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Les grands naufrages, paraît-il, s’annoncent par d’imperceptibles craquements tandis que l’on continue de danser sur les ponts. Les ventes les plus importantes de la société d’Edgar n’avaient soulevé aucune contestation. Certes, dans le milieu des marchands, des bruits circulaient. Cette réussite spectaculaire suscitait des interrogations et même des doutes. La profession n’aime cependant pas le scandale. Personne ne prenait l’initiative d’une dénonciation.

C’est un amateur, qui s’était porté acquéreur d’un petit lot dans une enchère publique, qui fit naître les premiers désaccords. Il avait acheté un exemplaire en édition originale du roman de Jean Cocteau Thomas l’imposteur sur vélin pur fil numéroté. La deuxième garde était ornée d’un envoi du poète à « Jeanne Duthil, qui aime les chats et déteste les imposteurs ». Sous la signature, Cocteau avait dessiné d’un seul trait une silhouette de chat.

Les envois de Cocteau sont nombreux et ses dessins assez courants. L’ensemble était donc rare mais abordable. Notre collectionneur avait pu emporter le volume pour une forte somme mais encore à sa portée. Ce Paul Sueur, c’était son nom, avait tenu longtemps un cinéma de quartier dans le IXe arrondissement de Paris. Il y avait reçu Jean Cocteau pour la sortie d’Orphée. Ce moment était resté un souvenir inoubliable. Le retraité vivait dans la dévotion du maître. Il collectionnait ses dessins et possédait de belles éditions de tous ses livres rares. Mais il avait des ressources modestes et, la plupart du temps, il se contentait de suivre les ventes sans rien acheter. Au fil des ans et sans être reconnu par quiconque, il était devenu l’un des meilleurs bibliophiles spécialistes de Cocteau.

Quand il reçut l’exemplaire de Thomas l’imposteur vendu par Edgar, il le nettoya à la gomme mie de pain, le feuilleta religieusement, les mains gantées de blanc. Il releva les numéros d’édition, les dates d’impression, examina chaque page avec soin, relut le texte à la recherche de coquilles ou de variantes par rapport à un exemplaire courant qu’il possédait. Bref, Sueur se comporta avec ce « Cocteau » comme un passionné qu’il était, seul dans la vie et souffrant d’insomnies. Il fallait cela pour que quelqu’un s’avise de remarquer le détail qui rendit toute l’affaire suspecte.

En page trois, au-dessus des premières lignes du roman, on pouvait observer une dizaine de petites taches, de la nature de celles que les bibliophiles appellent des rousseurs, quoique plus pâles. Il n’y en avait aucune autre dans la suite du texte. Ce léger défaut contrariait le collectionneur. Il était trop minime pour justifier une annulation de la vente.

Tout de même, Sueur en voulait au commissaire-priseur de ne pas l’avoir signalé dans la description qui figurait au catalogue. Il y pensa et repensa pendant les longues promenades qu’il faisait chaque après-midi autour du port de l’Arsenal. Au fil de ces réflexions, la contrariété de Paul Sueur changea de nature. Il se sentait floué, certes, mais le préjudice demeurait modeste. Son exemplaire était toujours très beau et ce léger défaut ne retirait rien à sa valeur. Il y avait autre chose. Il ne parvenait pas à comprendre quoi. Ces taches l’obsédaient. Leur forme lui rappelait un souvenir. Lequel ?

