CHAPITRE XI

À son arrivée à Londres, Serge Kovask s’était rendu à l’ambassade américaine et y avait rencontré l’attaché naval, le commodore Mc Laglen. Ce dernier avait fait des recherches dans le fichier de l’ambassade et avait été le premier surpris d’y trouver quelques notes au sujet de la Technical and Scientific Academy.

— Vous avez eu le nez fin, lieutenant. Lisez ceci.

La fameuse école par correspondance avait l’intention d’établir un siège à New York et avait eu, à ce sujet, des contacts avec l’ambassade.

— Ils ont maintenant une équipe sur place, dit Mc Laglen en faisant courir son doigt sur la dernière ligne. C’est donc qu’ils ont surmonté toutes les difficultés.

Kovask restait encore sous le coup de la révélation. Il était venu à l’ambassade avec simplement l’intention de se faire introduire auprès du directeur général de la T.A.S.A.

— Vous comprenez que, dans ces conditions, ils n’ont rien à nous refuser, poursuivait le Commodore. Que leur voulez-vous à ces gens ? Vous êtes en mission spéciale, hein ?

En quelques mots et sans lui dévoiler grand-chose, Kovask le contenta.

— Bigre ! Je vous recommande la prudence. Savez-vous qui est le directeur général de cette école ? Lord Simons. Quelqu’un de très connu à Londres. Très autoritaire.

Kovask consultait toujours la fiche.

— Il n’y a pas moyen de savoir comment les contacts ont été pris avec l’ambassade ? Je ne vois aucune référence là-dessus.

Mc Laglen sourit.

— La date suffit pour cela. Un instant s’il vous plaît.

Son absence dura cinq minutes et il revint avec un nom sur une feuille de papier.

— Thomas Hacksten, secrétaire général. Il nous a fait plusieurs visites en mars et avril. Croyez-vous que cela vous sera utile ?

— Très certainement, dit Kovask. Je vous rappellerai donc pour savoir l’heure de mon rendez-vous avec lord Simons ?

— Demain, j’espère. Il ne peut nous refuser cela, après toutes les facilités que nous lui avons apportées.

Facilités, pensait Kovask, qui permettaient à la plus formidable entreprise de subversion et d’espionnage de pénétrer sur le territoire des States. Ce projet d’installation à New York pouvait avoir été conçu dans la plus grande honnêteté, mais quelqu’un avait tout de suite vu l’intérêt qu’il présentait.

Dans le taxi, il jeta un coup d’œil sur le nom de l’homme ayant eu des contacts avec l’ambassade. Il tressaillit. Thomas Hackslen. Les initiales T.H. Les mêmes que sur le briquet trouvé dans la cave d’Alberti. Il sortit l’objet de sa poche et l’examina une nouvelle fois. Il l’avait démonté, n’avait pu en tirer le moindre renseignement.

Le rendez-vous avec lord Simons eut lieu le lendemain matin à onze heures, au premier étage de l’énorme bâtisse qui abritait tous les services de la T.A.S.A. dans Oxford Street.

Le bureau du président directeur général avait des dimensions énormes. Il foula de ses pieds un authentique Persan qui couvrait tout le parquet. Derrière une table de travail aux pieds massifs et sculptés, un homme se leva doucement.

— Vous êtes à l’heure, mister Kovask. Je vous en remercie.

Puis il se donna une claque sur sa cuisse droite avant de s’asseoir. L’Américain avait compris, avant qu’il ne lui fournisse une explication.

— Blessure de guerre. Celle de 14–18 évidemment. J’ai été amputé et je porte une jambe artificielle.

— Prenez un siège.

Il poussa vers son visiteur sa boîte de cigares dignes de contenter Churchill lui-même.

— Je vous écoute.

Depuis son réveil, Kovask avait retourné la question sur toutes ses faces, et ce n’est que dans le taxi qu’il avait pris la décision de jouer franc jeu, selon une habitude qui lui était chère et qui ne lui avait donné que de bons résultats.

— Mon histoire risque de vous paraître un peu longue et surtout incroyable. Je vous demande de ne pas me prendre pour un fantaisiste et de me croire sur parole.

— Allez-y.

