CHAPITRE XIII

Dans l’après-midi, Moira le quitta pour se rendre au village.

— Je vais faire quelques courses. J’aime autant qu’on ne te voie pas avec moi, dit-elle. Les gens ont tellement mauvaise langue, dans ce petit bourg.

Il profita de son absence pour chercher le magnétophone et le découvrit dans un placard de la dernière chambre. C’était un modèle spécial enregistrant dans les deux sens, avec changement automatique de pistes, permettant un enregistrement de longue durée. Comme il ne tournait pas, Kovask chercha le mode de commutation, en pensant qu’elle devait se faire au moyen des fils des micros. Il le découvrit dans la chambre de Moira. Dans l’esprit de la jeune femme, et surtout dans celui de Francis Grant, cet enregistrement était destiné à le faire chanter si, par la suite, il ruait dans les brancards, une fois installé à New York. Il révélerait son accord complet avec le couple.

Après cette découverte il alla s’installer sur la terrasse.

L’après-midi était bien avancé. Sur la petite plage une vingtaine de personnes se prélassaient. Deux voiliers tiraient des bordées au large. Il pensa que Moira était allée téléphoner à Francis Gant, préférant la cabine du village à l’appareil de la villa.

Jusqu’à présent, tout paraissait normal, mais il regrettait de ne posséder aucune arme. À la suite du coup de fil de la jeune femme, Grant viendrait à Abbotsburry, certainement le lendemain dimanche, pour les derniers tests. Ils étaient très habiles, présentaient la chose comme une sorte de plaisanterie pouvant également rapporter beaucoup d’argent. Combien s’étaient laissés séduire, mettant un doigt dans l’engrenage puis se trouvant au bout de quelques mois dans l’obligation d’aller plus loin, jusqu’au sabotage, au meurtre.

La M. G. Midget de Moira dévalait le chemin de Sikh et la jeune femme agita le bras de loin. Pour se rendre au village, elle avait mis un short bermudien descendant aux genoux, et Kovask qui n’avait jamais bien aimé ce genre de vêtement, très en faveur également au U.S.A., reconnut qu’il lui allait à merveille.

— J’en ai profité pour téléphoner à mon ami, dit-elle après lui avoir narré ce qu’elle avait fait. Tu es toujours d’accord pour le rencontrer ?

— Bien sûr, mais tu aurais pu l’appeler d’ici. Sans se troubler, les yeux innocents, elle répondit immédiatement :

— Il est parfois difficile d’obtenir une communication lointaine d’ici. J’ai profité de l’occasion.

— Et tu crois qu’il aura sur lui… Elle se mit à rire :

— L’argent ? Bien sûr. Ne t’inquiète pas.

— Je le connais ?

Le visage de la jeune femme se ferma.

— Tu verras bien. Ne me demande rien. Il sera là demain matin.

Moira partagea son lit, cette nuit-là, et ils venaient à peine de se lever lorsque la Jaguar métallisée de Francis Grant apparut dans le chemin.

Kovask joua la surprise.

— Mais cette voiture, c’est celle…

— De Grant. Tu as deviné.

Interloqué, il la fixa tandis qu’elle éclatait de rire.

— Mais vous aviez l’air de vous détester.

— Une simple apparence. Il faut toujours être prudent dans des maisons qui emploient un personnel aussi nombreux.

Vêtu, comme à la ville d’un complet sombre, Francis Grant escaladait les marches conduisant à la terrasse. Il avait un petit sourire au coin des lèvres.

— Bonjour, Moira, bonjour, Kovask. Alors ce week-end ?

— Epatant ! reconnut Kovask. Mais, je ne m’attendais pas à vous voir paraître ici.

Grant sortit un mouchoir et s’épongea le front. Il fit un signe discret à la jeune femme que celle-ci interpréta. Sous prétexte de se rendre à la cuisine, elle pénétra dans la villa.

— Quelle chaleur ! Je la crains énormément. Vous étiez en train de déjeuner ? Continuez, mon vieux.

Moira revenait et ; Kovask comprit qu’elle venait de commuter le magnétophone lorsque Grant se plaignit à nouveau de la chaleur.

— Cette terrasse est un véritable four solaire, ma chère.

— Voulez-vous que nous entrions dans la salle de séjour ?

— Je ne veux pas vous obliger à quitter le soleil.

