XII

Un matin, comme Berthe se trouvait justement chez sa mere, Adele vint dire d'un air effare que monsieur Saturnin etait la, avec un homme. Le docteur Chassagne, directeur de l'asile des Moulineaux, avait deja plusieurs fois prevenu les parents qu'il ne pouvait garder leur fils, car il ne jugeait pas chez lui la folie assez caracterisee. Et, tout d'un coup, ayant eu connaissance de la signature arrachee par Berthe a son frere pour les trois mille francs, redoutant d'etre compromis, il le renvoyait a la famille.

Ce fut une epouvante. Madame Josserand, qui craignait d'etre etranglee, voulut causer avec l'homme. Celui-ci declara simplement:

-Monsieur le directeur m'a dit de vous dire que lorsqu'on est bon pour donner de l'argent a ses parents, on est bon pour vivre chez eux.

-Mais il est fou, monsieur! il va nous massacrer.

-Il n'est toujours pas fou pour signer! repondit l'homme en s'en allant.

D'ailleurs, Saturnin rentrait d'un air tranquille, les mains dans les poches, comme s'il revenait d'une promenade aux Tuileries. Il n'ouvrit meme pas la bouche de son sejour la-bas. Il embrassa son pere qui pleurait, donna egalement de gros baisers a sa mere et a sa soeur Hortense, toutes deux tremblantes. Puis, quand il apercut Berthe, ce fut un ravissement, il la caressa avec des graces de petit garcon. Tout de suite, elle profita du trouble attendri ou elle le voyait, pour lui apprendre son mariage. Il n'eut aucune revolte, il ne parut point comprendre d'abord, comme s'il avait oublie ses fureurs d'autrefois. Mais, lorsqu'elle voulut redescendre, il se mit a hurler: mariee, ca lui etait egal, pourvu qu'elle restat la, toujours avec lui, contre lui. Alors, devant le visage decompose de sa mere qui courait deja s'enfermer, Berthe eut l'idee de prendre Saturnin chez elle. On trouverait bien a l'utiliser dans le sous-sol du magasin, quand ce ne serait qu'a ficeler des paquets.

Le soir meme, Auguste, malgre son evidente repugnance, se rendit au desir de Berthe. Ils etaient maries a peine depuis trois mois, et une sourde desunion grandissait entre eux. C'etait le heurt de deux temperaments, de deux educations differentes, un mari maussade, meticuleux, sans passion, et une femme poussee dans la serre chaude du faux luxe parisien, vive, saccageant l'existence, afin d'en jouir toute seule, en enfant egoiste et gacheur. Aussi ne comprenait-il pas son besoin de mouvement, ses sorties continuelles pour des visites, des courses, des promenades, son galop a travers les theatres, les fetes, les expositions. Deux et trois fois par semaine, madame Josserand venait prendre sa fille, l'emmenait jusqu'au diner, heureuse de se montrer avec elle, de profiter ainsi de ses toilettes riches, qu'elle ne payait plus. Les grandes rebellions du mari etaient surtout contre ces toilettes trop eclatantes, dont l'utilite lui echappait. Pourquoi s'habiller au-dessus de son rang et de sa fortune? Quelle raison de depenser de la sorte un argent si necessaire dans son commerce? Il disait d'ordinaire que, lorsqu'on vend de la soie aux autres femmes, on doit porter de la laine. Mais Berthe avait alors les airs feroces de sa mere, en lui demandant s'il comptait la laisser aller toute nue; et elle le decourageait encore par la proprete douteuse de ses jupons, par son dedain du linge qu'on ne voyait pas, ayant toujours des phrases apprises pour lui fermer la bouche, s'il insistait.

-J'aime mieux faire envie que pitie.... L'argent est l'argent, et lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante.

Berthe prenait, dans le mariage, la carrure de madame Josserand. Elle s'empatait, lui ressemblait davantage. Ce n'etait plus la fille indifferente et souple sous les gifles maternelles; c'etait une femme ou poussaient des obstinations, la volonte formelle de tout plier a son plaisir. Auguste la regardait parfois, etonne de cette maturite si prompte. D'abord, elle avait goute une joie vaniteuse a troner au comptoir, en toilette etudiee, d'une modestie elegante. Puis, elle s'etait vite rebutee du commerce, souffrant de l'immobilite, menacant de tomber malade, se resignant pourtant, mais avec des attitudes de victime qui fait a la prosperite de son menage le sacrifice de sa vie. Et, des lors, une lutte de chaque minute avait commence entre elle et son mari. Elle haussait les epaules derriere le dos de ce dernier, comme sa mere derriere le dos de son pere; elle recommencait contre lui toutes les querelles de menage dont on avait berce sa jeunesse, le traitait en monsieur simplement charge de payer, l'accablait de ce mepris de l'homme, qui etait comme la base de son education.

