ils ne savent rien imaginer sans moi. Et, chez nous, on raconte toujours des niaiseries. C’est la ville des cancans, je vous assure.


– Et même si vous aviez joué par plaisir, qu’est-ce que ça ferait?


– Mais voyons, vous ne joueriez pas au cheval fondu?


– Vous devez vous dire ceci, fit soudain Aliocha: les grandes personnes vont au théâtre, par exemple, où l’on représente aussi les aventures de différents héros, parfois aussi des scènes de brigandage et de guerre; or, n’est-ce pas la même chose, dans son genre bien entendu? Et quand les jeunes gens jouent à la guerre ou au voleur, durant la récréation, c’est aussi de l’art naissant, un besoin artistique qui se développe dans les jeunes âmes, et parfois ces jeux sont plus réussis que les représentations théâtrales; la seule différence, c’est qu’on va au théâtre voir les acteurs, tandis que la jeunesse elle-même joue le rôle d’acteurs. Mais c’est tout naturel.


– Vous croyez, vous en êtes sûr? dit Kolia en le fixant. Vous avez exprimé une idée assez curieuse; je vais la ruminer une fois rentré. Je savais bien que l’on peut apprendre quelque chose de vous. Je suis venu m’instruire en votre compagnie, Karamazov, dit Kolia avec expansion.


– Et moi dans la vôtre.»


Aliocha sourit, lui serra la main. Kolia était enchanté d’Aliocha. Ce qui le frappait, c’était de se trouver sur un pied d’égalité parfaite avec ce jeune homme, qui lui parlait comme à «une grande personne».


«Je vais vous montrer mon numéro, Karamazov, une représentation théâtrale en son genre, dit-il avec un rire nerveux; c’est pour ça que je suis venu.


– Entrons d’abord à gauche, chez la propriétaire; vos camarades y ont laissé leurs pardessus, car dans la chambre on est à l’étroit et il fait chaud.


– Oh! je ne resterai pas longtemps, je garderai mon pardessus. Carilon m’attendra dans le vestibule.» Ici, Carillon, couche et meurs!» Vous voyez, il est mort. J’entrerai d’abord voir ce qui se passe, puis, le moment venu, je le sifflerai: «Ici, Carillon!» Vous le verrez se précipiter. Seulement, il faut que Smourov n’oublie pas d’ouvrir la porte à ce moment. Je donnerai mes instructions, et vous verrez un curieux numéro…»

V. Au chevet d’Ilioucha

On était fort à l’étroit ce jour-là dans l’appartement du capitaine Sniéguiriov. Bien que les garçons qui se trouvaient là fussent prêts, comme Smourov, à nier qu’Aliocha les eût réconciliés avec Ilioucha et menés chez lui, il en était pourtant ainsi. Toute son habileté avait consisté à les amener l’un après l’autre, sans «tendresse de veau» et comme par hasard. Cela avait apporté un grand soulagement à Ilioucha dans ses souffrances. L’amitié presque tendre et l’intérêt que lui témoignaient ses anciens ennemis le touchèrent beaucoup. Seul Krassotkine manquait, et son absence lui était fort pénible. Dans les tristes souvenirs d’Ilioucha, l’épisode le plus amer était l’incident avec Krassotkine, son unique ami et son défenseur, sur lequel il s’était jeté alors avec un canif. C’est ce que pensait le jeune Smourov, garçon intelligent qui était venu le premier se réconcilier avec Ilioucha. Mais Krassotkine, pressenti vaguement par Smourov au sujet de la visite d’Aliocha «pour affaire», avait coupé court en faisant répondre à «Karamazov» qu’il savait ce qu’il avait à faire, qu’il ne demandait de conseil à personne et que s’il visitait le malade, ce serait à son idée, «ayant un plan». Cela se passait quinze jours avant le dimanche en question. Voilà pourquoi Aliocha n’était pas allé le trouver lui-même, comme il en avait l’intention. D’ailleurs, tout en l’attendant, il avait envoyé à deux reprises Smourov chez Krassotkine. Mais chaque fois celui-ci avait refusé sèchement, en faisant dire à Aliocha que s’il venait le chercher, lui-même n’irait jamais chez Ilioucha; il priait donc qu’on le laissât en repos. Jusqu’au dernier jour, Smourov lui-même ignorait que Kolia eût décidé de se rendre chez Ilioucha et la veille au soir seulement, en prenant congé de lui, Kolia lui avait dit brusquement de l’attendre à la maison le lendemain matin, parce qu’il l’accompagnerait chez les Sniéguiriov, mais qu’il se gardât de parler à personne de sa visite, car il voulait arriver à l’improviste. Smourov obéit. Il se flattait que Krassotkine ramènerait Scarabée disparu: n’avait-il pas prétendu un jour qu’ «ils étaient tous des ânes de ne pouvoir retrouver ce chien s’il vivait encore». Mais, lorsque Smourov avait fait part timidement de ses conjectures, Krassotkine s’était fâché tout rouge: «Suis-je assez stupide pour chercher des chiens étrangers par la ville, quand j’ai Carillon? Peut-on espérer que cette bête soit restée en vie après avoir avalé une épingle? Ce sont des «tendresses de veau», voilà tout!»


Cependant, depuis deux semaines, Ilioucha n’avait presque pas quitté son petit lit, dans un coin, près des saintes images. Il n’allait plus en classe depuis le jour où il avait mordu le doigt d’Aliocha. Sa maladie datait de là; pourtant, durant un mois encore, il put se lever parfois, pour marcher dans la chambre et le vestibule. Enfin, ses forces l’abandonnèrent tout à fait, et il lui fut impossible de se mouvoir sans l’aide de son père. Celui-ci tremblait pour Ilioucha; il cessa même de boire; la crainte de perdre son fils le rendait presque fou et souvent, surtout après l’avoir soutenu à travers la chambre et recouché, il se sauvait dans le vestibule. Là, dans un coin sombre, le front au mur, il étouffait convulsivement ses sanglots, pour n’être pas entendu du petit malade. De retour dans la chambre, il se mettait d’ordinaire à divertir et à consoler son cher enfant, lui racontait des histoires, des anecdotes comiques, ou contrefaisait des gens drôles qu’il avait rencontrés, imitait même les cris des animaux. Mais les grimaces et les bouffonneries de son père déplaisaient fort à Ilioucha. Bien qu’il s’efforçât de dissimuler son malaise, il sentait, le cœur serré, que son père était humilié en société, et le souvenir du «torchon de tille» et de cette «terrible journée» le poursuivait sans cesse. La sœur infirme d’Ilioucha, la douce Nina, n’aimait pas non plus les grimaces de son père (Varvara Nicolaievna était partie depuis longtemps suivre les cours à Pétersbourg); en revanche, la maman faible d’esprit s’amusait beaucoup, riait de tout son cœur lorsque son époux représentait quelque chose ou faisait des gestes comiques. C’était sa seule consolation; le reste du temps elle se plaignait en pleurant que tout le monde l’oubliait, qu’on lui manquait d’égards, etc. Mais, les derniers jours, elle aussi parut changer. Elle regardait souvent Ilioucha dans son coin et se mettait à songer. Elle devint plus silencieuse, se calma, ne pleurant plus que doucement, pour qu’on ne l’entendît pas. Le capitaine remarquait ce changement avec une douloureuse perplexité. Les visites des écoliers lui déplurent et l’irritèrent tout d’abord, mais peu à peu les cris joyeux des enfants et leurs récits la divertirent, elle aussi, et finirent par lui plaire au point qu’elle se serait terriblement ennuyée sans eux. Elle battait des mains, riait en les regardant jouer, appelait certains d’entre eux pour les embrasser; elle affectionnait particulièrement le jeune Smourov. Quant au capitaine, les visites des enfants le remplissaient d’allégresse; elles firent même naître en lui l’espoir que le petit cesserait maintenant de se tourmenter, qu’il se rétablirait peut-être plus vite. Malgré son inquiétude, il demeura persuadé jusqu’aux derniers jours que son fils allait recouvrer la santé. Il accueillait les jeunes visiteurs avec respect, se mettant à leur service, prêt à les porter sur son dos, et commença même à le faire, mais ces jeux déplurent à Ilioucha et furent abandonnés. Il achetait à leur intention des friandises, du pain d’épice, des noix, leur offrait le thé avec des tartines. Il faut noter que l’argent ne lui manquait pas. Il avait accepté les deux cents roubles de Catherine Ivanovna, tout comme Aliocha le prévoyait. Ensuite, la jeune fille, informée plus exactement de leur situation et de la maladie d’Ilioucha, était venue chez eux, avait fait connaissance avec toute la famille et même charmé la pauvre démente. Depuis lors, sa générosité ne s’était pas ralentie, et le capitaine, tremblant à l’idée de perdre son fils, avait oublié son ancienne fierté et recevait humblement la charité. Durant tout ce temps, le docteur Herzenstube, mandé par Catherine Ivanovna, avait visité régulièrement le malade tous les deux jours, mais sans grand résultat, bien qu’il le bourrât de remèdes. Ce même dimanche, le capitaine attendait un nouveau médecin arrivé de Moscou, où il passait pour une célébrité. Catherine Ivanovna l’avait fait venir à grands frais, dans un dessein dont il sera question plus loin, et prié par la même occasion de visiter Ilioucha, ce dont le capitaine était prévenu. Il ne se doutait nullement que Krassotkine allait venir, bien qu’il désirât depuis longtemps la visite de ce garçon, au sujet duquel Ilioucha se tourmentait tant.


Lorsque Kolia entra, tous se pressaient autour du lit du malade et examinaient un molosse minuscule, né de la veille, que le capitaine avait retenu depuis une semaine pour distraire et consoler Ilioucha, toujours chagriné de la disparition de Scarabée, qui devait avoir péri. Ilioucha savait depuis trois jours qu’on lui ferait cadeau d’un jeune chien, un véritable molosse (ce qui était fort important) et, quoique par délicatesse il parût ravi, son père et ses camarades voyaient bien que ce nouveau chien ne faisait que réveiller dans son cœur les souvenirs du malheureux Scarabée, qu’il avait fait souffrir. La petite bête remuait à côté de lui; avec un faible sourire, il la caressait de sa main diaphane; on voyait que le chien lui plaisait, mais… ce n’était pas Scarabée! S’il avait eu les deux ensemble, rien n’aurait manqué à son bonheur!


«Krassotkine!» cria un des garçons, qui avait vu le premier Kolia entrer.


Il y eut un certain émoi, les enfants s’écartèrent des deux côtés du lit, découvrant ainsi Ilioucha. Le capitaine se précipita au-devant de Kolia.


«Soyez le bienvenu, cher hôte! Ilioucha, Mr Krassotkine est venu te voir…»


Krassotkine, lui ayant tendu la main, montra aussitôt sa bonne éducation. Il se tourna d’abord vers la femme du capitaine, assise dans son fauteuil (elle était justement fort mécontente et maugréait parce que les enfants lui cachaient le lit d’Ilioucha et l’empêchaient de regarder le chien), et lui fit une révérence polie, puis, s’adressant à Nina, il la salua de la même façon. Ce procédé impressionna favorablement la malade.


«On reconnaît tout de suite un jeune homme bien élevé, dit-elle tout en écartant les bras; ce n’est pas comme ceux-ci: ils entrent l’un sur l’autre.


– Comment ça, maman, l’un sur l’autre, que voulez-vous dire? balbutia le capitaine un peu inquiet.


– C’est comme ça qu’ils font leur entrée. Dans le vestibule l’un monte à cheval sur les épaules de l’autre, et ils se présentent ainsi dans une famille honorable. À quoi est-ce que ça ressemble?


– Mais qui donc, maman, qui est entré comme ça?


– En voilà un qui portait l’autre, et encore ces deux-là…»


Mais Kolia était déjà au chevet d’Ilioucha. Le malade avait pâli. Il se dressa, regarda fixement Kolia. Celui-ci, qui n’avait pas vu son petit ami depuis deux mois, s’arrêta consterné; il ne s’attendait pas à trouver un visage si jaune, si amaigri, des yeux si brûlants de fièvre, si démesurément agrandis, des mains si frêles. Avec une douloureuse surprise il voyait qu’Ilioucha avait la respiration pénible et précipitée, les lèvres desséchées. Il s’approcha, lui tendit la main et proféra, embarrassé:


«Eh bien, mon vieux… comment ça va?»


Mais sa voix s’étrangla, son visage se contracta, il eut un léger tremblement près des lèvres. Ilioucha, encore incapable de prononcer une parole, lui souriait tristement, Kolia lui passa tout à coup la main dans les cheveux.


«Ça ne va pas mal!» répondit-il machinalement.


Ils se turent un instant.


«Alors tu as un nouveau chien? demanda Kolia d’un ton indifférent.


– Ou-ii, dit Ilioucha, qui haletait.


– Il a le nez noir, il sera méchant», dit Kolia d’un ton grave, comme s’il s’agissait d’une chose très importante.


Il s’efforçait de dominer son émotion, pour ne pas pleurer comme un «gosse», mais il n’y arrivait pas.


«Une fois grand il faudra le mettre à la chaîne, j’en suis sûr.


– Il sera énorme! s’exclama un des jeunes garçons.


– Bien sûr, un molosse, ça atteint la taille d’un veau.


– La taille d’un veau, d’un vrai veau, intervint le capitaine; j’en ai cherché exprès un comme ça, le plus méchant qui soit, ses parents aussi sont énormes et féroces… Asseyez-vous, sur le lit d’Ilioucha ou bien sur le banc. Soyez le bienvenu, cher hôte, il y a longtemps qu’on vous attendait. Vous êtes venu avec Alexéi Fiodorovitch?»


Krassotkine s’assit sur le lit, aux pieds d’Ilioucha. Il avait peut-être préparé en chemin une entrée en matière, mais maintenant il perdait le fil.


«Non… Je suis avec Carillon… J’ai un chien qui s’appelle comme ça, maintenant. Il attend là-bas… Je siffle et il accourt. Moi aussi j’ai un chien.»


Il se tourna vers Ilioucha: «Te souviens-tu de Scarabée, mon vieux?» lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.


Le petit visage d’Ilioucha se contracta. Il regarda Kolia avec douleur. Aliocha, qui se tenait près de la porte, fronça le sourcil, fit signe à la dérobée à Kolia de ne pas parler de Scarabée, mais celui-ci ne le remarqua pas ou ne voulut pas le remarquer.


«Où est donc… Scarabée? demanda Ilioucha d’une voix brisée.


– Ah, mon vieux, ton Scarabée a disparu!»


Ilioucha se tut, mais regarda de nouveau Kolia fixement. Aliocha, qui avait rencontré le regard de Kolia, lui fit un nouveau signe, mais de nouveau il détourna les yeux, feignant de n’avoir pas compris.


«Il s’est sauvé sans laisser de traces. On pouvait s’y attendre, après une pareille boulette, dit l’impitoyable Kolia, qui cependant paraissait lui-même haletant. En revanche, j’ai Carillon… Je te l’ai amené…


– C’est inutile! dit Ilioucha.


– Non, non, au contraire, il faut que tu le voies… Ça te distraira. Je l’ai amené exprès… une bête à longs poils comme l’autre… Vous permettez, madame, que j’appelle mon chien, demanda-t-il à Mme Sniéguiriov avec une agitation incompréhensible.


– Non, non, ce n’est pas la peine!» s’écria Ilioucha d’une voix déchirante. Le reproche brillait dans ses yeux.


«Vous auriez dû, intervint le capitaine qui se leva précipitamment du coffre où il était assis près du mur, vous auriez dû… attendre…»


Mais Kolia, inflexible, cria à Smourov:


«Smourov, ouvre la porte!»


Dès qu’elle fut ouverte il donna un coup de sifflet. Carillon se précipita dans la chambre.


«Saute, Carillon, fais le beau, fais le beau!» ordonna Kolia.


Le chien, se dressant sur les pattes de derrière, se tint devant le lit d’Ilioucha. Il se passa quelque chose d’inattendu. Ilioucha tressaillit, se pencha avec effort vers Carillon et l’examina, défaillant.


«C’est… Scarabée! s’écria-t-il d’une voix brisée par la souffrance et le bonheur.


– Qui pensais-tu que c’était?» cria de toutes ses forces Krassotkine radieux.


Il passa les bras autour du chien et le souleva.


«Regarde, vieux, tu vois: un œil borgne, l’oreille gauche fendue, tout à fait les signes que tu m’avais indiqués. C’est d’après eux que je l’ai cherché. Ça n’a pas été long. Il n’appartenait en effet à personne. Il s’était réfugié chez les Fédotov, dans l’arrière-cour, mais on ne le nourrissait pas; c’est un chien errant, qui s’est sauvé d’un village… Tu vois, vieux, il n’a pas dû avaler ta boulette. Sinon, il serait mort, pour sûr! Donc il a pu la recracher, puisqu’il est vivant. Tu ne l’as pas remarqué. Pourtant il s’est piqué à la langue, voilà pourquoi il gémissait. Il courait en gémissant, tu as cru qu’il avait avalé la boulette. Il a dû se faire très mal, car les chiens ont la peau fort sensible dans la bouche… bien plus sensible que l’homme!»


Kolia parlait très haut, l’air échauffé et radieux. Ilioucha ne pouvait rien dire. Il regardait Kolia de ses grands yeux écarquillés et était devenu blanc comme un linge. Si Kolia, qui ne se doutait de rien, avait su le mal que pouvait faire au petit malade une telle surprise, il ne se fût jamais décidé à ce coup de théâtre. Mais dans la chambre, Aliocha était peut-être seul à comprendre. Quand au capitaine, on aurait dit un petit garçon.


«Scarabée! Alors c’est Scarabée! criait-il avec bonheur, Ilioucha, c’est Scarabée, ton Scarabée! Maman, c’est Scarabée! Il pleurait presque.


– Et moi qui n’ai pas deviné! dit tristement Smourov. Je savais bien que Krassotkine trouverait Scarabée; il a tenu parole.


– Il a tenu parole! fit une voix joyeuse.


– Bravo, Krassotkine! dit un troisième.


– Bravo, Krassotkine! s’écrièrent tous les enfants qui se mirent à applaudir.


– Attendez, attendez, dit Krassotkine, s’efforçant de dominer le tumulte; je vais vous raconter comment la chose s’est faite. Après l’avoir retrouvé, je l’ai amené à la maison et soustrait à tous les regards. Seul Smourov l’a aperçu, il y a quinze jours, mais je lui ai fait croire que c’était Carillon, il ne s’est douté de rien. Dans l’intervalle, j’ai dressé Scarabée; vous allez voir les tours qu’il connaît! Je l’ai dressé, vieux, pour te l’amener déjà instruit. N’avez-vous pas un morceau de bouilli, il vous fera un tour à mourir de rire?»


Le capitaine courut chez les propriétaires, où se préparait le repas de la famille. Kolia, pour ne pas perdre un temps précieux, cria aussitôt à Carillon: «Fais le mort!» Celui-ci se mit à tourner, se coucha sur le dos, s’immobilisa, les quatre pattes en l’air. Les enfants riaient; Ilioucha regardait avec le même sourire douloureux; mais la plus contente, c’était «maman». Elle éclata de rire à la vue du chien et se mit à faire claquer ses doigts en appelant:


«Carillon, Carillon!


– Pour rien au monde il ne se lèvera, dit Kolia d’un air triomphant et avec une juste fierté; quand bien même vous l’appelleriez tous! Mais à ma voix il sera sur pied. Ici, Carillon!»


Le chien se dressa, se mit à gambader avec des cris de joie. Le capitaine accourut avec un morceau de bouilli.


«Il n’est pas chaud? s’informa aussitôt Kolia d’un air entendu. Non; c’est bien, car les chiens n’aiment pas le chaud. Regardez tous; Ilioucha, regarde donc, vieux, à quoi penses-tu? C’est pour lui que je l’ai amené, et il ne regarde pas!»


Le nouveau tour consistait à mettre un morceau de viande sur le museau tendu du chien immobile. La malheureuse bête devait le garder aussi longtemps qu’il plaisait à son maître, fût-ce une demi-heure. L’épreuve de Carillon ne dura qu’une courte minute.


«Pille!» cria Kolia, et, en un clin d’œil, le morceau passa du museau de Carillon dans sa gueule.


Le public, bien entendu, exprima une vive admiration.


«Est-il possible que vous ayez tant tardé uniquement pour dresser le chien? s’exclama Aliocha d’un ton de reproche involontaire.


– Tout juste, s’écria Kolia avec ingénuité. Je voulais le montrer dans tout son éclat.


– Carillon! Carillon! cria Ilioucha en faisant claquer ses doigts frêles, pour attirer le chien.


– À quoi bon! Qu’il saute plutôt lui-même sur ton lit. Ici, Carillon!»


Kolia frappa sur le lit et Carillon s’élança comme une flèche vers Ilioucha. Celui-ci prit la tête à deux mains, en échange de quoi Carillon lui lécha aussitôt la joue. Ilioucha se serra contre lui, s’étendit sur le lit, se cacha la figure dans la toison épaisse.


«Mon Dieu, mon Dieu!» s’exclama le capitaine.


Kolia s’assit de nouveau sur le lit d’Ilioucha.


«Ilioucha, je vais te montrer encore quelque chose. Je t’ai apporté un petit canon. Te souviens-tu, je t’en ai parlé une fois et tu m’as dit: «Ah! comme je voudrais le voir!» Eh bien! je l’ai apporté.»


Et Kolia tira à la hâte de son sac le petit canon de bronze. Il se dépêchait parce qu’il était lui-même très heureux. Une autre fois, il eût attendu que l’effet produit par Carillon fût passé, mais maintenant il se hâtait, au mépris de toute retenue: «Vous êtes déjà heureux, eh bien, voilà encore du bonheur!» Lui-même était ravi.


«Il y a longtemps que je lorgnais ceci chez le fonctionnaire Morozov, à ton intention, vieux, à ton intention. Il ne s’en servait pas, ça lui venait de son frère, je l’ai échangé contre un livre de la bibliothèque de papa: le Cousin de Mahomet ou la Folie salutaire [164]. C’est une œuvre libertine d’il y a cent ans, quand la censure n’existait pas encore à Moscou. Morozov est amateur de ces choses-là. Il m’a même remercié…»


Kolia tenait le canon à la main, de sorte que tout le monde pouvait le voir et l’admirer. Ilioucha se souleva et, tout en continuant à étreindre Carillon de la main droite, il contemplait le jouet avec délices. L’effet atteignit son comble lorsque Kolia déclara qu’il avait aussi de la poudre et qu’on pouvait tirer, «si toutefois cela ne dérange pas les dames!» «Maman» demanda qu’on la laissât regarder le jouet de plus près, ce qui fut fait aussitôt. Le petit canon de bronze muni de roues lui plut tellement qu’elle se mit à le faire rouler sur ses genoux. Comme on lui demandait la permission de tirer, elle y consentit aussitôt, sans comprendre, d’ailleurs, de quoi il s’agissait. Kolia exhiba la poudre et la grenaille. Le capitaine, en qualité d’ancien militaire, s’occupa de la charge, versa un peu de poudre, priant de réserver la grenaille pour une autre fois. On mit le canon sur le plancher, la gueule tournée vers un espace libre; on introduisit dans la lumière quelques grains de poudre et on l’enflamma avec une allumette. Le coup partit très bien.» Maman» avait tressailli, mais se mit aussitôt à rire. Les enfants regardaient dans un silence solennel, le capitaine surtout exultait en regardant Ilioucha. Kolia releva le canon, et en fit cadeau sur-le-champ à Ilioucha, ainsi que de la poudre et de la grenaille.


«C’est pour toi, pour toi! Je l’ai préparé depuis longtemps à ton intention, répéta-t-il au comble du bonheur.


– Ah! donnez-le-moi, plutôt, donnez-le-moi», demanda tout à coup «maman» d’une voix d’enfant.


Elle avait l’air inquiet, appréhendant un refus. Kolia se troubla. Le capitaine s’agita.


«Petite mère, le canon est à toi, mais Ilioucha le gardera parce qu’on le lui a donné; c’est la même chose, Ilioucha te laissera toujours jouer avec, il sera à vous deux…


– Non, je ne veux pas qu’il soit à nous deux, mais à moi seule et non à Ilioucha, continua la maman, prête à pleurer.


– Maman, prends-le, le voici, prends-le! cria Ilioucha. Krassotkine, puis-je le donner à maman?» Et il se tourna d’un air suppliant vers Krassotkine, comme s’il craignait de l’offenser en donnant son cadeau à un autre.


«Mais certainement!» consentit aussitôt Krassotkine, qui prit le canon des mains d’Ilioucha, et le remit lui-même à «maman», en s’inclinant avec une révérence polie. Elle en pleura d’attendrissement.


«Ce cher Ilioucha, il aime bien sa maman! s’écria-t-elle, touchée, et elle se mit de nouveau à faire rouler le jouet sur ses genoux.


– Maman, je vais te baiser la main, dit son époux en passant aussitôt des paroles aux actes.


– Le plus gentil jeune homme, c’est ce bon garçon, dit la dame reconnaissante, en désignant Krassotkine.


– Quant à la poudre, Ilioucha, je t’en apporterai autant que tu voudras. Nous fabriquons maintenant la poudre nous-mêmes. Borovikov a appris la composition: prendre vingt-quatre parties de salpêtre, dix de soufre, six de charbon de bouleau; piler le tout ensemble; verser de l’eau; en faire une pâte; la faire passer à travers une peau d’âne; voilà comme on obtient de la poudre.


– Smourov m’a déjà parlé de votre poudre, mais papa dit que ce n’est pas de la vraie», fit observer Ilioucha.


Kolia rougit.


«Comment, pas de la vraie? Elle brûle. D’ailleurs, je ne sais pas…


– Ça ne fait rien, fit le capitaine, gêné. J’ai bien dit que la vraie poudre a une autre composition, mais on peut aussi en fabriquer comme ça.


– Vous savez ça mieux que moi. Nous avons mis le feu à notre poudre dans un pot à pommade en pierre, elle a très bien brûlé, il n’est resté qu’un peu de suie. Et ce n’était que de la pâte, tandis que si on fait passer à travers une peau… D’ailleurs, vous vous y connaissez mieux que moi… Sais-tu que le père de Boulkine l’a fouetté à cause de notre poudre? demanda-t-il à Ilioucha.


– Je l’ai entendu dire, répondit Ilioucha, qui ne se lassait pas d’écouter Kolia.


– Nous avions préparé une bouteille de poudre, il la tenait sous le lit. Son père l’a vue. Elle peut faire explosion, a-t-il dit, et il l’a fouetté sur place. Il voulait se plaindre de moi au collège. Maintenant, défense de me fréquenter, à lui, à Smourov, à tous; ma réputation est faite, je suis un «casse-cou», déclara-t-il avec un sourire méprisant. Ça a commencé depuis l’affaire du chemin de fer.


– Votre prouesse est venue jusqu’à nous, s’exclama le capitaine. Est-ce que vraiment vous n’aviez pas du tout peur quand le train a passé sur vous? Ce devait être effrayant?»


Le capitaine s’ingéniait à flatter Kolia.


«Pas particulièrement! fit celui-ci d’un ton négligent. C’est surtout cette maudite oie qui a forgé ma réputation», reprit-il en se tournant vers Ilioucha.


Mais bien qu’il affectât un air dégagé, il n’était pas maître de lui et ne trouvait pas le ton juste.


«Ah! j’ai aussi entendu parler de l’oie! dit Ilioucha en riant; on m’a raconté l’histoire, mais je ne l’ai pas bien comprise; est-ce que vraiment tu es allé en justice?


– Une étourderie, une bagatelle dont on a fait une montagne, comme c’est l’usage chez nous, commença Kolia avec désinvolture. Je cheminais sur la place lorsqu’on y amena des oies. Je m’arrêtai pour les regarder. Un certain Vichniakov, qui est maintenant garçon de courses chez les Plotnikov, me regarde et me dit: «Qu’as-tu à contempler les oies?» Je l’examine: la figure ronde et niaise, une vingtaine d’années. Vous savez que je ne repousse jamais le peuple. J’aime à le fréquenter… Nous sommes restés en arrière du peuple – c’est un axiome – vous riez, je crois, Karamazov?


– Jamais de la vie, je suis tout oreilles», répondit Aliocha de l’air le plus ingénu.


Le soupçonneux Kolia reprit courage aussitôt.


«Ma théorie, Karamazov, est claire et simple. Je crois au peuple et suis toujours heureux de lui rendre justice, mais sans le gâter, c’est le sine qua… Mais je parlais d’une oie… Je réponds à ce nigaud: «Voilà, je me demande à quoi pense cette oie.» Il me regarde tout à fait stupidement: «À quoi qu’elle pense?» «Tu vois, lui dis-je, ce chariot chargé d’avoine. L’avoine s’échappe du sac, et l’oie tend le cou jusque sous la roue pour picorer le grain, vois-tu? – Je vois. – Eh bien, fis-je, si l’on fait avancer un petit peu ce chariot, la roue coupera-t-elle le cou de l’oie, oui ou non? – Pour sûr qu’elle le coupera», dit-il, et son visage s’épanouit dans un large sourire.» Eh bien, mon gars, dis-je, allons-y. – Allons-y», répète-t-il. Ce fut bientôt fait; il se plaça près de la bride sans avoir l’air, et moi de côté, pour diriger l’oie. À ce moment le charretier regardait ailleurs, en train de causer, et je n’eus pas à intervenir; l’oie tendit elle-même le cou pour picorer, sous le chariot, sous la roue. Je fis signe au gars, il tira la bride, et crac, l’oie eut le cou tranché! Par malheur, les autres bonshommes nous aperçurent à ce moment, et se mirent à brailler: «Tu l’as fait exprès! – Mais non! – Mais si! – Au juge de paix!» On m’emmena aussi: «Toi aussi tu étais là, tu étais de mèche avec lui, tout le marché te connaît!» En effet, je suis connu de tout le marché, ajouta Kolia avec fierté. Nous allâmes tous chez le juge de paix, sans oublier l’oie. Et voilà mon gars, pris de peur, qui se met à chialer; il pleurait comme une femme. Le charretier criait: «De cette manière, on peut en tuer autant qu’on veut, des oies.» Les témoins suivaient, naturellement. Le juge de paix eut bientôt prononcé: un rouble d’indemnité au charretier, l’oie revenant au gars. il ne fallait plus se permettre de pareilles plaisanteries à l’avenir. Le gars ne cessait de geindre: «Ce n’est pas moi, c’est lui qui m’a appris!» Je répondis avec un grand sang-froid que je ne lui avais rien appris, mais seulement exprimé une idée générale: il ne s’agissait que d’un projet. Le juge Niéfidov sourit et s’en voulut aussitôt d’avoir souri: «Je vais faire mon rapport à votre directeur, me dit-il, pour que dorénavant vous ne mûrissiez plus de tels projets, au lieu d’étudier et d’apprendre vos leçons.» Il n’en fit rien, mais l’affaire s’ébruita et parvint en effet aux oreilles de la direction; on sait qu’elle sont longues! Le professeur Kalbasnikov était particulièrement monté, mais Dardanélov prit de nouveau ma défense. Kalbasnikov est maintenant fâché contre nous tous, comme un âne rouge. Tu as entendu dire, Ilioucha, qu’il s’est marié; il a pris mille roubles de dot aux Mikhaïlov, la fiancée est un laideron de première classe. Les élèves de troisième ont aussitôt composé une épigramme. Elle est drôle, je te l’apporterai plus tard. Je ne dis rien de Dardanélov: c’est un homme qui a de solides connaissances. Je respecte les gens comme lui, et ce n’est pas parce qu’il ma défendu…»


– Pourtant, tu lui as damé le pion au sujet de la fondation de Troie!» fit remarquer Smourov, tout fier de Krassotkine. L’histoire de l’oie lui avait beaucoup plu.


«Cela se peut-il? intervint servilement le capitaine. Il s’agit de la fondation de Troie? Nous en avons déjà entendu parler. Ilioucha me l’avait raconté…


– Il sait tout, papa, c’est le plus instruit d’entre nous! dit Ilioucha. Il se donne des airs comme ça, mais il est toujours le premier.»


Ilioucha contemplait Kolia avec un bonheur infini.


«C’est une bagatelle, je considère cette question comme futile», répliqua Kolia avec une modestie fière.


Il avait réussi à prendre le ton voulu, bien qu’il fût un peu troublé; il sentait qu’il avait raconté l’histoire de l’oie avec trop de chaleur; et comme Aliocha s’était tu durant tout le récit, son amour-propre inquiet se demandait peu à peu: «Se tairait-il parce qu’il me méprise, pensant que je recherche ses éloges? S’il se permet de croire cela, je…»


«Cette question est pour moi des plus futiles, trancha-t-il fièrement.


– Moi je sais qui a fondé Troie», fit tout à coup Kartachov, un gentil garçon de onze ans, qui se tenait près de la porte, l’air timide et silencieux.


Kolia le regarda avec surprise. En effet, la fondation de Troie était devenue dans toutes les classes un secret qu’on ne pouvait pénétrer qu’en lisant Smaragdov, et seul Kolia l’avait en sa possession. Un jour, le jeune Kartachov profita de ce que Kolia s’était détourné pour ouvrir furtivement un volume de cet auteur, qui se trouvait parmi ses livres, et il tomba droit sur le passage où il est question des fondateurs de Troie. Il y avait déjà longtemps de cela, mais il se gênait de révéler publiquement que lui aussi connaissait le secret, craignant d’être confondu par Kolia. Maintenant, il n’avait pu s’empêcher de parler, comme il le désirait depuis longtemps.


«Eh bien, qui est-ce?» demanda Kolia en se tournant arrogamment de son côté.


Il vit à son air que Kartachov le savait vraiment, et se tint prêt à toutes les conséquences. Il y eut un froid.


«Troie a été fondé par Teucros, Dardanos, Ilios et Tros», récita le jeune garçon en rougissant comme une pivoine, au point qu’il faisait peine à voir.


Ses camarades le fixèrent une minute, puis leurs regards se reportèrent sur Kolia. Celui-ci continuait à toiser l’audacieux avec un sang-froid méprisant.


«Eh bien, comment s’y sont-ils pris? daigna-t-il enfin proférer, et que signifie en général la fondation d’une ville ou d’un État? Seraient-ils venus poser les briques, par hasard?»


On rit. De rose, le téméraire devint pourpre. Il se tut, prêt à pleurer. Kolia le tint ainsi une bonne minute.


«Pour interpréter des événements historiques tels que la fondation d’une nationalité, il faut d’abord comprendre ce que cela signifie, déclara-t-il d’un ton doctoral. D’ailleurs, je n’attribue pas d’importance à tous ces contes de bonne femme; en général, je n’estime guère l’histoire universelle, ajouta-t-il négligemment.


– L’histoire universelle? demanda le capitaine effaré.


– Oui. C’est l’étude des sottises de l’humanité, et rien de plus. Je n’estime que les mathématiques et les sciences naturelles», dit d’un ton prétentieux Kolia en regardant Aliocha à la dérobée; il ne redoutait que son opinion.


Mais Aliocha restait grave et silencieux. S’il avait parlé alors, les choses en fussent restées là, mais il se taisait et «son silence pouvait être dédaigneux», ce qui irrita tout à fait Kolia.


«Voici qu’on nous impose de nouveau l’étude des langues mortes, c’est de la folie pure… Vous ne paraissez toujours pas d’accord avec moi, Karamazov?


– Non, fit Aliocha qui retint un sourire.


– Si vous voulez mon opinion, les langues mortes c’est une mesure de police, voilà leur unique raison d’être.» – Et peu à peu Kolia recommença à haleter – «Si on les a inscrites au programme, c’est qu’elles sont ennuyeuses et qu’elles abêtissent. Que faire pour aggraver la torpeur et la sottise régnantes? On a imaginé les langues mortes. Voilà mon opinion, et j’espère ne jamais en changer.» – Il rougit légèrement.


«C’est vrai, approuva d’un ton convaincu Smourov, qui avait écouté avec attention.


– Il est le premier en latin, fit remarquer un des écoliers.


– Oui, papa, il a beau parler comme ça, c’est le premier de la classe en latin», confirma Ilioucha.


Bien que l’éloge lui fût fort agréable, Kolia crut nécessaire de se défendre.


«Eh bien, quoi? Je pioche le latin parce qu’il le faut, parce que j’ai promis à ma mère d’achever mes études, et, à mon avis, quand on a entrepris quelque chose, on doit le faire comme il faut, mais dans mon for intérieur je méprise profondément les études classiques et toute cette bassesse… Vous n’êtes pas d’accord, Karamazov?


– Que vient faire ici la bassesse? demanda Aliocha en souriant.


– Permettez, comme tous les classiques ont été traduits dans toutes les langues, ce n’est pas pour les étudier qu’on a besoin du latin; c’est une mesure de police destinée à émousser les facultés. N’est-ce pas de la bassesse?


– Mais qui vous a enseigné tout cela? s’exclama Aliocha, enfin surpris.


– D’abord, je suis capable de le comprendre moi-même, sans qu’on me l’enseigne; ensuite, sachez que ce que je viens de vous expliquer au sujet des traductions des classiques, le professeur Kolbasnikov lui-même l’a dit devant toute la troisième…


– Voici le docteur!» dit Ninotchka qui avait tout le temps gardé le silence.


En effet, une voiture qui appartenait à Mme Khokhlakov venait de s’arrêter à la porte. Le capitaine, qui avait attendu le médecin toute la matinée, se précipita à sa rencontre.» Maman» se prépara, prit un air digne. Aliocha s’approcha du lit, arrangea l’oreiller du petit malade. De son fauteuil, Ninotchka l’observait avec inquiétude. Les écoliers prirent rapidement congé; quelques-uns promirent de revenir le soir. Kolia appela Carillon, qui sauta à bas du lit.


«Je reste, je reste, dit-il précipitamment à Aliocha; j’attendrai dans le vestibule et je reviendrai avec Carillon quand le docteur sera parti.»


Mais déjà le médecin entrait, un personnage important, en pelisse de fourrure, avec de longs favoris, le menton rasé. Après avoir franchi le seuil, il s’arrêta soudain, comme déconcerté; il croyait s’être trompé: «Où suis-je?» murmura-t-il sans ôter sa pelisse et en gardant sa casquette fourrée. Tout ce monde, la pauvreté de la chambre, le linge suspendu à une ficelle, le déroutaient. Le capitaine s’inclina profondément.


«C’est bien ici, murmura-t-il obséquieux, c’est moi que vous cherchez…


– Snié-gui-riov? prononça gravement le docteur. Mr Sniéguiriov, c’est vous?


– C’est moi!


– Ah!»


Le docteur jeta un nouveau regard dégoûté sur la chambre et ôta sa pelisse. La plaque d’un ordre brillait sur sa poitrine. Le capitaine se chargea de la pelisse, le médecin retira sa casquette.


«Où est le patient?» demanda-t-il sur un ton impérieux.

VI. Développement précoce

«Que va dire le docteur? proféra rapidement Kolia; quelle physionomie repoussante, n’est-ce pas? Je ne puis souffrir la médecine!


– Ilioucha est condamné, j’en ai bien peur, répondit Aliocha tout triste.


– Les médecins sont des charlatans! Je suis content d’avoir fait votre connaissance, Karamazov, il y a longtemps que j’en avais envie. Seulement, c’est dommage que nous nous rencontrions dans de si tristes circonstances…»


Kolia aurait bien voulu dire quelque chose de plus chaleureux, de plus expansif, mais il se sentait gêné. Aliocha s’en aperçut, sourit, lui tendit la main.


«J’ai appris depuis longtemps à respecter en vous un être rare, murmura de nouveau Kolia en s’embrouillant. On m’a dit que vous êtes un mystique, que vous avez vécu dans un monastère… Mais cela ne m’a pas arrêté. Le contact de la réalité vous guérira… C’est ce qui arrive aux natures comme la vôtre.


– Qu’appelez-vous mystique? De quoi me guérirai-je? demanda Aliocha un peu surpris.


– Eh bien, de Dieu et du reste.


– Comment, est-ce que vous ne croyez pas en Dieu?


– Je n’ai rien contre Dieu. Certainement, Dieu n’est qu’une hypothèse… mais… je reconnais qu’il est nécessaire à l’ordre… à l’ordre du monde et ainsi de suite… et s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer», ajouta Kolia, en se mettant à rougir.


Il s’imagina soudain qu’Aliocha pensait qu’il voulait étaler son savoir et se conduire en «grand».» Or, je ne veux nullement étaler mon savoir devant lui», songea Kolia avec indignation. Et il fut tout à coup très contrarié.


«J’avoue que toutes ces discussions me répugnent, déclara-t-il; on peut aimer l’humanité sans croire en Dieu, qu’en pensez-vous? Voltaire ne croyait pas en Dieu, mais il aimait l’humanité. (Encore, encore! songea-t-il à part lui.)


– Voltaire croyait en Dieu, mais faiblement, paraît-il, et il aimait l’humanité de la même façon», répondit Aliocha d’un ton tout naturel, comme s’il causait avec quelqu’un du même âge ou même plus âgé que lui.


Kolia fut frappé de ce manque d’assurance d’Aliocha dans son opinion sur Voltaire et de ce qu’il paraissait laisser résoudre cette question à lui, un jeune garçon.


«Est-ce que vous avez lu Voltaire? s’enquit Aliocha.


– Non pas précisément… C’est-à-dire si, j’ai lu Candide dans une traduction russe… une vieille traduction, mal faite, ridicule… (Encore, encore!)


– Et vous avez compris?


– Oh! oui, tout… c’est-à-dire… pourquoi pensez-vous que je n’ai pas compris? Bien sûr, il y a des passages salés… Je suis capable, assurément, de comprendre que c’est un roman philosophique, écrit pour démontrer une idée…» – Kolia s’embrouillait décidément. – «Je suis socialiste, Karamazov, socialiste incorrigible», déclara-t-il soudain de but en blanc.


Aliocha se mit à rire.


«Socialiste, mais quand avez-vous eu le temps de le devenir? Vous n’avez que treize ans, je crois?»


Kolia fut vexé.


«D’abord, je n’ai pas treize ans, mais quatorze dans quinze jours, dit-il impétueusement; ensuite, je ne comprends pas du tout ce que vient faire mon âge ici. Il s’agit de mes convictions et non de mon âge, n’est-ce pas?


– Quand vous serez plus grand, vous verrez quelle influence l’âge a sur les idées. Il m’a semblé aussi que cela ne venait pas de vous», répondit Aliocha sans s’émouvoir; mais Kolia nerveux, l’interrompit.


«Permettez, vous êtes partisan de l’obéissance et du mysticisme. Convenez que le christianisme, par exemple, n’a servi qu’aux riches et aux grands pour maintenir la classe inférieure dans l’esclavage?


– Ah! je sais où vous avez lu cela; on a dû vous endoctriner! s’exclama Aliocha.


– Permettez, pourquoi aurais-je lu nécessairement cela? Et personne ne m’a endoctriné. Je suis capable de juger moi-même… Et si vous le voulez, je ne suis pas adversaire du Christ. C’était une personnalité tout à fait humaine, et s’il avait vécu à notre époque, il se serait joint aux révolutionnaires. Peut-être aurait-il joué un rôle en vue… C’est même hors de doute.


– Mais, où avez-vous pêché tout cela? Avec quel imbécile vous êtes-vous lié? s’exclama Aliocha.


– On ne peut pas dissimuler la vérité. J’ai souvent l’occasion de causer avec M. Rakitine, mais… on prétend que le vieux Biélinski aussi a dit cela.


– Biélinski? Je ne me souviens pas, il ne l’a écrit nulle part.


– S’il ne l’a pas écrit, il l’a dit, assure-t-on. Je l’ai entendu dire à un… d’ailleurs, qu’importe…


– Avez-vous lu Biélinski?


– À vrai dire… non… je ne l’ai pas lu, sauf le passage sur Tatiana, vous savez, pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine [165].


– Pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine? Est-ce que vous… comprenez déjà ça?


– Permettez, je crois que vous me prenez pour le jeune Smourov! s’exclama Kolia avec un sourire irrité. D’ailleurs, n’allez pas croire que je sois un grand révolutionnaire. Je suis souvent en désaccord avec M. Rakitine. Je ne suis pas partisan de l’émancipation des femmes. Je reconnais que la femme est une créature inférieure et doit obéir. Les femmes tricotent [166], a dit Napoléon – Kolia sourit – et, du moins en cela, je suis tout à fait de l’avis de ce pseudo-grand homme. J’estime également que c’est une lâcheté de s’expatrier en Amérique, pis que cela, une sottise. Pourquoi aller en Amérique, quand on peut travailler chez nous au bien de l’humanité? Surtout maintenant. Il y a tout un champ d’activité féconde. C’est ce que j’ai répondu.


– Comment, répondu? À qui? Est-ce qu’on vous a déjà proposé d’aller en Amérique?


– On m’y a poussé, je l’avoue, mais j’ai refusé. Ceci, bien entendu, entre nous, Karamazov, motus, vous entendez. Je n’en parle qu’à vous. Je n’ai aucune envie de tomber entre les pattes de la Troisième Section et de prendre des leçons au pont des Chaînes [167].


«Tu te rappelleras le bâtiment.

Près du pont des Chaînes».


«Vous souvenez-vous? C’est magnifique! Pourquoi riez-vous? Ne pensez-vous pas que je vous ai raconté des blagues? (Et s’il apprend que je ne possède que cet unique numéro de la Cloche [168] et que je n’ai rien lu d’autre? songea Kolia en frissonnant.)


– Oh! non, je ne ris pas et je ne pense nullement que vous m’avez menti, pour la bonne raison que c’est hélas! la pure vérité! Dites-moi, avez-vous lu l’Oniéguine de Pouchkine? Vous parliez de Tatiana…


– Non, pas encore, mais je veux le lire. Je suis sans préjugés, Karamazov. Je veux entendre l’une et l’autre partie. Pourquoi cette question?


– Comme ça.


– Dites, Karamazov, vous devez me mépriser? trancha Kolia, qui se dressa devant Aliocha comme pour se mettre en position. De grâce, parlez franchement.


– Vous mépriser? s’écria Aliocha en le regardant avec stupéfaction. Pourquoi donc? Je déplore seulement qu’une nature charmante comme la vôtre, à l’aurore de la vie, soit déjà pervertie par de telles absurdités.


– Ne vous inquiétez pas de ma nature, interrompit Kolia non sans fatuité, mais pour soupçonneux, je le suis. Sottement et grossièrement soupçonneux. Vous avez souri, tout à l’heure, et il m’a semblé…


– Oh! c’était pour une toute autre raison. Voyez plutôt: j’ai lu récemment l’opinion d’un étranger, un Allemand établi en Russie, sur la jeunesse d’aujourd’hui: «Si vous montrez à un écolier russe, écrit-il, une carte du firmament dont il n’avait jusqu’alors, aucune idée, il vous rendra le lendemain cette carte corrigée.» Des connaissances nulles et une présomption sans bornes, voilà ce que l’Allemand entendait reprocher à l’écolier russe.


– Mais c’est tout à fait vrai! fit Kolia dans un éclat de rire, c’est la vérité même! Bravo, l’Allemand! Pourtant, cette tête carrée n’a pas envisagé le bon côté de la chose: qu’en pensez-vous? La présomption, soit, ça vient de la jeunesse, ça se corrige, si vraiment ça doit être corrigé; en revanche, il y a l’esprit d’indépendance dès les plus jeunes années, la hardiesse des idées et des convictions, au lieu de leur servilité rampante devant toute autorité. Néanmoins, l’Allemand a dit vrai! Bravo l’Allemand! Cependant, il faut serrer la vis aux Allemands. Bien qu’ils soient forts dans les sciences, il faut leur serrer la vis…


– Pourquoi cela? s’enquit Aliocha, souriant.


– Admettons que j’ai crâné. Je suis parfois un enfant terrible, et quand quelque chose me plaît, je ne me retiens pas, je débite des niaiseries. À propos, nous sommes là à bavarder, et ce docteur n’en finit pas. D’ailleurs, il se peut qu’il examine la maman et Nina, l’infirme. Savez-vous que cette Nina m’a plu?… Quand je sortais, elle m’a chuchoté d’un ton de reproche: «Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt?» Je la crois très bonne, très pitoyable.


– Oui, oui, vous reviendrez, vous verrez quelle créature c’est. Il vous faut en connaître de semblables pour apprécier beaucoup de choses que vous apprendrez précisément dans leur compagnie, déclara Aliocha avec chaleur. C’est le meilleur moyen de vous transformer.


– Oh! que je regrette, que je m’en veux de n’être pas venu plus tôt! dit Kolia avec amertume.


– Oui, c’est bien dommage. Vous avez vu la joie du pauvre petit! Si vous saviez comme il se consumait en vous attendant!


– Ne m’en parlez pas! vous avivez mes regrets. D’ailleurs, je l’ai bien mérité. Si je ne suis pas venu, c’est la faute de mon amour-propre, de mon égoïsme, de ce vil despotisme, dont je n’ai jamais pu me débarrasser, malgré tous mes efforts. Je le vois maintenant, par bien des côtés, je suis un misérable, Karamazov!


– Non, vous êtes une charmante nature, bien que faussée, et je comprends pourquoi vous pouviez avoir une si grande influence sur ce garçon au cœur noble et d’une sensibilité maladive! répondit chaleureusement Aliocha.


– Et c’est vous qui me dites cela! s’écria Kolia. Figurez-vous que depuis que je suis ici, j’ai pensé à plusieurs reprises que vous me méprisiez. Si vous saviez comme je tiens à votre opinion!


– Mais se peut-il vraiment que vous soyez si méfiant? À cet âge! Eh bien, figurez-vous que tout à l’heure, en vous regardant, tandis que vous péroriez, je pensais justement que vous deviez être très méfiant.


– Vraiment! Quel coup d’œil vous avez! Je parie que c’est lorsque je parlais de l’oie. Je me suis imaginé alors que vous me méprisiez profondément, parce que je faisais le malin; je me suis mis à vous détester pour cette raison et à pérorer. Ensuite il m’a semblé (c’était déjà ici, lorsque j’ai dit: «Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer») que je me suis trop dépêché d’étaler mon érudition, d’autant plus que j’ai lu cette phrase quelque part. Mais je vous jure que ce n’était pas par vanité, mais comme ça, j’ignore pourquoi, dans ma joie… Vraiment je crois que c’était dans ma joie… bien qu’il soit honteux d’ennuyer les gens parce qu’on est joyeux. Je le sais. En revanche, je suis persuadé maintenant que vous ne me méprisez pas et que j’ai rêvé tout ça. Oh! Karamazov, je suis profondément malheureux. Je m’imagine parfois, Dieu sait pourquoi, que tout le monde se moque de moi, et je suis prêt alors à bouleverser l’ordre établi.


– Et vous tourmentez votre entourage, insinua Aliocha, toujours souriant.


– C’est vrai, surtout ma mère. Karamazov, dites, je dois vous paraître très ridicule?


– Ne pensez pas à cela, n’y pensez pas du tout! s’exclama Aliocha. Et qu’est-ce que le ridicule? Sait-on combien de fois un homme est ou paraît ridicule? De plus, actuellement, presque tous les gens capables craignent fort le ridicule, ce qui les rend malheureux. Je m’étonne seulement que vous souffriez à un tel point de ce mal que j’observe depuis longtemps, en particulier, chez beaucoup d’adolescents. C’est presque une folie. Le diable s’est incarné dans l’amour-propre pour s’emparer de la génération actuelle, oui, le diable, insista Aliocha sans sourire, comme le crut Kolia qui le fixait. Vous êtes comme tous les autres, conclut-il, c’est-à-dire comme beaucoup; seulement il ne faut pas être comme tous les autres.


– Quand même tous sont ainsi?


– Oui, quand même tous sont ainsi. Seul vous ne serez pas comme eux. En réalité, vous n’êtes pas comme tout le monde, vous n’avez pas rougi d’avouer un défaut et même un ridicule. Or, actuellement, qui en est capable? Personne, on n’éprouve même plus le besoin de se condamner soi-même. Ne soyez pas comme tout le monde quand bien même vous resteriez seul.


– Très bien… Je ne me suis pas trompé sur votre compte. Vous êtes capable de consoler. Oh, comme je me sentais attiré vers vous, Karamazov! Depuis longtemps j’aspire à vous rencontrer. Se peut-il que vous pensiez aussi à moi? Vous le disiez tout à l’heure?


– Oui, j’ai entendu parler de vous et je pensais aussi à vous… Et si c’est en partie l’amour-propre qui vous a incité à poser cette question, peu importe!


– Savez-vous, Karamazov, que notre explication ressemble à une déclaration d’amour, insinua Kolia d’une voix faible et comme honteuse. N’est-ce pas ridicule?


– Pas du tout, et même si c’était ridicule ça ne ferait rien, parce que c’est bien, affirma Aliocha avec un clair sourire.


– Convenez, Karamazov, que vous-même, maintenant, avez un peu honte aussi… Je le vois à vos yeux.»


Kolia sourit d’un air rusé, mais presque heureux.


«Qu’y a-t-il là de honteux?


– Pourquoi avez-vous rougi?


– Mais c’est vous qui m’avez fait rougir! dit en riant Aliocha, devenu tout rouge, en effet. Eh bien oui, j’ai un peu honte. Dieu sait pourquoi, je l’ignore… murmura-t-il presque gêné.


– Oh! comme je vous aime et vous apprécie en ce moment, précisément parce que, vous aussi, vous avez honte avec moi, parce que vous êtes comme moi!» s’exclama Kolia enthousiasmé.


Il avait les joues enflammées, ses yeux brillaient.


«Écoutez, Kolia, vous serez très malheureux dans la vie, dit tout à coup Aliocha.


– Je le sais, je le sais. Comme vous devinez tout! confirma aussitôt Kolia.


– Mais, dans l’ensemble, vous bénirez pourtant la vie.


– C’est ça. Hourra! Vous êtes un prophète! Nous nous entendrons, Karamazov. Savez-vous, ce qui m’enchante le plus, c’est que vous me traitiez tout à fait en égal. Or, nous ne sommes pas égaux, vous êtes supérieur! Mais nous nous entendrons. Je me disais depuis un mois: «Ou nous serons tout de suite amis pour toujours, ou nous nous séparerons ennemis jusqu’au tombeau!»


– Et en parlant ainsi, vous m’aimiez déjà, bien sûr! dit Aliocha avec un rire joyeux.


– Je vous aimais énormément, je vous aimais et je rêvais de vous! Et comment pouvez-vous tout deviner? Bah, voici le docteur. Mon Dieu, il dit quelque chose, regardez quelle figure il a!»

VII. Ilioucha

Le médecin sortait de l’izba emmitouflé dans sa pelisse et sa casquette sur la tête. Il avait l’air presque irrité et dégoûté; on eût dit qu’il craignait de se salir. Il parcourut des yeux le vestibule, jeta un regard sévère à Kolia et à Aliocha; celui-ci fit signe au cocher, qui avança la voiture. Le capitaine sortit précipitamment derrière le praticien et, courbant le dos, s’excusant presque, l’arrêta pour un dernier mot. Le pauvre homme avait l’air accablé, le regard plein d’effroi.


«Est-ce possible, Excellence, est-ce possible?… commença-t-il sans achever, se bornant à joindre les mains dans son désespoir, bien que son regard implorât encore le médecin, comme si vraiment un mot de celui-ci pouvait changer le sort du pauvre enfant.


– Que faire! Je ne suis pas le bon Dieu, répondit le docteur d’un ton négligent, bien que grave par habitude.


– Docteur… Excellence… et ce sera bientôt, bientôt?


– At-ten-dez-vous à tout, répondit le médecin en martelant les mots et, baissant les yeux, il se préparait à franchir le seuil pour monter en voiture, quand le capitaine effrayé l’arrêta une seconde fois.


– Excellence, au nom du Christ! Excellence!… est-ce que vraiment il n’y a rien, rien qui puisse le sauver, maintenant?


– Cela ne dé-pend pas de moi, grommela le docteur impatient, et pourtant, hum! – il s’arrêta tout à coup – si, par exemple, vous pouviez… en-voyer… votre patient… sans tarder davantage (le docteur prononça ces derniers mots presque avec colère, au point que le capitaine tressaillit) à Sy-ra-cu-se, alors… par suite des nouvelles conditions cli-ma-té-ri-ques fa-vo-ra-bles… il pourrait peut-être se produire…


– À Syracuse! s’exclama le capitaine, comme s’il ne comprenait pas encore.


– Syracuse, c’est en Sicile», expliqua Kolia à haute voix.


Le docteur le regarda.


«En Sicile! dit le capitaine, effaré. Mais votre Excellence a vu…» – Il joignit les mains en montrant son intérieur. – «Et la maman, et la famille?


– Non, votre famille n’irait pas en Sicile, mais au Caucase, dès le printemps… et après que votre épouse aurait pris les eaux au Caucase, pour guérir ses rhumatismes…, il faudrait l’envoyer immédiatement à Paris, dans la clinique de l’a-lié-niste Le-pel-le-tier, pour qui je pourrais vous donner un mot… Et alors… il pourrait peut-être se produire…


– Docteur, docteur, vous voyez…»


Le capitaine étendit de nouveau les bras, en montrant, dans son désespoir, les poutres nues qui formaient le mur du vestibule.


«Mais ceci ne me regarde pas, déclara en souriant le praticien, je vous ai dit seulement ce que pouvait répondre la science à votre questions sur les derniers moyens. Le reste… à mon vif regret…


– N’ayez crainte, «guérisseur», mon chien ne vous mordra pas», dit tout haut Kolia, remarquant que le médecin regardait avec quelque inquiétude Carillon qui se tenait sur le seuil.


Une note courroucée résonnait dans sa voix. Comme il le déclara ensuite, c’était exprès et «pour insulter» le docteur qu’il l’avait appelé «guérisseur».


«Qu’est-ce à dire? fit le docteur en fixant Kolia avec surprise. Qui est-ce? insista-t-il en s’adressant à Aliocha, comme pour lui demander compte.


– C’est le maître de Carillon, guérisseur; ne vous inquiétez pas de ma personnalité.


– Carillon? répéta le docteur qui n’avait pas compris.


– Adieu, guérisseur, nous nous reverrons à Syracuse.


– Mais qui est-ce, qui est-ce donc? fit le docteur exaspéré.


– C’est un écolier, docteur, un polisson, ne faites pas attention, dit vivement Aliocha en fronçant les sourcils. Kolia, taisez-vous! Ne faites pas attention, répéta-t-il avec quelque impatience.


– Il faut le fouetter, le fouetter, dit le docteur furieux et trépignant.


– Savez-vous, guérisseur, que Carillon pourrait bien vous mordre! jeta d’une voix tremblante Kolia tout pâle et les yeux étincelants. Ici, Carillon!


– Kolia, si vous dites encore un mot, je romps avec vous pour toujours! cria impérieusement Aliocha.


– Guérisseur, il n’y a qu’un être au monde qui puisse commander à Nicolas Krassotkine; le voici (il désigna Aliocha); je me soumets, adieu.»


Il ouvrit la porte, rentra dans la chambre. Carillon s’élança à sa suite. Le docteur, demeuré une seconde comme pétrifié, regarda Aliocha, cracha, cria: «C’est intolérable!» Le capitaine se précipita pour l’aider. Aliocha rentra à son tour. Kolia était déjà au chevet d’Ilioucha. Le malade le tenait par la main et appelait son père. Le capitaine revint bientôt.


«Papa, papa, viens ici… nous…» murmura Ilioucha surexcité, mais, n’ayant pas la force de continuer, il tendit en avant ses bras amaigris, les passa autour de Kolia et de son père qu’il réunit dans la même étreinte en se serrant contre eux.


Le capitaine fut secoué de sanglots silencieux; Kolia était près de pleurer.


«Papa, papa, comme tu me fais de la peine, papa! gémit Ilioucha.


– Ilioucha… mon chéri… le docteur a dit… tu guériras… nous serons heureux.


– Ah, papa, je sais bien ce que le nouveau docteur t’a dit à mon sujet… J’ai vu!» s’exclama Ilioucha.


Il les serra de nouveau de toutes ses forces contre lui, en cachant sa figure sur l’épaule de son père.


«Papa, ne pleure pas… Quand je serai mort, prends un bon garçon, un autre; choisis le meilleur d’entre eux, appelle-le Ilioucha et aime-le à ma place.


– Tais-toi, vieux, tu guériras! cria Krassotkine, d’un ton bourru.


– Quant à moi, papa, ne m’oublie jamais, continua Ilioucha. Viens sur ma tombe… sais-tu, papa, enterre-moi près de notre grande pierre, là où nous allions nous promener, et va là-bas le soir, avec Krassotkine et Carillon… Et moi, je vous attendrai… Papa, papa!»


Sa voix s’étrangla; tous trois se tinrent enlacés sans parler. Nina pleurait doucement dans son fauteuil, et tout à coup, en les voyant tous pleurer, la maman fondit en larmes.


«Ilioucha! Ilioucha!» s’écria-t-elle.


Krassotkine se dégagea des bras d’Ilioucha.


«Adieu, vieux, ma mère m’attend pour déjeuner, dit-il rapidement. Quel dommage que je ne l’aie pas prévenue! Elle sera très inquiète. Mais après déjeuner je reviendrai te voir, je resterai jusqu’à ce soir, j’en aurai long à te raconter. Et j’amènerai Carillon; maintenant je l’emmène, parce que sans moi il se mettrait à hurler et te gênerait. Au revoir!»


Il courut dans le vestibule. Il ne voulait pas pleurer mais ne put s’en empêcher. C’est dans cet état que le trouva Aliocha.


«Kolia, il vous faut tenir parole et venir, sinon il éprouvera un violent chagrin, dit-il avec insistance.


– Certainement! Oh! que je m’en veux de n’être pas venu plus tôt!» murmura Kolia en pleurant sans nulle confusion.


À ce moment le capitaine surgit et referma aussitôt la porte derrière lui. Il avait l’air égaré, ses lèvres tremblaient. Il s’arrêta devant les deux jeunes gens, leva les bras en l’air.


«Je ne veux pas de bon garçon, je n’en veux pas d’autre! murmura-t-il d’un ton farouche, en grinçant des dents: Si je t’oublie, Jérusalem, que ma langue soit attachée…»


Il n’acheva pas, la voix parut lui manquer, et il se laissa tomber devant un banc de bois. La tête serrée dans ses poings, il se mit à sangloter en gémissant, mais doucement, pour que ses plaintes ne fussent pas entendues dans l’izba. Kolia se précipita dans la rue.


«Adieu, Karamazov. Vous viendrez aussi? demanda-t-il d’un air brusque à Aliocha.


– Ce soir sans faute.


– Qu’a-t-il dit au sujet de Jérusalem?… Qu’est-ce encore?


– C’est tiré de la Bible. Si je t’oublie, Jérusalem [169], c’est-à-dire, si j’oublie ce que j’ai de plus précieux, si je le change, alors que je sois frappé…


– Je comprends, ça suffit! Venez aussi. Ici, Carillon!» cria-t-il rageusement à son chien, et il s’éloigna à grands pas.

Livre XI: Ivan Fiodorovitch.

I. Chez Grouchegnka

Aliocha se rendait place de l’Église chez Grouchegnka, qui, le matin même, lui avait dépêché Fénia pour le prier instamment de venir. En questionnant cette fille, Aliocha apprit que sa maîtresse se trouvait depuis la veille dans une grande agitation. Durant les deux mois qui avaient suivi l’arrestation de son frère, il était souvent venu dans la maison Morozov, tant de son propre mouvement que de la part de Mitia. Trois jours après le drame, Grouchegnka était tombée gravement malade et avait gardé le lit près de cinq semaines, dont une entière sans connaissance. Elle avait beaucoup changé, maigri, jauni, bien qu’elle pût sortir depuis une quinzaine. Mais aux yeux d’Aliocha ses traits étaient devenus plus séduisants, et il aimait en l’abordant à rencontrer son regard. Ses yeux avaient pris une nuance résolue; une décision calme, mais inflexible, se manifestait dans tout son être. Entre les sourcils s’était creusée une petite ride verticale qui donnait à son gracieux visage une expression concentrée, presque sévère au premier abord. Nulle trace de la frivolité de naguère. Aliocha s’étonnait que Grouchegnka eût conservé sa gaieté d’autrefois, malgré le malheur qui l’avait frappée – elle qui s’était fiancée à un homme pour le voir arrêter presque aussitôt sous l’inculpation d’un crime horrible -, malgré la maladie, malgré la menace d’une condamnation presque certaine. Dans ses yeux jadis fiers, une sorte de douceur brillait maintenant, mais ils avaient parfois une lueur mauvaise, quand elle était reprise d’une ancienne inquiétude, qui, loin de s’apaiser, grandissait dans son cœur. C’était au sujet de Catherine Ivanovna, dont elle parlait même dans le délire, durant sa maladie. Aliocha comprenait qu’elle était jalouse, bien que Catherine n’eût pas une seule fois visité Mitia dans sa prison, comme elle aurait pu le faire. Tout cela embarrassait Aliocha, car c’est à lui seul que Grouchegnka se confiait, demandait sans cesse conseil; parfois il ne savait que lui dire.


