XXIV












Je n’ai pas le talent d’un chroniqueur mondain. En l’occurrence, c’est inutile. Le quatrième mariage de la diva et de l’homme d’affaires prodige fit l’objet de tant de reportages qu’on peut en retrouver les moindres détails en consultant les journaux d’époque.

Sans qu’ils aient lu le roman Bel-Ami, une prudence mondaine leur avait fait célébrer les précédentes unions à la mairie. Pour leur apothéose, restait encore l’église. Comme ils n’y avaient jamais eu recours, ils n’eurent pas à demander de dispense papale : l’archevêque de Paris lui-même les accueillit à Notre-Dame.

Un ballet de voitures noires avait déposé devant les portails les plus hauts dignitaires de la République, à commencer par le président Mitterrand. Edgar lui avait rendu de grands services, en particulier pendant la campagne pour sa réélection l’année précédente. Un grand nombre d’invités prestigieux appartenant aux mondes de la presse, des affaires, du spectacle et de la politique peuplait les travées. Et comme la France ne vivait pas encore à l’heure du terrorisme, un public de curieux, attiré par cet événement mondain, se faufilait devant les chapelles latérales et entre les colonnes des nefs secondaires.

Ludmilla était vêtue d’une robe d’organdi, évidemment coupée par Saint Laurent auquel elle était toujours fidèle et qui était d’ailleurs présent en personne dans les premiers rangs. Faute de parents mais surtout parce que le couple qu’il s’agissait d’unir n’était pas tout à fait composé de jeunes innocents, Ludmilla s’avança vers l’autel au bras d’Edgar. Il était en frac, avec un pantalon à rayures et une cravate rouge et bleu, un gros œillet à la boutonnière. Lors de leur deuxième mariage, ils avaient porté des tenues bien moins coûteuses mais qui, en raison de leur relative pauvreté d’alors, paraissaient somptueuses. Cette fois, au regard de leurs fortunes, ils semblaient au contraire vêtus avec une relative simplicité.

Pierre Cochereau, à l’orgue, déroula le programme musical choisi par Ludmilla elle-même. D’immenses bouquets de lis étaient suspendus aux lustres et parfumaient les voûtes. Les chants furent assurés par des artistes d’opéra, dont le célébrissime ténor Pavarotti, plus suant que jamais, que l’odeur douceâtre des lis faisait suffoquer entre chaque air.

La cérémonie à la mairie le matin avait un peu perdu de son mystère. Ils l’avaient expédiée devant quelques amis. Si bien que l’office religieux pouvait durer autant que l’on voudrait. Le cardinal et les curés de Notre-Dame y prenaient visiblement plaisir. On sentait qu’ils en auraient volontiers rajouté. L’homélie fut interminable.

Le soleil brillait sur le parvis quand la noce sortit. Les cloches sonnaient à toute volée, couvrant le bruit des autobus. Une longue séance de photos suivit devant la cathédrale.

Puis les voitures revinrent chercher les personnalités, à commencer par les mariés. Le cortège se dirigea vers le pavillon d’Armenonville, privatisé pour l’occasion. Les réjouissances durèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Ludmilla était épuisée et Edgar avait beaucoup bu pour tenir le coup. Ni l’un ni l’autre ne prenait l’initiative de quitter la fête. Ils avaient ouvert le bal et honoré à peu près toutes les personnes importantes. La file des invités qui voulaient les complimenter était en train de rétrécir. Ils pouvaient s’en aller. Pourtant, puisant dans leurs dernières forces, ils restaient. D’aucuns y virent le signe que cette cérémonie les avait rendus parfaitement heureux. C’est en tout cas ce qu’écrivirent les journalistes les jours suivants.

La réalité était bien différente. Un homme la connaissait mieux que quiconque, c’était Rick de Lacour. Il avait dénoué son nœud papillon en soie mauve et déambulait le smoking ouvert, les cheveux en bataille, l’œil allumé par le whisky et les décolletés. Ce jour était une grande réussite pour lui. Mais il savait que ce n’était qu’une première étape. Le deuxième acte allait commencer. Et il n’y aurait pas d’état de grâce.

