CHAPITRE IX

Ugo Montale mourut le lendemain matin vers six heures à l’hôpital américain de Trieste, où Kovask avait obtenu de le faire transporter. Il apprit la nouvelle, alors qu’il buvait un café avec de Megli et Rosa Choumanik dans la salle de l’hôtel. Il revint vers ses compagnons, la mine sombre.

— C’est fini, n’est-ce pas ? demanda la jeune femme.

Le lieutenant commander la regarda longuement avant de répondre. Malgré la nuit épouvantable qu’elle venait de passer, elle restait elle-même, avec, peut-être, quelques rides provisoires de fatigue au coin des yeux.

— Que vont-ils faire de Giovanni ? De Megli la rassura :

— Nous pourrons témoigner pour lui, expliquer que c’est dans un sursaut d’indignation et de patriotisme qu’il lui a cassé ce ballon d’acide sur la tête. Évidemment l’outil du meurtre, comme on dit en jargon judiciaire, ne joue pas en sa faveur, mais on a trouvé un pistolet automatique dans la poche de Montale. Un avocat en possession des renseignements que nous avons pourra établir la préméditation de Montale, qui s’est joué de votre ami pendant de longs mois.

Elle appuyait sa joue contre sa main et restait rêveuse.

— Il restera en prison jusqu’au procès ?

— Hélas oui, dit de Megli.

Ils crurent qu’elle allait pleurer, mais ses yeux restèrent secs.

— Hier au soir, il a eu quelques instants d’incohérence. Ne vont-ils pas l’enfermer à nouveau à cause de ses antécédents ? Ici, tout le monde dira que c’est le crime d’un fou.

Kovask consultait sa montre.

— Nous allons partir, Rosa.

Son regard glissa vers lui et pendant quelques secondes leurs yeux s’accrochèrent.

— Vous m’en voulez pour cette nuit ? Si j’étais allée vous chercher, il ne se serait peut-être-rien passé.

— Il y avait aussi un policier qui surveillait la rue. Il n’a pas fait attention à Montale qui pénétrait dans le café. Pour moi, il connaissait l’endroit depuis longtemps. Cet homme-là ne laissait rien au hasard. Il s’est trompé une seule fois, avec Galtore.

Les clients matinaux se montraient d’une curiosité presque déplacée. Kovask posa sa main sur l’épaule de la jeune femme, tressaillit de la trouver tiède et ronde.

— Vous resterez à Monfalcone ?

— Encore un peu. Ils finiront par ne plus s’intéresser à moi. Depuis que j’ai quitté mon pays je commence à avoir l’habitude de ces petites tracasseries.

Une heure plus tard, les deux hommes roulaient en direction de Rome. L’un et l’autre n’avaient pas ouvert la bouche depuis leur départ, et Kovask pensait à Rosa Choumanik tout en sachant que son compagnon en faisait autant de son côté.

Un peu après Padoue, de Megli éclata d’un rite joyeux :

— Nous en faisons une tête l’un et l’autre mon vieux. Mais je crois que vous aviez toutes les chances avec elle.

Ensuite ils discutèrent de l’affaire. Kovask remuait déjà une vague idée.

— Si nous retournions voir Bruno Fordoro, le chimiste de la Scafola ? Il doit encore se trouver en clinique et se faire des idées noires au sujet de sa femme. Peut-être, pourra-t-il nous donner un tuyau sur elle.

Luigi ne répondit pas tout de suite, car il entreprenait de doubler un convoi d’une demi-douzaine de camions lancés à une allure folle.

— Pourquoi nous l’aurait-il caché l’autre jour ?

— Il a eu le temps de réfléchir, seul, abandonné, sans nouvelles de sa femme.

— Alors on fait le détour ?

— Je crois que c’est préférable. Lorsqu’au début de l’après-midi ils pénétrèrent dans la chambre de Fordoro, à la clinique de Gênes, ils furent frappés par son changement physique. L’homme avait encore maigri et ses yeux semblaient encore plus fiévreux. Il eut un sourire amer.

— Vous venez m’annoncer la nouvelle ? Je viens de recevoir les journaux du soir.

Kovask y jeta un coup d’œil. L’information n’était pas encore très développée malgré le titre tapageur :

UN FOU BRISE LE CRANE DE SON VISITEUR AVEC UN FLACON D’ACIDE.