Il arriva chez elle préoccupé. Elle était revenue de la prison depuis une demi-heure, et rien qu’à la vivacité avec laquelle elle se leva à son entrée, il conclut qu’elle l’attendait avec impatience. Il y avait sur la table un jeu de cartes, et sur le divan de cuir arrangé en lit était à demi étendu Maximov, malade, affaibli, mais souriant. Ce vieillard sans gîte, revenu deux mois auparavant de Mokroïé avec Grouchegnka, ne l’avait pas quittée depuis lors. Après le trajet sous la pluie et dans la boue, transi de froid et de peur, il s’était assis sur le divan, la regardant en silence avec un sourire qui implorait. Grouchegnka, accablée de chagrin et déjà en proie à la fièvre, l’oublia presque au début, absorbée par d’autres soucis; tout à coup, elle le regarda fixement; il eut un rire piteux, embarrassé. Elle appela Fénia et lui fit servir à manger. Il garda toute la journée une quasi-immobilité. Lorsque, à la nuit tombante, Fénia ferma les volets, elle demanda à sa maîtresse:


«Alors, madame, ce monsieur va rester à coucher?


– Oui, prépare-lui un lit sur le divan», répondit Grouchegnka.


En le questionnant, elle apprit qu’il ne savait où aller:


«Mr Kalganov, mon bienfaiteur, m’a déclaré franchement qu’il ne me recevrait plus, et m’a donné cinq roubles.


– Eh bien, tant pis, reste!» décida Grouchegnka dans son chagrin, en lui souriant avec compassion.


Le vieillard fut remué par ce sourire: ses lèvres tremblèrent d’émotion. C’est ainsi qu’il resta chez elle en qualité de parasite errant. Même durant la maladie de Grouchegnka, il ne quitta pas la maison. Fénia et la vieille cuisinière, sa grand-mère, ne le chassèrent pas, mais continuèrent de le nourrir et de lui faire son lit sur le divan. Par la suite, Grouchegnka s’habitua même à lui, et en revenant de voir Mitia (qu’elle visitait, à peine remise), elle se mettait à causer de bagatelles avec «Maximouchka», pour oublier son chagrin. Il se trouva que le vieux avait un certain talent de conteur, de sorte qu’il lui devint même nécessaire. À part Aliocha, qui ne restait d’ailleurs jamais longtemps, Grouchegnka ne recevait presque personne. Quant au vieux marchand Samsonov, il était alors gravement malade, «s’en allait», comme on disait en ville; il mourut en effet huit jours après le jugement de Mitia. Trois semaines avant sa mort, sentant venir la fin, il appela auprès de lui ses fils avec leur famille et leur ordonna de ne plus le quitter. À partir de ce moment, il enjoignit expressément aux domestiques de ne pas recevoir Grouchegnka et, si elle se présentait, de dire qu’» il lui souhaitait de vivre longtemps heureuse et de l’oublier tout à fait». Grouchegnka envoyait pourtant presque tous les jours demander de ses nouvelles.


«Te voilà enfin! s’écria-t-elle en jetant les cartes et en accueillant Aliocha avec joie. Maximouchka m’effrayait en disant que tu ne viendrais plus. Ah! que j’ai besoin de toi! Assieds-toi. Veux-tu du café?


– Avec plaisir, dit Aliocha en s’asseyant; j’ai grand-faim.


– Fénia, Fénia, du café! Il est prêt depuis longtemps… Apporte aussi des petits pâtés chauds! Sais-tu, Aliocha, j’ai eu une histoire aujourd’hui au sujet de ces pâtés. Je lui en ai porté en prison et croirais-tu qu’il les a refusés. Il en a même piétiné un.» Je vais les laisser au gardien, lui ai-je dit; si tu n’en veux pas c’est que ta méchanceté te nourrit!» Là-dessus je suis partie. Nous nous sommes encore querellés. C’est chaque fois la même chose.»


Grouchegnka parlait avec agitation. Maximov eut un sourire timide et baissa les yeux.


«À quel propos aujourd’hui? demanda Aliocha.


– Je ne m’y attendais pas du tout. Figure-toi qu’il est jaloux de mon «ancien».» Pourquoi lui donnes-tu de l’argent? m’a-t-il dit. Tu t’es donc mise à l’entretenir?» Il est jaloux du matin au soir. Une fois il l’était même de Kouzma, la semaine dernière.


– Mais il connaissait «l’ancien»?


– Comment donc, il savait tout dès le début! Aujourd’hui il m’a injuriée. J’ai honte de répéter ses paroles. L’imbécile! Rakitka est arrivé comme je sortais. C’est peut-être lui qui l’excite. Qu’en penses-tu? ajouta-t-elle d’un air distrait.


– Il t’aime beaucoup, et il est fort énervé.


– Comment ne le serait-il pas quand on le juge demain. J’étais justement allée le réconforter, car j’ai peur, Aliocha, de songer à ce qui arrivera demain! Tu dis qu’il est énervé? Et moi donc! Et il parle du Polonais! Quel imbécile! Mais je crois qu’il n’est pas jaloux de Maximouchka.


– Mon épouse était aussi fort jalouse, fit remarquer Maximov.


– De toi!… dit Grouchegnka en riant malgré elle. Qui pouvait bien la rendre jalouse?


– Les femmes de chambre.


– Tais-toi, Maximouchka; je ne suis pas d’humeur à rire, la colère me prend. Ne lorgne pas les pâtés, tu n’en auras pas, cela te ferait mal. Il faut aussi soigner celui-là; ma maison est devenue un hospice, ajouta-t-elle en souriant.


– Je ne mérite pas vos bienfaits, je suis insignifiant, larmoya Maximov. Prodiguez plutôt vos bontés à ceux qui sont plus nécessaires que moi.


– Eh! Maximouchka, chacun est nécessaire, comment savoir qui l’est plus ou moins? Si seulement ce Polonais n’existait pas! Aliocha, lui aussi a imaginé de tomber malade, aujourd’hui. J’ai été le voir également. Je vais lui envoyer les petits pâtés; je ne l’ai pas encore fait, mais puisque Mitia m’en accuse, je les enverrai maintenant exprès! Ah! voici Fénia avec une lettre. C’est cela, ce sont les Polonais qui demandent encore de l’argent!»


Pan Musalowicz lui envoyait, en effet, une lettre fort longue, fort ampoulée, où il la priait de lui prêter trois roubles. Elle était accompagnée d’un reçu avec l’engagement de payer dans les trois mois; la signature de pan Wrublewski y figurait aussi. Grouchegnka avait déjà reçu de son «ancien» beaucoup de lettres pareilles avec des reconnaissances de dette. Cela datait de sa convalescence, quinze jours auparavant. Elle savait que les deux panowie étaient pourtant venus prendre de ses nouvelles durant sa maladie. La première lettre, écrite sur une feuille de grand format, cachetée avec un sceau de famille, était longue et fort alambiquée, de sorte que Grouchegnka n’en lut que la moitié et la jeta sans y avoir rien compris. Elle se moquait bien des lettres à ce moment. Cette première lettre fut suivie le lendemain d’une seconde, où pan Musalowicz demandait de lui prêter deux mille roubles à court terme. Grouchegnka la laissa également sans réponse. Vinrent ensuite une série de missives, tout aussi prétentieuses, où la somme demandée diminuait graduellement, tombant à cent roubles, à vingt-cinq, à dix roubles; enfin Grouchegnka reçut une lettre où les panowie mendiaient un rouble seulement, avec un reçu signé des deux. Prise soudain de pitié, elle se rendit au crépuscule chez le pan. Elle trouva les deux Polonais dans une misère noire, affamés, sans feu, sans cigarettes, devant de l’argent à leur logeuse. Les deux cents roubles gagnés à Mitia avaient vite disparu. Grouchegnka fut pourtant surprise d’être accueillie prétentieusement par les panowie, avec une étiquette majestueuse et des propos emphatiques. Elle ne fit qu’en rire, donna dix roubles à son «ancien», et raconta en riant la chose à Mitia qui ne montra aucune jalousie. Mais depuis lors, les panowie se cramponnaient à Grouchegnka, la bombardaient tous les jours de demandes d’argent, et chaque fois elle envoyait quelque chose. Et voilà qu’aujourd’hui Mitia s’était montré férocement jaloux!


«Comme une sotte, j’ai passé chez lui en allant voir Mitia, parce que lui aussi était malade, mon ancien pan, reprit Grouchegnka avec volubilité. Je raconte cela à Mitia en riant: «Imagine-toi, lui dis-je, que mon Polonais s’est mis à me chanter les chansons d’autrefois en s’accompagnant de la guitare; il pense m’attendrir…» Alors Mitia s’est mis à m’injurier… Aussi vais-je envoyer des petits pâtés aux panowie. Fénia, donne trois roubles à la fillette qu’ils ont envoyée et une dizaine de pâtés dans du papier. Toi, Aliocha, tu raconteras cela à Mitia.


– Jamais de la vie! dit Aliocha en souriant.


– Eh! tu penses qu’il se tourmente; c’est exprès qu’il fait le jaloux; au fond, il s’en moque, proféra Grouchegnka avec amertume.


– Comment, exprès?


– Que tu es naïf, Aliocha! Tu n’y comprends rien, malgré tout ton esprit. Ce qui m’offense, ce n’est pas sa jalousie; le contraire m’eût offensée. Je suis comme ça. J’admets la jalousie, étant moi-même jalouse. Mais ce qui m’offense, c’est qu’il ne m’aime pas du tout et me jalouse maintenant exprès. Suis-je aveugle? Il se met à me parler de Katia, comme quoi elle a fait venir de Moscou un médecin réputé et le premier avocat de Pétersbourg pour le défendre. Il l’aime donc, puisqu’il fait son éloge en ma présence. Se sentant coupable envers moi, il me querelle et prend les devants pour m’accuser et rejeter les torts sur moi: «Tu as connu le Polonais avant moi; il m’est donc permis d’avoir maintenant des relations avec Katia.» Voilà ce qui en est! Il veut rejeter toute la faute sur moi. C’est exprès qu’il me querelle, te dis-je; seulement je…»


Grouchegnka n’acheva pas; elle se couvrit les yeux de son mouchoir et fondit en larmes.


«Il n’aime pas Catherine Ivanovna, dit avec fermeté Aliocha.


– Je saurai bientôt s’il l’aime ou non» fit-elle d’une voix menaçante.


Son visage s’altéra. Aliocha fut peiné de lui voir prendre soudain un air sombre, irrité.


«Assez de sottises! Ce n’est pas pour ça que je t’ai fait venir. Mon cher Aliocha, que se passera-t-il demain? Voilà ce qui me torture. Je suis la seule. Je vois que les autres n’y pensent guère, personne ne s’y intéresse. Y penses-tu au moins, toi? C’est demain le jugement! Que se passera-t-il, mon Dieu? Et dire que c’est le laquais qui a tué! Est-il possible qu’on le condamne à sa place et que personne ne prenne sa défense? On n’a pas inquiété Smerdiakov?


– On l’a interrogé rigoureusement, et tous ont conclu qu’il n’était pas coupable. Depuis cette crise, il est gravement malade.


– Seigneur mon Dieu! Tu devrais aller chez cet avocat et lui conter l’affaire en particulier. Il paraît qu’on l’a fait venir de Pétersbourg pour trois mille roubles.


– Oui, c’est nous qui avons fourni la somme, Ivan, Catherine Ivanovna et moi. Elle a fait venir, elle seule, le médecin, pour deux mille roubles. L’avocat Fétioukovitch aurait exigé davantage, si cette affaire n’avait eu du retentissement dans toute la Russie; il a donc bien voulu s’en charger plutôt pour la gloire. Je l’ai vu hier.


– Eh bien, tu lui as parlé?


– Il m’a écouté sans rien dire. Son opinion est déjà faite, m’a-t-il affirmé. Pourtant il a promis de prendre mes paroles en considération.


– Comment, en considération! Ah! les coquins! Ils le perdront. Et le docteur, pourquoi l’a-t-elle fait venir?


– Comme expert. On veut établir que Mitia est fou et qu’il a tué dans un accès de démence, répondit Aliocha avec un sourire triste, mais mon frère n’y consentira pas.


– Ce serait vrai, s’il avait tué! Il était fou, alors, complètement fou, et c’est ma faute à moi, misérable! Mais ce n’est pas lui. Et tout le monde prétend que c’est lui, l’assassin. Même Fénia a déposé de façon qu’il paraît coupable. Et dans la boutique, et ce fonctionnaire, et au cabaret où on l’avait entendu auparavant, tous l’accusent.


– Oui, les dépositions se sont multipliées, fit remarquer Aliocha d’un air morne.


– Et Grigori Vassilitch persiste à dire que la porte était ouverte, il prétend l’avoir vue, on ne l’en fera pas démordre; je suis allée le voir, je lui ai parlé. Il m’a même injuriée.


– Oui, c’est peut-être la plus grave déposition contre mon frère, dit Aliocha.


– Quant à la folie de Mitia, elle ne l’a toujours pas quitté, commença Grouchegnka d’un air préoccupé, mystérieux. Sais-tu, Aliocha, il y a longtemps que je voulais te le dire: je vais le voir tous les jours et je suis très perplexe. Dis-moi, qu’en penses-tu: de quoi parle-t-il toujours, à présent? Je n’y comprenais rien, je pensais que c’était quelque chose de profond, au-dessus de ma portée, à moi, sotte, mais voilà qu’il me parle d’un «petiot»: «Pourquoi est-il pauvre, le petiot? C’est à cause de lui que je vais maintenant en Sibérie. Je n’ai pas tué, mais il faut que j’aille en Sibérie!» De quoi s’agit-il, qu’est-ce que ce «petiot»? Je n’y ai rien compris. Seulement je me suis mise à pleurer, tant il parlait bien; nous pleurions tous les deux, il m’a embrassée, et a fait sur moi le signe de la croix. Qu’est-ce que cela signifie, Aliocha, quel est ce «petiot»?


– Rakitine a pris l’habitude de le visiter, répondit Aliocha en souriant. Mais non, cela ne vient pas de Rakitine. Je ne l’ai pas vu hier, j’irai aujourd’hui.


– Non, ce n’est pas Rakitka, c’est Ivan Fiodorovitch qui le tourmente, il va le voir…»


Grouchegnka s’interrompit brusquement. Aliocha la regarda, stupéfait.


«Comment? Ivan va le voir? Mitia m’a dit lui-même qu’il n’était jamais venu.


– Eh bien, eh bien! Voilà comme je suis! J’ai bavardé, s’écria Grouchegnka, rouge de confusion. Enfin, Aliocha, n’en parle pas; puisque j’ai commencé, je vais te dire toute la vérité; Ivan est allé deux fois le voir: la première, aussitôt arrivé de Moscou; la seconde il y a huit jours. Il a défendu à Mitia d’en parler, il venait en cachette.»


Aliocha demeurait plongé dans ses réflexions. Cette nouvelle l’avait fort impressionné.


«Ivan ne m’a pas parlé de l’affaire de Mitia; en général, il a très peu causé avec moi; quand j’allais le voir, il paraissait toujours mécontent, de sorte que je ne vais plus chez lui depuis trois semaines. Hum… s’il l’a vu, il y a huit jours… Il s’est produit, en effet, un changement chez Mitia depuis une semaine…


– Oui, dit vivement Grouchegnka; ils ont un secret, Mitia lui-même m’en a parlé, et un secret qui le tourmente. Auparavant il était gai, il l’est encore maintenant, seulement, vois-tu, quand il commence à remuer la tête, à marcher de long en large, à se tirailler les cheveux à la tempe, je sais qu’il est agité… j’en suis sûre!… Autrement, il était gai encore aujourd’hui.


– Agité, dis-tu?


– Oui, tantôt gai, tantôt agité. Vraiment, Aliocha, il me surprend; avec un tel sort en perspective, il lui arrive d’éclater de rire pour des bagatelles; on dirait un enfant.


– Est-il vrai qu’il t’ait défendu de me parler d’Ivan?


– Oui, c’est toi surtout qu’il craint, Mitia. Car il y a là un secret, lui-même me l’a dit… Aliocha, mon cher, tâche de savoir quel est ce secret et viens me le dire, afin que je connaisse enfin mon maudit sort! C’est pour ça que je t’ai fait venir aujourd’hui.


– Tu penses que cela te concerne? Mais alors il ne t’en aurait pas parlé!


– Je ne sais. Peut-être n’ose-t-il pas me le dire. Il me prévient. Le fait est qu’il a un secret.


– Mais toi-même, qu’en penses-tu?


– Je pense que tout est fini pour moi. Ils sont trois ligués contre moi, Katia fait partie du complot, c’est d’elle que tout vient. Mitia me prévient par allusion. Il songe à m’abandonner, voilà tout le secret. Ils ont imaginé cela tous les trois, Mitia, Katia et Ivan Fiodorovitch. Il m’a dit, il y a huit jours, qu’Ivan est amoureux de Katia; voilà pourquoi il va si souvent chez elle. Aliocha, est-ce vrai ou non? Réponds-moi en conscience.


– Je ne te mentirai pas. Ivan n’aime pas Catherine Ivanovna.


– Eh bien, c’est ce que j’ai tout de suite pensé! Il ment effrontément. Et il fait maintenant le jaloux pour pouvoir m’accuser ensuite. Mais c’est un imbécile, il ne sait pas dissimuler, il est trop franc… Il me le paiera!» Tu crois que j’ai tué!» Voilà ce qu’il ose me reprocher! Que Dieu lui pardonne! Attends, cette Katia aura affaire à moi au tribunal! Je parlerai… Je dirai tout!»


Elle se mit à pleurer.


«Voilà ce que je puis t’affirmer, Grouchegnka, dit Aliocha en se levant: d’abord, il t’aime, il t’aime plus que tout au monde, et toi seule, crois-moi, j’en suis sûr. Ensuite, je t’avoue que je n’irai pas lui arracher son secret, mais s’il me le dit, je le préviendrai que j’ai promis de t’en faire part. Dans ce cas, je reviendrai te le dire aujourd’hui. Seulement… il me semble que Catherine Ivanovna n’a rien à voir là-dedans, ce secret doit sûrement se rapporter à autre chose. En attendant, adieu!»


Aliocha lui serra la main. Grouchegnka pleurait toujours. Il voyait bien qu’elle ne croyait guère à ses consolations; néanmoins, cette effusion l’avait soulagée. Cela lui faisait de la peine de la laisser dans cet état, mais il était pressé, ayant encore beaucoup à faire.

II. Le pied malade

Il voulait d’abord aller chez Mme Khokhlakov, et avait hâte d’en finir, pour ne pas arriver trop tard auprès de Mitia. Depuis trois semaines, Mme Khokhlakov était souffrante; elle avait le pied enflé, et, bien qu’elle ne gardât pas le lit, elle passait les journées à moitié étendue sur une couchette, dans son boudoir, en déshabillé galant, d’ailleurs convenable. Aliocha avait observé une fois, en souriant innocemment, que Mme Khokhlakov devenait coquette, malgré sa maladie: elle arborait des nœuds, des rubans, des chemisettes. Durant les deux derniers mois, le jeune Perkhotine s’était mis à fréquenter chez elle. Aliocha n’était pas venu depuis quatre jours et, sitôt entré, il se rendit chez Lise, qui lui avait fait dire la veille de venir immédiatement la voir «pour une affaire très importante», ce qui l’intéressait pour certaines raisons. Mais tandis que la femme de chambre allait l’annoncer, Mme Khokhlakov, informée de son arrivée, le demanda «rien que pour une minute». Aliocha jugea qu’il valait mieux satisfaire d’abord la maman, sinon elle l’enverrait chercher à chaque instant. Elle était étendue sur la couchette, habillée comme pour une fête, et semblait fort agitée. Elle accueillit Aliocha avec des cris d’enthousiasme.


«Il y a un siècle que je ne vous ai vu! Une semaine entière, miséricorde! Ah! vous êtes venu il y a quatre jours, mercredi passé. Vous allez chez Lise, je suis sûre que vous vouliez marcher sur la pointe des pieds, pour que je n’entende pas. Cher Alexéi Fiodorovitch, si vous saviez comme elle m’inquiète! Ceci est le principal, mais nous en parlerons ensuite. Je vous confie entièrement ma Lise. Après la mort du starets Zosime – paix à son âme! – (elle se signa) – après lui, je vous considère comme un ascète, bien que vous portiez fort gentiment votre nouveau costume. Où avez-vous trouvé ici un pareil tailleur? Mais nous en reparlerons plus tard; ça n’a pas d’importance. Pardonnez-moi de vous appeler parfois Aliocha, je suis une vieille femme, tout m’est permis, – elle sourit coquettement – mais cela aussi viendra après. Surtout, que je n’oublie pas le principal. Je vous en prie, si je divague, rappelez-le moi. Depuis que Lise a repris sa promesse – sa promesse enfantine, Alexéi Fiodorovitch – de vous épouser, vous avez bien compris que ce n’était que le caprice d’une fillette malade, restée longtemps dans son fauteuil. Dieu soit loué, maintenant elle marche déjà. Ce nouveau médecin que Katia a fait venir de Moscou pour votre malheureux frère, que demain… Qu’arrivera-t-il demain? Je meurs rien que d’y penser! Surtout de curiosité… Bref, ce médecin est venu hier et a vu Lise… Je lui ai payé sa visite cinquante roubles. Mais il ne s’agit pas de ça. Voyez-vous, je m’embrouille. Je me dépêche sans savoir pourquoi. Je ne sais plus où j’en suis, tout est pour moi comme un écheveau emmêlé. J’ai peur de vous mettre en fuite en vous ennuyant, je n’ai vu que vous. Ah! mon Dieu, je n’y pensais pas; d’abord, du café! Julie, Glaphyre, du café!»


Aliocha s’empressa de remercier en disant qu’il venait de prendre le café.


«Chez qui?


– Chez Agraféna Alexandrovna.


– Chez cette femme! Ah! c’est elle la cause de tout; d’ailleurs, je ne sais pas, on la dit maintenant irréprochable, c’est un peu tard. Il eût mieux valu que ce fût plus tôt, quand il le fallait; à quoi ça sert-il maintenant? Taisez-vous, Alexéi Fiodorovitch, car j’ai tant de choses à dire que je ne dirai, je crois, rien du tout. Cet affreux procès… Je ne manquerai pas d’y aller, je me prépare, on me portera dans un fauteuil, je peux rester assise, et vous savez que je figure parmi les témoins. Comment ferai-je pour parler? Je ne sais pas ce que je dirai. Il faut prêter serment, n’est-ce pas?


– Oui, mais je ne pense pas que vous puissiez paraître.


– Je peux rester assise; ah! vous m’embrouillez! Ce procès, cet acte sauvage, ces gens qui vont en Sibérie, ces autres qui se marient, et tout cela si vite, si vite, et finalement tout le monde vieillit et regarde vers la tombe. Après tout, tant pis, je suis fatiguée. Cette Katia, cette charmante personne [170], a déçu mon espoir; maintenant elle va accompagner un de vos frères en Sibérie, l’autre la suivra et s’établira dans la ville voisine, et tous se feront souffrir mutuellement. Cela me fait perdre la tête, surtout cette publicité; on en a parlé des milliers et des milliers de fois dans les journaux de Pétersbourg et de Moscou. Ah! oui, imaginez-vous qu’on me mêle à cette histoire, on prétend que j’étais… disons une «bonne amie» de votre frère, car je ne veux pas prononcer un vilain mot!


– C’est impossible! Où a-t-on écrit cela?


– Je vais vous faire voir. Tenez, c’est dans un journal de Pétersbourg, que j’ai reçu hier, Sloukhi, «les Bruits». Ces «Bruits» paraissent depuis quelques mois; et comme j’aime beaucoup les bruits, je m’y suis abonnée, et me voici bien servie en fait de bruits. C’est ici, à cet endroit, tenez, lisez.»


Et elle tendit à Aliocha un journal qui se trouvait sous l’oreiller.


Elle n’était pas affectée, mais comme abattue, et, en effet, tout s’embrouillait peut-être dans sa tête. L’entrefilet était caractéristique et devait assurément l’impressionner; mais, par bonheur, elle était alors incapable de se concentrer sur un point et pouvait dans un instant oublier même le journal et passer à autre chose. Quant au retentissement de cette triste affaire dans la Russie entière, Aliocha le connaissait depuis longtemps, et Dieu sait les nouvelles bizarres qu’il avait eu l’occasion de lire depuis deux mois, parmi d’autres véridiques, sur son frère, sur les Karamazov, et sur lui-même. On disait même dans un journal qu’effrayé par le crime de son frère, il s’était fait moine et reclus; ailleurs, on démentait ce bruit en affirmant, au contraire, qu’en compagnie du starets Zosime, il avait fracturé la caisse du monastère et pris la fuite. L’entrefilet paru dans le journal Sloukhi était intitulé: «On nous écrit de Skotoprigonievsk [171] (hélas! ainsi s’appelle notre petite ville, je l’ai caché longtemps) à propos du procès Karamazov.» Il était court et le nom de Mme Khokhlakov n’y figurait pas. On racontait seulement que le criminel qu’on s’apprêtait à juger avec une telle solennité, capitaine en retraite, d’allures insolentes, fainéant et partisan du servage, avait des intrigues amoureuses, influençait surtout «quelques dames à qui leur solitude pesait». L’une d’elles, «une veuve qui s’ennuyait» et affectait la jeunesse, bien que mère d’une grande fille s’était amourachée de lui au point de lui offrir, deux heures avant le crime, trois mille roubles pour partir en sa compagnie aux mines d’or. Mais le scélérat avait mieux aimé tuer son père pour lui voler ces trois mille roubles, comptant sur l’impunité, que promener en Sibérie les charmes quadragénaires de la dame. Cette correspondance badine se terminait, comme il convient, par une noble indignation contre l’immoralité du parricide et du servage. Après avoir lu avec curiosité, Aliocha plia la feuille qu’il rendit à Mme Khokhlakov.


«Eh bien! n’est-ce pas moi? C’est moi, en effet, qui, une heure auparavant, lui ai conseillé les mines d’or, et tout à coup…» des charmes quadragénaires»! Mais était-ce dans ce dessein? Il l’a fait exprès. Que le Souverain Juge lui pardonne cette calomnie comme je la lui pardonne moi-même, mais c’est… savez-vous qui? C’est votre ami Rakitine.


– Peut-être, fit Aliocha, bien que je n’aie rien entendu dire à ce sujet.


– C’est lui, sans aucun doute! Car je l’ai chassé!… Vous connaissez donc cette histoire?


– Je sais que vous l’avez prié de cesser ses visites à l’avenir, mais pour quelle raison au juste, je ne l’ai pas su… par vous tout au moins.


– Vous l’avez donc appris par lui! Alors, il déblatère contre moi?


– Oui; il déblatère contre tout le monde, d’ailleurs. Mais lui non plus ne m’a pas dit pourquoi vous l’aviez congédié! Du reste, je le rencontre fort rarement. Nous ne sommes pas amis.


– Eh bien, je vais tout vous raconter et, malgré tout, je me repens, parce qu’il y a un point sur lequel je suis peut-être coupable moi-même. Un point tout à fait insignifiant, d’ailleurs. Voyez, mon cher (Mme Khokhlakov prit un air enjoué, eut un sourire énigmatique), voyez-vous, je soupçonne… pardonnez-moi, je vous parle comme une mère… Oh! non, non, au contraire, je m’adresse à vous comme à mon père… car la mère n’a rien à voir ici… Enfin, c’est égal, comme au starets Zosime en confession, et c’est tout à fait juste: je vous ai appelé tout à l’heure ascète… Eh bien, voilà, ce pauvre jeune homme, votre ami Rakitine (mon Dieu je ne puis me fâcher contre lui), bref, cet étourdi, figurez-vous qu’il s’avisa, je crois, de s’amouracher de moi. Je ne m’en aperçus que par la suite, mais au début, c’est-à-dire il y a un mois, il vint me voir plus souvent, presque tous les jours, car nous nous connaissions auparavant. Je ne me doutais de rien… et tout à coup, ce fut comme un trait de lumière. Vous savez qu’il y a deux mois j’ai commencé à recevoir ce gentil et modeste jeune homme, Piotr Ilitch Perkhotine, qui est fonctionnaire ici. Vous l’avez rencontré plus d’une fois. N’est-ce pas qu’il a du mérite, qu’il est toujours bien mis, et, en général, j’aime la jeunesse, Aliocha, quand elle a de la modestie, du talent, comme vous; c’est presque un homme d’État, il parle fort bien, je le recommanderai à qui de droit. C’est un futur diplomate. Dans cette affreuse journée, il m’a presque sauvée de la mort en venant me trouver la nuit. Quant à votre ami Rakitine, il s’amène toujours avec ses gros souliers qu’il traîne sur le tapis… Bref, il se mit à faire des allusions; une fois, en parlant, il me serra la main très fort. C’est depuis ce moment que j’ai mal au pied. Il avait déjà rencontré Piotr Ilitch chez moi, et le croiriez-vous, il le dénigrait sans cesse, s’acharnait contre lui je ne sais pourquoi. Je me contentais de les observer tous les deux, pour voir comment ils s’arrangeraient, tout en riant à part moi. Un jour que je me trouvais seule, assise ou plutôt déjà étendue, Mikhaïl Ivanovitch vint me voir et, imaginez-vous, m’apporta des vers fort courts, où il décrivait mon pied malade. Attendez, comment est-ce?…


«Ce petit pied charmant

Est un peu souffrant»…


ou quelque chose comme ça, je ne puis me rappeler ces vers, je les ai là, je vous les montrerai plus tard; ils sont ravissants, et il n’y est pas question de mon pied seulement; ils sont moraux, avec une pointe délicieuse, que j’ai d’ailleurs oubliée, bref dignes de figurer dans un album. Naturellement, je le remerciai, il parut flatté. Je n’avais pas fini que Piotr Ilitch entra. Mikhaïl Ivanovitch devint sombre comme la nuit. Je voyais bien que Piotr Ilitch le gênait, car il voulait certainement dire quelque chose après les vers, je le pressentais, et l’autre entra juste à ce moment. Je montrai les vers à Piotr Ilitch sans lui nommer l’auteur. Mais je suis bien persuadée qu’il devina toute de suite, bien qu’il le nie jusqu’à présent. Piotr Ilitch éclata de rire, se mit à critiquer: de méchants vers, dit-il, écrits par un séminariste, et avec quelle témérité! C’est alors que votre ami, au lieu d’en rire, devint furieux. Mon Dieu, je crus qu’ils allaient se battre: «C’est moi, dit-il, l’auteur. Je les ai écrits par plaisanterie, car je tiens pour ridicule de faire des vers… Seulement, les miens sont bons. On veut élever une statue à Pouchkine pour avoir chanté les pieds des femmes [172]; mes vers à moi ont une teinte morale; vous-même n’êtes qu’un réactionnaire réfractaire à l’humanité, au progrès, étranger au mouvement des idées, un rond-de-cuir, un preneur de pots-de-vin!» Alors je me mis à crier, à les supplier. Piotr Ilitch, vous le savez, n’a pas froid aux yeux; il prit une attitude fort digne, le regarda ironiquement et lui fit des excuses: «Je ne savais pas, dit-il; sinon je me serais exprimé autrement, j’aurais loué vos vers… Les poètes sont une engeance irritable.» Bref, des railleries débitées du ton le plus sérieux. Lui-même m’a avoué ensuite qu’il raillait, moi je m’y étais laissé prendre. Je songeais alors, étendue comme maintenant: dois-je ou non chasser Mikhaïl Ivanovitch pour son intempérance de langage envers mon hôte? Le croiriez-vous, j’étais là étendue, les yeux fermés, sans parvenir à me décider; je me tourmentais, mon cœur battait: crierai-je ou ne crierai-je pas? Une voix me disait: «crie», et l’autre: «ne crie pas!» À peine eus-je entendu cette autre voix que je me mis à crier; puis je m’évanouis. Naturellement ce fut une scène bruyante. Tout à coup, je me suis levée, et j’ai dit à Mikhaïl Ivanovitch: «Je regrette beaucoup, mais je ne veux plus vous voir chez moi.» Voilà comment je l’ai mis à la porte. Ah, Alexéi Fiodorovitch, je sais bien que j’ai mal agi; je mentais, je n’étais nullement fâchée contre lui, mais soudain, il me sembla que ce serait très bien, cette scène… Seulement, le croiriez-vous, cette scène était pourtant naturelle, car je pleurais vraiment, et j’ai même pleuré quelques jours après encore, enfin je finis par tout oublier, une fois, après déjeuner. Il avait cessé ses visites depuis quinze jours; je me demandais: «Est-il possible qu’il ne revienne plus?» C’était hier, et voilà que dans la soirée on m’apporte ces «Bruits». Je lus et demeurai bouche bée: de qui était-ce? De lui! sitôt rentré, il avait griffonné ça pour l’envoyer au journal, qui l’a publié. Aliocha, je bavarde à tort et à travers, mais c’est plus fort que moi!


– Il faut que j’arrive à temps chez mon frère, balbutia Aliocha.


– Précisément, précisément! Ça me rappelle tout! Dites-moi, qu’est-ce que l’obsession?


– Quelle obsession? demanda Aliocha surpris.


– L’obsession judiciaire. Une obsession qui fait tout pardonner. Quoi que vous ayez commis, on vous pardonne.


– À propos de quoi dites-vous cela?


– Voici pourquoi; cette Katia… Ah! c’est une charmante créature, mais j’ignore de qui elle est éprise. Elle est venue l’autre jour, et je n’ai rien pu savoir. D’autant plus qu’elle se borne maintenant à des généralités, elle ne me parle que de ma santé, elle affecte même un certain ton, et je me suis dit: «Soit, que le bon Dieu te bénisse!…» Ah! À propos de cette obsession, ce docteur est arrivé. Vous le savez sûrement, c’est vous qui l’avez fait venir, c’est-à-dire, pas vous, mais Katia. Toujours Katia! Eh bien, voici: un individu est normal, mais tout à coup il a une obsession; il est lucide, se rend compte de ses actes, cependant il subit l’obsession. Eh bien, c’est ce qui est arrivé sûrement à Dmitri Fiodorovitch. C’est une découverte et un bienfait de la justice nouvelle. Ce docteur est venu, il m’a questionnée sur le fameux soir, enfin, sur les mines d’or: «Comment était alors l’accusé?» En état d’obsession, bien sûr; il s’écriait: «De l’argent, de l’argent, donnez-moi trois mille roubles», puis soudain il est allé assassiner.» Je ne veux pas, disait-il, je ne veux pas tuer»; pourtant il l’a fait. Aussi on lui pardonnera à cause de cette résistance, bien qu’il ait tué.


– Mais il n’a pas tué, interrompit un peu brusquement Aliocha, dont l’agitation et l’impatience grandissaient.


– Je sais, c’est le vieux Grigori qui a tué.


– Comment, Grigori?


– Mais oui, c’est Grigori. Il est resté évanoui après avoir été frappé par Dmitri Fiodorovitch, puis il s’est levé et, voyant la porte ouverte, il est allé tuer Fiodor Pavlovitch.


– Mais pourquoi, pourquoi?


– Sous l’empire d’une obsession. En revenant à lui, après avoir été frappé à la tête, l’obsession lui a fait commettre ce crime; il prétend qu’il n’a pas tué, peut-être ne s’en souvient-il pas. Seulement, voyez-vous, mieux vaudrait que Dmitri Fiodorovitch eût tué. Oui, quoique je parle de Grigori, c’est sûrement Dmitri qui a fait le coup, et ça vaut mieux, beaucoup mieux. Ce n’est pas que j’approuve le meurtre d’un père par son fils; les enfants, au contraire, doivent respecter les parents; pourtant, mieux vaut que ce soit lui, car alors vous n’aurez pas à vous désoler, puisqu’il a tué inconsciemment, ou plutôt consciemment, mais sans savoir comment c’est arrivé. On doit l’acquitter; ce sera humain, cela fera ressortir les bienfaits de la justice nouvelle. Je n’en savais rien, on dit que c’est déjà ancien; dès que je l’appris hier, je fus si frappée que je voulais vous envoyer chercher. Si on l’acquitte, je l’inviterai aussitôt à dîner, je réunirai des connaissances et nous boirons à la santé des nouveaux juges. Je ne pense pas qu’il soit dangereux; d’ailleurs il y aura du monde, on pourra toujours l’emmener s’il fait le méchant. Plus tard, il pourra être juge de paix ou quelque chose de ce genre, car les meilleurs juges sont ceux qui ont eu des malheurs. Surtout, qui n’a pas son obsession maintenant? vous, moi, tout le monde, et combien d’exemples: un individu est en train de chanter une romance, tout à coup quelque chose lui déplaît, il prend un pistolet, vous tue le premier venu et on l’acquitte. Je l’ai lu récemment, tous les docteurs l’ont confirmé. Ils confirment tout, maintenant. Pensez donc, Lise a une obsession! elle m’a fait pleurer hier et avant-hier: aujourd’hui, j’ai deviné que c’était une simple obsession. Oh! Lise me fait beaucoup de peine! Je crois qu’elle a perdu l’esprit. Pourquoi vous a-t-elle fait venir? Ou bien êtes-vous venu de vous-même?


– Elle m’a fait venir et je vais la trouver, déclara Aliocha en se levant d’un air résolu.


– Ah! cher Alexéi Fiodorovitch, voilà peut-être l’essentiel, s’écria en pleurant Mme Khokhlakov. Dieu m’est témoin que je vous confie sincèrement Lise, et ça ne fait rien qu’elle vous ait appelé à mon insu. Quant à votre frère Ivan, excusez-moi, mais je ne puis lui confier si facilement ma fille, bien que je le considère toujours comme le plus chevaleresque des jeunes gens. Imaginez-vous qu’il est venu voir Lise et que je n’en savais rien.


– Comment? Quand cela? dit Aliocha stupéfait. Il ne s’était pas rassis.


– Je vais tout vous dire. C’est peut-être pour cela que je vous ai fait appeler, je ne m’en souviens plus. Ivan Fiodorovitch est venu me voir deux fois depuis son retour de Moscou: la première, pour me faire une visite en qualité de connaissance; la seconde, récemment. Katia se trouvait chez moi, il entra en l’apprenant. Bien entendu, je ne prétendais pas à de fréquentes visites de sa part, connaissant ses tracas, vous comprenez, cette affaire et la mort terrible de votre papa [173]; mais j’apprends tout à coup qu’il est venu de nouveau, il y a six jours, pas chez moi mais chez Lise, où il est resté cinq minutes. Je l’ai appris trois jours après par Glaphyre; ça m’a frappée. J’appelle aussitôt Lise qui se met à rire: il pensait, dit-elle, que vous dormiez, il est venu me demander de vos nouvelles. C’est ça, bien sûr. Seulement Lise, Lise, mon Dieu, quelle peine elle me fait! Figurez-vous qu’une nuit, c’était il y a quatre jours, après votre visite, elle a eu une crise de nerfs, des cris, des gémissements… Pourquoi n’ai-je jamais de crises de nerfs, moi? Le lendemain, le surlendemain, nouvelle attaque, et, hier, cette obsession. Elle me crie tout à coup: «Je déteste Ivan Fiodorovitch, j’exige que vous ne le receviez plus, que vous lui interdisiez la maison!» Je demeurai stupéfaite et lui répliquai: «Pour quelle raison congédier un jeune homme si méritant, si instruit, et de plus si malheureux», car toutes ces histoires, c’est plutôt un malheur qu’autre chose, n’est-ce pas? Elle éclata de rire à mes paroles, d’une façon blessante. Je fus contente, pensant l’avoir divertie et que les crises cesseraient; d’ailleurs, je voulais moi-même congédier Ivan Fiodorovitch pour ses étranges visites sans mon consentement et lui demander des explications. Ce matin, voilà qu’à son réveil, Lise s’est fâchée contre Julie et même qu’elle l’a frappée au visage. C’est monstrueux, n’est-ce pas? Moi qui dis vous à mes femmes de chambre. Une heure après, elle embrassait Julie et lui baisait les pieds. Elle me fit dire qu’elle ne viendrait pas, qu’elle ne voulait plus venir chez moi dorénavant, et lorsque je me traînai chez elle, elle me couvrit de baisers en pleurant, puis me poussa dehors sans dire un mot, de sorte que je n’ai rien pu savoir. Maintenant, cher Alexéi Fiodorovitch, je mets tout mon espoir en vous; ma destinée est sans doute entre vos mains. Je vous prie d’aller voir Lise, d’élucider tout cela, comme vous seul savez le faire, et de venir me raconter, à moi, la mère; car, vous comprenez, je mourrai vraiment, si tout cela continue, ou je me sauverai de la maison. Je n’en puis plus; j’ai de la patience, mais je peux la perdre et alors… alors ce sera terrible. Ah! mon Dieu, enfin, Piotr Ilitch! s’écria Mme Khokhlakov, radieuse, en voyant entrer Piotr Ilitch Perkhotine. Vous êtes bien en retard! Eh bien, asseyez-vous, parlez, que dit cet avocat? Où allez-vous, Alexéi Fiodorovitch?


– Chez Lise.


– Ah! oui. N’oubliez pas, je vous en supplie, ce que je vous ai demandé. Il s’agit de ma destinée!


– Certainement non, si toutefois c’est possible… car je suis tellement en retard, murmura Aliocha en se retirant.


– Non, venez sans faute, et pas «si c’est possible», sinon je mourrai!» cria derrière lui Mme Khokhlakov.


Aliocha avait déjà disparu.

III. Un Diablotin

Il trouva Lise à moitié allongée dans le fauteuil où on la portait quand elle ne pouvait pas encore marcher. Elle ne se leva pas à son entrée, mais son regard perçant un peu enflammé le traversa. Aliocha fut frappé du changement qui s’était opéré en elle durant ces trois jours; elle avait même maigri. Elle ne lui tendit pas la main. Il effleura ses doigts frêles, immobiles sur sa robe, et s’assit en face d’elle, sans mot dire.


«Je sais que vous êtes pressé d’aller à la prison, proféra brusquement Lise; maman vous a retenu deux heures, elle vient de vous parler de Julie et de moi.


– Comment le savez-vous?


– J’ai écouté. Qu’avez-vous à me regarder? Si ça me plaît, j’écoute, il n’y a pas de mal à ça. Je ne demande pas pardon pour si peu.


– Il y a quelque chose qui vous affecte?


– Au contraire, je me sens très bien. Tout à l’heure je songeais, pour la dixième fois, comme j’ai bien fait de reprendre ma parole et de ne pas devenir votre femme. Vous ne convenez pas comme mari; si je vous épouse et que je vous charge de porter un billet à mon amoureux, vous feriez la commission, vous rapporteriez même la réponse. Et à quarante ans, vous porteriez encore des billets de ce genre.»


Elle se mit à rire.


«Il y a en vous quelque chose de méchant et, en même temps, d’ingénu, dit Aliocha en souriant.


– C’est par ingénuité que je n’ai pas honte devant vous. Non seulement je n’ai pas, mais je ne veux pas avoir honte. Aliocha, pourquoi est-ce que je ne vous respecte pas? Je vous aime beaucoup, mais je ne vous respecte pas. Sinon, je ne vous parlerais pas sans honte, n’est-ce pas?


– En effet.


– Croyez-vous que je n’aie pas honte devant vous?


– Non, je ne le crois pas.»


Lise rit de nouveau nerveusement; elle parlait vite.


«J’ai envoyé des bonbons à votre frère Dmitri, à la prison. Aliocha, si vous saviez comme vous êtes gentil! Je vous aimerai beaucoup pour m’avoir permis si vite de ne pas vous aimer.


– Pourquoi m’avez-vous fait venir aujourd’hui, Lise?


– Je voulais vous faire part d’un désir. Je veux que quelqu’un me fasse souffrir, qu’il m’épouse, puis me torture, me trompe et s’en aille. Je ne veux pas être heureuse.


– Vous êtes éprise du désordre?


– Oui, je veux le désordre. Je veux mettre le feu à la maison. Je me représente très bien la chose: je m’en vais en cachette, tout à fait en cachette, mettre le feu; on s’efforce de l’éteindre; la maison brûle, je sais et je me tais. Ah! que c’est bête! quelle horreur!»


Elle fit un geste de dégoût.


«Vous vivez richement, dit Aliocha à voix basse.


– Vaut-il donc mieux vivre pauvre?


– Oui.


– C’est votre défunt moine qui vous racontait ça. Ce n’est pas vrai. Que je sois riche et tous les autres pauvres, je mangerai des bonbons, je boirai de la crème, et je n’en donnerai à personne! Ah! ne parlez pas, ne dites rien (elle fit un geste, bien qu’Aliocha n’eût pas ouvert la bouche), vous m’avez déjà dit tout ça auparavant, je le sais par cœur. C’est ennuyeux. Si je suis pauvre, je tuerai quelqu’un, peut-être même tuerai-je étant riche. Pourquoi me gêner?… Savez-vous, je veux moissonner, moissonner les blés. Je serai votre femme, vous deviendrez un paysan, un vrai paysan; nous aurons un poulain, voulez-vous?… Vous connaissez Kalganov?


– Oui.


– Il rêve en marchant. Il dit: «À quoi bon vivre? mieux vaut rêver.» On peut rêver les choses les plus gaies; mais la vie, c’est l’ennui. Il se mariera bientôt, il m’a fait, à moi aussi, une déclaration. Vous savez fouetter un sabot?


– Oui.


– Eh bien, il est comme un sabot; il faut le mettre en mouvement, le lancer et le fouetter. Si je l’épouse, je le lancerai toute ma vie. Vous n’avez pas honte de rester avec moi?


– Non.


– Vous êtes très fâché que je ne parle pas des choses saintes. Je ne veux pas être sainte. Comment punit-on dans l’autre monde le plus grand péché? Vous devez le savoir au juste.


– Dieu condamne, dit Aliocha en la regardant fixement.


– C’est ce que je veux. J’arriverais, on me condamnerait, je leur rirais au nez à tous. Je veux absolument mettre le feu à la maison, Aliocha, à notre maison; vous ne me croyez pas?


– Pourquoi donc? Il y a des enfants qui, à douze ans, ont très envie de mettre le feu à quelque chose, et ils le font. C’est une sorte de maladie.


– Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, il y a bien des enfants comme ça, mais il s’agit de tout autre chose.


– Vous prenez le mal pour le bien; c’est une crise passagère qui provient peut-être de votre ancienne maladie.


– Mais vous me méprisez! Je ne veux pas faire le bien, tout simplement; je veux faire le mal; il n’y a là aucune maladie.


– Pourquoi faire le mal?


– Pour qu’il ne reste rien nulle part. Ah! comme ce serait bien! Savez-vous, Aliocha, je pense parfois à faire beaucoup de mal, de vilaines choses, pendant longtemps, en cachette… Et tout à coup tous l’apprendront, m’entoureront, me montreront du doigt; et moi je les regarderai. C’est très agréable. Pourquoi est-ce si agréable, Aliocha?


– Comme ça. Le besoin d’écraser quelque chose de bon, ou, comme vous disiez, de mettre le feu. Cela arrive aussi.


– Je ne me contenterai pas de le dire, je le ferai.


– Je le crois.


– Ah! comme je vous aime pour ces paroles: je le crois. En effet, vous ne mentez pas. Mais vous pensez peut-être que je vous dis tout cela exprès, pour vous taquiner?


– Non, je ne le pense pas… bien que peut-être vous éprouviez ce besoin.


– Un peu, oui. Je ne mens jamais devant vous» proféra-t-elle avec une lueur dans les yeux.


Ce qui frappait surtout Aliocha, c’était son sérieux; il n’y avait pas l’ombre de malice ni de badinage sur son visage, alors qu’autrefois la gaieté et l’enjouement ne la quittaient jamais dans ses minutes les plus sérieuses.


«Il y a des moments où l’homme aime le crime, proféra Aliocha d’un air pensif.


– Oui, oui, vous avez exprimé mon idée; on l’aime, tous l’aiment, toujours, et non «par moments». Savez-vous, il y a eu comme une convention générale de mensonge à cet égard, tous mentent depuis lors. Ils prétendent haïr le mal et tous l’aiment en eux-mêmes.


– Et vous continuez à lire de mauvais livres?


– Oui. Maman les cache sous son oreiller, mais je les chipe.


– N’avez-vous pas conscience de vous détruire?


– Je veux me détruire. Il y a ici un jeune garçon qui est resté couché entre les rails pendant le passage d’un train. Veinard! Écoutez, on juge maintenant votre frère pour avoir tué son père, et tout le monde est content qu’il l’ait tué.


– On est content qu’il ait tué son père?


– Oui, tous sont contents. Ils disent que c’est affreux, mais, au fond d’eux-mêmes, ils sont très contents. Moi la première.


– Dans vos paroles, il y a un peu de vérité, dit doucement Aliocha.


– Ah! quelles idées vous avez, s’exclama Lise enthousiasmée. Et c’est un moine! Vous ne pouvez croire combien je vous respecte, Aliocha, parce que vous ne mentez jamais. Ah! il faut que je vous raconte un songe ridicule: je vois parfois, en rêve, des diables; c’est la nuit, je suis dans ma chambre avec une bougie; soudain, des diables surgissent dans tous les coins, sous la table; ils ouvrent la porte; il y en a une foule qui veulent entrer pour me saisir. Et déjà ils avancent, ils m’appréhendent. Mais je me signe; tous reculent, pris de peur. Ils ne s’en vont pas, ils attendent à la porte et dans les coins. Tout à coup, j’éprouve une envie folle de blasphémer, je commence, les voilà qui s’avancent en foule, tout joyeux; ils m’empoignent de nouveau, de nouveau je me signe, tous reculent. C’est très gai, on en perd la respiration.


– Moi aussi, j’ai fait ce rêve, dit Aliocha.


– Est-ce possible? cria Lise étonnée. Écoutez, Aliocha, ne riez pas, c’est très important: se peut-il que deux personnes fassent le même rêve?


– Certainement.


– Aliocha, je vous dis que c’est très important, poursuivit Lise au comble de la surprise. Ce n’est pas le rêve qui importe, mais le fait que vous ayez pu avoir le même rêve que moi. Vous qui ne mentez jamais, ne mentez pas maintenant: est-ce vrai? Vous ne riez pas?


– C’est vrai.»


Lise, abasourdie, se tut un instant.


«Aliocha, venez me voir, venez plus souvent, proféra-t-elle d’un ton suppliant.


– Je viendrai toujours chez vous, toute ma vie, répondit-il avec fermeté.


– Je ne puis me confier qu’à vous, reprit Lise, rien qu’à vous dans le monde entier. Je me parle à moi-même; et je vous parle encore plus volontiers qu’à moi-même. Je n’éprouve aucune honte devant vous, Aliocha, aucune. Pourquoi cela? Aliocha, est-il vrai qu’à Pâques les Juifs volent les enfants et qu’ils les égorgent?


– Je ne sais pas.


– J’ai un livre où il est question d’un procès; on raconte qu’un Juif a d’abord coupé les doigts à un enfant de quatre ans, puis qu’il l’a crucifié contre un mur avec des clous; il déclara au tribunal que l’enfant était mort rapidement, au bout de quatre heures. C’est rapide, en effet! Il ne cessait de gémir, l’autre restait là à le contempler. C’est bien!


– Bien?


– Oui. Je pense parfois que c’est moi qui l’ai crucifié. Il est là suspendu et gémit, moi je m’assieds en face de lui et je mange de la compote d’ananas. J’aime beaucoup cela; et vous?»


Aliocha contemplait en silence Lise dont le visage jaune pâle s’altéra soudain, tandis que ses yeux flamboyaient.


«Savez-vous qu’après avoir lu cette histoire, j’ai sangloté toute la nuit. Je croyais entendre l’enfant crier et gémir (à quatre ans, on comprend), et cette pensée de la compote ne me quittait pas. Le matin, j’ai envoyé une lettre demandant à quelqu’un de venir me voir sans faute. Il est venu, je lui ai tout raconté, au sujet de l’enfant et de la compote, tout, et j’ai dit: «C’est bien.» Il s’est mis à rire, il a trouvé qu’en effet c’était bien. Puis il est parti au bout de cinq minutes. Est-ce qu’il me méprisait? Parlez, Aliocha, parlez: me méprisait-il, oui ou non?»


Elle se dressa sur sa couchette, les yeux étincelants.


«Dites-moi, proféra Aliocha avec agitation, vous avez vous-même fait venir ce quelqu’un?


– Oui.


– Vous lui avez envoyé une lettre?


– Oui.


– Précisément pour lui demander cela, à propos de l’enfant?


– Non, pas du tout. Mais quand il est entré, je le lui ai demandé. Il m’a répondu, il s’est mis à rire, et puis il est parti.


– Il a agi en honnête homme, dit doucement Aliocha.


– Mais il m’a méprisée? Il a ri.


– Non, car lui-même croit peut-être à la compote d’ananas. Il est aussi très malade maintenant, Lise.


– Oui, il y croit! dit Lise, les yeux étincelants.


– Il ne méprise personne, poursuivit Aliocha. Seulement, il n’a confiance en personne. S’il n’a pas confiance, évidemment, il méprise.


– Par conséquent, moi aussi?


– Vous aussi.


– C’est bien, dit Lise rageuse. Quand il est sorti en riant, j’ai senti que le mépris avait du bon. Avoir les doigts coupés comme cet enfant, c’est bien; être méprisé, c’est bien également…»


Et elle eut, en regardant Aliocha, un mauvais rire.


«Savez-vous, Aliocha, je voudrais… Sauvez-moi!» Elle se dressa, se pencha vers lui, l’étreignit.» Sauvez-moi! gémit-elle. Ai-je dit à quelqu’un au monde ce que je viens de vous dire? J’ai dit la vérité, la vérité! Je me tuerai, car tout me dégoûte! Je ne veux plus vivre! Tout m’inspire du dégoût, tout! Aliocha, pourquoi ne m’aimez-vous pas, pas du tout?


– Mais si, je vous aime! répondit Aliocha avec chaleur.


– Est-ce que vous me pleurerez?


– Oui.


– Non parce que j’ai refusé d’être votre femme, mais en général?


– Oui.


– Merci! Je n’ai besoin que de vos larmes. Et que les autres me torturent, me foulent au pied, tous, tous, sans excepter personne! Car je n’aime personne. Vous entendez, per-sonne! Au contraire, je les hais! Allez voir votre frère, Aliocha, il est temps!»


Elle desserra son étreinte.


«Comment vous laisser dans cet état? proféra Aliocha presque effrayé.


– Allez voir votre frère; il se fait tard, on ne vous laissera plus entrer. Allez, voici votre chapeau! Embrassez Mitia, allez, allez!»


Elle poussa presque de force Aliocha vers la porte. Il la regardait avec une douloureuse perplexité, lorsqu’il sentit dans sa main droite un billet plié, cacheté. Il lut l’adresse: «Ivan Fiodorovitch Karamazov.» Il jeta un coup d’œil rapide à Lise. Elle avait un visage presque menaçant.


«Ne manquez pas de le lui remettre, ordonna-t-elle avec exaltation, toute tremblante, aujourd’hui, tout de suite! Sinon, je m’empoisonnerai! C’est pour ça que je vous ai fait venir!»


Et elle lui claqua la porte au nez. Aliocha mit la lettre dans sa poche et se dirigea vers l’escalier, sans entrer chez Mme Khokhlakov, qu’il avait même oubliée. Dès qu’il se fut éloigné, Lise entrouvrit la porte, mit son doigt dans la fente et le serra de toutes ses forces en fermant. Au bout de quelques secondes, ayant retiré sa main, elle alla lentement s’asseoir dans le fauteuil, examina avec attention son doigt noirci et le sang qui avait jailli sous l’ongle. Ses lèvres tremblaient et elle murmura rapidement:


«Vile, vile, vile, vile!»

IV. L’hymne et le secret

Il était déjà tard (et les jours sont courts en novembre) quand Aliocha sonna à la porte de la prison. La nuit tombait. Mais il savait qu’on le laisserait entrer sans difficulté. Dans notre petite ville, il en va comme partout. Au début, sans doute, une fois l’instruction terminée, les entrevues de Mitia avec ses parents ou quelques autres personnes étaient entourées de certaines formalités nécessaires; mais, par la suite, on fit exception pour certains visiteurs. Ce fut au point que, parfois, les entrevues avec le prisonnier avaient lieu presque en tête à tête. D’ailleurs, ces privilégiés étaient peu nombreux: Grouchegnka, Aliocha et Rakitine. L’ispravnik Mikhaïl Makarovitch était bien disposé pour la jeune femme. Le bonhomme regrettait d’avoir crié contre elle à Mokroïé. Ensuite, une fois au courant, il avait tout à fait changé d’opinion à son égard. Et, chose étrange, bien qu’il fût persuadé de la culpabilité de Mitia, depuis son arrestation il devenait plus indulgent pour lui: «C’était peut-être une bonne nature, mais l’ivresse et le désordre l’ont perdu!» Une sorte de pitié avait succédé chez lui à l’horreur du début. Quant à Aliocha, l’ispravnik l’aimait beaucoup et le connaissait depuis longtemps. Rakitine, qui avait pris l’habitude de visiter fréquemment le prisonnier, était très lié avec «les demoiselles de l’ispravnik, comme il les appelait; de plus, il donnait des leçons chez l’inspecteur de la prison, vieillard débonnaire, quoique militaire rigide. Aliocha connaissait bien, et depuis longtemps, cet inspecteur, qui aimait à causer avec lui de «la sagesse suprême». Le vieillard respectait et même craignait Ivan Fiodorovitch, surtout ses raisonnements, bien que lui-même fût grand philosophe, à sa manière bien entendu; mais il éprouvait pour Aliocha une sympathie invincible. Depuis un an, il étudiait les Évangiles apocryphes et faisait part à chaque instant de ses impressions à son jeune ami. Autrefois, il allait même le voir au monastère et discutait des heures entières avec lui et les religieux. Bref, si Aliocha arrivait en retard à la prison, il n’avait qu’à passer chez lui et l’affaire s’arrangeait. De plus, le personnel, jusqu’au dernier gardien, était accoutumé à lui. Le factionnaire ne faisait naturellement pas de difficultés, pourvu qu’on eût une autorisation. Quand on demandait Mitia, celui-ci descendait toujours au parloir. En entrant, Aliocha rencontra Rakitine qui prenait congé de son frère. Tous deux parlaient haut. Mitia, en le reconduisant, riait beaucoup, et l’autre paraissait bougonner. Rakitine, surtout les derniers temps, n’aimait pas à rencontrer Aliocha; il ne lui parlait guère et le saluait même avec raideur. En le voyant entrer, il fronça les sourcils, détourna les yeux, parut fort occupé à boutonner son pardessus chaud au col de fourrure. Puis il se mit à chercher son parapluie.


«Pourvu que je n’oublie rien! fit-il pour dire quelque chose.


– Surtout, n’oublie pas ce qui n’est pas à toi!» dit Mitia en riant.


Rakitine prit feu aussitôt.


«Recommande cela à tes Karamazov, race d’exploiteurs, mais pas à Rakitine! s’écria-t-il tremblant de colère.


– Qu’est-ce qui te prend? Je plaisantais… Ils sont tous ainsi, dit-il à Aliocha en désignant Rakitine qui sortait rapidement: il riait, il était gai, et le voilà qui s’emporte! Il ne t’a même pas salué. Êtes-vous brouillés? Pourquoi viens-tu si tard? Je t’ai attendu toute la journée avec impatience. Ça ne fait rien. Nous allons nous rattraper.


– Pourquoi vient-il si souvent te voir? Tu t’es lié avec lui?


– Pas précisément. C’est un salaud! Il me prend pour un misérable. Surtout, il n’entend pas la plaisanterie. C’est une âme sèche, il me rappelle les murs de la prison, tels que je les vis en arrivant. Mais il n’est pas bête… Eh bien, Alexéi, je suis perdu maintenant!»


Il s’assit sur un banc, indiqua une place auprès de lui à Aliocha.


«Oui, c’est demain le jugement. N’as-tu vraiment aucun espoir, frère?


– De quoi parles-tu? fit Mitia, le regard vague. Ah! oui, du jugement. Bagatelle que cela. Parlons de l’essentiel. Oui, on me juge demain, mais ce n’est pas ce qui m’a fait dire que je suis perdu. Je ne crains pas pour ma tête, seulement ce qu’il y a dedans est perdu. Pourquoi me regardes-tu d’un air désapprobateur?


– De quoi parles-tu, Mitia?


– Des idées, des idées. L’éthique! Qu’est-ce que l’éthique?


– L’éthique? dit Aliocha surpris.


– Oui, une science, laquelle?


– Il y a, en effet, une science comme ça… Seulement… je ne puis pas t’expliquer, je l’avoue.


– Rakitine le sait, lui. Il est très savant, l’animal! Il ne se fera pas moine. Il veut aller à Pétersbourg faire de la critique, mais à tendance morale. Eh bien, il peut se rendre utile, devenir quelqu’un. C’est un ambitieux! Au diable l’éthique! Je suis perdu, Alexéi, homme de Dieu! Je t’aime plus que tous. Mon cœur bat en pensant à toi. Qu’est-ce que c’est que Carl Bernard?


– Carl Bernard?


– Non, pas Carl, Claude Bernard. Un chimiste, n’est-ce pas?


– J’ai entendu dire que c’est un savant, je n’en sais pas davantage.


– Au diable! je n’en sais rien non plus. C’est probablement quelque misérable, ce sont tous des misérables. Mais Rakitine ira loin. Il se faufile partout, c’est un Bernard en son genre. Oh! ces Bernards, ils foisonnent.


– Mais qu’as-tu donc?


– Il veut écrire un article sur moi et débuter ainsi dans la littérature; voilà pourquoi il vient me voir, lui-même me l’a déclaré. Un article à thèse: «Il devait tuer, c’est une victime du milieu», etc. Il y aura, dit-il, une teinte de socialisme. Soit, je m’en moque! Il n’aime pas Ivan, il le déteste; tu ne lui es pas sympathique non plus. Je ne le chasse pas, il a de l’esprit, mais quel orgueil! Je lui disais tout à l’heure: «Les Karamazov ne sont pas des misérables, ce sont des philosophes, comme tous les vrais Russes; mais toi, malgré ton savoir, tu n’es pas un philosophe, tu n’es qu’un manant.» Il a ri méchamment. Et moi d’ajouter: de opinionibus non est disputandum. Moi aussi, je suis classique, conclut Mitia en éclatant de rire.


– Mais, pourquoi te crois-tu perdu?


– Pourquoi je suis perdu? Hum, au fond… si l’on prend l’ensemble, je regrette Dieu, voilà.


– Que veux-tu dire?


– Figure-toi qu’il y a dans la tête, c’est-à-dire dans le cerveau, des nerfs… Ces nerfs ont des fibres, et dès qu’elles vibrent… Tu vois, je regarde quelque chose, comme ça, et elles vibrent, ces fibres… et aussitôt qu’elles vibrent, il se forme une image, pas tout de suite, mais au bout d’un instant, d’une seconde, et il se forme un moment… non pas un moment, je radote… mais un objet ou une action; voilà comment s’effectue la perception. La pensée vient ensuite… parce que j’ai des fibres, et nullement parce que j’ai une âme et que je suis créé à l’image de Dieu; quelle sottise! Mikhaïl m’expliquait ça, hier encore, ça me brûlait. Quelle belle chose que la science, Aliocha! L’homme se transforme, je le comprends… Pourtant, je regrette Dieu!


– C’est déjà bien, dit Aliocha.


– Que je regrette Dieu? La chimie, frère, la chimie! Mille excuses, votre Révérence, écartez-vous un peu, c’est la chimie qui passe! Il n’aime pas Dieu, Rakitine; oh! non, il ne l’aime pas! C’est leur point faible à tous, mais ils le cachent, ils mentent.» Eh bien, exposeras-tu ces idées dans tes articles?» lui ai-je demandé.» Non, on ne me laissera pas faire», reprit-il en riant.» Mais alors, que deviendra l’homme, sans Dieu et sans immortalité? Tout est permis, par conséquent, tout est licite? – Ne le savais-tu pas? Tout est permis à un homme d’esprit, il se tire toujours d’affaire. Mais toi, tu as tué, tu t’es fait pincer, et maintenant tu pourris sur la paille.» Voilà ce qu’il me dit, le salaud. Autrefois, des cochons pareils, je les flanquais à la porte; à présent, je les écoute. D’ailleurs, il dit des choses sensées, et il écrit bien. Il a commencé, il y a huit jours, à me lire un article; j’ai noté trois lignes, attends, les voici.»


