XXXI












Edgar est la seule personne que je connaisse qui ait acheté un château pour n’y passer qu’une journée.

En réalité, ce n’est pas tout à fait exact puisqu’il nous a fait don de ce domaine par la suite. C’est d’ailleurs là que je me trouve en ce moment, pour écrire ces pages. Ingrid et moi y venons les week-ends et pendant les vacances avec les enfants. Le souvenir de Ludmilla et d’Edgar est présent partout car s’ils ne sont restés que quelques heures, elles furent si chargées d’émotions, si décisives pour la suite de nos vies qu’elles ont laissé dans la propriété une empreinte ineffaçable. Dans toutes les pièces, dans le jardin et dans les cours, nous continuons de les voir. Peut-être était-ce justement ce qu’ils voulaient, en organisant là leurs sixièmes noces.

Le domaine de Vougy-Veaugues est situé dans la campagne de Touraine. Quand on arrive du Berry où Ludmilla et Edgar s’étaient fixés, on sent le paysage s’éclairer. Le voisinage de la Loire adoucit les couleurs, desserre l’étau sombre des bois, offre à la vue des horizons plus vastes. La pierre des maisons blanchit, des jardins fleurissent partout et le bleu pâle des ciels se reflète sur les toits d’ardoises. La propriété elle-même est composée d’un bâtiment principal et de communs aménagés, en particulier une vaste orangerie, qui peut servir de salle de bal.

Le corps de logis date du XVIe siècle. Disposé en forme de L, il est construit autour d’un escalier extérieur enfermé dans une tour hexagonale. D’un côté, le petit château ouvre sur un jardin à la française planté d’ifs et de buis taillés, de l’autre, il donne sur une cour de graviers ronds.

Avec l’argent récupéré en justice, Edgar avait pu racheter cette propriété aux héritiers d’un Anglais qui l’avait restaurée pierre à pierre.

Le choix du lieu avait été longuement discuté entre les futurs époux. Ils tenaient à ce que l’endroit fût beau, bien sûr, mais d’une beauté calme, apaisée, lumineuse. Ils ne voulaient rien d’austère, rien qui incite à l’effort ou suscite l’inquiétude. C’était l’image qu’ils voulaient donner à leurs invités, une politesse qu’ils leur faisaient. Il ne fallait voir dans le choix de cet écrin Renaissance aucune ostentation, nul désir de paraître, seulement une ultime politesse adressée à des amis.

Une des commodités du lieu, dans la perspective de cette fête, était que ses propriétaires le vendaient meublé. Il n’y avait donc rien à toucher dans les pièces de réception. Cela permettait de se concentrer sur l’extérieur car c’était là, dans la douceur de cette fin de juillet, que tout devait se dérouler.

Des tables rondes entourées de chaises pliantes étaient dressées dans la cour. Des buffets revêtus de nappes blanches longeaient les murs, sous les fenêtres à meneaux du rez-de-chaussée. Une estrade pourvue de gros baffles et d’une forêt de fils électriques était préparée pour accueillir un orchestre. Les portes de l’orangerie restaient grandes ouvertes car le temps était lourd et menaçait de se gâter dans la soirée.

Tout avait été préparé par des traiteurs les jours précédents. Quand commença celui de la fête, les premiers à faire leur entrée dans la cour, à 9 heures du matin, furent Ludmilla et Edgar. C’est tout juste s’ils s’étaient changés pour l’occasion. La robe de Ludmilla était une simple chasuble de lin gris perle, tenue par de fines bretelles. C’était un vêtement assez audacieux et assez touchant car il ne la protégeait par aucun artifice. Ses jambes étaient nues jusqu’au-dessus du genou, ses bras découverts, le décolleté profond. Ludmilla ne cachait rien des altérations que le temps avait produites sur son corps. Elle n’en était que plus belle, d’une beauté sincère, fière, lucide, qui acceptait la vieillesse et voulait être jugée sans complaisance.