— Et elle ?

— Elle n’était pas à Monfalcone, dit Kovask. Il était venu seul. On a retrouvé sa voiture. Nous sommes venus, car nous pensons que vous pouvez nous aider. Nous devons retrouver votre femme pour obtenir des précisions sur les activités de Ugo Mon taie. Je suis certain que vous avez réfléchi à l’endroit où ils pourraient s’être cachés durant ces derniers jours.

Bruno Fordoro soutint le regard des deux hommes.

— Je n’en ai aucune idée. Je reçois tous les jours la visite de la police qui me pose la même question.

Kovask lui offrit une cigarette :

— Vous espérez reprendre l’enquête à votre compte une fois qu’on vous aura enlevé le plâtre ?

Le chimiste haussa les épaules.

— Absolument pas. J’essaye d’oublier, et ce plâtre, bon gré mal, va m’y aider.

En sortant de la clinique ils se rendirent à la questure, apprirent que le bureau de Montale était toujours placé sous scellés. Un inspecteur les accompagna au deuxième étage de la rue du vingt-cinq avril.

— Nous allons fouiller les dossiers, relever les noms de la direction générale de Rome qui reviennent le plus souvent.

De Megli passa sa main sur son visage.

— Nous n’en sommes pas encore sortis.

— Au travail. Nous pouvons en terminer, avant la nuit.

— Parce que vous croyez vraiment que le réseau couvre toute la T.A.S.A. Qui ne vous dit pas que Montale dépendait directement d’un autre système ?

— L’évidence.

Installé au bureau de Montale, il alluma une cigarette.

— L’occasion de couvrir plusieurs pays, grâce à cette école, était trop belle pour que des types intelligents la laissent passer. N’oubliez pas qu’ainsi ils étendent leur réseau à diverses activités techniques et commerciales.

— Ce serait quelque chose d’énorme ?

— Exactement. Les chantiers maritimes n’en sont qu’une faible partie. N’oubliez pas les sociétés construisant des avions, des véhicules militaires, de l’armement même, les laboratoires de toutes natures. Pensez à tous ces techniciens avides de s’élever dans la promotion sociale et qui se laisseront tenter par les annonces des écoles à domicile.

Il pointa sa cigarette vers de Megli.

— Je vais même plus loin. C’est un moyen très psychologique, car, en général, ces études ne permettent pas à un type de franchir plus vite les échelons. La routine existe partout, et ce n’est pas un diplôme de plus ou une attestation d’une école privée, aussi célèbre qu’elle soit, qui vous bombarde un type à un poste d’ingénieur. Aussi, ces cours par correspondance ont parfois, je dirai même, souvent, un effet contraire à celui escompté. D’un client ambitieux, ils font souvent un aigri.

De Megli claqua des mains.

— Jolie démonstration ! Je crois que vous avez finalement raison. Il suffit de petits malins comme Montale pour utiliser ces aigris.

Ils travaillèrent en silence et au bout de deux heures ils avaient l’un et l’autre isolé trois noms. Leurs notes correspondaient.

Le policier qui les accompagnait s’ennuyait et fumait cigarette sur cigarette, les bras sur le dossier de sa chaise, le menton posé sur ses deux poings.

— Toujours le système des éliminations, constata gaiement de Megli. Il ne nous a pas trop trahis jusqu’à présent. L’ennui serait que Montale ait dépendu directement de Londres.

— Je ne crois pas. Rome doit couvrir plusieurs agences. Je ne veux pas dire que toutes soient suspectes, mais celle de Gênes n’était pas suffisante pour toute la besogne.

Profitant de l’inattention du policier, Kovask empocha une brochure sur l’organisation de la T.A.S.A. italienne, avec les noms et fonctions des principaux directeurs, chargés de cours et professeurs correcteurs.

Quand ils furent seuls sur la route de Rome, Kovask sortit la brochure.

— Nos trois gars sont bien placés. L’un, est directeur du personnel, un autre, est responsable du service comptable, et enfin, le dernier, est chef du service de publicité et de propagande. Le voyage à Gênes n’aurait pas été obligatoire si nous n’avions espéré sortir un renseignement de Fordoro.