Mitia tira vivement de sa poche un papier et lut: «Pour résoudre cette question, il faut mettre sa personne en opposition avec son activité.»


«Comprends-tu ça?


– Non, je ne comprends pas», dit Aliocha.


Il regardait Mitia et l’écoutait avec curiosité.


«Moi non plus. Ce n’est pas clair, mais c’est spirituel. «Tous, dit-il, écrivent comme ça maintenant; ça tient au milieu…» Il fait aussi des vers, le coquin. Il a chanté les pieds de la Khokhlakov, ha! ha!


– J’en ai entendu parler, dit Aliocha.


– Oui, mais connais-tu les vers?


– Non.


– Je les ai, je vais te les lire. Tu ne sais pas, c’est toute une histoire. La canaille! Il y a trois semaines, il a imaginé de me taquiner: «Tu t’es fait pincer comme un imbécile, pour trois mille roubles, moi je vais en récolter cent cinquante mille; j’épouse une veuve et je vais acheter une maison à Pétersbourg.» Il me raconta qu’il faisait la cour à la Khokhlakov; elle n’avait guère d’esprit dans sa jeunesse et à quarante ans il ne lui en restait plus du tout.» Oui, elle est fort sensible, me dit-il, c’est comme ça que je l’aurai. Je l’épouse, je l’emmène à Pétersbourg, je vais fonder un journal.» Et l’eau lui venait à la bouche, pas à cause de la Khokhlakov bien sûr, mais à cause des cent cinquante mille roubles. Il était sûr de lui, il venait me voir tous les jours.» Elle faiblit», me disait-il radieux. Et voilà qu’on l’a mis à la porte; Perkhotine lui a donné un croc-en-jambe, bravo! J’embrasserais volontiers cette dinde pour l’avoir congédié. C’est alors qu’il avait fait ces vers.» Pour la première fois, me dit-il, je m’abaisse à écrire des vers, pour séduire, donc pour une œuvre utile. En possession de la fortune d’une sotte, je puis me rendre utile à la société.» L’utilité publique sert d’excuse à toutes les bassesses de ces gens-là!» Et pourtant, prétend-il, j’écris mieux que Pouchkine, car j’ai su exprimer, dans des vers badins, ma tristesse civique.» Je comprends ce qu’il dit de Pouchkine: pourquoi s’est-il borné à décrire des pieds, s’il avait vraiment du talent?… Comme il était fier de ses vers, l’animal! Ah! l’amour-propre des poètes! Pour le rétablissement du pied de l’objet aimé, voilà le titre qu’il a imaginé, le folâtre!


Il cause du tourment

Ce petit pied charmant.

Les docteurs le font souffrir

Sous prétexte de le guérir.


Ce n’est pas les pieds que je plains,

Pouchkine peut les chanter;

C’est la tête que je plains,

La tête rebelle aux idées.


Elle commençait à comprendre

Quand le pied vint la gêner.

Ah! que ce pied guérisse vite,

Alors la tête comprendra!


C’est un salaud, mais ses vers ont de l’enjouement! Et il y a mêlé vraiment une tristesse «civique». Il était furieux de se voir congédié. Il grinçait des dents.


– Il s’est déjà vengé, dit Aliocha. Il a écrit un article sur Mme Khokhlakov.»


Et Aliocha lui raconta ce qui avait paru dans le journal les Bruits.


«C’est lui, confirma Mitia en fronçant les sourcils, c’est bien lui! Ces articles… je sais… combien d’infamie a-t-on déjà écrites, sur Groucha, par exemple!… Et sur Katia, aussi… Hum!»


Il marcha à travers la chambre d’un air soucieux.


«Frère, je ne puis rester longtemps, dit Aliocha après un silence. Demain est un jour terrible pour toi! Le jugement de Dieu va s’accomplir; et je m’étonne qu’au lieu de choses sérieuses tu parles de bagatelles…


– Non, ne t’étonne pas. Dois-je parler de ce chien puant? De l’assassin? Assez causé de lui! Qu’il ne soit plus question de Smerdiakov, ce puant fils d’une puante! Dieu le châtiera, tu verras!»


Il s’approcha d’Aliocha, l’embrassa avec émotion. Ses yeux étincelaient.


«Rakitine ne comprendrait pas cela, mais toi, tu comprendras tout: c’est pourquoi je t’attendais avec impatience. Vois-tu, je voulais depuis longtemps te dire bien des choses, dans ces murs dégradés, mais je taisais l’essentiel, le moment ne me paraissant pas encore venu. J’ai attendu la dernière heure pour m’épancher. Frère, j’ai senti naître en moi, depuis mon arrestation, un nouvel être; un homme nouveau est ressuscité! Il existait en moi, mais jamais il ne se serait révélé sans le coup de foudre. Qu’est-ce que ça peut me faire de piocher pendant vingt ans dans les mines, ça ne m’effraie pas, mais je crains autre chose, maintenant: que cet homme ressuscité se retire de moi! On peut trouver aussi dans les mines, chez un forçat et un assassin, un cœur d’homme et s’entendre avec lui, car là-bas aussi on peut aimer, vivre et souffrir! On peut ranimer le cœur engourdi d’un forçat, le soigner, ramener enfin du repaire à la lumière une âme grande, régénérée par la souffrance, ressusciter un héros! Il y en a des centaines et nous sommes tous coupables envers eux. Pourquoi ai-je rêvé alors du «petiot», à un tel moment! C’était une prophétie. J’irai pour le «petiot». Car tous sont coupables envers tous. Tous sont des «petiots», il y a de grands, et de petits enfants. J’irai pour eux, il faut que quelqu’un se dévoue pour tous. Je n’ai pas tué mon père, mais j’accepte l’expiation. C’est ici, dans ces murs dégradés, que j’ai eu conscience de tout cela. Il y en a beaucoup, des centaines sous terre, le marteau à la main. Oui, nous serons à la chaîne, privés de liberté, mais dans notre douleur nous ressusciterons à la joie, sans laquelle l’homme ne peut vivre ni Dieu exister, car c’est lui qui la donne, c’est là son grand privilège. Seigneur, que l’homme se consume en prière! Comment vivrai-je sous terre sans Dieu? Il ment, Rakitine; si l’on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous terre! Un forçat ne peut se passer de Dieu, encore moins qu’un homme libre! Et alors nous, les hommes souterrains, nous ferons monter des entrailles de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie! Vive Dieu et sa joie divine! Je l’aime!»


Mitia, en débitant cette tirade bizarre, suffoquait presque. Il était pâle, ses lèvres tremblaient, des larmes lui coulaient des yeux.


«Non, la vie est pleine, la vie déborde même sous terre! Tu ne peux croire, Alexéi, comme je veux vivre maintenant, à quel point la soif de l’existence s’est emparée de moi, précisément dans ces murs dégradés! Rakitine ne comprend pas cela, il ne songe qu’à bâtir une maison, à y mettre des locataires, mais je t’attendais. Qu’est-ce que la souffrance? Je ne la crains pas, fût-elle infinie, alors que jadis je la craignais. Il se peut que je ne réponde rien à l’audience… Avec la force que je sens en moi, je me crois en état de surmonter toutes les souffrances, pourvu que je puisse me dire à chaque instant: je suis! Dans les tourments, crispé par la torture, je suis! Attaché au pilori, j’existe encore, je vois le soleil, et si je ne le vois pas, je sais qu’il luit. Et savoir cela, c’est déjà toute la vie. Aliocha, mon chérubin, la philosophie me tue, que le diable l’emporte! Notre frère Ivan…


– Quoi, Ivan? interrompit Aliocha, mais Mitia n’entendit pas.


– Vois-tu, autrefois, je n’avais pas tous ces doutes, je les recelais en moi. C’est justement peut-être parce que des idées inconnues bouillonnaient en moi que je me grisais, me battais, m’emportais; c’était pour les dompter, les écraser. Ivan n’est pas comme Rakitine, il cache ses pensées; c’est un sphinx, il se tait toujours. Mais Dieu me tourmente, je ne pense qu’à cela. Que faire, si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité? Dans ce cas, l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu? Je me le demande. En effet, qui l’homme aimera-t-il? À qui chantera-t-il des hymnes de reconnaissance? Rakitine rit. Il dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Ce morveux peut l’affirmer, moi je ne puis le comprendre. La vie est facile pour Rakitine: «Occupe-toi plutôt, me disait-il aujourd’hui, de l’extension des droits civiques, ou d’empêcher la hausse de la viande; de cette façon, tu serviras mieux l’humanité et tu l’aimeras davantage que par toute la philosophie.» À quoi je lui ai répondu: «Toi-même, ne croyant pas en Dieu, tu hausserais le prix de la viande, le cas échéant, et tu gagnerais un rouble sur un kopek!» Il s’est fâché. En effet, qu’est-ce que la vertu? Réponds-moi, Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, c’est donc une chose relative? L’est-elle, oui ou non? Question insidieuse! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir durant deux nuits. Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanité! Pour Ivan, il n’y a pas de Dieu. Il a une idée. Une idée qui me dépasse. Mais il ne la dit pas. Il doit être franc-maçon. Je l’ai questionné, pas de réponse. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, il se tait. Une fois seulement il a parlé.


– Qu’a-t-il dit?


– Je lui demandais: «Alors, tout est permis?» Il fronça les sourcils: «Fiodor Pavlovitch, notre père, dit-il, était une crapule, mais il raisonnait juste.» Voilà ses paroles. C’est plus net que Rakitine.


– Oui, dit Aliocha avec amertume. Quand est-il venu?


– Nous y reviendrons. Je ne t’ai presque pas parlé d’Ivan jusqu’à présent. J’ai attendu jusqu’à la fin. Une fois la pièce terminée et le jugement prononcé, je te raconterai tout. Il y a une chose terrible, pour laquelle tu seras mon juge. Mais maintenant, plus un mot là-dessus. Tu parles du jugement de demain; le croirais-tu, je ne sais rien.


– Tu as parlé à cet avocat?


– Oui, mais à quoi bon? Je lui ai tout raconté. Un suave fripon de la capitale, un Bernard! Il ne croit pas un mot de ce que je lui dis. Il pense que je suis coupable, je le vois bien!» Alors, pourquoi êtes-vous venu me défendre?» lui ai-je demandé. Je me fiche de ces gens-là! Et les médecins voudraient me faire passer pour fou. Je ne le permettrai pas! Catherine Ivanovna veut remplir «son devoir» jusqu’au bout. Avec raideur! (Mitia eut un sourire amer.) Elle est cruelle comme une chatte. Elle sait que j’ai dit à Mokroïé qu’elle avait de «grandes colères»! On le lui a répété. Oui, les dépositions se sont multipliées à l’infini. Grigori maintient ses dires; il est honnête, mais sot. Il y a beaucoup de gens honnêtes par bêtise. C’est une idée de Rakitine. Grigori m’est hostile. Il vaudrait mieux avoir telle personne pour ennemi que pour ami. Je dis cela à propos de Catherine Ivanovna. J’ai bien peur qu’elle ne parle à l’audience du salut jusqu’à terre qu’elle me fît lorsque je lui prêtai les quatre mille cinq cents roubles! Elle voudra s’acquitter jusqu’au dernier sou. Je ne veux pas de ses sacrifices. J’en aurai honte à l’audience! Va la trouver, Aliocha, demande-lui de n’en pas parler. Serait-ce impossible? Tant pis, je le supporterai! Je ne la plains pas. C’est elle qui le veut. Le voleur n’aura que ce qu’il mérite. Je ferai un discours, Alexéi. (Il eut de nouveau un sourire amer.) Seulement… seulement, il y a Groucha, Seigneur! Pourquoi souffre-t-elle tant, maintenant? s’écria-t-il avec des larmes. Cela me tue de penser à elle. Elle était là, tantôt…


– Elle m’a tout raconté. Tu lui as fait beaucoup de peine aujourd’hui.


– Je sais. Quel maudit caractère que le mien! Je lui ai fait une scène de jalousie. J’avais du regret quand elle est partie, je l’ai embrassée. Je ne lui ai pas demandé pardon.


– Pourquoi?»


Mitia se mit à rire gaiement.


«Que Dieu te préserve, mon cher, de jamais demander pardon à la femme que tu aimes! Surtout à la femme que tu aimes, et quels que soient tes torts envers elle! Car la femme, frère, qui diable sait ce que c’est? Moi, en tout cas, je les connais, les femmes! Essaie donc de reconnaître tes torts: «C’est ma faute, pardon, excuse-moi», tu essuieras une grêle de reproches! Jamais un pardon franc, simple; elle commencera par t’humilier, t’avilir, elle te reprochera des torts imaginaires, et alors seulement te pardonnera. La meilleure d’entre elles ne te fera pas grâce des plus petites choses. Telle est la férocité de toutes les femmes sans exception, de ces anges sans lesquels nous ne pourrions vivre! Vois-tu, mon bien cher, je le dis franchement: tout homme convenable doit être sous la pantoufle d’une femme. C’est ma conviction, ou plutôt mon sentiment. L’homme doit être généreux; cela ne rabaisse pas, même un héros, même César. Mais ne demande jamais pardon, à aucun prix. Rappelle-toi cette maxime, elle vient de ton frère Mitia que les femmes ont perdu. Non, je réparerai mes torts envers Grouchegnka sans lui demander pardon. Je la vénère, Alexéi, mais elle ne le remarque pas; je ne l’aime jamais assez à son idée. Elle me fait souffrir avec cet amour. Auparavant, je souffrais de ses détours perfides, maintenant nous ne faisons plus qu’une âme et par elle je suis devenu un homme. Resterons-nous ensemble? Sinon, je mourrai de jalousie… J’en rêve déjà chaque jour… Que t’a-t-elle dit de moi?»


Aliocha lui répéta les propos de Grouchegnka. Mitia écouta attentivement et demeura satisfait.


«Alors, elle n’est pas fâchée que je sois jaloux. Voilà bien la femme!» J’ai moi-même le cœur dur.» J’aime ces natures-là, bien que je ne supporte pas la jalousie! Nous en viendrons aux mains, mais je l’aimerai toujours. Est-ce que les forçats peuvent se marier? Je ne puis vivre sans elle…»


Mitia marcha dans la chambre, les sourcils froncés. On n’y voyait presque plus. Tout à coup, il parut soucieux.


«Alors, elle dit qu’il y a un secret? Une conspiration à trois contre elle, avec «Katka»? Eh bien, non, ce n’est pas cela. Grouchegnka s’est trompée comme une sotte. Aliocha, chéri, tant pis… Je vais te dévoiler notre secret.»


Mitia regarda de tous côtés, s’approcha d’Aliocha, se mit à lui parler à voix basse, bien qu’en réalité personne ne pût les entendre; le vieux gardien sommeillait sur un banc, les soldats de service étaient trop éloignés.


«Je vais te révéler notre secret, dit-il à la hâte. Je l’aurais fait ensuite, car puis-je prendre une décision sans toi? Tu es tout pour moi. Ivan nous est supérieur, mais tu vaux mieux que lui. Toi seul décideras. Peut-être même es-tu supérieur à Ivan. Vois-tu, c’est un cas de conscience, une affaire si importante que je ne puis la résoudre moi-même, sans ton conseil. Toutefois, c’est encore trop tôt pour se prononcer, il faut attendre le jugement; tu décideras ensuite de mon sort. Maintenant, contente-toi de m’écouter, mais ne dis rien. Je t’exposerai seulement l’idée, en laissant de côté les détails. Mais pas de questions, ne bouge pas, c’est entendu? Et tes yeux que j’oubliais! J’y lirai ta décision, même si tu ne parles pas. Oh! j’ai peur! Écoute, Aliocha: Ivan me propose de m’enfuir. Je passe sur les détails; tout est prévu, tout peut s’arranger. Tais-toi. En Amérique, avec Groucha, car je ne puis vivre sans elle… Et si on ne la laisse pas me suivre? Est-ce que les forçats peuvent se marier? Ivan dit que non. Que ferais-je sans Groucha, sous terre, avec mon marteau? Il ne servirait qu’à me fracasser la tête! Mais, d’un autre côté, la conscience? Je me dérobe à la souffrance, je me détourne de la voie de purification qui s’offrait à moi. Ivan dit qu’en Amérique, avec de «la bonne volonté», on peut se rendre plus utile que dans les mines. Mais que devient alors notre hymne souterrain? L’Amérique, c’est encore de la vanité! Et il y a aussi, je pense, bien de la malhonnêteté à fuir en Amérique. J’échappe à l’expiation! Voilà pourquoi je te dis, Aliocha, que toi seul peux comprendre cela; pour les autres, tout ce que je t’ai dit de l’hymne, ce sont des bêtises, du délire. On me traitera de fou ou d’imbécile. Or, je ne suis ni l’un ni l’autre. Ivan aussi comprend l’hymne, pour sûr, mais il se tait; il n’y croit pas. Ne parle pas, ne parle pas; je vois à ton regard que tu as déjà décidé. Épargne-moi, je ne puis vivre sans Groucha; attends jusqu’au jugement.»


Mitia acheva d’un air égaré. Il tenait Aliocha par les épaules, le fixait de son regard avide, enflammé.


«Les forçats peuvent-ils se marier?» répéta-t-il pour la troisième fois d’une voix suppliante.


Aliocha, très ému, écoutait avec une profonde surprise.


«Dis-moi, demanda-t-il, est-ce qu’Ivan insiste beaucoup? Qui a eu le premier cette idée?


– C’est lui, il insiste! Je ne le voyais pas, il est venu tout à coup, il y a huit jours, et a commencé par là. Il ne propose pas, il ordonne. Il ne doute pas de mon obéissance, bien que je lui aie ouvert mon cœur comme à toi et parlé de l’hymne. Il m’a exposé son plan, j’y reviendrai. Il le veut ardemment. Et surtout, il m’offre de l’argent: dix mille roubles pour fuir, vingt mille en Amérique; il prétend qu’on peut très bien organiser la fuite avec dix mille roubles.


– Et il t’a recommandé de ne pas m’en parler?


– À personne, et surtout pas à toi. Il a peur que tu ne sois comme ma conscience vivante. Ne lui dis pas que je t’ai mis au courant, je t’en prie!


– Tu as raison, il est impossible de décider avant la sentence. Après le jugement, tu verras toi-même; il y aura en toi une homme nouveau qui décidera.


– Un homme nouveau, ou un Bernard, qui décidera en Bernard! Il me semble que je suis, moi aussi, un vil Bernard, dit Mitia avec un sourire amer.


– Est-il possible, frère, que tu n’espères pas te justifier demain?»


Mitia haussa les épaules, secoua la tête négativement.


«Aliocha, dit-il soudain, il est temps que tu partes. Je viens d’entendre l’inspecteur dans la cour, il va venir ici, nous sommes en retard, c’est du désordre. Embrasse-moi vite, fais sur moi le signe de la croix pour le calvaire de demain…»


Ils s’étreignirent et s’embrassèrent.


«Ivan lui-même, qui me propose de fuir, croit que j’ai tué.»


Un triste sourire se dessina sur ses lèvres.


«Le lui as-tu demandé?


– Non. Je voulais le lui demander, mais je n’en ai pas eu la force. D’ailleurs, je l’ai compris à son regard. Alors adieu!»


Ils s’embrassèrent encore. Aliocha allait sortir quand Mitia le rappela.


«Tiens-toi devant moi, comme ça.»


Il prit de nouveau Aliocha par les épaules. Son visage devint fort pâle, ses lèvres se contractèrent, son regard sondait son frère.


«Aliocha, dis-moi toute la vérité, comme devant Dieu. Crois-tu que j’ai tué? La vérité entière, ne mens pas!»


Aliocha chancela, eut un serrement de cœur.


«Assez! Que dis-tu?… murmura-t-il comme égaré.


– Toute la vérité, ne mens pas!


– Je n’ai jamais cru un seul instant que tu sois un assassin», s’écria d’une voix tremblante Aliocha, qui leva la main comme pour prendre Dieu à témoin.


Une expression de bonheur se peignit sur le visage de Mitia.


«Merci, dit-il en soupirant, comme après un évanouissement. Tu m’as régénéré… Le crois-tu, jusqu’à présent je craignais de te le demander, à toi, à toi! Va-t’en, maintenant, va-t’en! Tu m’as donné des forces pour demain, que Dieu te bénisse! Retire-toi, aime Ivan!»


Aliocha sortit tout en larmes. Une pareille méfiance de la part de Mitia, même envers lui, révélait un désespoir qu’il n’eût jamais soupçonné si profond chez son malheureux frère. Une infinie compassion s’empara de lui. Il était navré.» Aime Ivan!» Il se rappela soudain ces dernières paroles de Mitia. Il allait précisément chez Ivan, qu’il voulait voir depuis le matin. Ivan l’inquiétait autant que Mitia, et maintenant plus que jamais, après cette entrevue.

V. Ce n’est pas toi!

Pour aller chez son frère, il devait passer devant la maison où habitait Catherine Ivanovna. Les fenêtres étaient éclairées. Il s’arrêta, résolut d’entrer. Il n’avait pas vu Catherine depuis plus d’une semaine et pensa qu’Ivan était peut-être chez elle, surtout à la veille d’un tel jour. Dans l’escalier, faiblement éclairé par une lanterne chinoise, il croisa un homme en qui il reconnut son frère.


«Ah! ce n’est que toi, dit sèchement Ivan Fiodorovitch. Adieu. Tu vas chez elle?


– Oui.


– Je ne te le conseille pas. Elle est agitée, tu la troubleras encore davantage.


– Non, non, cria une voix en haut de l’escalier. Alexéi Fiodorovitch, vous venez de le voir?


– Oui, je l’ai vu.


– Est-ce qu’il me fait dire quelque chose? Entrez, Aliocha, et vous aussi, Ivan Fiodorovitch, remontez. Vous entendez?»


La voix de Katia était si impérieuse qu’Ivan, après un instant d’hésitation, se décida à remonter avec Aliocha.


«Elle écoutait! murmura-t-il à part soi, avec agitation, mais Aliocha l’entendit.


– Permettez-moi de garder mon pardessus, dit Ivan en entrant au salon, je ne resterai qu’une minute.


– Asseyez-vous, Alexéi Fiodorovitch», dit Catherine Ivanovna qui resta debout.


Elle n’avait guère changé, mais ses yeux sombres brillaient d’une lueur mauvaise. Aliocha se rappela plus tard qu’elle lui avait paru particulièrement belle à cet instant.


«Qu’est-ce qu’il me fait dire?


– Ceci seulement, dit Aliocha en la regardant en face: que vous vous ménagiez et ne parliez pas à l’audience de ce qui (il hésita un peu)… s’est passé entre vous… lors de votre première rencontre.


– Ah! mon salut jusqu’à terre pour le remercier de l’argent! dit-elle avec un rire amer. Craint-il pour lui ou pour moi? Qui veut-il que je ménage: lui ou moi? Parlez, Alexéi Fiodorovitch.»


Aliocha la regardait avec attention, s’efforçant de la comprendre.


«Vous et lui.


– C’est cela, dit-elle méchamment, et elle rougit. Vous ne me connaissez pas encore, Alexéi Fiodorovitch. Moi non plus, je ne me connais pas. Peut-être me détesterez-vous, après l’interrogatoire de demain.


– Vous déposerez avec loyauté, dit Aliocha, c’est tout ce qu’il faut.


– La femme n’est pas toujours loyale. Il y a une heure, je craignais le contact de ce monstre, comme celui d’un reptile… Cependant il est toujours pour moi un être humain. Mais est-il un assassin? Est-ce lui qui a tué?» s’écria-t-elle en se tournant vers Ivan. – Aliocha comprit aussitôt qu’elle lui avait déjà posé cette question avant son arrivée, pour la centième fois peut-être, et qu’ils s’étaient querellés… – «Je suis allée voir Smerdiakov… C’est toi qui m’as persuadée qu’il est un parricide. Je t’ai cru!»


Ivan eut un rire gêné. Aliocha tressaillit en entendant ce toi. Il ne soupçonnait pas de telles relations.


«Eh bien, en voilà assez, trancha Ivan. Je m’en vais. À demain.»


Il sortit, se dirigea vers l’escalier. Catherine Ivanovna saisit impérieusement les mains d’Aliocha.


«Suivez-le! Renseignez-le! Ne le laissez pas seul un instant. Il est fou. Vous ne savez pas qu’il est devenu fou? Il a la fièvre chaude, le médecin me l’a dit. Allez, courez…»


Aliocha se précipita à la suite d’Ivan Fiodorovitch qui n’avait pas encore fait cinquante pas.


«Que veux-tu? dit-il en se retournant vers Aliocha. Elle t’a dit de me suivre, parce que je suis fou. Je sais cela par cœur, ajouta-t-il avec irritation.


– Elle se trompe, bien sûr, mais elle a raison de prétendre que tu es malade. Je t’examinais tout à l’heure, tu as le visage défait, Ivan.»


Ivan marchait toujours, Aliocha le suivait.


«Sais-tu, Alexéi Fiodorovitch, comment on devient fou? demanda Ivan d’un ton calme où perçait la curiosité.


– Non, je l’ignore, je pense qu’il y a bien des genres de folie.


– Peut-on s’apercevoir soi-même qu’on devient fou?


– Je pense qu’on ne peut pas s’observer en pareil cas» répondit Aliocha surpris.


Ivan se tut un instant.


«Si tu veux causer avec moi, changeons de conversation, dit-il tout à coup.


– De peur de l’oublier, voici une lettre pour toi», dit timidement Aliocha en lui tendant la lettre de Lise.


Ils approchaient d’un réverbère. Ivan reconnut l’écriture.


«Ah! c’est de ce diablotin!»


Il eut un rire méchant et, sans la décacheter, la déchira en morceaux qui s’éparpillèrent au vent.


«Ça n’a pas encore seize ans et ça s’offre déjà, dit-il d’un ton méprisant.


– Comment s’offre-t-elle? s’exclama Aliocha.


– Parbleu, comme les femmes corrompues.


– Que dis-tu là, Ivan? protesta Aliocha avec douleur. C’est une enfant, tu insultes une enfant! Elle aussi est très malade, peut-être qu’elle aussi deviendra folle. Je devais te remettre sa lettre… Je voulais, au contraire, que tu m’expliques… pour la sauver.


– Je n’ai rien à t’expliquer. Si c’est une enfant, je ne suis pas sa nourrice. Tais-toi, Alexéi, n’insiste pas. Je ne pense même pas à elle.»


Il y eut un nouveau silence.


«Elle va prier la Vierge toute la nuit pour savoir ce qu’elle doit faire demain, reprit-il d’un ton méchant.


– Tu… tu parles de Catherine Ivanovna?


– Oui. Paraîtra-t-elle pour sauver Mitia ou pour le perdre? Elle priera pour être éclairée. Elle ne sait pas encore, vois-tu, n’ayant pas eu le temps de se préparer. Encore une qui me prend pour une nourrice; elle veut que je la berce.


– Catherine Ivanovna t’aime, frère, fit tristement Aliocha.


– C’est possible. Mais, à moi, elle ne me plaît pas.


– Elle souffre. Pourquoi alors lui dire… parfois des paroles qui lui donnent de l’espoir? poursuivit timidement Aliocha; je sais que tu l’as fait, pardonne-moi de te parler ainsi.


– Je ne puis faire ce qu’il faudrait, rompre et lui parler à cœur ouvert! dit Ivan avec emportement. Il faut attendre que l’assassin soit jugé. Si je romps avec elle maintenant, elle perdra demain, par vengeance, ce misérable, car elle le hait et elle en a conscience. Nous sommes en plein mensonge! Tant qu’elle conserve de l’espoir, elle ne perdra pas ce monstre, sachant que je veux le sauver. Ah! quand cette maudite sentence sera-t-elle prononcée!»


Les mots d’» assassin» et de «monstre» avaient douloureusement impressionné Aliocha.


«Mais comment pourrait-elle perdre notre Mitia? En quoi sa déposition est-elle à craindre?


– Tu ne le sais pas encore. Elle a entre les mains une lettre de Mitia qui prouve péremptoirement sa culpabilité.


– C’est impossible! s’écria Aliocha.


– Comment, impossible! Je l’ai lue moi-même.


– Pareille lettre ne peut exister, répéta Aliocha avec fougue, car ce n’est pas Mitia l’assassin. Ce n’est pas lui qui a tué notre père.


– Qui donc a tué, d’après vous?» demanda-t-il froidement. (Il y avait de l’arrogance dans sa voix.)


– Tu le sais bien, dit Aliocha d’un ton pénétrant.


– Qui? Cette fable sur cet idiot, cet épileptique de Smerdiakov?


– Tu le sais bien… laissa échapper Aliocha à bout de forces. (Il haletait, tremblait.)


– Mais qui donc, qui? cria Ivan rageur. (Il n’était plus maître de lui.)


– Je ne sais qu’une chose, dit Aliocha à voix basse: «ce n’est pas «toi» qui a tué notre père.»


– » Pas toi!» Que veux-tu dire?


– Ce n’est pas toi qui as tué, pas toi», répéta avec fermeté Aliocha.


Il y eut un silence.


«Mais je le sais bien que ce n’est pas moi, tu as le délire? dit Ivan devenu pâle et dévisageant Aliocha avec un sourire grimaçant.


Ils se trouvaient de nouveau près d’un réverbère.


«Non, Ivan, tu t’es dit plusieurs fois que c’était toi l’assassin.


– Quand l’ai-je dit?… J’étais à Moscou… Quand l’ai-je dit? répéta Ivan troublé.


– Tu te l’es dit bien des fois, quand tu restais seul, durant ces deux terribles mois», répéta doucement Aliocha. – Il semblait parler malgré lui, obéir à une ordre impérieux. – «Tu t’es accusé, tu as reconnu que l’assassin n’était autre que toi. Mais tu te trompes, ce n’est pas toi, tu m’entends, ce n’est pas toi! C’est Dieu qui m’envoie te le dire.»


Tous deux se turent durant une minute. Pâles, ils se regardaient dans les yeux. Soudain, Ivan tressaillit, saisit Aliocha par l’épaule.


«Tu étais chez moi! chuchota-t-il les dents serrées. Tu étais chez moi, la nuit, quand il est venu… Avoue-le… Tu l’as vu?


– De qui parles-tu…, de Mitia? demanda Aliocha qui ne comprenait pas.


– Pas de lui, au diable le monstre! vociféra Ivan. Est-ce que tu sais qu’il vient me voir? Comment l’as-tu appris? parle!


– Qui, lui? J’ignore de qui tu parles, dit Aliocha effrayé.


– Non, tu sais… sinon comment est-ce que tu… tu ne peux pas ne pas savoir…»


Mais il se retint. Il paraissait méditer. Un sourire étrange plissait ses lèvres.


«Frère, reprit Aliocha d’une voix tremblante, je t’ai dit cela parce que tu crois à ma parole, je le sais. Je te l’ai dit pour toute la vie: ce n’est pas toi! Tu entends, pour toute la vie. Et c’est Dieu qui m’a inspiré, dusses-tu me haïr désormais.»


Mais Ivan était redevenu maître de lui.


«Alexéi Fiodorovitch, dit-il avec un sourire froid, je n’aime ni les prophètes, ni les épileptiques, et encore moins les envoyés de Dieu, vous le savez bien. Dès à présent, je romps avec vous, et sans doute pour toujours. Je vous prie de me quitter à ce carrefour. Du reste, voici la rue qui mène chez vous. Surtout, gardez-vous de venir chez moi aujourd’hui, vous entendez?»


Il se détourna, s’éloigna d’un pas ferme, sans se retourner.


«Frère, lui cria Aliocha, s’il t’arrive quelque chose aujourd’hui, pense à moi!…»


Ivan ne répondit pas. Aliocha demeura au carrefour, près du réverbère, jusqu’à ce que son frère eût disparu dans l’obscurité; il reprit alors lentement le chemin de sa demeure. Ni lui ni Ivan n’avaient voulu habiter la maison solitaire de Fiodor Pavlovitch. Aliocha louait une chambre meublée chez des particuliers. Ivan occupait un appartement spacieux et assez confortable dans l’aile d’une maison appartenant à une dame aisée, veuve d’un fonctionnaire. Il n’avait pour le servir qu’une vieille femme sourde, percluse de rhumatismes, qui se couchait et se levait à six heures. Ivan Fiodorovitch était devenu très peu exigeant durant ces deux mois et aimait beaucoup rester seul. Il faisait lui-même sa chambre et allait rarement dans les autres pièces. Arrivé à la porte cochère et tenant déjà le cordon de la sonnette, il s’arrêta. Il se sentait secoué d’un frisson de colère. Il lâcha le cordon, cracha de dépit et se dirigea brusquement à l’autre bout de la ville, vers une maisonnette affaissée, à une demi-lieue de chez lui. C’est là qu’habitait Marie Kondratievna, l’ancienne voisine de Fiodor Pavlovitch, qui venait chez lui chercher de la soupe et à laquelle Smerdiakov chantait des chansons en s’accompagnant de la guitare. Elle avait vendu sa maison et vivait avec sa mère dans une sorte d’izba; Smerdiakov, malade et presque mourant, s’était installé chez elles. C’est là que se rendait maintenant Ivan Fiodorovitch, cédant à une impulsion soudaine, irrésistible.

VI. Première entrevue avec Smerdiakov

C’était la troisième fois qu’Ivan Fiodorovitch allait causer avec Smerdiakov, depuis son retour de Moscou. Il l’avait vu après le drame, le premier jour de son arrivée, puis visité deux semaines après. Mais depuis plus d’un mois, il n’était pas retourné chez Smerdiakov et ne savait presque rien de lui. Ivan Fiodorovitch était revenu de Moscou cinq jours seulement après la mort de son père, enterré la veille. En effet, Aliocha, ignorant l’adresse de son frère à Moscou, avait recouru à Catherine Ivanovna, qui télégraphia à ses parentes, dans l’idée qu’Ivan Fiodorovitch était allé les voir dès son arrivée. Mais il ne les visita que quatre jours plus tard et, après avoir lu la dépêche, revint en toute hâte dans notre ville. Il causa d’abord avec Aliocha, fut surpris de le voir affirmer l’innocence de Mitia et désigner Smerdiakov comme l’assassin, contrairement à l’opinion générale. Après avoir vu l’ispravnik, le procureur, pris connaissance en détail de l’accusation et de l’interrogatoire, il s’étonna de plus en plus et attribua l’opinion d’Aliocha à son extrême affection fraternelle. À ce propos, expliquons une fois pour toutes les sentiments d’Ivan pour son frère Dmitri: il ne l’aimait décidément pas, la compassion que lui inspirait le malheureux se mêlait à beaucoup de mépris, voire de dégoût. Mitia tout entier lui était antipathique, même physiquement. Quant à l’amour qu’éprouvait Catherine Ivanovna pour ce triste sire, Ivan s’en indignait. Il avait vu Mitia le premier jour de son arrivée, et cette entrevue avait encore fortifié sa conviction. Son frère était alors en proie à une agitation maladive, il parlait beaucoup, mais, distrait et désorienté, il s’exprimait avec brusquerie, accusait Smerdiakov, s’embrouillait terriblement, insistait sur les trois mille roubles «volés» par le défunt.» Cet argent m’appartenait, affirmait-il; si même je l’avais volé, c’eût été juste.» Il ne contestait presque pas les charges qui s’élevaient contre lui, et s’il discutait les faits en sa faveur, c’était d’une façon confuse, maladroite, comme s’il ne voulait même pas se justifier aux yeux d’Ivan; au contraire, il se fâchait, dédaignait les accusations, s’échauffait, lançait des injures. Il se moquait du témoignage de Grigori relatif à la porte, assurait que c’était «le diable qui l’avait ouverte». Mais il ne pouvait expliquer ce fait d’une façon plausible. Il avait même offensé Ivan, lors de cette première entrevue, en lui déclarant brusquement que ceux qui soutenaient que «tout était permis» n’avaient le droit ni de le soupçonner ni de l’interroger. En somme il s’était montré fort peu aimable pour Ivan. Celui-ci, après son entrevue avec Mitia, se rendit auprès de Smerdiakov.


Déjà, pendant le trajet en chemin de fer, il avait constamment pensé à Smerdiakov et à leur dernière conversation la veille de son départ. Bien des choses le troublaient, lui semblaient suspectes. Mais dans sa déposition au juge d’instruction Ivan avait provisoirement gardé le silence là-dessus. Il attendait d’avoir vu Smerdiakov qui se trouvait alors à l’hôpital. Aux questions qu’il leur posa, Herzenstube et le docteur Varvinski, médecin de l’hôpital, répondirent catégoriquement que l’épilepsie de Smerdiakov était certifiée; ils parurent même surpris qu’il leur demandât: «s’il n’y avait pas eu simulation le jour du drame». Ils lui donnèrent à entendre que c’était une crise extraordinaire, qui s’était répétée durant plusieurs jours, mettant en danger la vie du malade; grâce aux mesures prises, on pouvait affirmer qu’il en réchapperait, mais peut-être, ajouta le docteur Herzenstube, sa raison restera pour longtemps troublée, sinon pour toujours. Ivan Fiodorovitch insistant pour savoir s’il avait déjà perdu la raison, on lui répondit que sans être encore complètement fou, il présentait certaines anomalies. Ivan résolut de s’en rendre compte par lui-même. Il fut aussitôt admis auprès de Smerdiakov qui se trouvait dans une chambre à part, et couché. Un second lit était occupé par un hydropique qui n’en avait plus que pour un jour ou deux et ne pouvait gêner la conversation. Smerdiakov eut un sourire méfiant et parut même intimidé à la vue d’Ivan Fiodorovitch; du moins celui-ci en eut l’impression. Mais cela ne dura qu’un instant et le reste du temps Smerdiakov l’étonna presque par son calme. La gravité de son état frappa Ivan dès le premier coup d’œil; il était très faible, parlait lentement, péniblement, avait beaucoup maigri et jauni. Durant les vingt minutes que dura l’entrevue, il se plaignit sans cesse de maux de tête et de courbatures dans tous les membres. Son visage d’eunuque s’était rapetissé, les cheveux ébouriffés aux tempes. Seule, une mèche mince se dressait en guise de toupet. Mais l’œil gauche, clignotant et paraissant faire allusion, rappelait l’ancien Smerdiakov. Ivan se rappela aussitôt la fameuse phrase: «Il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit.» Il s’assit à ses pieds, sur un tabouret. Smerdiakov se remua en geignant, mais garda le silence; il n’avait pas l’air très curieux.


«Peux-tu me parler? Je ne te fatiguerai pas trop.


– Certainement, marmotta Smerdiakov d’une voix faible. Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé? ajouta-t-il avec condescendance, comme pour encourager le visiteur gêné.


– Aujourd’hui seulement… Je suis venu pour éclaircir votre gâchis.»


Smerdiakov soupira.


«Qu’as-tu à soupirer, tu savais donc? lança Ivan.


– Comment ne l’aurais-je pas su? dit Smerdiakov après un silence. C’était clair à l’avance. Mais comment prévoir que ça finirait ainsi?


– Pas de détours! Tu as prédit que tu aurais une crise sitôt descendu à la cave; tu as ouvertement désigné la cave.


– Vous l’avez dit dans votre déposition? demanda Smerdiakov avec flegme.


– Pas encore, mais je le dirai certainement. Tu me dois des explications, mon cher, et je ne permettrai pas, crois-le bien, que tu te joues de moi!


– Pourquoi me jouerais-je de vous, alors que c’est en vous seul que j’espère, comme en Dieu! proféra Smerdiakov sans s’émouvoir.


– D’abord, je sais qu’on ne peut prévoir une crise d’épilepsie. Je me suis renseigné, inutile de ruser. Comment donc as-tu fait pour me prédire le jour, l’heure et même le lieu? Comment pouvais-tu savoir d’avance que tu aurais une crise précisément dans cette cave?


– De toute façon je devais aller à la cave plusieurs fois par jour, répondit avec lenteur Smerdiakov. C’est ainsi que je suis tombé du grenier, il y a un an. Bien sûr, on ne peut prédire le jour et l’heure de la crise, mais on peut toujours avoir un pressentiment.


– Oui, mais tu as prédit le jour et l’heure!


– En ce qui concerne ma maladie, monsieur, informez-vous plutôt auprès des médecins si elle était naturelle ou feinte; je n’ai rien à vous dire de plus à ce sujet.


– Mais la cave? Comment as-tu prévu la cave?


– Elle vous tourmente, cette cave! Quand j’y suis descendu, j’avais peur, je me défiais, j’avais peur parce que, vous parti, il n’y avait plus personne pour me défendre. Je songeais: «Je vais avoir une attaque, tomberai-je ou non?» Et cette appréhension a provoqué le spasme à la gorge… J’ai dégringolé. Tout cela, ainsi que notre conversation, la veille, à la porte cochère, où je vous faisais part de mes craintes, y compris la cave, je l’ai exposé en détail à Mr le docteur Herzenstube et au juge d’instruction, Nicolas Parthénovitch; ils l’ont consigné au procès-verbal. Le médecin de l’hôpital, Mr Varvinski, a particulièrement expliqué que l’appréhension même avait provoqué la crise, et le fait a été noté.»


Smerdiakov, comme accablé de lassitude, respira avec peine.


«Alors, tu as déjà fait ces déclarations?» demanda Ivan Fiodorovitch un peu déconcerté.


Il voulait l’effrayer en le menaçant de divulguer leur conversation, mais l’autre avait pris les devants.


«Qu’ai-je à craindre? Ils doivent connaître toute la vérité, dit Smerdiakov avec assurance.


– Et tu as raconté aussi exactement notre conversation près de la porte cochère?


– Non, pas exactement.


– As-tu dit aussi que tu sais simuler une crise, comme tu t’en vantais avec moi?


– Non.


– Dis-moi maintenant pourquoi tu m’envoyais à Tchermachnia?


– Je craignais de vous voir partir pour Moscou, Tchermachnia est plus près.


– Tu mens, c’est toi qui m’as engagé à partir: «Écartez-vous du péché», disais-tu.


– C’est uniquement par amitié, par dévouement, parce que je pressentais un malheur, et que je voulais vous ménager. Mais ma sécurité passait avant vous. Aussi vous ai-je dit: «Écartez-vous du péché», pour vous faire comprendre qu’il arriverait quelque chose et que vous deviez rester pour défendre votre père.


– Il fallait me parler franchement, imbécile!


– Comment pouvais-je faire? La peur me dominait, et vous auriez pu vous fâcher. Je pouvais craindre, en effet, que Dmitri Fiodorovitch fît du scandale et emportât cet argent qu’il considérait comme sa propriété, mais qui aurait cru que cela finirait par un assassinat? Je pensais qu’il se contenterait de dérober ces trois mille roubles cachés sous le matelas, dans une enveloppe, mais il a assassiné. Comment deviner, monsieur?


– Alors, si tu dis toi-même que c’était impossible, comment pouvais-je deviner, moi, et rester? Ce n’est pas clair.


– Vous pouviez deviner par le fait que je vous envoyais à Tchermachnia, au lieu de Moscou.


– Qu’est-ce que cela prouve?»


Smerdiakov, qui paraissait très las, se tut de nouveau.


«Vous pouviez comprendre que si je vous conseillais d’aller à Tchermachnia, c’est que je désirais vous avoir à proximité, car Moscou est loin. Dmitri Fiodorovitch, vous sachant dans les environs, aurait hésité! Vous pouviez, au besoin, accourir et me défendre, car je vous avais signalé que Grigori Vassiliévitch était malade et que je redoutais une crise. Or, en vous expliquant qu’on pouvait, au moyen de signaux, pénétrer chez le défunt, et que Dmitri Fiodorovitch les connaissait grâce à moi, je pensais que vous devineriez vous-même qu’il se livrerait sûrement à des violences et que, loin de partir pour Tchermachnia, vous resteriez.»


«Il parle sérieusement, songeait Ivan, bien qu’il ânonne; pourquoi Herzenstube prétend-il qu’il a l’esprit dérangé?»


«Tu ruses avec moi, canaille! s’exclama-t-il.


– Franchement, je croyais à ce moment-là que vous aviez deviné, répliqua Smerdiakov de l’air le plus ingénu.


– Dans ce cas, je serais resté!


– Tiens! Et moi qui pensais que vous partiez parce que vous aviez peur.


– Tu crois donc tous les autres aussi lâches que toi?


– Faites excuse, je vous croyais fait comme moi.


– Certes, il fallait prévoir; d’ailleurs, je prévoyais une vilenie de ta part… Mais tu mens, tu mens de nouveau s’écria-t-il, frappé par un souvenir. Tu te rappelles qu’au moment de partir tu m’as dit: «Il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit.» Tu étais donc content que je parte, puisque tu me complimentais?»


Smerdiakov soupira plusieurs fois et parut rougir.


«J’étais content, dit-il avec effort, mais uniquement parce que vous vous décidiez pour Tchermachnia au lieu de Moscou. C’est toujours plus près; et mes paroles n’étaient pas un compliment, mais un reproche. Vous n’avez pas compris.


– Quel reproche?


– Bien que pressentant un malheur, vous abandonniez votre père et refusiez de nous défendre, car on pouvait me soupçonner d’avoir dérobé ces trois mille roubles.


– Que le diable t’emporte! Un instant; as-tu parlé aux juges des signaux, de ces coups?


– J’ai dit tout ce qui en était.»


Ivan Fiodorovitch s’étonna de nouveau.


«Si j’ai pensé alors à quelque chose, c’est à une infamie de ta part; d’ailleurs, je m’y attendais. Dmitri pouvait tuer, mais je le croyais incapable de voler. Pourquoi m’as-tu dit que tu savais simuler des crises?


– Par naïveté. Jamais je n’ai simulé l’épilepsie, c’est seulement pour me vanter, par bêtise. Je vous aimais beaucoup alors et causais en toute simplicité.


– Mon frère t’accuse, il dit que c’est toi qui as tué et volé.


– Certes, que lui reste-t-il à dire? rétorqua Smerdiakov avec un sourire amer. Mais qui le croira avec de telles charges? Grigori Vassiliévitch a vu la porte ouverte, c’est concluant. Enfin, que Dieu lui pardonne! Il essaie de se sauver et il a peur.»


Smerdiakov parut réfléchir, puis il ajouta:


«C’est toujours la même chose; il veut rejeter ce crime sur moi, je l’ai déjà entendu dire, mais vous aurais-je prévenu que je sais simuler l’épilepsie, si je me préparais à tuer votre père? En méditant ce crime, pouvais-je avoir la sottise de révéler d’avance une telle preuve, et au fils de la victime encore? Est-ce vraisemblable? En ce moment, personne n’entend notre conversation, sauf la Providence, mais si vous la communiquiez au procureur et à Nicolas Parthénovitch, cela servirait à ma défense, car un scélérat ne peut être aussi naïf. C’est le raisonnement que tout le monde se fera.


– Écoute, dit Ivan Fiodorovitch en se levant, frappé par ce dernier argument, je ne te soupçonne pas, il serait ridicule de t’accuser… Je te remercie même de m’avoir tranquillisé. Je m’en vais, je reviendrai. Adieu. Rétablis-toi. As-tu besoin de quelque chose?


– Je vous remercie. Marthe Ignatièvna ne m’oublie pas, et, toujours bonne, me vient en aide quand il le faut. Des gens de bien viennent me voir tous les jours.


– Au revoir. Je ne dirai pas que tu sais simuler une crise; je te conseille aussi de n’en pas parler, dit Ivan sans savoir pourquoi.


– Je comprends. Si vous ne le dites pas, je ne répéterai pas non plus toute notre conversation près de la porte cochère…»


Ivan Fiodorovitch sortit. À peine avait-il fait dix pas dans le corridor qu’il s’avisa que la dernière phrase de Smerdiakov avait quelque chose de blessant. Il voulait déjà rebrousser chemin, mais il haussa les épaules et sortit de l’hôpital. Il se sentait tranquillisé par le fait que le coupable n’était pas Smerdiakov, comme on pouvait s’y attendre, mais son frère Mitia. Il ne voulait pas en chercher la raison, éprouvant de la répugnance à analyser ses sensations. Il avait hâte d’oublier. Dans les jours qui suivirent, il se convainquit définitivement de la culpabilité de Mitia en étudiant plus à fond les charges qui pesaient sur lui. Des gens infimes, tels que Fénia et sa mère, avaient fait des dépositions troublantes. Inutile de parler de Perkhotine, du cabaret, de la boutique des Plotnikov, des témoins de Mokroïé. Les détails surtout étaient accablants. L’histoire des «coups» mystérieux avait frappé le juge et le procureur, presque autant que la déposition de Grigori sur la porte ouverte. Marthe Ignatièvna, interrogée par Ivan Fiodorovitch, lui déclara que Smerdiakov avait passé la nuit derrière la cloison, «à trois pas de notre lit», et que, bien qu’elle dormît profondément, elle s’était réveillée souvent en l’entendant gémir: «Il gémissait tout le temps.» En causant avec Herzenstube, Ivan Fiodorovitch lui fit part de ses doutes au sujet de la folie de Smerdiakov, qu’il trouvait seulement faible; mais le vieillard eut un fin sourire.» Savez-vous, répondit-il, à quoi il s’occupe maintenant? Il apprend par cœur des mots français écrits en lettres russes dans un cahier, hé! hé!» Les doutes d’Ivan disparurent enfin. Il ne pouvait déjà plus songer à Dmitri sans dégoût. Pourtant il y avait une chose étrange: la persistance d’Aliocha à affirmer que l’assassin n’était pas Dmitri, mais «très probablement» Smerdiakov. Ivan avait toujours fait grand cas de l’opinion de son frère, et cela le rendait perplexe. Autre bizarrerie, remarquée par Ivan: Aliocha ne parlait jamais le premier de Mitia, se bornant à répondre à ses questions. D’ailleurs, Ivan avait bien autre chose en tête à ce moment; depuis son retour de Moscou, il était follement amoureux de Catherine Ivanovna.


Ce n’est pas ici le lieu de décrire cette nouvelle passion d’Ivan Fiodorovitch, qui influa sur sa vie entière; cela formerait la matière d’un autre roman que j’écrirai peut-être un jour. Je dois signaler, en tout cas, que lorsqu’il déclara à Aliocha, en sortant de chez Catherine Ivanovna: «Elle ne me plaît pas», ainsi que je l’ai raconté plus haut, il se mentait à lui-même; il l’aimait follement, tout en la haïssant parfois au point d’être capable de la tuer. Cela tenait à bien des causes; bouleversée par le drame, elle s’était rejetée vers Ivan Fiodorovitch comme vers un sauveur. Elle était offensée, humiliée dans ses sentiments. Et voilà que reparaissait l’homme qui l’aimait tant auparavant – elle le savait bien – et dont elle avait toujours apprécié l’intelligence et le cœur. Mais la rigide jeune fille ne s’était pas donnée tout entière, malgré l’impétuosité, bien digne des Karamazov, de son amoureux, et la fascination qu’il exerçait sur elle. En même temps, elle se tourmentait sans cesse d’avoir trahi Mitia et, lors de ses fréquentes querelles avec Ivan, elle le lui déclarait franchement. C’est ce qu’en parlant à Aliocha il avait appelé «mensonge sur mensonge». Il y avait, en effet, beaucoup de mensonge dans leurs relations, ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch… mais n’anticipons pas.


Bref, pour un temps, il oublia presque Smerdiakov. Pourtant, quinze jours après sa première visite, les mêmes idées bizarres recommencèrent à le tourmenter. Il se demandait souvent pourquoi, la dernière nuit, dans la maison de Fiodor Pavlovitch, avant son départ, il était sorti doucement sur l’escalier, comme un voleur, pour écouter ce que faisait son père au rez-de-chaussée. Par la suite il s’en était souvenu avec dégoût, avait senti une angoisse soudaine le lendemain matin en approchant de Moscou, et il s’était dit: «Je suis un misérable!» Pourquoi cela?


Un jour que, ruminant ces idées pénibles, il se disait qu’elles étaient bien capables de lui faire oublier Catherine Ivanovna, il fit la rencontre d’Aliocha. Il l’arrêta aussitôt et lui demanda:


«Te souviens-tu de cet après-midi où Dmitri fit irruption et battit notre père? Je t’ai dit plus tard dans la cour que je me réservais «le droit de désirer»; dis-moi, as-tu pensé alors que je souhaitais la mort de notre père?


– Oui, fit doucement Aliocha.


– D’ailleurs, ce n’était pas difficile à deviner. Mais n’as-tu pas pensé aussi que je désirais que «les reptiles se dévorent entre eux», c’est-à-dire que Dmitri tue notre père au plus vite… et que j’y prêterais même la main?»


Aliocha pâlit, regarda en silence son frère dans les yeux.


«Parle! s’écria Ivan. Je veux savoir ce que tu as pensé. Il me faut toute la vérité!»


Il suffoquait et regardait d’avance Aliocha d’un air méchant.


«Pardonne-moi, j’ai pensé cela aussi, murmura celui-ci, sans ajouter de «circonstance atténuante».


– Merci», dit sèchement Ivan qui poursuivit son chemin.


Dès lors, Aliocha remarqua que son frère l’évitait et lui témoignait de l’aversion, si bien qu’il cessa ses visites. Aussitôt après cette rencontre, Ivan était retourné voir Smerdiakov.

VII. Deuxième entrevue avec Smerdiakov

Smerdiakov était sorti de l’hôpital. Il demeurait dans cette maisonnette affaissée qui se composait de deux pièces réunies par un vestibule. Marie Kondratievna et sa mère habitaient l’une, l’autre était occupée par Smerdiakov. On ne savait pas exactement à quel titre il s’était installé chez elles; plus tard, on supposa qu’il y vivait comme fiancé de Marie Kondratievna et ne payait pour le moment aucun loyer. La mère et la fille l’estimaient beaucoup et le considéraient comme supérieur à elles. Après avoir frappé, Ivan, sur les indications de Marie Kondratievna, entra directement à gauche dans la pièce occupée par Smerdiakov. Un poêle de faïence dégageait une chaleur intense. Les murs étaient ornés de papier bleu, mais déchiré, sous lequel, dans les fentes, fourmillaient les cafards, dont on entendait le bruissement continu. Le mobilier était insignifiant: deux bancs contre les murs et deux chaises près de la table toute simple, mais recouverte d’une nappe à ramages roses. Sur les fenêtres, des géraniums; dans un coin, des images saintes. Sur la table reposait un petit samovar en cuivre, fortement cabossé, avec un plateau et deux tasses; mais il était éteint, Smerdiakov ayant déjà pris le thé… Assis sur un banc, il écrivait dans un cahier. À côté de lui se trouvaient une petite bouteille d’encre et une bougie dans un chandelier de fonte. En regardant Smerdiakov, Ivan eut l’impression qu’il était complètement rétabli. Il avait le visage plus frais, plus plein, les cheveux pommadés. Vêtu d’une robe de chambre bariolée, doublée d’ouate et passablement usée, il portait des lunettes, et ce détail, qu’il ignorait, eut le don d’irriter Ivan Fiodorovitch: «Une pareille créature, porter des lunettes!» Smerdiakov releva lentement la tête, fixa le visiteur à travers ses lunettes; il les ôta, puis se leva avec nonchalance, moins par respect que pour observer la stricte politesse. Ivan remarqua tout cela en un clin d’œil, et surtout le regard malveillant et même hautain de Smerdiakov.» Que viens-tu faire ici? Nous nous sommes déjà entendus», semblait-il dire. Ivan Fiodorvitch se contenait à peine.


«Il fait chaud ici, dit-il encore debout, en déboutonnant son pardessus.


– Ôtez-le», suggéra Smerdiakov.


Ivan Fiodorovitch ôta son pardessus; puis de ses mains tremblantes il prit une chaise, l’approcha de la table, s’assit. Smerdiakov avait déjà repris sa place.


«D’abord, sommes-nous seuls? demanda sévèrement Ivan Fiodorovitch. Ne peut-on pas nous entendre?


– Personne. Vous avez vu qu’il y a un vestibule.


– Écoute, alors: quand je t’ai quitté, à l’hôpital, tu m’as dit que si je ne parlais pas de ton habileté à simuler l’épilepsie, tu ne rapporterais pas au juge toute notre conversation près de la porte cochère. Que signifie ce toute? Qu’entendais-tu par là? Était-ce une menace? Existe-t-il une entente entre nous, ai-je peur de toi?»


Ivan Fiodorovitch parlait avec colère, donnait clairement à entendre qu’il méprisait les détours, jouait cartes sur table. Smerdiakov eut un mauvais regard, son œil gauche se mit à cligner, comme pour dire, avec sa réserve habituelle: «Tu veux y aller carrément, soit!»


«Je voulais dire alors que, prévoyant l’assassinat de votre propre père, vous l’avez laissé sans défense; c’était une promesse de me taire pour empêcher des jugements défavorables sur vos sentiments ou même sur autre chose.»


Smerdiakov prononça ces paroles sans se hâter, paraissant maître de lui, mais d’un ton âpre, provocant. Il fixa Ivan Fiodorovitch d’un air insolent.


«Comment? Quoi? Es-tu dans ton bon sens?


– J’ai tout mon bon sens.


– Étais-je alors au courant de l’assassinat? s’écria Ivan en donnant un formidable coup de poing sur la table. Et que signifie «sur autre chose»? Parle, misérable!»


Smerdiakov se taisait, avec la même insolence dans le regard.


«Parle donc, infecte canaille, de cette autre chose!


– Eh bien! Je voulais dire par là que vous-même, peut-être, désiriez vivement la mort de votre père.»


Ivan Fiodorovitch se leva, frappa de toutes ses forces Smerdiakov à l’épaule; celui-ci chancela jusque vers le mur, les larmes inondèrent son visage.


«C’est honteux, monsieur, de frapper un homme sans défense!»


Il se couvrit la figure de son malpropre mouchoir à carreaux bleus et se mit à sangloter.


«Assez! Cesse donc! dit impérieusement Ivan qui se rassit. Ne me pousse pas à bout!»


Smerdiakov découvrit ses yeux. Sa figure ridée exprimait une vive rancune.


«Ainsi, misérable, tu croyais que de concert avec Dmitri je voulais tuer mon père!


– Je ne connaissais pas vos pensées, et c’est pour vous sonder que je vous ai arrêté au passage.


– Quoi? Sonder quoi?


– Vos intentions; si vous désiriez que votre père fût promptement tué!»


Ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch, c’était le ton impertinent dont Smerdiakov ne voulait pas se départir.


«C’est toi qui l’as tué!» s’écria-t-il soudain.


Smerdiakov sourit, dédaigneux.


«Vous savez parfaitement que ce n’est pas moi, et j’aurais cru qu’un homme d’esprit n’insisterait pas là-dessus.


– Mais pourquoi as-tu nourri un tel soupçon à mon égard?


– Par peur, comme vous le savez. J’étais dans un tel état que je me défiais de tout le monde. Je voulais aussi vous sonder, car, me disais-je, s’il est d’accord avec son frère, c’en est fait de moi.


– Tu ne parlais pas ainsi, il y a quinze jours.


– Je sous-entendais la même chose à l’hôpital, supposant que vous comprendriez à demi-mot, et que vous évitiez une explication directe.


– Voyez-vous ça! Mais réponds donc, j’insiste: comment ai-je pu inspirer à ton âme vile cet ignoble soupçon?


– Vous étiez incapable de tuer vous-même, mais vous souhaitiez qu’un autre le fît.


– Avec quel flegme il parle! Mais pourquoi l’aurais-je voulu?


– Comment, pourquoi? Et l’héritage? dit perfidement Smerdiakov. Après la mort de votre père, vous deviez recevoir quarante mille roubles chacun, si ce n’est davantage, mais si Fiodor Pavlovitch avait épousé cette dame, Agraféna Alexandrovna, elle aurait aussitôt transféré le capital à son nom, car elle n’est pas sotte, de sorte qu’il ne serait rien resté pour vous trois. Ça n’a tenu qu’à un fil; elle n’avait qu’à dire un mot, il la menait à l’autel.»


Ivan Fiodorovitch avait peine à se contenir.


«C’est bien, dit-il enfin, tu vois, je ne t’ai ni battu ni tué, continue; alors, d’après toi, j’avais chargé mon frère Dmitri de cette besogne, je comptais sur lui?


– Certainement. En assassinant, il perdait tous ses droits, il était dégradé et déporté. Votre frère Alexéi Fiodorovitch et vous, héritiez de sa part, et ce n’est pas quarante mille roubles mais soixante mille qui vous revenaient à chacun. Sûrement vous comptiez sur Dmitri Fiodorovitch.


– Tu mets ma patience à l’épreuve! Écoute, gredin, si j’avais compté à ce moment sur quelqu’un, c’eût été sur toi, non sur Dmitri, et, je le jure, je pressentais quelque infamie de ta part… je me rappelle mon impression!


– Moi aussi, j’ai cru un instant que vous comptiez sur moi, dit ironiquement Smerdiakov, de sorte que vous vous démasquiez encore davantage, car si vous partiez malgré ce pressentiment, cela revenait à dire: tu peux tuer mon père, je ne m’y oppose pas.


– Misérable! Tu avais compris cela.


– Pensez un peu; vous alliez partir pour Moscou, vous refusiez, malgré les prières de votre père, de vous rendre à Tchermachnia. Et vous y consentez tout à coup sur un mot de moi! Qu’est-ce qui vous poussait à ce Tchermachnia? Pour partir ainsi sans raison, sur mon conseil, il fallait que vous attendiez quelque chose de moi.


– Non, je jure que non, cria Ivan en grinçant des dents.


– Comment, non? Vous auriez dû, au contraire, vous, le fils de la maison, pour de telles paroles, me mener à la police et me faire fouetter… tout au moins me rosser sur place. Au lieu de vous fâcher, vous suivez consciencieusement mon conseil, vous partez, chose absurde, car vous auriez dû rester pour défendre votre père… Que devais-je conclure?»


Ivan avait l’air sombre, les poings crispés sur ses genoux.


«Oui, je regrette de ne t’avoir pas rossé, dit-il avec un sourire amer. Je ne pouvais te mener à la police, on ne m’aurait pas cru sans preuves. Mais te rosser… ah! je regrette de n’y avoir pas songé; bien que les voies de fait soient interdites, je t’aurais mis le museau en marmelade.»


Smerdiakov le considérait presque avec volupté.


«Dans les cas ordinaires de la vie, proféra-t-il d’un ton satisfait et doctoral, comme lorsqu’il discutait sur la foi avec Grigori Vassiliévitch, les voies de fait sont réellement interdites par la loi, on a renoncé à ces brutalités, mais dans les cas exceptionnels, chez nous comme dans le monde entier, même dans la République Française, on continue à se colleter comme au temps d’Adam et d’Ève, et il en sera toujours ainsi. Pourtant vous, même dans un cas exceptionnel, vous n’avez pas osé.


– Ce sont des mots français que tu apprends là? demanda Ivan en désignant un cahier sur la table.


– Pourquoi pas? Je complète mon instruction, dans l’idée qu’un jour peut-être je visiterai, moi aussi, ces heureuses contrées de l’Europe.


– Écoute, monstre, dit Ivan qui tremblait de colère, je ne crains pas tes accusations, dépose contre moi tout ce que tu voudras. Si je ne t’ai pas assommé tout à l’heure, c’est uniquement parce que je te soupçonne de ce crime et que je veux te livrer à la justice. Je te démasquerai.


– À mon avis, vous feriez mieux de vous taire. Car que pouvez-vous dire contre un innocent, et qui vous croira? Mais si vous m’accusez, je raconterai tout. Il faut bien que je me défende!


– Tu penses que j’ai peur de toi, maintenant?


– Admettons que la justice ne croie pas à mes paroles; en revanche le public y croira, et vous aurez honte.


– Cela veut dire qu’» il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit», n’est-ce pas? demanda Ivan en grinçant des dents.


– Vous l’avez dit. Faites preuve d’esprit.»


Ivan Fiodorovitch se leva, frémissant d’indignation, mit son pardessus et, sans plus répondre à Smerdiakov, sans même le regarder, se précipita hors de la maison. Le vent frais du soir le rafraîchit. Il faisait clair de lune. Les idées et les sensations tourbillonnaient en lui: «Aller maintenant dénoncer Smerdiakov? Mais que dire: il est pourtant innocent. C’est lui qui m’accusera, au contraire. En effet, pourquoi suis-je parti alors à Tchermachnia? Dans quel dessein? Certainement, j’attendais quelque chose, il a raison…» Pour la centième fois, il se rappelait comment, la dernière nuit passée chez son père, il se tenait sur l’escalier, aux aguets, et cela lui causait une telle souffrance qu’il s’arrêta même, comme percé d’un coup de poignard. «Oui, j’attendais cela, alors, c’est vrai! J’ai voulu l’assassinat! L’ai-je voulu? Il faut que je tue Smerdiakov!…Si je n’en ai pas le courage, ce n’est pas la peine de vivre!…»


Ivan alla tout droit chez Catherine Ivanovna, qui fut effrayée de son air hagard. Il lui répéta toute sa conversation avec Smerdiakov, jusqu’au moindre mot. Bien qu’elle s’efforçât de le calmer, il marchait de long en large en tenant des propos incohérents. Il s’assit enfin, s’accouda sur la table, la tête entre les mains, et fit une réflexion étrange:


«Si ce n’est pas Dmitri, mais Smerdiakov, je suis son complice, car c’est moi qui l’ai poussé au crime. L’y ai-je poussé? Je ne le sais pas encore. Mais si c’est lui qui a tué et non pas Dmitri, je suis aussi un assassin.»