Edgar, lui, n’avait pas à faire d’effort pour que soit reconnue et appréciée l’œuvre du temps. Il lui avait conféré ce charme que les hommes, en prenant de l’âge, partagent avec les vieux arbres, les cuirs usés, les monuments antiques. L’acidité des jeunes années, comme le tannin des vins, s’était tempérée et transformée en une pitié fraternelle pour le genre humain. Il était arrivé vêtu d’un costume d’été d’un blanc écru, fleuri d’une pochette rouge, et sa chemise sans cravate était ouverte au col. Il avait acquis une élégance de patriarche, débonnaire, à la fois attentionnée et un peu lointaine. Il s’appuyait sur une petite canne à pommeau d’argent qu’on pouvait prendre pour une coquetterie. Mais pour qui le regardait avec des yeux de médecin, ce signe de faiblesse s’ajoutait à nombre d’autres. Il avait encore maigri et une sueur mauvaise perlait maintenant en permanence sur son front. Ses mouvements lents, plutôt qu’une retenue de sagesse, trahissaient une immense fatigue.

Les futurs mariés firent lentement le tour de la cour, des communs et entrèrent dans les pièces de réception du château. Ils hochaient la tête d’un air satisfait, lâchaient des mots d’encouragement et de félicitation au personnel. Finalement, ils s’installèrent face à face sur deux marquises dans le grand salon, auprès d’une cheminée monumentale où des cendres froides voletaient au moindre courant d’air. Des serveurs leur apportèrent à boire. Ils restèrent là pour accueillir les invités.

Les premiers arrivèrent en autobus. C’était un groupe d’enfants venus spécialement d’Ukraine avec leur professeur. Ludmilla avait demandé qu’on les choisisse dans son village d’enfance et aux alentours. Elle alla à leur rencontre dans la cour. Les gamins, impressionnés par la majesté du lieu, ne savaient comment se comporter dans un monde si étranger. Ludmilla les regarda, serrés les uns contre les autres, frissonnants, mal à l’aise. Elle dévisagea longuement chacune des petites physionomies. Il lui semblait reconnaître des personnages familiers. Les mêmes bouilles, les mêmes expressions renaissaient à chaque génération. Il y avait le rouquin qui lui lançait des pierres autrefois, le grand costaud qui avait voulu la culbuter dans un fossé à la sortie de la ferme collective et aussi le blondinet qu’elle avait fait mine de prendre pour amoureux, en attendant le retour d’Edgar. Et, un peu à l’écart, elle remarqua une petite fille aux cheveux de paille qui ne savait pas encore qu’elle serait belle et qui avait peur. Elle alla la chercher, la prit par la main, déclenchant des murmures hostiles chez les autres. Rien, décidément, n’avait changé.

Ludmilla plaça la petite fille au premier rang et se recula pour dire quelques mots à tout le groupe. Elle expliqua qu’ils étaient libres de courir où ils voulaient, de manger ce qui leur ferait plaisir et même de grimper dans les combles du château. Mais elle ajouta, en jetant un coup d’œil sans équivoque vers la petite fille, qu’elle ne voulait voir personne pleurer.

Les mots, dans sa langue maternelle, sortaient difficilement car elle avait perdu depuis longtemps l’habitude de la parler. Les enfants avaient saisi l’essentiel. Ils s’égaillèrent dans la cour en criant joyeusement.

Ingrid et moi étions en train d’arriver à notre tour, avec Louis et Adèle. Je proposai d’assurer sur le perron l’accueil des invités et Ludmilla retourna auprès d’Edgar, avec sa fille.

Mon offre était assez imprudente car je me rendis vite compte que je ne connaissais pas la plupart des arrivants. Heureusement, je m’étais déjà intéressé d’assez près à l’histoire de ceux que j’appelais mes beaux-parents (quoique nous ne soyons pas mariés). Si les visages ne me disaient rien, les noms me permettaient de situer à quelle strate de leur vie se rattachaient les divers convives.

Parmi les premiers, je vis approcher un petit homme voûté, ravagé de tics, qui cherchait Ludmilla avec un empressement désespéré. Je lui indiquai les salons et il s’engouffra dans le vestibule de toute la vitesse de ses petites jambes. C’était le baryton Viktor.

Je ne m’attardai guère aux gens plus jeunes, qui avaient dû connaître les mariés récemment. Avocats, assureurs, financiers s’avançaient avec aisance et semblaient considérer comme normal d’avoir été invités. Sans doute ne voyaient-ils pas non plus ce que cette fête pouvait avoir de particulier et, en somme, de tragique.