-Ah! c'est maman qui avait raison! s'ecriait-elle, apres chacune de leurs disputes.

Auguste s'etait cependant efforce, dans les premiers temps, de la satisfaire. Il aimait la paix, il revait un petit interieur tranquille, maniaque deja comme un vieillard, plie aux habitudes de sa vie de garcon chaste et econome. Son ancien logement de l'entresol ne pouvant suffire, il avait pris l'appartement du second, sur la cour, ou il croyait avoir fait des folies, en depensant cinq mille francs de meubles. Berthe, d'abord heureuse de sa chambre en thuya et en soie bleue, s'etait ensuite montree pleine de dedain, apres une visite chez une amie, qui epousait un banquier. Puis, les premieres discussions avaient eclate, au sujet des bonnes. La jeune femme, accoutumee a un service abeti de pauvres filles auxquelles on coupait leur pain, exigeait d'elles des corvees, dont elles sanglotaient dans leur cuisine, pendant des apres-midi entieres. Auguste, peu tendre pourtant d'habitude, ayant eu l'imprudence d'aller en consoler une, avait du la jeter a la porte une heure plus tard, devant les sanglots de madame, qui lui criait furieusement de choisir entre elle et cette creature. Mais, apres celle-la, il etait venu une gaillarde, qui semblait s'arranger pour rester. Elle se nommait Rachel, devait etre juive, le niait et cachait son pays. C'etait une fille de vingt-cinq ans, d'un visage dur, au grand nez, aux cheveux tres noirs. D'abord, Berthe avait declare qu'elle ne la tolererait pas deux jours; puis, devant son obeissance muette, son air de tout comprendre et de ne rien dire, elle s'etait montree peu a peu contente, comme si elle se fut soumise a son tour, la gardant pour ses merites et aussi par une sourde peur. Rachel, qui acceptait sans revolte les plus dures besognes, accompagnees de pain sec, prenait possession du menage, les yeux ouverts, la bouche serree, en servante de flair attendant l'heure fatale et prevue ou madame n'aurait rien a lui refuser.

D'ailleurs, dans la maison, du rez-de-chaussee a l'etage des bonnes, un grand calme avait succede aux emotions de la mort brusque de M. Vabre. L'escalier retrouvait son recueillement de chapelle bourgeoise; pas un souffle ne sortait des portes d'acajou, toujours closes sur la profonde honnetete des appartements. Le bruit courait que Duveyrier s'etait remis avec sa femme. Quant a Valerie et a Theophile, ils ne parlaient a personne, ils passaient raides et dignes. Jamais la maison n'avait exhale une severite de principes plus rigides. M. Gourd, en pantoufles et en calotte, la parcourait d'un air de bedeau solennel.

Vers onze heures, un soir, Auguste allait a chaque instant sur la porte du magasin, puis allongeait la tete, et jetait un coup d'oeil dans la rue. Une impatience peu a peu grandie l'agitait. Berthe, que sa mere et sa soeur etaient venues chercher pendant le diner, sans meme lui laisser manger du dessert, ne rentrait pas, apres une absence de plus de trois heures, et malgre sa promesse formelle d'etre la pour la fermeture.

-Ah! mon Dieu! mon Dieu! finit-il par dire, les mains serrees, faisant craquer ses doigts.

Et il s'arreta devant Octave, qui etiquetait des coupons de soie, sur un comptoir. A cette heure avancee de la soiree, aucun client ne se presentait, dans ce bout ecarte de la rue de Choiseul. On laissait ouvert uniquement pour ranger le magasin.

-Vous devez savoir ou ces dames sont allees, vous? demanda Auguste au jeune homme.

Celui-ci leva les yeux d'un air surpris et innocent.

-Mais, monsieur, elles vous l'ont dit.... A une conference.

-Une conference, une conference, gronda le mari. Elle finissait a dix heures, leur conference.... Est-ce que des femmes honnetes ne devraient pas etre rentrees!

