ÉPILOGUE












Les ciels du Berry servent de paysage à une campagne monotone. Le relief des nuages dessine des vallées bleues et les soirs d’été teintent l’horizon de toutes les couleurs qui manquent à la plaine couverte de chaumes gris, brûlés par le soleil.

C’est pour revoir ces ciels qu’Edgar a tenu à être ramené dans leur maison près du canal. Il s’y est éteint paisiblement à la fin du mois d’août. Ludmilla, après sa mort, a décidé de rester dans cette maison isolée. Ingrid et moi avons tout essayé pour la faire venir en région parisienne et la rapprocher de nous. Elle a toujours refusé. Nul n’a jamais su ce qu’elle faisait de ses journées. Je pense que le rêve, peu à peu, avait fini par envahir son esprit. Elle retrouvait, avec l’âge, la compagnie des songes qui avait marqué sa première jeunesse en Ukraine et l’avait protégée de la souffrance et de la solitude.

C’est à cette période que je commençai à rédiger ce récit. Je rendis de fréquentes visites à Ludmilla. J’y voyais un moyen de m’imprégner de cette histoire et aussi de compléter mon enquête.

Elle répondait à mes questions d’assez mauvaise grâce. J’avais l’impression de l’importuner. Cependant, d’une visite à l’autre, il lui arrivait souvent d’apporter des compléments à ses premières réponses, preuve qu’elle y avait repensé en mon absence.

À mesure que les années passaient – et Ludmilla en vécut six après la mort d’Edgar –, elle parlait de moins en moins volontiers de lui. Je crus d’abord que cette occultation avait pour but de ne pas éveiller de souvenirs douloureux, en évoquant leurs années de bonheur et leur grand amour. Mais peu à peu, je compris que la disparition d’Edgar dans les propos de Ludmilla procédait d’une autre cause : elle ne voulait plus parler de lui au passé. Elle pensait à lui souvent, peut-être même constamment, et cette présence permanente lui interdisait de le considérer comme un personnage disparu. Il était toujours vivant en elle. Si elle ne livrait pas de souvenirs de lui, c’est qu’elle leur préférait une sorte de dialogue hors du temps. Edgar était un véritable interlocuteur à qui elle livrait ses pensées et dont elle obtenait des réponses. Je le compris quand je me rendis compte que, les rares fois où elle parlait de lui, elle utilisait le présent.

— Vous savez ce qu’il croit ? me demanda-t-elle un jour tandis que nous nous promenions le long du canal.

Je ne répondis pas. Elle était toute à sa rêverie et je ne tenais pas à lui rappeler ma présence.

— Il pense qu’on va se retrouver au Ciel un jour.

Elle s’appuyait sur mon bras et marchait en regardant l’eau verte du canal.

— C’est bizarre parce qu’il n’est pas tellement religieux. À vrai dire, il n’a pas d’opinion sur Dieu, Jésus, les Évangiles, tout cela…

Des gamins à vélo nous croisaient en riant bruyamment. L’automne était chaud et il y avait des pêcheurs sur les deux berges.

— Et pourtant, il est convaincu qu’on se retrouvera au Paradis.

Elle eut un petit rire clair dans lequel on pouvait encore percevoir l’écho de sa belle voix.

— Je sais bien pourquoi il croit cela. C’est tout lui. Tout lui. Vous avez deviné, bien sûr ?

La question ne s’adressait pas à moi mais à un auditoire inconnu qui peuplait la grande salle de ses rêves.

— Non ? Vous ne trouvez pas ? C’est simple. Il croit qu’il y aura là-haut je ne sais quel type avec une barbe blanche, saint Pierre ou un autre. Et qu’en nous voyant séparés par la mort, il proposera de nous marier…

La gaieté lui faisait presser le pas. Je la sentais se porter vers l’avant, comme si elle courait à la poursuite d’elle-même.

— Ça ferait sept. Un chiffre qui lui plaît…

Nous étions arrivés près d’une écluse. Elle s’arrêta pour regarder un bateau de plaisance amarré en amont et qui attendait l’ouverture de la porte. Je comprenais que les confidences étaient terminées. Pour les prolonger, je lui demandai si elle y croyait.

Elle se tourna vivement vers moi et me toisa d’un air outré.

— Si je crois au Paradis ? s’indigna-t-elle, comme si c’était une grave insulte de la supposer si naïve.

Je craignis de subir une colère comme elle m’en réservait de plus en plus souvent. Mais elle se détourna et reprit sa marche, les yeux fixés loin devant elle. Et avec aux lèvres un étrange sourire qui n’était pas pour moi, elle murmura :

— On verra bien.

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