Protestations amicales, déménagement rapide du plateau du déjeuner. Ils se retrouvèrent tous les trois dans la salle. Kovask pouvait voir le tableau, une reproduction de Van Gogh, pendu en face de lui. Le publiciste avala plusieurs tasses de café avec deux biscottes. Il devait surveiller son embonpoint.

Moira vous a mis au courant ?

Kovask inclina la tête.

— Vous acceptez de faire partie de notre groupe ? Vous n’ignorez pas qu’il est en marge de la T.A.S.A.

— J’accepte.

— Pour quelles raisons ?

Les questions étaient judicieuses. L’enregistrement devait être le plus accablant possible.

— Parce que j’ai besoin d’argent. Il paraît que j’en toucherai beaucoup.

Grant sortit une enveloppe de sa poche.

— Voici déjà un acompte, Kovask. Cette enveloppe contient quatre cents livres. Vous pouvez vérifier.

— Oh ! j’ai confiance.

— Une fois à la tête de l’agence de New York, votre premier travail consistera à recruter un adjoint efficace. C’est indispensable. Inutile qu’il appartienne à la direction. Un simple employé est même préférable. Vous examinerez avec soin les dossiers des élèves. Exigez d’eux le maximum de renseignements. Au besoin adressez-vous à des détectives privés. Aux États-Unis ils sont nombreux et très efficaces. Il faut que dans les premiers six mois vous disposiez de plusieurs dizaines d’agents bénévoles. Je vais vous donner un exemple. Supposons un certain Smith ayant eu un père compromis sous Mac Carthy. Vous devez utiliser ce renseignement, me comprenez-vous ? Smith vous donnera ensuite toute satisfaction.

Kovask alluma une cigarette, les sourcils froncés.

— C’est une sorte de chantage ?

— Non. Une précaution. Le mieux est de conserver des relations amicales avec ce genre d’élèves. Vous créez par exemple une association des anciens élèves au bout d’un an. Vous ne convoquez que les plus intéressants, je veux dire, ceux qui peuvent nous être utiles : Vous leur envoyez un bulletin. À l’association, vous leur procurez du travail, des avantages, nous pensons même créer, une sorte de système de prêts. La T.A.S.A. va s’installer aux États-Unis après une fracassante campagne publicitaire. Le budget prévu est d’un demi-million de livres. Il faut que ce soit également rentable pour nous.

— Au débat je serai seul ? Ne pourriez-vous m’adjoindre un conseiller ?

— Nous verrons.

Grant se tourna vers Moira.

— Miss Kent, peut-être. Elle est très au courant de la question. Mais je suis certain que vous vous débrouillerez bien. Plus vite vous nous ferez parvenir des renseignements, plus vite vous recevrez une prime. Pour les agences de recrutement, étudiez soigneusement les candidatures.

— Mais, pour la transmission des renseignements ?

— Rien de bien compliqué. Inutile de jouer les agents secrets. Le courrier habituel. L’échange entre le siège social et New York sera quotidien et copieux. Je vous fournirai un matériel de reproduction en microfilms que vous pourrez glisser n’importe où. Comme j’aurai personnellement l’occasion de vous écrire pour des raisons professionnelles, c’est ainsi que je vous ferai parvenir mes instructions. Évidemment nous utiliserons un certain code.

Kovask souriait béatement, comme un homme parfaitement convaincu d’entrer dans une bonne combine, mais son esprit travaillait.

— Pas de contact radio ou quelque chose dans ce goût-là ?

Grant haussa ses épaules grassouillettes.

— Allons donc ! Par-dessus l’Atlantique ? N’oubliez pas que ce serait attirer l’attention des services spéciaux. Nous nous comporterions comme des espions, alors qu’il ne s’agit que de concurrence économique.

Alors à quoi servait donc le poste trouvé dans la cave d’Alberti, l’archiviste romain ?

— Mais, sur le territoire même des U.S.A., n’avez-vous pas d’autres correspondants ? Je serai toujours obligé de passer par vous ?

Le regard de l’Anglais se fit incisif.

— Qu’imaginez-vous ? Que nous sommes rattachés à un complexe mondial ?

— Je n’imagine rien, dit Kovask. J’estime que je vais assumer une responsabilité sans grande expérience.

Un silence suivit. Francis Grant paraissait réfléchit. La terrasse écrasée par le soleil rayonnait sa chaleur jusque dans la pièce, et le chauve ne s’en plaignait plus.