C’est en passant près d’une barque nommée Touraine qu’il eut le déclic. L’année précédente dans un lot de livres anciens présentés à la salle des ventes de Tours figurait un exemplaire numéroté de Thomas l’imposteur. Sueur n’avait pas les moyens de courir d’une vente à l’autre dans toute la France. Il s’était contenté de se faire envoyer une documentation sur le livre. Il reçut une photo de la couverture ainsi que deux de l’intérieur. Sur la première, il avait remarqué quelques rousseurs. Se pouvait-il que… Il trottina jusqu’à chez lui, fouilla dans ses archives qui, par bonheur, étaient bien classées, retrouva le courrier de la vente de Tours. La photo n’était pas excellente mais côte à côte avec l’exemplaire qu’il venait d’acheter, aucun doute n’était permis : les taches étaient rigoureusement les mêmes. Pareille coïncidence est impossible : c’était le même exemplaire. Restait à vérifier l’essentiel. Il retrouva le descriptif du lot. À moins d’une erreur monumentale, mais il ne s’en produit jamais dans ce sens-là, l’affaire était claire : lorsque le livre avait été vendu à Tours, il n’était pas orné d’une dédicace, ce que les bibliophiles appellent un « envoi ». N’y figuraient ni signature ni dessin. Cocteau était mort depuis plus de cinq ans. Il était impossible qu’il eût ressuscité pour venir apposer son paraphe sur ce livre.

Sueur poursuivit son enquête. Il se rendit compte que le numéro d’exemplaire placé sous la liste des premiers tirages avait été légèrement modifié. Un « 1 » était devenu un « 7 ». On pouvait cependant, en examinant les chiffres à la loupe, déceler la modification.

Sitôt convaincu d’avoir été victime d’une escroquerie, le collectionneur prit rendez-vous avec le commissaire-priseur, menaça de porter plainte, rédigea des notes vengeresses qu’il adressa à divers bulletins spécialisés.

Hélas pour lui, il n’était personne. Le commissaire-priseur le toisa de toute sa hauteur, promit une enquête et le jeta dehors. Il informa néanmoins Edgar qu’un pauvre fou s’était mis en tête de le diffamer.

Edgar ne dit rien mais réagit avec une rapidité extraordinaire. Il annula in extremis un voyage qu’il devait faire en Suisse à l’occasion d’une expertise et se transporta l’après-midi même chez Sueur. Que se sont-ils dit ? Mystère. Edgar s’est contenté de me confier « qu’il avait fait le nécessaire ». Le collectionneur ne porta jamais plainte. On ne sait rien de ce que devint l’exemplaire suspect. Fut-il remplacé par un autre, plus authentique ? Une transaction financière vint-elle dédommager l’acheteur de son préjudice et s’assurer de son silence ? C’est possible. Perversité de la part de Sueur ou négligence d’Edgar, il subsista tout de même une trace de l’incident : une des notices que l’acheteur mécontent avait envoyées aux revues de bibliophilie parut six mois plus tard. Je me suis procuré ce texte à la bibliothèque de l’Institut. C’est un réquisitoire accablant. Dans la parution suivante, Sueur lui-même rédigea un démenti, expliquant qu’il s’était trompé. Hélas, pendant les mois qui séparèrent ces deux publications, la rumeur avait suivi son chemin dans le milieu. À vrai dire, quand le démenti était paru, il ne servait plus à rien. Car l’affaire avait éclaté pour de bon. Plus rien ne pouvait colmater la brèche. Le navire d’Edgar commençait à couler.

Le naufrage fut lent. Edgar s’efforça le plus longtemps possible de ne rien laisser paraître. Il était gai quand il rentrait et s’il dormait mal, c’était, prétendait-il, à cause du chauffage central de l’immeuble qui était mal réglé. Pour faire diversion, il faisait croire qu’il s’intéressait passionnément pour l’heure au grand sujet de Ludmilla : son espoir de devenir chanteuse d’opéra.