À ces mots, Catherine Ivanovna se leva en silence, alla à son bureau, prit dans une cassette un papier qu’elle posa devant Ivan. C’était la lettre dont celui-ci avait parlé ensuite à Aliocha comme d’une preuve formelle de la culpabilité de Dmitri. Mitia l’avait écrite en état d’ivresse, le soir de sa rencontre avec Aliocha, quand celui-ci retournait au monastère après la scène où Grouchegnka avait insulté sa rivale. Après l’avoir quitté, Mitia courut chez Grouchegnka, on ne sait s’il la vit, mais il acheva la soirée au cabaret «À la Capitale», où il s’enivra de la belle manière. Dans cet état, il demanda une plume, du papier et griffonna une lettre prolixe, incohérente, digne d’un ivrogne. On aurait dit un pochard qui, rentré chez lui, raconte avec animation à sa femme ou à son entourage qu’une canaille vient de l’insulter, lui, galant homme, qu’il en cuira à l’individu; l’homme dégoise à n’en plus finir, ponctuant de coups de poing sur la table son récit incohérent, ému jusqu’aux larmes. Le papier à lettres qu’on lui avait donné au cabaret était une feuille grossière, malpropre, portant un compte au verso. La place manquant pour ce verbiage d’ivrogne, Mitia avait rempli les marges et écrit les dernières lignes en travers du texte. Voici ce que disait la lettre:


«Fatale Katia, demain je trouverai de l’argent et je te rendrai tes trois mille roubles, adieu, femme irascible, adieu aussi mon amour! Finissons-en! Demain, j’irai demander de l’argent à tout le monde; si on me refuse, je te donne ma parole d’honneur que j’irai chez mon père, je lui casserai la tête et je prendrai l’argent sous son oreiller, pourvu qu’Ivan soit parti. J’irai au bagne, mais je te rendrai tes trois mille roubles! Toi, adieu. Je te salue jusqu’à terre, je suis un misérable vis-à-vis de toi. Pardonne-moi. Plutôt non, ne me pardonne pas; nous serons plus à l’aise, toi et moi! Je préfère le bagne à ton amour, car j’en aime une autre, tu la connais trop depuis aujourd’hui, comment pourrais-tu pardonner? Je tuerai celui qui m’a dépouillé! Je vous quitterai tous pour aller en Orient, ne plus voir personne, «elle» non plus, car tu n’es pas seule à me faire souffrir. Adieu!


P.-S. – Je te maudis, et pourtant je t’adore! Je sens mon cœur battre, il reste une corde qui vibre pour toi. Ah! qu’il éclate plutôt! Je me tuerai, mais je tuerai d’abord le monstre, je lui arracherai les trois mille roubles et je te les jetterai. Je serai un misérable à tes yeux, mais pas un voleur! Attends les trois mille roubles. Ils sont chez le chien maudit, sous son matelas, ficelés d’une faveur rose. Ce n’est pas moi le voleur, je tuerai l’homme qui m’a volé. Katia, ne me méprise pas. Dmitri est un assassin, il n’est pas un voleur! Il a tué son père et il s’est perdu pour n’avoir pas à supporter ta fierté. Et pour ne pas t’aimer.


PP.-S. – Je baise tes pieds, adieu!


PP.-SS. – Katia, prie Dieu pour qu’on me donne de l’argent. Alors je ne verserai pas le sang. Mais si l’on me refuse, je le verserai. Tue-moi!


«Ton esclave et ton ennemi,


D. Karamazov.»


Après avoir lu ce «document», Ivan fut convaincu. C’était son frère qui avait tué et non Smerdiakov. Si ce n’était pas Smerdiakov, ce n’était donc pas lui, Ivan. Cette lettre constituait à ses yeux une preuve catégorique. Pour lui, il ne pouvait plus y avoir aucun doute sur la culpabilité de Mitia. Et comme il n’avait jamais soupçonné une complicité entre Mitia et Smerdiakov, car cela ne concordait pas avec les faits, il était complètement rassuré. Le lendemain, il ne se rappela qu’avec mépris Smerdiakov et ses railleries. Au bout de quelques jours, il s’étonna même d’avoir pu s’offenser si cruellement de ses soupçons. Il résolut de l’oublier tout à fait. Un mois se passa ainsi. Il apprit par hasard que Smerdiakov était malade de corps et d’esprit.» Cet individu deviendra fou», avait dit à son sujet le jeune médecin Varvinski. Vers la fin du mois, Ivan lui-même commença à se sentir fort mal. Il consultait déjà le médecin mandé de Moscou par Catherine Ivanovna. Vers la même époque les rapports des deux jeunes gens s’aigrirent à l’extrême. C’étaient comme deux ennemis amoureux l’un de l’autre. Les retours de Catherine Ivanovna vers Mitia, passagers mais violents, exaspéraient Ivan. Chose étrange, jusqu’à la dernière scène en présence d’Aliocha à son retour de la prison, lui, Ivan, n’avait jamais entendu, durant tout le mois, Catherine Ivanovna douter de la culpabilité de Mitia, malgré ses «retours» vers celui-ci, qui lui étaient si odieux. Il était aussi remarquable que, sentant sa haine pour Mitia grandir de jour en jour, Ivan comprenait en même temps qu’il le haïssait non à cause des «retours» vers lui de Catherine Ivanovna, mais pour avoir tué leur père! Il s’en rendait parfaitement compte. Néanmoins, dix jours avant le procès, il était allé voir Mitia et lui avait proposé un plan d’évasion, évidemment conçu depuis longtemps. Cette démarche était inspirée en partie par le dépit que lui causait l’insinuation de Smerdiakov que lui, Ivan, avait intérêt à ce que son frère fût accusé, car sa part d’héritage et celle d’Aliocha monteraient de quarante à soixante mille roubles. Il avait décidé d’en sacrifier trente mille pour faire évader Mitia. En revenant de la prison, il était triste et troublé; il eut soudain l’impression qu’il ne désirait pas seulement cette évasion pour effacer son dépit.» Serait-ce aussi parce que, au fond de mon âme, je suis un assassin?» s’était-il demandé. Il était vaguement inquiet et ulcéré. Et surtout, durant ce mois, sa fierté avait beaucoup souffert; mais nous en reparlerons…


Lorsque Ivan Fiodorovitch, après sa conversation avec Aliocha, et déjà à la porte de sa demeure, avait résolu d’aller chez Smerdiakov, il obéissait à une indignation subite qui l’avait saisi. Il se rappela tout à coup que Catherine Ivanovna venait de s’écrier en présence d’Aliocha: «C’est toi, toi seulement, qui m’as persuadée qu’il (c’est-à-dire Mitia) était l’assassin!» À ce souvenir, Ivan demeura stupéfait; il ne l’avait jamais assurée de la culpabilité de Mitia; au contraire, il s’était même soupçonné en sa présence, en revenant de chez Smerdiakov. En revanche, c’est «elle» qui lui avait alors exhibé ce document et démontré la culpabilité de son frère! Et maintenant elle s’écriait: «Je suis allée moi-même chez Smerdiakov!» Quand cela? Ivan n’en savait rien. Elle n’était donc pas bien convaincue. Et qu’avait pu lui dire Smerdiakov? Il eut un accès de fureur. Il ne comprenait pas comment, une demi-heure auparavant, il avait pu laisser passer ces paroles sans se récrier. Il lâcha le cordon de la sonnette et se rendit chez Smerdiakov.» Je le tuerai peut-être, cette fois!» songeait-il en chemin.

VIII. Troisième et dernière entrevue avec Smerdiakov

Durant le trajet, un vent âpre s’éleva, le même que le matin, amenant une neige fine, épaisse et sèche. Elle tombait sans adhérer au sol, le vent la faisait tourbillonner et ce fut bientôt une vraie tourmente. Dans la partie de la ville où habitait Smerdiakov, il n’y a presque pas de réverbères. Ivan marchait dans l’obscurité en s’orientant d’instinct. Il avait mal à la tête, les tempes lui battaient, son pouls était précipité. Un peu avant d’arriver à la maisonnette de Marie Kondratievna, il rencontra un homme pris de boisson, au caftan rapiécé, qui marchait en zigzag en invectivant, s’interrompant parfois pour entonner une chanson d’une voix rauque:


«Pour Piter [174] est parti Vanka,

Je ne l’attendrai pas.»


Mais il s’arrêtait toujours au second vers et recommençait ses imprécations. Depuis un bon moment, Ivan Fiodorovitch éprouvait inconsciemment une véritable haine contre cet individu; tout à coup il s’en rendit compte. Aussitôt, il eut une envie irrésistible de l’assommer. Juste à ce moment, ils se trouvèrent côte à côte, et l’homme, en titubant, heurta violemment Ivan. Celui-ci repoussa avec rage l’ivrogne, qui s’abattit sur la terre gelée, exhala un gémissement et se tut. Il gisait sur le dos, sans connaissance.» Il va geler!» pensa Ivan qui poursuivit son chemin.


Dans le vestibule, Marie Kondratievna, qui était venue ouvrir, une bougie à la main, lui dit à voix basse que Pavel Fiodorovitch (c’est-à-dire Smerdiakov) était très souffrant et paraissait détraqué; il avait même refusé de prendre le thé.


«Alors, il fait du tapage? s’informa Ivan.


– Au contraire, il est tout à fait calme, mais ne le retenez pas trop longtemps…», demanda Marie Kondratievna.


Ivan entra dans la chambre.


Elle était toujours aussi surchauffée, mais on y remarquait quelques changements: un des bancs avait fait place à un grand canapé en faux acajou, recouvert de cuir, arrangé comme lit avec des oreillers assez propres. Smerdiakov était assis, toujours vêtu de sa vieille robe de chambre. On avait mis la table devant le canapé, de sorte qu’il restait fort peu de place. Il y avait sur la table un gros livre à couverture jaune. Smerdiakov accueillit Ivan d’un long regard silencieux et ne parut nullement surpris de sa visite. Il avait beaucoup changé physiquement, le visage fort amaigri et jaune, les yeux caves, les paupières inférieures bleuies.


«Tu es vraiment malade? dit Ivan Fiodorovitch. Je ne te retiendrai pas longtemps, je garde même mon pardessus. Où peut-on s’asseoir?»


Il approcha une chaise de la table et prit place.


«Pourquoi ne parles-tu pas? Je n’ai qu’une question à te poser, mais je te jure que je ne partirai pas sans réponse: Catherine Ivanovna est venue te voir?»


Smerdiakov ne répondit que par un geste d’apathie et se détourna.


«Qu’as-tu?


– Rien.


– Quoi, rien?


– Eh bien, oui, elle est venue; qu’est-ce que ça peut vous faire? Laissez-moi tranquille.


– Non. Parle: quand est-elle venue?


– Mais, j’en ai perdu le souvenir.»


Smerdiakov sourit avec dédain. Tout à coup il se tourna vers Ivan, le regard chargé de haine, comme un mois auparavant.


«Je crois que vous êtes aussi malade. Comme vous avez les joues creuses, l’air défait!


– Laisse ma santé et réponds à ma question.


– Pourquoi vos yeux sont-ils si jaunes? Vous devez vous tourmenter.»


Il ricana.


«Écoute, je t’ai dit que je ne partirais pas sans réponse, s’écria Ivan exaspéré.


– Pourquoi cette insistance? Pourquoi me torturez-vous? dit Smerdiakov d’un ton douloureux.


– Eh, ce n’est pas toi qui m’intéresses. Réponds, et je m’en vais.


– Je n’ai rien à vous répondre.


– Je t’assure que je te forcerai à parler.


– Pourquoi vous inquiétez-vous? demanda Smerdiakov en le fixant avec plus de dégoût que de mépris. Parce que c’est demain le jugement? Mais vous ne risquez rien; rassurez-vous donc une bonne fois! Rentrez tranquillement chez vous, dormez en paix, vous n’avez rien à craindre.


– Je ne te comprends pas… pourquoi craindrais-je demain?» dit Ivan surpris, et qui tout à coup se sentit glacé d’effroi.


Smerdiakov le toisa.


«Vous ne com-pre-nez pas? fit-il d’un ton de reproche. Pourquoi diantre un homme d’esprit éprouve-t-il le besoin de jouer pareille comédie!»


Ivan le regardait sans parler. Le ton inattendu, arrogant, dont lui parlait son ancien domestique, sortait de l’ordinaire.


«Je vous dis que vous n’avez rien à craindre. Je ne déposerai pas contre vous, il n’y a pas de preuves. Voyez comme vos mains tremblent. Pourquoi ça? Retournez chez vous, ce n’est pas vous l’assassin!»


Ivan tressaillit, il se souvint d’Aliocha.


«Je sais que ce n’est pas moi…, murmura-t-il.


– Vous le sa-vez?»


Ivan se leva, le saisit par l’épaule.


«Parle, vipère! Dis tout!»


Smerdiakov ne parut nullement effrayé. Il regarda seulement Ivan avec une haine folle.


«Alors, c’est vous qui avez tué, si c’est comme ça», murmura-t-il avec rage.


Ivan se laissa retomber sur sa chaise, paraissant méditer. Enfin il sourit méchamment.


«C’est toujours la même histoire, comme l’autre fois?


– Oui, vous compreniez très bien la dernière fois, et vous comprenez encore maintenant.


– Je comprends seulement que tu es fou.


– Vraiment! Nous sommes ici en tête à tête, à quoi bon nous duper, nous jouer mutuellement la comédie? Voudriez-vous encore tout rejeter sur moi seul, à ma face? Vous avez tué, c’est vous le principal assassin, je n’ai été que votre auxiliaire, votre fidèle instrument [175], vous avez suggéré, j’ai accompli.


– Accompli? C’est toi qui as tué?»


Il eut comme une commotion au cerveau, un frisson glacial le parcourut. À son tour, Smerdiakov le considérait avec étonnement, l’effroi d’Ivan le frappait enfin par sa sincérité.


«Ne saviez-vous donc rien?» dit-il avec méfiance.


Ivan le regardait toujours, sa langue était comme paralysée.


«Pour Piter est parti Vanka,

Je ne l’attendrai pas.»


crut-il soudain entendre.


«Sais-tu que j’ai peur que tu ne sois un fantôme? murmura-t-il.


– Il n’y a point de fantôme ici, sauf nous deux, et encore un troisième. Sans doute il est là maintenant.


– Qui? Quel troisième? proféra Ivan avec effroi, en regardant autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un.


– C’est Dieu, la Providence, qui est ici, près de nous, mais inutile de le chercher, vous ne le trouverez pas.


– Tu as menti, ce n’est pas toi qui as tué! rugit Ivan. Tu es fou, ou tu m’exaspères à plaisir, comme l’autre fois!»


Smerdiakov, nullement effrayé, l’observait attentivement. Il ne pouvait surmonter sa méfiance, il croyait qu’Ivan «savait tout» et simulait l’ignorance pour rejeter tous les torts sur lui seul.


«Attendez», dit-il enfin d’une voix faible, et, retirant sa jambe gauche de dessous la table, il se mit à retrousser son pantalon.


Smerdiakov portait des bas blancs et des pantoufles. Sans hâte, il ôta sa jarretelle et mit la main dans son bas. Ivan Fiodorovitch, qui le regardait, tressaillit soudain de frayeur.


«Dément!» hurla-t-il.


Il se leva d’un bond, recula vivement en se cognant le dos au mur où il demeura comme cloué sur place, les yeux fixés sur Smerdiakov avec une terreur folle. Celui-ci, imperturbable, continuait à fouiller dans son bas, s’efforçait de saisir quelque chose. Il y parvint enfin et Ivan le vit retirer une liasse de papiers qu’il déposa sur la table.


«Voilà! dit-il à voix basse.


– Quoi?


– Veuillez regarder.»


Ivan s’approcha de la table, prit la liasse et commença à la défaire, mais tout à coup il retira ses doigts comme au contact d’un reptile répugnant, redoutable.


«Vos doigts tremblent convulsivement», remarqua Smerdiakov, et lui-même, sans se presser, déplia le papier.


Sous l’enveloppe, il y avait trois paquets de billets de cent roubles.


«Tout y est, les trois mille au complet, inutile de compter; prenez», dit-il en désignant les billets.


Ivan s’affaissa sur sa chaise. Il était blanc comme un linge.


«Tu m’as fait peur… avec ce bas…, murmura-t-il avec un étrange sourire.


– Alors, vraiment, vous ne saviez pas encore?


– Non, je ne savais pas, je croyais que c’était Dmitri. Ah! frère, frère!» Il se prit la tête à deux mains.» Écoute: tu as tué seul, sans mon frère?


– Seulement avec vous, avec vous seul. Dmitri Fiodorovitch est innocent.


– C’est bien… c’est bien… Nous parlerons de moi ensuite. Mais pourquoi tremblé-je de la sorte… Je ne puis articuler les mots.


– Vous étiez hardi, alors; «tout est permis», disiez-vous; et maintenant vous avez la frousse! murmura Smerdiakov stupéfait. Voulez-vous de la limonade? Je vais en demander, ça rafraîchit. Mais il faudrait d’abord couvrir ceci.»


Il désignait la liasse. Il fit un mouvement vers la porte pour appeler Marie Kondratievna, lui dire d’apporter de la limonade; en cherchant avec quoi cacher l’argent, il sortit d’abord son mouchoir, mais comme celui-ci était fort malpropre, il prit sur la table le gros livre jaune qu’Ivan avait remarqué en entrant, et couvrit les billets avec ce bouquin intitulé: Sermons de notre saint Père Isaac le Syrien.


«Je ne veux pas de limonade, dit Ivan. Assieds-toi et parle: comment as-tu fait? Dis tout…


– Vous devriez ôter votre pardessus, sinon vous serez tout en sueur.»


Ivan Fiodorovitch ôta son pardessus qu’il jeta sur le banc sans se lever.


«Parle, je t’en prie, parle!»


Il paraissait calme. Il était sûr que Smerdiakov dirait tout maintenant.


«Comment les choses se sont passées? Smerdiakov soupira. De la manière la plus naturelle, d’après vos propres paroles…


– Nous reviendrons sur mes paroles, interrompit Ivan, mais sans se fâcher cette fois, comme s’il était tout à fait maître de lui. Raconte seulement, en détail et dans l’ordre, comment tu as fait le coup. Surtout n’oublie pas les détails, je t’en prie.


– Vous êtes parti, je suis tombé dans la cave…


– Était-ce une vraie crise ou bien simulais-tu?


– Je simulais, bien entendu. Je suis descendu tranquillement jusqu’en bas, je me suis étendu… après quoi j’ai commencé à hurler. Et je me suis débattu pendant qu’on me transportait.


– Un instant. Et plus tard, à l’hôpital, tu simulais encore?


– Pas du tout. Le lendemain matin, encore à la maison, j’ai été pris d’une véritable crise, le plus forte que j’aie eue depuis des années. Je suis resté deux jours sans connaissance.


– Bien, bien. Continue.


– On m’a mis sur une couchette, derrière la cloison; je m’y attendais, car, quand j’étais malade, Marthe Ignatièvna m’installait toujours pour la nuit dans leur pavillon; elle a toujours été bonne pour moi, depuis ma naissance. Pendant la nuit, je geignais de temps à autre, mais doucement; j’attendais toujours Dmitri Fiodorovitch.


– Tu attendais qu’il vienne te trouver?


– Mais non, j’attendais sa venue à la maison, j’étais sûr qu’il viendrait cette nuit même, car, privé de mes renseignements, il devait fatalement s’introduire par escalade et entreprendre quelque chose.


– Et s’il n’était pas venu?


– Alors, rien ne serait arrivé. Sans lui, je n’aurais pas agi.


– Bien, bien… Parle sans te presser, surtout n’omets rien.


– Je comptais qu’il tuerait Fiodor Pavlovitch… à coup sûr, car je l’avais bien préparé pour ça… les derniers jours… et surtout, il connaissait les signaux. Méfiant et emporté comme il l’était, il ne pouvait manquer de pénétrer dans la maison. Je m’y attendais.


– Un instant. S’il avait tué, il aurait aussi pris l’argent; tu devais faire ce raisonnement. Que serait-il resté pour toi? Je ne le vois pas.


– Mais il n’aurait jamais trouvé l’argent. Je lui ai dit qu’il était sous le matelas, je mentais. Auparavant il était dans une cassette. Ensuite, comme Fiodor Pavlovitch ne se fiait qu’à moi au monde, je lui suggérai de cacher l’argent derrière les icônes, car personne n’aurait l’idée de le chercher là, surtout dans un moment de presse. Mon conseil avait plu à Fiodor Pavlovitch. Garder l’argent sous le matelas, dans une cassette fermée à clef, eût été tout bonnement ridicule. Mais tout le monde a cru à cette cachette: raisonnement stupide! Donc, si Dmitri Fiodorovitch avait assassiné, il se serait enfui à la moindre alerte, comme tous les assassins, ou bien on l’aurait surpris et arrêté. Je pouvais ainsi le lendemain, ou la nuit même, aller dérober l’argent; on aurait tout mis sur son compte.


– Mais s’il avait seulement frappé, sans tuer?


– Dans ce cas, je n’aurais certainement pas osé prendre l’argent, mais je comptais qu’il frapperait Fiodor Pavlovitch jusqu’à lui faire perdre connaissance; alors je m’approprierais le magot, je lui aurais expliqué ensuite que c’était Dmitri Fiodorovitch qui avait volé.


– Attends… je n’y suis plus. C’est donc Dmitri qui a tué? Tu as seulement volé?


– Non, ce n’est pas lui. Certes, je pourrais encore vous dire, maintenant, que c’est lui… mais je ne veux pas mentir, car… car même si, comme je le vois, vous n’avez rien compris jusqu’à présent et ne simulez pas pour rejeter tous les torts sur moi, vous êtes pourtant coupable de tout; en effet, vous étiez prévenu de l’assassinat, vous m’avez chargé de l’exécution et vous êtes parti. Aussi, je veux vous démontrer ce soir que le principal, l’unique assassin, c’est vous, et non pas moi, bien que j’aie tué. Légalement, vous êtes l’assassin.


– Comment cela? Pourquoi suis-je l’assassin? ne put se défendre de demander Ivan Fiodorovitch, oubliant sa décision de remettre à la fin de l’entretien ce qui le concernait personnellement. C’est toujours à propos de Tchermachnia? Halte! Dis-moi pourquoi il te fallait mon consentement, puisque tu avais pris mon départ pour un consentement? Comment m’expliqueras-tu cela?


– Assuré de votre consentement, je savais qu’à votre retour vous ne feriez pas d’histoire pour la perte de ces trois mille roubles, si par hasard la justice me soupçonnait au lieu de Dmitri Fiodorovitch ou de complicité avec lui; au contraire, vous auriez pris ma défense… Ayant hérité, grâce à moi, vous pouviez ensuite me récompenser pour toute la vie, car si votre père avait épousé Agraféna Alexandrovna, vous n’auriez rien eu.


– Ah! tu avais donc l’intention de me tourmenter toute la vie! dit Ivan, les dents serrées. Et si je n’étais pas parti, si je t’avais dénoncé?


– Que pouviez-vous dire? Que je vous avais conseillé de partir pour Tchermachnia? La belle affaire! D’ailleurs, si vous étiez resté, rien ne serait arrivé; j’aurais compris que vous ne vouliez pas et me serais tenu tranquille. Mais votre départ m’assurait que vous ne me dénonceriez pas, que vous fermeriez les yeux sur ces trois mille roubles. Vous n’auriez pas pu me poursuivre ensuite, car j’aurais tout raconté à la justice, non le vol ou l’assassinat, cela je ne l’aurais pas dit, mais que vous m’y aviez poussé et que je n’avais pas consenti. De cette façon vous ne pouviez pas me confondre, faute de preuves, et moi j’aurais révélé avec quelle ardeur vous désiriez la mort de votre père, et tout le monde l’aurait cru, je vous en donne ma parole.


– Je désirais à ce point la mort de mon père?


– Certainement, et votre silence m’autorisait à agir.»


Smerdiakov était très affaibli et parlait avec lassitude, mais une force intérieure le galvanisait, il avait quelque dessein caché, Ivan le pressentait.


«Continue ton récit.


– Continuons! J’étais donc couché, quand j’entendis votre père crier. Grigori était sorti un peu auparavant; tout à coup il se mit à hurler, puis tout redevint silencieux. J’attendis, immobile; mon cœur battait, je ne pouvais plus y tenir. Je me lève, je sors; à gauche, la fenêtre de Fiodor Pavlovitch était ouverte, je m’avançai pour écouter s’il donnait signe de vie, je l’entendis s’agiter, soupirer.» Vivant», me dis-je. Je m’approche de la fenêtre, je lui crie: «C’est moi. – Il est venu, il s’est enfui (il voulait parler de Dmitri Fiodorovitch), il a tué Grigori, me répond-il. – Où? – Là-bas, dans le coin. – Attendez, dis-je.» Je me mis à sa recherche et trébuchai près du mur contre Grigori, évanoui, ensanglanté.» C’est donc vrai que Dmitri Fiodorovitch est venu», pensai-je, et je résolus d’en finir. Même si Grigori vivait encore, il ne verrait rien, ayant perdu connaissance. Le seul risque était que Marthe Ignatièvna se réveillât. Je le sentis à ce moment, mais une frénésie s’était emparée de moi, à en perdre la respiration. Je revins à la fenêtre: «Agraféna Alexandrovna est là, elle veut entrer.» Il tressaillit.» Où, là, où?» Il soupira sans y croire encore.» Mais là, ouvrez donc!» Il me regardait par la fenêtre, indécis, craignant d’ouvrir.» Il a peur de moi, pensai-je; c’est drôle.» Tout à coup, j’imaginai de faire sur la croisée le signal de l’arrivée de Grouchegnka, devant lui, sous ses yeux; il ne croyait plus aux paroles, mais, dès que j’eus frappé, il courut ouvrir la porte. Je voulais entrer, il me barra le passage.» Où est-elle, où est-elle?» Il me regardait en palpitant.» Eh! pensais-je, s’il a une telle peur de moi, ça va mal!» Mes jambes se dérobaient, je tremblais qu’il ne me laissât pas entrer, ou qu’il appelât, ou que Marthe Ignatièvna survînt. Je ne me souviens pas, je devais être très pâle. Je chuchotai: «Elle est là-bas, sous la fenêtre, comment ne l’avez-vous pas vue? – Amène-la, amène-la! – Elle a peur, les cris l’ont effrayée, elle s’est cachée dans un massif; appelez-la vous-même du cabinet.» Il y courut, posa la bougie sur la fenêtre: «Grouchegnka, Grouchegnka! tu es ici?» criait-il. Il ne voulait ni se pencher ni s’écarter de moi, à cause de la peur que je lui inspirais.» La voici, lui dis-je, la voici dans le massif, elle vous sourit, voyez-vous?» Il me crut soudain et se mit à trembler, tant il était fou de cette femme; il se pencha entièrement. Je saisis alors le presse-papiers en fonte, sur sa table, vous vous souvenez, il pèse bien trois livres, et je lui assénai de toutes mes forces un coup sur la tête, avec le coin. Il ne poussa pas un cri, s’affaissa. Je le frappai encore deux fois et sentis qu’il avait le crâne fracassé. Il tomba à la renverse, tout couvert de sang. Je m’examinai: pas une éclaboussure; j’essuyai le presse-papiers, le remis à sa place, puis je pris l’enveloppe derrière les icônes, j’en retirai l’argent et je la jetai à terre, ainsi que la faveur rose. J’allai au jardin tout tremblant, droit à ce pommier creux, vous le connaissez, je l’avais remarqué et j’y avais mis en réserve du papier et un chiffon; j’enveloppai la somme et je la fourrai au fond du creux. Elle y est restée quinze jours, jusqu’à ma sortie de l’hôpital. Je retournai me coucher, songeant avec effroi: «Si Grigori est tué, ça peut aller fort mal; s’il revient à lui, ce sera très bien, car il attestera que Dmitri Fiodorovitch est venu, qu’il a, par conséquent, tué et volé.» Dans mon impatience, je me mis à geindre pour réveiller Marthe Ignatièvna. Elle se leva enfin, vint auprès de moi, puis, remarquant l’absence de Grigori, elle alla au jardin où je l’entendis crier. J’étais déjà rassuré.»


Smerdiakov s’arrêta. Ivan l’avait écouté dans un silence de mort, sans bouger, sans le quitter des yeux. Smerdiakov lui jetait parfois un coup d’œil, mais regardait surtout de côté. Son récit achevé, il parut ému, respirant avec peine, le visage couvert de sueur. On ne pouvait deviner s’il éprouvait des remords.


«Un instant, reprit Ivan en réfléchissant. Et la porte? S’il n’a ouvert qu’à toi, comment Grigori a-t-il pu la voir ouverte auparavant? Car il l’a bien vue le premier?»


Ivan posait ces questions du ton le plus calme, de sorte que si quelqu’un les eût observés en ce moment du seuil, il en aurait conclu qu’ils s’entretenaient paisiblement d’un sujet quelconque.


«Quant à cette porte que Grigori prétend avoir vue ouverte, ce n’est qu’un effet de son imagination, dit Smerdiakov avec un sourire. Car c’est un homme très entêté; il aura cru voir, et vous ne l’en ferez pas démordre. C’est un bonheur pour nous qu’il ait eu la berlue; cette déposition achève de confondre Dmitri Fiodorovitch.


– Écoute, dit Ivan paraissant de nouveau s’embrouiller, écoute… J’avais encore beaucoup de choses à te demander, mais je les ai oubliées… Ah! oui, dis-moi seulement pourquoi tu as décacheté et jeté l’enveloppe à terre? Pourquoi ne pas avoir emporté le tout?… D’après ton récit, il m’a semblé que tu l’avais fait à dessein, mais je ne puis en comprendre la raison…


– Je n’ai pas agi sans motifs. Un homme au courant comme moi, par exemple, qui a peut-être mis l’argent dans l’enveloppe, qui a vu son maître la cacheter et écrire la suscription, pourquoi un tel homme, s’il a commis le crime, ouvrirait-il aussitôt l’enveloppe, puisqu’il est sûr du contenu? Au contraire, il la mettrait simplement dans sa poche et s’esquiverait. Dmitri Fiodorovitch aurait agi autrement: ne connaissant l’enveloppe que par ouï-dire, il se serait empressé de la décacheter, pour se rendre compte, puis de la jeter à terre, sans réfléchir qu’elle constituerait une pièce accusatrice, car c’est un voleur novice, qui n’a jamais opéré ouvertement, et de plus un gentilhomme. Il ne serait pas venu précisément voler, mais reprendre son bien, comme il l’avait au préalable déclaré devant tout le monde, en se vantant d’aller chez Fiodor Pavlovitch se faire justice lui-même. Lors de ma déposition, j’ai suggéré cette idée au procureur, mais sous forme d’allusion, et de telle sorte qu’il a cru l’avoir trouvée lui-même; il était enchanté…


– Tu as vraiment réfléchi à tout cela sur place et à ce moment?» s’écria Ivan Fiodorovitch stupéfait.


Il considérait de nouveau Smerdiakov avec effroi.


«De grâce, peut-on songer à tout dans une telle hâte? Tout cela était combiné d’avance.


– Eh bien!… eh bien! c’est que le diable lui-même t’a prêté son concours! Tu n’es pas bête, tu es beaucoup plus intelligent que je ne pensais…»


Il se leva pour faire quelques pas dans la chambre, mais comme on pouvait à peine passer entre la table et le mur il fit demi-tour et se rassit. C’est sans doute ce qui l’exaspéra: il se remit à vociférer.


«Écoute, misérable, vile créature! Tu ne comprends donc pas que si je ne t’ai pas tué encore, c’est parce que je te garde pour répondre demain devant la justice? Dieu le voit (il leva la main), peut-être fus-je coupable, peut-être ai-je désiré secrètement… la mort de mon père, mais je te le jure, je me dénoncerai moi-même demain; je l’ai décidé! Je dirai tout. Mais nous comparaîtrons ensemble! Et quoi que tu puisses dire ou témoigner à mon sujet, je l’accepte et ne te crains pas; je confirmerai tout moi-même! Mais toi aussi, il faudra que tu avoues! Il le faut, il le faut, nous irons ensemble! Cela sera!»


Ivan s’exprimait avec énergie et solennité: rien qu’à son regard on voyait qu’il tiendrait parole.


«Vous êtes malade, je vois, bien malade, vous avez les yeux tout jaunes, dit Smerdiakov, mais sans ironie et même avec compassion.


– Nous irons ensemble! répéta Ivan. Et si tu ne viens pas, j’avouerai tout seul.»


Smerdiakov parut réfléchir.


«Non, vous n’irez pas, dit-il d’un ton catégorique.


– Tu ne me comprends pas!


– Vous aurez trop honte de tout avouer; d’ailleurs ça ne servirait à rien, car je nierai vous avoir jamais tenu ces propos; je dirai que vous êtes malade (on le voit bien) ou que vous vous sacrifiez par pitié pour votre frère, et m’accusez parce que je n’ai jamais compté à vos yeux. Et qui vous croira, quelle preuve avez-vous?


– Écoute, tu m’as montré cet argent pour me convaincre.»


Smerdiakov retira le volume, découvrit la liasse.


«Prenez cet argent, dit-il en soupirant.


– Certes, je le prends! Mais pourquoi me le donnes-tu puisque tu as tué pour l’avoir?»


Et Ivan le considéra avec stupéfaction.


«Je n’en ai plus besoin, dit Smerdiakov d’une voix tremblante. Je pensais d’abord, avec cet argent, m’établir à Moscou, ou même à l’étranger; c’était mon rêve, puisque «tout est permis». C’est vous qui m’avez en effet appris et souvent expliqué cela: si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de vertu, et elle est inutile. Voilà le raisonnement que je me suis fait.


– Tu en es arrivé là tout seul? dit Ivan avec un sourire gêné.


– Sous votre influence.


– Alors tu crois en Dieu, maintenant, puisque tu rends l’argent?


– Non, je n’y crois pas, murmura Smerdiakov.


– Pourquoi rends-tu l’argent, alors?


– Laissez donc! trancha Smerdiakov avec un geste de lassitude. Vous-même répétiez sans cesse que tout est permis, pourquoi êtes-vous si inquiet maintenant? Vous voulez même vous dénoncer. Mais il n’y a pas de danger! Vous n’irez pas! dit-il catégoriquement.


– Tu verras bien!


– C’est impossible. Vous êtes trop intelligent. Vous aimez l’argent, je le sais, les honneurs aussi car vous êtes très orgueilleux, vous raffolez du beau sexe, vous aimez par-dessus tout vivre indépendant et à votre aise. Vous ne voudrez pas gâter toute votre vie en vous chargeant d’une pareille honte. De tous les enfants de Fiodor Pavlovitch vous êtes celui qui lui ressemble le plus; vous avez la même âme.


– Tu n’es vraiment pas bête, dit Ivan avec stupeur, et le sang lui monta au visage. Je te croyais sot.


– C’est par orgueil que vous le croyiez. Prenez donc l’argent.»


Ivan prit la liasse de billets et la fourra dans sa poche, telle quelle.


«Je les montrerai demain au tribunal, dit-il.


– Personne ne vous croira; ce n’est pas l’argent qui vous manque à présent, vous aurez pris ces trois mille roubles dans votre cassette.»


Ivan se leva.


«Je te répète que si je ne t’ai pas tué, c’est uniquement parce que j’ai besoin de toi demain; ne l’oublie pas!


– Eh bien, tuez-moi, tuez-moi maintenant, dit Smerdiakov d’un air étrange. Vous ne l’osez même pas, ajouta-t-il avec un sourire amer, vous n’osez plus rien, vous si hardi autrefois!


– À demain!…»


Ivan marcha vers la porte.


«Attendez… Montrez-les-moi encore une fois.»


Ivan sortit les billets, les lui montra; Smerdiakov les considéra une dizaine de secondes.


«Eh bien allez!… Ivan Fiodorovitch! cria-t-il soudain.


– Que veux-tu?»


Ivan qui partait se retourna.


«Adieu.


– À demain!»


Ivan sortit. La tourmente continuait. Il marcha d’abord d’un pas assuré, mais se mit bientôt à chanceler.» Ce n’est que physique», songea-t-il en souriant. Une sorte d’allégresse le gagnait. Il se sentait une fermeté inébranlable; les hésitations douloureuses de ces derniers temps avaient disparu. Sa décision était prise et «déjà irrévocable», se disait-il avec bonheur. À ce moment il trébucha, faillit choir. En s’arrêtant, il distingua à ses pieds l’ivrogne qu’il avait renversé, gisant toujours à la même place, inerte. La neige lui recouvrait presque le visage. Ivan le releva, le chargea sur ses épaules. Ayant aperçu de la lumière dans une maison, il alla frapper aux volets et promit trois roubles au propriétaire s’il l’aidait à transporter le bonhomme au commissariat. Je ne raconterai pas en détail comment Ivan Fiodorovitch réussit dans cette entreprise et fit examiner le croquant par un médecin en payant généreusement les frais. Disons seulement que cela demanda presque une heure. Mais Ivan demeura satisfait. Ses idées s’éparpillaient: «Si je n’avais pas pris une résolution si ferme pour demain, pensa-t-il soudain avec délice, je ne serais pas resté une heure à m’occuper de cet ivrogne, j’aurais passé à côté sans m’inquiéter de lui… Mais comment ai-je la force de m’observer? Et eux qui ont décidé que je deviens fou!» En arrivant devant sa porte, il s’arrêta pour se demander: «Ne ferais-je pas mieux d’aller dès maintenant chez le procureur et de tout lui raconter?… Non, demain, tout à la fois!» Chose étrange, presque toute sa joie disparut à l’instant. Lorsqu’il entra dans sa chambre, une sensation glaciale l’étreignit comme le souvenir ou plutôt l’évocation de je ne sais quoi de pénible ou de répugnant, qui se trouvait en ce moment dans cette chambre et qui s’y était déjà trouvé. Il se laissa tomber sur le divan. La vieille domestique lui apporta le samovar, il fit du thé, mais n’y toucha pas; il la renvoya jusqu’au lendemain. Il avait le vertige, se sentait las, mal à l’aise. Il s’assoupissait, mais se mit à marcher pour chasser le sommeil. Il lui semblait qu’il avait le délire. Après s’être rassis, il se mit à regarder de temps à autre autour de lui, comme pour examiner quelque chose. Enfin, son regard se fixa sur un point. Il sourit, mais le rouge de la colère lui monta au visage. Longtemps il demeura immobile, la tête dans ses mains, lorgnant toujours le même point, sur le divan placé contre le mur d’en face. Visiblement, quelque chose à cet endroit l’irritait, l’inquiétait.

IX. Le Diable

Hallucination d’Ivan Fiodorovitch.


Je ne suis pas médecin, et pourtant je sens que le moment est venu de fournir quelques explications sur la maladie d’Ivan Fiodorovitch. Disons tout de suite qu’il était à la veille d’un accès de fièvre chaude, la maladie ayant fini par triompher de son organisme affaibli. Sans connaître la médecine, je risque cette hypothèse qu’il avait peut-être réussi, par un effort de volonté, à conjurer la crise, espérant, bien entendu, y échapper. Il se savait souffrant, mais ne voulait pas s’abandonner à la maladie dans ces jours décisifs où il devait se montrer, parler hardiment, «se justifier à ses propres yeux». Il était allé voir le médecin mandé de Moscou par Catherine Ivanovna. Celui-ci, après l’avoir écouté et examiné, conclut à un dérangement cérébral et ne fut nullement surpris d’un aveu qu’Ivan lui fit pourtant avec répugnance: «Les hallucinations sont très possibles dans votre état, mais il faudrait les contrôler… D’ailleurs vous devez vous soigner sérieusement, sinon cela s’aggraverait.» Mais Ivan Fiodorovitch négligea ce sage conseil: «J’ai encore la force de marcher; quand je tomberai, me soignera qui voudra!»


Il avait presque conscience de son délire et fixait obstinément un certain objet, sur le divan, en face de lui. Là apparut tout à coup un individu, entré Dieu sait comment, car il n’y était pas à l’arrivée d’Ivan Fiodorovitch après sa visite à Smerdiakov. C’était un monsieur, ou plutôt une sorte de gentleman russe, qui frisait la cinquantaine [176], grisonnant un peu, les cheveux longs et épais, la barbe en pointe. Il portait un veston marron de chez le bon faiseur, mais déjà élimé, datant de trois ans environ et complètement démodé. Le linge, son long foulard, tout rappelait le gentleman chic; mais le linge, à le regarder de près, était douteux, et le foulard fort usé. Son pantalon à carreaux lui allait bien, mais il était trop clair et trop juste, comme on n’en porte plus maintenant; de même son chapeau, qui était en feutre blanc malgré la saison. Bref, l’air comme il faut et en même temps gêné. Le gentleman devait être un de ces anciens propriétaires fonciers qui florissaient au temps du servage; il avait vécu dans le monde, mais peu à peu, appauvri après les dissipations de la jeunesse et la récente abolition du servage, il était devenu une sorte de parasite de bonne compagnie, reçu chez ses anciennes connaissances à cause de son caractère accommodant et à titre d’homme comme il faut, qu’on peut admettre à sa table en toute occasion, à une place modeste toutefois. Ces parasites, au caractère facile, sachant conter, faire une partie de cartes, détestant les commissions dont on les charge, sont ordinairement veufs ou vieux garçons; parfois ils ont des enfants, toujours élevés au loin, chez quelque tante dont le gentleman ne parle presque jamais en bonne compagnie, comme s’il rougissait d’une telle parenté. Il finit par se déshabituer de ses enfants, qui lui écrivent de loin en loin, pour sa fête ou à Noël, des lettres de félicitations auxquelles il répond parfois. La physionomie de cet hôte inattendu était plutôt affable que débonnaire, prête aux amabilités suivant les circonstances. Il n’avait pas de montre, mais portait un lorgnon en écaille, fixé à un ruban noir. Le médius de sa main droite s’ornait d’une bague en or massif avec une opale bon marché. Ivan Fiodorovitch gardait le silence, résolu à ne pas entamer la conversation. Le visiteur attendait, comme un parasite qui, venant à l’heure du thé tenir compagnie au maître de la maison, le trouve absorbé dans ses réflexions, et garde le silence, prêt toutefois à un aimable entretien, pourvu que le maître l’engage. Tout à coup son visage devint soucieux.


«Écoute, dit-il à Ivan Fiodorovitch, excuse-moi, je veux seulement te faire souvenir que tu es allé chez Smerdiakov afin de te renseigner au sujet de Catherine Ivanovna, et que tu es parti sans rien savoir; tu as sûrement oublié…


– Ah oui! dit Ivan préoccupé, j’ai oublié… N’importe, d’ailleurs, remettons tout à demain. À propos, dit-il avec irritation au visiteur, c’est moi qui ai dû me rappeler cela tout à l’heure, car je me sentais angoissé à ce sujet. Suffit-il que tu aies surgi pour que je croie que cette suggestion me vient de toi?


– Eh bien, ne le crois pas, dit le gentleman en souriant d’un air affable. La foi ne s’impose pas. D’ailleurs, dans ce domaine, les preuves même matérielles sont inefficaces. Thomas a cru, parce qu’il voulait croire, et non pour avoir vu le Christ ressuscité. Ainsi, les spirites… je les aime beaucoup… Imagine-toi qu’ils croient servir la foi, parce que le diable leur montre ses cornes de temps en temps.» C’est une preuve matérielle de l’existence de l’autre monde.» L’autre monde démontré matériellement! En voilà une idée! Enfin, cela prouverait l’existence du diable, mais non celle de Dieu. Je veux me mettre d’une société idéaliste, pour leur faire de l’opposition.


– Écoute, dit Ivan Fiodorovitch en se levant, je crois que j’ai le délire, raconte ce que tu veux, peu m’importe! Tu ne m’exaspéreras pas comme alors. Seulement, j’ai honte… Je veux marcher dans la chambre… Parfois je cesse de te voir, de t’entendre, mais je devine toujours ce que tu veux dire, car c’est moi qui parle, et non pas toi! Mais je ne sais pas si je dormais la dernière fois, ou si je t’ai vu en réalité. Je vais m’appliquer sur la tête une serviette mouillée; peut-être te dissiperas-tu.»


Ivan alla prendre une serviette et fit comme il disait; après quoi, il se mit à marcher de long en large.


«Ça me fait plaisir que nous nous tutoyions, dit le visiteur.


– Imbécile, crois-tu que je vais te dire vous? Je me sens en train… si seulement je n’avais pas mal à la tête… mais pas tant de philosophie que la dernière fois. Si tu ne peux pas déguerpir, invente au moins quelque chose de gai. Dis-moi des cancans, car tu n’es qu’un parasite. Quel cauchemar tenace! Mais je ne te crains pas. Je viendrai à bout de toi. On ne m’internera pas!


C’est charmant [177], «parasite». C’est mon rôle, en effet. Que suis-je sur terre, sinon un parasite? À propos, je suis surpris de t’entendre; ma foi, tu commences à me prendre pour un être réel et non pour le produit de ta seule imagination, comme tu le soutenais l’autre fois.


– Je ne t’ai jamais pris un seul instant pour une réalité, s’écria Ivan avec rage. Tu es un mensonge, un fantôme de mon esprit malade. Mais je ne sais comment me débarrasser de toi, je vois qu’il faudra souffrir quelque temps. Tu es une hallucination, l’incarnation de moi-même, d’une partie seulement de moi… de mes pensées et de mes sentiments, mais des plus vils et des plus sots. À cet égard, tu pourrais même m’intéresser, si j’avais du temps à te consacrer.


– Je vais te confondre: tantôt, près du réverbère, quand tu es tombé sur Aliocha en lui criant: «Tu l’as appris de «lui»! comment sais-tu qu’il vient me voir?» c’est de moi que tu parlais. Donc, tu as cru un instant que j’existais réellement, dit le gentleman avec un sourire mielleux.


– Oui, c’était une faiblesse… mais je ne pouvais croire en toi. Peut-être la dernière fois t’ai-je vu seulement en songe, et non en réalité?


– Et pourquoi as-tu été si dur avec Aliocha? Il est charmant, j’ai des torts envers lui, à cause du starets Zosime.


– Comment oses-tu parler d’Aliocha, canaille! dit Ivan en riant.


– Tu m’injuries en riant, bon signe. D’ailleurs, tu es bien plus aimable avec moi que la dernière fois, et je comprends pourquoi: cette noble résolution…


– Ne me parle pas de ça, cria Ivan furieux.


– Je comprends, je comprends, c’est noble, c’est charmant [178], tu vas, demain, défendre ton frère, tu te sacrifies; c’est chevaleresque…


– Tais-toi, sinon gare aux coups de pied!


– En un sens, ça me fera plaisir, car mon but sera atteint: si tu agis ainsi, c’est que tu crois à ma réalité; on ne donne pas de coups de pied à un fantôme. Trêve de plaisanteries; tu peux m’injurier, mais il vaut mieux être un peu plus poli, même avec moi. Imbécile, canaille! Quelles expressions!


– En t’injuriant, je m’injurie! Toi, c’est moi-même, mais sous un autre museau. Tu exprimes mes propres pensées… et tu ne peux rien dire de nouveau!


– Si nos pensées se rencontrent, cela me fait honneur, dit gracieusement le gentleman.


– Seulement, tu choisis mes pensées les plus sottes. Tu es bête et banal. Tu es stupide. Je ne puis te supporter!… Que faire, que faire? murmura Ivan entre ses dents.


– Mon ami, je veux pourtant rester un gentleman et être traité comme tel, dit le visiteur avec un certain amour-propre, d’ailleurs conciliant, débonnaire… Je suis pauvre, mais… je ne dirai pas très honnête; cependant… on admet généralement comme un axiome que je suis un ange déchu. Ma foi, je ne puis me représenter comment j’ai pu, jadis, être un ange. Si je l’ai jamais été, il y a si longtemps que ce n’est pas un péché de l’oublier. Maintenant, je tiens uniquement à ma réputation d’homme comme il faut et je vis au hasard, m’efforçant d’être agréable. J’aime sincèrement les hommes; on m’a beaucoup calomnié. Quand je me transporte sur la terre, chez vous, ma vie prend une apparence de réalité, et c’est ce qui me plaît le mieux. Car le fantastique me tourmente comme toi-même, aussi j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout est défini, il y a des formules, de la géométrie; chez nous, ce n’est qu’équations indéterminées! Ici, je me promène, je rêve (j’aime rêver). Je deviens superstitieux. Ne ris pas, je t’en prie; j’aime aller aux bains publics, imagine-toi, être à l’étuve avec les marchands et les popes. Mon rêve, c’est de m’incarner, mais définitivement, dans quelque marchande obèse, et de partager toutes ses croyances. Mon idéal, c’est d’aller à l’église et d’y faire brûler un cierge, de grand cœur, ma parole. Alors mes souffrances prendront fin. J’aime aussi vos remèdes: au printemps, il y avait une épidémie de petite vérole, je suis allé me faire vacciner; si tu savais comme j’étais content, j’ai donné dix roubles pour «nos frère slaves»!… Tu ne m’écoutes pas. Tu n’es pas dans ton assiette, aujourd’hui. – Le gentleman fit une pause. – Je sais que tu es allé hier consulter ce médecin… Eh bien! comment vas-tu? Que t’a-t-il dit?


– Imbécile!


– En revanche, tu as beaucoup d’esprit. Tu m’injuries de nouveau. Ce n’est pas par intérêt que je te demandais cela. Tu peux ne pas répondre. Voilà mes rhumatismes qui me reprennent.


– Imbécile!


– Tu y tiens! Je me souviens encore de mes rhumatismes de l’année dernière.


– Le diable, des rhumatismes?


– Pourquoi pas? Si je m’incarne, il faut en subir toutes les conséquences. Satanas sum et nihil humani a me alienum puto.


– Comment, comment? Satanas sum et nihil humani… Ce n’est pas bête, pour le diable!


– Je suis heureux de te plaire enfin.


– Cela ne vient pas de moi, dit Ivan, cela ne m’est jamais venu à l’esprit. Étrange…


C’est du nouveau, n’est-ce pas [179]? Cette fois-ci je vais agir loyalement et t’expliquer la chose. Écoute. Dans les rêves, surtout durant les cauchemars qui proviennent d’un dérangement d’estomac ou d’autre chose, l’homme a parfois des visions si belles, des scènes de la vie réelle si compliquées, il traverse une telle succession d’événements aux péripéties inattendues, depuis les manifestations les plus hautes jusqu’au moindres bagatelles, que, je te le jure, Léon Tolstoï lui-même ne parviendrait pas à les imaginer. Cependant, ces rêves viennent non à des écrivains, mais à des gens ordinaires: fonctionnaires, feuilletonistes, popes… Un ministre m’a même avoué que ses meilleures idées lui venaient en dormant. Il en est de même maintenant; je dis des choses originales, qui ne te sont jamais venues à l’esprit, comme dans les cauchemars; cependant, je ne suis que ton hallucination.


– Tu radotes! Comment, tu veux me persuader que tu existes, et tu prétends toi-même être un songe!


– Mon ami, j’ai choisi aujourd’hui une méthode particulière que je t’expliquerai ensuite. Attends un peu, où en étais-je? Ah oui! J’ai pris froid, mais pas chez vous, là-bas…


– Où, là-bas? Dis donc, resteras-tu encore longtemps?» s’écria Ivan presque désespéré. Il s’arrêta, s’assit sur le divan, se prit de nouveau la tête entre les mains. Il arracha la serviette mouillée et la jeta avec dépit.


«Tu as les nerfs malades, insinua le gentleman d’un air dégagé mais amical; tu m’en veux d’avoir pris froid, cependant cela m’est arrivé de la façon la plus naturelle. Je courais à une soirée diplomatique, chez une grande dame de Pétersbourg qui jouait les ministres, en habit, cravate blanche, ganté; pourtant j’étais encore Dieu sait où, et pour arriver sur la terre il fallait franchir l’espace. Certes, ce n’est qu’un instant, mais la lumière du soleil met huit minutes et j’étais en habit et gilet découvert. Les esprits ne gèlent pas, mais puisque je m’étais incarné… Bref, j’ai agi à la légère, je me suis aventuré. Dans l’espace, dans l’éther, dans l’eau, il fait un froid, on ne peut même pas appeler cela du froid: cent cinquante degrés au-dessous de zéro. On connaît la plaisanterie des jeunes villageoises: quand il gèle à trente degrés, elles proposent à quelque niais de lécher une hache; la langue gèle instantanément, le niais s’arrache la peau; et pourtant ce n’est que trente degrés! À cent cinquante degrés, il suffirait, je pense, de toucher une hache avec le doigt pour que celui-ci disparaisse… si seulement il y avait une hache dans l’espace…


– Mais, est-ce possible?» interrompit distraitement Ivan Fiodorovitch. Il luttait de toutes ses forces pour résister au délire et ne pas sombrer dans la folie.


«Une hache? répéta le visiteur avec surprise.


– Mais oui, que deviendrait-elle, là-bas? s’écria Ivan avec une obstination rageuse.


– Une hache dans l’espace? Quelle idée [180]! Si elle se trouve très loin de la terre, je pense qu’elle se mettra à tourner autour sans savoir pourquoi, à la manière d’un satellite. Les astronomes calculeront son lever et son coucher, Gatsouk [181] la mettra dans son almanach, voilà tout.


– Tu es bête, horriblement bête! Fais des mensonges plus spirituels, ou je ne t’écoute plus. Tu veux me vaincre par le réalisme de tes procédés, me persuader de ton existence. Je n’y crois pas!


– Mais je ne mens pas, tout cela est vrai. Malheureusement, la vérité n’est presque jamais spirituelle. Je vois que tu attends de moi quelque chose de grand, de beau peut-être. C’est regrettable, car je ne donne que ce que je peux…


– Ne fais donc pas le philosophe, espèce d’âne!


– Comment puis-je philosopher, quand j’ai tout le côté droit paralysé, qui me fait geindre. J’ai consulté la Faculté; ils savent diagnostiquer à merveille, vous expliquent la maladie, mais sont incapables de guérir. Il y avait là un étudiant enthousiaste: «Si vous mourez, m’a-t-il dit, vous connaîtrez exactement la nature de votre mal!» Ils ont la manie de vous adresser à des spécialistes: «Nous nous bornons à diagnostiquer, allez voir un tel, il vous guérira.» On ne trouve plus du tout de médecins à l’ancienne mode qui traitaient toutes les maladies; maintenant il n’y a plus que des spécialistes, qui font de la publicité. Pour une maladie du nez, on vous envoie à Paris, chez un grand spécialiste. Il vous examine le nez.» Je ne puis, dit-il, guérir que la narine droite, car je ne traite pas les narines gauches, ce n’est pas ma spécialité. Allez à Vienne, il y a un spécialiste pour les narines gauches.» Que faire? J’ai recouru aux remèdes de bonnes femmes; un médecin allemand me conseilla de me frotter après le bain avec du miel et du sel: j’allai aux bains pour le plaisir et me barbouillai en pure perte. En désespoir de cause, j’ai écrit au comte Mattei, à Milan; il m’a envoyé un livre et des globules. Que Dieu lui pardonne! Imagine-toi que l’extrait de malt de Hoff m’a guéri. Je l’avais acheté par hasard, j’en ai pris un flacon et demi, et tout à disparu radicalement. J’étais résolu à publier une attestation, la reconnaissance parlait en moi, mais ce fut une autre histoire: aucun journal ne voulut l’insérer!» C’est trop réactionnaire, me dit-on, personne n’y croira, le diable n’existe point [182]. Publiez cela anonymement.» Mais qu’est-ce qu’une attestation anonyme? J’ai plaisanté avec les employés: «C’est en Dieu, disais-je, qu’il est réactionnaire de croire à notre époque; mais moi je suis le diable. – Bien sûr, tout le monde y croit, pourtant c’est impossible, cela pourrait nuire à notre programme. À moins que vous ne donniez à la chose un tour humoristique?» Mais alors, pensai-je, ce ne sera pas spirituel. Et mon attestation ne parut point. Cela m’est arrivé sur le cœur. Les sentiments les meilleurs, tels que la reconnaissance, me sont formellement interdits par ma position sociale.


– Tu retombes dans la philosophie? dit Ivan, les dents serrées.


– Que Dieu m’en préserve! Mais on ne peut s’empêcher de se plaindre parfois. Je suis calomnié. Tu me traites à tout moment d’imbécile. On voit bien que tu es un jeune homme. Mon ami, il n’y a pas que l’esprit. J’ai reçu de la nature un cœur bon et gai, «j’ai aussi composé des vaudevilles» [183]. Tu me prends, je crois, pour un vieux Khlestakov, mais ma destinée est bien plus sérieuse. Par une sorte de décret inexplicable, j’ai pour mission de «nier»; pourtant je suis foncièrement bon et inapte à la négation. «Non, il faut que tu nies! Sans négation, pas de critique, et que deviendraient les revues, sans la critique? Il ne resterait plus qu’un hosanna. Mais pour la vie cela ne suffit pas, il faut que cet hosanna passe par le creuset du doute, etc.» D’ailleurs, je ne me mêle pas de tout ça, ce n’est pas moi qui ai inventé la critique, je n’en suis pas responsable. J’ai servi de bouc émissaire, on m’a obligé à faire de la critique, et la vie commença. Mais moi, qui comprends le sel de la comédie, j’aspire au néant.» Non, il faut que tu vives, me réplique-t-on, car sans toi rien n’existerait. Si tout était raisonnable sur la terre, il ne s’y passerait rien. Sans toi, pas d’événements; or, il faut des événements.» Je remplis donc ma mission, bien à contrecœur, pour susciter des événements, et je réalise l’irrationnel, par ordre. Les gens prennent cette comédie au sérieux, malgré tout leur esprit. C’est pour eux une tragédie. Ils souffrent, évidemment… En revanche, il vivent, d’une vie réelle et non imaginaire, car la souffrance, c’est la vie. Sans la souffrance, quel plaisir offrirait-elle? Tout ressemblerait à un Te Deum interminable; c’est saint, mais bien ennuyeux. Et moi? Je souffre, et pourtant je ne vis pas. Je suis l’x d’une équation inconnue. Je suis le spectre de la vie, qui a perdu la notion des choses et oublie jusqu’à son nom. Tu ris… non, tu ne ris pas, tu te fâches encore, comme toujours. Il te faudrait toujours de l’esprit; or, je te le répète, je donnerais toute cette vie sidérale, tous les grades, tous les honneurs, pour m’incarner dans l’âme d’une marchande obèse et faire brûler des cierges à l’église.


– Toi non plus, tu ne crois pas en Dieu, dit Ivan avec un sourire haineux.


– Comment dire, si tu parles sérieusement…


– Dieu existe-t-il oui ou non? insista Ivan avec colère.


– Ah! c’est donc sérieux? Mon cher, Dieu m’est témoin que je n’en sais rien, je ne puis mieux dire.


– Non, tu n’existes pas, tu es moi-même et rien de plus! Tu n’es qu’une chimère!


– Si tu veux, j’ai la même philosophie que toi, c’est vrai. Je pense, donc je suis [184], voilà ce qui est sûr; quand au reste, quant à tous ces mondes, Dieu et Satan lui-même, tout cela ne m’est pas prouvé. Ont-ils une existence propre, ou est-ce seulement une émanation de moi, le développement successif de mon moi, qui existe temporellement et personnellement?… Je m’arrête, car j’ai l’impression que tu vas me battre.


– Tu ferais mieux de me raconter une anecdote!


– En voici une, précisément dans le cadre de notre sujet, c’est-à-dire plutôt une légende qu’une anecdote. Tu me reproches mon incrédulité. Mais, mon cher, il n’y a pas que moi comme ça; chez nous, tous sont maintenant troublés à cause de vos sciences. Tant qu’il y avait les atomes, les cinq sens, les quatre éléments, cela allait encore. Les atomes étaient déjà connus dans l’antiquité. Mais vous avez découvert «la molécule chimique», «le protoplasme», et le diable sait encore quoi! En apprenant cela, les nôtres ont baissé la queue. Ce fut le gâchis; la superstition, les cancans sévirent, nous en avons autant que vous, même un peu plus, enfin la délation; il y a aussi, chez nous, une section où l’on reçoit certains «renseignements [185]». Eh bien, cette légende de notre Moyen Âge, du nôtre, non pas du vôtre, ne trouve aucune créance, sauf auprès des grosses marchandes, les nôtres, pas les vôtres. Tout ce qui existe chez vous existe aussi chez nous; je te révèle ce mystère par amitié, bien que ce soit défendu. Cette légende parle donc du paradis. Il y avait sur la terre un certain philosophe qui niait tout, les lois, la conscience, la foi; surtout la vie future. Il mourut en pensant entrer dans les ténèbres du néant, et le voilà en présence de la vie future. Il s’étonne, il s’indigne: «Cela, dit-il, est contraire à mes convictions.» Et il fut condamné pour cela… Excuse-moi, je te rapporte cette légende comme on me l’a contée… Donc, il fut condamné à parcourir dans les ténèbres un quatrillion de kilomètres (car nous comptons aussi en kilomètres, maintenant), et quand il aura achevé son quatrillion, les portes du paradis s’ouvriront devant lui et tout lui sera pardonné…


– Quels tourments y a-t-il dans l’autre monde, outre le quatrillion? demanda Ivan avec une étrange animation.


– Quels tourments? Ah! ne m’en parle pas! Autrefois, il y en avait pour tous les goûts; à présent, on a de plus en plus recours au système des tortures morales, aux «remords de conscience» et autres fariboles. C’est à votre «adoucissement des mœurs» que nous le devons. Et qui en profite? Seulement ceux qui n’ont pas de conscience, car ils se moquent des remords! En revanche, les gens convenables, qui ont conservé le sentiment de l’honneur, souffrent… Voilà bien les réformes opérées sur un terrain mal préparé, et copiées d’institutions étrangères; elles sont déplorables! Le feu d’autrefois valait mieux… Le condamné au quatrillion regarde donc autour de lui, puis se couche en travers de la route: «Je ne marche pas, par principe je refuse!» Prends l’âme d’un athée russe éclairé et mêle-la à celle du prophète Jonas, qui bouda trois jours et trois nuits dans le ventre d’une baleine, tu obtiendras notre penseur récalcitrant.


– Sur quoi s’est-il étendu?


– Il y avait sûrement de quoi s’étendre. Tu ne ris pas?


– Bravo, s’écria Ivan avec la même animation; il écoutait maintenant avec une curiosité inattendue. Eh bien, il est toujours couché?


– Mais non, au bout de mille ans, il se leva et marcha.


– Quel âne! – Ivan eut un rire nerveux et se mit à réfléchir. – N’est-ce pas la même chose de rester couché éternellement ou de marcher un quatrillion de verstes? Mais cela fait un billion d’années?


– Et même bien davantage. S’il y avait ici un crayon et du papier, on pourrait calculer. Il est arrivé depuis longtemps et c’est là que commence l’anecdote.


– Comment! Mais où a-t-il pris un billion d’années?


– Tu penses toujours à notre terre actuelle! La terre s’est reproduite peut-être un million de fois; elle s’est gelée, fendue, désagrégée, puis décomposée dans ses éléments, et de nouveau les eaux la recouvrirent. Ensuite, ce fut de nouveau une comète, puis un soleil d’où sortit le globe. Ce cycle se répète peut-être une infinité de fois, sous la même forme, jusqu’au moindre détail. C’est mortellement ennuyeux…


– Eh bien! qu’arriva-t-il lorsqu’il eut achevé?


– Dès qu’il fut entré au paradis, deux secondes, montre en main, ne s’étaient pas écoulées (bien que sa montre, à mon avis, ait dû se décomposer en ses éléments durant le voyage) et il s’écriait déjà que, pour ces deux secondes, on pouvait faire non seulement un quatrillion de kilomètres, mais un quatrillion de quatrillions, à la quatrillionième puissance! Bref, il chanta hosanna, il exagéra même, au point que des penseurs plus dignes refusèrent de lui tendre la main les premiers temps; il était devenu trop brusquement conservateur. C’est le tempérament russe. Je te le répète, c’est une légende. Voilà les idées qui ont cours chez nous sur ces matières.


