CHAPITRE X

C’était un petit pavillon de banlieue, comme les Anglais qui vivaient à Rome au début du siècle aimaient à s’en faire construire sur les hauteurs. Celui-là, situé dans le quartier de la Parrocchieta avait un étage, des mosaïques autour des fenêtres et des portes, un petit perron avec une rampe en fer forgé.

De Megli examina le pavillon, le jardinet, pendant plusieurs minutes. Les deux hommes s’étaient arrêtés de l’autre côté de la rue pour échanger quelques réflexions.

— Vous êtes certain de vous, Serge ?

— Absolument. Notre homme vient de quitter sa pension de famille, et à cette heure, il doit mettre de l’ordre dans ses papiers. Ma visite a dû quand même l’alerter, mais je ne pense pas qu’il s’inquiète outre mesure.

De Megli paraissait perplexe.

— Normalement, je devrais être en train d’attendre un coup de fil du patron. Ses hommes se demandent si le chef de la publicité n’est pas suspect, car il semble dépenser plus qu’il ne gagne…

— Laissez tomber, mon vieux. Pour une fois, la méthode par élimination n’a rien donné, et vous pourriez chercher un mois dans la vie des trois hommes en question, sans obtenir un résultat. Sans cette visite au siège même de l’école, nous en serions à nous morfondre chez vous.

— Et vous ne voulez encore rien dire ?

— Tout à l’heure.

Il tâta dans sa poche le Beretta que Luigi lui avait remis.

— Je crois que nous pouvons y aller.

D’un pas décidé, il traversa la rue, sonna à la porte du jardinet.

— S’il ne répond pas ?

— Pourquoi pas ?

La porte du pavillon s’ouvrait, un éclairage extérieur diffusa une vive lumière.

— Qui est-ce ?

— Signor Alberti ? Pouvez-vous me recevoir quelques instants ?

L’homme s’approchait de la grille. Il eut un haut-le-corps en reconnaissant son visiteur.

— Signor Kovask ? Que me vaut l’honneur …

— Ouvrez-nous donc. Nous discuterons plus facilement à l’intérieur.

Il y eut quelques secondes de flottement et l’Américain eut l’impression que son homme allait prendre ses jambes à son cou, et s’enfuir de l’autre côté.

— La porte n’est pas fermée à clé, dit Alberti d’une voix assurée.

Sans plus s’occuper d’eux, il pivota sur ses talons et marcha vers la maison. Ils le suivirent jusqu’à un petit studio affreusement meublé dans le style d’avant-guerre, situé sur l’arrière du pavillon.

— Vous étiez en train de travailler dans la pièce donnant sur le devant, remarqua Kovask.

— Mon bureau.

— Vous prenez les dossiers pour les examiner ici ?

Alberti le regarda tranquillement.

— Cela m’arrive. Je ne crois pas connaître votre ami.

— Capitaine de corvette de Megli, détaché de l’amirauté et chargé d’une enquête intéressant la sécurité intérieure.

Cette fois, l’archiviste tiqua sérieusement.

— Vous comprenez ce que nous vous voulons ? Vous avez commis une erreur ce matin. Savez-vous laquelle ?

Ils crurent que l’homme allait se défendre, protester, les menacer. Alberti fronça seulement les sourcils.

— Une erreur ? Laquelle ?

— Parmi tous les dossiers que je vous avais demandés, il en manquait deux, et, lorsque je les ai demandés, l’une de vos employées est allée les chercher dans un tiroir de votre bureau.

De Megli surveillait l’homme avec attention. Il ne paraissait pas armé, mais ce n’était peut-être qu’une apparence.

— Les dossiers de Bruno Fordoro et de Giovanni Galtore. Deux hommes qui n’ont apparemment aucun lien entre eux. Deux hommes plus ou moins mêlés à une affaire de sabotage et d’espionnage.

Alberti avait peut-être pâli, mais son maintien était toujours aussi digne.

— Un hasard. J’ai lu ce qui est arrivé à notre agent de Gênes, Ugo Montale, et j’ai cherché dans les dossiers des élèves présentés par lui.

Ce ton ferme, cette réponse plausible ébranlèrent Kovask. De Megli d’ailleurs paraissait également peu persuadé de la culpabilité de leur hôte, et essayait d’accrocher son regard.

— Bien. Pouvons-nous jeter un coup d’œil aux dossiers qui sont en ce moment dans votre bureau ?