Cette ambition prenait du temps. Denise était repartie pour New York et avait proposé à Ludmilla de l’accompagner. Elle avait expliqué qu’elle venait de se marier, que l’homme qu’elle aimait menait une grande carrière et qu’elle n’envisageait pas de s’en éloigner. Denise accepta cette exigence. Après tout, l’art lyrique est une activité internationale et l’Europe y garde une place prépondérante. Sa société d’agent disposait d’ailleurs de bureaux à Rome, Vienne et Paris. Elle confia sa nouvelle recrue à Vaclav, son représentant en France. C’était un Tchèque homosexuel que Ludmilla aima tout de suite beaucoup, à cause de sa permanente bonne humeur et de sa tendance à la prendre comme confidente dans ses histoires d’amour compliquées. Ce Vaclav était d’abord un excellent professionnel pour qui le monde de la danse et du chant n’avait aucun secret. Il supervisa la formation complémentaire que Denise avait recommandée.

Cette formation fut confiée à une certaine madame Florimont. Elle avait été danseuse avant la guerre (et pendant aussi, disaient les mauvaises langues). Personnage démodé, vêtue de capelines noires et de robes à la Sarah Bernhardt, elle était chargée de contrôler tout ce qui concernait l’aspect scénique du métier de cantatrice. Quoi qu’ait pu dire son ancienne professeure, Ludmilla avait besoin d’apprendre à marcher, à se tenir sur une scène, à coordonner sa voix avec un orchestre. Madame Florimont avait sur ces sujets des idées répressives, puisées dans les livres. Elle combattait toute spontanéité, plaidait pour une maîtrise totale des émotions. Ludmilla, qui n’avait aucune expérience de l’opéra, ni comme artiste ni même comme spectatrice, adhéra aux idées disciplinaires de sa nouvelle professeure. Il ne lui déplaisait pas de penser qu’une grande chanteuse dût être une sorte de machine, mise au seul service de sa voix. Elle s’appliquait beaucoup pour acquérir ces nouvelles aptitudes. En rentrant le soir et si Edgar était là, elle mimait pour lui ses leçons de la journée. Elle traversait la pièce d’un pas altier, effectuait des pas de ballet, se glissait derrière un paravent et changeait de tenue en un clin d’œil.

Edgar applaudissait. Comme il avait la tête ailleurs, il lui arrivait de crier « Bravo ! » avant même qu’elle eût fini sa démonstration. Alors elle faisait celle qui se fâchait et recommençait son numéro.

L’hiver passa à ces préparatifs. Enfin, au début de mars, elle fut prête pour son premier rôle. C’était un emploi modeste dans L’Enlèvement au sérail. Elle n’apparaissait que dans deux scènes, pour de brefs échanges. Denise avait tout de même fait le voyage depuis New York pour assister à l’événement. Elle se déclara très satisfaite. Après la représentation, les agents de Ludmilla avaient organisé un grand dîner à La Tour d’Argent. Au cours de ce repas joyeux, madame Florimont fit un long discours qui se voulait docte. Elle expliqua pourquoi, selon elle, Ludmilla était faite pour le répertoire classique, Mozart, Beethoven, Purcell. Vaclav la plaisanta gentiment en lui disant qu’elle prêchait un peu pour sa paroisse. Elle avait forcé sur le champagne, aussi lui répondit-elle en poussant des hauts cris. Elle avoua crânement qu’en effet elle détestait ce qu’elle appelait le « relâchement » des opéras romantiques, avec leur étalage indécent de sentiments… Cette tirade faillit faire tomber le chapeau que madame Florimont gardait toujours sur la tête, même en mangeant. Tout le monde rit beaucoup. Edgar accompagna Ludmilla à ce dîner, en s’efforçant de partager la gaieté générale. Mais il fut appelé trois fois au téléphone pendant le dîner. Il revenait chaque fois la mine plus préoccupée.