Puis, il reprit sa promenade, en jetant des regards obliques sur le commis, qu'il soupconnait d'etre le complice de ces dames, ou tout au moins de les excuser. Octave, a la derobee, l'examinait aussi d'un air inquiet. Jamais il ne l'avait vu si nerveux. Que se passait-il donc? Et, comme il tournait la tete, il apercut, au fond de la boutique, Saturnin qui nettoyait une glace avec une eponge imbibee d'alcool. Peu a peu, dans la famille, on mettait le fou a des travaux de domestique, pour lui faire au moins gagner sa nourriture. Mais, ce soir-la, les yeux de Saturnin luisaient etrangement. Il se coula derriere Octave, il lui dit tres bas:

-Faut se mefier.... Il a trouve un papier. Oui, il a un papier, dans sa poche.... Attention, si c'est a vous!

Et il retourna lestement frotter sa glace. Octave ne comprit pas. Le fou lui temoignait depuis quelque temps une affection singuliere, comme la caresse d'une bete qui cederait a un instinct, a un flair penetrant les delicatesses lointaines d'un sentiment. Pourquoi lui parlait-il d'un papier? Il n'avait pas ecrit de lettre a Berthe, il ne se permettait encore que de la regarder avec des yeux tendres, guettant l'occasion de lui faire un petit cadeau. C'etait la une tactique adoptee par lui, apres de mures reflexions.

-Onze heures dix! nom de Dieu de nom de Dieu! cria brusquement Auguste, qui ne jurait jamais.

Mais, au meme moment, ces dames rentraient. Berthe avait une delicieuse robe de soie rose, brodee de jais blanc; tandis que sa soeur, toujours en bleu, et sa mere, toujours en mauve, gardaient leurs toilettes voyantes et laborieuses, remaniees a chaque saison. Madame Josserand entra la premiere, imposante, large, pour clouer du coup au fond de la gorge de son gendre les reproches, que toutes trois venaient de prevoir, dans un conseil tenu au bout de la rue. Elle daigna meme expliquer leur retard, par une flanerie aux vitrines des magasins. D'ailleurs, Auguste tres pale, ne lacha pas une plainte; il repondait d'un ton sec, il se contenait et attendait, visiblement. Un instant encore, la mere, qui sentait l'orage avec sa grande habitude des querelles du traversin, tacha de l'intimider; puis, elle dut monter, elle se contenta de dire:

-Bonsoir, ma fille. Et dors bien, n'est-ce pas? si tu veux vivre longtemps.

Tout de suite, Auguste a bout de force, oubliant la presence d'Octave et de Saturnin, tira de sa poche un papier froisse, qu'il mit sous le nez de Berthe, en begayant:

-Qu'est-ce que c'est que ca?

Berthe n'avait pas meme retire son chapeau. Elle devint tres rouge.

-Ca? dit-elle, eh bien! c'est une facture.

-Oui, une facture! et pour des faux cheveux encore! S'il est permis, pour des cheveux! comme si vous n'en aviez plus sur la tete!... Mais ce n'est pas ca. Vous l'avez payee, cette facture; dites, avec quoi l'avez-vous payee?

La jeune femme, de plus en plus troublee, finit par repondre:

-Avec mon argent, pardi!

-Votre argent! mais vous n'en avez pas. Il faut qu'on vous en ait donne ou que vous en ayez pris ici.... Et puis, tenez! je sais tout, vous faites des dettes.... Je tolererai ce que vous voudrez; mais pas de dettes, entendez-vous, pas de dettes! jamais!

Et il mettait, dans ce cri, son horreur de garcon prudent, son honnetete commerciale qui consistait a ne rien devoir. Longtemps, il se soulagea, reprochant, a sa femme ses sorties continuelles, ses visites aux quatre coins de Paris, ses toilettes, son luxe qu'il ne pouvait entretenir. Est-ce qu'il etait raisonnable, dans leur situation, de rester dehors jusqu'a des onze heures du soir, avec des robes de soie rose, brodees de jais blanc? Quand on avait de ces gouts-la, on apportait cinq cent mille francs de dot. D'ailleurs, il connaissait bien la coupable: c'etait la mere imbecile qui elevait ses filles a manger des fortunes, sans avoir seulement de quoi leur coller une chemise sur le dos, le jour de leur mariage.