Kovask commença avec Ugo Montale et termina sur l’arrestation d’Alberti, après avoir passé rapidement sur les différents détails. Lord Simons, imperturbable, l’écoutait, les yeux dans yeux, très droit dans son fauteuil de travail, les mains à plat sur son bureau. Quand l’Américain se tut, il s’écoula une bonne minute de silence feutré dans la grande pièce où ne pénétrait aucun bruit extérieur.

— Si je vous ai bien compris, dit lord Simons, un réseau parfaitement organisé se sert de mon école pour glaner des renseignements dans l’Europe entière, organiser des attentats et des sabotages ? Et maintenant que nous comptons nous installer en Amérique, nous allons exporter cette monstruosité dans votre pays ?

Le lieutenant commander inclina la tête. Il avait décelé dans la voix du président directeur général une immenses émotion. Le vieillard ouvrit un tiroir, en sortit un livre relié de peau noire.

— Ceci est l’histoire de cette école. Des extraits figurent dans nos brochures de propagande. Cette maison a été fondée par mon grand-père, il y a soixante-dix-huit ans. Au début, c’était une institution destinée à donner un enseignement sérieux aux malades, aux paralysés qui ne pouvaient fréquenter normalement une école. Mon père, quand il prit la succession, comprit l’importance qu’allait avoir l’enseignement technique et scientifique et orienta la maison dans ce sens. En Angleterre, nous sommes une institution aussi connue qu’Oxford ou Cambridge, pour vous donner un aperçu de notre standing, comme s’expriment les gens d’aujourd’hui.

Il tira doucement sur son cigare.

— Je suis disposé à faire le maximum pour extirper le démon et le faire pendre. Quels sont vos projets ?

— Tout d’abord je voudrais vous poser quelques questions. Depuis quand avez-vous des filiales à l’étranger ?

— Paris, 1948, Rome, 1950.

— Donc tout de suite après la guerre ?

— Oui. L’idée n’est d’ailleurs pas de moi. Avec le développement des affaires, j’ai constitué un bureau d’études du marché, et c’est sur le conseil de ce dernier que j’ai accepté ces filiales. Kovask n’hésita plus.

— Est-ce que Thomas Hacksten fait partie de ce bureau d’études ?

Lord Simons leva un de ses sourcils blancs. Ses cheveux l’étaient également, ce qui donnait beaucoup de pittoresque à son visage rose.

— Vous le connaissez ? C’est le chef de ce bureau d’études. Il est aussi secrétaire général de la société.

La gorge de Kovask se sécha. Il avait peur que tout aille beaucoup trop vite maintenant.

— Est-il à Londres, en ce moment ?

— Non. Le pauvre garçon, il n’est d’ailleurs pas très jeune, puisqu’il a cinquante-deux ans, me paraissait très déprimé ces derniers temps. Je lui ai ordonné de partir durant un mois. Je crois qu’il se trouve en Italie. J’ai eu une carte, voici huit jours, je crois.

Soudain, il se rebiffa :

— Mais, est-ce lui que vous accusez ? Parce qu’il a eu l’idée de ces agences européennes ?

— Je ne l’accuse pas. Je crois que j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Lord Simons se figea.

— Allez-y, dit-il d’une voix ferme.

— Dans la cave d’Alberti à Rome, un cadavre est enterré. J’ai retrouvé ceci dans une autre partie de la cave.

La longue main robuste du lord prit le briquet et le regarda longuement.

— C’est bien le sien. Je le lui ai offert pour ses trente années de travail auprès de moi. Non, Thomas n’était pas coupable. Je vous assure qu’il ne pouvait l’être.

Son émotion faisait trembler sa voix et, durant quelques secondes, il essaya de la mater mais n’y parvint pas.

— Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Il gagnait ici beaucoup d’argent. Il participait aux bénéfices. Je vous assure qu’il n’aurait pas essayé d’en gagner davantage par un procédé aussi ignoble.

— Je ne le crois pas coupable, déclara Kovask. Vous dites qu’il était déprimé ces derniers temps ? N’était-ce pas à cause d’une découverte bouleversante qu’il aurait faite ? Il aurait, dans ce cas, essayé de descendre la filière et serait tombé sur cet Alberti.

Lord Simons donna un coup sec de son poing sur la vénérable table.