C’est le lendemain qu’éclata l’affaire dite « de la Société Laureau ». Alertés à retardement par la notice de Sueur dans un de leurs bulletins confidentiels, les bibliophiles amateurs s’étaient mis en chasse derrière l’entreprise d’Edgar. Afin d’éviter d’être éconduits par la caste solidaire des commissaires-priseurs et des libraires de livres anciens, ils avaient réuni une quantité de preuves suffisante pour se pourvoir en justice. Surtout, ils étaient parvenus à décortiquer le système sur lequel reposaient la prospérité et jusque-là l’impunité de la société Laureau. L’âme de cette équipe de limiers bénévoles – mais intéressés car plusieurs d’entre eux avaient acquis des pièces dans des ventes d’Edgar – était un certain Cuvillier, ancien policier à la retraite. Il était illusoire de vouloir le corrompre ou l’amadouer. Le justicier en lui dépassait le collectionneur et les deux se liaient pour le rendre impitoyable. Il déposa plainte le 8 mars. Le juge d’instruction aussitôt désigné hérita d’un dossier de quatre-vingts pages qui exposait toute l’affaire.

Nous n’entrerons pas ici dans les détails. J’ai consulté les pièces du procès et en particulier ce premier répertoire des bibliophiles. L’escroquerie est caractérisée et Edgar a eu beaucoup de chance de s’en tirer à si bon compte.

Pour résumer les choses, disons que les trois compères (ou plutôt deux, Edgar et Rabutin) avaient élaboré un mécanisme assez simple. Au départ, il y avait des faux et en cela ils n’avaient rien inventé. Ledit Rabutin avait à son actif une longue expérience qui l’avait déjà fait condamner, au début des années soixante, dans une affaire de faux-monnayeurs. Il était à l’époque le graveur de la bande. Sous l’influence d’Edgar – mais il le nia et prit toute la responsabilité des délits –, il s’était mis à imiter des écritures d’hommes et de femmes célèbres. Sa connaissance des encres, des papiers et son coup de main de dessinateur – joints semble-t-il à des dons de graphologue – lui avaient permis de parvenir à des résultats quasiment parfaits – sauf pour un œil aussi exercé et malveillant que celui de Cuvillier !

Là où l’affaire prenait une envergure plus considérable, ces imitations étaient toujours effectuées sur des supports authentiques. L’achat de livres, d’estampes non signées, de courts billets autographes était le préalable au maquillage.

Entre les mains de Rabutin, le livre devenait dédicacé, l’estampe était numérotée et signée, et la ligne manuscrite authentique mais sans intérêt se prolongeait de deux ou trois paragraphes, qui revêtaient, eux, un caractère historique.

La grande habileté des associés fut par ailleurs de ne pas abuser de leurs talents. Ils limitèrent les faux à quelques pièces dont l’origine était indétectable. C’est ainsi qu’ils prétendirent avoir retrouvé dans une succession qu’il leur avait été donné d’expertiser – sans révéler de nom –, l’un des trente exemplaires de Madame Bovary sur grand papier dédicacés par Flaubert dont on avait perdu la trace. De telles opérations rapportaient beaucoup et les sommes encaissées étaient aussitôt réinvesties pour acheter de vrais documents. Le talent des faussaires servait de démarreur et faisait tourner un puissant moteur qui utilisait, lui, un carburant de bonne qualité.

Rien de tout cela ne résista au scalpel de Cuvillier. Les trois associés furent inculpés pour faux, usage de faux, escroquerie en bande organisée.

Ils avaient contracté de gros emprunts pour se développer. L’effondrement de leur système les mettait dans l’impossibilité de les rembourser. La société fut placée en liquidation judiciaire. Les biens personnels furent saisis. Ludmilla et Edgar durent quitter le boulevard Magenta. Ils trouvèrent à se loger au Chesnay, près de Versailles, dans un pavillon qu’un des rares collectionneurs resté fidèle à Edgar accepta de mettre à sa disposition. Ce furent des jours dramatiques. Ce qui allait se passer bien plus tard dépasserait de loin en violence et en dimension cette première faillite. Mais le ressenti de ces autres cataclysmes n’égalerait jamais ce premier coup dur. C’est qu’entre-temps ils auraient appris à vivre.

Surtout, Ludmilla, à tous les sens du mot, allait entrer en scène.

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