CHAPITRE XII

Pendant trois jours, Serge Kovask se contenta d’observer les quatre personnages, évitant soigneusement toute fausse manœuvre. Il désirait en finir et craignait de compromettre ses chances. De ses observations, il retenait plusieurs choses.

Les quatre membres du bureau d’études se détestaient férocement. Ils avaient tous quelque chose à se reprocher. Même Eileen Gynt, la plus jeune, la jeune fille rousse à l’air gentil, supportait difficilement les trois autres. Un étrange climat régnait donc entre eux et il commençait même d’affecter Kovask, pourtant d’un équilibre affectif à toute épreuve. Plusieurs fois dans la journée, il recevait les confidences de l’un ou de l’autre. Tous semblaient attendre avec impatience qu’il daigne bien prendre parti dans la guéguerre qu’ils se livraient.

Seul Francis Grant essayait de planer au-dessus du lot, peut-être parce qu’ils espérait prendre bientôt la direction de l’équipe. Il semblait douter du retour de Hacksten, parlait de lui comme d’un homme très gravement malade, et incapable d’assurer à nouveau des responsabilités au sein de la T.A.S.A. N’était-ce pas une façon de se trahir, puisque la mort violente de l’ancien secrétaire général était ignorée de tous ?

Serge avait fait une autre constatation. Les quatre personnages étaient tous célibataires, ne vivaient que pour le week-end au cours duquel chacun s’évadait dans des directions opposées.

Francis Grant avait dû coucher avec chacune des deux femmes. William Turner désirait l’une et l’autre, plus fortement Moira, évidemment, mais était trop timide pour tenter sa chance auprès d’elle. Jamais Kovask n’avait vu un homme avoir de tels yeux lubriques, lorsque l’une des filles montrait ses genoux ou arborait un décolleté trop profond.

Ce troisième jour tombant un vendredi, Kovask se demandait ce qu’il allait faire durant les deux jours suivants. Il ne pouvait se multiplier par quatre pour suivre chacun des membres du bureau.

Un peu avant midi, il pénétra dans le bureau de Moira. Celle-ci se réalisait une beauté devant le miroir installé à l’intérieur d’un placard.

— Quel air désabusé, dit-elle. On vous croirait en début de semaine et non un vendredi.

— Vous parlez d’une rigolade ! Deux jours lugubres à passer, oui. Je ne connais personne dans le pays.

Il s’installa sur un coin du bureau, laissant tomber sa cigarette du coin de ses lèvres, l’air écœuré. L’œil lucide de la jeune femme le détaillait par le truchement du miroir.

— Non, vraiment, vous ne savez que faire ?

— C’est la vérité pure. Vous n’avez pas un tuyau ?

Elle rangeait son matériel de femme élégante dans une trousse tout en ayant l’air de réfléchir.

— Feriez-vous deux cents miles pour cela ?

— Cinq fois plus s’il le fallait.

— La mer ça vous dit ?

— J’en raffole.

Elle s’approcha de lui lentement, roulant imperceptiblement des hanches. Elle portait une robe qui s’évasait à partir des cuisses et il fallait un corps parfait pour la mettre en valeur. Elle l’avait.

— Je vous invite, dit-elle. À partir de demain. Kovask se remit sur pied, la regarda avec un joyeux étonnement.

— Non, c’est vrai ?

— Vous m’êtes très sympathique. Je vous attendrai là-bas à partir de dix heures demain matin. Abbotsburry. Un village de la côte. Villa Sea Gulls, chemin de Sikh. Vous en souviendrez-vous ?

— Bien sûr. Je louerai une voiture et partirai de bonne heure demain matin.

Elle secoua la tête avec un sourire enjôleur.

— Inutile d’arriver avant dix heures, je n’y serai pas.

Pourtant Kovask se mettait en route le soir-même, dans une Ford Consul. Muni d’une carte routière, il roula en direction de Southampton, puis de Dorchester où il arriva la nuit tombée. Il dîna à l’hôtel où il avait retenu une chambre, puis, après avoir dit qu’il allait rendre visite à un ami, reprit la voiture pour Abbotsburry situé à une vingtaine de miles.

Dans le petit village, il arrêta sa voiture pour boire une bière dans l’auberge. On lui indiqua une petite route qui se dirigeait vers la plage.