Alberti sourit.

— Désolé. Quand mister Welchand me donne l’ordre de me mettre à votre disposition, c’est dans le cadre de mon emploi. Ici, ces dossiers sont sous ma seule responsabilité et je leur dois le secret professionnel.

— Tant pis, dit Kovask. Vous porterez plainte ensuite. Luigi ne vous en laissez pas conter et surveillez-le.

Il passa dans le bureau, tandis qu’Alberti haussait les épaules. Tout de suite, l’Américain chercha dans le dossier la fiche de renseignements confidentiels. Il y avait une dizaine de dossiers et, au fur et à mesure qu’il les compulsait, son sourire s’accentuait. Il avait posé une fesse sur un coin du bureau et balançait sa jambe en cadence.

— Écoutez ça, Luigi… Felice Pétri… électronicien à la S.T.O. de Milan…

— Ils travaillent pour la défense nationale là-bas, précisa Luigi.

— Il y a autre chose… une petite note épinglée au dossier : sa femme vit en France, divorce en 1959. Et il s’est remarié en Italie. Vous savez ce que ça coûte dans ce pays… Et celui-là, dessinateur en construction métallique qui suit des cours de statique graphique. Petite note : décollement de la rétine. Si ces employeurs s’en rendent compte il sera fichu dehors… Et encore une jeune fille, psychotechnicienne travaillant dans une usine d’appareillage électrique, et qui désire se perfectionner en électricité pour mieux comprendre ses patients, petite note, fille du député communiste Parusci. On fera appel aux principes sucés avec le lait maternel, pour la décider… Rien que des cas spéciaux.

Alberti ne paraissait pas autrement inquiet. Il suivait la démonstration avec un sourire ironique.

— Ça suffit, je pense, dit Kovask.

— Oui, dit de Megli. Comment avez-vous rencontré Ugo Montale, depuis quelle date, comment fonctionnait votre réseau et quels sont les activités auxquelles vous avez participé ?

— Je crois que vous faites une erreur monumentale, dit l’archiviste. Je n’ai jamais été un espion…

De Megli le poussa vers un fauteuil.

— Les clés de ce coffre ?

— Je ne les ai pas.

Kovask le souleva soudain par le col de la chemise et rapide, de Megli lui retourna le haut de la veste immobilisant ses bras. Ils le fouillèrent.

— Je vous fais remarquer que vous êtes en train de m’humilier, dit Alberti toujours de sa voix calme. Vous devrez m’en rendre compte.

Il n’a pas de clé, dit l’Italien. Je vais appeler nos spécialistes.

Kovask, qui surveillait son homme du coin de l’œil, vit un pli se former au coin gauche de la bouche. L’homme se sentait définitivement vaincu.

Allez-y mon vieux, nous tenons le bon bout. Pendant que l’officier italien téléphonait, lui, fouillait le tiroir du bureau. Il trouva un petit 6.35, un couteau à cran d’arrêt.

— Bigre, jouiez-vous, aussi, les tueurs ? Dans un autre tiroir, il trouva une liste de noms et tressaillit en relevant celui de Giovanni Galtore.

— Voilà les agents bénévoles de votre réseau. Il y en a un peu partout. Je suppose que nous allons trouver des renseignements plus précis dans le coffre.

Soudain, Alberti essaya de foncer vers la porte. Kovask veillait et de Megli également. Il se retourna et bloqua l’archiviste d’un magistral croc-en-jambe qui l’envoya contre le mur.

— Ne faites pas l’âne, dit-il ensuite en sortant son arme, ou je vous tire une balle dans une jambe.

Il alla donner un tour de clé à la porte. Prudent, Kovask fit disparaître le petit automatique et le couteau à cran d’arrêt.

— Je demande que la police vienne ici, dit Alberti. Vous n’appartenez à aucun service officiel et… Laissez-moi téléphoner à la questure.

— Fiche-nous la paix, pour l’instant, fit durement Kovask. Ou alors, tiens, dis-moi, tu es tout seul à Rome pour centraliser les renseignements et distribuer les ordres ?

Alberti se renfrognait de plus en plus.

— Et l’argent ? Il en faut quand même un peu… Dans le coffre ? Comment le recevais-tu ?

Plusieurs voitures s’arrêtèrent devant le pavillon. Un homme, aux cheveux gris assez longs pour un marin, entra et embrassa la scène d’un regard d’aigle.

