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Je suis fou. Pourrait-il en être autrement ? Dans la main droite, je tiens donc cette enveloppe avec ce mot écrit de mon écriture ou plutôt, de celle de Dan Sullivan. Dans l’autre main, je tiens une planche de dessin à demi consumée, sur laquelle je vois l’illustration de ma main droite tenir la même enveloppe, sur laquelle est écrit également « L’abîme ». Entre ce reste d’illustration brûlée, dessinée dans le passé, et la réalité que je suis en train de vivre, là, maintenant, le 25, il n’y a aucune différence.
J’ai la tête qui tourne et j’éprouve le besoin de me rallonger sur le canapé. Ai-je vraiment perdu la raison, au point d’avoir tout imaginé ? Le village fantôme, le cadavre dans la grotte, ces lettres, écrites de ma propre main… Et si rien de tout cela n’était réel ? Si cela n’existait que dans ma tête ?
Mes yeux se ferment, mon esprit s’évade, mais je refuse de me laisser aller. J’ai besoin d’affronter ce cauchemar maintenant. Faire face à l’incompréhensible. Je sais que je ne suis pas fou.
Le jour commence à se lever, bientôt, l’Emprise – il me faut bien lui donner ce nom – va prendre possession de mon corps et m’engluer. Je réfléchis longuement et envisage toutes les éventualités susceptibles d’expliquer une situation pareille. Le tour est vite fait, il n’y en a aucune de plausible. La moins stupide d’entre elles me glace le sang : du 1er au 15, j’ai inventé, puis dessiné un scénario que je suis en train de vivre maintenant.
Et ce scénario que je suis en train de vivre, eh bien… je le dessine de nouveau. C’est comme un serpent qui se mord la queue. Ouroboros. Bon sang, c’est le titre de ma trilogie…
D’un geste violent, je repousse mes planches sur le côté et me prends la tête dans les mains. Je ne sais plus quoi faire. Comment agirait Teddy à ma place ?
Il boirait un verre d’abord, affronterait ce qu’il y a dans l’enveloppe. Alors, j’imite Teddy. Je finis les derniers centilitres de whisky, cul sec. Je considère mes mains tremblantes. Mes doigts ont gonflé, mes ongles ont poussé. Que m’arrive-t-il ?
Avec appréhension, j’arrache le papier kraft. Qu’est-ce que Dan Sullivan m’a réservé, cette fois ? Je découvre juste un message, griffonné sur un morceau de papier, avec mon écriture imitée, évidemment : « Dans le tiroir de la commode de ta chambre… D.S. »
Encore un jeu macabre. Ce malade mental est venu chez moi, dans mon intimité. Tous mes poils se dressent. Je me précipite dans la chambre, ouvre le tiroir et y pioche pour trouver un autre album de photos : Kathya et moi, en vacances au Maroc. La destination également de Teddy et sa femme Lucille, au début du tome II…
Je comprends mieux pourquoi j’ai ouvert l’album de mariage, l’autre fois. Dans mon trou de mémoire, j’ai probablement reçu une première lettre de Sullivan, m’indiquant de chercher dans l’album. Il y a sûrement glissé le cliché avec l’empreinte du pied nu.
Je me retourne brusquement, pris d’une bouffée d’angoisse, persuadé qu’on m’observe. Mes yeux roulent dans leurs orbites. Je sens que l’être perfide qui habite cette demeure me palpe, glisse ses longues mains osseuses le long de mon visage, de mes reins. Le froid revient, je m’enveloppe de ma robe de chambre et me mets à feuilleter l’album. Comme je m’y attendais, je découvre une photo qui tranche avec la beauté des palmiers et des plages de sable blanc. Le cliché me désigne un endroit que je connais trop bien.
Le coffre de ma voiture…