-Ne dites pas de mal de maman! cria Berthe, relevant la tete, exasperee a la fin. On n'a rien a lui reprocher, elle a fait son devoir.... Et votre famille, elle est propre! Des gens qui ont tue leur pere!

Octave s'etait plonge dans ses etiquettes, en affectant de ne pas entendre. Mais, du coin de l'oeil, il suivait la querelle, et guettait surtout Saturnin, qui, fremissant, avait cesse de frotter la glace, les poings serres, les yeux ardents, pres de sauter a la gorge du mari.

-Laissons nos familles, reprit ce dernier. Nous avons assez de notre menage.... Ecoutez, vous allez changer de train, car je ne donnerai plus un sou pour toutes ces betises. Oh! c'est une resolution formelle. Votre place est ici, dans votre comptoir, en robe simple, comme les femmes qui se respectent.... Et si vous faites des dettes, nous verrons.

Berthe restait suffoquee, devant cette main de mari brutal portee sur ses habitudes, ses plaisirs, ses robes. C'etait un arrachement de tout ce qu'elle aimait, de tout ce qu'elle avait reve en se mariant. Mais, par une tactique de femme, elle ne montra pas la blessure dont elle saignait, elle donna un pretexte a la colere qui gonflait son visage, et repeta avec plus de violence:

-Je ne souffrirai pas que vous insultiez maman!

Auguste haussait les epaules.

-Votre mere! mais, tenez! vous lui ressemblez, vous devenez laide, quand vous vous mettez dans cet etat.... Oui, je ne vous reconnais plus, c'est elle qui revient. Ma parole, ca me fait peur!

Du coup, Berthe se calma, et le regardant en face:

-Allez donc dire a maman ce que vous disiez tout a l'heure, pour voir comment elle vous flanquera dehors.

-Ah! elle me flanquera dehors! cria le mari furieux. Eh bien! je monte le lui dire tout de suite.

En effet, il se dirigea vers la porte. Il etait temps qu'il sortit, car Saturnin, avec ses yeux de loup, s'avancait traitreusement pour l'etrangler par derriere. La jeune femme venait de se laisser tomber sur une chaise, ou elle murmurait a demi-voix:

-Ah! grand Dieu! en voila un que je n'epouserais pas, si c'etait a refaire!

En haut, M. Josserand, tres surpris, vint ouvrir, Adele etant deja montee se coucher. Comme il s'installait justement pour passer la nuit a faire des bandes, malgre des malaises dont il se plaignait depuis quelque temps, ce fut avec un embarras, une honte d'etre decouvert, qu'il introduisit son gendre dans la salle a manger; et il parla d'un travail presse, une copie du dernier inventaire de la cristallerie Saint-Joseph. Mais, lorsque, nettement, Auguste accusa sa fille, lui reprocha des dettes, raconta toute la querelle amenee par l'histoire des faux cheveux, les mains du bonhomme furent prises d'un tremblement; il begayait, frappe au coeur, les yeux pleins de larmes. Sa fille endettee, vivant comme il avait vecu lui-meme, au milieu de continuelles scenes de menage! Tout le malheur de sa vie allait donc recommencer dans son enfant! Et une autre crainte le glacait, il redoutait a chaque minute d'entendre son gendre aborder la question d'argent, reclamer la dot, en le traitant de voleur. Sans doute le jeune homme savait tout, pour tomber ainsi chez eux, a onze heures passees.

-Ma femme se couche, balbutiait-il, la tete perdue. Il est inutile de la reveiller, n'est-ce pas?... Vraiment, vous m'apprenez des choses! Cette pauvre Berthe n'est pourtant pas mechante, je vous assure. Ayez de l'indulgence. Je lui parlerai.... Quant a nous, mon cher Auguste, nous n'avons rien fait, je crois, qui puisse vous mecontenter....

Et il le tatait du regard, rassure, voyant qu'il ne devait rien savoir encore, lorsque madame Josserand parut sur le seuil de la chambre a coucher. Elle etait en toilette de nuit, toute blanche, terrible. Auguste, tres excite pourtant, recula. Sans doute, elle avait ecoute a la porte, car elle debuta par un coup droit.

-Ce ne sont pas, je pense, vos dix mille francs que vous reclamez? Plus de deux mois encore nous separent de l'echeance.... Dans deux mois, nous vous les donnerons, monsieur. Nous ne mourons pas, nous autres, pour echapper a nos promesses.