Ceux qui, en revanche, suscitaient mon attention étaient les plus âgés ; un peu perdus, ne sortant à l’évidence plus guère de chez eux, ils appartenaient à d’autres mondes et leur timidité craintive éveillait ma curiosité. J’allais vers eux et tentais de savoir qui ils étaient. C’est ainsi que je repérai un couple de contemporains d’Edgar, quoique plus éteints et d’allure plus modeste. Leur nom ne me dit rien mais une vague ressemblance avec des jeunes gens aperçus sur une photo me fit hasarder des prénoms : « Nicole ? Paul ? » Je vis leurs visages s’illuminer. « Vous nous connaissez ? » Ils étaient tout joyeux et se sentaient d’un coup moins perdus. « La Marly. La traversée de l’URSS. Oui, je connais un peu tout cela… » Ils me serrèrent la main avec reconnaissance et allèrent rejoindre les mariés d’un pas plus assuré.

Certains des véhicules qui déposaient les invités devant la grille, à l’autre extrémité de la cour, tranchaient par leur luxe. D’une limousine noire sortit une femme très maquillée que tout le monde dévisagea avec respect, en la prenant pour une actrice. C’était Denise, l’agent américain, retirée des affaires mais qui continuait de fréquenter le monde culturel new-yorkais. Je savais que Ludmilla avait tenu à l’inviter et j’étais heureux pour elle qu’elle eût fait le déplacement.

Un autre personnage impressionnant fit son apparition, en sortant avec majesté d’une Mercedes aussi polie qu’un miroir. Son costume de prix, ses manières de grand seigneur mais aussi ses regards fouineurs par en dessous me fournirent des indices pour le reconnaître. Je ne m’attendais pourtant pas à ce qu’Edgar l’eût invité et encore moins à ce qu’il eût accepté. Sa présence en disait long sur la comédie des sentiments et la complexité des attachements humains. C’était le banquier Michel Louarn, le compagnon d’Edgar dans la réussite et l’artisan de sa perte. Il faut croire que les affrontements et même les coups bas, quand ils émaillent la relation de toute une vie, produisent entre ceux qui se sont déchirés un lien tout aussi fort que la douceur et les bienfaits.

J’étais curieux quand même de savoir comment se passeraient les retrouvailles et j’accompagnai le banquier jusque dans le grand salon où Edgar était assis. Les deux anciens complices s’aperçurent de loin. Je les vis se figer, surpris, se jauger comme des coqs, délibérer un instant en eux-mêmes. Puis Edgar se leva et ils se donnèrent une accolade émue, souriant et pleurant à la fois, sur le temps passé et sur celui qui reste, sur les espoirs partagés, les trahisons subies, l’amitié.

Entre-temps, Mathilde était arrivée et s’était faufilée toute seule jusqu’à Ludmilla. Je ressortis me placer aux avant-postes. Une heure durant défilèrent des personnages bien différents, qui incarnaient chacun un moment dans la vie des maîtres de maison. Je découvris Laureau, l’ancien patron de l’éphémère entreprise de faussaires, Champel, devenu veuf et qui se souvenait d’avoir confié sans y penser à Edgar la recette des hôtels qui lui avaient apporté le succès. Villebois, le directeur d’opéra qui avait donné malgré lui l’occasion à Ludmilla de connaître son premier triomphe dans Aïda. Il assumait désormais ses inclinations et apparut au bras d’un jeune Américain qu’il me présenta comme son compagnon. Plus surprenant encore, je fis les honneurs de la maison à une juge retraitée dont le seul titre à être invitée était d’avoir prononcé deux fois le divorce des futurs mariés.

Je me demandais si, en ce jour de pardon, je verrais apparaître Rick. J’ai su par la suite, en allant le voir à Marrakech, qu’il avait bien été invité. C’est lui qui avait refusé. Quand il me l’avoua avec tristesse, je compris que cette dérobade suscitait en lui plus de regret que toutes ses trahisons passées.