— Y’a quelques villas dans le coin, dit l’homme. Vous allez chez qui ?

— Je me promène, dit Kovask. J’ai l’intention de revenir demain pour visiter.

Il ne découvrit pas la villa Sea Gulls tout de suite. La maison construite tout au bout de la plage, surplombait la mer de quelques mètres. Profitant de la clarté lunaire, il put l’examiner tout à son aise, assis un peu plus loin. C’était une villa de conception moderne avec une terrasse qui débordait largement. En dessous, un grand espace servait de garage pour les voitures et les bateaux.

Certain qu’il n’y avait aucun habitant, il s’en approcha, découvrit un dinghy à moteur sous la terrasse. Il était protégé de tonte convoitise par un système de grille. Cette maison, ce bateau, représentaient beaucoup d’argent. Il ignorait combien Moira gagnait à la T.A.S.A., mais certainement pas de quoi vivre aussi luxueusement.

Alerté soudain par une lueur lointaine, il courut vers la Consul et s’éloigna sur l’espèce de boulevard de front de mer, s’arrêta à l’abri d’une autre villa. Le chemin de Sikh descendait depuis une crête de deux ou trois cents mètres. Il ne désirait pas être surpris dans le coin par des gens susceptibles de le reconnaître au cours des deux prochains jours.

Les véhicules arrivèrent et tournèrent à gauche en direction de Sea Gulls. Il eut l’impression qu’il y avait une Jaguar métallisée, mais n’en était pas certain. Francis Grant avait une voiture de même marque. Il patienta quelques minutes, puis se dirigea vers la villa. Une lumière brillait dans la salle de séjour. Grimpant sur un pilier, il put en distinguer l’intérieur d’un ultramoderne fracassant.

Un homme était debout sur une chaise et accrochait quelque chose derrière un tableau. Il reconnut le remplaçant de Thomas Hacksten, son meilleur ami aux dires de lord Simons. Moira Kent le regardait faire en fumant une cigarette. Elle portait un pantalon et une chemise, par-dessus. Il était difficile à Kovask de se rapprocher davantage.

Pourtant, il se glissa contre les rochers, s’efforçant de ne faire aucun bruit. Il dépassa la villa, découvrit un petit sentier qui descendait vers la mer, ralentit lorsqu’il entendit des voix. Les portes-fenêtres donnant sur la terrasse étaient largement ouvertes.

— Voilà les micros en place, dit la voix de Francis Grant. Ne vous inquiétez pas du magnéto.

— Il ne se rendra compte de rien ?

— Non. Je vais rentrer à Londres cette nuit. Tâchez de faire de la bonne besogne. Ce garçon me semble tout indiqué pour le poste de New York.

Quelques minutes plus tard, la voiture s’éloignait sur le chemin de Sikh conduisant au village. Kovask patienta encore un peu, attendit qu’une lumière s’allume dans une autre pièce, une chambre certainement, avant de s’éloigner.

Le rendez-vous avait été prémédité et Francis Grant espérait faire de lui son agent aux U.S.A. Ainsi, il ne s’était nullement trompé. Le publiciste dirigeait le réseau et, pendant quinze ans, avait réussi à duper Thomas Hacksten. Lorsque ce dernier s’était douté de quelque chose, il l’avait habilement aiguillé vers Rome où Alberti s’était débarrassé de lui.

Il revint jusqu’à la Consul, évita d’emballer le moteur et quitta la plage. Une heure plus tard, il dormait dans la chambre vieillotte de l’hôtel de Dorchester.

Le lendemain matin, lorsqu’il klaxonna devant la villa de la jeune femme, celle-ci surgit sur le terrasse en short noir et brassière à rayures.

— Hello ; bon voyage ?

Il admira ses longues jambes bronzées, attarda son regard sur la bande de chair nue où le nombril creusait une ombre agréable.

— Excellent. Je ne suis qu’affamé.

— Venez, je vous ai attendu pour le breakfast. Mais, allez quitter ces vêtements de ville. Je vais vous montrer votre chambre. La salle de bains est à côté.

— Vous possédez une villa sensationnelle, dit-il. J’ai l’impression que la T.A.S.A. ne lésine guère sur les salaires.

Elle hocha la tête d’un air peu convaincu.

— J’ai d’autres revenus, mais nous parlerons de cela plus tard.