Cet aplomb superbe acheva d'accabler M. Josserand. D'ailleurs, madame Josserand continuait, ahurissait son gendre par des declarations extraordinaires, sans lui laisser le temps de parler.

-Vous n'etes pas fort, monsieur. Lorsque vous aurez rendu Berthe malade, il faudra appeler le docteur, ca coutera de l'argent chez le pharmacien, et c'est encore vous qui serez le dindon.... Tout a l'heure, je me suis en allee, quand je vous ai vu decide a commettre une sottise. A votre aise! battez votre femme, mon coeur de mere est tranquille, car Dieu veille, et la punition ne se fait jamais attendre!

Enfin, Auguste put expliquer ses griefs. Il revint sur les sorties continuelles, les toilettes, s'enhardit meme jusqu'a condamner l'education donnee a Berthe. Madame Josserand l'ecoutait d'un air d'absolu mepris. Puis, quand il eut termine:

-Ca ne merite pas de reponse, tant c'est bete, mon cher. J'ai ma conscience pour moi, ca me suffit.... Un homme a qui j'ai confie un ange! Je ne me mele plus de rien, puisqu'on m'insulte. Arrangez-vous.

-Mais votre fille finira par me tromper, madame! s'ecria Auguste, repris de colere.

Madame Josserand qui partait, se retourna, le regarda en face.

-Monsieur, vous faites tout ce qu'il faut pour ca!

Et elle rentra dans sa chambre, avec une dignite de Ceres colossale, aux triples mamelles, et drapee de blanc.

Le pere garda Auguste quelques minutes encore. Il fut conciliant, laissa entendre qu'avec les femmes il valait mieux tout supporter, finit par le renvoyer calme, resolu au pardon. Mais, quand il se retrouva seul dans la salle a manger, devant sa petite lampe, le bonhomme se mit a pleurer. C'etait fini, il n'y avait plus de bonheur, jamais il ne trouverait le temps de faire assez de bandes, la nuit, pour aider sa fille en cachette. L'idee que cette enfant pouvait s'endetter, l'accablait comme d'une honte personnelle. Et il se sentait malade, il venait de recevoir un nouveau coup, la force lui manquerait un de ces soirs. Enfin, peniblement, renfoncant ses larmes, il travailla.

En bas, dans la boutique, Berthe etait demeuree un instant immobile, le visage entre les mains. Un garcon, apres avoir mis les volets, venait de redescendre dans le sous-sol. Alors, Octave crut devoir s'approcher de la jeune femme. Des le depart du mari, Saturnin lui avait fait de grands gestes, par-dessus la tete de sa soeur, comme pour l'inviter a la consoler. Maintenant, il rayonnait, il multipliait les clins d'yeux; et, craignant de ne pas etre compris, il accentuait ses conseils en envoyant des baisers dans le vide, avec une effusion debordante d'enfant.

-Comment! tu veux que je l'embrasse? demanda Octave par signes.

-Oui, oui, repondit le fou, d'un hochement de menton enthousiaste.

Et, lorsqu'il vit le jeune homme souriant devant sa soeur, qui ne s'etait apercu de rien, il s'assit par terre, derriere un comptoir, ne voulant pas les gener, se cachant. Les becs de gaz brulaient encore, la flamme haute, dans le grand silence du magasin ferme. C'etait une paix morte, un etouffement ou les pieces de soie mettaient l'odeur fade de leur appret.

-Madame, je vous en prie, ne vous faites pas tant de peine, dit Octave, de sa voix caressante.

Elle eut un tressaillement, en le trouvant si pres d'elle.

-Je vous demande pardon, monsieur Octave. Ce n'est pas ma faute, si vous avez assiste a cette explication penible. Et je vous prie d'excuser mon mari, car il devait etre malade, ce soir.... Vous savez, dans tous les menages, il y a de petites contrarietes....

Des sanglots l'etranglerent. La seule idee d'attenuer les torts de son mari pour le monde, avait determine une crise de larmes abondantes, qui la detendait. Saturnin montra sa tete inquiete au ras du comptoir; mais il replongea aussitot, quand il vit Octave se decider a prendre la main de sa soeur.

-Je vous en prie, madame, un peu de courage, disait ce dernier.