Finalement, vers midi, deux cents personnes environ faisaient bourdonner la cour et les pièces de réception. Des serveurs circulaient en présentant des plateaux d’apéritifs. Un maître d’hôtel en veste noire commença à diriger les invités vers les tables. Les places n’étaient pas nominatives et chacun pouvait choisir la sienne. Seule la table centrale était réservée pour Ludmilla, Edgar, Ingrid et moi, nos enfants, Mathilde et un dernier convive qui fut amené par le maître d’hôtel : c’était Louarn. Les voix joyeuses des invités résonnaient sur les murs du château puis se perdaient dans l’espace ouvert du ciel d’été. Je regardai le menu posé sur les tables : il n’était indiqué nulle part qu’il s’agissait d’un mariage. En discutant avec Louarn, j’avais compris que ce motif ne figurait pas sur l’invitation. Cela devait ajouter à la perplexité de nombre des participants. La plupart ignoraient pourquoi Ludmilla et Edgar les avaient réunis.

Le service de l’entrée apaisa ces inquiétudes et fit baisser le niveau sonore. La dégustation de langoustines préparées avec des herbes et une purée de céleris ramena le calme dans des âmes qui, d’ailleurs, n’étaient guère tourmentées. Le vin venait en voisin depuis les coteaux de Saumur. La magie de l’endroit opérait. Un délicieux bien-être se répandait parmi les convives. Le charme du lieu, le hasard des places choisies à table, un lien plus ou moins étroit avec Ludmilla et Edgar rapprochaient des inconnus, déliaient les langues, mettaient de la gaieté dans les cœurs. Après l’entrée, les serveurs apportèrent le plat de résistance, des cailles rôties servies avec de la purée de brocolis. Le brouhaha des conversations augmenta d’autant. Il était en train de retomber peu à peu quand un verre tinta, imposant le silence autour des tables. Des « chut », au fond de la cour, firent taire les enfants ukrainiens qui n’avaient pas cessé de se chamailler.

Enfin Edgar, avec difficulté, se mit debout et marcha jusqu’à un micro disposé derrière lui sur un pied.

— Mes chers amis, commença-t-il d’une voix rauque, lasse, presque inaudible.

Il s’arrêta et regarda tout autour de lui. C’était un regard troublant, d’autant plus qu’Edgar, après ces premiers mots, restait muet. On avait l’impression qu’il emplissait son esprit des visages qu’il avait devant lui, comme un voyageur qui considère tous les objets qu’il va emporter dans sa valise. Il acheva ce panoramique en se retournant et en fixant avec un étrange sourire les spectateurs qui se tenaient derrière lui.

Puis il fit de nouveau face au micro et, avec une diction laborieuse, il dit :

— Ludmilla et moi-même vous sommes profondément reconnaissants de vous être déplacés aujourd’hui.

Son visage était livide et moite. Sa main droite tremblait.

— J’irai vite, reprit-il, un peu intimidé par le silence qui s’était fait autour de lui. Aujourd’hui est une fête. D’abord une fête. Seulement une fête.

Cette entrée en matière se voulait aimable et plaisante. Mais le ton d’Edgar, sa voix rauque, quelque chose de forcé et de pénible dans son expression jeta un froid dans l’assistance.

— En fait, nous devons vous présenter des excuses. Nous aurions dû vous donner le motif de cette fête. Nous ne l’avons pas fait parce que vous auriez peut-être pris peur. Ou peut-être vous seriez-vous moqués de nous. Ou les deux.

Pris d’une idée soudaine, Edgar saisit le micro et le détacha de son pied. Ainsi libéré, il s’avança jusqu’à Ludmilla, se plaça derrière elle et posa sa main libre sur son épaule.

— Cette fête est un mariage. Voilà. C’est dit, vous pouvez rire maintenant.

Mais quelque chose dans sa voix et dans la posture du couple donnait plutôt envie d’attendre la suite et de rester grave.

— Oui, je sais, poursuivit Edgar. Et vous le savez aussi. Nous avons beaucoup pratiqué le mariage. Trop sans doute. Si l’on fait le compte, celui-ci sera le sixième.

Ludmilla eut à ce moment-là un large sourire. Son expression à la fois amusée et radieuse détendit l’atmosphère. On entendit échanger quelques commentaires à voix basse. Edgar se mit au diapason de cette gaieté.