– Je te tiens! s’écria Ivan avec une joie presque enfantine, comme si la mémoire lui revenait: c’est moi-même qui ai inventé cette anecdote du quatrillion d’années! J’avais alors dix-sept ans, j’étais au collège… Je l’ai racontée à un de mes camarades, Korovkine, à Moscou… Cette anecdote est très caractéristique, je l’avais oubliée, mais je me la suis rappelée inconsciemment; ce n’est pas toi qui l’as dite! C’est ainsi qu’une foule de choses vous reviennent quand on va au supplice… ou quand on rêve. Eh bien! tu n’es qu’un rêve!


– La violence avec laquelle tu me nies m’assure que malgré tout tu crois en moi, dit le gentleman gaiement.


– Pas du tout! Je n’y crois pas pour un centième!


– Mais bien pour un millième. Les doses homéopathiques sont peut-être les plus fortes. Avoue que tu crois en moi, au moins pour un dix-millième…


– Non! cria Ivan irrité. D’ailleurs, je voudrais bien croire en toi!


– Hé! hé! voilà un aveu! Mais je suis bon, je vais t’aider. C’est moi qui te tiens! Je t’ai conté à dessein cette anecdote pour te détromper définitivement à mon égard.


– Tu mens. Le but de ton apparition est de me convaincre de ton existence.


– Précisément. Mais les hésitations, l’inquiétude, le conflit de la foi et du doute constituent parfois une telle souffrance pour un homme scrupuleux comme toi, que mieux vaut se pendre. Sachant que tu crois un peu en moi, je t’ai raconté cette anecdote pour te livrer définitivement au doute. Je te mène entre la foi et l’incrédulité alternativement, non sans but. C’est une nouvelle méthode. Je te connais: quand tu cesseras tout à fait de croire en moi, tu te mettras à m’assurer que je ne suis pas un rêve, que j’existe vraiment; alors mon but sera atteint. Or, mon but est noble. Je déposerai en toi un minuscule germe de foi qui donnera naissance à un chêne, un si grand chêne qu’il sera ton refuge et que tu voudras te faire anachorète, car c’est ton vif désir en secret; tu te nourriras de sauterelles, tu feras ton salut dans le désert.


– Alors, misérable, c’est pour mon salut que tu travailles?


– Il faut bien faire une fois une bonne œuvre. Tu te fâches, à ce que je vois!


– Bouffon! As-tu jamais tenté ceux qui se nourrissent de sauterelles, prient dix-sept ans au désert et sont couverts de mousse?


– Mon cher, je n’ai fait que cela. On oublie le monde entier pour une pareille âme, car c’est un joyau de prix, une étoile qui vaut parfois toute une constellation; nous avons aussi notre arithmétique! La victoire est précieuse! Or, certains solitaires, ma foi, te valent au point de vue intellectuel, bien que tu ne le croies pas; ils peuvent contempler simultanément de tels abîmes de foi et de doute qu’en vérité il s’en faut d’un cheveu qu’ils succombent.


– Eh bien! tu te retirais le nez long?


– Mon ami, remarqua sentencieusement le visiteur, mieux vaut avoir le nez long que pas de nez du tout, comme le disait encore récemment un marquis malade (il devait être soigné par un spécialiste) en se confessant à un Père Jésuite. J’y assistais, c’était charmant.» Rendez-moi mon nez!» disait-il en se frappant la poitrine. «Mon fils, insinuait le Père, tout est réglé par les décrets insondables de la Providence; un mal apparent amène parfois un bien caché. Si un sort cruel vous a privé de votre nez, vous y gagnez en ce que personne désormais n’osera vous dire que vous l’avez trop long. – Mon Père, ce n’est pas une consolation! s’écria-t-il désespéré, je serais au contraire enchanté d’avoir chaque jour le nez long, pourvu qu’il soit à sa place! – Mon fils, dit le Père en soupirant, on ne peu demander tous les biens à la fois, et c’est déjà murmurer contre la Providence, qui, même ainsi, ne vous a pas oublié; car si vous criez comme tout à l’heure, que vous seriez heureux toute votre vie d’avoir le nez long, votre souhait a été exaucé indirectement, car ayant perdu votre nez, par le fait même, vous avez le nez long…»


– Fi! que c’est bête! s’écria Ivan.


– Mon ami, je voulais te faire rire, je te jure que telle est la casuistique des Jésuites et que tout ceci est rigoureusement vrai. Ce cas est récent et m’a causé bien des soucis. Rentré chez lui, le malheureux jeune homme se brûla la cervelle dans la nuit; je ne l’ai pas quitté jusqu’au dernier moment… Quant au confessionnaux des Jésuites, c’est vraiment mon plus agréable divertissement aux heures de tristesse. Voici une historiette de ces jours derniers. Une jeune Normande, une blonde de vingt ans, arrive chez un vieux Père. Une beauté, un corps à faire venir l’eau à la bouche. Elle s’agenouille, murmure son péché à travers le grillage. «Comment, ma fille, vous voilà retombée?… Ô Sancta Maria, qu’entends-je, c’est déjà un autre. Jusqu’à quand cela durera-t-il; n’avez-vous pas honte? – Ah, mon Père, répond la pécheresse éplorée, ça lui a fait tant de plaisir et à moi si peu de peine!» [186] Considère cette réponse! C’est le cri de la nature elle-même, cela vaut mieux que l’innocence! Je lui ai donné l’absolution et je me retournais pour m’en aller, quand j’entendis le Père lui fixer un rendez-vous pour le soir. Si résistant qu’ait été le vieillard, il avait succombé aussitôt à la tentation. La nature, la vérité ont pris leur revanche! Pourquoi fais-tu la grimace? te voilà encore fâché? Je ne sais plus que faire pour t’être agréable…


– Laisse-moi, tu m’obsèdes comme un cauchemar, gémit Ivan vaincu par sa vision; tu m’ennuies et tu me tourmentes. Je donnerais beaucoup pour te chasser!


– Encore un coup, modère tes exigences, n’exige pas de moi «le grand et le beau», et tu verras comme nous serons bons amis, dit le gentleman d’un ton suggestif. En vérité, tu m’en veux de n’être pas apparu dans une lueur rouge, «parmi le tonnerre et les éclairs», les ailes roussies, mais de m’être présenté dans une tenue aussi modeste. Tu es froissé dans tes sentiments esthétiques d’abord, ensuite dans ton orgueil: un si grand homme recevoir la visite d’un diable aussi banal! Il y a en toi cette fibre romantique raillée par Biélinski! Que faire, jeune homme! Tout à l’heure, au moment de venir chez toi, j’ai pensé, pour plaisanter, prendre l’apparence d’un conseiller d’État en retraite, décoré des ordres du Lion et du Soleil, mais je n’ai pas osé, car tu m’aurais battu: Comment! mettre sur ma poitrine les plaques du Lion et du Soleil, au lieu de l’Étoile polaire ou de Sirius! Et tu insistes sur ma bêtise. Mon Dieu, je ne prétends pas avoir ton intelligence. Méphistophélès, en apparaissant à Faust, affirme qu’il veut le mal, et ne fait que le bien. Libre à lui, moi c’est le contraire. Je suis peut-être le seul être au monde qui aime la vérité et veuille sincèrement le bien. J’étais là quand le Verbe crucifié monta au ciel, emportant l’âme du bon larron; j’ai entendu les acclamations joyeuses des chérubins chantant hosanna! et les hymnes des séraphins, qui faisaient trembler l’univers. Eh bien, je le jure par ce qu’il y a de plus sacré, j’aurais voulu me joindre aux chœurs et crier aussi hosanna! Les paroles allaient sortir de ma poitrine… Tu sais que je suis fort sensible et impressionnable au point de vue esthétique. Mais le bons sens – la plus malheureuse de mes facultés – m’a retenu dans les justes limites, et j’ai laissé passer l’heure propice! Car, pensais-je alors, qu’adviendrait-il si je chantais hosanna! Tout s’éteindrait dans le monde, il ne se passerait plus rien. Voilà comment les devoirs de ma charge et ma position sociale m’ont obligé à repousser une impulsion généreuse et à rester dans l’infamie. D’autres s’arrogent tout l’honneur du bien: on ne me laisse que l’infamie. Mais je n’envie pas l’honneur de vivre aux dépens d’autrui, je ne suis pas ambitieux. Pourquoi, parmi toutes les créatures, suis-je seul voué aux malédictions des honnêtes gens et même aux coups de botte, car, en m’incarnant, je dois subir parfois des conséquences de ce genre? Il y a là un mystère, mais à aucun prix on ne veut me le révéler, de peur que je n’entonne hosanna! et qu’aussitôt les imperfections nécessaires disparaissant, la raison ne règne dans le monde entier: ce serait naturellement la fin de tout, même des journaux et des revues, car qui s’abonnerait alors? Je sais bien que finalement je me réconcilierai, je ferai moi aussi mon quatrillion et je connaîtrai le secret. Mais, en attendant, je boude et je remplis à contrecœur ma mission: perdre des milliers d’hommes pour en sauver un seul. Combien, par exemple, a-t-il fallu perdre d’âmes et salir de réputations pour obtenir un seul juste, Job, dont on s’est servi autrefois pour m’attraper si méchamment. Non, tant que le secret ne sera pas révélé, il existe pour moi deux vérités: celle de là-bas, la leur, que j’ignore totalement, et l’autre, la mienne. Reste à voir quelle est la plus pure… Tu dors?


– Je pense bien, gémit Ivan; tout ce qu’il y a de bête en moi, tout ce que j’ai depuis longtemps digéré et éliminé comme une ordure, tu me l’apportes comme une nouveauté!


– Alors, je n’ai pas réussi! Moi qui pensais te charmer par mon éloquence; cet hosanna dans le ciel, vraiment, ce n’était pas mal? Puis ce ton sarcastique à la Heine, n’est-ce pas?


– Non, je n’ai jamais eu cet esprit de laquais! Comment mon âme a-t-elle pu produire un faquin de ton espèce?


– Mon ami, je connais un charmant jeune homme russe, amateur de littérature et d’art. Il est l’auteur d’un poème qui promet, intitulé: «Le Grand Inquisiteur»… C’est uniquement lui que j’avais en vue.


– Je te défends de parler du «Grand Inquisiteur», s’écria Ivan, rouge de honte.


– Et le cataclysme géologique, te rappelles-tu? Voilà un poème!


– Tais-toi ou je te tue!


– Me tuer? Non, il faut que je m’explique d’abord. Je suis venu pour m’offrir ce plaisir. Oh! que j’aime les rêves de mes jeunes amis, fougueux, assoiffés de vie!» Là vivent des gens nouveaux, disais-tu au printemps dernier, quand tu te préparais à venir ici, ils veulent tout détruire et retourner à l’anthropophagie. Les sots, il ne m’ont pas consulté. À mon avis, il ne faut rien détruire, si ce n’est l’idée de Dieu dans l’esprit de l’homme: voilà par où il faut commencer. Ô les aveugles, ils ne comprennent rien! Une fois que l’humanité entière professera l’athéisme (et je crois que cette époque, à l’instar des époques géologiques, arrivera à son heure), alors, d’elle-même, sans anthropophagie, l’ancienne conception du monde disparaîtra, et surtout l’ancienne morale. Les hommes s’uniront pour retirer de la vie toutes les jouissances possibles, mais dans ce monde seulement. L’esprit humain s’élèvera jusqu’à un orgueil titanique, et ce sera l’humanité déifiée. Triomphant sans cesse et sans limites de la nature par la science et l’énergie, l’homme par cela même éprouvera constamment une joie si intense qu’elle remplacera pour lui les espérances des joies célestes. Chacun saura qu’il est mortel, sans espoir de résurrection, et se résignera à la mort avec une fierté tranquille, comme un dieu. Par fierté, il s’abstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d’un amour désintéressé. L’amour ne procurera que des jouissances brèves, mais le sentiment même de sa brièveté en renforcera l’intensité autant que jadis elle se disséminait dans les espérances d’un amour éternel, outre-tombe…» Et ainsi de suite. C’est charmant!»


Ivan se bouchait les oreilles, regardait à terre, tremblait de tout le corps. La voix poursuivit:


«La question consiste en ceci, songeait mon jeune penseur: est-il possible que cette époque vienne jamais? Dans l’affirmative, tout est décidé, l’humanité s’organisera définitivement. Mais comme, vu la bêtise invétérée de l’espèce humaine, cela ne sera peut-être pas encore réalisé dans mille ans, il est permis à tout individu conscient de la vérité de régler sa vie comme il lui plaît, selon les principes nouveaux. Dans ce sens, tout lui est permis. Plus encore: même si cette époque ne doit jamais arriver, comme Dieu et l’immortalité n’existent pas, il est permis à l’homme nouveau de devenir un homme-dieu, fût-il seul au monde à vivre ainsi. Il pourrait désormais, d’un cœur léger, s’affranchir des règles de la morale traditionnelle, auxquelles l’homme était assujetti comme un esclave. Pour Dieu, il n’existe pas de loi. Partout où Dieu se trouve, il est à sa place! Partout où je me trouverai, ce sera la première place… Tout est permis, un point, c’est tout!… Tout ça est très gentil; seulement si l’on veut tricher, à quoi bon la sanction de la vérité? Mais notre Russe contemporain est ainsi fait; il ne se décidera pas à tricher sans cette sanction, tant il aime la vérité…»


Entraîné par son éloquence, le visiteur élevait de plus en plus la voix et considérait avec ironie le maître de la maison; mais il ne put achever. Ivan saisit tout à coup un verre sur la table et le lança sur l’orateur.


Ah! mais, c’est bête enfin! [187] s’exclama l’autre en se levant vivement et en essuyant les gouttes de thé sur ses habits; il s’est souvenu de l’encrier de Luther! Il veut voir en moi un songe et lance des verres à un fantôme! C’est digne d’une femme! Je me doutais bien que tu faisais semblant de te boucher les oreilles, et que tu écoutais…»


À ce moment, on frappa à la fenêtre avec insistance. Ivan Fiodorovitch se leva.


«Tu entends, ouvre donc, s’écria le visiteur, c’est ton frère Aliocha qui vient t’annoncer une nouvelle des plus inattendues, je t’assure!


– Tais-toi, imposteur, je savais avant toi que c’est Aliocha, je le pressentais, et certes il ne vient pas pour rien, il apporte évidemment une «nouvelle»! s’écria Ivan avec exaltation.


– Ouvre donc, ouvre-lui. Il fait une tourmente de neige, et c’est ton frère. Monsieur sait-il le temps qu’il fait? C’est à ne pas mettre un chien dehors. [188]»


On continuait de frapper. Ivan voulait courir à la fenêtre, mais se sentit comme paralysé. Il s’efforçait de briser les liens qui le retenaient, mais en vain. On frappait de plus en plus fort. Enfin les liens se rompirent et Ivan Fiodorovitch se releva. Les deux bougies achevaient de se consumer, le verre qu’il avait lancé à son hôte était sur la table. Sur le divan, personne. Les coups à la fenêtre persistaient, mais bien moins forts qu’il ne lui avait semblé, et même fort discrets.


«Ce n’est pas un rêve! Non, je jure que ce n’était pas un rêve, tout ça vient d’arriver.»


Ivan courut à la fenêtre et ouvrit le vasistas.


«Aliocha, je t’avais défendu de venir, cria-t-il, rageur, à son frère. En deux mots, que veux-tu? En deux mots, tu m’entends?


– Smerdiakov s’est pendu il y a une heure, dit Aliocha.


– Monte le perron, je vais t’ouvrir», dit Ivan, qui alla ouvrir la porte.

X. «C’est lui qui l’a dit!»

Aliocha apprit à Ivan qu’une heure auparavant Marie Kondratievna était venue chez lui pour l’informer que Smerdiakov venait de se suicider. «J’entre dans sa chambre pour emporter le samovar, il était pendu à un clou.» Comme Aliocha lui demandait si elle avait fait sa déclaration à qui de droit, elle répondit qu’elle était venue tout droit chez lui, en courant. Elle tremblait comme une feuille. L’ayant accompagnée chez elle, Aliocha y avait trouvé Smerdiakov encore pendu. Sur la table, un papier avec ces mots: «Je mets fin à mes jours volontairement; qu’on n’accuse personne de ma mort.» Aliocha, laissant ce billet sur la table, se rendit chez l’ispravnik, «et de là chez toi», conclut-il en regardant fixement Ivan, dont l’expression l’intriguait.


«Frère, dit-il soudain, tu dois être très malade! Tu me regardes sans avoir l’air de comprendre ce que je te dis.


– C’est bien d’être venu, dit Ivan d’un air préoccupé et sans prendre garde à l’exclamation d’Aliocha. Je savais qu’il s’était pendu.


– Par qui le savais-tu?


– Je ne sais pas par qui, mais je le savais. Le savais-je? Oui, il me l’a dit, il vient de me le dire.»


Ivan se tenait au milieu de la chambre, l’air toujours absorbé, regardant à terre.


«Qui lui? demanda Aliocha avec un coup d’œil involontaire autour de lui.


– Il s’est esquivé.»


Ivan releva la tête et sourit doucement.


«Il a eu peur de toi, la colombe. Tu es un «pur chérubin». Dmitri t’appelle ainsi: chérubin… Le cri formidable des séraphins! Qu’est-ce qu’un séraphin? Peut-être toute une constellation, et cette constellation n’est peut-être qu’une molécule chimique… Il existe la constellation du Lion et du Soleil, sais-tu?


– Frère, assieds-toi, dit Aliocha effrayé, assieds-toi sur le divan, je t’en supplie. Tu as le délire, appuie-toi sur le coussin, comme ça. Veux-tu une serviette mouillée sur la tête? Ça te soulagerait.


– Donne la serviette qui est sur la chaise, je l’ai jetée tout à l’heure.


– Non, elle n’y est pas. Ne t’inquiète pas, la voici», dit Aliocha en trouvant dans un coin, près du lavabo, une serviette propre, encore pliée.


Ivan l’examina d’un regard étrange. La mémoire parut lui revenir.


«Attends, dit-il en se levant, il y a une heure je me suis appliqué sur la tête cette même serviette mouillée, puis je l’ai jetée là…; comment peut-elle être sèche? Il n’y en avait pas d’autre.


– Tu t’es appliqué cette serviette sur la tête?


– Mais oui, et j’ai marché à travers la chambre, il y a une heure… Pourquoi les bougies sont-elles consumées? Quelle heure est-il?


– Bientôt minuit.


– Non, non, non! s’écria Ivan, ce n’était pas un rêve! Il était ici, sur ce divan. Quand tu as frappé à la fenêtre, je lui ai lancé un verre… celui-ci… Attends un peu, ce n’est pas la première fois… mais ce ne sont pas des rêves, c’est réel: je marche, je parle, je vois… tout en dormant. Mais il était ici, sur ce divan… Il est très bête, Aliocha très bête.»


Ivan se mit à rire et à marcher dans la chambre.


«Qui est bête? De qui parles-tu, frère? demanda anxieusement Aliocha.


– Du diable! Il vient me voir. Il est venu deux ou trois fois. Il me taquine, prétendant que je lui en veux de n’être que le diable, au lieu de Satan aux ailes roussies, entouré de tonnerres et d’éclairs. Ce n’est qu’un imposteur, un méchant diable de basse classe. Il va aux bains. En le déshabillant, on lui trouverait certainement une queue fauve, longue d’une aune, lisse comme celle d’un chien danois… Aliocha, tu es transi, tu as reçu la neige, veux-tu du thé? Il est froid, je vais faire préparer le samovar… C’est à ne pas mettre un chien dehors. [189]»


Aliocha courut au lavabo, mouilla la serviette, persuada Ivan de se rasseoir et la lui appliqua sur la tête. Il s’assit à côté de lui.


«Qu’est-ce que tu me disais tantôt de Lise? reprit Ivan. (Il devenait fort loquace.) Lise me plaît. Je t’ai mal parlé d’elle. C’est faux, elle me plaît. J’ai peur demain, pour Katia surtout, pour l’avenir. Elle m’abandonnera demain et me foulera aux pieds. Elle croit que je perds Mitia par jalousie, à cause d’elle, oui, elle croit cela! Mais non! Demain, ce sera la croix et non la potence. Non, je ne me pendrai pas. Sais-tu que je ne pourrai jamais me tuer, Aliocha! Est-ce par lâcheté? Je ne suis pas un lâche. C’est par amour de la vie! Comment savais-je que Smerdiakov s’était pendu? Oui, c’est lui qui me l’a dit…


– Et tu es persuadé que quelqu’un est venu ici?


– Sur ce divan, dans le coin. Tu l’auras chassé. Oui, c’est toi qui l’as mis en fuite, il a disparu à ton arrivée. J’aime ton visage, Aliocha. Le savais-tu? Mais lui, c’est moi, Aliocha, moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable! Oui, je suis un «romantique», il l’a remarqué… pourtant c’est une calomnie. Il est affreusement bête, mais c’est par là qu’il réussit. Il est rusé, bestialement rusé, il sait très bien me pousser à bout. Il me narguait en disant que je crois en lui; c’est ainsi qu’il m’a forcé à l’écouter. Il m’a mystifié comme un gamin. D’ailleurs, il m’a dit sur mon compte bien des vérités, des choses que je ne me serais jamais dites. Sais-tu, Aliocha, sais-tu, ajouta Ivan sur un ton confidentiel, je voudrais bien que ce fût réellement lui, et non pas moi!


– Il t’a fatigué, dit Aliocha en regardant son frère avec compassion.


– Il m’a agacé, et fort adroitement: «La conscience, qu’est-ce que cela? C’est moi qui l’ai inventée. Pourquoi a-t-on des remords? Par habitude. L’habitude qu’a l’humanité depuis sept mille ans. Défaisons-nous de l’habitude et nous serons des dieux.» C’est lui qui l’a dit!


– Mais pas toi, pas toi? s’écria malgré lui Aliocha avec un lumineux regard. Eh bien, laisse-le, oublie-le donc! Qu’il emporte avec lui tout ce que tu maudis maintenant et qu’il ne revienne plus.


– Il est méchant, il s’est moqué de moi. C’est un insolent, Aliocha, dit Ivan, frémissant au souvenir de l’offense. Il m’a calomnié à maint égard, il m’a calomnié en face. «Oh! tu vas accomplir une noble action, tu déclareras que c’est toi l’assassin responsable, que le valet a tué ton père à ton instigation…»


– Frère, contiens-toi; ce n’est pas toi qui as tué. Ce n’est pas vrai!


– C’est lui qui le dit, et il le sait: «Tu vas accomplir une action vertueuse, et pourtant tu ne crois pas à la vertu, voilà ce qui t’irrite et te tourmente.» Voilà ce qu’il m’a dit, et il s’y connaît…


– C’est toi qui le dis, ce n’est pas lui! Tu parles dans le délire.


– Non, il sait ce qu’il dit: «C’est par orgueil que tu vas dire: C’est moi qui ai tué, pourquoi êtes-vous saisis d’effroi, vous mentez! Je méprise votre opinion, je me moque de votre effroi.» Il disait encore: «Sais-tu, tu veux qu’on t’admire; c’est un criminel, un assassin, dira-t-on, mais quels nobles sentiments! Pour sauver son frère, il s’est accusé!» Mais c’est faux, Aliocha, s’écria Ivan, les yeux étincelants. Je ne veux pas de l’admiration des rustres. Je te jure qu’il a menti. C’est pour ça que je lui ai lancé un verre qui s’est brisé sur son museau!


– Frère, calme-toi, cesse…


– Non, c’est un savant tortionnaire, et cruel, poursuivit Ivan qui n’avait pas entendu. Je savais bien pourquoi il venait. «Soit, disait-il, tu voulais aller par orgueil, mais en gardant l’espoir que Smerdiakov serait démasqué et envoyé au bagne, qu’on acquitterait Mitia, et qu’on te condamnerait moralement seulement (tu entends, il a ri à cet endroit!), tandis que d’autres t’admireraient. Mais Smerdiakov est mort, qui te croira maintenant en justice, toi seul? Pourtant tu y vas, tu as décidé d’y aller. Dans quel dessein, après cela?» C’est bizarre, Aliocha, je ne puis supporter de pareilles questions. Qui a l’audace de me les poser?


– Frère, interrompit Aliocha, glacé de peur mais espérant toujours ramener Ivan à la raison, comment a-t-il pu te parler de la mort de Smerdiakov avant mon arrivée, alors que personne ne la connaissait et n’avait eu le temps de l’apprendre?


– Il m’en a parlé, dit Ivan d’un ton tranchant. Il n’a même parlé que de cela, si tu veux. «Si encore tu croyais à la vertu: on ne me croira pas, n’importe, j’agis par principe. Mais tu n’es qu’un pourceau, comme Fiodor Pavlovitch, tu n’as que faire de la vertu. Pourquoi te traîner là-bas, si ton sacrifice est inutile? Tu n’en sais rien et tu donnerais beaucoup pour le savoir! Soi-disant, tu t’es décidé? Tu passeras la nuit à peser le pour et le contre! Pourtant, tu iras, tu le sais bien, tu sais que, quelle que soit ta résolution, la décision ne dépend pas de toi. Tu iras, parce que tu n’oseras pas faire autrement. Et pourquoi n’oseras-tu pas? Devine toi-même, c’est une énigme!» Là-dessus il est parti, quand tu arrivais. Il m’a traité de lâche, Aliocha. Le mot de l’énigme [190], c’est que je suis un lâche! Smerdiakov en a dit autant. Il faut le tuer. Katia me méprise, je le vois depuis un mois; Lise commence à me mépriser. «Tu iras pour qu’on t’admire», c’est un abominable mensonge! Et toi aussi, tu me méprises, Aliocha. Je te déteste de nouveau! Et je hais aussi le monstre, qu’il pourrisse au bagne! Il a chanté un hymne! J’irai demain leur cracher au visage à tous.»


Ivan se leva avec fureur, arracha la serviette, se remit à marcher dans la chambre. Aliocha se rappela ses récentes paroles: «Il me semble dormir éveillé… Je vais, je parle, je vois, et pourtant je dors.» C’est bien cela, il n’osait le quitter pour aller chercher un médecin, n’ayant personne à qui le confier. Peu à peu Ivan se mit à déraisonner tout à fait. Il parlait toujours, mais ses propos étaient incohérents; il articulait mal les mots. Tout à coup, il chancela, mais Aliocha put le soutenir; il le déshabilla tant bien que mal et le mit au lit. Le malade tomba dans un profond sommeil, la respiration régulière. Aliocha le veilla encore deux heures, puis il prit un oreiller et s’allongea sur le divan, sans se dévêtir. Avant de s’endormir, il pria pour ses frères. Il commençait à comprendre la maladie d’Ivan. «Les tourments d’une résolution fière, une conscience exaltée!» Dieu, auquel Ivan ne croyait pas, et Sa vérité, avaient subjugué ce cœur encore rebelle. «Oui, songeait Aliocha, puisque Smerdiakov est mort, personne ne croira Ivan; néanmoins, il ira déposer. Dieu vaincra, se dit Aliocha avec un doux sourire. Ou Ivan se relèvera à la lumière de la vérité, ou bien… il succombera dans la haine, en se vengeant de lui-même et des autres pour avoir servi une cause à laquelle il ne croyait pas», ajouta-t-il avec amertume. Et il pria de nouveau pour Ivan.

Livre XII: Une erreur judiciaire.

I. Le jour fatal

Le lendemain des événements que nous avons narrés, à dix heures du matin, la séance du tribunal s’ouvrit et le procès de Dmitri Karamazov commença.


Je dois déclarer au préalable qu’il m’est impossible de relater tous les faits dans leur ordre détaillé. Un tel exposé demanderait, je crois, un gros volume. Aussi, qu’on ne m’en veuille pas de me borner à ce qui m’a paru le plus frappant. J’ai pu prendre l’accessoire pour l’essentiel et omettre des traits caractéristiques… D’ailleurs, inutile de m’excuser… Je fais de mon mieux et les lecteurs le verront bien.


Avant de pénétrer dans la salle, mentionnons ce qui causait la surprise générale. Tout le monde connaissait l’intérêt soulevé par ce procès impatiemment attendu, les discussions et les suppositions qu’il provoquait depuis deux mois. On savait aussi que cette affaire avait du retentissement dans toute la Russie, mais on ne pensait pas qu’elle pût susciter une pareille émotion ailleurs que chez nous. Il vint du monde, non seulement du chef-lieu, mais d’autres villes et même de Moscou et de Pétersbourg, des juristes, des notabilités, ainsi que des dames. Toutes les cartes furent enlevées en moins de rien. Pour les visiteurs de marque, on avait réservé des places derrière la table où siégeait le tribunal; on y installa des fauteuils, ce qui ne s’était jamais vu. Les dames, fort nombreuses, formaient au moins la moitié du public. Il y avait tellement de juristes qu’on ne savait où les mettre, toutes les cartes étant distribuées depuis longtemps. On édifia à la hâte au fond de la salle, derrière l’estrade, une séparation à l’intérieur de laquelle ils prirent place, s’estimant heureux de pouvoir même rester debout, car on avait enlevé toutes les chaises pour gagner de l’espace, et la foule rassemblée assista au procès debout, en masse compacte. Certaines dames, surtout les nouvelles venues, se montrèrent aux galeries excessivement parées, mais la plupart ne songeaient pas à la toilette. On lisait sur leur visage une avide curiosité. Une des particularités de ce public, digne d’être signalée et qui se manifesta au cours des débats, c’était la sympathie qu’éprouvait pour Mitia l’énorme majorité des dames, sans doute parce qu’il avait la réputation de captiver les cœurs féminins: elles désiraient le voir acquitter. On escomptait la présence des deux rivales. Catherine Ivanovna surtout excitait l’intérêt général; on racontait des choses étonnantes sur elle, sur la passion dont elle brûlait encore pour Mitia, malgré son crime. On rappelait sa fierté (elle n’avait fait de visites presque à personne), ses «relations aristocratiques». On disait qu’elle avait l’intention de demander au gouvernement l’autorisation d’accompagner le criminel au bagne et de l’épouser dans les mines, sous terre. L’apparition de Grouchegnka n’éveillait pas moins d’intérêt, on attendait avec curiosité la rencontre à l’audience des deux rivales, l’aristocratique jeune fille et l’» hétaïre». D’ailleurs, nos dames connaissaient mieux Grouchegnka, qui «avait perdu Fiodor Pavlovitch et son malheureux fils», et la plupart s’étonnaient qu’» une femme aussi ordinaire, pas même jolie», ait pu rendre à ce point amoureux le père et le fils. Je sais pertinemment que dans notre ville de sérieuses querelles de famille éclatèrent à cause de Mitia. Beaucoup de dames se disputaient avec leurs maris, par suite de désaccord sur cette triste affaire, et on comprend que ceux-ci arrivaient à l’audience, non seulement mal disposés envers l’accusé, mais aigris contre lui. En général, à l’inverse des dames, l’élément masculin était hostile au prévenu. On voyait des visages sévères, renfrognés, d’autres courroucés, et cela en majorité. Il est vrai que Mitia avait insulté bien des gens durant son séjour parmi nous. Assurément, certains spectateurs étaient presque gais et fort indifférents au sort de Mitia, tout en s’intéressant à l’issue de l’affaire; la plupart désiraient le châtiment du coupable, sauf peut-être les juristes, qui n’envisageaient le procès que du point de vue juridique, en négligeant le côté moral. L’arrivée de Fétioukovitch, réputé pour son talent, agitait tout le monde; ce n’était pas la première fois qu’il venait en province plaider des procès criminels retentissants, dont on gardait ensuite longtemps le souvenir. Il circulait des anecdotes sur notre procureur et le président du tribunal. On racontait que le procureur tremblait de se rencontrer avec Fétioukovitch, avec qui il avait eu des démêlés à Pétersbourg, au début de sa carrière; notre susceptible Hippolyte Kirillovitch, qui s’estimait lésé parce qu’on n’appréciait pas convenablement son mérite, avait repris courage avec l’affaire Karamazov et rêvait même de relever sa réputation ternie; mais Fétioukovitch lui faisait peur. Ces assertions n’étaient pas tout à fait justes. Notre procureur n’était pas de ces caractères qui se laissent aller devant le danger, mais, au contraire, de ceux dont l’amour-propre grandit, s’exalte, précisément en proportion du danger. En général, notre procureur était trop ardent, trop impressionnable. Il mettait parfois toute son âme dans une affaire, comme si de sa décision dépendaient son sort et sa fortune. Dans le monde judiciaire, on souriait de ce travers, qui avait valu à notre procureur une certaine notoriété, plus grande qu’on n’aurait pu le croire d’après sa situation modeste dans la magistrature. On riait surtout de sa passion pour la psychologie. À mon avis, tous se trompaient; notre procureur était, je crois, d’un caractère bien plus sérieux que beaucoup ne le pensaient. Mais cet homme maladif n’avait pas su se poser au début de sa carrière, ni par la suite.


Quant au président du tribunal, c’était un homme instruit, humain, ouvert aux idées les plus modernes. Il avait passablement d’amour-propre, mais toute son ambition se bornait à être tenu pour progressiste. Il possédait d’ailleurs des relations et de la fortune. On constata ensuite qu’il s’intéressait assez vivement à l’affaire Karamazov, mais dans un sens purement général: en tant que phénomène classé, envisagé comme la résultante de notre régime social, comme une caractéristique de la mentalité russe, etc. Quant au caractère particulier de l’affaire, à la personnalité de ses acteurs, à commencer par l’accusé, cela ne présentait pour lui qu’un intérêt vague, abstrait, comme il convenait d’ailleurs, peut-être.


Longtemps avant l’heure, la salle était comble. C’est la plus belle de la ville, vaste, haute, sonore. À droite du tribunal, qui siégeait sur une estrade, on avait installé une table et deux rangs de fauteuils pour le jury. À gauche se trouvait la place de l’accusé et de son défenseur. Au milieu de la salle, près des juges, les pièces à conviction figuraient sur une table: la robe de soie blanche de Fiodor Pavlovitch, ensanglantée; le pilon de cuivre, instrument présumé du crime; la chemise et la redingote de Mitia, toute tachée vers la poche où il avait fourré son mouchoir; ledit mouchoir, où le sang formait une croûte; le pistolet chargé chez Perkhotine pour le suicide de Mitia et enlevé furtivement par Tryphon Borissytch, à Mokroïé; l’enveloppe des trois mille roubles destinés à Grouchegnka, la faveur rose qui la ficelait, d’autres objets encore que j’ai oubliés. Plus loin, au fond de la salle, se tenait le public, mais devant la balustrade on avait disposé des fauteuils pour les témoins qui resteraient dans la salle après leur déposition. À dix heures, le tribunal composé du président, d’un assesseur et d’un juge de paix honoraire, fit son entrée. Le procureur arriva au même instant. Le président était robuste et ragot, le visage congestionné, une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants coupés court, et décoré. Le procureur parut à tout le monde étrangement pâle, le teint presque verdâtre, maigri pour ainsi dire subitement, car je l’avais vu l’avant-veille dans son état normal. Le président commença par demander à l’huissier si tous les jurés étaient présents… Mais il m’est impossible de continuer ainsi, certaines choses m’ayant échappé et surtout parce que, comme je l’ai déjà dit, le temps et la place me manqueraient pour un compte rendu intégral. Je sais seulement que la défense et l’accusation ne récusèrent qu’un petit nombre de jurés. Le jury se composait de quatre fonctionnaires, deux négociants, six petits-bourgeois et paysans de notre ville. Longtemps avant le procès, je me souviens qu’en société on se demandait, surtout les dames: «Est-il possible qu’une affaire à la psychologie aussi compliquée soit soumise à la décision de fonctionnaires et de croquants, qu’est-ce qu’ils y comprendront?» Effectivement, les quatre fonctionnaires faisant partie du jury étaient de petites gens, déjà grisonnants, sauf un, peu connus dans notre société, ayant végété avec de chétifs appointements; ils devaient avoir de vieilles femmes, impossibles à exhiber, et une ribambelle d’enfants, qui couraient peut-être nu-pieds; les cartes charmaient leurs loisirs et ils n’avaient, bien entendu, jamais rien lu. Les deux hommes de négoce avaient l’air posé, mais étrangement taciturnes et immobiles; l’un d’eux était rasé et habillé à l’européenne, l’autre, à la barbe grise, portait au cou une médaille. Rien à dire des petits-bourgeois et paysans de Skotoprigonievsk. Les premiers ressemblent fort aux seconds et labourent comme eux. Deux d’entre eux portaient aussi le costume européen, ce qui les faisait paraître plus malpropres et plus laids peut-être que les autres. Si bien qu’on se demandait involontairement, comme je fis en les regardant: «Qu’est-ce que ces gens peuvent bien comprendre à une affaire de ce genre?» Néanmoins, leurs visages, rigides et renfrognés, avaient une expression imposante.


Enfin, le président appela la cause et ordonna d’introduire l’accusé. Un profond silence régna, on aurait entendu voler une mouche. Mitia me produisit une impression des plus défavorables. Il se présenta en dandy, habillé de neuf, des gants glacés, du linge fin. J’ai su depuis qu’il s’était commandé pour cette journée une redingote à Moscou, chez son ancien tailleur, qui avait conservé sa mesure. Il s’avança à grands pas, raide, regardant droit devant lui, et s’assit d’un air impassible. En même temps parut son défenseur, le célèbre Fétioukovitch; un murmure discret parcourut la salle. C’était un homme grand et sec, aux jambes grêles, aux doigts exsangues et effilés, les cheveux courts, le visage glabre, et dont les lèvres minces se plissaient parfois d’un sourire sarcastique. Il paraissait quarante ans. Le visage eût été sympathique sans les yeux, dénués d’expression et très rapprochés du nez qu’il avait long et mince; bref, une physionomie d’oiseau. Il était en habit et en cravate blanche. Je me rappelle fort bien l’interrogatoire d’identité; Mitia répondit d’une voix si forte qu’elle surprit le président. Puis on donna lecture de la liste des témoins et experts. Quatre d’entre eux faisaient défaut: Mioussov, retourné à Paris, mais dont la déposition figurait au dossier; Mme Khokhlakov et le propriétaire foncier Maximov, pour cause de maladie; Smerdiakov, décédé subitement, comme l’attestait un rapport de police. La nouvelle de sa mort fit sensation; beaucoup de personnes ignoraient encore son suicide. Ce qui frappa surtout fut une sortie de Mitia à ce propos:


«À chien, mort de chien!» s’écria-t-il.


Son défenseur s’élança vers lui, le président le menaça de prendre des mesures sévères en cas de nouvelle algarade. Mitia répéta plusieurs fois à l’avocat, à mi-voix et sans regret apparent:


«Je ne le ferai plus! Ça m’a échappé. Je ne le ferai plus!»


Cet épisode ne témoignait pas en sa faveur aux yeux des jurés et du public. Il donnait un échantillon de son caractère. Ce fut sous cette impression que le greffier lut l’acte d’accusation. Il était concis, se bornant à l’exposé des principaux motifs d’inculpation; néanmoins, je fus vivement impressionné. Le greffier lisait d’une voix nette et sonore. Toute la tragédie apparaissait en relief, éclairée d’une lumière implacable. Après quoi, le président demanda à Mitia:


«Accusé, vous reconnaissez-vous coupable?»


Mitia se leva.


– Je me reconnais coupable d’ivresse, de débauche et de paresse, dit-il avec exaltation. Je voulais me corriger définitivement à l’heure même où le sort m’a frappé. Mais je suis innocent de la mort du vieillard, mon père et mon ennemi. Je ne l’ai pas volé non plus, non, j’en suis incapable. Dmitri Karamazov peut être un vaurien, mais un voleur, non pas!»


Il se rassit frémissant. Le président l’invita à répondre uniquement aux questions. Ensuite, les témoins furent appelés pour prêter serment. Les frères de l’accusé furent dispensés de cette formalité. Après les exhortations du prêtre et du président, on fit sortir les témoins pour les rappeler à tour de rôle.

II. Des témoins dangereux

J’ignore si les témoins à charge et à décharge avaient été groupés par le président, et si on se proposait de les appeler dans un ordre voulu. C’est probable. En tout cas, on commença par les témoins de l’accusation. Encore un coup, je n’ai pas l’intention de reproduire in extenso les débats. D’ailleurs, ce serait en partie superflu, car le réquisitoire et la plaidoirie résumèrent clairement la marche et le sens de l’affaire, ainsi que les dépositions des témoins. J’ai noté intégralement par endroits ces deux remarquables discours que je citerai en leur temps, de même qu’un épisode inattendu du procès, qui a indubitablement influé sur son issue fatale. Dès le début, la solidité de l’accusation et la faiblesse de la défense s’affirmèrent aux yeux de tous: on vit les faits se grouper, s’accumuler, et l’horreur du crime s’étaler peu à peu au grand jour. On se rendait compte que la cause était entendue, le doute impossible, que les débats n’auraient lieu que pour la forme, la culpabilité de l’accusé étant archidémontrée. Je pense même qu’elle ne faisait aucun doute pour toutes les dames qui attendaient avec une telle impatience l’acquittement de l’intéressant prévenu. Plus encore, il me semble qu’elles se fussent affligées d’une culpabilité moins évidente, car cela eût diminué l’effet du dénouement. Chose étrange, toutes les dames crurent à l’acquittement presque jusqu’à la dernière minute. «Il est coupable, mais on l’acquittera par humanité, au nom des idées nouvelles», etc. Voilà pourquoi elles étaient accourues avec tant d’empressement. Les hommes s’intéressaient surtout à la lutte du procureur et du fameux Fétioukovitch. Tous se demandaient ce que celui-ci, avec tout son talent, pourrait faire d’une cause perdue d’avance. Aussi l’observait-on avec une attention soutenue. Mais Fétioukovitch demeura jusqu’au bout une énigme. Les gens expérimentés pressentaient qu’il avait un système, qu’il poursuivait un but, mais il était presque impossible de deviner lequel. Son assurance sautait pourtant aux yeux. En outre, on remarqua avec satisfaction que, durant son court séjour parmi nous, il s’était remarquablement mis au courant de l’affaire et qu’il «l’avait étudiée dans tous ses détails». On admira ensuite son habileté à discréditer tous les témoins de l’accusation, à les dérouter autant que possible, et surtout à ternir leur réputation morale, et, par conséquent, leurs dépositions. D’ailleurs, on supposait qu’il agissait ainsi beaucoup par jeu, pour ainsi dire, par coquetterie juridique, afin de mettre en œuvre tous ses procédés d’avocat, car on pensait bien que ces «dénigrements» ne lui procureraient aucun avantage définitif, et lui-même, probablement, le comprenait mieux que personne; il devait tenir en réserve une idée, une arme cachée, qu’il démasquerait au moment voulu. Pour l’instant, conscient de sa force, il paraissait folâtrer.


Ainsi, lorsqu’on interrogea Grigori Vassiliévitch, l’ancien valet de chambre de Fiodor Pavlovitch, qui affirmait avoir vu la porte de la maison ouverte, le défenseur s’attacha à lui, quand ce fut son tour de lui poser des questions. Grigori Vassiliévitch parut à la barre sans être le moins du monde troublé par la majesté du tribunal ou la présence d’un nombreux public. Il déposa avec la même assurance que s’il s’était entretenu en tête à tête avec sa femme, mais avec plus de déférence. Impossible de le dérouter. Le procureur l’interrogea longtemps sur les particularités de la famille Karamazov. Grigori en fit un tableau suggestif. On voyait que le témoin était ingénu et impartial. Malgré tout son respect pour son ancien maître, il déclara que celui-ci avait été injuste envers Mitia et «n’élevait pas les enfants comme il faut. Sans moi, il eût été rongé par les poux», dit-il en parlant de la petite enfance de Mitia. «De même, le père n’aurait pas dû faire tort au fils pour le bien qui lui venait de sa mère.» Le procureur lui ayant demandé ce qui lui permettait d’affirmer que Fiodor Pavlovitch avait fait tort à son fils lors du règlement de compte, Grigori, à l’étonnement général, n’apporta aucun argument décisif, mais persista à dire que ce règlement n’était «pas juste», et que Mitia «aurait dû recevoir encore quelque milliers de roubles». À ce propos, le procureur interrogea avec une insistance particulière tous les témoins présumés au courant, y compris les frères de l’accusé, mais aucun d’eux ne le renseigna d’une façon précise, chacun affirmant la chose sans pouvoir en fournir une preuve tant soit peu exacte. Le récit de la scène, à table, où Dmitri Fiodorovitch fit irruption et battit son père, en menaçant de revenir le tuer, produisit une impression sinistre, d’autant plus que le vieux domestique narrait avec calme et concision, dans un langage original, ce qui faisait beaucoup d’effet. Il déclara que l’offense de Mitia, qui l’avait alors frappé au visage et renversé, était depuis longtemps pardonnée. Quand à Smerdiakov – il se signa – c’était un garçon doué, mais déprimé par la maladie et surtout impie, ayant subi l’influence de Fiodor Pavlovitch et de son fils aîné. Il attesta avec chaleur son honnêteté, racontant l’épisode de l’argent trouvé et rendu par Smerdiakov à son maître, ce qui lui valut, avec une pièce d’or, la confiance de celui-ci. Il soutint opiniâtrement la version de la porte ouverte sur le jardin. D’ailleurs, on lui posa tant de questions que je ne puis me les rappeler toutes. Enfin, ce fut le tour du défenseur, qui s’informa d’abord de l’enveloppe où «soi-disant» Fiodor Pavlovitch avait caché trois mille roubles «pour une certaine personne». «L’avez-vous vue, vous qui approchiez depuis si longtemps votre maître?» Grigori répondit que non et qu’il ne connaissait l’existence de cet argent que «depuis que tout le monde en parlait». Cette question relative à l’enveloppe, Fétioukovitch la posa chaque fois qu’il put aux témoins, avec autant d’insistance que le procureur en avait mis à se renseigner sur le partage du bien; tous répondirent qu’ils n’avaient pas vu l’enveloppe, quoique beaucoup en eussent entendu parler. La persistance du défenseur fut remarquée dès le début.


«Maintenant, pourrais-je vous demander, reprit Fétioukovitch, de quoi se composait ce baume ou plutôt cette infusion dont vous vous êtes frotté les reins, avant de vous coucher, le soir du crime, comme il ressort de l’instruction?»


Grigori le regarda d’un air hébété et, après un silence, murmura:


«Il y avait de la sauge.


– Seulement de la sauge? Rien de plus?


– Et du plantain.


– Et du poivre, peut-être?


– Il y avait aussi du poivre.


– Et tout ça avec de la vodka?


– Avec de l’alcool.»


Un léger rire parcourut l’assistance.


«Voyez-vous, même de l’alcool. Après vous être frotté le dos, vous avez bu le reste de la bouteille, avec une pieuse prière connue de votre épouse seule, n’est-ce pas?


– Oui.


– En avez-vous pris beaucoup? Un ou deux petits verres?


– Le contenu d’un verre.


– Autant que ça. Un verre et demi, peut-être?»


Grigori garda le silence. Il semblait comprendre.


«Un verre et demi d’alcool pur, ce n’est pas mal, qu’en pensez-vous? Avec ça on peut voir ouvertes les portes du paradis!»


Grigori se taisait toujours. Un nouveau rire fusa. Le président s’agita.


«Pourriez-vous dire, insista Fétioukovitch, si vous reposiez quand vous avez vu la porte du jardin ouverte?


– J’étais sur mes jambes.


– Cela ne veut pas dire que vous ne reposiez pas. (Nouveau rire.) Auriez-vous pu répondre à ce moment-là, si quelqu’un vous avait demandé, par exemple, en quelle année nous sommes?


– Je ne sais pas.


– Eh bien! En quelle année sommes-nous, depuis la naissance de Jésus-Christ, le savez-vous?»


Grigori, l’air dérouté, regardait fixement son bourreau. Son ignorance de l’année actuelle paraissait étrange.


«Peut-être savez-vous combien vous avez de doigts aux mains?


– J’ai l’habitude d’obéir, proféra soudain Grigori; s’il plaît aux autorités de se moquer de moi, je dois le supporter.»


Fétioukovitch resta un peu déconcerté. Le président intervint et lui rappela qu’il devait poser des questions plus en rapport avec l’affaire. L’avocat répondit avec déférence qu’il n’avait plus rien à demander. Assurément, la déposition d’un homme «ayant vu les portes du paradis», et ignorant en quelle année il vivait, pouvait inspirer des doutes, de sorte que le but du défenseur se trouva atteint. Un incident marqua la fin de l’interrogatoire. Le président lui ayant demandé s’il avait des observations à présenter, Mitia s’écria:


«Sauf pour la porte, le témoin a dit la vérité. Je le remercie de m’avoir enlevé la vermine et pardonné mes coups; ce vieillard fut toute sa vie honnête et fidèle à mon père comme trente-six caniches.


– Accusé, choisissez vos expressions, dit sévèrement le président.


– Je ne suis pas un caniche, grommela Grigori.


– Eh bien, c’est moi qui suis un caniche! cria Mitia. Si c’est une offense, je la prends à mon compte, j’ai été brutal et violent avec lui! Avec Ésope aussi.


– Quel Ésope? releva sévèrement le président.


– Mais Pierrot… mon père, Fiodor Pavlovitch.»


Le président exhorta de nouveau Mitia à choisir ses termes avec plus de prudence.


«Vous vous nuisez ainsi dans l’esprit de vos juges.»


Le défenseur procéda tout aussi adroitement avec Rakitine, un des témoins les plus importants, un de ceux auxquels le procureur tenait le plus. Il savait une masse de choses, avait tout vu, causé avec une foule de gens, et connaissait à fond la biographie de Fiodor Pavlovitch et des Karamazov. À vrai dire, il n’avait entendu parler de l’enveloppe aux trois mille roubles que par Mitia. En revanche, il décrivit en détail les prouesses de Mitia au cabaret «À la Capitale», ses paroles et ses actes compromettants, raconta l’histoire du capitaine Sniéguiriov, dit «torchon de tille». Quant à ce que le père pouvait redevoir au fils lors du règlement de compte, Rakitine lui-même n’en savait rien et s’en tira par des généralités méprisantes: «Impossible de comprendre lequel avait tort et de s’y reconnaître dans le gâchis des Karamazov.» Il représenta ce crime tragique comme le produit des mœurs arriérées du servage et du désordre où était plongée la Russie, privée des institutions nécessaires. Bref, on le laissa discourir. C’est depuis ce procès que M. Rakitine se révéla et attira l’attention. Le procureur savait que le témoin préparait pour une revue un article relatif au crime et en cita, comme on le verra plus loin, quelques passages dans son réquisitoire. Le tableau peint par le témoin parut sinistre et renforça «l’accusation». En général, l’exposé de Rakitine plut au public par l’indépendance et la noblesse de la pensée; on entendit même quelques applaudissements lorsqu’il parla du servage et de la Russie en proie à la désorganisation. Mais Rakitine, qui était jeune, commit une bévue dont le défenseur sut aussitôt profiter. Interrogé au sujet de Grouchegnka et entraîné par son succès et la hauteur morale où il avait plané, il s’exprima avec quelque dédain sur Agraféna Alexandrovna, «entretenue par le marchand Samsonov». Il eût donné beaucoup ensuite pour retirer cette parole, car ce fut là que Fétioukovitch l’attrapa. Et cela parce que Rakitine ne s’attendait pas à ce que celui-ci pût s’initier en si peu de temps à des détails aussi intimes.


«Permettez-moi une question, commença le défenseur avec un sourire aimable et presque déférent. Vous êtes bien Mr Rakitine, l’auteur d’une brochure éditée par l’autorité diocésaine, Vie du bienheureux Père Zosime, pleine de pensées religieuses, profondes, avec une dédicace fort édifiante à Sa Grandeur, et que j’ai lue récemment avec tant de plaisir?


– Elle n’était pas destinée à paraître… on l’a publiée sans me prévenir, murmura Rakitine qui paraissait déconcerté.


– C’est très bien. Un penseur comme vous peut et même doit s’intéresser aux phénomènes sociaux. Votre brochure, grâce à la protection de Sa Grandeur, s’est répandue et a rendu service… Mais voici ce que je serais curieux de savoir: vous venez de déclarer que vous connaissiez intimement Mme Sviétlov? (Nota bene. Tel était le nom de famille de Grouchegnka. Je l’ignorais jusqu’alors.)


– Je ne puis répondre de toutes mes connaissances… Je suis un jeune homme… D’ailleurs, qui le pourrait? dit Rakitine en rougissant.


– Je comprends, je comprends parfaitement! dit Fétioukovitch, feignant la confusion et comme empressé à s’excuser. Vous pouviez, comme n’importe qui, vous intéresser à une femme jeune et jolie, qui recevait chez elle la fleur de la jeunesse locale, mais… je voulais seulement me renseigner; nous savons qu’il y a deux mois, Mme Sviétlov désirait vivement faire la connaissance du cadet des Karamazov, Alexéi Fiodorovitch. Elle vous avait promis vingt-cinq roubles si vous le lui ameniez dans son habit religieux. La visite eut lieu le soir même du drame qui a provoqué le procès actuel. Avez-vous reçu alors de Mme Sviétlov vingt-cinq roubles de récompense, voilà ce que je voudrais que vous me disiez?


– C’était une plaisanterie… Je ne vois pas en quoi ça peu vous intéresser. J’ai pris cet argent par plaisanterie, pour le rendre ensuite.


– Par conséquent, vous l’avez accepté. Mais vous ne l’avez pas encore rendu… ou peut-être que si?


– C’est une bagatelle…, murmura Rakitine; je ne puis répondre à de telles questions… Certes, je le rendrai.»


Le président intervint, mais le défenseur déclara qu’il n’avait plus rien à demander à M. Rakitine. Celui-ci se retira un peu penaud. Le prestige du personnage fut ainsi ébranlé, et Fétioukovitch, en l’accompagnant du regard, semblait dire au public: «Voici ce que valent vos accusateurs!» Mitia, outré du ton sur lequel Rakitine avait parlé de Grouchegnka, cria de sa place: «Bernard!» Quand le président lui demanda s’il avait quelque chose à dire, il s’écria:


«Il venait me voir en prison pour me soutirer de l’argent, ce misérable, cet athée; il a mystifié Sa Grandeur!»


Mitia fut naturellement rappelé à l’ordre, mais Mr Rakitine était achevé. Pour une tout autre cause, le témoignage du capitaine Snéguiriov n’eut pas non plus de succès. Il apparut dépenaillé, en costume malpropre et, malgré les mesures de précaution et l’examen préalable, se trouva en état d’ivresse. Il refusa de répondre au sujet de l’insulte que lui avait faite Mitia.


«Que Dieu lui pardonne! Ilioucha l’a défendu. Dieu me dédommagera là-haut.


– Qui vous a défendu de parler?


– Ilioucha, mon petit garçon: «Papa, papa, comme il t’a humilié!» Il disait cela près de la pierre. Maintenant, il se meurt.»


Le capitaine se mit tout à coup à sangloter et se laissa tomber aux pieds du président. On l’emmena aussitôt, parmi les rires de l’assistance. L’effet escompté par le procureur fut manqué.


Le défenseur continua à user de tous les moyens, étonnant de plus en plus par sa connaissance de l’affaire, jusque dans ses moindres détails. Ainsi, la déposition de Tryphon Borissytch avait produit une vive impression, naturellement des plus défavorables à l’accusé. D’après lui, Mitia, lors de son premier séjour à Mokroïé, avait dû dépenser au moins trois mille roubles, «à peu de chose près. Combien d’argent a été gaspillé, rien que pour les tziganes! Quant à nos pouilleux, ce n’est pas des cinquante kopeks, mais des vingt-cinq roubles au moins qu’il leur distribuait. Et combien lui en a-t-on volé! Les voleurs ne s’en sont pas vantés, comment les reconnaître, parmi de telles prodigalités! Nos gens sont des brigands, dénués de conscience. Et les filles qui n’avaient pas le sou, elles sont riches maintenant». Bref, il rappelait chaque dépense et portait tout en compte. Cela ruinait l’hypothèse de quinze cents roubles dépensés, le reste ayant été mis de côté dans le sachet. «J’ai vu moi-même les trois mille roubles entre ses mains, vu de mes propres yeux, et nous nous y connaissons, nous autres!» Sans essayer d’infirmer son témoignage, le défenseur rappela que le voiturier Timothée et un autre paysan, Akim, avaient trouvé dans le vestibule, lors du premier voyage à Mokroïé, un mois avant l’arrestation, cent roubles perdus par Mitia en état d’ébriété, et les avaient remis à Tryphon Borissytch, qui leur donna un rouble à chacun. «Eh bien! avez-vous rendu alors cet argent à Mr Karamazov, oui ou non?» Tryphon Borissytch, malgré ses détours, avoua la chose, après qu’on eut interrogé les deux paysans, et affirma avoir restitué la somme à Dmitri Fiodorovitch, «en toute honnêteté, mais étant ivre alors, celui-ci ne pouvait guère s’en souvenir». Or, comme il avait nié la trouvaille auparavant, sa restitution à Mitia ivre inspirait naturellement des doutes. De la sorte, un des témoins à charge les plus dangereux restait suspect et atteint dans sa réputation.


Il en alla de même avec les Polonais. Ils entrèrent d’un air désinvolte, en attestant qu’ils avaient «servi la couronne» et que pan Mitia leur avait offert trois mille roubles pour acheter leur honneur. Pan Musalowicz émaillait ses phrases de mots polonais, et voyant que cela le relevait aux yeux du président et du procureur, il s’enhardit et se mit à parler dans cette langue. Mais Fétioukovitch les prit aussi dans ses filets; malgré ses hésitations, Tryphon Borissytch, rappelé à la barre, reconnut que pan Wrublewski avait substitué un jeu de cartes au sien, et que pan Musalowicz trichait en tenant la banque. Ceci fut confirmé par Kalganov lors de sa déposition, et les panowie se retirèrent un peu honteux, parmi les rires de l’assistance.


Les choses se passèrent de la même façon avec presque tous les témoins les plus importants. Fétioukovitch réussit à déconsidérer chacun d’eux et à les prendre en faute. Les amateurs et les juristes l’admiraient, tout en se demandant à quoi cela pouvait servir, car, je le répète, l’accusation apparaissait de plus en plus irréfutable. Mais on voyait, à l’assurance du «grand mage», qu’il était tranquille, et on attendait patiemment: ce n’était pas un homme à venir de Pétersbourg pour rien et à s’en retourner sans résultat.

III. L’expertise médicale et une livre de noisettes

L’expertise médicale non plus ne fut guère favorable à l’accusé. D’ailleurs, Fétioukovitch lui-même ne comptait pas trop là-dessus, comme on le vit bien. Elle eut lieu, au fond, uniquement sur l’insistance de Catherine Ivanovna, qui avait fait venir un fameux médecin de Moscou; la défense, assurément, ne pouvait rien y perdre. Il s’y mêla toutefois un élément comique par suite d’un certain désaccord entre les médecins. Les experts étaient le fameux spécialiste en question, le Dr Herzenstube, de notre ville, et le jeune médecin Varvinski. Les deux derniers figuraient aussi en qualité de témoins cités par le procureur. Le premier appelé fut le Dr Herzenstube, un septuagénaire grisonnant et chauve, de taille moyenne, de constitution robuste. C’était un praticien consciencieux et fort estimé, un excellent homme, une sorte de frère morave. Depuis très longtemps établi chez nous, ses manières accusaient une grande dignité. Philanthrope, il soignait gratuitement les pauvres et les paysans, visitait les taudis et les chaumines et laissait de l’argent pour les médicaments. En revanche, il était têtu comme un mulet: impossible de le faire démordre d’une idée. À propos, presque tout le monde en ville savait que le fameux spécialiste, arrivé depuis peu, s’était déjà permis des remarques fort désobligeantes sur les capacités du Dr Herzenstube. Bien que le médecin de Moscou ne prît pas moins de vingt-cinq roubles par visite, il y eut des gens qui profitèrent de son séjour pour le consulter. C’étaient naturellement des clients d’Herzenstube, et le fameux médecin critiqua partout son traitement de la façon la plus acerbe. Il finit par demander dès l’abord aux malades en entrant: «Dites-moi, qui vous a tripoté, Herzenstube? Hé! hé!» Celui-ci, bien entendu, l’apprit. Donc, les trois médecins parurent comme experts. Le Dr Herzenstube déclara que «l’accusé était visiblement anormal au point de vue mental». Après avoir exposé ses considérations, que j’omets ici, il ajouta que cette anomalie ressortait non seulement de la conduite antérieure de l’accusé, mais encore de son attitude présente, et quand on le pria de s’expliquer, le vieux docteur déclara avec ingénuité que l’accusé, en entrant, «n’avait pas un air en rapport avec les circonstances; il marchait comme un soldat, regardant droit devant lui, alors qu’il aurait dû tourner les yeux à gauche, où se tenaient les dames, car il était grand amateur du beau sexe et devait se préoccuper de ce qu’elles diraient de lui», conclut le vieillard dans sa langue originale. Il s’exprimait volontiers et longuement en russe, mais chacune de ses phrases avait une tournure allemande, ce qui ne le troublait guère, car il s’était imaginé toute sa vie parler un russe excellent, «meilleur même que celui des Russes», et il aimait beaucoup citer les proverbes, affirmant chaque fois que les proverbes russes sont les plus expressifs de tous. Dans la conversation, par distraction peut-être, il oubliait parfois les mots les plus ordinaires, qu’il connaissait parfaitement, mais qui lui échappaient tout à coup. Il en allait de même lorsqu’il parlait allemand; on le voyait alors agiter la main devant son visage comme pour rattraper l’expression perdue, et personne n’aurait pu le contraindre à poursuivre avant qu’il l’eût retrouvée. Le vieillard était très aimé de nos dames; elles savaient que, demeuré célibataire, pieux et de mœurs pures, il considérait les femmes comme des créatures idéales et supérieures. Aussi sa remarque inattendue parut-elle des plus bizarres et divertit fort l’assistance.


Le spécialiste de Moscou déclara catégoriquement à son tour qu’il tenait l’état mental de l’accusé pour anormal, «et même au suprême degré». Il discourut savamment sur «l’obsession» et «la manie» et conclut que, d’après toutes les données recueillies, l’accusé, plusieurs jours déjà avant son arrestation, se trouvait en proie à une obsession maladive incontestable; s’il avait commis un crime, c’était presque involontairement, sans avoir la force de résister à l’impulsion qui l’entraînait. Mais, outre «l’obsession», le docteur avait constaté de «la manie», ce qui constituait, d’après lui, un premier pas vers la démence complète. (N.B. Je rapporte ses dires en langage courant, le docteur s’exprimait dans une langue savante et spéciale.) «Tous ses actes sont au rebours du bon sens et de la logique, poursuivit-il. Sans parler de ce que je n’ai pas vu, c’est-à-dire du crime et de tout ce drame; avant-hier, en causant avec moi, il avait un regard fixe et inexplicable. Il riait brusquement et sans motif, en proie à une véritable irritation permanente et incompréhensible. Il proférait des paroles bizarres: «Bernard, l’éthique et autres choses qu’il ne faut pas.» Le docteur voyait surtout une preuve de manie dans le fait que l’accusé ne pouvait parler sans exaspération des trois mille roubles dont il s’estimait frustré, alors qu’il restait relativement calme au souvenir des autres offenses et échecs subis. «Enfin, il paraît que, déjà auparavant, il entrait en fureur au sujet de ces trois mille roubles, et cependant on assure qu’il n’est ni intéressé ni cupide. Quant à l’opinion de mon savant confère, conclut avec ironie l’homme de l’art, à savoir que l’accusé aurait dû en entrant regarder les dames, c’est une assertion plaisante, mais radicalement erronée; je conviens qu’en pénétrant dans la salle où se décide son sort, l’inculpé n’aurait pas dû avoir un regard aussi fixe, et que cela pourrait en effet déceler un trouble mental; mais j’affirme en même temps qu’il aurait dû regarder non à gauche, vers les dames, mais à droite, cherchant des yeux son défenseur, celui en qui il espère et dont son sort dépend.» Le spécialiste avait formulé son opinion sur un ton impérieux.


Le désaccord entre les deux experts parut particulièrement comique après la conclusion inattendue du Dr Varvinski, qui leur succéda. D’après lui, l’accusé, maintenant comme alors, était tout à fait normal, si avant son arrestation il avait fait preuve d’une surexcitation extraordinaire, elle pouvait provenir des causes les plus évidentes: jalousie, colère, ivresse continuelle, etc. En tout cas cette nervosité n’avait rien à voir avec «l’obsession» dont on venait de parler. Quant à savoir où devait regarder l’accusé en entrant dans la salle, «à mon humble avis, il devait regarder droit devant lui, comme il l’avait fait en réalité, les yeux fixés sur les juges dont dépendait désormais son sort, de sorte que par là même il avait démontré son état parfaitement normal», conclut le jeune médecin avec quelque animation.