-Non, c'est plus fort que moi, balbutia-t-elle. Vous etiez la, vous avez entendu.... Pour quatre-vingt-quinze francs de cheveux! Comme si toutes les femmes n'en portaient pas, des cheveux, aujourd'hui!... Mais lui ne sait rien, ne comprend rien. Il ne connait pas plus les femmes que le grand Turc, il n'en a jamais eu, non jamais, monsieur Octave!... Ah! je suis bien malheureuse!

Elle disait tout, dans la fievre de sa rancune. Un homme qu'elle pretendait avoir epouse par amour, et qui bientot lui refuserait des chemises! Est-ce qu'elle ne remplissait pas ses devoirs? est-ce qu'il trouvait seulement une negligence a lui reprocher? Certes, s'il ne s'etait pas mis en colere, le jour ou elle lui avait demande des cheveux, elle n'aurait jamais ete reduite a en acheter sur sa bourse! Et, pour les plus petites betises, la meme histoire recommencait: elle ne pouvait temoigner une envie, souhaiter le moindre objet de toilette, sans se heurter contre des maussaderies feroces. Naturellement, elle avait sa fierte, elle ne demandait plus rien, aimait mieux manquer du necessaire que de s'humilier sans resultat. Ainsi, elle desirait follement, depuis quinze jours, une parure de fantaisie, vue avec sa mere a la vitrine d'un bijoutier du Palais-Royal.

-Vous savez, trois etoiles de strass pour etre piquees dans les cheveux.... Oh! une babiole, cent francs, je crois.... Eh bien! j'ai eu beau en parler du matin au soir, si vous croyez que mon mari a compris!

Octave n'aurait ose compter sur une pareille occasion. Il brusqua les choses.

-Oui, oui, je sais. Vous en avez parle plusieurs fois devant moi.... Et, mon Dieu! madame, vos parents m'ont si bien recu, vous m'avez accueilli vous-meme avec tant d'obligeance, que j'ai cru pouvoir me permettre....

En parlant, il sortait de sa poche une boite longue, ou les trois etoiles luisaient sur un morceau d'ouate. Berthe s'etait levee, tres emue.

-Mais c'est impossible! monsieur. Je ne veux pas.... Vous avez eu le plus grand tort.

Lui, se montrait naif, inventait des pretextes. Dans le Midi, ca se faisait parfaitement. Et puis, des bijoux sans aucune valeur. Elle, toute rose, ne pleurait plus, les yeux sur la boite, rallumes aux etincelles des pierres fausses.

-Je vous en prie, madame.... Un bon mouvement pour me prouver que vous etes contente de mon travail.

-Non, vraiment, monsieur Octave, n'insistez pas.... Vous me faites de la peine.

Saturnin avait reparu; et, en extase, comme devant un reliquaire, il regardait les bijoux. Mais sa fine oreille entendit les pas d'Auguste, qui revenait. Il avertit Berthe d'un leger claquement de langue. Alors, celle-ci se decida, juste au moment ou son mari entrait.

-Eh bien! ecoutez, murmura-t-elle rapidement en fourrant la boite dans sa poche, je dirai que c'est ma soeur Hortense qui m'en a fait cadeau.

Auguste donna l'ordre d'eteindre le gaz, puis il monta avec elle se coucher, sans ajouter un mot sur la querelle, heureux au fond de la trouver remise, tres gaie, comme s'il ne s'etait rien passe entre eux. Le magasin tombait a une nuit profonde; et, au moment ou Octave se retirait aussi, il sentit dans l'obscurite des mains brulantes serrer les siennes, a les briser. C'etait Saturnin, qui couchait au fond du sous-sol.

-Ami ... ami ... ami, repetait le fou, avec un elan de sauvage tendresse.

Deconcerte dans ses calculs, Octave, peu a peu, se prenait pour Berthe d'un jeune et ardent desir. S'il avait d'abord suivi son plan ancien de seduction, sa volonte d'arriver par les femmes, maintenant il ne voyait plus seulement en elle la patronne, celle dont la possession devait mettre la maison a sa merci; il voulait avant tout la Parisienne, cette jolie creature de luxe et de grace, dans laquelle il n'avait jamais mordu, a Marseille; il eprouvait comme une fringale de ses petites mains gantees, de ses petits pieds chausses de bottines a hauts talons, de sa gorge delicate noyee de fanfreluches, meme des dessous douteux, de la cuisine qu'il flairait sous ses toilettes trop riches; et ce coup brusque de passion allait jusqu'a attendrir la secheresse de sa nature econome, au point de lui faire jeter en cadeaux, en depenses de toutes sortes, les cinq mille francs apportes du Midi, doubles deja par des operations financieres, dont il ne parlait a personne.