— Nous avons eu affaire à tous les corps de métier qui s’occupent de mariage, de près ou de loin : maires, consuls, notaires, juges, avocats, prêtres et même… détectives privés. Je les remercie tous pour leur dévouement.

Des rires fusèrent. La tension du début s’échappait en exclamations joyeuses. Edgar profita de cette agitation pour s’asseoir. Je voyais qu’il était à bout. Il passa le micro à Ludmilla. Elle ne s’y attendait pas mais se leva à son tour et improvisa.

— Comme l’intervention de tous ces personnages ne nous a pas tellement réussi, nous avons décidé cette fois-ci de nous en passer.

Je ne l’avais jamais entendu parler en public. Sa voix de soprano, bien posée et puissante, s’éraillait et devenait un peu sourde quand elle n’avait plus le support de la musique.

— Nous avons réfléchi à la manière dont nous devions nous y prendre. Vous me direz qu’il était temps.

On voyait qu’elle cherchait ses mots. Elle n’avait pris la parole que pour soulager Edgar. Maintenant, il se sentait mieux. Il lui fit signe et reprit le micro mais resta assis.

— Nous nous sommes demandé, dit-il, devant quelle autorité nous devions nous présenter pour que notre union soit solide. Dieu ? Il est bien affaibli, de nos jours. Certains y croient encore mais plus personne ne le craint. Songez à la terreur qu’il inspirait au Moyen Âge… On pouvait lui faire confiance à l’époque. Mais aujourd’hui ?

Il y eut des sourires. Pourtant, quelques-uns parmi les vieux amis de Ludmilla et d’Edgar faisaient grise mine. On sentait qu’ils n’appréciaient guère cet humour aux dépens de Celui dont ils espéraient le salut.

— La loi ? continua Edgar. Le divorce est devenu désormais une formalité. Le mariage n’a plus rien de contraignant. Nous ne nous en plaignons pas. Nous avons été en la matière de gros consommateurs…

Les petits Ukrainiens, qui attendaient le dessert et ne comprenaient pas un mot de ce discours, avaient de plus en plus de mal à se tenir tranquilles.

— Bref, nous sommes arrivés à la conclusion que la seule autorité à laquelle nous avions envie de nous en remettre, c’était nos semblables, nos frères humains, nos amis. Vous.

Il laissa passer un temps puis conclut :

— C’est à votre garde vigilante que nous allons confier notre serment.

Il tendit de nouveau le micro à Ludmilla. Elle le saisit cette fois avec plus d’assurance. On sentait que cette partie de l’intervention était préparée pour elle.

— Et la cérémonie, nous allons la conduire nous-mêmes. À force, nous connaissons les paroles. Nous n’avons besoin de personne. Ce sera plus facile et plus rapide.

Elle se mit debout et Edgar l’imita.

— Je vais maintenant demander aux témoins de se présenter.

Mathilde se leva et déclina son identité. Puis Edgar me fit un signe. Personne ne m’avait prévenu. J’hésitais. Il était impossible de refuser. Je me levai à mon tour et bredouillai mon nom dans le micro.

Ensuite, tour à tour, les mariés se demandèrent leur consentement et se répondirent un « oui » sonore. C’était d’une simplicité confondante. Pourquoi, en effet, y aurait-il eu besoin de quelqu’un d’autre ?

Ils échangèrent les anneaux, de fines tresses d’acier sans valeur comme celles que portaient les femmes romaines quand elles avaient fait don de leurs bijoux d’or pour soutenir la République en guerre. Puis ils s’embrassèrent.

Ce n’était pas un baiser fougueux, impudique, comme en échangent de jeunes épousés impatients de se découvrir. Ce n’était pas non plus le baiser convenu d’êtres calmés dans leurs ardeurs et détachés de la chair. C’était une longue étreinte, déchirante de tendresse et de douleur, le symbole, pour tous ceux qui en étaient les témoins, de ce que la condition humaine recèle de plus tragique : l’amour à l’épreuve de l’ultime séparation. L’éternité du sentiment et la finitude des corps.

Viktor, à cet instant, par une fenêtre grande ouverte du premier étage, entonna a cappella, le Tuba mirum du Requiem de Mozart.