«Bravo, guérisseur! cria Mitia, c’est bien ça!»


On le fit taire, mais cette opinion eut une influence décisive sur le tribunal et le public, car tout le monde la partagea, comme on le vit par la suite.


Le Dr Herzenstube, entendu comme témoin, servit inopinément les intérêts de Mitia. En qualité de vieil habitant, connaissant depuis longtemps la famille Karamazov, il fournit d’abord quelques renseignements dont «l’accusation» fit son profit mais ajouta:


«Cependant, le pauvre jeune homme méritait un meilleur sort, car il avait bon cœur dans son enfance et par la suite, je le sais. Un proverbe russe dit: «Si l’on a de l’esprit, c’est bien, mais si un homme d’esprit vient vous voir, c’est encore mieux, car cela fait deux esprits au lieu d’un…»


– On pense mieux à deux que tout seul, souffla avec impatience le procureur, qui savait que le vieillard, entiché de sa lourde faconde germanique, parlait toujours avec une lente prolixité, se souciant peu de faire attendre les gens.


– Eh oui! c’est ce que je dis, reprit-il avec ténacité: deux esprits valent mieux qu’un. Mais il est resté seul et a laissé le sien… Où l’a-t-il laissé? Voilà un mot que j’ai oublié, poursuivit-il en agitant la main devant ses yeux, ah oui! spazieren.


– Se promener?


– Eh oui! c’est ce que je dis. Son esprit a donc vagabondé et s’est perdu. Et pourtant, c’était un jeune homme reconnaissant et sensible; je me le rappelle bien tout petit, abandonné chez son père, dans l’arrière-cour, quand il courait nu-pieds, avec un seul bouton à sa culotte.»


La voix de l’honnête vieillard se teinta d’émotion. Fétioukovitch tressaillit comme s’il pressentait quelque chose.


«Oui, j’étais moi-même encore jeune alors… J’avais quarante-cinq ans et je venais d’arriver ici. J’eus pitié de l’enfant et me dis: «Pourquoi ne pas lui acheter une livre… de quoi?» j’ai oublié comment ça s’appelle… une livre de ce que les enfants aiment beaucoup, comment est-ce donc?… et le docteur agita de nouveau les mains – ça croît sur un arbre, ça se récolte.


– Des pommes?


– Oh non! ça se vend à la livre, et les pommes à la douzaine… Il y en a beaucoup, c’est tout petit, on les met dans la bouche et crac!…


– Des noisettes?


– Eh oui! des noisettes, c’est ce que je dis, confirma le docteur imperturbable, comme s’il n’avait pas cherché le mot, et j’apportai à l’enfant une livre de noisettes; jamais il n’en avait reçu, je levai le doigt en disant: «Mon garçon! Gott der Vater.» Il se mit à rire et répéta: Gott der Vater. - Gott der Sohn. Il rit de nouveau et gazouilla: Gott der Sohn. – Gott der heilige Geist [191]».


Le surlendemain, comme je passais, il me cria de lui-même: «Monsieur, Gott der Vater, Gott der Sohn». Il avait oublié Gott der heilige Geist, mais je le lui rappelai et il me fit de nouveau pitié. On l’emmena et je ne le vis plus. Vingt-trois ans après, je me trouvais un matin dans mon cabinet, la tête déjà blanche, quand un jeune homme florissant que j’étais incapable de reconnaître entra soudain, leva le doigt et dit en riant: «Gott der Vater, Gott der Sohn und Gott der heilige Geist! Je viens d’arriver et je tiens à vous remercier pour la livre de noisettes, car personne à part vous ne m’en a jamais acheté.» Je me rappelai alors mon heureuse jeunesse et le pauvre enfant nu-pieds; je fus retourné et lui dis: «Tu es un jeune homme reconnaissant, puisque tu n’as pas oublié cette livre de noisettes que je t’ai apportée dans ton enfance.» Je le serrai dans mes bras et je le bénis en pleurant. Il riait… car le Russe rit souvent quand il faudrait pleurer. Mais il pleurait aussi, je l’ai vu. Et maintenant, hélas!…


– Et maintenant, je pleure, Allemand, et maintenant je pleure, homme de Dieu!» cria tout à coup Mitia.


Quoi qu’il en soit, cette historiette produisit une impression favorable. Mais le principal effet en faveur de Mitia fut produit par la déposition de Catherine Ivanovna, dont je vais parler. En général, quand ce fut le tour des témoins à décharge [192], le sort parut sourire à Mitia, inopinément pour la défense elle-même. Mais avant Catherine Ivanovna, on interrogea Aliocha, qui se rappela soudain un fait paraissant réfuter positivement un des points les plus graves de l’accusation.

IV. La chance sourit à Mitia

Cela se passa à l’improviste. Aliocha, qui n’avait pas prêté serment, fut dès le début l’objet d’une vive sympathie, tant d’un côté que de l’autre. On voyait que sa bonne renommée le précédait. Il se montra modeste et réservé, mais son affection pour son malheureux frère perçait dans sa déposition. Il le caractérisa comme un être sans doute violent et entraîné par ses passions, mais noble, fier, généreux, capable de se sacrifier si on le lui demandait. Il reconnut d’ailleurs que, vers la fin, la passion de Mitia pour Grouchegnka et sa rivalité avec son père l’avaient mis dans une position intolérable. Mais il repoussa avec indignation l’hypothèse que son frère avait pu tuer pour voler, tout en convenant que ces trois mille roubles étaient devenus une obsession dans l’esprit de Mitia, qui les considérait comme une partie de son héritage frauduleusement détournée par son père et ne pouvait en parler sans se mettre en fureur. Quant à la rivalité des deux «personnes», comme disait le procureur, il s’exprima évasivement et refusa même de répondre à une ou deux questions.


«Votre frère vous a-t-il dit qu’il avait l’intention de tuer son père? demanda le procureur. Vous pouvez ne pas répondre si cela vous convient.


– Directement, il ne me l’a pas dit.


– Indirectement, alors?


– Il m’a parlé une fois de sa haine pour son père. Il craignait… d’être capable de le tuer dans un moment d’exaspération.


– Et vous l’avez cru?


– Je n’ose l’affirmer. J’ai toujours pensé qu’un sentiment élevé le sauverait au moment fatal, comme c’est arrivé en effet, car ce n’est pas lui qui a tué mon père», dit Aliocha d’une voix forte qui résonna.


Le procureur tressaillit comme un cheval de bataille au son de la trompette.


«Soyez sûr que je ne mets pas en doute la sincérité de votre conviction, et la crois indépendante de votre amour fraternel pour ce malheureux. L’instruction nous a déjà révélé votre opinion originale sur le tragique épisode qui s’est déroulé dans votre famille. Mais je ne vous cache pas qu’elle est isolée et contredite par les autres dépositions. Aussi j’estime nécessaire d’insister pour connaître les données qui vous ont convaincu définitivement de l’innocence de votre frère et de la culpabilité d’une autre personne que vous avez désignée à l’instruction.


– J’ai seulement répondu aux questions, dit Aliocha avec calme; je n’ai pas formulé d’accusation contre Smerdiakov.


– Pourtant, vous l’avez désigné?


– D’après les paroles de mon frère Dmitri. Je savais que, lors de son arrestation, il avait accusé Smerdiakov. Je suis persuadé de l’innocence de mon frère. Et si ce n’est pas lui qui a tué, alors…


– C’est Smerdiakov? Pourquoi précisément lui? Et pourquoi êtes-vous si convaincu de l’innocence de votre frère?


– Je ne peux pas douter de lui. Je sais qu’il ne ment pas. J’ai vu, d’après son visage, qu’il me disait la vérité.


– Seulement d’après son visage? Ce sont là toutes vos preuves?


– Je n’en ai pas d’autres.


– Et vous n’avez pas d’autres preuves de la culpabilité de Smerdiakov que les paroles de votre frère et l’expression de son visage?


– Non.»


Le procureur n’insista pas. Les réponses d’Aliocha déçurent profondément le public. On avait parlé de Smerdiakov; le bruit courait qu’Aliocha rassemblait des preuves décisives en faveur de son frère et contre le valet. Or, il n’apportait rien, sinon une conviction morale bien naturelle chez le frère de l’accusé. À son tour Fétioukovitch demanda à Aliocha à quel moment l’accusé lui avait parlé de sa haine pour son père et de ses velléités de meurtre, et si c’était, par exemple, lors de leur dernière entrevue avant le drame. Aliocha tressaillit comme si un souvenir lui revenait.


«Je me rappelle maintenant une circonstance que j’avais complètement oubliée; ce n’était pas clair alors, mais maintenant…»


Et Aliocha raconta avec animation que, lorsqu’il vit son frère pour la dernière fois, le soir, sous un arbre, en rentrant au monastère, Mitia, en se frappant la poitrine, lui avait répété à plusieurs reprises qu’il possédait le moyen de relever son honneur, que ce moyen était là, sur sa poitrine…


«Je crus alors, poursuivit Aliocha, qu’en se frappant la poitrine, il parlait de son cœur, des forces qu’il pourrait y puiser pour échapper à une honte affreuse qui le menaçait et qu’il n’osait même pas m’avouer. À vrai dire, je pensai d’abord qu’il parlait de notre père, qu’il frémissait de honte à l’idée de se livrer sur lui à quelque violence; cependant il semblait désigner quelque chose sur sa poitrine, et l’idée me vint que le cœur se trouve plus bas, tandis qu’il se frappait bien plus haut, ici, au-dessous du cou. Mon idée me parut absurde, mais il désignait peut-être précisément le sachet où étaient cousus les quinze cents roubles!…


– Précisément, cria soudain Mitia. C’est ça, Aliocha, c’est sur lui que je frappais.»


Fétioukovitch le supplia de se calmer, puis revint à Aliocha. Celui-ci, entraîné par son souvenir, émit chaleureusement l’hypothèse que cette honte provenait sans doute de ce que, ayant sur lui ces quinze cents roubles qu’il aurait pu restituer à Catherine Ivanovna comme la moitié de sa dette, Mitia avait pourtant décidé d’en faire un autre usage et de partir avec Grouchegnka, si elle y consentait…


«C’est cela, c’est bien cela, s’écria-t-il très animé, mon frère m’a dit à ce moment qu’il pourrait effacer la moitié de sa honte (il a dit plusieurs fois: la moitié!), mais que, par malheur, la faiblesse de son caractère l’en empêchait… Il savait par avance qu’il en était incapable!


– Et vous vous rappelez nettement qu’il se frappait à cet endroit de la poitrine? demanda Fétioukovitch.


– Très nettement, car je me demandais alors: «pourquoi se frappe-t-il si haut, le cœur est plus bas? «Mon idée me parut absurde… Voilà pourquoi ce souvenir m’est revenu. Comment ai-je pu l’oublier jusqu’à présent! Son geste désignait bien ce sachet, ces quinze cents roubles qu’il ne voulait pas rendre! Et lors de son arrestation, à Mokroïé, n’a-t-il pas crié, à ce que l’on m’a dit, que l’action la plus honteuse de sa vie c’était que, tout en ayant la faculté de rendre à Catherine Ivanovna la moitié de sa dette (précisément la moitié), il avait préféré garder l’argent et passer pour un voleur à ses yeux. Et comme cette dette le tourmentait!» conclut Aliocha.


Bien entendu, le procureur intervint. Il pria Aliocha de décrire à nouveau la scène et insista pour savoir si l’accusé, en se frappant la poitrine, semblait désigner quelque chose. Peut-être se frappait-il au hasard avec le poing?


«Non, pas avec le poing! s’exclama Aliocha. Il désignait avec les doigts une place, ici, très haut… Comment ai-je pu l’oublier jusqu’ici!»


Le président demanda à Mitia ce qu’il pouvait dire au sujet de cette déposition. Mitia confirma qu’il avait désigné les quinze cents roubles qu’il portait sur sa poitrine, au-dessous du cou, et que c’était une honte, «une honte que je ne conteste pas, l’acte le plus vil de ma vie! J’aurais pu les rendre, et je ne l’ai pas fait. J’ai préféré passer pour un voleur à ses yeux, et, le pire, c’est que je savais à l’avance que j’agirais ainsi! Tu as raison, Aliocha, merci.»


Ainsi prit fin la déclaration d’Aliocha, caractérisée par un fait nouveau, si minime fût-il, un commencement de preuve démontrant l’existence du sachet aux quinze cents roubles et la véracité de l’accusé, lorsqu’il déclarait, à Mokroïé, que cet argent lui appartenait. Aliocha était radieux, il s’assit tout rouge à la place qu’on lui indiqua, répétant à part lui: «Comment ai-je pu oublier cela! Comment ne me le suis-je rappelé que maintenant?»


Catherine Ivanovna fut ensuite entendue. Son entrée fit sensation. Les dames prirent leur lorgnette, les hommes se trémoussaient, quelques-uns se levèrent pour mieux voir. On affirma, par la suite, que Mitia était devenu blanc «comme un linge» lorsqu’elle parut. Tout en noir, elle s’avança à la barre d’une démarche modeste, presque timide. Son visage ne trahissait aucune émotion, mais la résolution brillait dans ses yeux sombres. Elle était fort belle à ce moment. Elle parla d’une voix douce, mais nette, avec un grand calme, ou tout au moins s’y efforçant. Le président l’interrogea avec beaucoup d’égards, comme s’il craignait de toucher «certaines cordes». Dès les premiers mots, Catherine Ivanovna déclara qu’elle avait été la fiancée de l’accusé «jusqu’au moment où il m’abandonna lui-même…» Quand on l’interrogea au sujet des trois mille roubles confiés à Mitia pour être envoyés par la poste à ses parents, elle répondit avec fermeté: «Je ne lui avais pas donné cette somme pour l’expédier aussitôt; je savais qu’il était très gêné… à ce moment… Je lui remis ces trois mille roubles à condition de les envoyer à Moscou, s’il voulait, dans le délai d’un mois. Il a eu tort de se tourmenter à propos de cette dette…»


Je ne rapporte pas les questions et les réponses intégralement, me bornant à l’essentiel de sa déposition.


«J’étais sûre qu’il ferait parvenir cette somme aussitôt qu’il l’aurait reçue de son père, poursuivit-elle. J’ai toujours eu confiance en sa loyauté… sa parfaite loyauté… dans les affaires d’argent. Il comptait recevoir trois mille roubles de son père et m’en a parlé à plusieurs reprises. Je savais qu’ils étaient en conflit et j’ai toujours cru que son père l’avait lésé. Je ne me souviens pas qu’il ait proféré des menaces contre son père, du moins en ma présence. S’il était venu me trouver, je l’aurais aussitôt rassuré au sujet de ces malheureux trois mille roubles, mais il n’est pas revenu… et moi-même… je me trouvais dans une situation… qui ne me permettait pas de le faire venir… D’ailleurs, je n’avais nullement le droit de me montrer exigeante pour cette dette, ajouta-t-elle d’un ton résolu, j’ai reçu moi-même de lui, un jour, une somme supérieure, et je l’ai acceptée sans savoir quand je serais en état de m’acquitter.»


Sa voix avait quelque chose de provocant. À ce moment, ce fut au tour de Fétioukovitch de l’interroger.


«Ce n’était pas ici, mais au début de vos relations?» demanda avec ménagement le défenseur, qui pressentait quelque chose en faveur de son client. (Par parenthèse, bien qu’appelé de Pétersbourg en partie par Catherine Ivanovna elle-même, il ignorait tout de l’épisode des cinq mille roubles donnés par Mitia et du «salut jusqu’à terre». Elle le lui avait dissimulé! Silence étrange. On peut supposer que, jusqu’au dernier moment, elle hésita à en parler, attendant quelque inspiration.)


Non, jamais je n’oublierai ce moment! Elle raconta tout, tout cet épisode, communiqué par Mitia à Aliocha, et «le salut jusqu’à terre», les causes, le rôle de son père, sa visite chez Mitia, et ne fit aucune allusion à la proposition de Mitia «de lui envoyer Catherine Ivanovna pour chercher l’argent». Elle garda là-dessus un silence magnanime et ne rougit pas de révéler que c’était elle qui avait couru, de son propre élan, chez le jeune officier, espérant on ne sait quoi… pour en obtenir de l’argent. C’était émouvant. Je frissonnais en l’écoutant, l’assistance était tout oreilles. Il y avait là quelque chose d’inouï; jamais on n’aurait attendu, même d’une jeune fille aussi fière et impérieuse, une telle franchise et une pareille immolation. Et pour qui, pour quoi? Pour sauver celui qui l’avait trahie et offensée, pour contribuer, si peu que ce fût, à le tirer d’affaire, en produisant une bonne impression! En effet, l’image de l’officier, donnant ses cinq mille roubles, tout ce qui lui restait, et s’inclinant respectueusement devant une innocente jeune fille, apparaissait des plus sympathiques, mais… mon cœur se serra! Je sentis la possibilité d’une calomnie par la suite (et c’est ce qui arriva). Avec une ironie méchante, on répéta en ville que le récit n’était peut-être pas tout à fait exact sur un point, à savoir celui où l’officier laissait partir la jeune fille «soi-disant rien qu’avec un respectueux salut». On fit allusion à une «lacune». «Si même les choses se sont vraiment passées ainsi, disaient les plus respectables de nos dames, on peut encore faire des réserves sur la conduite de la jeune fille, s’agît-il de sauver son père.» Catherine Ivanovna, avec sa pénétration maladive, n’avait donc point pressenti de tels propos? Certes si, et elle s’était pourtant décidée à tout dire! Naturellement, ces doutes insultants sur la véracité du récit ne se manifestèrent que plus tard, au premier moment tout le monde fut ému. Quant aux membres du tribunal, ils écoutaient dans un silence respectueux. Le procureur ne se permit aucune question sur ce sujet. Fétioukovitch fit à Catherine un profond salut. Oh! il triomphait presque. Que le même homme ait pu, dans un élan de générosité, donner ses cinq derniers mille roubles, et ensuite tuer son père pour lui en voler trois mille, cela ne tenait guère debout. Fétioukovitch pouvait tout au moins écarter l’accusation de vol. «L’affaire» s’éclairait d’un jour nouveau. La sympathie tournait en faveur de Mitia. Une ou deux fois, durant la déposition de Catherine Ivanovna, il voulut se lever, mais retomba sur son banc, en se couvrant le visage de ses mains. Quand elle eut fini, il s’écria en lui tendant les bras:


«Katia, pourquoi as-tu causé ma perte?»


Il éclata en sanglots, mais se remit vite et cria encore:


«Maintenant, je suis condamné!»


Puis il se raidit à sa place les dents serrées, les bras croisés sur sa poitrine. Catherine Ivanovna demeura dans la salle; elle était pâle, les yeux baissés. Ses voisins racontèrent qu’elle tremblait, comme en proie à la fièvre. Ce fut le tour de Grouchegnka.


Je vais aborder la catastrophe qui causa peut-être, en effet, la perte de Mitia. Car je suis persuadé, et tous les juristes le dirent ensuite, que, sans cet épisode, le criminel eût obtenu au moins les circonstances atténuantes. Mais il en sera question tout à l’heure. Parlons d’abord de Grouchegnka.


Elle parut aussi tout en noir, les épaules couvertes de son magnifique châle. Elle s’avança vers la barre de sa démarche silencieuse, en se dandinant légèrement, comme font parfois les femmes corpulentes, les yeux fixés sur le président. À mon avis, elle était très bien, et nullement pâle, comme les dames le prétendirent ensuite. On assura aussi qu’elle avait l’air absorbé, méchant. Je crois seulement qu’elle était irritée et sentait lourdement peser sur elle les regards méprisants, curieux de notre public, friand de scandale. C’était une de ces natures fières, incapables de supporter le mépris qui, dès qu’elles le soupçonnent chez les autres, les enflamme de colère et les pousse à la résistance. Il y avait aussi, assurément, de la timidité et la pudeur de cette timidité, ce qui explique l’inégalité de son langage, tantôt courroucé, tantôt dédaigneux et grossier, dans lequel on sentait soudain une note sincère quand elle s’accusait elle-même. Parfois, elle parlait sans se soucier des suites: «Tant pis pour ce qui arrivera, je le dirai pourtant…» À propos de ses relations avec Fiodor Pavlovitch, elle observa d’un ton tranchant: «Bagatelle que tout cela! Est-ce ma faute s’il s’est attaché à moi?» Un instant après, elle ajouta: «Tout ça est ma faute, je me moquais du vieillard et de son fils, et je les ai poussés à bout tous les deux. Je suis la cause de ce drame.» On en vint à parler de Samsonov: «Ça ne regarde personne, répliqua-t-elle avec violence, il était mon bienfaiteur, c’est lui qui m’a recueillie nu-pieds, quand les miens m’ont jetée hors de chez eux.» Le président lui rappela qu’elle devait répondre directement aux questions, sans entrer dans des détails superflus. Grouchegnka rougit, ses yeux étincelèrent. Elle n’avait pas vu l’enveloppe aux trois mille roubles et en connaissait seulement l’existence par le «scélérat». «Mais tout ça, c’est des bêtises, à aucun prix je ne serais allée chez Fiodor Pavlovitch…»


«Qui traitez-vous de «scélérat»? demanda le procureur.


– Le laquais Smerdiakov, qui a tué son maître et s’est pendu hier.»


On s’empressa de lui demander sur quoi elle basait une accusation si catégorique, mais elle non plus ne savait rien.


«C’est Dmitri Fiodorovitch qui me l’a dit, vous pouvez le croire. Cette personne l’a perdu, elle seule est cause de tout», ajouta Grouchegnka toute tremblante, d’un ton où perçait la haine.


On voulut savoir à qui elle faisait allusion.


«Mais cette demoiselle, cette Catherine Ivanovna. Elle m’avait fait venir chez elle, offert du chocolat, dans l’intention de me séduire. Elle est sans vergogne, ma parole…»


Le président l’interrompit, en la priant de modérer ses expressions. Mais enflammée par la jalousie, elle était prête à tout braver…


«Lors de l’arrestation, à Mokroïé, rappela le procureur, vous êtes accourue de la pièce voisine en criant: «Je suis coupable de tout, nous irons ensemble au bagne!» Vous aussi le croyiez donc parricide, à ce moment?


– Je ne me rappelle pas mes sentiments d’alors, répondit Grouchegnka, tout le monde l’accusait, j’ai senti que c’était moi la coupable, et qu’il avait tué à cause de moi. Mais dès qu’il a proclamé son innocence, je l’ai cru et le croirai toujours; il n’est pas homme à mentir.»


Fétioukovitch, qui l’interrogea ensuite, s’informa de Rakitine et des vingt-cinq roubles «en récompense de ce qu’il vous avait amené Alexéi Fiodorovitch Karamazov».


«Rien d’étonnant à ce qu’il ait pris cet argent, sourit dédaigneusement Grouchegnka; il venait toujours quémander, recevant de moi jusqu’à trente roubles par mois, et le plus souvent pour s’amuser; il avait de quoi boire et manger sans cela.


– Pour quelle raison étiez-vous si généreuse envers Mr Rakitine? reprit Fétioukovitch, bien que le président s’agitât.


– C’est mon cousin. Ma mère et la sienne étaient sœurs. Mais il me suppliait de n’en parler à personne, tant je lui faisais honte.»


Ce fait nouveau fut une révélation pour tout le monde; personne ne s’en doutait en ville et même au monastère. Rakitine, dit-on, était rouge de honte. Grouchegnka lui en voulait, sachant qu’il avait déposé contre Mitia. L’éloquence de Mr Rakitine, ses nobles tirades contre le servage et le désarroi civique de la Russie furent ainsi ruinées dans l’opinion. Fétioukovitch était satisfait, le ciel lui venait en aide. D’ailleurs, on ne retint pas longtemps Grouchegnka, qui ne pouvait rien communiquer de particulier. Elle laissa au public une impression des plus défavorables. Des centaines de regards méprisants la fixèrent, lorsque après sa déposition elle alla s’asseoir assez loin de Catherine Ivanovna. Tandis qu’on l’interrogeait, Mitia avait gardé le silence, comme pétrifié, les yeux baissés.


Ivan Fiodorovitch se présenta comme témoin.

V. Brusque catastrophe

Il avait été appelé avant Aliocha. Mais l’huissier informa le président qu’une indisposition subite empêchait le témoin de comparaître et qu’aussitôt remis il viendrait déposer. On n’y fit d’ailleurs pas attention, et son arrivée passa presque inaperçue; les principaux témoins, surtout les deux rivales, étaient déjà entendues, la curiosité commençait à se lasser. On n’attendait rien de nouveau des dernières dépositions. Le temps passait. Ivan s’avança avec une lenteur étrange, sans regarder personne, la tête baissée, l’air absorbé. Il était mis correctement, mais son visage, marqué par la maladie, avait une teinte terreuse et rappelait celui d’un mourant. Il leva les yeux, parcourut la salle d’un regard trouble. Aliocha se dressa, poussa une exclamation, mais on n’y prit pas garde.


Le président rappela au témoin qu’il n’avait pas prêté serment et pouvait garder le silence, mais devait déposer selon sa conscience, etc. Ivan écoutait, les yeux vagues. Tout à coup, un sourire se dessina sur son visage, et lorsque le président, qui le regardait avec étonnement, eut fini, il éclata de rire.


«Et puis, quoi encore? demanda-t-il à haute voix.


Silence absolu dans la salle. Le président s’inquiéta.


«Vous… êtes encore indisposé, peut-être? demanda-t-il en cherchant du regard l’huissier.


– Ne vous inquiétez pas, Excellence, je me sens suffisamment bien et puis vous raconter quelque chose de curieux, répondit Ivan d’un ton calme et déférent.


– Vous avez une communication particulière à faire?» continua le président avec une certaine méfiance.


Ivan Fiodorovitch baissa la tête et attendit durant quelques secondes avant de répondre.


«Non…, je n’ai rien à dire de particulier.»


Interrogé, il fit à contrecœur des réponses laconiques, pourtant assez raisonnables, avec une répulsion croissante. Il allégua son ignorance sur bien des choses et ne savait rien des comptes de son père avec Dmitri Fiodorovitch. «Je ne m’occupais pas de cela», déclara-t-il. Il avait entendu les menaces de l’accusé contre son père et connaissait l’existence de l’enveloppe par Smerdiakov.


«Toujours la même chose! interrompit-il soudain d’un air las; je ne puis rien dire au tribunal.


– Je vois que vous êtes encore souffrant, et je comprends vos sentiments…», commença le président.


Il allait demander au procureur et à l’avocat s’ils avaient des questions à poser, lorsque Ivan dit d’une voix exténuée:


«Permettez-moi de me retirer, Excellence, je ne me sens pas bien.»


Après quoi, sans attendre l’autorisation, il se retourna et marcha vers la sortie. Mais après quelques pas il s’arrêta, parut réfléchir, sourit et revint à sa place:


«Je ressemble, Excellence, à cette jeune paysanne, vous savez: «Si je veux j’irai, si je ne veux pas, je n’irai pas!» On la suit pour l’habiller et la conduire à l’autel, et elle répète ces paroles… Cela se trouve dans une scène populaire…


– Qu’entendez-vous par là? dit sévèrement le président.


– Voilà, dit Ivan en exhibant une liasse de billets de banque, voilà l’argent… le même qui était dans cette enveloppe (il désignait les pièces à conviction), et pour lequel on a tué mon père. Où faut-il le déposer! Monsieur l’huissier, veuillez le remettre à qui de droit.»


L’huissier prit la liasse et la remit au président.


«Comment cet argent se trouve-t-il en votre possession… si c’est bien le même? demanda le président surpris.


– Je l’ai reçu de Smerdiakov, de l’assassin, hier… J’ai été chez lui avant qu’il se pendît. C’est lui qui a tué mon père, ce n’est pas mon frère. Il a tué et je l’y ai incité… Qui ne désire pas la mort de son père?


– Avez-vous votre raison? ne put s’empêcher de dire le président.


– Mais oui, j’ai ma raison… Une raison vile comme la vôtre, comme celle de tous ces… museaux! – Il se tourna vers le public. – Ils ont tué leurs pères et simulent la terreur, dit-il avec mépris en grinçant des dents. Ils font des grimaces entre eux. Les menteurs! Tous désirent la mort de leurs pères. Un reptile dévore l’autre… S’il n’y avait pas de parricide, ils se fâcheraient et s’en iraient furieux. C’est un spectacle! Panem et circenses! D’ailleurs, je suis joli, moi aussi! Avez-vous de l’eau, donnez-moi à boire, au nom du ciel!»


Il se prit la tête. L’huissier s’approcha de lui aussitôt. Aliocha se dressa en criant: «Il est malade, ne le croyez pas, il a la fièvre chaude!» Catherine Ivanovna s’était levée précipitamment et, immobile d’effroi, considérait Ivan Fiodorovitch. Mitia, avec un sourire qui grimaçait, écoutait avidement son frère.


«Rassurez-vous, je ne suis pas fou, je suis seulement un assassin! reprit Ivan. On ne peut exiger d’un assassin qu’il soit éloquent», ajouta-t-il en souriant.


Le procureur, visiblement agité, se pencha vers le président. Les juges chuchotaient. Fétioukovitch dressa l’oreille. La salle attendait, anxieuse. Le président parut se ressaisir.


«Témoin, vous tenez un langage incompréhensible et qu’on ne peut tolérer ici. Calmez-vous et parlez… si vous avez vraiment quelque chose à dire. Par quoi pouvez-vous confirmer un tel aveu… s’il ne résulte pas du délire?


– Le fait est que je n’ai pas de témoins. Ce chien de Smerdiakov ne vous enverra pas de l’autre monde sa déposition… dans une enveloppe. Vous voudriez toujours des enveloppes, c’est assez d’une. Je n’ai pas de témoins… Sauf un, peut-être.»


Il sourit d’un air pensif.


«Qui est votre témoin?


– Il a une queue, Excellence, ce n’est pas conforme à la règle! Le diable n’existe point! [193] Ne faites pas attention, c’est un diablotin sans importance, ajouta-t-il confidentiellement en cessant de rire; il doit être quelque part ici, sous la table des pièces à conviction: où serait-il, sinon là? Écoutez-moi; je lui ai dit: «Je ne veux pas me taire», et il me parle de cataclysme géologique… et autres bêtises! Mettez le monstre en liberté… il a chanté son hymne, car il a le cœur léger! Comme une canaille ivre qui braille: Pour Piter est parti Vanka. Moi, pour deux secondes de joie, je donnerais un quatrillion de quatrillions. Vous ne me connaissez pas! Oh! que tout est bête parmi vous! Eh bien! Prenez-moi à sa place! Je ne suis pas venu pour rien… Pourquoi tout ce qui existe est-il si bête?»


Et il se remit à inspecter lentement la salle d’un air rêveur. L’émoi était général. Aliocha courait vers lui, mais l’huissier avait déjà saisi Ivan Fiodorovitch par le bras.


«Qu’est-ce encore?» s’écria-t-il en fixant l’huissier.


Tout à coup il le saisit par les épaules et le renversa. Les gardes accoururent, on l’appréhenda, il se mit à hurler comme un forcené. Tandis qu’on l’emportait il criait des paroles incohérentes.


Ce fut un beau tumulte. Je ne me rappelle pas tout dans l’ordre, l’émotion m’empêchait de bien observer. Je sais seulement qu’une fois le calme rétabli l’huissier fut réprimandé, bien qu’il expliquât aux autorités que le témoin avait tout le temps paru dans son état normal, que le médecin l’avait examiné lors de sa légère indisposition, une heure auparavant; jusqu’au moment de comparaître, il s’exprimait sensément, de sorte qu’on ne pouvait rien prévoir; il insistait lui-même pour être entendu. Mais avant que l’émotion fût apaisée, une nouvelle scène se produisit; Catherine Ivanovna eut une crise de nerfs. Elle gémissait et sanglotait bruyamment sans vouloir s’en aller, elle se débattait, suppliant qu’on la laissât dans la salle. Tout à coup, elle cria au président:


«J’ai encore quelque chose à dire, tout de suite… tout de suite!… Voici un papier, une lettre… prenez, lisez vite! C’est la lettre du monstre que voici! dit-elle en désignant Mitia. C’est lui qui a tué son père, vous allez voir, il m’écrit comment il le tuera! L’autre est malade, il a la fièvre chaude depuis trois jours!»


L’huissier prit le papier et le remit au président, Catherine Ivanovna retomba sur sa chaise, cacha son visage, se mit à sangloter sans bruit, étouffant ses moindres gémissements, de peur qu’on ne la fît sortir. Le papier en question était la lettre écrite par Mitia au cabaret «À la Capitale», qu’Ivan considérait comme une preuve catégorique. Hélas! ce fut l’effet qu’elle produisit; sans cette lettre, Mitia n’aurait peut-être pas été condamné, du moins pas si rigoureusement! Encore un coup, il était difficile de suivre les détails. Même à présent, tout cela m’apparaît dans un brouhaha. Le président fit sans doute part de ce nouveau document aux parties et au jury. Comme il demandait à Catherine Ivanovna si elle était remise, elle répondit vivement:


«Je suis prête! Je suis tout à fait en état de vous répondre.»


Elle craignait encore qu’on ne l’écoutât point. On la pria d’expliquer en détail dans quelles circonstances elle avait reçu cette lettre.


«Je l’ai reçue la veille du crime, elle venait du cabaret, écrite sur une facture, regardez, cria-t-elle, haletante. Il me haïssait alors, ayant eu la bassesse de suivre cette créature… et aussi parce qu’il me devait ces trois mille roubles. Sa vilenie et cette dette lui faisaient honte. Voici ce qui s’est passé, je vous supplie de m’écouter; trois semaines avant de tuer son père, il vint chez moi un matin. Je savais qu’il avait besoin d’argent et pourquoi, précisément pour séduire cette créature et l’emmener avec lui. Je connaissais sa trahison, son intention de m’abandonner, et je lui remis moi-même cet argent, sous prétexte de l’envoyer à ma sœur à Moscou. En même temps, je le regardai en face et lui dis qu’il pouvait l’envoyer quand il voudrait, «même dans un mois». Comment n’a-t-il pas compris que cela signifiait: il te faut de l’argent pour me trahir, en voici, c’est moi qui te le donne; prends si tu en as le courage! Je voulais le confondre. Eh bien, il a pris cet argent, il l’a emporté et gaspillé en une nuit avec cette créature. Pourtant, il avait compris que je savais tout, je vous assure, et que je le lui donnais uniquement pour l’éprouver, pour voir s’il aurait l’infamie de l’accepter. Nos regards se croisaient, il a tout compris et il est parti avec mon argent!


– C’est vrai, Katia, s’écria Mitia, j’avais compris ton intention, pourtant j’ai accepté ton argent. Méprisez tous un misérable, je l’ai mérité!


– Accusé, dit le président, encore un mot et je vous fais sortir de la salle.


– Cet argent l’a tracassé, reprit Katia avec précipitation, il voulait me le rendre, mais il lui en fallait pour cette créature. Voilà pourquoi il a tué son père, mais il ne m’a rien rendu, il est parti avec elle dans ce village où on l’a arrêté. C’est là qu’il a de nouveau fait la fête, avec l’argent volé. Un jour avant le crime, il m’a écrit cette lettre étant ivre – je l’ai deviné aussitôt – sous l’empire de la colère, et persuadé que je ne la montrerais à personne, même s’il assassinait. Sinon, il ne l’aurait pas écrite. Il savait que je ne voulais pas le perdre par vengeance! Mais lisez, lisez avec attention, je vous en prie, vous verrez qu’il décrit tout à l’avance; comment il tuera son père, où est caché l’argent. Notez surtout cette phrase: «Je tuerai dès qu’Ivan sera parti. Par conséquent, il a prémédité son crime», insinua perfidement Catherine Ivanovna. – On voyait qu’elle avait étudié chaque détail de cette lettre fatale. – À jeun, il ne m’aurait pas écrit, mais voyez, cette lettre constitue un programme!»


Dans son exaltation, elle faisait fi des conséquences possibles, bien qu’elle les eût envisagées peut-être un mois auparavant, quand elle se demandait, tremblante de colère: «Faut-il lire ceci au tribunal?» Maintenant, elle avait brûlé ses vaisseaux. C’est alors que le greffier donna lecture de la lettre, qui produisit une impression accablante. On demanda à Mitia s’il la reconnaissait.


«Oui, oui! et je ne l’aurais pas écrite si je n’avais pas bu!… Nous nous haïssons pour bien des causes, Katia, mais je te jure que malgré ma haine, je t’aimais et que tu ne m’aimais pas!»


Il retomba sur son banc en se tordant les mains.


Le procureur et l’avocat demandèrent à tour de rôle à Catherine Ivanovna pour quels motifs elle avait d’abord dissimulé ce document et déposé dans un tout autre esprit.


«Oui, j’ai menti tout à l’heure, contre mon honneur et ma conscience, mais je voulais le sauver, précisément parce qu’il me haïssait et me méprisait. Oh! il me méprisait, il m’a toujours méprisée, dès l’instant où je l’ai salué jusqu’à terre à cause de cet argent. Je l’ai senti aussitôt, mais je fus longtemps sans le croire. Que de fois j’ai lu dans ses yeux: «Tu es pourtant venue toi-même chez moi.» Oh! il n’avait rien compris, il n’a pas deviné pourquoi j’étais venue, il ne peut soupçonner que la bassesse! Il juge tous les autres d’après lui, dit avec fureur Katia au comble de l’exaltation. Il voulait m’épouser seulement pour mon héritage, rien que pour cela, je m’en suis toujours doutée. C’est un fauve! Il était sûr que toute ma vie je tremblerais de honte devant lui, et qu’il pourrait me mépriser et avoir le dessus, voilà pourquoi il voulait m’épouser! C’est la vérité! J’ai essayé de le vaincre par un amour infini, je voulais même oublier sa trahison, mais il n’a rien compris, rien, rien! Peut-il comprendre quelque chose? C’est un monstre! Je n’ai reçu cette lettre que le lendemain soir, on me l’a apportée du cabaret, et le matin encore j’étais décidée à lui pardonner tout, même sa trahison!»


Le procureur et le président la calmèrent de leur mieux. Je suis sûr qu’eux-mêmes avaient peut-être honte de profiter de son exaltation pour recueillir de tels aveux. On les entendit lui dire: «Nous comprenons votre peine, nous sommes capables de compatir», etc., pourtant, ils arrachaient cette déposition à une femme affolée, en proie à une crise de nerfs. Enfin, avec une lucidité extraordinaire, comme il arrive fréquemment en pareil cas, elle décrivit comment s’était détraquée, dans ces deux mois, la raison d’Ivan Fiodorovitch, obsédé par l’idée de sauver «le monstre et l’assassin», son frère.


«Il se tourmentait, s’exclama-t-elle, il voulait atténuer la faute, en m’avouant que lui-même n’aimait pas son père et avait peut-être désiré sa mort. Oh! C’est une conscience d’élite, voilà la cause de ses souffrances! Il n’avait pas de secrets pour moi, il venait me voir tous les jours comme sa seule amie. J’ai l’honneur d’être sa seule amie! dit-elle d’un ton de défi, les yeux brillants. Il est allé deux fois chez Smerdiakov. Un jour, il vint me dire: «Si ce n’est pas mon frère qui a tué, si c’est Smerdiakov (car on a répandu cette légende), peut-être suis-je aussi coupable, car Smerdiakov savait que je n’aimais pas mon père et pensait peut-être que je désirais sa mort?» C’est alors que je lui ai montré cette lettre; il fut définitivement convaincu de la culpabilité de son frère, il était atterré; il ne pouvait supporter l’idée que son propre frère fût un parricide! Depuis une semaine, ça le rend malade. Ces derniers jours, il avait le délire, j’ai constaté que sa raison se troublait. On l’a entendu divaguer dans les rues. Le médecin que j’ai fait venir de Moscou l’a examiné avant-hier et m’a dit que la fièvre chaude allait se déclarer, et tout cela à cause du monstre! Hier, il a appris la mort de Smerdiakov; ça lui a porté le dernier coup. Tout cela à cause de ce monstre, et afin de le sauver!»


Assurément, on ne peut parler ainsi et faire de tels aveux qu’une fois dans la vie, à ses derniers moments, par exemple, en montant à l’échafaud. Mais cela convenait précisément au caractère de Katia. C’était bien la même jeune fille impétueuse qui avait couru chez un jeune libertin pour sauver son père; la même qui, tout à l’heure, fière et chaste, avait publiquement sacrifié sa pudeur virginale en racontant «la noble action de Mitia», dans le seul dessein d’adoucir le sort qui l’attendait. Et maintenant elle se sacrifiait tout de même, mais pour un autre, ayant peut-être, à cet instant seulement, senti pour la première fois combien cet autre lui était cher. Elle se sacrifiait pour lui dans son effroi, s’imaginant soudain qu’il se perdait par sa déposition, qu’il avait tué au lieu de son frère, elle se sacrifiait afin de le sauver, lui et sa réputation. Une question angoissante se posait: avait-elle calomnié Mitia au sujet de leurs anciennes relations? Non, elle ne mentait pas sciemment, en criant que Mitia la méprisait pour ce salut jusqu’à terre! Elle le croyait, elle était profondément convaincue, depuis ce salut peut-être, que le naïf Mitia, qui l’adorait encore à ce moment, se moquait d’elle et la méprisait. Et seulement par fierté, elle s’était prise pour lui d’un amour outré, par fierté blessée, et cet amour ressemblait à une vengeance. Peut-être cet amour outré serait-il devenu un amour véritable, peut-être Katia ne demandait-elle pas mieux, mais Mitia l’avait offensée jusqu’au fond de l’âme par sa trahison, et cette âme ne pardonnait pas. L’heure de la vengeance avait sonné brusquement, et toute la rancune douloureuse accumulée dans le cœur de la femme offensée s’était exhalée d’un seul coup. En livrant Mitia, elle se livrait elle-même. Dès qu’elle eut achevé, ses nerfs la trahirent, la honte l’envahit. Elle eut une nouvelle crise de nerfs, il fallut l’emporter. À ce moment, Grouchegnka s’élança en criant vers Mitia, si rapidement qu’on n’eut pas le temps de la retenir.


«Mitia, cette vipère t’a perdu! Vous l’avez vue à l’œuvre!» ajouta-t-elle frémissante, en s’adressant aux juges.


Sur un signe du président, on la saisit et on l’emmena. Elle se débattait en tendant les bras à Mitia. Celui-ci poussa un cri, voulut s’élancer vers elle. On le maîtrisa sans peine.


Je pense que les spectatrices demeurèrent satisfaites, le spectacle en valait la peine. Le médecin de Moscou, que le président avait envoyé chercher pour soigner Ivan, vint faire son rapport. Il déclara que le malade traversait une crise des plus dangereuses, qu’on devait l’emmener immédiatement. L’avant-veille, le patient était venu le consulter, mais avait refusé de se soigner, malgré la gravité de son état. «Il m’avoua qu’il avait des hallucinations, qu’il rencontrait des morts dans la rue, que Satan lui rendait visite tous les soirs», conclut le fameux spécialiste.


La lettre de Catherine Ivanovna fut ajoutée aux pièces à conviction. La cour, en ayant délibéré, décida de poursuivre les débats et de mentionner au procès-verbal les dépositions inattendues de Catherine Ivanovna et d’Ivan Fiodorovitch.


Les dépositions des derniers témoins ne firent que confirmer les précédentes, mais avec certains détails caractéristiques. D’ailleurs, le réquisitoire, auquel nous arrivons, les résume toutes. Les derniers incidents avaient surexcité les esprits; on attendait avec une impatience fiévreuse les discours et le verdict. Les révélations de Catherine Ivanovna avaient atterré Fétioukovitch. En revanche, le procureur triomphait. Il y eut une suspension d’audience qui dura environ une heure. À huit heures précises, je crois, le procureur commença son réquisitoire.

VI. Le réquisitoire. Caractéristique

Hippolyte Kirillovitch prit la parole avec un tremblement nerveux, le front et les tempes baignés d’une sueur froide, le corps parcouru de frissons, comme il le raconta ensuite. Il regardait ce discours comme son chef-d’œuvre [194], son chant du cygne, et mourut poitrinaire neuf mois plus tard, justifiant ainsi cette comparaison. Il y mit tout son cœur et toute l’intelligence dont il était capable, dévoilant un sens civique inattendu et de l’intérêt pour les questions «brûlantes». Il séduisit surtout par la sincérité; il croyait réellement à la culpabilité de l’accusé et ne requérait pas seulement par ordre, en vertu de ses fonctions, mais animé du désir de «sauver la société». Même les dames, pourtant hostiles à Hippolyte Kirillovitch, convinrent de la vive impression qu’il avait produite. Il commença d’une voix saccadée, qui s’affermit bientôt et résonna dans la salle entière, jusqu’à la fin. Mais à peine avait-il achevé son réquisitoire qu’il faillit s’évanouir.


«Messieurs les jurés, cette affaire a eu du retentissement dans toute la Russie. Au fond, avons-nous lieu d’être surpris, de nous épouvanter? Ne sommes-nous pas habitués à toutes ces choses? Ces affaires sinistres ne nous émeuvent presque plus, hélas! C’est notre apathie, messieurs, qui doit faire horreur, et non le forfait de tel ou tel individu. D’où vient que nous réagissons si faiblement devant des phénomènes qui nous présagent un sombre avenir? Faut-il attribuer cette indifférence au cynisme, à l’épuisement précoce de la raison et de l’imagination de notre société, si jeune encore, mais déjà débile; au bouleversement de nos principes moraux ou à l’absence totale de ces principes? Je laisse en suspens ces questions, qui n’en sont pas moins angoissantes et sollicitent l’attention de chaque citoyen. Notre presse, aux débuts si timides encore, a pourtant rendu quelques services à la société, car, sans elle, nous ne connaîtrions pas la licence effrénée et la démoralisation qu’elle révèle sans cesse à tous, et non aux seuls visiteurs des audiences devenues publiques sous le présent règne. Et que lisons-nous dans les journaux? Oh! des atrocités devant lesquelles l’affaire actuelle elle-même pâlit et paraît presque banale. La plupart de nos causes criminelles attestent une sorte de perversité générale, entrée dans nos mœurs et difficile à combattre en tant que fléau social. Ici, c’est un jeune et brillant officier de la haute classe qui assassine sans remords un modeste fonctionnaire, dont il était l’obligé, et sa servante, afin de reprendre une reconnaissance de dette. Et il vole en même temps l’argent: «Cela servira à mes plaisirs.» Son crime accompli, il s’en va, après avoir mis un oreiller sous la tête des victimes. Ailleurs, un jeune héros, décoré pour sa bravoure, égorge comme un brigand, sur la grande route, la mère de son chef, et, pour persuader ses complices, leur assure que «cette femme l’aime comme un fils, qu’elle se fie à lui et, par conséquent, ne prendra pas de précautions». Ce sont des monstres, mais je n’ose dire qu’il s’agisse de cas isolés. Un autre, sans aller jusqu’au crime, pense de même et est tout aussi infâme dans son for intérieur. En tête à tête avec sa conscience, il se demande peut-être: «L’honneur n’est-il pas un préjugé?» On m’objectera que je calomnie notre société, que je déraisonne, que j’exagère. Soit, je ne demanderais pas mieux que de me tromper. Ne me croyez pas, considérez-moi comme un malade, mais rappelez-vous mes paroles; même si je ne dis que la vingtième partie de la vérité, c’est à faire frémir! Regardez combien il y a de suicides parmi les jeunes gens! Et ils se tuent sans se demander, comme Hamlet, ce qu’il y aura «ensuite»; la question de l’immortalité de l’âme, de la vie future n’existe pas pour eux. Voyez notre corruption, nos débauchés. Fiodor Pavlovitch, la malheureuse victime de cette affaire, paraît un enfant innocent à côté d’eux. Or, nous l’avons tous connu, il vivait parmi nous… Oui, la psychologie du crime en Russie sera peut-être étudiée un jour par des esprits éminents, tant chez nous qu’en Europe, car le sujet en vaut la peine. Mais cette étude aura lieu après coup, à loisir, quand l’incohérence tragique de l’heure actuelle, n’étant plus qu’un souvenir, pourra être analysée plus impartialement que je ne suis capable de le faire. Pour le moment, nous nous effrayons ou nous feignons de nous effrayer, tout en savourant ce spectacle, ces sensations fortes qui secouent notre cynique oisiveté; ou bien nous nous cachons, comme des enfants, la tête sous l’oreiller à la vue de ces fantômes qui passent, pour les oublier ensuite dans la joie et dans les plaisirs. Mais un jour ou l’autre il faudra réfléchir, faire notre examen de conscience, nous rendre compte de notre état social. À la fin d’un de ses chefs-d’œuvre, un grand écrivain de la période précédente, comparant la Russie à une fougueuse troïka, qui galope vers un but inconnu, s’écrie: «Ah! troïka, rapide comme l’oiseau, qui donc t’a inventée?» Et, dans un élan d’enthousiasme, il ajoute que devant cette troïka emportée, tous les peuples s’écartent respectueusement [195]. Soit, messieurs, je le veux bien, mais, à mon humble avis, le génial artiste a cédé à un accès d’idéalisme naïf, à moins que peut-être il n’ait craint la censure de l’époque. Car, en n’attelant que ses héros à sa troïka, les Sabakévitch, les Nozdriov, les Tchitchikov, quel que soit le voiturier, Dieu sait où nous mèneraient de pareils coursiers! Et ce sont là les coursiers d’autrefois; nous avons mieux encore…»


Ici, le discours d’Hippolyte Kirillovitch fut interrompu par des applaudissements. Le libéralisme du symbole de la troïka russe plut. À vrai dire, les applaudissements furent clairsemés, de sorte que le président ne jugea même pas nécessaire de menacer le public de «faire évacuer» la salle. Pourtant, Hippolyte Kirillovitch fut réconforté: on ne l’avait jamais applaudi! On avait refusé de l’écouter durant tant d’années, et tout à coup il pouvait se faire entendre de toute la Russie!


«Qu’est-ce donc que cette famille Karamazov, qui a acquis soudain une si triste célébrité? J’exagère peut-être, mais il me semble qu’elle résume certains traits fondamentaux de notre société contemporaine, à l’état microscopique, «comme une goutte d’eau résume le soleil». Voyez ce vieillard débauché, ce «père de famille» qui a fini si tristement. Gentilhomme de naissance mais ayant débuté dans la vie comme chétif parasite, un mariage imprévu lui procure un petit capital; d’abord vulgaire fripon et bouffon obséquieux, c’est avant tout un usurier. Avec le temps, à mesure qu’il s’enrichit, il prend de l’assurance. L’humilité et la flagornerie disparaissent, il ne reste qu’un cynique méchant et railleur, un débauché. Nul sens moral, une soif de vivre inextinguible. À part les plaisirs sensuels, rien n’existe, voilà ce qu’il enseigne à ses enfants. En tant que père, il ne reconnaît aucune obligation morale, il s’en moque, laisse ses jeunes enfants aux mains des domestiques et se réjouit quand on les emmène. Il les oublie même totalement. Toute sa morale se résume dans ce mot: après moi, le déluge! [196] C’est le contraire d’un citoyen, il se détache complètement de la société: «Périsse le monde, pourvu que je me trouve bien, moi seul.» Et il se trouve bien, il est tout à fait content, il veut mener cette vie encore vingt ou trente ans. Il frustre son fils, et avec son argent, l’héritage de sa mère qu’il refuse de lui remettre, il cherche à lui souffler sa maîtresse. Non, je ne veux pas abandonner la défense de l’accusé à l’éminent avocat venu de Pétersbourg. Moi aussi je dirai la vérité, moi aussi je comprends l’indignation accumulée dans le cœur de ce fils. Mais assez sur ce malheureux vieillard: il a reçu sa rétribution. Rappelons-nous, pourtant, que c’était un père, et un père moderne. Est-ce calomnier la société que de dire qu’il y en a beaucoup comme lui? Hélas! la plupart d’entre eux ne s’expriment pas avec autant de cynisme, car ils sont mieux élevés, plus instruits, mais au fond ils ont la même philosophie. Admettons que je sois pessimiste. Il est entendu que vous me pardonnerez. Ne me croyez pas, mais laissez-moi m’expliquer, vous vous rappellerez certaines de mes paroles.


«Voyons les fils de cet homme. L’un est devant nous, au banc des accusés; je serai bref sur les autres. L’aîné de ceux-ci est un jeune homme moderne, fort instruit et fort intelligent, qui ne croit à rien pourtant et a déjà renié bien des choses, comme son père. Nous l’avons tous entendu, il était reçu amicalement dans notre société. Il ne cachait pas ses opinions, bien au contraire, ce qui m’enhardit à parler maintenant de lui avec quelque franchise, tout en ne l’envisageant qu’en tant que membre de la famille Karamazov. Hier, tout au bout de la ville, s’est suicidé un malheureux idiot, impliqué étroitement dans cette affaire, ancien domestique et peut-être fils naturel de Fiodor Pavlovitch, Smerdiakov. Il m’a raconté en larmoyant, à l’instruction, que ce jeune Karamazov, Ivan Fiodorovitch, l’avait épouvanté par son nihilisme moral: «D’après lui, tout est permis, et rien dorénavant ne doit être défendu, voilà ce qu’il m’enseignait.» Cette doctrine a dû achever de déranger l’esprit de l’idiot, bien qu’assurément sa maladie et le terrible drame survenu dans la maison lui aient aussi troublé le cerveau. Mais cet idiot est l’auteur d’une remarque qui eût fait honneur à un observateur plus intelligent, voilà pourquoi j’ai parlé de lui. «S’il y a, m’a-t-il dit, un des fils de Fiodor Pavlovitch qui lui ressemble davantage par le caractère, c’est Ivan Fiodorovitch!» Sur cette remarque, j’interromps ma caractéristique, estimant qu’il serait indélicat de continuer. Oh! je ne veux pas tirer des conclusions et pronostiquer uniquement la ruine à cette jeune destinée. Nous avons vu aujourd’hui que la vérité est encore puissante dans son jeune cœur, que les sentiments familiaux ne sont pas encore étouffés en lui par l’irréligion et le cynisme des idées, inspirés davantage par l’hérédité que par la véritable souffrance morale.


«Le plus jeune, encore adolescent, est pieux et modeste; à l’inverse de la doctrine sombre et dissolvante de son frère, il se rapproche des «principes populistes», ou de ce qu’on appelle ainsi dans certains milieux intellectuels. Il s’est attaché à notre monastère, a même failli prendre l’habit. Il incarne, me semble-t-il, inconsciemment, le fatal désespoir qui pousse une foule de gens, dans notre malheureuse société – par crainte du cynisme corrupteur et parce qu’ils attribuent faussement tous nos maux à la culture occidentale – à retourner, comme ils disent, «au sol natal», à se jeter, pour ainsi parler, dans les bras de la terre natale, comme des enfants effrayés par les fantômes se réfugient sur le sein tari de leur mère pour s’endormir tranquillement et échapper aux visions qui les épouvantent. Quant à moi, je forme les meilleurs vœux pour cet adolescent si bien doué, je souhaite que ses nobles sentiments et ses aspirations vers les principes populistes ne dégénèrent pas par la suite, comme il arrive fréquemment, en un sombre mysticisme au point de vue moral, en un stupide chauvinisme au point de vue civique, deux idéals qui menacent la nation de maux encore plus graves, peut-être, que cette perversion précoce, provenant d’une fausse compréhension de la culture occidentale dont souffre son frère.»


Le chauvinisme et le mysticisme recueillirent quelques applaudissements. Sans doute, Hippolyte Kirillovitch s’était laissé entraîner, et toutes ces divagations ne cadraient guère avec l’affaire, mais ce poitrinaire aigri avait trop envie de se faire entendre, au moins une fois dans sa vie. On raconta ensuite qu’en faisant d’Ivan Fiodorovitch un portrait tiré au noir, il avait obéi à un sentiment peu délicat: battu une ou deux fois par celui-ci dans des discussions en public, il voulait maintenant se venger. J’ignore si cette assertion était justifiée. D’ailleurs, tout cela n’était qu’une simple entrée en matière.


«Le troisième fils de cette famille moderne est sur le banc des accusés. Sa vie et ses exploits se déroulent devant nous; l’heure est venue où tout s’étale au grand jour. À l’inverse de ses frères, dont l’un est un «occidentaliste» et l’autre un «populiste», il représente la Russie à l’état naturel, mais Dieu merci, pas dans son intégrité! Et pourtant la voici, notre Russie, on la sent, on l’entend en lui, la chère petite mère. Il y a en nous un étonnant alliage de bien et de mal; nous aimons Schiller et la civilisation, mais nous faisons du tapage dans les cabarets et nous traînons par la barbe nos compagnons d’ivresse. Il nous arrive d’être excellents, mais seulement lorsque tout va bien pour nous. Nous nous enflammons pour les plus nobles idéals, à condition de les atteindre sans peine et que cela ne nous coûte rien. Nous n’aimons pas à payer, mais nous aimons beaucoup à recevoir. Faites-nous la vie heureuse, donnez-nous les coudées franches et vous verrez comme nous serons gentils. Nous ne sommes pas avides, certes, mais donnez-nous le plus d’argent possible, et vous verrez avec quel mépris pour le vil métal nous le dissiperons en une nuit d’orgie. Et si l’on nous refuse l’argent, nous montrerons comment nous savons nous en procurer au besoin. Mais procédons par ordre. Nous voyons d’abord le pauvre enfant abandonné «nu-pieds dans l’arrière-cour», selon l’expression de notre respectable concitoyen, d’origine étrangère, hélas! Encore un coup, je n’abandonne à personne la défense du prévenu. Je suis à la fois son accusateur et son avocat. Nous sommes humains, que diantre, et apprécions comme il sied l’influence des premières impressions d’enfance sur le caractère. Mais l’enfant devient un jeune homme, le voici officier; ses violences et une provocation en duel le font exiler dans une ville frontière. Naturellement, il fait la fête, mène la vie à grandes guides. Il a surtout besoin d’argent, et après de longues discussions transige avec son père pour six mille roubles. Il existe, remarquez-le bien, une lettre de lui où il renonce presque au reste et termine, pour cette somme, le différend au sujet de l’héritage. C’est alors qu’il fait la connaissance d’une jeune fille cultivée, et d’un très noble caractère. Je n’entrerai pas dans les détails, vous venez de les entendre: il s’agit d’honneur et d’abnégation, je me tais. L’image du jeune homme frivole et corrompu, mais s’inclinant devant la véritable noblesse, devant une idée supérieure, nous est apparue des plus sympathiques. Mais ensuite, dans cette même salle, on nous a montré le revers de la médaille. Je n’ose pas me lancer dans des conjectures et je m’abstiens d’analyser les causes. Ces causes n’en existent pas moins. Cette même personne, avec les larmes d’une indignation longtemps refoulée, nous déclare qu’il l’a méprisée pour son élan imprudent, impétueux, peut-être, mais noble et généreux. Devenu son fiancé, il a eu pour elle un sourire railleur qu’elle aurait peut-être supporté d’un autre, mais pas de lui. Sachant qu’il l’a trahie (car il pensait pouvoir tout se permettre à l’avenir, même la trahison), sachant cela, elle lui remet trois mille roubles en lui donnant à entendre clairement qu’elle devine ses intentions. «Eh bien! les prendras-tu, oui ou non, en auras-tu le courage?» lui dit son regard pénétrant. Il la regarde, comprend parfaitement sa pensée (lui-même l’a avoué devant vous), puis il s’approprie ces trois mille roubles et les dépense en deux jours avec son nouvel amour. Que croire? La première légende, le noble sacrifice de ses dernières ressources et l’hommage à la vertu, ou le revers de la médaille, la bassesse de cette conduite? Dans les cas ordinaires, il convient de chercher la vérité entre les extrêmes; ce n’est pas le cas ici. Très probablement, il s’est montré aussi noble la première fois que vil la seconde. Pourquoi? Parce que nous sommes une «nature large», un Karamazov – voilà où je veux en venir – capable de réunir tous les contrastes et de contempler à la fois deux abîmes, celui d’en haut, l’abîme des sublimes idéals, et celui d’en bas, l’abîme de la plus ignoble dégradation. Rappelez-vous la brillante idée formulée tout à l’heure par Mr Rakitine, le jeune observateur, qui a étudié de près toute la famille Karamazov: «La conscience de la dégradation est aussi indispensable à ces natures effrénées que la conscience de la noblesse morale.» Rien n’est plus vrai; ce mélange contre nature leur est constamment nécessaire. Deux abîmes, messieurs, deux abîmes simultanément, sinon nous ne sommes pas satisfaits, il manque quelque chose à notre existence. Nous sommes larges, larges, comme notre mère la Russie, nous nous accommodons de tout. À propos, messieurs les jurés, nous venons de parler de ces trois mille roubles et je me permets d’anticiper un peu. Imaginez-vous qu’avec ce caractère, ayant reçu cet argent au prix d’une telle honte, de la dernière humiliation, imaginez-vous que le jour même il ait pu soi-disant en distraire la moitié, la coudre dans un sachet et avoir ensuite la constance de la porter tout un mois sur la poitrine, malgré la gêne et les tentations! Ni lors de ses orgies dans les cabarets, ni lorsqu’il lui fallut quitter la ville pour se procurer chez Dieu sait qui l’argent nécessaire, afin de soustraire sa bien-aimée aux séductions de son père, de son rival, il n’ose toucher à cette réserve. Ne fût-ce que pour ne pas laisser son amie exposée aux intrigues du vieillard dont il était si jaloux, il aurait dû défaire son sachet et monter la garde autour d’elle, attendant le moment où elle lui dirait: «Je suis à toi», pour l’emmener loin de ce fatal milieu. Mais non, il n’a pas recours à son talisman, et sous quel prétexte? Le premier prétexte, nous l’avons dit, était qu’il lui fallait de l’argent, au cas où son amie voudrait partir avec lui. Mais ce premier prétexte, d’après les propres paroles de l’accusé, a fait place à un autre. «Tant, dit-il que je porte cet argent sur moi, je suis un misérable, mais non un voleur», car je puis toujours aller trouver ma fiancée, et en lui présentant la moitié de la somme que je me suis frauduleusement appropriée, lui dire: «Tu vois, j’ai dissipé la moitié de ton argent et prouvé que je suis un homme faible et sans conscience et, si tu veux, un misérable (j’emploie les termes de l’accusé), mais non un voleur, car alors je ne t’aurais pas rapporté cette moitié, je me la serais appropriée comme la première.» Singulière explication! Ce forcené sans caractère, qui n’a pu résister à la tentation d’accepter trois mille roubles dans des conditions aussi honteuses, fait preuve soudain d’une fermeté stoïque et porte mille roubles à son cou sans oser y toucher! Cela cadre-t-il avec le caractère que nous avons analysé? Non, et je me permets de vous raconter comment le vrai Dmitri Karamazov aurait procédé s’il s’était vraiment décidé à coudre son argent dans un sachet. À la première tentation, ne fût-ce que pour faire plaisir à sa dulcinée, avec laquelle il avait déjà dépensé la moitié de l’argent, il aurait décousu le sachet et prélevé, mettons cent roubles pour la première fois, car à quoi bon rapporter nécessairement la moitié? quatorze cents roubles suffisent: «Je suis un misérable et non un voleur, car je rendrai quatorze cents roubles; un voleur eût tout gardé.» Quelque temps après, il aurait retiré un second billet, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’à l’avant-dernier, à la fin du mois: «Je suis un misérable, mais non un voleur. J’ai dépensé vingt-neuf billets, je restituerai le trentième, un voleur n’agirait pas ainsi.» Mais cet avant-dernier billet disparu à son tour, il aurait regardé le dernier en se disant: «Ce n’est plus la peine, dépensons celui-là comme les autres!» Voilà comment aurait procédé le véritable Dmitri Karamazov, tel que nous le connaissons! Quant à la légende du sachet, elle est en contradiction absolue avec la réalité. On peut tout supposer, excepté cela. Mais nous y reviendrons.»


Après avoir exposé dans l’ordre tout ce que l’instruction connaissait des discussions d’intérêts et des rapports du père et du fils, en concluant de nouveau qu’il était tout à fait impossible d’établir, au sujet de la division de l’héritage, lequel avait fait tort à l’autre, Hippolyte Kirillovitch, à propos de ces trois mille roubles devenus une idée fixe dans l’esprit de Mitia, rappela l’expertise médicale.

VII. Aperçu historique

«L’expertise médicale a voulu nous prouver que l’accusé n’a pas toute sa raison, que c’est un maniaque. Je soutiens qu’il a sa raison, mais que c’est un malheur pour lui: car s’il ne l’avait pas, il aurait peut-être fait preuve de plus d’intelligence. Je le reconnaîtrais volontiers pour maniaque, mais sur un point seulement, signalé par l’expertise, sa manière de voir au sujet de ces trois mille roubles dont son père l’aurait frustré. Néanmoins son exaspération à ce propos peut s’expliquer beaucoup plus simplement que par une propension à la folie. Je partage entièrement l’opinion du jeune praticien, selon lequel l’accusé jouit et jouissait de toutes ses facultés, n’était qu’exaspéré et aigri. J’estime que ces trois mille roubles ne faisaient pas l’objet de sa constante exaltation, qu’une autre cause excitait sa colère; cette cause, c’est la jalousie!»