Mais ce qui le devoyait surtout, c'etait d'etre devenu timide, en tombant amoureux. Il n'avait plus sa decision, sa hate d'aller au but, goutant au contraire des joies paresseuses a ne rien brusquer. Du reste, dans cette defaillance passagere de son esprit si pratique, il finissait par considerer la conquete de Berthe comme une campagne d'une difficulte extreme, qui demandait des lenteurs, des menagements de haute diplomatie. Sans doute ses deux insucces, aupres de Valerie et de madame Hedouin, l'emplissaient de la terreur d'echouer, une fois encore. Mais il y avait, en outre, au fond de son trouble plein d'hesitation, une peur de la femme adoree, une croyance absolue a l'honnetete de Berthe, tout cet aveuglement de l'amour que le desir paralyse et qui desespere.

Le lendemain de la querelle du menage, Octave, heureux d'avoir fait accepter son cadeau a la jeune femme, songea qu'il serait adroit de se mettre bien avec le mari. Alors, comme il mangeait a la table de son patron, celui-ci ayant l'habitude de nourrir ses employes, pour les garder sous la main, il lui temoigna une complaisance sans bornes, l'ecouta au dessert, approuva bruyamment ses idees. Meme, en particulier, il parut epouser son mecontentement contre sa femme, au point de feindre de la surveiller et de le renseigner ensuite par de petits rapports. Auguste fut tres touche; il avoua un soir au jeune homme qu'il avait failli un instant le renvoyer, car il le croyait de connivence avec sa belle-mere. Octave, glace, manifesta aussitot de l'horreur pour madame Josserand, ce qui acheva de les rapprocher dans une complete communaute d'opinions. Du reste, le mari etait un bon homme au fond, simplement desagreable, mais volontiers resigne, tant qu'on ne le jetait pas hors de lui, en depensant son argent ou en touchant a sa morale. Il jurait meme de ne plus se mettre en colere, car il avait eu, apres la querelle, une migraine abominable, dont il etait reste idiot pendant trois jours.

-Vous me comprenez, vous! disait-il au jeune homme. Je veux ma tranquillite.... En dehors de ca, je me fiche de tout, la vertu mise a part bien entendu, et pourvu que ma femme n'emporte pas la caisse. Hein? je suis raisonnable, je n'exige pas d'elle des choses extraordinaires?

Et Octave exaltait sa sagesse, et ils celebraient ensemble les douceurs de la vie plate, des annees toujours semblables, passees a metrer de la soie. Meme, pour lui plaire, le commis abandonnait ses idees de grand commerce. Un soir, il l'avait effare, en reprenant son reve de vastes bazars modernes, et en lui conseillant, comme a madame Hedouin, d'acheter la maison voisine, afin d'elargir sa boutique. Auguste, dont la tete eclatait deja au milieu de ses quatre comptoirs, le regardait avec une telle epouvante de commercant habitue a couper les liards en quatre, qu'il s'etait hate de retirer sa proposition et de s'extasier sur la securite honnete du petit negoce.

Les jours coulaient, Octave faisait son trou dans la maison, comme un trou de duvet ou il avait chaud. Le mari l'estimait, madame Josserand elle-meme, a laquelle il evitait pourtant de temoigner trop de politesse, le regardait d'un air encourageant. Quant a Berthe, elle devenait avec lui d'une familiarite charmante. Mais son grand ami etait Saturnin, dont il voyait s'accroitre l'affection muette, le devouement de chien fidele, a mesure que lui-meme desirait plus violemment la jeune femme. Pour tout autre, le fou montrait une jalousie sombre; un homme ne pouvait approcher sa soeur, sans qu'il fut aussitot inquiet, les levres retroussees, pret a mordre. Et si, au contraire, Octave se penchait vers elle librement, la faisait rire du rire tendre et mouille d'une amante heureuse, il riait d'aise lui-meme, son visage refletait un peu de leur joie sensuelle. Le pauvre etre semblait gouter l'amour dans cette chair de femme, qu'il sentait sienne, sous la poussee de l'instinct; et l'on eut dit qu'il eprouvait pour l'amant choisi la reconnaissance pamee du bonheur. Dans tous les coins, il arretait celui-ci, jetait autour d'eux des regards mefiants, puis s'ils etaient seuls, lui parlait d'elle, repetait toujours les memes histoires, en phrases heurtees.