L’assistance retint ses larmes. Puis Ludmilla et Edgar reprirent contenance et sourirent. Les applaudissements éclatèrent de toutes parts.

Alors, comme deux acteurs au finale d’un opéra, ils marchèrent lentement vers le château et disparurent à l’intérieur sous les vivats.

Tout avait été préparé pour qu’après cet intermède plein d’émotion la fête reprenne un cours joyeux. Un orchestre reggae s’était installé discrètement. Il se mit à jouer et l’auditoire, comme un chien qui s’ébroue, secoua les dernières gouttes de mélancolie que la petite cérémonie avait fait pleuvoir. L’arrivée du dessert, un gigantesque gâteau au chocolat, acheva d’éloigner les mauvaises humeurs.

L’après-midi était déjà bien entamé. Des couples se mirent à danser un peu partout dans la cour, dans l’orangerie et même à l’intérieur du château. Ludmilla resta auprès d’Edgar qui faisait de gros efforts, malgré l’épuisement qui le gagnait, pour paraître souriant et attentif. Tous les invités voulaient les voir, se réserver un moment avec eux, parler du temps passé. Ingrid s’était installée près de ses parents. Elle tenait la main de sa mère, observait Edgar avec inquiétude. Il était à bout de forces mais elle n’avait pas le cœur de mettre fin à la procession. Car c’était toute leur vie qui remontait et prenait vie dans ces visages.

Vers 6 heures, le ciel s’obscurcit. D’épais nuages hâtèrent le crépuscule et bientôt crevèrent. L’orage éclata, annoncé par des coups de tonnerre de plus en plus proches. Les serveurs n’eurent pas le temps de débarrasser les tables, encombrées d’assiettes à dessert, de bouteilles et de tasses à café. Les convives se réfugièrent en courant dans les communs. Blottis dans l’embrasure des portes-fenêtres, les invités trempés se mirent à contempler la cataracte de pluie qui s’abattait sur la fête.

Profitant de la confusion, Ingrid et Ludmilla soutinrent Edgar et le firent monter à l’étage. Elles l’allongèrent sur un grand lit. Il s’endormit presque aussitôt.

Je retrouvai Ingrid en bas un peu plus tard. Les plus vieux parmi les convives s’étaient enfuis dès l’orage terminé. Les autres s’étaient remis à danser dans l’orangerie, au son d’un orchestre de rock qui avait été préparé pour prendre le relais des Jamaïcains.

L’averse avait fait chuter la température d’un coup et il n’y avait plus grand monde dehors.

Ingrid saisit ma main et m’entraîna du côté du jardin. Je la tenais par la taille et elle se serrait contre moi. Nous marchâmes jusqu’à la lisière des bois. De là, le château apparaissait minuscule, écrasé par le ciel de Touraine qu’éclairait un reste de jour.

— Il dort, murmura Ingrid. Il va mourir.

Elle sanglota contre mon épaule. Puis, soudain, elle se recula, me regarda et répéta la même phrase, qui prit une autre tonalité.

— Est-ce qu’il va mourir ?

— Pas aujourd’hui. Je ne crois pas.

Elle se serra de nouveau contre moi. Je caressai ses cheveux trempés par la pluie.

— Mais c’est vrai : il est malade. Je pense qu’il faut s’y préparer.

— Je sais.

Nous restâmes silencieux puis Ingrid se remit en marche, sans lâcher ma main.

Nous avons fait le tour des bâtiments et nous sommes revenus par la cour. Le traiteur avait renoncé à débarrasser et préférait revenir le lendemain. Nous nous sommes assis, en égouttant deux chaises. Devant nous, les nappes trempées, soulevées par les bourrasques, formaient sur les tables comme un drapé de théâtre. Il n’y avait pas d’autres lumières que celles, lointaines, du château qui se reflétaient dans le verre brisé des carafes. Quelque part entre ces murs, les parents d’Ingrid étaient en train de jouer le dernier acte de leur vie.

— Tu sais, chuchota Ingrid à mon oreille, un mariage comme ça…

— Oui ?

Elle hésitait, non par doute mais parce qu’elle éprouvait le désir de prolonger cet instant de bonheur.

— … un mariage comme ça, je veux bien.

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