Quand, enfin, Ludmilla et Edgar se décidèrent à quitter le pavillon d’Armenonville, au petit matin, ils durent affronter ce que, tout en prétendant le désirer, ils redoutaient le plus : ils se retrouvèrent seul à seule.

Rien ne provoque la détresse comme le bonheur quand il est obligatoire. En ce jour de noces, ils étaient contraints de se montrer heureux d’être ensemble. Mais leurs vies de solitaires ces dernières années avaient produit en eux des changements profonds qui se faisaient cruellement sentir après ces longues et bruyantes réjouissances. Ludmilla avait envie d’absorber des tranquillisants. Elle répugnait à se démaquiller devant quelqu’un, fût-il désormais son mari. Elle n’avait qu’un désir, se réfugier dans un sommeil chimique, seule dans son lit, sans qu’on la touche. Edgar, un peu abruti par tous les verres qu’il avait bus pendant la soirée, avait la vague impression qu’il devait se montrer entreprenant. Il n’en avait pas la force. Avec le reflux des sollicitations extérieures, depuis qu’ils avaient quitté la fête, il se remettait à penser à mille sujets professionnels : lettres en retard, négociations en cours, affaires à suivre. Il aurait volontiers fait comme il en avait pris l’habitude : s’enfermer dans son bureau avec un bon cigare et un cognac, les pieds sur une table, à rêver. Au lieu de cela, il tenait assez stupidement la main de Ludmilla pendant que le chauffeur les ramenait chez lui à travers un Paris désert. Il avait encore changé d’adresse et habitait en bas de l’avenue Montaigne. Son appartement occupait les trois derniers étages d’un immeuble qui faisait l’angle avec le quai. Il dominait le pont de l’Alma, voyait la tour Eiffel s’illuminer. Ludmilla était déjà venue plusieurs fois pendant leurs brèves fiançailles. Ils avaient décidé ensemble qu’une vaste chambre, au deuxième niveau, serait pour elle. Edgar l’avait meublée d’un piano afin qu’elle pût y travailler.

Arrivés dans le hall, ils sentirent un flottement. Il fallait que l’un des deux se décide. Elle prit les devants. En saisissant les mains d’Edgar et en le regardant les yeux dans les yeux, elle lui dit :

— Mon chéri, je suis épuisée. Ce fut une soirée merveilleuse. J’ai besoin de récupérer, de me calmer après tant de belles émotions.

Il attira ses mains et les baisa.

— Ne m’en veux pas si je vais dormir dans ma chambre, poursuivit-elle. Tu me retrouveras bien en forme demain.

Rien ne pouvait mieux répondre aux désirs secrets d’Edgar en cet instant.

— Je comprends, dit-il en faisant en sorte de ne pas paraître trop réjoui par cette proposition. Va, ma chérie ! À demain.

Il déposa un baiser sur la bouche de Ludmilla, sans insister car il avait conscience de sentir l’alcool. Elle monta jusqu’à sa chambre et s’y enferma.

Ainsi commencèrent les jours comptés de ce quatrième mariage. Quand Ingrid en parle, elle ne peut cacher que cette union lui avait d’emblée paru artificielle et intenable. Elle était présente à la cérémonie et à la fête qui l’avait suivie. Nous ne nous connaissions pas encore à ce moment-là. Elle avait à l’époque un copain nommé Jérôme ; elle l’avait connu en école de commerce. C’était un jeune homme de province, fils de militaire, élevé sans grands moyens. Il était béat d’admiration devant le faste de ces noces de stars. Ingrid, elle, voyait ses parents sous les ors et les soieries. Ou, plutôt, elle les cherchait et ne les reconnaissait pas dans ce couple en technicolor, donné en pâture à la presse et au grand monde, au préjudice de toute intimité. Elle m’a raconté qu’en quelques jours Ludmilla et Edgar avaient repris des vies séparées, quand bien même elles se déroulaient sous le même toit.