— De Megli, comment avez-vous découvert cet homme ?

— Je vous présente le lieutenant commander Kovask, signore. C’est grâce à son impatience que nous sommes tombés dans ce nid et nous avons l’impression qu’il sera garni.

Les deux hommes se serrèrent la main, puis le patron jeta un regard en coin à Alberti.

— Et lui ?

— L’archiviste de l’école.

— Ah ! bien !

Il alla s’installer dans un fauteuil. Quatre hommes entrèrent ensuite et l’un d’eux s’attaqua tout de suite au coffre, tandis que les trois autres allaient fouiller le reste de la maison. Bientôt, il en revint un.

— Dans la cave, un poste émetteur longueur d’ondes ultra-courtes et aussi une sorte de fosse. Je me demande s’il n’y a pas un cadavre dessous.

— Comment l’avez-vous découvert ? demanda le patron de De Megli.

Kovask l’expliqua.

— Je suis revenu là-bas dans l’après-midi et j’ai profité d’une absence d’Alberti pour aller jeter un coup d’œil dans son dossier personnel.

Tout est dans la même salle. J’ai relevé cette adresse.

Le coffre était ouvert. Il y avait de l’argent dans la partie supérieure, des lires, des livres et des dollars. Puis de nombreux dossiers qui ne paraissaient pas codés à l’exception de quelques pièces.

— Il se sentait en parfaite tranquillité. Peu de personnel et rien que des agents obligés d’obéir.

La fouille continua jusqu’à une heure avancée de la nuit, mais, si elle révéla quantité de faits sensationnels, elle ne donna aucun renseignement sur la structure supérieure du réseau.

— Ce renseignement, c’est Alberti qui nous le donnera, et pas ses papiers, vous pouvez en être certain, dit Kovask.

L’homme était interrogé dans la pièce voisine.

Ucello prenait connaissance des papiers trouvés dans le coffre.

— Bien des accidents inexpliqués, des sabotages dont on n’a jamais retrouvé les coupables, paraissent le fait de cet homme et de sa bande, dit-il. Par contre, des tas de renseignements ont été groupés sur l’aviation, la marine, l’armée et les différentes industries travaillant pour la défense nationale. Il y a également un dossier pour les industries de première nécessité en cas de conflit, des renseignements peu usuels sur les chemins de fer.

Il passa sa main aux grosses veines bleues dans ses cheveux.

— C’est assez affolant. Imaginez une toile d’araignée couvrant tout notre pays.

Kovask prit l’un des dossiers.

— Alberti travaillait uniquement en Italie, mais d’autres s’occupaient de l’Angleterre, de l’Allemagne fédérale, de la France et des autres pays membres de l’O.T.A.N. L’arrestation d’Alberti est importante, mais ne doit pas faire oublier qu’il y a quelqu’un au-dessus de lui, qui dirige peut-être dix hommes de sa valeur.

Depuis quelques minutes, il avait l’impression qu’Ucello et ses hommes se désintéressaient de la tête de la bande.

— N’oubliez pas que si nous ne pouvons l’abattre, il reconvertira son système. Après tout, il y a d’autres écoles internationales, mais aussi des sociétés qui travaillent sur plusieurs pays. Dans la publicité par exemple.

— Ils ne trouveront cependant jamais la même occasion. La façade d’une maison extrêmement respectable, la maison-mère à Londres.

Ils allèrent retrouver les hommes qui interrogeaient Alberti. Sans cravate, col ouvert, l’archiviste transpirait abondamment mais paraissait se défendre avec ardeur.

— Je ne répondrai qu’en présence d’un juge d’instruction. Toutes vos promesses et vos menaces ne me feront pas parler.

Kovask sentait l’amertume l’envahir. Il avait mis le doigt sur le chaînon qui manquait et l’homme allait lui échapper. Parce qu’il s’était trouvé seul à ce moment-là et avait eu besoin des collègues de De Megli.

Ce dernier comprit la situation et l’entraîna à part.

— Je pense connaître le fond de vos pensées et elles ne sont pas très optimistes ?

Kovask en convint.

— Ce qui vous intéresse, c’est l’homme de Londres ?

— L’homme ou la maffia. Il n’est pas impossible qu’ils soient plusieurs pour diriger un si important réseau international.