Dans la chambre ouvrant largement sur la mer, il ne lui fallut qu’une minute pour repérer le micro à la tête du lit. On espérait donc qu’il parlerait et comme, pour ce faire, il faut être deux, il présumait de la conquête aisée de la jeune femme.

Quand il revint avec seulement un boxer short et une chemise ouverte sur son torse, Moira laissa glisser son regard sur ses pectoraux comme une caresse.

— Œufs au jambon, marmelade et café ? C’est sensationnel, dit-il en se mettant à table.

Celle-ci était étroite et comme la jeune femme était en face de lui leurs genoux se touchèrent à plusieurs reprises.

— Voulez-vous que nous fassions du bateau, avant de nous baigner ?

— Les deux, dit-il en engloutissant ses œufs. Elle admirait ostensiblement. La grande scène de séduction.

— Je vais regretter de rentrer aux U.S.A., maintenant que je vous connais, dit-il. Ce serait bon de vivre ici une bonne partie de l’année à ne rien faire.

Elle baissa les yeux comme si elle s’intéressait à la cigarette qui fumait entre ses doigts.

— Il faudrait quand même pas mal d’argent. Il soupira :

— Hélas oui ! Je ne me plains pas de la chance d’entrer dans la T.A.S.A., dit-il. J’ai eu des débuts assez durs. Par chance, mon père était un ami de lord Simons. Je vais pouvoir repartir d’un bon pied.

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-cinq. Un peu rassis pour trouver facilement un emploi convenable.

— Combien allez-vous gagner à New York ? Il se versa une autre tasse de café.

— Au moins six cents dollars pour commencer. Par la suite, j’espère que je pourrai atteindre sept ou huit cents.

Moira souriait avec l’indulgence d’une mère écoutant son enfant faire des projets.

— Je vous fais rire ?

— Vous me paraissez assez naïf, non ? La vie est très chère à New York. Croyez-vous que vous pourrez mener la grande vie ?

Jouant le jeu, il prit un air assez confus.

— Oui, évidemment… Fréquenter des filles comme vous me sera impossible, et pour cause.

— Venez, nous allons mettre le bateau à l’eau. Oubliez tout ça, pour le moment.

Il l’embrassa un peu plus tard, alors qu’il venait de remonter le dinghy sur la remorque, et le halait vers le garage sous la terrasse. Il s’arrêta pour souffler un peu.

— D’ordinaire, dit-elle, j’appelle deux pêcheurs pour m’aider et vous, vous y arrivez seul. Vous êtes rudement costaud.

Elle s’approcha de lui pour essuyer sa transpiration avec un linge de bain. Il la prit par la taille, l’attira. Tout de suite, elle répondit à son baiser.

— Il fallait en finir là, murmura-t-elle ensuite, vous me plaisez beaucoup.

Alors qu’il se changeait dans sa chambre elle entra toujours vêtue de son deux-pièces. Sans un mot elle dégrafa le haut, lui jeta un regard en coin, se dégagea du slip avec un déhanchement habile de strip-teaseuse. Il s’approcha d’elle, l’entraîna vers le lit.

Un peu plus tard, elle lui caressait la poitrine tout en bavardant avec lui.

— Je vais souvent à New York, dit-elle. Nous nous rencontrerons plusieurs fois par an.

— J’aimerais avoir une telle maison pour te recevoir.

La jeune femme s’allongea sur le ventre, le visage dans le traversin. Il avait une vue agréable sur son dos et ses fesses.

— Tu es veuve, divorcée ?

— Non. Je ne me suis jamais mariée, dit-elle. Je n’en ai jamais eu envie. J’ai de l’argent, je peux choisir… mon partenaire, quand cela me plaît.

Il sourit.

— Très agréable en effet. Mais tout cet argent te vient de ta famille ?

Elle s’accouda, plongea ses yeux dans les siens.

— Je suis née pauvre comme Job. Kovask fronça le sourcil :

— Veux-tu dire ? … Moira s’esclaffa :

— Que vas-tu t’imaginer ? Je gagne mon argent avec mon cerveau et non avec mon corps.

— Tu devrais me donner la recette, dit-il en plaisantant.