Ludmilla était accaparée plus que jamais par ses répétitions, appelée à l’étranger à l’occasion de plusieurs créations à la Scala et à Prague notamment.

Lui s’était lancé dans une nouvelle acquisition : les studios d’une « major » de cinéma américaine. Cette négociation le conduisait à New York et Los Angeles régulièrement. Pris dans le tourbillon narcissique de leurs succès respectifs, ils n’avaient plus guère d’énergie pour se tourner l’un vers l’autre.

Ils se croisaient peu avenue Montaigne. C’était à se demander s’ils ne faisaient pas exprès de n’y être presque jamais ensemble. Ingrid affirme qu’ils ne se supportaient pas dans la vie quotidienne. Les caprices de Ludmilla agaçaient Edgar mais elle n’avait aucune intention d’y renoncer. Et si elle pouvait le désirer ou tout au moins accepter sans déplaisir l’amour physique, elle ne supportait pas l’idée de passer une nuit entière au côté d’un homme. De surcroît, avec ses habitudes de boisson, Edgar dormait d’un sommeil lourd et bruyant qui la dégoûtait.

On peut donc dire qu’ils cohabitaient plus qu’ils ne vivaient ensemble. Toute une troupe de commensaux qui se prétendaient amis de Ludmilla gravitait autour d’elle. Edgar devait supporter leur présence avenue Montaigne, non sans agacement. Il n’avait aucun plaisir à rester chez lui dans ces conditions, aussi acceptait-il beaucoup d’invitations à l’extérieur. Ils s’y rendaient volontiers en couple, alimentant la chronique mondaine, pour le plus grand bonheur de Rick de Lacour.

Il avait d’ailleurs été félicité par Denise pour son action : grâce à ce mariage, Ludmilla avait pris une place de premier plan parmi les cantatrices, auréolée d’une légende qui fascinait même ceux à qui l’opéra était étranger.

Cette notoriété ne résolvait pas tous les problèmes. Elle masquait provisoirement une réalité qui s’imposait de façon insidieuse mais régulière : la cote artistique de Ludmilla s’érodait. Quelques incidents donnèrent à ce désaveu du public un caractère plus alarmant. Il y eut ainsi cette représentation à Londres au cours de laquelle Ludmilla, qui n’était pas en voix ce soir-là, fut sifflée. Au lieu de réagir comme elle l’aurait fait auparavant en redoublant de force et en faisant face, elle avait quitté le théâtre au deuxième acte, provoquant la fureur du directeur et une émeute parmi les spectateurs.

On sut plus tard, mais il est probable que Rick et Camponelli l’apprirent tout de suite, que les affaires d’Edgar traversaient, elles aussi, une passe délicate. Les comptes du groupe Luxel n’étaient pas bons. Trop occupé par ses nouvelles acquisitions, Edgar négligeait la direction de son affaire. Après des mesures énergiques prises au lendemain du rachat et qui avaient eu des effets positifs, il avait laissé se creuser de nouveaux déficits. Des signaux d’alerte lui parvenaient. Deux choix s’offraient à lui : soit il renonçait au rachat qu’il envisageait en Amérique et rentrait se consacrer aux entreprises qu’il possédait, soit il optait pour la fuite en avant. Il prit ce dernier parti. Son calcul était simple mais risqué : tant que les ennuis de Luxel n’étaient pas publics, il pouvait se servir de la garantie que représentait cette entreprise pour financer le rachat de la major américaine. S’il l’obtenait, il vendrait Luxel et mettrait le paquet sur le cinéma.

Ce choix reposait sur la conviction, ancrée depuis longtemps en lui, qu’il était meilleur négociateur que gestionnaire. Il se sentait moins que jamais l’âme d’un dirigeant d’entreprise, opérant jour après jour le redressement de ses comptes. Son talent, c’était de jongler, d’acheter et de vendre. Cela supposait le risque. Avec le temps, ce risque devenait de plus en plus grand, et l’issue incertaine. Il vivait avec ce stress et l’aimait. En funambule, il savait qu’il ne devait pas regarder le vide sous ses pieds. L’alcool l’aidait à oublier ce vertige.