— Plus tard, nous vous donnerons une certaine formation. Mais, nous en reparlerons en temps utile.

Un stage devait être prévu pour transformer en agent redoutable le simple fournisseur de renseignement. Kovask aurait voulu obtenir le plus d’indications possible avant de passer à la contre-offensive. Dès son retour à Londres, il prendrait contact avec les services de l’O.N.I. des bases américaines. Il préviendrait également le commodore Gary Rice à Washington. Évidemment, il y aurait quelques difficultés avec les Anglais, mais il suffirait de les mettre devant le fait accompli avant ; de songer à coopérer avec eux.

Il ne parvenait pas à établir le motif qui poussait Francis Grant. Conviction politique ou argent ? Il n’avait jamais été question que du second. Pas une fois, l’homme n’avait fait allusion à une organisation on un pays coiffant l’immense réseau de la T.A.S.A.

— C’est tout ce que nous avions à nous dire, dit Francis Grant. Je vais rentrer tout de suite à Londres. Demain, au bureau, soyez aussi naturel que possible.

— Nous reverrons-nous ? demanda Kovask. Peut-être dans la semaine, pour quelques mises au point, mais inutile de prévoir cette rencontre à l’avance. D’ailleurs, ce que j’aurai à vous dire, alors, n’aura qu’une importance relative, et sera fonction des dernières nouvelles sur l’installation de la filiale de New York.

Il refusa une cigarette que lui offrait Kovask, parut hésiter avant de demander :

— Vos relations avec lord Simons m’ont paru cordiales. Il est un ami de votre père ?

L’Américain réussit à produire un sourire mi-figue mi-raisin.

— Il y a certainement plus d’honneur à être son ami que celui de mon père. Ils se sont connus autrefois, et j’ai un peu forcé sur la note sentimentale pour obtenir une situation.

À nouveau, l’œil de l’Anglais se fit inquisiteur.

— Lord Simons se laisse difficilement attendrir. Vous avez eu beaucoup de chance d’être accepté par lui.

Moira, elle-même, paraissait intriguée. Il était temps de les apaiser à ce sujet.

— Disons qu’il s’agit du paiement d’une dette de gratitude. Un homme tel que notre grand patron ne peut supporter de devoir quelque chose à quelqu’un. Non, par reconnaissance ou sens de l’honneur, mais surtout, par orgueil.

— Pouvez-vous nous donner d’autres précisions ?

Kovask secoua la tête.

— Désolé, mais j’ignore tout de la question. Le silence qui suivit fut assez éprouvant. Le lieutenant commander ne se faisait pas trop de souci. L’essentiel était de pouvoir leurrer le couple jusqu’au lendemain, c’est-à-dire jusqu’à l’intervention de ses collègues de l’O.N.I. Un peu plus de vingt-quatre heures, en fait.

— J’espère que vous pourrez nous fournir toutes explications au cours de cette semaine.

Il prit un air ennuyé.

— Je ne vais quand même pas demander à lord Simons des détails sur les motifs de sa reconnaissance envers mon père ?

— Débouillez-vous. C’est très important pour nous et ça pourrait être évidemment très utile.

Bien sûr, dans le cas où il se serait agi d’une histoire un peu malpropre, de façon à pouvoir en cas de nécessité obtenir le silence du vieux lord.

— Vous pouvez écrire à votre père, lui demander des précisions. Inventez un motif quelconque.

Kovask prit un air ennuyé pour mieux jouer son rôle et donna son accord. Lorsque la Jaguar métallisée de Francis Grant escalada le chemin, il aurait donné cher pour pouvoir la suivre.

Câline, Moira glissa son bras sous le sien.

— Content ?

— Oui. Je ne m’attendais pas à lui. Elle sourit.

— Pour qui allons-nous travailler exactement ? demanda-t-il.

Elle se détacha de lui, fit quelques pas sur la terrasse avant de se retourner.

— Que t’importe ?

— C’est interdit d’en parler ?

Faisant la moue de ses lèvres rondes, elle parut excédée.

— Écoute, si nous évitions de mélanger le travail et le plaisir ? Il nous reste encore un après-midi à passer ici. Nous pourrions rentrer dans la nuit. Qu’en penses-tu ?

— Tu as raison. Nous verrons tout cela un autre jour.

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