— Vous avez certainement raison. Hacksten en était bien capable. Il aimait faire des enquêtes et m’apporter un rapport détaillé et extraordinairement bien fait sur un plateau. Dans cette affaire il a voulu en faire autant. C’était un bagarreur. Un ancien des commandos. Un courage physique hors du commun et une volonté morale inébranlable.

Lord Simons, il faut que vous m’intégriez à l’équipe du bureau d’études sous n’importe quel prétexte. C’est dans ce groupe que se cache notre homme.

— Ou notre femme, répondit sir Simons. Il y en a deux. L’équipe se composait de cinq personnes.

Il regarda Kovask.

— Vous êtes certain que Thomas est mort ?

— Le corps n’a pas encore été identifié, mais je ne vois pas ce que son briquet serait venu faire dans la cave de cet Italien.

— Vous avez raison. Ils ne restent plus que quatre. Je vais demander à Francis Grant d’en prendre la direction et vous vous intégrerez à eux, sans qualification bien précise. Je vais vous présenter comme le fils d’un ami américain, à cause de votre accent, candidat possible à un poste dans la future agence de New York.

— Qui est Francis Grant ?

— Il est spécialiste de publicité. Une quarantaine d’années. Thomas l’aimait beaucoup. Nous avons ensuite William Turner, le psychotechnicien, et nos deux enquêteuses Moira Kent et Eileen Gynt.

— Le plus âgé est toujours Grant ?

Lord Simons se renversa dans son fauteuil, les yeux vers le plafond à corniches.

— Ce sera lui votre suspect ? À cause de l’âge ?

— Évidemment. Mais je ne veux pas anticiper. Je me méfie des déductions trop logiques.

— C’était quand même le meilleur conseiller de Thomas. L’installation des filiales est due à leur collaboration. Il y a une quinzaine d’années qu’il travaille ici. Depuis quarante-huit. Cette année-là, notre agence parisienne était ouverte.

La coïncidence était en effet troublante.

— Je vais vous donner quelques renseignements et des tuyaux. Vous pourriez commencer dès demain ?

— Pourriez-vous me présenter dès cet après-midi ? Ainsi, demain matin, je serai tout de suite dans le bain.

— D’accord, dit lord Simons en lui serrant vigoureusement la main. Venez vers trois heures, je les réunirai tous.

Kovask attendit cet instant avec une impatience presque fébrile. Il espérait atteindre enfin le but final. Il dîna sur le pouce, fit une longue promenade à pied avant de revenir à Oxford Street. Il se trouvait dans l’état d’esprit d’un authentique candidat à un poste élevé.

Lord Simons l’entraîna vers la cage de l’ascenseur.

— Leurs bureaux sont au deuxième étage. Le premier est purement administratif. Le troisième est réservé à tout ce qui concerne l’enseignement, de même que le quatrième et le cinquième. Certains professeurs ne travaillent uniquement que pour nous, et, parmi eux, nous avons de véritables savants. D’ailleurs, pour les encourager je leur ai fait installer des laboratoires dans la banlieue nord-est. Un jour, il faudra que vous veniez visiter nos installations là-bas.

Ils rencontrèrent Eileen Gynt en premier. De taille moyenne, rousse avec quelques taches de rousseur sur le nez, elle était aussi amusante que jolie. Pas tout à fait trente ans. Elle murmura quelques mots aimables.

— Voici Francis Grant, dit sir Simons. Kovask fut déçu par cet homme quelconque, rondouillard, chauve avec une petite moustache à la Chariot. Il écouta son patron avec une certaine obséquiosité.

— Vous guiderez ce garçon en l’absence de Thomas, disait ce dernier. Il nous sera ensuite d’un grand secours, s’il est capable à l’agence new-yorkaise.

— Si vous le désirez, lord Simons, je puis lui faire faire la connaissance du restant de l’équipe.

— Merci, mon garçon. Je vais rejoindre mon bureau. À propos, Kovask, venez me dire un petit au revoir avant de partir.

Le vieux lord était certainement impatient de connaître ses premières impressions.

— Venez, dit Grant. Nous allons voir Moira Kent dans son antre. Ne vous effrayez pas.