— Et vous ne pensez pas qu’il parlera ? L’Américain baissa le ton de sa voix :

— Il aurait fallu que je vienne seul, dit-il. Ce n’est pas en lui appliquant quelques gifles qu’on obtiendra de lui le nom du grand patron. Il aurait fallu composer avec lui.

— Je vous comprends, dit Luigi, mais, pour nous autres Italiens, c’est lui le principal coupable. Nous vous donnerons évidemment toutes les indications pour poursuivre votre enquête.

— Encore heureux, répondit Kovask en tournant les talons. Il revint dans le bureau, feuilleta quelques papiers, puis s’installa dans un fauteuil pour mettre de l’ordre dans ses idées.

Quelques minutes plus tard, il descendit à la cave, jeta un coup d’œil au poste de radio avant de s’intéresser au petit tumulus de terre tassée. Il trouva une pelle dans la chaufferie et commença à creuser le sol.

À l’aspect de la terre fraîche il devina que le corps avait été recouvert de chaux vive avant d’être enterré. La fosse n’était pas profonde et il mit à jour des lambeaux de vêtements. La chaux ne les avait pas attaqués. Un tissu assez lourd de veste d’homme. Il serait obligé de laisser faire l’équipe de la marine italienne, pour l’identification. Néanmoins, il continua, découvrit un ossements un cubitus certainement, en partie rongé.

Il rejeta sa pelle et alluma une cigarette. Juste comme il allait remonter, il eut l’idée d’aller jeter un coup d’œil sous les escaliers, et découvrit à la lueur de sa lampe un affaissement dans le sol, un carré de vingt centimètres de côté environ. Il retourna chercher sa pelle, l’enfonça dans le sol, humide et souleva une grosse motte de terre. Avec un soin extrême il l’émietta. Là aussi on avait placé de la chaux vive. Des lambeaux informes de tissus, les marques des vêtements du cadavre inconnu certainement. Un petit objet attira son attention.

Une fois nettoyé c’était un briquet en or avec deux initiales sous la semelle. T.H.

Kovask glissa l’objet dans sa poche, puis continua de fouiller la motte de terre. En pure perte, d’ailleurs. Il remit le tout en place, le tassa et remonta au rez-de-chaussée sans se nettoyer les mains, ce qui attira tout de suite l’attention des Italiens.

— J’ai commencé à déterrer le corps mais il n’y a presque plus rien. Ce salaud l’avait placé dans de la chaux vive. Il faudra des spécialistes pour découvrir un indice.

De Megli se tourna vers Alberti.

— Qui est-ce ?

— Cherchez-le vous-même.

Il reçut deux paires de gifles mais haussa les épaules.

— Nous avons décidé de nous relayer ici le temps qu’il faudra, dit ensuite Ucello, avant de passer l’affaire à la questure. Il faut qu’il nous en dise le plus possible.

— Vous serez inquiété par le juge, ricana Alberti.

Kovask alla se laver les mains. En prenant ses cigarettes, il sentit le briquet sous ses doigts. Ce n’était pas un indice bien passionnant.

— Nous avons trouvé dans son vestiaire une veste achetée en Angleterre. Il doit se rendre là-bas assez souvent, dit de Megli. Il faudra se renseigner auprès de son directeur pour avoir des précisions. D’ici quelques jours, évidemment. Nous ne voulons pas ébruiter l’affaire tout de suite. Certains des « élèves sélectionnés par lui » doivent être sérieusement mouillés. Nous allons faire un beau coup de filet dans tout le pays. Je suis sûr qu’il y a aussi un ou deux directeurs d’agences provinciales dans le coup, comme l’était Ugo Montale.

Kovask songeait qu’il n’avait plus qu’à reprendre l’avion pour Londres et démarrer à zéro, une fois dans la capitale britannique. Il ne pouvait attendre qu’Alberti accepte de parler. Il pouvait tenir quarante-huit heures. Kovask avait déjà eu affaire à ce genre d’homme et il était capable de donner du fil à retordre à l’équipe du capitaine de vaisseau Ucello.

— Regardez, dit de Megli en lui tendant une enveloppe adressée poste restante et oblitérée à Londres.

— Il a pu la recevoir aujourd’hui. Elle se trouvait dans la corbeille à papier. Pas moyen de mettre la main sur la lettre évidemment, mais cela fortifie votre théorie.

Il en aurait fallu davantage pour satisfaire Kovask.

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