Ici, Hippolyte Kirillovitch s’étendit sur la fatale passion de l’accusé pour Grouchegnka. Il commença au moment où l’accusé s’était rendu chez «la jeune personne» pour «la battre», suivant son expression; mais au lieu de cela, il resta à ses pieds, ce fut le début de cet amour. En même temps, cette personne est remarquée par le père de l’accusé: coïncidence fatale et surprenante, car ces deux cœurs s’enflammèrent à la fois d’une passion effrénée, en vrais Karamazov, bien qu’ils connussent auparavant la jeune femme. Nous possédons l’aveu de celle-ci: «Je me jouais, dit-elle, de l’un et de l’autre.» Oui, cette intention lui vint tout à coup à l’esprit, et finalement les deux hommes furent ensorcelés par elle. Le vieillard, qui adorait l’argent, prépara trois mille roubles, seulement pour qu’elle vînt chez lui, et bientôt il en arriva à s’estimer heureux si elle consentait à l’épouser. Nous avons des témoignages formels à cet égard. Quant à l’accusé, nous connaissons la tragédie qu’il a vécue. Mais tel était le «jeu» de la jeune personne. Cette sirène n’a donné aucun espoir au malheureux, si ce n’est au dernier moment, alors que, à genoux devant elle, il lui tendait les bras. «Envoyez-moi au bagne avec lui, c’est moi qui l’ai poussé, je suis la coupable!» criait-elle avec un sincère repentir lors de l’arrestation. Mr Rakitine, le jeune homme de talent, que j’ai déjà cité et qui a entrepris de décrire cette affaire, définit en quelques phrases concises le caractère de l’héroïne: «Un désenchantement précoce, la trahison et l’abandon du fiancé qui l’avait séduite, puis la pauvreté, la malédiction d’une honnête famille, enfin la protection d’un riche vieillard, que d’ailleurs elle regarde encore comme son bienfaiteur. Dans ce jeune cœur, peut-être enclin au bien, la colère s’est amassée, elle est devenue calculatrice, elle aime à thésauriser; elle se raille de la société et lui garde rancune.» Cela explique qu’elle ait pu se jouer de l’un et de l’autre par méchanceté pure. Durant ce mois où l’accusé aime sans espoir, dégradé par sa trahison et sa malhonnêteté, il est en outre affolé, exaspéré par une jalousie incessante envers son père. Et pour comble, le vieillard insensé s’efforce de séduire l’objet de sa passion au moyen de ces trois mille roubles que son fils lui réclame comme l’héritage de sa mère. Oui, je conviens que la pilule est amère! Il y avait de quoi devenir maniaque. Et ce n’était pas l’argent qui importait, mais le cynisme répugnant qui conspirait contre son bonheur, avec cet argent même!»


Ensuite Hippolyte Kirillovitch aborda la genèse du crime dans l’esprit de l’accusé, en s’appuyant sur les faits.


«D’abord, nous nous bornons à brailler dans les cabarets durant tout ce mois. Nous exprimons volontiers tout ce qui nous passe par la tête, même les idées les plus subversives; nous sommes expansif, mais, on ne sait pourquoi, nous exigeons que nos auditeurs nous témoignent une entière sympathie, prennent part à nos peines, fassent chorus, ne nous gênent en rien. Sinon gare à eux! (Suivait l’anecdote du capitaine Sniéguiriov.) Ceux qui ont vu et entendu l’accusé durant ce mois eurent finalement l’impression qu’il ne s’en tiendrait pas à de simples menaces contre son père, et que, dans son exaspération, il était capable de les réaliser. (Ici le procureur décrivit la réunion de famille au monastère, les conversations avec Aliocha et la scène scandaleuse chez Fiodor Pavlovitch, chez qui l’accusé avait fait irruption après dîner.) Je ne suis pas sûr, poursuivit Hippolyte Kirillovitch, qu’avant cette scène l’accusé eût déjà résolu de supprimer son père. Mais cette idée lui était déjà venue: les faits, les témoins et son propre aveu le prouvent. J’avoue, messieurs les jurés, que jusqu’à ce jour j’hésitais à croire à la préméditation complète. J’étais persuadé qu’il avait envisagé à plusieurs reprises ce moment fatal, mais sans préciser la date et les circonstances de l’exécution. Mon hésitation a cessé en présence de ce document accablant, communiqué aujourd’hui au tribunal par Mlle Verkhovtsev. Vous avez entendu, messieurs, son exclamation: «C’est le plan, le programme de l’assassinat!» Voilà comment elle a défini cette malheureuse lettre d’ivrogne. En effet, cette lettre établit la préméditation. Elle a été écrite deux jours avant le crime, et nous savons qu’à ce moment, avant la réalisation de son affreux projet, l’accusé jurait que s’il ne trouvait pas à emprunter le lendemain, il tuerait son père pour prendre l’argent sous son oreiller, «dans une enveloppe, ficelée d’une faveur rose, dès qu’Ivan serait parti». Vous entendez: «dès qu’Ivan serait parti»; par conséquent, tout est combiné, et tout s’est passé comme il l’avait écrit. La préméditation ne fait aucun doute, le crime avait le vol pour mobile, c’est écrit et signé. L’accusé ne renie pas sa signature. On dira: c’est la lettre d’un ivrogne. Cela n’atténue rien, au contraire: il a écrit, étant ivre, ce qu’il avait combiné à l’état lucide. Sinon, il se serait abstenu d’écrire. «Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi a-t-il crié son projet dans les cabarets? celui qui prémédite un tel acte se tait et garde son secret.» C’est vrai, mais alors il n’avait que des velléités, son intention mûrissait. Par la suite, il s’est montré plus réservé à cet égard. Le soir où il écrivit cette lettre, après s’être enivré au cabaret «À la Capitale», il resta silencieux par exception, se tint à l’écart sans jouer au billard, se bornant à houspiller un commis de magasin, mais inconsciemment, cédant à une habitude invétérée. Certes, une fois résolu à agir, l’accusé devait appréhender de s’être trop vanté en public de ses intentions, et que cela pût servir de preuve contre lui, quand il exécuterait son plan. Mais que faire? Il ne pouvait rattraper ses paroles et espérait s’en tirer encore cette fois. Nous nous fiions à notre étoile, messieurs! Il faut reconnaître qu’il a fait de grands efforts avant d’en arriver là, et pour éviter un dénouement sanglant: «Je demanderai de l’argent à tout le monde, écrit-il dans sa langue originale, et si l’on m’en refuse, le sang coulera.» De nouveau, nous le voyons agir à l’état lucide comme il l’avait écrit étant ivre!»


Ici Hippolyte Kirillovitch décrivit en détail les tentatives de Mitia pour se procurer de l’argent, pour éviter le crime. Il relata ses démarches auprès de Samsonov, sa visite à Liagavi.


«Éreinté, mystifié, affamé, ayant vendu sa montre pour les frais du voyage (tout en portant quinze cents roubles sur lui, soi-disant), tourmenté par la jalousie au sujet de sa bien-aimée qu’il a laissée en ville, soupçonnant qu’en son absence elle peut aller trouver Fiodor Pavlovitch, il revient enfin. Dieu soit loué! Elle n’y a pas été. Lui-même l’accompagne chez son protecteur Samsonov. (Chose étrange, nous ne sommes pas jaloux de Samsonov, et c’est là un détail caractéristique!) Il court à son poste d’observation «sur les derrières» et, là, il apprend que Smerdiakov a eu une crise, que l’autre domestique est malade; le champ est libre, les «signaux» sont dans ses mains, quelle tentation! Néanmoins, il résiste; il se rend chez une personne respectée de tous, Mme Khokhlakov. Cette dame, qui compatit depuis longtemps à son sort, lui donne le plus sage des conseils: renoncer à faire la fête, à cet amour scandaleux, à ces flâneries dans les cabarets, où se gaspille sa jeune énergie, et partir pour les mines d’or, en Sibérie: «Là-bas est le dérivatif aux forces qui bouillonnent en vous, à votre caractère romanesque, avide d’aventures.»


Après avoir décrit l’issue de l’entretien et le moment où l’accusé apprit tout à coup que Grouchegnka n’était pas restée chez Samsonov, ainsi que la fureur du malheureux jaloux, à l’idée qu’elle le trompait et se trouvait maintenant chez Fiodor Pavlovitch, Hippolyte Kirillovitch conclut, en faisant remarquer la fatalité de cet incident:


«Si la domestique avait eu le temps de lui dire que sa dulcinée était à Mokroïé avec son premier amant, rien ne serait arrivé. Mais elle était bouleversée, elle jura ses grands dieux, et si l’accusé ne la tua pas sur place, c’est parce qu’il s’élança à la poursuite de l’infidèle. Mais notez ceci: tout en étant hors de lui, il s’empare d’un pilon de cuivre. Pourquoi précisément un pilon? Pourquoi pas une autre arme? Mais si nous nous préparons à cette scène envisagée depuis un mois, que quelque chose ressemblant à une arme se présente, nous nous en emparons aussitôt. Depuis un mois, nous nous disions qu’un objet de ce genre peut servir d’arme. Aussi n’avons-nous pas hésité. Par conséquent, l’accusé savait ce qu’il faisait en se saisissant de ce fatal pilon. Le voici dans le jardin de son père, le champ est libre, pas de témoins, une obscurité profonde et la jalousie. Le soupçon qu’elle est ici, dans les bras de son rival et se moque peut-être de lui à cet instant, s’empare de son esprit. Et non seulement le soupçon, il s’agit bien de cela, la fourberie saute aux yeux: elle est ici, dans cette chambre où il y a de la lumière, elle est chez lui, derrière le paravent, et le malheureux se glisse vers la fenêtre, regarde avec déférence, se résigne et s’en va sagement pour ne pas faire un malheur, pour éviter l’irréparable; et on veut nous faire croire cela, à nous qui connaissons le caractère de l’accusé, qui comprenons son état d’esprit révélé par les faits, surtout alors qu’il était au courant des signaux permettant de pénétrer aussitôt dans la maison!»


À ce propos, Hippolyte Kirillovitch abandonna provisoirement l’accusation et jugea nécessaire de s’étendre sur Smerdiakov, afin de liquider l’épisode des soupçons dirigés contre lui et d’en finir une fois pour toutes avec cette idée. Il ne négligea aucun détail et tout le monde comprit que, malgré le dédain qu’il témoignait pour cette hypothèse, il la considérait pourtant comme très importante.

VIII. Dissertation sur Smerdiakov

«D’abord, d’où vient la possibilité d’un pareil soupçon? Le premier qui a dénoncé Smerdiakov est l’accusé lui-même, lors de son arrestation; pourtant, jusqu’à ce jour, il n’a pas présenté le moindre fait à l’appui de cette inculpation, ni même une allusion tant soit peu vraisemblable à un fait quelconque. Ensuite, trois personnes seulement confirment ses dires: ses deux frères et Mme Sviétlov. Mais l’aîné a formulé ce soupçon seulement aujourd’hui, au cours d’un accès de démence et de fièvre chaude; auparavant, durant ces deux mois, il était persuadé de la culpabilité de son frère et n’a même pas cherché à combattre cette idée. D’ailleurs, nous y reviendrons. Le cadet déclare n’avoir aucune preuve confirmant son idée de la culpabilité de Smerdiakov et s’appuie uniquement sur les paroles de l’accusé et «l’expression de son visage»; il a proféré deux fois tout à l’heure cet argument extraordinaire. Mme Sviétlov s’est exprimée d’une façon peut-être encore plus étrange: «Vous pouvez croire l’accusé, il n’est pas homme à mentir.» Voilà toutes les charges alléguées contre Smerdiakov par ces trois personnes qui ne sont que trop intéressées au sort du prévenu. Et pourtant l’accusation contre Smerdiakov a circulé et persiste: peut-on vraiment y ajouter foi?»


Ici, Hippolyte Kirillovitch jugea nécessaire d’esquisser le caractère de Smerdiakov, «qui a mis fin à ses jours dans une crise de folie». Il le représenta comme un être faible, à l’instruction rudimentaire, dérouté par des idées philosophiques au-dessus de sa portée, effrayé de certaines doctrines modernes sur le devoir et l’obligation morale, que lui inculquaient – en pratique – par sa vie insouciante, son maître Fiodor Pavlovitch, peut-être son père, et – en théorie – par des entretiens philosophiques bizarres, le fils aîné du défunt, Ivan Fiodorovitch, qui goûtait ce divertissement, sans aucun doute par ennui ou par besoin de raillerie.


«Il m’a décrit lui-même son état d’esprit, les derniers jours qu’il passa dans la maison de son maître, expliqua Hippolyte Kirillovitch; mais d’autres personnes attestent la chose: l’accusé, son frère et même le domestique Grigori, c’est-à-dire tous ceux qui devaient le connaître de près. En outre, atteint d’épilepsie, Smerdiakov était «peureux comme une poule». «Il tombait à mes pieds et les baisait», nous a déclaré l’accusé, alors qu’il ne comprenait pas encore le préjudice que pouvait lui causer cette déclaration; «c’est une poule épileptique», disait-il de lui dans sa langue pittoresque. Et voilà que l’accusé (lui-même l’atteste) en fait son homme de confiance et l’intimide au point qu’il consent enfin à lui servir d’espion et de rapporteur. Dans ce rôle de mouchard, il trahit son maître, révèle à l’accusé l’existence de l’enveloppe aux billets et les signaux grâce auxquels on peut arriver jusqu’à lui; d’ailleurs, pouvait-il faire autrement! «Il me tuera, je m’en rendais bien compte», disait-il en tremblant pendant l’instruction, bien que son bourreau fût déjà arrêté et hors d’état de le molester. «Il me soupçonnait à chaque instant et moi, glacé de terreur, je m’empressais, pour apaiser sa colère, de lui communiquer tous les secrets, afin de prouver ma bonne foi et d’avoir la vie sauve.» Telles sont ses paroles, je les ai notées. «Quand il criait après moi, il m’arrivait de me jeter à ses pieds.» Très honnête de nature, jouissant de la confiance de son maître, qui avait constaté cette honnêteté lorsque son domestique lui rendit l’argent qu’il avait perdu, le malheureux Smerdiakov a dû éprouver un profond repentir de sa trahison envers celui qu’il aimait comme son bienfaiteur. Suivant les observations de psychiatres éminents, les épileptiques gravement atteints ont la manie de s’accuser eux-mêmes. La conscience de leur culpabilité les tourmente, ils éprouvent des remords, souvent sans motif, exagèrent leurs fautes, se forgent même des crimes imaginaires. Il leur arrive parfois de devenir criminels sous l’influence de la peur, de l’intimidation. En outre, vu les circonstances, Smerdiakov pressentait un malheur. Lorsque le fils aîné de Fiodor Pavlovitch, Ivan Fiodorovitch, partit pour Moscou, le jour même du drame, il le supplia de rester, mais sans oser, avec sa lâcheté habituelle, lui faire part de ses craintes d’une façon catégorique. Il se borna à des allusions qui ne furent pas comprises. Il faut noter que, pour Smerdiakov, Ivan Fiodorovitch représentait comme une défense, une garantie que rien de fâcheux n’arriverait tant qu’il serait là. Rappelez-vous l’expression de Dmitri Karamazov dans sa lettre d’ivrogne: «Je tuerai le vieux, pourvu qu’Ivan parte.» Par conséquent, la présence d’Ivan Fiodorovitch paraissait à tous garantir l’ordre et le calme dans la maison. Il part, et Smerdiakov, une heure après environ, a une crise d’ailleurs fort compréhensible. Il faut mentionner ici que, en proie à la peur et à une sorte de désespoir, Smerdiakov, les derniers jours, sentait particulièrement la possibilité d’une crise prochaine, qui se produisait toujours aux heures d’anxiété et de vive émotion. On ne peut pas évidemment deviner le jour et l’heure de ces attaques, mais tout épileptique peut en ressentir les symptômes. Ainsi parle la médecine. Un peu après le départ d’Ivan Fiodorovitch, Smerdiakov, qui se sent abandonné et sans défense, va à la cave pour les besoins du ménage et songe en descendant l’escalier: «Aurai-je ou non une attaque? si elle allait me prendre maintenant?» Précisément, cet état d’esprit, cette appréhension, ces questions provoquent le spasme à la gorge, précurseur de la crise; il dégringole sans connaissance au fond de la cave. On s’ingénie à suspecter cet accident tout naturel, à y voir une indication, une allusion révélant la simulation volontaire de la maladie! Mais, dans ce cas, on se demande aussitôt: «Pourquoi? dans quel dessein?» Je laisse de côté la médecine; la science ment, dit-on, la science se trompe, les médecins n’ont pas su distinguer la vérité de la simulation; soit, admettons, mais répondez à cette question: quelle raison avait-il de simuler? Était-ce pour se faire remarquer à l’avance dans la maison où il préméditait un assassinat? Voyez-vous, messieurs les jurés, il y avait cinq personnes chez Fiodor Pavlovitch, la nuit du crime: d’abord, le maître de la maison, mais il ne s’est pas tué lui-même, c’est clair; deuxièmement, son domestique Grigori, mais il a failli être tué; troisièmement, la femme de Grigori, Marthe Ignatièvna, mais ce serait une honte de la soupçonner. Il reste, par conséquent, deux personnes en cause: l’accusé et Smerdiakov. Mais comme l’accusé affirme que ce n’est pas lui l’assassin, ce doit être Smerdiakov; il n’y a pas d’autre alternative, car on ne peut soupçonner personne d’autre. Voilà l’explication de cette accusation subtile et extraordinaire contre le malheureux idiot qui s’est suicidé hier! C’est qu’on n’avait personne sous la main! S’il avait existé le moindre soupçon contre quelqu’un d’autre, un sixième personnage, je suis sûr que l’accusé lui-même aurait eu honte de charger alors Smerdiakov et eût chargé ce dernier, car il est parfaitement absurde d’accuser Smerdiakov de cet assassinat.


«Messieurs, laissons la psychologie, laissons la médecine, laissons même la logique, consultons les faits, rien que les faits et voyons ce qu’ils nous disent. Smerdiakov a tué, mais comment? Seul ou de complicité avec l’accusé? Examinons d’abord le premier cas, c’est-à-dire l’assassinat commis seul. Évidemment, si Smerdiakov a tué, c’est pour quelque chose, dans un intérêt quelconque. Mais n’ayant aucun des motifs qui poussaient l’accusé, c’est-à-dire la haine, la jalousie, etc., Smerdiakov n’a tué que pour voler, pour s’approprier ces trois mille roubles que son maître avait serrés devant lui dans une enveloppe. Et voilà que, résolu au meurtre, il communique au préalable à une autre personne, qui se trouve être la plus intéressée, précisément l’accusé, tout ce qui concerne l’argent et les signaux, la place où se trouve l’enveloppe, sa suscription, avec quoi elle est ficelée, et surtout il lui communique ces «signaux» au moyen desquels on peut entrer chez son maître. Eh bien, c’est pour se trahir qu’il agit ainsi? Ou afin de se donner un rival qui a peut-être envie, lui aussi, de venir s’emparer de l’enveloppe? Oui, dira-t-on, mais il a parlé sous l’empire de la peur. Comment cela? L’homme qui n’a pas hésité à concevoir un acte aussi hardi, aussi féroce, et à l’exécuter ensuite, communique de pareils renseignements, qu’il est seul à connaître au monde et que personne n’aurait jamais devinés s’il avait gardé le silence. Non, si peureux qu’il fût, après avoir conçu un tel acte, cet homme n’aurait parlé à personne de l’enveloppe et des signaux, car c’eût été se trahir d’avance. Il aurait inventé quelque chose à dessein et menti, si l’on avait absolument exigé de lui des renseignements, mais gardé le silence là-dessus. Au contraire, je le répète, s’il n’avait dit mot au sujet de l’argent et qu’il se le fût approprié après le crime, personne au monde n’aurait jamais pu l’accuser d’assassinat avec le vol pour mobile, car personne, excepté lui, n’avait vu cet argent, personne n’en connaissait l’existence dans la maison; si même on l’avait accusé, on aurait attribué un autre motif au crime. Mais comme tout le monde l’avait vu aimé de son maître, honoré de sa confiance, les soupçons ne seraient point tombés sur lui, mais bien au contraire sur un homme qui, lui, aurait eu des motifs de se venger, qui, loin de les dissimuler, s’en serait vanté publiquement; bref, on aurait soupçonné le fils de la victime, Dmitri Fiodorovitch. Il eût été avantageux pour Smerdiakov, assassin et voleur, qu’on accusât ce fils, n’est-ce pas? Eh bien, c’est à lui, c’est à Dmitri Fiodorovitch que Smerdiakov, ayant prémédité son crime, parle à l’avance de l’argent, de l’enveloppe, des signaux; quelle logique, quelle clarté!!!


«Arrive le jour du crime prémédité par Smerdiakov, et il dégringole dans la cave, après avoir «simulé» une attaque d’épilepsie; pourquoi? Sans doute pour que le domestique Grigori, qui avait l’intention de se soigner, y renonce peut-être en voyant la maison sans surveillance, et monte la garde. Probablement aussi afin que le maître lui-même, se voyant abandonné et redoutant la venue de son fils, ce qu’il ne cachait pas, redouble de méfiance et de précaution. Surtout enfin pour qu’on le transporte immédiatement, lui Smerdiakov, épuisé par sa crise, de la cuisine où il couchait seul et avait son entrée particulière, à l’autre bout du pavillon, dans la chambre de Grigori et de sa femme, derrière une séparation, comme on faisait toujours quand il avait une attaque, selon les instructions du maître et de la compatissante Marthe Ignatièvna. Là, caché derrière la cloison et pour mieux paraître malade, il commence sans doute à geindre, c’est-à-dire à les réveiller toute la nuit (leur déposition en fait foi), et tout cela afin de se lever plus aisément et de tuer ensuite son maître!


«Mais, dira-t-on, peut-être a-t-il simulé une crise précisément pour détourner les soupçons, et parlé à l’accusé de l’argent et des signaux pour le tenter et le pousser au crime? Et lorsque l’accusé, après avoir tué, s’est retiré en emportant l’argent et a peut-être fait du bruit et réveillé des témoins, alors, voyez-vous, Smerdiakov se lève et va aussi… eh bien? que va-t-il faire? il va assassiner une seconde fois son maître et voler l’argent déjà dérobé. Messieurs, vous voulez rire? J’ai honte de faire de pareilles suppositions; pourtant figurez-vous que c’est précisément ce qu’affirme l’accusé: lorsque j’étais déjà parti, dit-il, après avoir abattu Grigori et jeté l’alarme, Smerdiakov s’est levé pour assassiner et voler. Je laisse de côté l’impossibilité pour Smerdiakov de calculer et de prévoir les événements, la venue du fils exaspéré qui se contente de regarder respectueusement par la fenêtre et, connaissant les signaux, se retire et lui abandonne sa proie! Messieurs, je pose la question sérieusement: À quel moment Smerdiakov a-t-il commis son crime? Indiquez ce moment, sinon l’accusation tombe.


«Mais peut-être la crise était-elle réelle. Le malade, ayant recouvré ses sens, a entendu un cri, est sorti, et alors? Il a regardé et s’est dit: si j’allais tuer le maître? Mais comment a-t-il appris ce qui s’était passé, gisant jusqu’alors sans connaissance? D’ailleurs, messieurs, la fantaisie même a des limites.


«Soit, diront les gens subtils, mais si les deux étaient de connivence, s’ils avaient assassiné ensemble et s’étaient partagé l’argent?


«Oui, il y a, en effet, un soupçon grave et, tout d’abord, de fortes présomptions à l’appui; l’un d’eux assassine et se charge de tout, tandis que l’autre complice reste couché en simulant une crise, précisément pour éveiller au préalable le soupçon chez tous, pour alarmer le maître et Grigori. On se demande pour quels motifs les deux complices auraient pu imaginer un plan aussi absurde. Mais peut-être n’y avait-il qu’une complicité passive de la part de Smerdiakov; peut-être qu’épouvanté, il a consenti seulement à ne pas s’opposer au meurtre et, pressentant qu’on l’accuserait d’avoir laissé tuer son maître sans le défendre, il aura obtenu de Dmitri Karamazov la permission de rester couché durant ce temps, comme s’il avait une crise: «Libre à toi d’assassiner, ça ne me regarde pas.» Dans ce cas, comme cette crise aurait mis la maison en émoi, Dmitri Karamazov ne pouvait consentir à une telle convention. Mais j’admets qu’il y ait consenti; il n’en résulterait pas moins que Dmitri Karamazov est l’assassin direct, l’instigateur, et Smerdiakov, à peine un complice passif: il a seulement laissé faire, par crainte et contre sa volonté; cette distinction n’aurait pas échappé à la justice. Or, que voyons-nous? Lors de son arrestation, l’inculpé rejette tous les torts sur Smerdiakov et l’accuse seul. Il ne l’accuse pas de complicité; lui seul a assassiné et volé, c’est l’œuvre de ses mains! A-t-on jamais vu des complices se charger dès le premier moment? Et remarquez le risque que court Karamazov: il est le principal assassin, l’autre s’est borné à laisser faire, couché derrière la cloison, et il s’en prend à lui. Mais ce comparse pouvait se fâcher et, par instinct de conservation, s’empresser de dire toute la vérité: nous avons tous deux participé au crime, pourtant, je n’ai pas tué, j’ai seulement laissé faire, par crainte. Car Smerdiakov pouvait comprendre que la justice discernerait aussitôt son degré de culpabilité, et compter sur un châtiment bien moins rigoureux que le principal assassin, qui voulait tout rejeter sur lui. Mais alors, il aurait forcément avoué. Pourtant, il n’en est rien. Smerdiakov n’a pas soufflé mot de sa complicité, bien que l’assassin l’ait accusé formellement et désigné tout le temps comme l’unique auteur du crime. Ce n’est pas tout; Smerdiakov a révélé à l’instruction qu’il avait lui-même parlé à l’accusé de l’enveloppe avec l’argent et des signaux, et que sans lui, celui-ci n’aurait rien su. S’il avait été vraiment complice et coupable, aurait-il si volontiers communiqué la chose? Au contraire, il se serait dédit, il aurait certainement dénaturé et atténué les faits. Mais il n’a pas agi ainsi. Seul un innocent, qui ne craint pas d’être accusé de complicité, peut se conduire de la sorte. Eh bien, dans un accès de mélancolie morbide consécutive à l’épilepsie et à tout ce drame, il s’est pendu hier, après avoir écrit ce billet: «Je mets volontairement fin à mes jours; qu’on n’accuse personne de ma mort.» Que lui coûtait-il d’ajouter: «c’est moi l’assassin, et non Karamazov?» Mais il n’en a rien fait; sa conscience n’est pas allée jusque-là.


«Tout à l’heure, on a apporté de l’argent au tribunal, trois mille roubles, «les billets qui se trouvaient dans l’enveloppe figurant parmi les pièces à conviction; je les ai reçus hier de Smerdiakov». Mais vous n’avez pas oublié, messieurs les jurés, cette triste scène. Je n’en retracerai pas les détails, pourtant je me permettrai deux ou trois remarques choisies à dessein parmi les plus insignifiantes, parce qu’elles ne viendront pas à l’esprit de chacun et qu’on les oubliera. D’abord, c’est par remords qu’hier Smerdiakov a restitué l’argent et s’est pendu. (Autrement il ne l’aurait pas rendu.) Et ce n’est qu’hier soir évidemment qu’il a avoué pour la première fois son crime à Ivan Karamazov, comme ce dernier l’a déclaré, sinon pourquoi aurait-il gardé le silence jusqu’à présent? Ainsi il a avoué; pourquoi, je le répète, n’a-t-il pas dit toute la vérité dans son billet funèbre, sachant que le lendemain on allait juger un innocent? L’argent seul ne constitue pas une preuve. J’ai appris tout à fait par hasard, il y a huit jours, ainsi que deux personnes ici présentes, qu’Ivan Fiodorovitch Karamazov avait fait changer, au chef-lieu, deux obligations à 5 pour cent de cinq mille roubles chacune, soit dix mille au total. Ceci pour montrer qu’on peut toujours se procurer de l’argent pour une date fixe et que les trois mille roubles présentés ne sont pas nécessairement les mêmes qui se trouvaient dans le tiroir ou l’enveloppe. Enfin, Ivan Karamazov, ayant recueilli hier les aveux du véritable assassin, est resté chez lui. Pourquoi n’a-t-il pas fait aussitôt sa déclaration? Pourquoi avoir attendu jusqu’au lendemain? J’estime qu’on peut en deviner la raison; malade depuis une semaine, ayant avoué au médecin et à ses proches qu’il avait des hallucinations et rencontrait des gens décédés, menacé par la fièvre chaude qui s’est déclarée aujourd’hui, en apprenant soudain le décès de Smerdiakov, il s’est tenu ce raisonnement: «Cet homme est mort, on peut l’accuser, je sauverai mon frère. J’ai de l’argent, je présenterai une liasse de billets en disant que Smerdiakov me les a remis avant de mourir.» C’est malhonnête, direz-vous, de mentir, même pour sauver son frère, même en ne chargeant qu’un mort? Soit, mais s’il a menti inconsciemment, s’il s’est imaginé que c’était arrivé, l’esprit définitivement dérangé par la nouvelle de la mort subite du valet? Vous avez assisté à cette scène tout à l’heure, vous avez vu dans quel état se trouvait cet homme. Il se tenait debout et parlait, mais où était sa raison? La déposition du malade a été suivie d’un document, une lettre de l’accusé à Mlle Verkhovtsev, écrite deux jours avant le crime dont elle contient le programme détaillé. À quoi bon chercher ce programme et ses auteurs? Tout s’est passé exactement d’après lui, et personne n’a aidé l’auteur. Oui, messieurs les jurés, tout s’est passé comme il l’avait écrit! Et nous ne nous sommes pas enfui avec une crainte respectueuse de la fenêtre paternelle, surtout en étant persuadé que notre bien-aimée se trouvait chez lui. Non, c’est absurde et invraisemblable. Il est entré, et il est allé jusqu’au bout. Il a dû tuer dans un accès de fureur, en voyant son rival détesté, peut-être d’un seul coup de pilon, mais ensuite, après s’être convaincu par un examen détaillé qu’elle n’était pas là, il n’a pas oublié de mettre la main sous l’oreiller et de s’emparer de l’enveloppe avec l’argent, qui figure maintenant, déchirée, parmi les pièces à conviction. J’en parle pour vous signaler une circonstance caractéristique. Un assassin expérimenté, venu exclusivement pour voler, aurait-il laissé l’enveloppe sur le plancher, telle qu’on l’a trouvée auprès du cadavre? Smerdiakov, par exemple, eût emporté le tout, sans se donner la peine de la décacheter près de sa victime, sachant bien qu’elle contenait de l’argent, puisqu’il l’avait vu mettre et cacheter; or, l’enveloppe disparue, on ne pouvait savoir s’il y avait eu vol. Je vous le demande, messieurs les jurés, Smerdiakov aurait-il agi ainsi et laissé l’enveloppe à terre? Non, c’est ainsi que devait procéder un assassin furieux, incapable de réfléchir, n’ayant jamais rien dérobé, et qui, même maintenant, s’approprie l’argent non comme un vulgaire malfaiteur, mais comme quelqu’un qui reprend son bien à celui qui l’a volé, car telles étaient précisément, à propos de ces trois mille roubles, les idées de Dmitri Karamazov, idées qui tournaient chez lui à la manie. En possession de l’enveloppe qu’il n’avait jamais vue auparavant, il la déchire pour s’assurer qu’elle contient de l’argent, puis il la jette et se sauve avec les billets dans sa poche, sans se douter qu’il laisse ainsi derrière lui, sur le plancher, une preuve accablante. Car c’est Karamazov et non Smerdiakov, il n’a pas réfléchi, d’ailleurs il n’avait pas le temps. Il s’enfuit, il entend le cri du domestique qui le rejoint; celui-ci le saisit, l’arrête, et tombe assommé d’un coup de pilon. L’accusé saute à bas de la palissade, par pitié, affirme-t-il, par compassion, pour voir s’il ne pourrait pas lui venir en aide. Mais était-ce le moment de s’attendrir? Non; il est redescendu précisément pour s’assurer si l’unique témoin de son crime vivait encore. Tout autre sentiment, tout autre motif eussent été insolites! Remarquez qu’il s’empresse autour de Grigori, lui essuie la tête avec son mouchoir, puis, le croyant mort, comme égaré, couvert de sang, il court de nouveau à la maison de sa bien-aimée; comment n’a-t-il pas songé que dans cet état on l’accuserait aussitôt? Mais l’accusé lui-même nous assure qu’il n’y a pas pris garde; on peut l’admettre, c’est très possible, cela arrive toujours aux criminels dans de pareils moments. D’un côté, calcul infernal, absence de raisonnement de l’autre. Mais à cette minute il se demandait seulement où elle était. Dans sa hâte de le savoir, il court chez elle et apprend une nouvelle imprévue, accablante pour lui: elle est partie pour Mokroïé rejoindre son ancien amant, «l’inconstesté».

IX. Psychologie à la vapeur. La troïka emportée. Péroraison.

Hippolyte Kirillovitch avait évidemment choisi la méthode d’exposition rigoureusement historique, affectionnée par tous les orateurs nerveux qui cherchent à dessein des cadres strictement délimités, afin de modérer leur fougue. Parvenu à ce point de son discours, il s’étendit sur le premier amant, «l’incontesté», et formula à ce sujet quelques idées intéressantes. Karamazov, férocement jaloux de tous, s’efface soudain et disparaît devant «l’ancien» et «l’incontesté». Et c’est d’autant plus étrange qu’auparavant il n’avait presque pas fait attention au nouveau danger qui le menaçait dans la personne de ce rival inattendu. C’est qu’il se le représentait comme lointain, et un homme comme Karamazov ne vit jamais que dans le moment présent. Sans doute même le considérait-il comme une fiction. Mais ayant aussitôt compris, avec son cœur malade, que la dissimulation de cette femme et son récent mensonge provenaient peut-être du fait que ce nouveau rival, loin d’être un caprice et une fiction, représentait tout pour elle, tout son espoir dans la vie, ayant compris cela, il s’est résigné.


«Eh bien, messieurs les jurés, je ne puis passer sous silence ce trait inopiné chez l’accusé, à qui sont subitement apparus la soif de la vérité, le besoin impérieux de respecter cette femme, de reconnaître les droits de son cœur, et cela au moment où, pour elle, il venait de teindre ses mains dans le sang de son père! Il est vrai que le sang versé criait déjà vengeance, car ayant perdu son âme, brisé sa vie terrestre, il devait malgré lui se demander à ce moment: «Que suis-je, que puis-je être maintenant pour elle, pour cette créature chérie plus que tout au monde, en comparaison de ce premier amant «incontesté», de celui qui, repentant, revient à cette femme séduite jadis par lui, avec un nouvel amour, avec des propositions loyales, et la promesse d’une vie régénérée et désormais heureuse?» Mais lui, le malheureux, que peut-il lui offrir maintenant? Karamazov comprit tout cela et que son crime lui barrait la route, qu’il n’était qu’un criminel voué au châtiment, indigne de vivre! Cette idée l’accabla, l’anéantit. Aussitôt, il s’arrêta à un plan insensé qui, étant donné son caractère, devait lui paraître la seule issue à sa terrible situation: le suicide. Il court dégager ses pistolets, chez Mr Perkhotine, et, chemin faisant, sort de sa poche l’argent pour lequel il vient de souiller ses mains du sang de son père. Oh! maintenant plus que jamais il a besoin d’argent; Karamazov va mourir, Karamazov se tue, on s’en souviendra! Ce n’est pas pour rien que nous sommes poète, ce n’est pas pour rien que nous avons brûlé notre vie comme une chandelle par les deux bouts. La rejoindre, et, là-bas, une fête à tout casser, une fête comme on n’en a jamais vu, pour qu’on se le rappelle et qu’on en parle longtemps. Au milieu des cris sauvages, des folles chansons et des danses des tziganes, nous lèverons notre verre pour féliciter de son nouveau bonheur la dame de nos pensées, puis là, devant elle, à ses pieds, nous nous brûlerons la cervelle, pour racheter nos fautes. Elle se souviendra de Mitia Karamazov, elle verra comme il l’aimait, elle plaindra Mitia! Nous sommes ici en pleine exaltation romanesque, nous retrouvons la fougue sauvage et la sensualité des Karamazov, mais il y a quelque chose d’autre, messieurs les jurés, qui crie dans l’âme, frappe l’esprit sans cesse et empoisonne le cœur jusqu’à la mort; ce quelque chose, c’est la conscience, messieurs les jurés, c’est son jugement, c’est le remords. Mais le pistolet concilie tout, c’est l’unique issue; quant à l’au-delà, j’ignore si Karamazov a pensé alors à ce qu’il y aurait là-bas, et s’il en est capable, comme Hamlet. Non, messieurs les jurés, ailleurs, on a Hamlet, nous n’avons encore que des Karamazov!»


Ici Hippolyte Kirillovitch fit un tableau détaillé des faits et gestes de Mitia, décrivit les scènes chez Perkhotine, dans la boutique, avec les voituriers. Il cita une foule de propos confirmés par des témoins, et le tableau s’imposait à la conviction des auditeurs; l’ensemble des faits était particulièrement frappant. La culpabilité de cet être désorienté, insoucieux de sa sécurité, sautait aux yeux. «À quoi bon la prudence? poursuivit Hippolyte Kirillovitch; deux ou trois fois il a failli avouer et fait des allusions (suivaient les dépositions des témoins). Il a même crié au voiturier sur la route: «Sais-tu que tu mènes un assassin?» Mais il ne pouvait tout dire; il lui fallait d’abord arriver au village de Mokroïé et là achever son poème. Or, qu’est-ce qui attendait le malheureux? Le fait est qu’à Mokroïé, il s’aperçoit bientôt que son rival «incontesté» n’est pas irrésistible et que ses félicitations arrivent mal à propos. Mais vous connaissez déjà les faits, messieurs les jurés. Le triomphe de Karamazov sur son rival fut complet; alors commence pour lui une crise terrible, la plus terrible de toutes celles qu’il a traversées. On peut croire, messieurs les jurés, que la nature outragée exerce un châtiment plus rigoureux que celui de la justice humaine! En outre, les peines que celle-ci inflige apportent un adoucissement à l’expiation de la nature, elles sont même parfois nécessaires à l’âme du criminel pour la sauver du désespoir, car je ne puis me figurer l’horreur et la souffrance de Karamazov en apprenant qu’elle l’aimait, qu’elle repoussait pour lui l’ancien amant, le conviait, lui, Mitia, à une vie régénérée, lui promettait le bonheur, et cela quand tout était fini pour lui, quand rien n’était plus possible! À propos, voici, en passant, une remarque fort importante pour expliquer la véritable situation de l’accusé à ce moment: cette femme, objet de son amour, est demeurée pour lui jusqu’au bout, jusqu’à l’arrestation, une créature inaccessible, bien que passionnément désirée. Mais pourquoi ne s’est-il pas suicidé alors, pourquoi a-t-il renoncé à ce dessein et oublié jusqu’à son pistolet? Cette soif passionnée d’amour et l’espoir de l’étancher aussitôt l’ont retenu. Dans l’ivresse de la fête, il s’est comme rivé à sa bien-aimée, qui fait bombance avec lui, plus séduisante que jamais: il ne la quitte pas, et, plein d’admiration, s’efface devant elle. Cette ardeur a même pu étouffer pour un instant la crainte de l’arrestation et le remords. Oh! pour un instant seulement! Je me représente l’état d’âme du criminel comme assujetti à trois éléments qui le dominaient tout à fait. D’abord, l’ivresse, les fumées de l’alcool, le brouhaha de la danse et les chants, et elle, le teint coloré par les libations, chantant et dansant, qui lui souriait, ivre aussi. Ensuite, la pensée réconfortante que le dénouement fatal est encore éloigné, qu’on ne viendra l’arrêter que le lendemain matin. Quelques heures de répit, c’est beaucoup, on peut imaginer bien des choses durant ce temps. Je suppose qu’il aura éprouvé une sensation analogue à celle du criminel qu’on mène à la potence; il faut encore parcourir une longue rue, au pas, devant des milliers de spectateurs; puis on tourne dans une autre rue, au bout de laquelle seulement se trouve la place fatale. Au début du trajet, le condamné, sur la charrette ignominieuse, doit se figurer qu’il a encore longtemps à vivre. Mais les maisons se succèdent, la charrette avance, peu importe, il y a encore loin jusqu’au tournant de la seconde rue. Il regarde bravement à droite et à gauche ces milliers de curieux indifférents qui le dévisagent, et il lui semble toujours être un homme comme eux. Et voici qu’on tourne dans la seconde rue, mais tant pis, il reste un bon bout de chemin. Tout en voyant défiler les maisons, le condamné se dit qu’il y en a encore beaucoup. Et ainsi de suite jusqu’à la place de l’exécution. Voilà, j’imagine, ce qu’a éprouvé Karamazov. «Ils n’ont pas encore découvert le crime, pense-t-il; on peut chercher quelque chose, j’aurai le temps de combiner un plan de défense, de me préparer à la résistance; mais pour le moment vive la joie! Elle est si ravissante!» Il est troublé et inquiet, pourtant il réussit à prélever la moitié des trois mille roubles pris sous l’oreiller de son père. Étant déjà venu à Mokroïé pour y faire la fête, il connaît cette vieille maison de bois, avec ses recoins et ses galeries. Je suppose qu’une partie de l’argent y a été dissimulée alors, peu de temps avant l’arrestation, dans une fente ou fissure, sous une lame de parquet, dans un coin. Sous le toit. Pourquoi? dira-t-on. Une catastrophe est imminente, sans doute nous n’avons pas encore songé à l’affronter, le temps fait défaut, les tempes nous battent, elle nous attire comme un aimant, mais on a toujours besoin d’argent. Partout on est quelqu’un avec de l’argent. Une telle prévoyance, en un pareil moment, vous semblera peut-être étrange. Mais lui-même affirme avoir, un mois auparavant, dans un moment aussi critique, mis de côté et cousu dans un sachet la moitié de trois mille roubles; et, bien que ce soit assurément une invention, comme nous allons le prouver, cette idée est familière à Karamazov, il l’a méditée. De plus, lorsqu’il affirmait ensuite au juge d’instruction avoir distrait quinze cents roubles dans un sachet (lequel n’a jamais existé), il l’a peut-être imaginé sur-le-champ, précisément parce que, deux heures auparavant, il avait distrait et caché la moitié de la somme, quelque part, à Mokroïé, à tout hasard, jusqu’au matin, pour ne pas la garder sur lui, d’après une inspiration subite. Souvenez-vous, messieurs les jurés, que Karamazov peut contempler à la fois deux abîmes. Nos recherches dans cette maison ont été vaines; peut-être l’argent y est-il encore, peut-être a-t-il disparu le lendemain et se trouve-t-il maintenant en possession de l’accusé. En tout cas, on l’a arrêté à côté de sa maîtresse, à genoux devant elle; elle était couchée, il lui tendait les bras, oubliant tout le reste, au point qu’il n’entendit pas approcher ceux qui venaient l’arrêter. Il n’eut pas le temps de préparer une réponse et fut pris au dépourvu.


«Et maintenant le voilà devant ses juges, devant ceux qui vont décider de son sort. Messieurs les jurés, il y a, dans l’exercice de nos fonctions, des moments où nous-mêmes nous avons presque peur de l’humanité! C’est lorsqu’on contemple la terreur bestiale du criminel qui se voit perdu, mais veut lutter encore. C’est lorsque l’instinct de la conservation s’éveille en lui tout à coup, qu’il fixe sur vous un regard pénétrant, plein d’anxiété et de souffrance, qu’il scrute votre visage, vos pensées, se demande de quel côté viendra l’attaque, imagine, en un instant, dans son esprit troublé, mille plans, mais craint de parler, craint de se trahir! Ces moments humiliants pour l’âme humaine, ce calvaire, cette avidité bestiale de salut sont affreux, ils font frissonner parfois le juge lui-même et excitent sa compassion. Et nous avons assisté à ce spectacle. D’abord ahuri, il laissa échapper dans son effroi quelques mots des plus compromettants: «Le sang! J’ai mérité mon sort!» Mais aussitôt, il se retient. Il ne sait encore que dire, que répondre, et ne peut opposer qu’une vaine dénégation: «Je suis innocent de la mort de mon père!» Voilà le premier retranchement, derrière lequel on essaiera de construire d’autres travaux de défense. Sans attendre nos questions, il tâche d’expliquer ses premières exclamations compromettantes en disant qu’il s’estime coupable seulement de la mort du vieux domestique Grigori: «Je suis coupable de ce sang, mais qui a tué mon père, messieurs, qui a pu le tuer, si ce n’est pas moi?» Entendez-vous, il nous le demande, à nous qui sommes venus lui poser cette question! Comprenez-vous ce mot anticipé: «si ce n’est pas moi», cette finasserie, cette naïveté, cette impatience bien digne d’un Karamazov? Ce n’est pas moi qui ai tué, n’en croyez rien. «J’ai voulu tuer, messieurs, s’empresse-t-il d’avouer, mais je suis innocent, ce n’est pas moi!» Il convient qu’il a voulu tuer: «Voyez comme je suis sincère, aussi hâtez-vous de croire à mon innocence.» Oh! dans ces cas-là, le criminel se montre parfois d’une étourderie, d’une crédulité incroyables. Comme par hasard, l’instruction lui pose la question la plus naïve: «Ne serait-ce pas Smerdiakov l’assassin?» Il arriva ce que nous attendions; il se fâcha d’avoir été devancé, pris à l’improviste, sans qu’on lui laisse le temps de choisir le moment le plus favorable pour mettre en avant Smerdiakov. Son naturel l’emporte aussitôt à l’extrême, il nous affirme énergiquement que Smerdiakov est incapable d’assassiner. Mais ne le croyez pas, ce n’est qu’une ruse, il ne renonce nullement à charger Smerdiakov: au contraire, il le mettra encore en cause, puisqu’il n’a personne d’autre, mais plus tard, car pour l’instant l’affaire est gâtée. Ce ne sera peut-être que demain, ou même dans plusieurs jours: «Vous voyez, j’étais le premier à nier que ce fût Smerdiakov, vous vous en souvenez, mais maintenant, j’en suis convaincu, ce ne peut être que lui!» Pour l’instant, il nous oppose des dénégations véhémentes, l’impatience et la colère lui suggèrent l’explication la plus invraisemblable; il a regardé son père par la fenêtre et s’est éloigné respectueusement. Il ignorait encore la portée de la déposition de Grigori. Nous procédons à l’examen détaillé de ses vêtements. Cette opération l’exaspère, mais il reprend courage: on n’a retrouvé que quinze cents roubles sur trois mille. C’est alors, dans ces minutes d’irritation contenue, que l’idée du sachet lui vient pour la première fois à l’esprit. Assurément, lui-même sent toute l’invraisemblance de ce conte et se donne du mal pour le rendre plus plausible, pour inventer un roman conforme à la vérité. En pareil cas, l’instruction ne doit pas donner au criminel le temps de se reconnaître mais procéder par attaque brusquée, afin qu’il révèle ses pensées intimes dans leur ingénuité et leur contradiction. On ne peut obliger un criminel à parler qu’en lui communiquant à l’improviste, comme par hasard, un fait nouveau, une circonstance d’une extrême importance, demeurée jusqu’alors pour lui imprévue et inaperçue. Nous tenions tout prêt un fait semblable; c’est le témoignage du domestique Grigori, au sujet de la porte ouverte par où est sorti l’accusé. Il l’avait tout à fait oubliée et ne supposait pas que Grigori pût la remarquer. L’effet fut colossal. Karamazov se dresse en criant: «C’est Smerdiakov qui a tué, c’est lui!» livrant ainsi sa pensée intime sous la forme la plus invraisemblable, car Smerdiakov ne pouvait assassiner qu’après que Karamazov avait terrassé Grigori et s’était enfui. En apprenant que Grigori avait vu la porte ouverte avant de tomber, et entendu, lorsqu’il se leva, Smerdiakov geindre derrière la séparation, il demeura atterré. Mon collaborateur, l’honorable et spirituel Nicolas Parthénovitch, me raconta ensuite qu’à ce moment il s’était senti ému jusqu’aux larmes. Alors, pour se tirer d’affaire, l’accusé se hâte de nous conter l’histoire de ce fameux sachet. Messieurs les jurés, je vous ai déjà expliqué pourquoi je tiens cette histoire pour une absurdité, bien plus, pour l’invention la plus extravagante qu’on puisse imaginer dans le cas qui nous occupe. Même en pariant à qui ferait le conte le plus invraisemblable, on n’aurait rien trouvé d’aussi stupide. Ici, on peut confondre le narrateur triomphant avec les détails, ces détails dont la réalité est toujours si riche et que ces infortunés conteurs involontaires dédaignent toujours, parce qu’ils les croient inutiles et insignifiants. Il s’agit bien de cela, leur esprit médite un plan grandiose, et on ose leur objecter des bagatelles! Or, c’est là le défaut de la cuirasse. On demande à l’accusé: «Où avez-vous pris l’étoffe pour votre sachet, qui vous l’a cousu? – Je l’ai cousu moi-même. – Mais d’où vient la toile?» L’accusé s’offense déjà, il considère ceci comme un détail presque blessant pour lui, et le croiriez-vous il est de bonne foi! Ils sont tous pareils. «Je l’ai taillée dans ma chemise. – C’est parfait. Ainsi, nous trouverons demain dans votre linge cette chemise avec un morceau déchiré.» Vous pensez bien, messieurs les jurés, que si nous avions trouvé cette chemise (et comment ne pas la trouver dans sa malle ou sa commode, s’il a dit vrai), cela constituerait déjà un fait tangible en faveur de l’exactitude de ses déclarations! Mais il ne s’en rend pas compte. «Je ne me souviens pas, il se peut que je l’aie taillée dans un bonnet de ma logeuse. – Quel bonnet? – Je l’ai pris chez elle, il traînait, une vieillerie en calicot. – Et vous en êtes bien sûr? – Non, pas bien sûr…» Et de nouveau il se fâche: pourtant, comment ne pas se rappeler pareil détail? Il est précisément de ceux dont on se souvient même aux moments les plus terribles, même lorsqu’on vous mène au supplice. Le condamné oubliera tout, mais un toit vert aperçu en route ou un choucas sur une croix lui reviendront à la mémoire. En cousant son amulette, il se cachait des gens de la maison, il devrait se rappeler cette peur humiliante d’être surpris, l’aiguille à la main, et comment, à la première alerte, il courut derrière la séparation (il y en a une dans sa chambre)… Mais, messieurs les jurés, pourquoi vous communiquer tous ces détails? s’exclama Hippolyte Kirillovitch. C’est parce que l’accusé maintient obstinément jusqu’à aujourd’hui cette version absurde! Durant ces deux mois, depuis cette nuit fatale, il n’a rien expliqué ni ajouté un fait probant à ses précédentes déclarations fantastiques. Ce sont là des bagatelles, dit-il, et vous devez croire à ma parole d’honneur! Oh! nous serions heureux de croire, nous le désirons ardemment, fût-ce même sur l’honneur! Sommes-nous des chacals, altérés de sang humain? Indiquez-nous un seul fait en faveur de l’accusé, et nous nous réjouirons, mais un fait tangible, réel, et non les déductions de son frère, fondées sur l’expression de son visage, ou l’hypothèse qu’en se frappant la poitrine dans l’obscurité il devait nécessairement désigner le sachet. Nous nous réjouirons de ce fait nouveau, nous serons les premiers à abandonner l’accusation. Maintenant, la justice réclame, et nous accusons, sans rien retrancher à nos conclusions.»


Puis, Hippolyte Kirillovitch en vint à la péroraison. Il avait la fièvre; d’une voix vibrante il évoqua le sang versé, le père tué par son fils «dans la vile intention de le voler». Il insista sur la concordance tragique et flagrante des faits.


«Et quoi que puisse vous dire le défenseur célèbre de l’accusé, malgré l’éloquence pathétique qui fera appel à votre sensibilité, n’oubliez pas que vous êtes dans le sanctuaire de la justice. Souvenez-vous que vous êtes les défenseurs du droit, le rempart de notre sainte Russie, des principes, de la famille, de tout ce qui lui est sacré. Oui, vous représentez la Russie en ce moment, et ce n’est pas seulement dans cette enceinte que retentira votre verdict; toute la Russie vous écoute, vous ses soutiens et ses juges, et sera réconfortée ou consternée par la sentence que vous allez rendre. Ne trompez pas son attente, notre fatale troïka court à toute bride, peut-être à l’abîme. Depuis longtemps, beaucoup de Russes lèvent les bras, voudraient arrêter cette course insensée. Et si les autres peuples s’écartent encore de la troïka emportée, ce n’est peut-être pas par respect, comme s’imaginait le poète; c’est peut-être par horreur, par dégoût, notez-le bien. Encore est-ce heureux qu’ils s’écartent; ils pourraient bien dresser un mur solide devant ce fantôme et mettre eux-mêmes un frein au déchaînement de notre licence, pour se préserver, eux et la civilisation. Ces voix d’alarme commencent à retentir en Europe, nous les avons déjà entendues. Gardez-vous de les tenter, d’alimenter leur haine croissante par un verdict qui absoudrait le parricide!»


Bref, Hippolyte Kirillovitch, qui s’était emballé, termina d’une façon pathétique et produisit un grand effet. Il se hâta de sortir et faillit s’évanouir dans la pièce voisine. Le public n’applaudit pas, mais les gens sérieux étaient satisfaits. Les dames le furent moins; pourtant son éloquence leur plut aussi, d’autant plus qu’elles n’en redoutaient pas les conséquences et comptaient beaucoup sur Fétioukovitch: «Il va enfin prendre la parole et, pour sûr, triompher!» Mitia attirait les regards; durant le réquisitoire, il était resté silencieux, les dents serrées, les yeux baissés. De temps à autre, il relevait la tête et prêtait l’oreille, surtout lorsqu’il fut question de Grouchegnka. Quand le procureur cita l’opinion de Rakitine sur elle, Mitia eut un sourire dédaigneux et proféra assez distinctement: «Bernards!» Lorsque Hippolyte Kirillovitch raconta comment il l’avait harcelé lors de l’interrogatoire à Mokroïé, Mitia leva la tête, écouta avec une intense curiosité. À un moment donné, il parut vouloir se lever, crier quelque chose, mais se contint et se contenta de hausser dédaigneusement les épaules. Les exploits du procureur à Mokroïé défrayèrent par la suite les conversations, et l’on se moqua d’Hippolyte Kirillovitch: «Il n’a pu s’empêcher de se mettre en valeur.» L’audience fut suspendue pour un quart d’heure, vingt minutes. J’ai noté certains propos tenus parmi le public:


«Un discours sérieux! déclara, en fronçant les sourcils, un monsieur dans un groupe.


– Un peu trop de psychologie, dit une autre voix.


– Mais tout cela est rigoureusement vrai.


– Oui, il est passé maître.


– Il a dressé le bilan.


– Nous aussi, nous avons eu notre compte, ajouta une troisième voix; au début, vous vous rappelez, quand il a dit que nous ressemblions tous à Fiodor Pavlovitch.


– Et à la fin aussi. Mais il a menti.


– Il s’est un peu emballé!


– C’est injuste.


– Mais non, c’est adroit. Il a attendu longtemps son heure, il a parlé enfin, hé! hé!


– Que va dire le défenseur?»


Dans un autre groupe:


«Il a eu tort de s’attaquer à l’avocat: «faisant appel à la sensibilité», vous souvenez-vous?


– Oui, il a fait une gaffe.


– Il est allé trop loin.


– Un nerveux, n’est-ce pas!…


– Nous sommes là, à rire, mais comment se sent l’accusé?


– Oui, comment se sent Mitia?


– Que va dire le défenseur?»


Dans un troisième groupe:


«Qui est cette dame obèse, avec une lorgnette, assise tout au bout?


– C’est la femme divorcée d’un général, je la connais.


– C’est pour ça qu’elle a une lorgnette.


– Un vieux trumeau.


– Mais non, elle a du chien.


– Deux places plus loin il y a une petite blonde, celle-ci est mieux.


– On a adroitement procédé à Mokroïé, hé!


– Assurément. Il est revenu là-dessus. Comme s’il n’en avait pas assez parlé en société!


– Il n’a pas pu se retenir. L’amour-propre, n’est-ce pas?


– Un méconnu, hé! hé!


– Et susceptible. Beaucoup de rhétorique, de grandes phrases.


– Oui, et remarquez qu’il veut faire peur. Vous vous rappelez la troïka? «Ailleurs on a Hamlet, et nous n’avons encore que des Karamazov!» Ce n’est pas mal.


– C’est une avance aux libéraux. Il a peur.


– Il a peur aussi de l’avocat.


– Oui, que va dire M. Fétioukovitch?


– Quoi qu’on dise, il n’aura pas raison de nos moujiks.


– Vous croyez?»


Dans un quatrième groupe:


«La tirade sur la troïka était bien envoyée.


– Et il a eu raison de dire que les peuples n’attendraient pas.


– Comment ça?


– La semaine dernière, un membre du Parlement anglais a interpellé le ministère, au sujet des nihilistes. «Ne serait-il pas temps, a-t-il demandé, de nous occuper de cette nation barbare, pour nous instruire?» C’est à lui qu’Hippolyte à fait allusion, je le sais. Il en a parlé la semaine dernière.


– Ils n’ont pas le bras assez long.


– Pourquoi pas assez long?


– Nous n’avons qu’à fermer Cronstadt et à ne pas leur donner de blé. Où le prendront-ils?


– Il y en a maintenant en Amérique.


– Jamais de la vie.»


Mais la sonnette se fit entendre, chacun se précipita à sa place. Fétioukovitch prit la parole.

X. La plaidoirie.

Une arme à deux tranchants.


Tout se tut aux premiers mots du célèbre avocat, la salle entière avait les yeux sur lui. Il débuta avec une simplicité persuasive, mais sans la moindre suffisance. Aucune prétention à l’éloquence et au pathétique. On eût dit un homme causant dans l’intimité d’un cercle sympathique. Il avait une belle voix, forte, agréable, où résonnaient des notes sincères, ingénues. Mais chacun sentit aussitôt que l’orateur pouvait s’élever au véritable pathétique, «et frapper les cœurs avec une force inconnue». Il s’exprimait peut-être moins correctement qu’Hippolyte Kirillovitch mais sans longues phrases et avec plus de précision. Une chose déplut aux dames: il se courbait, surtout au début, non pas pour saluer, mais comme pour s’élancer vers son auditoire, son long dos semblait pourvu d’une charnière en son milieu, et capable de former presque un angle droit. Au début, il parla comme à bâtons rompus, sans système, choisissant les faits au hasard, pour en former finalement un tout complet. On aurait pu diviser son discours en deux parties, la première constituant une critique, une réfutation de l’accusation parfois mordante et sarcastique. Mais dans la seconde, il changea de ton et de procédés, s’éleva soudain jusqu’au pathétique! La salle semblait s’y attendre et frémit d’enthousiasme. Il aborda directement l’affaire, en déclarant que, bien que son activité se déroulât à Pétersbourg, il se rendait souvent en province pour y défendre des accusés dont l’innocence lui paraissait certaine ou probable. «C’est ce qui m’est arrivé cette fois-ci, expliqua-t-il. Rien qu’en lisant les journaux, j’avais dès le début remarqué une circonstance frappante en faveur de l’accusé. Un fait assez fréquent dans la pratique judiciaire, mais qu’on n’a jamais, je crois, observé à un tel degré, avec des particularités aussi caractéristiques, avait éveillé mon attention. Je ne devrais le mentionner que dans ma péroraison, mais je formulerai ma pensée dès le début, ayant la faiblesse d’aborder le sujet directement, sans masquer les effets ni ménager les impressions; c’est peut-être imprudent de ma part, mais en tout cas sincère. Voici donc comment se formule cette pensée: une concordance accablante contre l’accusé, de charges dont aucune ne soutient la critique, si on l’examine isolément. Les bruits et les journaux m’avaient confirmé toujours davantage dans cette idée, lorsque je reçus tout à coup des parents de l’accusé la proposition de le défendre. J’acceptai avec empressement et achevai de me convaincre sur place. C’est afin de détruire cette funeste concordance des charges, de démontrer l’inanité de chacune d’elles considérée isolément que j’ai accepté de plaider cette cause.»


Après cet exorde le défenseur poursuivit:


«Messieurs les jurés, je suis ici un homme nouveau, accessible à toutes les impressions, dénué de parti pris. L’accusé, de caractère violent, aux passions effrénées, ne m’a pas offensé auparavant, comme de nombreuses personnes dans cette ville, ce qui explique bien des préventions contre lui. Certes, je conviens que l’opinion publique est indignée, à juste titre. L’inculpé est violent, incorrigible; néanmoins il était reçu partout; on lui faisait même fête dans la famille de mon éminent contradicteur. (Nota bene. Il y eut ici, dans le public, quelques rires, d’ailleurs vite réprimés. Chacun savait que le procureur n’admettait Mitia chez lui que pour complaire à sa femme, personne des plus respectables mais fantasque et aimant parfois tenir tête à son mari, surtout dans les détails; du reste, Mitia y allait plutôt rarement.) Néanmoins, j’ose admettre, poursuivit le défenseur, que même un esprit aussi indépendant et un caractère aussi juste que mon contradicteur a pu concevoir contre mon client une certaine prévention erronée. Oh! c’est bien naturel, le malheureux ne l’a que trop mérité. Le sens moral, et surtout le sens esthétique, sont parfois inexorables. Certes, l’éloquent réquisitoire nous a présenté une rigoureuse analyse du caractère et des actes de l’accusé, du point de vue strictement critique; il témoigne d’une profondeur psychologique, quant à l’essence de l’affaire, qui n’aurait pu être atteinte si mon honorable contradicteur avait nourri un parti pris quelconque contre la personnalité du prévenu. Mais il y a des choses plus funestes, en pareil cas, qu’un parti pris d’hostilité. C’est, par exemple, lorsque nous sommes obsédés par un besoin de création artistique, d’invention romanesque, surtout avec les riches dons psychologiques qui sont notre apanage. Encore à Pétersbourg, on m’avait prévenu, et d’ailleurs je le savais moi-même, que j’aurais ici comme adversaire un psychologue profond et subtil depuis longtemps connu comme tel dans le monde judiciaire. Mais la psychologie, messieurs, tout en étant une science remarquable, ressemble à une arme à deux tranchants. En voici un exemple pris au hasard dans le réquisitoire. L’accusé, la nuit, dans le jardin, en s’enfuyant, escalade la palissade, terrasse d’un coup de pilon le domestique Grigori qui l’a empoigné par la jambe. Aussitôt après, il saute à terre, s’empresse cinq minutes auprès de sa victime pour savoir s’il l’a tuée ou non. L’accusateur ne veut pour rien au monde croire à la sincérité de l’accusé affirmant avoir agi dans un sentiment de pitié. «Une telle sensibilité est-elle possible dans un pareil moment? Ce n’est pas naturel, il a voulu précisément s’assurer si l’unique témoin de son crime vivait encore, prouvant ainsi qu’il l’avait commis, car il ne pouvait sauter dans le jardin pour une autre raison.» Voilà de la psychologie; appliquons-la à notre tour à l’affaire, mais par l’autre bout, et ce sera tout aussi vraisemblable. L’assassin saute à terre par prudence pour s’assurer si le témoin vit encore, pourtant il vient de laisser dans le cabinet de son père, d’après le témoignage de l’accusateur lui-même, une preuve accablante, l’enveloppe déchirée dont la suscription indiquait qu’elle contenait trois mille roubles. «S’il avait emporté l’enveloppe, personne au monde n’aurait su l’existence de cet argent, et par conséquent le vol commis par l’accusé.» Ce sont les propres termes de l’accusation. Admettons la chose; voilà bien la subtilité de la psychologie, qui nous attribue dans telles circonstances la férocité et la vigilance de l’aigle, et l’instant d’après la timidité et l’aveuglement de la taupe! Mais si nous poussons la cruauté et le calcul jusqu’à redescendre, uniquement pour voir si le témoin de notre crime vit encore, pourquoi nous empresser cinq minutes auprès de cette nouvelle victime, au risque d’attirer de nouveaux témoins? Pourquoi étancher avec notre mouchoir le sang qui coule de la blessure, pour que ce mouchoir serve ensuite de pièce à conviction? Dans ce cas, n’eût-il pas mieux valu achever à coups de pilon ce témoin gênant? En même temps, mon client laisse sur place un autre témoin, le pilon dont il s’est emparé chez deux femmes qui peuvent toujours le reconnaître, attester qu’il l’a pris chez elles. Et il ne l’a pas laissé tomber dans l’allée, oublié par distraction, dans son affolement; non, nous avons rejeté notre arme, retrouvée à quinze pas de la place où fut terrassé Grigori. Pourquoi agir ainsi? demandera-t-on. C’est le remords d’avoir tué le vieux domestique, c’est lui qui nous a fait rejeter avec une malédiction l’instrument fatal; il n’y a pas d’autre explication. Si mon client pouvait éprouver du regret de ce meurtre, c’est certainement parce qu’il était innocent de celui de son père. Loin de s’approcher de la victime par compassion, un parricide n’aurait songé qu’à sauver sa peau; au lieu de s’empresser autour de lui, il aurait achevé de lui fracasser le crâne. La pitié et les bons sentiments supposent au préalable une conscience pure.