— À ce propos, répondit de Megli, le croyez-vous sincère ?

— Aucune opinion. Ce garçon ne se livre désormais plus aussi facilement.

Ils arrivèrent assez tard à Rome. De Megli possédait un petit pied-à-terre non loin de la place del Popolo. Après un dîner léger ils se couchèrent et dormirent profondément jusqu’à neuf heures du matin.

C’est devant un café très noir qu’ils établirent leur plan de bataille.

— Nous ne pouvons nous débrouiller seuls. Il faut que ces trois hommes soient surveillés, catalogués, avant que nous puissions intervenir. Ce matin je vais aller trouver mon patron, le capitaine de vaisseau Ucello, et lui demander de mettre des hommes à notre disposition. De toute façon, je suis obligé de lui faire un rapport sur nos dernières découvertes.

Kovask n’était pas très emballé par cette proposition, mais ne pouvait suggérer autre chose. Au départ, qui aurait pu prévoir que l’affaire de l’ELBA prendrait une telle importance ? Le Commodore Rice aurait dû envoyer dix hommes.

— N’oubliez pas que Rome n’est encore qu’une étape et que la solution nous attend certainement au siège social à Londres. Il y a là-bas, en Angleterre, un type qui supervise le tout et oriente les différentes manœuvres.

De Megli eut un sourire goguenard :

— Vous me recommandez la prudence !

— Oh ! vous, je vous connais et me fie complètement à ce que vous entreprendrez.

— Ne vous faites pas de bile. Les types d’Ucello sont à la hauteur.

— Je l’espère, car nous ne tenons plus à ce réseau que par un fil ; Et il me paraît fragile.

Après son entrevue avec Ucello, de Megli annonça qu’il n’y avait plus qu’à attendre. On les préviendrait lorsqu’il y aurait vraiment du nouveau. Kovask se promena dans Rome jusqu’à cinq heures du soir, traîna son ennui d’une terrasse à l’autre, évitant de s’intéresser aux jolies femmes qui l’entouraient, puisqu’il n’aurait pu donner suite à la moindre tentative de rapprochement.

À cinq heures il monta en vitesse les deux étages conduisant au studio de son ami, le trouva en robe de chambre un verre à la main, un illustré dans l’autre.

— Alors rien ? De Megli sourit.

— Vous croyez que tout va se déclencher dans la journée ? Si, d’ici deux jours, nous obtenons quelque chose, nous pourrons nous en féliciter.

Kovask en eut la chair de poule.

— Deux jours ? Le temps pour le gars de camoufler ses activités et de nous filer sous le nez.

— Ne soyez pas pessimiste, Serge. Il est une chose qu’il lui sera difficile de dissimuler, son passé. Cet homme a dû malgré tout commettre quelques imprudences.

Kovask se servit du whisky, trois doigts sur des glaçons.

— Soit, je vous accorde jusqu’à demain, et puis je fonce au bureau du directeur romain de la T.A.S.A., je me plonge dans la lecture de ses dossiers d’élèves et je repars de la base.

— Vous avez peur des temps morts ?

— Ils ne le sont pas pour tout le monde. De Megli caressa son menton de sa main soignée.

— Vous avez peut-être tort. Peut-être ne regretterons-nous pas cette attente. Ucello m’a promis de mettre le gros paquet sur l’affaire.

— Nous ne pourrions pas y assister à ce déploiement de forces ?

Puis il sourit.

— Bien sûr, un officier américain dans les services spéciaux de la marine italienne, même dans le cadre d’une coopération atlantique…

Son ami prit un air confus.

— L’administration a ses raisons habituelles. Je suis navré évidemment de cette incompréhension.

Kovask lui donna une tape sur l’épaule.

— Ne vous chagrinez pas. D’accord, on attend demain.

Contrairement à la nuit précédente, il ne dormit que quelques heures, réfléchissant le reste du temps. Il arrivait toujours à la même conclusion : ils ignoraient toujours à qui ils avaient affaire. Réseau politisé ? Entreprise privée vendant ses renseignements et acceptant des sabotages sur commande ?

Le lendemain matin, quelques renseignements furent donnés à de Megli par téléphone. Kovask put lire sur son visage que tout n’allait pas pour le mieux, dans l’opération lancée par le capitaine de vaisseau Ucello. Luigi raccrocha, l’air ennuyé.