Compte tenu de ces difficultés et avec d’autant moins de scrupules qu’il savait qu’un tel mariage n’était pas très heureux, Rick de Lacour jugea de son devoir de venir en aide à ce couple en danger. Il était le seul à pouvoir donner l’impulsion dont Ludmilla et Edgar avaient besoin à ce moment-là pour sortir de l’impasse où ils se trouvaient.

Il lança la phase II de son plan de bataille. Par prudence, il ne mit pas cette fois Camponelli dans la confidence.

Depuis longtemps, Rick de Lacour ne se satisfaisait pas du salaire que lui versait l’agence de Denise. Son activité le mettait en contact avec les patrons des grands journaux. En choisissant de confier des exclusivités à tel ou tel, il les favorisait. Un service de cette importance devait être rémunéré. On savait dans la profession que Rick ne faisait rien sans rien. Certains magazines refusaient de céder à ses chantages. Avec d’autres, au contraire, il avait noué de fructueux rapports de collaboration et de confiance. C’est à un de ces partenaires, le groupe de Lewis Morgensell, propriétaire de nombreux titres à grands tirages en Europe, que Rick de Lacour présenta le plan d’action qu’il avait concocté. L’affaire fut conclue au plus haut niveau, pour un prix légèrement inférieur à ce qu’il demandait mais confortable tout de même. L’argent était versé en Suisse sur un compte numéroté. Je tiens ces informations de Rick lui-même.

Car, pour réaliser cette enquête, je suis allé lui rendre visite dans sa résidence de Marrakech, celle en tout cas où il passe la moitié de l’année. C’est un riad assez simple à l’origine, avec son patio couvert de mosaïque et sa grande salle obscure encadrée de banquettes. Il l’a meublé avec un goût un peu excessif, forçant la dose sur les dorures et les tapis. L’ensemble, dès l’entrée, évoque une caverne d’Ali Baba. C’est un peu la réalité, si l’on y songe. Rick a déposé là tout ce qu’il a dérobé sa vie durant aux gens riches et célèbres qu’il a servis. Après Ludmilla et Edgar, il a poursuivi une brillante carrière auprès d’un acteur américain puis d’une famille de banquiers argentins.

C’est aujourd’hui un homme de près de quatre-vingt-dix ans. Le temps ne semble pas avoir calmé ses appétits et il vit entouré de bayadères alanguies et peu vêtues. Il m’a reçu avec plaisir car il ne doit plus être sollicité par grand monde désormais. Personne ne lui a jamais demandé de raconter sa vie et il le regrette. Il n’éprouve aucune gêne à dévoiler les machinations dont il s’est rendu coupable. Certes, elles l’ont enrichi et il ne s’est guère embarrassé de morale pour les imaginer. Reste qu’il prétend avoir toujours agi « dans l’intérêt de ses clients ». Dans l’affaire qui nous occupe, le client, c’était Ludmilla.

Il avait fait tout son possible pour entretenir sa notoriété. Il avait en particulier organisé le voyage triomphal qu’elle avait effectué en Ukraine. Il l’avait accompagnée dans son village natal et mis en scène les bienfaits qu’elle avait eus pour cet endroit de sinistre mémoire pour elle. Cependant, les journaux ne s’étaient pas montrés très intéressés.

Rick sentait bien que, pour faire revenir Ludmilla à la une, il n’y avait plus qu’un seul coup à jouer. Il faudrait casser pas mal d’œufs pour cette omelette-là mais elle en valait la peine.

Beaucoup de détails de l’opération sont restés inconnus jusqu’à ce qu’il me les livre avec ingénuité pour qu’ils servent à l’élaboration de ce récit. Grâce à ses confidences, je suis en mesure de reconstituer à peu près fidèlement et dans son intégralité ce qui s’est déroulé en ce mois de mai, un peu moins d’un an après le mariage fastueux de Ludmilla et d’Edgar.

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