«Voilà, messieurs les jurés, une autre sorte de psychologie. C’est à dessein que je recours moi-même à cette science pour démontrer clairement qu’on peut en tirer n’importe quoi. Tout dépend de celui qui opère. Laissez-moi vous parler des excès de la psychologie, messieurs les jurés, et de l’abus qu’on en fait.»


Ici on entendit de nouveau dans le public des rires approbateurs. Mais je ne reproduirai pas en entier la plaidoirie, me bornant à en citer les passages essentiels.

XI. Ni argent, ni vol

Il y eut un passage de la plaidoirie qui surprit tout le monde, ce fut la négation formelle de l’existence de ces trois mille roubles fatals, et, par conséquent, de la possibilité d’un vol.


«Messieurs les jurés, ce qui frappe dans cette affaire tout esprit non prévenu, c’est une particularité des plus caractéristiques: l’accusation de vol, et en même temps l’impossibilité complète d’indiquer matériellement ce qui a été volé. On prétend que trois mille roubles ont disparu, mais personne ne sait s’ils ont existé réellement. Jugez-en. D’abord, comment avons-nous appris l’existence de ces trois mille roubles, et qui les a vus? Le seul domestique Smerdiakov, qui a déclaré qu’ils se trouvaient dans une enveloppe avec suscription. Il en a parlé avant le drame à l’accusé et à son frère, Ivan Fiodorovitch; Mme Sviétlov en fut aussi informée. Mais ces trois personnes n’ont pas vu l’argent et une question se pose; si vraiment il a existé et que Smerdiakov l’ait vu, quand l’a-t-il vu pour la dernière fois? Et si son maître avait retiré cet argent du lit pour le remettre dans la cassette sans le lui dire? Notez que, d’après Smerdiakov, il était caché sous le matelas; l’accusé a dû l’en arracher; or, le lit était intact, le procès-verbal en fait foi. Comment cela se fait-il, et surtout, pourquoi les draps fins mis exprès ce soir-là n’ont-ils pas été tachés par les mains sanglantes de l’accusé? Mais, dira-t-on, et l’enveloppe sur le plancher? Il vaut la peine d’en parler. Tout à l’heure, j’ai été un peu surpris d’entendre l’éminent accusateur lui-même dire à ce sujet, lorsqu’il signalait l’absurdité de l’hypothèse que Smerdiakov fût l’assassin: «Sans cette enveloppe, si elle n’était pas restée à terre comme une preuve et que le voleur l’eût emportée, personne au monde n’aurait connu son existence et son contenu et, par conséquent, le vol commis par l’accusé.» Ainsi, et de l’aveu même de l’accusation, c’est uniquement ce chiffon de papier déchiré, muni d’une suscription, qui a servi à inculper l’accusé de vol; «sinon, personne n’aurait su qu’il y avait eu vol, et, peut-être, que l’argent existait». Or, le seul fait que ce chiffon traînait sur le plancher suffit-il à prouver qu’il contenait de l’argent et qu’on l’a volé? «Mais, objecte-t-on, Smerdiakov l’a vu dans l’enveloppe.» Quand l’a-t-il vu pour la dernière fois? Voilà ce que je demande. J’ai causé avec Smerdiakov, il m’a dit l’avoir vu deux jours avant le drame! Mais pourquoi ne pas supposer, par exemple, que le vieux Fiodor Pavlovitch, enfermé chez lui dans l’attente fiévreuse de sa bien-aimée, aurait, par désœuvrement, sorti et décacheté l’enveloppe? «Elle ne me croira peut-être pas; mais, quand je lui montrerai une liasse de trente billets, ça fera plus d’effet, l’eau lui viendra à la bouche.» Et il déchire l’enveloppe, en retire l’argent et la jette à terre, sans craindre naturellement de se compromettre. Messieurs les jurés, cette hypothèse n’en vaut-elle pas une autre? Qu’y a-t-il là d’impossible? Mais dans ce cas l’accusation de vol tombe d’elle-même; pas d’argent, pas de vol. On prétend que l’enveloppe trouvée à terre prouve l’existence de l’argent; ne puis-je pas soutenir le contraire et dire qu’elle traînait vide sur le plancher précisément parce que cet argent en avait été retiré au préalable par le maître lui-même? «Mais dans ce cas, où est passé l’argent, on ne l’a pas retrouvé lors de la perquisition?» D’abord on en a retrouvé une partie dans sa cassette, puis il a pu le retirer le matin ou même la veille, en disposer, l’envoyer, changer enfin complètement d’idée, sans juger nécessaire d’en faire part à Smerdiakov. Or, si cette hypothèse est tant soit peu vraisemblable, comment peut-on inculper si catégoriquement l’accusé d’assassinat suivi de vol, et affirmer qu’il y a eu vol? Nous entrons ainsi dans le domaine du roman. Pour soutenir qu’une chose a été dérobée, il faut désigner cette chose ou tout au moins prouver irréfutablement qu’elle a existé. Or, personne ne l’a même vue. Récemment, à Pétersbourg, un jeune marchand ambulant de dix-huit ans entra en plein jour dans la boutique d’un changeur qu’il tua à coups de hache avec une audace extraordinaire, emportant quinze cents roubles. Il fut arrêté cinq heures après; on retrouva sur lui la somme entière moins quinze roubles déjà dépensés. En outre, le commis de la victime, qui s’était absenté, indiqua à la police non seulement le montant du vol, mais la valeur et le nombre des billets et des pièces d’or dont se composait la somme. Le tout fut retrouvé en possession de l’assassin, qui fit d’ailleurs des aveux complets. Voilà, messieurs les jurés, ce que j’appelle une preuve! L’argent est là, on peut le toucher, impossible de nier son existence. En est-il de même dans l’affaire qui nous occupe? Pourtant le sort d’un homme est en jeu. «Soit, dira-t-on; mais il a fait la fête cette même nuit, et prodigué l’argent; on a trouvé sur lui quinze cents roubles; d’où viennent-ils?» Mais, précisément, le fait qu’on n’a retrouvé que quinze cents roubles, la moitié de la somme, prouve que cet argent ne provenait peut-être nullement de l’enveloppe. En calculant rigoureusement le temps, l’instruction a établi que l’accusé, après avoir vu les servantes, s’est rendu tout droit chez Mr Perkhotine, puis n’est pas resté seul un instant; il n’a donc pas pu cacher en ville la moitié des trois mille roubles. L’accusation suppose que l’argent est caché quelque part au village de Mokroïé; pourquoi pas dans les caves du château d’Udolphe? [197] N’est-ce pas une supposition fantasque et romanesque? Et remarquez-le, messieurs les jurés, il suffit d’écarter cette hypothèse pour que l’accusation de vol s’écroule, car que sont devenus ces quinze cents roubles? Par quel prodige ont-ils pu disparaître, s’il est démontré que l’accusé n’est allé nulle part? Et c’est avec de semblables romans que nous sommes prêts à briser une vie humaine? «Cependant, dira-t-on, il n’a pas su expliquer la provenance de l’argent trouvé sur lui; d’ailleurs, chacun sait qu’il n’en avait pas auparavant.» Mais qui le savait? L’accusé a expliqué clairement d’où venait l’argent, et selon moi, messieurs les jurés, cette explication est des plus vraisemblables et concorde tout à fait avec le caractère de l’accusé. L’accusation tient à son propre roman: un homme de volonté faible, qui a accepté trois mille roubles de sa fiancée dans des conditions humiliantes, n’a pu, dit-on, en prélever la moitié et la garder dans un sachet; au contraire, dans l’affirmative, il l’aurait décousu tous les deux jours pour y prendre cent roubles, et il ne serait rien resté au bout d’un mois. Vous vous en souvenez, tout ceci a été déclaré d’un ton qui ne souffrait pas d’objection. Mais si les choses s’étaient passées autrement, et que vous ayez créé un autre personnage? C’est bien ce qui est arrivé. On objectera peut-être: «Des témoins attestent qu’il a dissipé en une fois, au village de Mokroïé, les trois mille roubles prêtés par Mlle Verkhovtsev; par conséquent, il n’a pu en prélever la moitié.» Mais qui sont ces témoins? On a déjà vu le crédit qu’on peut leur donner. De plus, un gâteau dans la main d’autrui paraît toujours plus grand qu’il n’est en réalité. Aucun de ces témoins n’a compté les billets, ils les ont tous évalués à vue d’œil. Le témoin Maximov a bien déclaré que l’accusé avait vingt mille roubles. Vous voyez, messieurs les jurés, comme la psychologie est à double fin; permettez-moi d’appliquer ici la contrepartie, nous verrons ce qui en résultera.


«Un mois avant le drame, trois mille roubles ont été confiés à l’accusé par Mlle Verkhovtsev, pour les envoyer par la poste, mais on peut se demander si c’est dans des conditions aussi humiliantes qu’on l’a proclamé tout à l’heure. La première déposition de Mlle Verkhovtsev à ce sujet était bien différente; la seconde respirait la colère, la vengeance, une haine longtemps dissimulée. Mais le seul fait que le témoin n’a pas dit la vérité lors de sa première version nous donne le droit de conclure qu’il en a été de même dans la seconde. L’accusation a respecté ce roman, j’imiterai sa réserve. Toutefois, je me permettrai d’observer que si une personne aussi honorable que Mlle Verkhovtsev se permet à l’audience de retourner tout à coup sa déposition, dans l’intention évidente de perdre l’accusé, il est évident aussi que ses déclarations sont entachées de partialité. Nous dénierait-on le droit de conclure qu’une femme avide de vengeance a pu exagérer bien des choses? Notamment les conditions humiliantes dans lesquelles l’argent fut offert. Au contraire, cette offre dut être faite d’une manière acceptable, surtout pour un homme aussi léger que notre client, qui comptait d’ailleurs recevoir bientôt de son père les trois mille roubles dus pour règlement de comptes. C’était aléatoire, mais sa légèreté même le persuadait qu’il allait obtenir satisfaction et pourrait par conséquent s’acquitter de sa dette envers Mlle Verkhovtsev. Mais l’accusation repousse la version du sachet: «Pareils sentiments sont incompatibles avec son caractère.» Cependant, vous avez parlé vous-même des deux abîmes que Karamazov peut contempler à la fois. En effet, sa nature à double face est capable de s’arrêter au milieu de la dissipation la plus effrénée, s’il subit une autre influence. Cette autre influence, c’est l’amour, ce nouvel amour qui s’est enflammé en lui comme la poudre, et pour lequel il faut de l’argent, plus encore que pour faire la fête avec cette même bien-aimée. Qu’elle lui dise: «Je suis à toi, je ne veux pas de Fiodor Pavlovitch», il la saisira, il l’emmènera au loin, à condition d’en avoir les moyens. Ceci passe avant la fête. Karamazov ne peut-il s’en rendre compte? Voilà ce qui le tourmentait; quoi d’invraisemblable à ce qu’il ait réservé cet argent, à tout hasard? Mais le temps passe; Fiodor Pavlovitch ne donne pas à l’accusé les trois mille roubles; au contraire, le bruit court qu’il les destine précisément à séduire sa bien-aimée. «Si Fiodor Pavlovitch ne me donne rien, songe-t-il, je passerai pour un voleur aux yeux de Catherine Ivanovna.» Ainsi naît l’idée d’aller déposer devant Catherine Ivanovna ces quinze cents roubles qu’il continue à porter sur lui, dans le sachet, en disant: «Je suis un misérable, mais non un voleur.» Voilà donc une double raison de conserver cet argent comme la prunelle de ses yeux, au lieu de découdre le sachet et d’en prélever un billet après l’autre. Pourquoi refuser à l’accusé le sentiment de l’honneur? Il existe en lui ce sentiment, mal compris peut-être, souvent erroné, soit, mais réel, poussé jusqu’à la passion, il l’a prouvé. Mais la situation se complique, les tortures de la jalousie atteignent leur paroxysme, et ces deux questions, toujours les mêmes, obsèdent de plus en plus le cerveau enfiévré de mon client: «Si je rembourse Catherine Ivanovna, avec quoi emmènerais-je Grouchegnka?» S’il s’est enivré durant tout ce mois, s’il a fait des folies et du tapage dans les cabarets, c’est peut-être précisément parce qu’il était rempli d’amertume et qu’il n’avait pas la force de supporter cet état de choses. Ces deux questions devinrent finalement si irritantes qu’elles le réduisirent au désespoir. Il avait envoyé son frère cadet demander une dernière fois ces trois mille roubles à son père, mais, sans attendre la réponse, il fit irruption chez le vieillard et le battit devant témoins. Après cela, il n’avait plus rien à espérer. Le soir même, il se frappe la poitrine, précisément à la place de ce sachet, et jure à son frère qu’il a un moyen d’effacer sa honte, mais qu’il la gardera, car il se sent incapable de recourir à ce moyen, étant trop faible de caractère. Pourquoi l’accusation refuse-t-elle de croire à la déposition d’Alexéi Karamazov, si sincère, si spontanée, si plausible? Pourquoi, au contraire, imposer la version de l’argent caché dans une fissure, dans les caves du château d’Udolphe? Le soir même de la conversation avec son frère, l’accusé écrit cette fatale lettre, base principale de l’inculpation de vol: «Je demanderai de l’argent à tout le monde, et si l’on refuse de m’en donner, je tuerai mon père et j’en prendrai sous le matelas, dans l’enveloppe ficelée d’une faveur rose, dès qu’Ivan sera parti.» Sur ce, l’accusation de s’exclamer: «Voilà le programme complet de l’assassinat; tout s’est passé comme il l’avait écrit!» Mais d’abord, c’est une lettre d’ivrogne, écrite sous l’empire d’une extrême irritation; ensuite, il ne parle de l’enveloppe que d’après Smerdiakov, sans l’avoir vue lui-même; troisièmement, bien que la lettre existe, comment prouver que les faits y correspondent? L’accusé a-t-il trouvé l’enveloppe sous l’oreiller, contenait-elle même de l’argent? D’ailleurs, est-ce après l’argent que courait l’accusé? Non, il n’a pas couru comme un fou pour voler, mais seulement pour savoir où était cette femme qui lui a fait perdre la tête; il n’a pas agi d’après un plan prémédité, mais à l’improviste, dans un accès de jalousie furieuse! «Oui, mais après le meurtre, il s’est emparé de l’argent.» Finalement, a-t-il tué, oui ou non? Je repousse avec indignation l’accusation de vol; elle n’est possible que si l’on indique exactement l’objet du vol, c’est un axiome! Mais est-il démontré qu’il a tué, même sans voler? Ne serait-ce pas aussi un roman?»

XII. Il n’y a pas eu assassinat

«N’oubliez pas, messieurs les jurés, qu’il s’agit de la vie d’un homme; la prudence s’impose. Jusqu’à présent, l’accusation hésitait à admettre la préméditation; il a fallu pour la convaincre cette fatale lettre d’ivrogne, présentée aujourd’hui au tribunal. «Tout s’est passé comme il l’avait écrit.» Mais, je le répète, l’accusé n’a couru chez son père que pour chercher son amie, pour savoir où elle était. C’est un fait irrécusable. S’il l’avait trouvée chez elle, loin d’exécuter ses menaces, il ne serait allé nulle part. Il est venu par hasard, à l’improviste, peut-être sans se rappeler sa lettre. «Mais il s’est emparé d’un pilon», lequel, vous vous souvenez, a donné lieu à des considérations psychologiques. Pourtant, il me vient à l’esprit une idée bien simple: si ce pilon, au lieu de se trouver à sa portée, avait été rangé dans l’armoire, l’accusé, ne le voyant pas, serait parti sans arme, les mains vides, et n’aurait peut-être tué personne. Comment peut-on conclure de cet incident à la préméditation? Oui, mais il a proféré dans les cabarets des menaces de mort contre son père, et deux jours auparavant, le soir où fut écrite cette lettre d’ivrogne, il était calme et se querella seulement avec un commis, «cédant à une habitude invétérée.» À cela, je répondrai que s’il avait médité un tel crime d’après un plan arrêté, il aurait sûrement évité cette querelle et ne serait peut-être pas venu au cabaret, car, en pareil cas, l’âme recherche le calme et l’isolement, s’efforce de se soustraire à l’attention: «Oubliez-moi si vous pouvez» et cela, non par calcul seulement, mais par instinct. Messieurs les jurés, la psychologie est une arme à deux tranchants, et nous savons aussi nous en servir. Quant à ces menaces vociférées durant un mois dans les tavernes, on entend bien des enfants, bien des ivrognes en proférer de semblables au cours de querelles, sans que les choses aillent plus loin. Et cette lettre fatale, n’est-elle pas aussi le produit de l’ivresse et de la colère, le cri du pochard qui menace «de faire un malheur»? Pourquoi pas? Pourquoi cette lettre est-elle fatale, au lieu d’être ridicule? Parce qu’on a trouvé le père de l’accusé assassiné, parce qu’un témoin a vu dans le jardin l’accusé qui s’enfuyait, et a lui-même été abattu par lui; par conséquent tout s’est passé comme il l’avait écrit; voilà pourquoi cette lettre n’est pas ridicule, mais fatale. Dieu soit loué, nous voici arrivés au point critique. «Puisqu’il était dans le jardin, donc il a tué.» Toute l’accusation tient dans ces deux mots, puisque et donc. Et si ce donc n’était pas fondé, malgré les apparences? Oh! je conviens que la concordance des faits, les coïncidences, sont assez éloquentes. Pourtant, considérez tous ces faits isolément, sans vous laisser impressionner par leur ensemble; pourquoi, par exemple, l’accusation refuse-t-elle absolument de croire à la véracité de mon client, quand il déclare s’être éloigné de la fenêtre de son père? Rappelez-vous les sarcasmes à l’adresse de la déférence et des sentiments «pieux» qu’aurait soudain éprouvés l’assassin. Et s’il y avait eu vraiment ici quelque chose de semblable, un sentiment de piété, sinon de déférence? «Sans doute, ma mère priait alors pour moi», a déclaré l’inculpé à l’instruction, et il s’est enfui dès qu’il eut constaté que Mme Sviétlov n’était pas chez son père. «Mais il ne pouvait pas le constater par la fenêtre», nous objecte l’accusation. Pourquoi pas? La fenêtre s’est ouverte aux signaux faits par mon client. Fiodor Pavlovitch a pu prononcer une parole, laisser échapper un cri, révélant l’absence de Mme Sviétlov. Pourquoi s’en tenir absolument à une hypothèse issue de notre imagination? En réalité, il y a mille possibilités capables d’échapper à l’observation du romancier le plus subtil. «Oui, mais Grigori a vu la porte ouverte; par conséquent, l’accusé est entré sûrement dans la maison; il a donc tué.» Quant à cette porte, messieurs les jurés… Voyez-vous, nous n’avons là-dessus que le seul témoignage d’un individu qui se trouvait d’ailleurs dans un tel état que… Mais soit, la porte était ouverte, admettons que les dénégations de l’accusé soient un mensonge, dicté par un sentiment de défense bien naturel; admettons qu’il ait pénétré dans la maison; alors pourquoi veut-on qu’il ait tué, s’il est entré? Il a pu faire irruption, parcourir les chambres, il a pu bousculer son père, le frapper même, mais après avoir constaté l’absence de Mme Sviétlov, il s’est enfui, heureux de ne pas l’avoir trouvée et de s’être épargné un crime. Voilà justement pourquoi, un moment après, il est redescendu vers Grigori, victime de sa fureur; c’est parce qu’il était susceptible d’éprouver un sentiment de pitié et de compassion, qu’il avait échappé à la tentation, parce qu’il ressentait la joie d’un cœur pur. Avec une éloquence saisissante, l’accusation nous dépeint l’état d’esprit de l’inculpé au village de Mokroïé, quand l’amour lui apparut de nouveau, l’appelant à une vie nouvelle, alors qu’il ne lui était plus possible d’aimer, ayant derrière lui le cadavre sanglant de son père, et en perspective le châtiment. Pourtant, le ministère public a admis l’amour, en l’expliquant à sa manière: «L’ébriété, le répit dont bénéficiait le criminel, etc.» Mais n’avez-vous pas créé un nouveau personnage, monsieur le procureur, je vous le demande à nouveau? Mon client est-il grossier et sans cœur au point d’avoir pu, en un pareil moment, songer à l’amour et aux subterfuges de sa défense, en ayant vraiment sur la conscience le sang de son père? Non, mille fois non! Sitôt après avoir découvert qu’elle l’aime, l’appelle, lui promet le bonheur, je suis persuadé qu’il aurait éprouvé un besoin impérieux de se suicider et qu’il se fût ôté la vie, s’il avait eu derrière lui le cadavre de son père. Oh! non, certes, il n’aurait pas oublié où se trouvaient ses pistolets! Je connais l’accusé; la brutale insensibilité qu’on lui attribue est incompatible avec son caractère. Il se serait tué, c’est sûr; il ne l’a pas fait précisément parce que «sa mère priait pour lui», et qu’il n’avait pas versé le sang de son père. Durant cette nuit passée à Mokroïé, il s’est tourmenté uniquement à cause du vieillard abattu par lui, suppliant Dieu de le ranimer pour qu’il pût échapper à la mort, et lui-même au châtiment. Pourquoi ne pas admettre cette version? Quelle preuve décisive avons-nous que l’accusé ment? Mais on va de nouveau nous opposer le cadavre de son père; il s’est enfui sans tuer, alors qui est l’assassin?


«Encore un coup, voici toute la logique de l’accusation: qui a tué, sinon lui? Il n’y a personne à mettre à sa place. Messieurs les jurés, c’est bien cela? Est-il bien vrai qu’on ne trouve personne d’autre? L’accusation a énuméré tous ceux qui étaient ou sont venus dans la maison cette nuit-là. On a trouvé cinq personnes. Trois d’entre elles, j’en conviens, sont entièrement hors de cause: la victime, le vieux Grigori et sa femme. Restent donc Karamazov et Smerdiakov. Mr le procureur s’écrie pathétiquement que l’accusé ne désigne Smerdiakov qu’en désespoir de cause, que s’il y avait un sixième personnage, ou même son ombre, mon client, saisi de honte, s’empresserait de le dénoncer. Mais, messieurs les jurés, pourquoi ne pas faire le raisonnement inverse? Il y a deux individus en présence: l’accusé et Smerdiakov; ne puis-je pas dire qu’on n’accuse mon client qu’en désespoir de cause? Et cela uniquement parce qu’on a de parti pris exclu d’avance Smerdiakov de tout soupçon. À vrai dire, Smerdiakov n’est désigné que par l’accusé, ses deux frères et Mme Sviétlov. Mais il y a d’autres témoignages: c’est l’émotion confuse suscitée dans la société par un certain soupçon; on perçoit une vague rumeur, on sent une sorte d’attente. Enfin, le rapprochement des faits, caractéristique même dans son imprécision, en est une nouvelle preuve. D’abord cette crise d’épilepsie survenue précisément le jour du drame, crise que l’accusation a dû défendre et justifier de son mieux. Puis ce brusque suicide de Smerdiakov la veille du jugement. Ensuite, la déposition non moins inopinée, à l’audience, du frère de l’accusé, qui avait cru jusqu’alors à sa culpabilité et apporte tout à coup de l’argent en déclarant que Smerdiakov est l’assassin. Oh! je suis persuadé, comme le parquet, qu’Ivan Fiodorovitch est atteint de fièvre chaude, que sa déposition a pu être une tentative désespérée, conçue dans le délire, pour sauver son frère en chargeant le défunt. Néanmoins, le nom de Smerdiakov a été prononcé, on a de nouveau l’impression d’une énigme. On dirait, messieurs les jurés, qu’il y a ici quelque chose d’inexprimé, d’inachevé. Peut-être la lumière se fera-t-elle. Mais n’anticipons pas. La Cour a décidé tout à l’heure de poursuivre les débats. Je pourrais, en attendant, présenter quelques observations au sujet de la caractéristique de Smerdiakov, tracée avec un talent si subtil par l’accusation. Tout en l’admirant, je ne puis souscrire à ses traits essentiels. J’ai vu Smerdiakov, je lui ai parlé, il m’a produit une impression tout autre. Il était faible de santé, certes, mais non de caractère; ce n’est pas du tout l’être faible que s’imagine l’accusation. Surtout je n’ai pas trouvé en lui de timidité, cette timidité qu’on nous a décrite d’une façon si caractéristique. Nulle ingénuité, une extrême méfiance dissimulée sous les dehors de la naïveté, un esprit capable de beaucoup méditer. Oh! c’est par candeur que l’accusation l’a jugé faible d’esprit. Il m’a produit une impression précise; je suis parti persuadé d’avoir affaire à un être foncièrement méchant, démesurément ambitieux, vindicatif et envieux. J’ai recueilli certains renseignements; il détestait son origine, il en avait honte et rappelait en grinçant des dents qu’il était issu d’une «puante». Il se montrait irrespectueux envers le domestique Grigori et sa femme, qui avaient pris soin de lui dans son enfance. Maudissant la Russie, il s’en moquait, rêvait de partir pour la France, de devenir Français. Il a souvent déclaré, bien avant le crime, qu’il regrettait de ne pouvoir le faire faute de ressources. Je crois qu’il n’aimait que lui et s’estimait singulièrement haut… Un costume convenable, une chemise propre, des bottes bien cirées, constituaient pour lui toute la culture. Se croyant (il y a des faits à l’appui) le fils naturel de Fiodor Pavlovitch, il a pu prendre en haine sa situation par rapport aux enfants légitimes de son maître; à eux tous les droits, tout l’héritage, tandis qu’il n’est qu’un cuisinier. Il m’a raconté qu’il avait mis l’argent dans l’enveloppe avec Fiodor Pavlovitch. La destination de cette somme – grâce à laquelle il aurait pu faire son chemin – lui était évidemment odieuse. De plus, il a vu trois mille roubles en billets neufs (je le lui ai demandé à dessein). Ne montrez jamais à un être envieux et rempli d’amour-propre une grosse somme à la fois; or, il voyait pour la première fois une telle somme dans la même main. Cette liasse a pu laisser dans son imagination une impression morbide, sans autres conséquences au début. Mon éminent contradicteur a exposé avec une subtilité remarquable toutes les hypothèses pour et contre la possibilité d’inculper Smerdiakov d’assassinat, en insistant sur cette question: quel intérêt avait-il à simuler une crise? Oui, mais il n’a pas nécessairement simulé, la crise a pu survenir tout naturellement et passer de même, le malade revenir à lui. Sans se rétablir, il aura repris connaissance, comme cela arrive chez les épileptiques. À quel moment Smerdiakov a-t-il commis son crime? demande l’accusation. Il est très facile de l’indiquer. Il a pu revenir à lui et se lever après avoir dormi profondément (car les crises sont toujours suivies d’un profond sommeil), juste au moment où le vieux Grigori ayant empoigné par la jambe, sur la palissade, l’accusé, qui s’enfuyait, s’écria: «Parricide!» Ce cri inaccoutumé, dans le silence et les ténèbres, a pu réveiller Smerdiakov, dont le sommeil était peut-être déjà plus léger. Il se lève et va presque inconsciemment voir ce qui en est. Encore en proie à l’hébétude, son imagination sommeille, mais le voici dans le jardin, il s’approche des fenêtres éclairées, apprend la terrible nouvelle de la bouche de son maître, évidemment heureux de sa présence. Celui-ci, effrayé, lui raconte tout en détail, son imagination s’enflamme. Et dans son cerveau troublé, une idée prend corps, idée terrible, mais séduisante et d’une logique irréfutable: assassiner, s’emparer des trois mille roubles et tout rejeter ensuite sur le fils du maître. Qui soupçonnera-t-on maintenant, qui peut-on accuser, sinon lui? Les preuves existent, il était sur les lieux. La cupidité a pu le gagner, en même temps que la conscience de l’impunité. Oh! la tentation survient parfois en rafale, surtout chez des assassins qui ne se doutaient pas, une minute auparavant, qu’ils voulaient tuer! Ainsi, Smerdiakov a pu entrer chez son maître et exécuter son plan; avec quelle arme? Mais avec la première pierre qu’il aura ramassée dans le jardin. Pourquoi, dans quel dessein? Mais trois mille roubles, c’est une fortune. Oh! je ne me contredis pas: l’argent a pu exister. Peut-être même Smerdiakov seul savait où le trouver chez son maître. «Eh bien, et l’enveloppe qui traînait, déchirée, à terre?» Tout à l’heure, en écoutant l’accusation insinuer subtilement à ce sujet que seul un voleur novice, tel que précisément Karamazov, pouvait agir ainsi, tandis que Smerdiakov n’aurait jamais laissé une telle preuve contre lui, tout à l’heure, messieurs les jurés, j’ai reconnu soudain une argumentation des plus familières. Figurez-vous que cette hypothèse sur la façon dont Karamazov avait dû procéder avec l’enveloppe, je l’avais déjà entendue deux jours auparavant de Smerdiakov lui-même, et cela à ma grande surprise; il me paraissait, en effet, jouer la naïveté et m’imposer d’avance cette idée pour que j’en tire la même conclusion, comme s’il me la soufflait. N’a-t-il pas agi de même à l’instruction et imposé cette hypothèse à l’éminent représentant du ministère public? Et la femme de Grigori, dira-t-on? Elle a entendu toute la nuit le malade gémir. Soit, mais c’est là un argument bien fragile. Un jour une dame de ma connaissance se plaignit amèrement d’avoir été réveillée toute la nuit par un roquet; pourtant, la pauvre bête, comme on l’apprit, n’avait aboyé que deux ou trois fois. Et c’est naturel; une personne qui dort entend gémir, elle se réveille en maugréant pour se rendormir aussitôt. Deux heures après, nouveau gémissement, nouveau réveil suivi de sommeil, et encore deux heures plus tard, trois fois en tout. Le matin, le dormeur se lève en se plaignant d’avoir été réveillé toute la nuit par des gémissements continuels. Il doit nécessairement en avoir l’impression; les intervalles de deux heures durant lesquels il a dormi lui échappent, seules les minutes de veille lui reviennent à l’esprit, il s’imagine qu’on l’a réveillé toute la nuit. Mais pourquoi, s’exclame l’accusation, Smerdiakov n’a-t-il pas avoué dans le billet écrit avant de mourir? «Sa conscience n’est pas allée jusque-là.» Permettez; la conscience, c’est déjà le repentir, peut-être le suicidé n’éprouvait-il pas de repentir, mais seulement du désespoir. Ce sont deux choses tout à fait différentes. Le désespoir peut être méchant et irréconciliable, et le suicidé, au moment d’en finir, pouvait détester plus que jamais ceux dont il avait été jaloux toute sa vie. Messieurs les jurés, prenez garde de commettre une erreur judiciaire! Qu’y a-t-il d’invraisemblable dans tout ce que je vous ai exposé? Trouvez une erreur dans ma thèse, trouvez-y une impossibilité, une absurdité! Mais si mes conjectures sont tant soit peu vraisemblables, soyez prudents. Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré, je crois absolument à la version du crime que je viens de vous présenter. Ce qui me trouble surtout et me met hors de moi, c’est la pensée que, parmi la masse de faits accumulés par l’accusation contre le prévenu, il n’y en a pas un seul tant soit peu exact et irrécusable. Oui, certes, l’ensemble est terrible; ce sang qui dégoutte des mains, dont le linge est imprégné, cette nuit obscure où retentit le cri de «parricide!», celui qui l’a poussé tombant, la tête fracassée, puis cette masse de paroles, de dépositions, de gestes, de cris, oh! tout cela peut fausser une conviction, mais non pas la vôtre, messieurs les jurés! Souvenez-vous qu’il vous a été donné un pouvoir illimité de lier et de délier. Mais plus ce pouvoir est grand, plus l’usage en est redoutable! Je maintiens absolument tout ce que je viens de dire; mais soit, je conviens pour un instant avec l’accusation que mon malheureux client a souillé ses mains du sang de son père. Ce n’est qu’une supposition, encore un coup, je ne doute pas une minute de son innocence; pourtant, écoutez-moi, même dans cette hypothèse, j’ai encore quelque chose à vous dire, car je pressens dans vos cœurs un violent combat… Pardonnez-moi cette allusion, messieurs les jurés, je veux être véridique et sincère jusqu’au bout. Soyons tous sincères!»


À ce moment, le défenseur fut interrompu par d’assez vifs applaudissements. En effet, il prononça les dernières paroles d’une voix si émue que tout le monde sentit que peut-être il avait vraiment quelque chose à dire, et quelque chose de capital. Le président menaça de «faire évacuer» la salle, si «pareille manifestation» se reproduisait. Il se tut, et Fétioukovitch reprit sa plaidoirie d’une voix pénétrée, tout à fait changée.

XIII. Un Sophiste [198]

«Ce n’est pas seulement l’ensemble des faits qui accable mon client, messieurs les jurés, non, ce qui l’accable, en réalité, c’est le seul fait qu’on a trouvé son père assassiné. S’il s’agissait d’un simple meurtre, étant donné le doute qui plane sur cette affaire, sur chacun des faits considérés isolément, vous écarteriez l’accusation, vous hésiteriez tout au moins à condamner un homme uniquement à cause d’une prévention, hélas! trop justifiée! Mais nous sommes en présence d’un parricide. Cela en impose au point de fortifier la fragilité même des chefs d’accusation, dans l’esprit le moins prévenu. Comment acquitter un tel accusé? S’il était coupable et qu’il échappe au châtiment? voilà le sentiment instinctif de chacun. Oui, c’est une chose terrible de verser le sang de son père, le sang de celui qui vous a engendré, aimé, le sang de celui qui a prodigué sa vie pour vous, qui s’est affligé de vos maladies enfantines, qui a souffert pour que vous soyez heureux, et n’a vécu que de vos joies et de vos succès! Oh! le meurtre d’un tel père, on ne peut même pas l’imaginer! Messieurs les jurés, qu’est-ce qu’un père véritable, quelle majesté, quelle idée grandiose recèle ce nom? Nous venons d’indiquer en partie ce qu’il doit être. Dans cette affaire si douloureuse, le défunt, Fiodor Pavlovitch Karamazov, n’avait rien d’un père, tel que notre cœur vient de le définir. Car hélas, certains pères sont de vraies calamités. Examinons les choses de plus près: nous ne devons reculer devant rien, messieurs les jurés, vu la gravité de la décision à prendre. Nous devons surtout ne pas avoir peur maintenant, ni écarter certaines idées, tels que des enfants ou des femmes craintives, suivant l’heureuse expression de l’éminent représentant du ministère public. Au cours de son ardent réquisitoire, mon honorable adversaire s’est exclamé à plusieurs reprises: «Non, je n’abandonnerai à personne la défense de l’inculpé, je suis à la fois son accusateur et son avocat.» Pourtant, il a oublié de mentionner que si ce redoutable accusé a gardé vingt-trois ans une profonde reconnaissance pour une livre de noisettes, la seule gâterie qu’il ait jamais eue dans la maison paternelle, inversement un tel homme devait se rappeler, durant ces vingt-trois ans, qu’il courait chez son père «nu-pieds, dans l’arrière-cour, la culotte retenue par un seul bouton», suivant l’expression d’un homme de cœur, le Dr Herzenstube. Oh! messieurs les jurés, à quoi bon regarder de près cette «calamité», répéter ce que tout le monde connaît! Qu’est-ce que mon client a trouvé en arrivant chez son père? Et pourquoi le représenter comme un être sans cœur, un égoïste, un monstre? Il est impétueux, il est sauvage, violent, voilà pourquoi on le juge maintenant. Mais qui est responsable de sa destinée, à qui la faute si, avec des penchants vertueux, un cœur sensible et reconnaissant, il a reçu une éducation aussi monstrueuse? A-t-on développé sa raison, est-il instruit, quelqu’un lui a-t-il témoigné un peu d’affection dans son enfance? Mon client a grandi à la grâce de Dieu, c’est-à-dire comme une bête sauvage. Peut-être brûlait-il de revoir son père, après cette longue séparation, peut-être en se rappelant son enfance comme à travers un songe, a-t-il écarté à maintes reprises le fantôme odieux du passé, désirant de toute son âme absoudre et étreindre son père! Et alors? On l’accueille avec des railleries cyniques, de la méfiance, des chicanes au sujet de son héritage; il n’entend que des propos et des maximes qui soulèvent le cœur, finalement il voit son père essayer de lui ravir son amie, avec son propre argent; oh! messieurs les jurés, c’est répugnant, c’est atroce! Et ce vieillard se plaint à tout le monde de l’irrévérence et de la violence de son fils, le noircit dans la société, lui cause du tort, le calomnie, achète ses reconnaissances de dette pour le faire mettre en prison! Messieurs les jurés, les gens en apparence durs, violents, impétueux, tels que mon client, sont bien souvent des cœurs tendres, seulement ils ne le montrent pas. Ne riez pas de mon idée! Mr le procureur s’est moqué impitoyablement de mon client, en signalant son amour pour Schiller et «le sublime». Je ne m’en serais pas moqué à sa place. Oui, ces cœurs – oh! laissez-moi les défendre, ils sont rarement et si mal compris -, ces cœurs sont souvent assoiffés de tendresse, de beauté, de justice, précisément parce que, sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes, ces sentiments contrastent avec leur propre violence, avec leur propre dureté. Si indomptables qu’ils paraissent, ils sont capables d’aimer jusqu’à la souffrance, d’aimer une femme d’un amour idéal et élevé. Encore un coup, ne riez pas, c’est ce qui arrive le plus souvent aux natures de cette sorte; seulement, elles ne peuvent pas dissimuler leur impétuosité parfois grossière, voilà ce qui frappe, voilà ce qu’on remarque, alors que l’intérieur demeure ignoré. En réalité, leurs passions s’apaisent rapidement, et quand ils rencontrent une personne aux sentiments élevés, ces êtres qui semblent grossiers et violents cherchent la régénération, la possibilité de s’amender, de devenir nobles, honnêtes, «sublimes», si décrié que soit ce mot. J’ai dit tout à l’heure que je respecterais le roman de mon client avec Mlle Verkhovtsev. Néanmoins, on peut parler à mots couverts; nous avons entendu, non pas une déposition, mais le cri d’une femme qui se venge, et ce n’est pas à elle à lui reprocher sa trahison, car c’est elle qui a trahi! Si elle avait eu le temps de rentrer en elle-même, elle n’aurait pas fait un pareil témoignage. Oh! ne la croyez pas, non, mon client n’est pas un «monstre», comme elle l’a appelé. Le Crucifié qui aimait les hommes a dit avant les angoisses de la Passion: «Je suis le Bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis; aucune d’elles ne périra» [199]. Ne perdons pas, nous, une âme humaine! Je demandais: qu’est-ce qu’un père? C’est un nom noble et précieux, me suis-je écrié. Mais il faut user loyalement du terme, messieurs les jurés, et je me permets d’appeler les choses par leur nom. Un père tel que la victime, le vieux Karamazov, est indigne de s’appeler ainsi. L’amour filial non justifié est absurde. On ne peut susciter l’amour avec rien, il n’y a que Dieu qui tire quelque chose du néant. «Pères, ne contristez point vos enfant» [200], écrit l’apôtre d’un cœur brûlant d’amour. Ce n’est pas pour mon client que je cite ces saintes paroles, je les rappelle pour tous les pères. Qui m’a confié le pouvoir de les instruire? Personne. Mais comme homme, comme citoyen, je m’adresse à eux: vivos voco! [201] Nous ne restons pas longtemps sur terre, nos actions et nos paroles sont souvent mauvaises. Aussi mettons tous à profit les moments que nous passons ensemble pour nous adresser mutuellement une bonne parole. C’est ce que je fais; je profite de l’occasion qui m’est offerte. Ce n’est pas pour rien que cette tribune nous a été accordée par une volonté souveraine, toute la Russie nous entend. Je ne parle pas seulement pour les pères qui sont ici, je crie à tous: «Pères, ne contristez point vos enfants!» Pratiquons d’abord nous-mêmes le précepte du Christ, et alors seulement nous pourrons exiger quelque chose de nos enfants. Sinon, nous ne sommes pas des pères, mais des ennemis pour eux; il ne sont pas nos enfants, mais nos ennemis, et cela par notre faute! «On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis» [202], ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Évangile qui le prescrit; mesurez de la même mesure qui vous est appliquée. Comment accuser nos enfants s’ils nous rendent la pareille? Dernièrement, en Finlande, une servante fut soupçonnée d’avoir accouché clandestinement. On l’épia et l’on trouva au grenier, dissimulée derrière des briques, sa malle qui contenait le cadavre d’un nouveau-né tué par elle. On y découvrit également les squelettes de deux autres bébés, qu’elle avoua avoir tués à leur naissance. Messieurs les jurés, est-ce là une mère? Elle a bien mis au monde ses enfants, mais qui de nous oserait lui appliquer le saint nom de mère? Soyons hardis, messieurs les jurés, soyons même téméraires, nous devons l’être en ce moment et ne pas craindre certains mots, certaines idées, comme les marchandes de Moscou, qui craignent le «métal» et le «soufre» [203]. Prouvons, au contraire, que le progrès des dernières années a influé aussi sur notre développement et disons franchement: il ne suffit pas d’engendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre. Sans doute, le mot père a une autre signification, d’après laquelle un père, fût-il un monstre, un ennemi juré de ses enfants, restera toujours leur père, par le seul fait qu’il les a engendrés. Mais c’est une signification mystique, pour ainsi dire, qui échappe à l’intelligence, qu’on peut admettre seulement comme article de foi, ainsi que bien des choses incompréhensibles auxquelles la religion ordonne de croire. Mais dans ce cas, cela doit rester hors du domaine de la vie réelle. Dans ce domaine, qui a, non seulement ses droits, mais impose de grands devoirs, si nous voulons être humains, chrétiens enfin, nous sommes tenus d’appliquer seulement des idées justifiées par la raison et l’expérience, passées au creuset de l’analyse, bref, d’agir sensément et non avec extravagance, comme en rêve ou dans le délire, pour ne pas nuire à notre semblable, pour ne pas causer sa perte. Nous ferons alors œuvre de chrétiens et non seulement de mystiques, une œuvre raisonnable, vraiment philanthropique…»


À ce moment, de vifs applaudissements partirent de différents points de la salle, mais Fétioukovitch fit un geste, comme pour supplier de ne pas l’interrompre. Tout se calma aussitôt. L’orateur poursuivit:


«Pensez-vous, messieurs les jurés, que de telles questions puissent échapper à nos enfants, lorsqu’ils commencent à réfléchir? Non, certes, et nous n’exigerons pas d’eux une abstention impossible! La vue d’un père indigne, surtout comparé à ceux des autres enfants, ses condisciples, inspire malgré lui à un jeune homme des questions douloureuses. On lui répond banalement: «C’est lui qui t’a engendré, tu es son sang, tu dois donc l’aimer.» De plus en plus surpris le jeune homme se demande malgré lui: «Est-ce qu’il m’aimait, lorsqu’il m’a engendré? Il ne me connaissait pas, il ignorait même mon sexe, à cette minute de passion, où il était peut-être échauffé par le vin, et il ne m’a transmis qu’un penchant à la boisson; voilà tous ses bienfaits… Pourquoi dois-je l’aimer; pour le seul fait de m’avoir engendré, lui qui ne m’a jamais aimé?» [204] Oh! ces questions vous semblent peut-être grossières, cruelles, mais n’exigez pas d’un jeune esprit une abstention impossible: «Chassez le naturel par la porte, il rentre par la fenêtre», mais surtout, ne craignons pas le «métal» et le «soufre», et résolvons la question comme le prescrivent la raison et l’humanité, et non les idées mystiques. Comment la résoudre? Eh bien, que le fils vienne demander sérieusement à son père: «Père, dis-moi pourquoi je dois t’aimer, prouve-moi que c’est un devoir»; si ce père est capable de lui répondre et de le lui prouver, voilà une véritable famille, normale, qui ne repose pas uniquement sur un préjugé mystique, mais sur des bases rationnelles, rigoureusement humaines. Au contraire, si le père n’apporte aucune preuve, c’en est fait de cette famille; le père n’en est plus un pour son fils, celui-ci reçoit la liberté et le droit de le considérer comme un étranger et même un ennemi. Notre tribune, messieurs les jurés, doit être l’école de la vérité et des idées saines!»


De vifs applaudissements interrompirent l’orateur. Assurément, ils n’étaient pas unanimes, mais la moitié de la salle applaudissait, y compris des pères et des mères. Des cris aigus partaient des tribunes occupées par les dames. On gesticulait avec les mouchoirs. Le président se mit à agiter la sonnette de toutes ses forces. Il était visiblement agacé par ce tumulte, mais n’osa «faire évacuer» la salle, comme il en avait déjà menacé; même des dignitaires, des vieillards décorés installés derrière le tribunal applaudissaient l’orateur, de sorte que, le calme rétabli, il se contenta de réitérer sa menace. Fétioukovitch, triomphant et ému, poursuivit son discours.


«Messieurs les jurés, vous vous rappelez cette nuit terrible, dont on a tant parlé aujourd’hui, où le fils s’introduisit par escalade chez son père et se trouva face à face avec l’ennemi qui lui avait donné le jour. J’insiste vivement là-dessus, ce n’est pas l’argent qui l’attirait; l’accusation de vol est une absurdité, comme je l’ai déjà exposé! Et ce n’est pas pour tuer qu’il força la porte; s’il avait prémédité son crime, il se serait muni à l’avance d’une arme, mais il a pris le pilon instinctivement, sans savoir pourquoi. Admettons qu’il ait trompé son père avec les signaux et pénétré dans la maison, j’ai déjà dit que je ne crois pas un instant à cette légende, mais soit, supposons-le une minute! Messieurs les jurés, je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré, si Karamazov avait eu pour rival un étranger au lieu de son père, après avoir constaté l’absence de cette femme, il se serait retiré précipitamment, sans lui faire de mal, tout au plus l’aurait-il frappé, bousculé, la seule chose qui lui importait étant de retrouver son amie. Mais il vit son père, son persécuteur dès l’enfance, son ennemi devenu un monstrueux rival; cela suffit pour qu’une haine irrésistible s’emparât de lui, abolissant sa raison. Tous ses griefs lui revinrent à la fois. Ce fut un accès de démence, mais aussi un mouvement de la nature, qui vengeait inconsciemment la transgression de ses lois éternelles. Néanmoins, même alors, l’assassin n’a pas tué, je l’affirme, je le proclame; il a seulement brandi le pilon dans un geste d’indignation et de dégoût, sans intention de tuer, sans savoir qu’il tuait. S’il n’avait pas eu ce fatal pilon dans les mains, il aurait seulement battu son père, peut-être, mais il ne l’eût pas assassiné. En s’enfuyant, il ignorait si le vieillard abattu par lui était mort. Pareil crime n’en est pas un, ce n’est pas un parricide. Non, le meurtre d’un tel père ne peut être assimilé que par préjugé à un parricide! Mais ce crime a-t-il vraiment été commis, je vous le demande encore une fois? Messieurs les jurés, nous allons le condamner et il se dira: «Ces gens n’ont rien fait pour moi, pour m’élever, m’instruire, me rendre meilleur, faire de moi un homme. Ils m’ont refusé toute assistance et maintenant ils m’envoient au bagne. Me voilà quitte, je ne leur dois rien, ni à personne. Ils sont méchants, cruels, je le serai aussi.» Voilà ce qu’il dira, messieurs les jurés! je le jure; en le déclarant coupable, vous ne ferez que le mettre à l’aise, que soulager sa conscience et loin d’éprouver des remords, il maudira le sang versé par lui. En même temps, vous rendez son relèvement impossible, car il demeurera méchant et aveugle jusqu’à la fin de ses jours. Voulez-vous lui infliger le châtiment le plus terrible qu’on puisse imaginer, tout en régénérant son âme à jamais? Si oui, accablez-le de votre clémence! Vous le verrez tressaillir. «Suis-je digne d’une telle faveur, d’un tel amour?» se dira-t-il. Il y a de la noblesse, messieurs les jurés, dans cette nature sauvage. Il s’inclinera devant votre mansuétude, il a soif d’un grand acte d’amour, il s’enflammera, il ressuscitera définitivement. Certaines âmes sont assez mesquines pour accuser le monde entier. Mais comblez cette âme de miséricorde, témoignez-lui de l’amour, et elle maudira ses œuvres, car les germes du bien abondent en elle. Son âme s’épanouira en voyant la mansuétude divine, la bonté et la justice humaines. Il sera saisi de repentir, l’immensité de la dette contractée l’accablera. Il ne dira pas alors: «Je suis quitte», mais: «Je suis coupable devant tous et le plus indigne de tous.» Avec des larmes d’attendrissement il s’écriera: «Les hommes valent mieux que moi, car ils ont voulu me sauver, au lieu de me perdre.» Oh! il vous est si facile d’user de clémence, car dans l’absence de preuves décisives, il vous serait trop pénible de rendre un verdict de culpabilité. Mieux vaut acquitter dix coupables que condamner un innocent. Entendez-vous la grande voix du siècle passé de notre histoire nationale? Est-ce à moi, chétif, de vous rappeler que la justice russe n’a pas uniquement pour but de châtier, mais aussi de relever un être perdu? Que les autres peuples observent la lettre de la loi, et nous l’esprit et l’essence, pour la régénération des déchus. Et s’il en est ainsi, alors, en avant, Russie! Ne vous effrayez pas avec vos troïkas emportées dont les autres peuples s’écartent avec dégoût! Ce n’est pas une troïka emportée, c’est un char majestueux, qui marche solennellement, tranquillement vers le but. Le sort de mon client est entre vos mains, ainsi que les destinées du droit russe. Vous le sauverez, vous le défendrez en vous montrant à la hauteur de votre mission.»

XIV. Les moujiks ont tenu ferme

Ainsi conclut Fétioukovitch, et l’enthousiasme de ses auditeurs ne connut plus de bornes. Il ne fallait pas songer à le réprimer; les femmes pleuraient, ainsi que beaucoup d’hommes, deux dignitaires versèrent même des larmes. Le président se résigna et attendit avant d’agiter sa sonnette. «Attenter à un pareil enthousiasme eût été une profanation!» s’écrièrent nos dames par la suite. L’orateur lui-même était sincèrement ému. Ce fut à ce moment que notre Hippolyte Kirillovitch se leva pour répliquer. On lui jeta des regards haineux: «Comment, il ose encore répliquer?» murmuraient les dames. Mais les murmures de toutes les dames du monde, avec son épouse à leur tête, n’auraient pas arrêté le procureur. Il était pâle et tremblait d’émotion; ses premières phrases furent même incompréhensibles, il haletait, articulait mal, s’embrouillait. D’ailleurs, il se ressaisit bientôt. Je ne citerai que quelques phrases de ce second discours.


«…On nous reproche d’avoir inventé des romans. Mais le défenseur a-t-il fait autre chose? Il ne manquait que des vers à sa plaidoirie. Fiodor Pavlovitch, dans l’attente de sa bien-aimée, déchire l’enveloppe et la jette à terre. On cite même ses paroles à cette occasion; n’est-ce pas un poème? Et où est la preuve qu’il a sorti l’argent, qui a entendu ce qu’il disait? L’imbécile Smerdiakov transformé en une sorte de héros romantique qui se venge de la société à cause de sa naissance illégitime, n’est-ce pas encore un poème à la Byron? Et le fils qui, ayant fait irruption chez son père, le tue sans le tuer, ce n’est même plus un roman, ni un poème, c’est un sphinx proposant des énigmes que lui-même, assurément, ne peut résoudre. S’il a tué, c’est pour de bon; comment admettre qu’il ait tué sans être un assassin? Ensuite, on déclare que notre tribune est celle de la vérité et des idées saines, et on y profère cet axiome que le meurtre d’un père n’est qualifié de parricide que par préjugé. Mais si le parricide est un préjugé et si tout enfant peut demander à son père: «Père, pourquoi dois-je t’aimer?», que deviendront les bases de la société, que deviendra la famille? Le parricide, voyez-vous, c’est le «soufre» de la marchande moscovite. Les plus nobles traditions de la justice russe sont dénaturées uniquement pour obtenir l’absolution de ce qui ne peut être absous. Comblez-le de clémence, s’exclame le défenseur, le criminel n’en demande pas davantage, on verra demain le résultat! D’ailleurs, n’est-ce pas par une modestie exagérée qu’il demande seulement l’acquittement de l’accusé? Pourquoi ne pas demander la fondation d’une bourse qui immortaliserait l’exploit du parricide aux yeux de la postérité et de la jeune génération? On corrige l’Évangile et la religion: tout ça c’est du mysticisme, nous seuls possédons le vrai christianisme, déjà vérifié par l’analyse de la raison et des idées saines. On évoque devant nous une fausse image du Christ! «On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis», s’exclame le défenseur, en concluant aussitôt que le Christ a ordonné de mesurer de la même mesure qui nous est appliquée. Voilà ce qu’on proclame à la tribune de vérité! Nous ne lisons l’Évangile qu’à la veille de nos discours, pour briller par la connaissance d’une œuvre assez originale, au moyen de laquelle on peut produire un certain effet dans la mesure où c’est nécessaire. Or, le Christ a précisément défendu d’agir ainsi, car c’est ce que fait le monde méchant, et nous, loin de rendre le mal pour le mal, nous devons tendre la joue, et pardonner à ceux qui nous ont offensés. Voilà ce que nous a enseigné notre Dieu, et non pas que c’est un préjugé de défendre aux enfants de tuer leur père. Et ce n’est pas nous qui corrigerons à cette tribune l’Évangile de notre Dieu, que le défenseur daigne seulement appeler «le Crucifié qui aimait les hommes», en opposition avec toute la Russie orthodoxe qui l’invoque en proclamant: «Tu es notre Dieu!…»


Ici, le président intervint et pria l’orateur de ne pas exagérer, de demeurer dans les justes limites, etc., comme font d’habitude les présidents en pareil cas. La salle était houleuse. Le public s’agitait, proférait des exclamations indignées. Fétioukovitch ne répliqua même pas, il vint seulement, les mains sur le cœur, prononcer d’un ton offensé quelques paroles pleines de dignité. Il effleura de nouveau avec ironie les «romans» et la «psychologie» et trouva moyen de décocher ce trait «Jupiter, tu as tort, puisque tu te fâches», ce qui fit rire le public, car Hippolyte Kirillovitch ne ressemblait nullement à Jupiter. Quant à la prétendue accusation de permettre à la jeunesse le parricide, Fétioukovitch déclara avec une grande dignité qu’il n’y répondrait pas. Au sujet de la «fausse image du Christ» et du fait qu’il n’avait pas daigné l’appeler Dieu, mais seulement «le Crucifié qui aimait les hommes», ce qui est «contraire à l’orthodoxie et ne pouvait se dire à la tribune de vérité», Fétioukovitch parla d’» insinuation» et donna à entendre qu’en venant ici il croyait au moins cette tribune à l’abri d’accusation «dangereuses pour sa personnalité comme citoyen et fidèle sujet…». Mais à ces mots le président l’arrêta à son tour, et Fétioukovitch, en s’inclinant, termina sa réplique, accompagné par le murmure approbateur de toute la salle. Hippolyte Kirillovitch, de l’avis de nos dames, était «confondu pour toujours».


La parole fut ensuite donnée à l’accusé. Mitia se leva, mais ne dit pas grand-chose. Il était à bout de forces, physiques et morales. L’air dégagé et robuste avec lequel il était entré le matin avait presque disparu. Il paraissait avoir traversé dans cette journée une crise décisive qui lui avait appris et fait comprendre quelque chose de très important, qu’il ne saisissait pas auparavant. Sa voix s’était affaiblie, il ne criait plus. On sentait dans ses paroles la résignation et l’accablement de la défaite.


«Que puis-je dire, messieurs les jurés! On va me juger, je sens la main de Dieu sur moi. C’en est fait du dévoyé! Mais comme si je me confessais à Dieu, à vous aussi je dis: «Je n’ai pas versé le sang de mon père!» Je le répète une dernière fois, ce n’est pas moi qui ait tué! J’étais déréglé, mais j’aimais le bien. Constamment, j’aspirais à m’amender, et j’ai vécu comme une bête fauve. Merci au procureur, il a dit sur moi bien des choses que j’ignorais, mais il est faux que j’aie tué mon père, le procureur s’est trompé! Merci également à mon défenseur, j’ai pleuré en l’écoutant, mais il est faux que j’aie tué mon père, il n’aurait pas dû le supposer! Ne croyez pas les médecins, j’ai toute ma raison, seulement je me sens accablé. Si vous m’épargnez et que vous me laissiez aller, je prierai pour vous. Je deviendrai meilleur, j’en donne ma parole, je la donne devant Dieu. Si vous me condamnez, je briserai moi-même mon épée et j’en baiserai les tronçons. Mais épargnez-moi, et ne me privez pas de mon Dieu, je me connais: je récriminerais! Je suis accablé, messieurs… épargnez-moi!»


Il tomba presque à sa place, sa voix se brisa, la dernière phrase fut à peine articulée. La Cour rédigea ensuite les questions à poser et demanda leurs conclusions aux parties. Mais j’omets les détails. Enfin, les jurés se retirèrent pour délibérer. Le président était exténué, aussi ne leur adressa-t-il qu’une brève allocution: «Soyez impartiaux, ne vous laissez pas influencer par l’éloquence de la défense, pourtant pesez votre décision; rappelez-vous la haute mission dont vous êtes revêtus», etc. Les jurés s’éloignèrent, l’audience fut suspendue. On put faire un tour, échanger ses impressions, se restaurer au buffet. Il était fort tard, environ une heure du matin, mais personne ne s’en alla. Les nerfs tendus empêchaient de songer au repos. Tout le monde attendait avec anxiété le verdict, sauf les dames, qui, dans leur impatience fiévreuse, étaient rassurées: «L’acquittement est inévitable.» Toutes se préparaient à la minute émouvante de l’enthousiasme général. J’avoue que, parmi les hommes, beaucoup étaient sûrs de l’acquittement. Les uns se réjouissaient, d’autres fronçaient les sourcils, certains baissaient simplement le nez; ils ne voulaient pas d’acquittement! Fétioukovitch lui-même était certain du succès. On l’entourait, on le félicitait avec complaisance.


«Il y a, disait-il dans un groupe, comme on le rapporta par la suite, il y a des fils invisibles qui relient le défenseur aux jurés. Ils se forment et se pressentent déjà au cours de la plaidoirie. Je les ai sentis, ils existent. Nous aurons gain de cause, soyez tranquilles.


– Que vont dire maintenant nos croquants? proféra un gros monsieur grêlé, à l’air renfrogné, propriétaire aux environs, en s’approchant d’un groupe.


– Il n’y a pas que des croquants; il y a quatre fonctionnaires.


– Ah oui! les fonctionnaires, dit un membre du zemstvo.


– Connaissez-vous Nazarev, Prochor Ivanovitch, ce marchand qui a une médaille? il fait partie du jury.


– Eh bien?


– C’est une des lumières de la corporation.


– Il garde toujours le silence.


– Tant mieux. Ce n’est pas au Pétersbourgeois à lui faire la leçon; lui-même en remontrerait à tout Pétersbourg. Douze enfants, pensez!


– Est-il possible qu’on ne l’acquitte pas? criait dans un autre groupe un de nos jeunes fonctionnaires.


– Il sera sûrement acquitté, fit une voix décidée.


– Ce serait une honte de ne pas l’acquitter, s’exclama le fonctionnaire; admettons qu’il ait tué, mais un père comme le sien! Et, enfin, il était dans une telle exaltation… Il a pu vraiment n’assener qu’un coup de pilon, et l’autre s’est affaissé. Mais on a eu tort de mêler le domestique à tout ça; ce n’est qu’un épisode burlesque. À la place du défenseur, j’aurais dit carrément: il a tué, mais il n’est pas coupable, nom d’un chien!


– C’est ce qu’il a fait, seulement, il n’a pas dit nom d’un chien!


– Mais si, Mikhaïl Sémionytch, il l’a presque dit, reprit une troisième voix.


– Permettez, messieurs; on a acquitté durant le carême une actrice qui avait coupé la gorge à la femme de son amant.


– Oui, mais elle n’est pas allée jusqu’au bout.


– C’est égal, elle avait commencé.


– Et ce qu’il a dit des enfants, n’est-ce pas admirable?


– Admirable.


– Et le couplet sur le mysticisme, hein?


– Laissez donc le mysticisme, s’écria un autre, songez plutôt à ce qui attend dès demain Hippolyte, son épouse lui en fera voir de dures à cause de Mitia.


– Elle est ici?


– Si elle y était, ce serait déjà fait. Elle garde la maison, elle a une rage de dents, hé! hé!


– Hé! Hé!»


Dans un troisième groupe:


«Mitia pourrait bien être acquitté.


– Ce sera du propre, demain il saccagera «La Capitale» et ne dessoûlera pas de dix jours.


– Eh oui, c’est un vrai diable!


– À propos de diable, on n’a pas pu se passer de lui; sa place était tout indiquée ici.


– Messieurs, l’éloquence est une belle chose. Mais on ne peut fracasser la tête d’un père impunément. Sinon, où irions-nous?


– Le char, le char, vous vous souvenez?


– Oui, il a fait d’un chariot un char.


– Demain, le char redeviendra chariot, «dans la mesure où il est nécessaire».


– Les gens sont devenus malins. La vérité existe-t-elle encore en Russie, messieurs, oui ou non?»


Mais la sonnette retentit. Les jurés avaient délibéré une heure exactement. Un profond silence régna, quand le public eut reprit place. Je me rappelle l’entrée du jury dans la salle. Enfin, je ne citerai pas les questions par ordre, je les ai oubliées. Je me souviens seulement de la réponse à la première question, la principale: «L’accusé a-t-il tué pour voler avec préméditation?» (j’ai oublié le texte exact). Le président du jury, ce fonctionnaire qui était le plus jeune de tous, laissa tomber d’une voix nette, au milieu d’un silence de mort:


«Oui!»


Puis ce fut la même réponse sur tous les points, sans la moindre circonstance atténuante!


Personne ne s’y attendait, tous comptaient au moins sur l’indulgence du jury. Le silence continuait, comme si l’auditoire eût été pétrifié, les partisans de la condamnation comme ceux de l’acquittement. Mais ce ne fut que les premières minutes, auxquelles succéda un affreux désarroi. Parmi le public masculin, beaucoup étaient enchantés, certains même se frottaient les mains. Les mécontents avaient l’air accablés, haussaient les épaules, chuchotaient comme s’il ne se rendaient pas encore compte. Mais nos dames, Seigneur, je crus qu’elles allaient faire une émeute! D’abord, elles n’en crurent pas leurs oreilles. Soudain de bruyantes exclamations retentirent. «Qu’est-ce que cela, qu’est-ce encore?» Elles quittaient leurs places. Assurément, elles s’imaginaient qu’on pouvait, à l’instant, changer tout ça et recommencer. À ce moment, Mitia se leva tout à coup et s’écria d’une voix déchirante, les bras tendus en avant:


«Je le jure devant Dieu et dans l’attente du Jugement dernier, je n’ai pas versé le sang de mon père! Katia, je te pardonne! Frères, amis, épargnez l’autre!»


Il n’acheva pas et sanglota bruyamment, d’une voix qui ne semblait pas la sienne, comme changée, inattendue, venant Dieu sait d’où. Aux tribunes, dans un coin reculé, retentit un cri aigu: c’était Grouchegnka. Elle avait supplié qu’on la laissât rentrer et était revenue dans la salle avant les plaidoyers. On emmena Mitia. Le prononcé du jugement fut remis au lendemain. On se leva dans un brouhaha, mais je n’écoutais déjà plus. Je me rappelle seulement quelques exclamations sur le perron à la sortie:


«Il ne s’en tirera pas à moins de vingt ans de mine.


– Au bas mot.


– Oui, nos croquants ont tenu ferme.


– Et réglé son compte à notre Mitia!»

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