Ils pénétrèrent dans un petit bureau encombré jusqu’au plafond de cartons emplis de coupures de journaux. À genoux sur le plancher, une jeune femme se penchait vers d’autres coupures, alignées côte à côte. Kovask apprécia la croupe ronde et ferme, les longes jambes. La fille sauta sur ses pieds.

— Je ne vous attendais pas si tôt, excusez-moi. Brune, pas loin de quarante ans, très séduisante, Moira avait un sourire éblouissant.

— Comment allez-vous ? Vous me trouvez en plein boom. Je fais une étude sur les possibilités offertes par l’Amérique du Sud. Tout est là-dedans.

Elle désignait un carton imposant empli de coupures.

— Moira ne croit qu’à la presse, qu’elle soit spécialisée ou du cœur, fit Grant d’un ton aigre-doux.

Les yeux en amandes de la jeune femme se posèrent sur lui, comme s’il venait d’être transformé en reptile.

— Les résultats ne sont pas si mauvais, fit-elle doucement.

Grant ne répondit pas et se tourna vers Kovask.

— Allons trouver Turner, notre psychotechnicien.

L’homme en question se trouvait dans le dernier bureau où régnait un ordre monastique. Dégingandé et très blond, William avait une attitude très compassée.

— J’étudie le cas de la région de Cardiff, expliqua-t-il. C’est là où nous avons le moins d’élèves par rapport au nombre d’habitants, et j’en cherche les raisons générales, telles que climatiques, financières, économiques et, aussi, celles qui sont plus intimes, donc psychologiques. Les Gallois sont de drôles de gens.

Francis Grant ricana :

— Cela fait toujours plaisir à entendre. Eh bien mister Kovask, je vais vous laisser un instant pour que vous puissiez contempler les chefs-d’œuvre de notre Écossais maison.

Quand il fut parti, William Turner sourit doucement.

— Ne faites pas trop attention à ce qu’il dit. Il travaille beaucoup trop depuis quelque temps.

— Depuis que Thomas Hacksten est malade ? Le psychotechnicien lui jeta un regard inquisiteur.

— Oui, et même avant. Il est très ambitieux. Je vais vous donner un dossier sur une région normalement prospectée par les moyens habituels. Vous pourrez vous faire une idée précise du rendement.

— Pourrai-je l’emporter ? Je ne reste que le temps d’une prise de contact et commence réellement demain matin.

— Rapportez-le demain. Vous allez voir Moira ?

Kovask le fixa dans les yeux.

— Non seulement elle, mais les autres. Y voyez-vous un inconvénient ?

L’Écossais rougit.

— Non, mais elle est tellement fascinante. L’Américain frappa et entra chez la jeune femme. Celle-ci était assise sur un coin de son bureau et fumait une cigarette en comparant deux coupures de journaux.

— Vous revoilà ? Turner vous a fait fuir ? Il est aussi intimidant qu’un collégien avec sa timidité. Une cigarette ?

— Merci.

Il sortit son propre briquet, pensa qu’un test avec celui de Thomas Hacksten serait peut-être intéressant, plus tard.

— Que cherchez-vous dans ces coupures ?

— Une seule chose, l’intérêt des peuples pour la technique et la science. Voici le compte rendu d’une conférence sur l’énergie nucléaire à Rio de Janeiro. Salle comble, questions pertinentes des auditeurs, âge moyen dix-huit ans. D’énormes possibilités pour la T.A.S.A. Il faudrait créer là-bas deux centres. L’un, pour les pays de langue portugaise et un autre, pour ceux qui parlent espagnol.

Kovask regarda ses genoux, puis remonta jusqu’à sa bouche pulpeuse.

— Vous aimez ce travail ?

— Y a-t-il incompatibilité entre lui et ce que vous venez d’examiner avec tant d’audace ?

— Non, avoua-t-il en riant. Cela fait longtemps que vous travaillez dans cette maison ?

— Plus de dix ans. Mais ce ne sont pas là les questions que lord Simons serait heureux de vous entendre poser.

Kovask haussa les épaules.

— Je ne commence que demain. Francis Grant m’a proprement laissé tomber. Que voulez-vous que je fasse ?

— Installez-vous là. Racontez-moi ce que vous faites aux U.S.A.

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