Puis il ferma les yeux, sentant qu’elle l’observait avec attention. N’était-il pas allé trop vite en besogne ? Elle se leva et fit quelques pas dans la chambre. Jamais on n’aurait donné quarante ans à son corps, ni à son visage si une certaine dureté, due à ses activités occultes, ne l’avait marquée.

— La recette est bien simple. Je trouve les éléments dans mon métier. As-tu jamais réfléchi à ce qu’est une école par correspondance comme la T.A.S.A. ?

Kovask pensa qu’ils y étaient enfin. Maintenant plus que jamais tout devait se passer naturellement.

— Oui, bien sûr…

— Non, à ton air tu n’as pas encore compris. Des milliers de gens sont contactés, des spécialistes de toutes sortes. Tiens, regarde un des prospectus et que lis-tu : Énergie nucléaire, électronique, automation, chimie et pétrochimie, constructions métalliques, béton armé, mécanique générale et aussi mécanique auto, aviation, marine, froid…

Il se souleva sur ses coudes.

— Tu le connais par cœur.

— Dix mille, cent mille, un million d’élèves. Oui, dans le fichier, il y a plus d’un million d’élèves, et tous dépendent de la T.A.S.A. Des types intelligents, comme des imbéciles, des cupides et des honnêtes, des illuminés et des méticuleux.

S’approchant, elle se mit à genoux auprès du lit, le fixa dans les yeux.

— Voilà de quoi je tire la meilleure partie de mes revenus.

Il lui caressa la joue.

— Je ne comprends pas bien. Tu fais quelque chose en marge de la T.A.S.A.

— Bien sûr. Pourquoi pas ?

— C’est dangereux ? Elle s’esclaffa.

— Tu as peur ?

Soudain, il se redressa, le visage mauvais.

— Tu me montes un traquenard hein ? C’est le vieux lord qui t’a demandé de m’interviewer ?

— Tu es fou ?

Il continua la comédie.

— Pas tellement. Lord Simons ne paraît pas m’accorder toute sa confiance. Et il a très bien pu te payer, pour voir ce que j’avais dans le ventre.

Moira se coula contre lui, le repoussa contre le lit, cherchant le contact le plus intime.

— Idiot, va, idiot chéri !

Elle l’embrassa longuement, allongée sur lui.

— Tu veux que je continue ?

— Si ce n’est pas un piège, oui. J’espère que je ne vais pas y perdre ma situation.

— Si, au lieu de trois cents dollars, tu en touchais mille, dès le premier mois de ton installation à New York, puis quinze cents ?

La jeune femme le sentit tressaillir. Elle sourit.

— C’est une somme n’est-ce pas ?

— Qui faut-il tuer pour les avoir ?

Elle fit semblant de rire et d’apprécier son humour, mais il devinait une certaine impatience. Elle avait certainement hâte de lui arracher son accord. Peut-être à cause du micro qui enregistrait leur conversation. Il ne devait pas y en avoir sur la terrasse.

— Tu surveilleras les dossiers des élèves, tu relèveras le nom de ceux qui seraient susceptibles de te communiquer par la suite des renseignements professionnels.

— C’est de l’espionnage, ça ?

Son sourire l’abandonna et elle se releva.

— Il s’agit de documentation économique. Tous les pays de l’Europe ou du nouveau monde payent très cher pour connaître, par exemple, un nouveau mode de soudure ou la résistance des métaux dans des conditions données.

— Tu revends ces renseignements à qui ? Aux Russes ?

Elle haussa les épaules.

— Tu me crois folle ? Aux industriels, aux grosses sociétés.

— Et si tu te fais pincer ?

— Lord Simons me fichera dehors, mais je conserverai la liste des élèves en question.

Sans aucune gêne pour sa nudité, elle alla chercher un paquet de cigarettes.

— D’ailleurs, je ne travaille pas seule. Ce serait impossible. Si tu le veux je te ferai connaître mon ami et il te remettra une petite avance. Quatre cents livres peut-être.

Kovask enfila son short.

— C’est très intéressant, dit-il. Peux-tu m’indiquer exactement de quoi il s’agit ? Ça doit donner beaucoup de travail.

— Non, si tu t’organises… Mais, nous continuerons à table. Ça ne te tait rien de manger dans la salle de séjour ? Sur la terrasse, on cuit littéralement.

— Rien du tout, dit-il en souriant.

Il pensait au micro caché derrière le tableau.

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