— Malgré un travail acharné les hommes de mon patron n’ont rien découvert de suspect dans la vie des trois personnages. Ils continuent évidemment leurs recherches, mais…

Kovask acheva de nouer sa cravate et enfila son veston.

— C’est O.K., à moi de jouer maintenant. Voua restez évidemment devant le téléphone ?

— C’est la consigne.

— À tout à l’heure. Si, par hasard, je ne pouvais rentrer à midi et je vous passerai un coup de fil.

Le directeur de la T.A.S.A. était un Anglais nommé Arthur Welchand, un petit homme très courtois, buveur de scotch certainement, mais décidé à finir ses jours en Italie. Il écouta Kovask jusqu’au bout. L’Américain ne lui avait pas caché qu’il poursuivait une enquête à la suite de la mort d’Ugo Montale.

— Étrange, très étrange. Je me demande qui était exactement cet individu.

Kovask lui expliqua, en évitant de faire allusion à ce réseau utilisant l’honorabilité de l’école, que Montale se servait sans vergogne des dossiers des élèves qui lui convenaient.

— C’est très désagréable, dit Mr Welchand. Si la direction de Londres se doutait de ce scandale…

— Je vous promets la plus grande discrétion. De toute façon, mon intervention est préférable à celle de la police italienne.

— Grands dieux oui ! Avec leur fougue habituelle et leur goût pour le drame, nous serions vite populaires. Qu’attendez-vous de moi ?

— Je voudrais compulser les dossiers des élèves de ces dernières années. Surtout ceux qui ont fini leurs études chez vous.

Mr Welchand accepta d’emblée.

— Je vais vous présenter à notre archiviste, un garçon très bien qui vous sera d’une grande utilité.

Il appela un certain Alberti par l’interphone.

— Giorgio Alberti, trente-quatre ans, licencié en droit et diplômé des hautes études commerciales. Nous, avons un fichier de plusieurs centaines de milliers de noms.

Kovask sentit les cheveux se hérisser sur sa nuque.

— Ne vous effrayez pas. Grâce à Alberti vous pourrez faire une sélection rapide, car il possède un système de classement efficace dans lequel il tient compte d’un certain nombre de facteurs physiques et psychologiques.

On frappait à la porte du bureau et Alberti, plus grand que la moyenne des Italiens, élégant et souriant, entra dans la pièce ; Il écouta le directeur avec attention, après les présentations habituelles.

— Je vois très bien de quoi il s’agit, dit-il. Si le signore Kovask veut m’accompagner dans la salle des archives, nous pourrons nous mettre immédiatement au travail.

Cette salle ressemblait à une bibliothèque avec une galerie supérieure, des échelles roulantes et des tables conditionnées pour la lecture des différentes pièces d’un dossier.

— Indiquez-moi le genre d’élèves dont vous désirez étudier les cas.

— En règle générale, ce sont des inadaptés sociaux, par exemple d’anciens malades, ou même des malades en cours de traitement, des individus sortant de prison, des étrangers, etc.

— Et ayant suivi quels genres de cours ? demanda le souriant Alberti.

— Perfectionnement. En général, ils ont quelques connaissances de leurs métier, mais veulent les parfaire. Enfin un dernier point il faut que ces élèves aient été contactés de prime abord par une de vos agences de province.

— Naples, Milan, Gênes, Venise ?

— Oui.

Les employées se mirent au travail et, déjà, au bout de cinq minutes, il disposait de nombreux dossiers. Dans la demi-heure qui suivit il les vit s’amonceler tout autour de lui et cacha, tant bien que mal, sa panique, regrettant l’absence de De Megli.

— Près de cent dossiers, annonça l’obligeant archiviste. Nous pourrons encore en découvrir quelques autres.

Alors que midi approchait, Kovask, pris d’une brutale inspiration, s’intéressa aux dossiers de Gênes, réclama ceux de Fordoro et de Galtore. Il les reçut tout de suite après.

À l’heure de la fermeture il se leva.

— Je reviendrai ce soir, dit-il à Giorgio Alberti.

L’air très ennuyé, il quitta les bureaux de la T.A.S.A., une immense jubilation au cœur.

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