-Quand elle etait petite, elle avait des petits membres gros comme ca; et deja grasse, et toute rose, et tres gaie.... Alors, elle gigotait par terre. Moi, ca m'amusait, je la regardais, je me mettais a genoux.... Alors, pan! pan! pan! elle me donnait des coups de pied dans l'estomac.... Alors, ca me faisait plaisir, oh! ca me faisait plaisir!

Octave sut ainsi l'enfance entiere de Berthe, l'enfance avec ses bobos, ses joujoux, sa croissance de joli animal indompte. Le cerveau vide de Saturnin gardait religieusement des faits sans importance, dont lui seul se souvenait: un jour ou elle s'etait piquee et ou il avait suce le sang; un matin ou elle lui etait restee dans les bras, en voulant monter sur la table. Mais il retombait toujours au grand drame, a la maladie de la jeune fille.

-Ah! si vous l'aviez vue!... La nuit, j'etais tout seul pres d'elle. On me battait pour m'envoyer me coucher. Et je revenais, les pieds nus.... Tout seul. Ca me faisait pleurer, parce qu'elle etait blanche. Je tatais voir si elle devenait froide.... Puis, ils m'ont laisse. Je la soignais mieux qu'eux, je savais les remedes, elle prenait ce que je lui donnais.... Des fois, quand elle se plaignait trop, je lui mettais la tete sur moi. Nous etions gentils.... Ensuite, elle a ete guerie, et je voulais revenir, et ils m'ont encore battu.

Ses yeux s'allumaient, il riait, il pleurait, comme si les faits dataient de la veille. De ses paroles entrecoupees, se degageait l'histoire de cette tendresse etrange: son devouement de pauvre d'esprit au chevet de la petite malade, abandonnee des medecins; son coeur et son corps donnes a la chere mourante, qu'il soignait dans sa nudite, avec des delicatesses de mere; son affection et ses desirs d'homme arretes la, atrophies, fixes a jamais par ce drame de la souffrance dont l'ebranlement persistait; et, des lors, malgre l'ingratitude apres la guerison, Berthe restait tout pour lui, une maitresse devant laquelle il tremblait, une fille et une soeur qu'il avait sauvee de la mort, une idole qu'il adorait d'un culte jaloux. Aussi poursuivait-il le mari d'une haine furieuse d'amant contrarie, ne tarissant pas en paroles mechantes, se soulageant avec Octave.

-Il a encore l'oeil bouche. C'est agacant, son mal de tete!... Hier, vous ayez entendu comme il trainait les pieds.... Tenez, le voila qui regarde dans la rue. Hein? est-il assez idiot!... Sale bete, sale bete!

Et Auguste ne pouvait remuer, sans que le fou se fachat. Puis, venaient les propositions inquietantes.

-Si vous voulez, a nous deux, nous allons le saigner comme un cochon.

Octave le calmait. Alors, Saturnin, dans ses jours de tranquillite, voyageait de lui a la jeune femme, d'un air ravi, leur rapportait des mots qu'ils avaient dits l'un sur l'autre, faisait leurs commissions, etait comme un lien de continuelle tendresse. Il se serait jete par terre, devant eux, pour leur servir de tapis.

Berthe n'avait plus reparle du cadeau. Elle semblait ne pas remarquer les attentions tremblantes d'Octave, le traitait en ami, sans trouble aucun. Jamais il n'avait tant soigne la correction de sa tenue, et il abusait avec elle de la caresse de ses yeux couleur de vieil or, dont il croyait la douceur de velours irresistible. Mais elle ne lui etait reconnaissante que de ses mensonges, les jours ou il l'aidait a cacher quelque escapade. Une complicite s'etablissait ainsi entre eux: il favorisait les sorties de la jeune femme en compagnie de sa mere, donnait le change au mari, des le moindre soupcon. Meme elle finissait par ne plus se gener, dans sa rage de courses et de visites, se reposant entierement sur son intelligence. Et, si, a sa rentree, elle le trouvait derriere une pile d'etoffes, elle le remerciait d'une bonne poignee de main de camarade.

Un jour pourtant, elle eut une grosse emotion. Octave, comme elle revenait d'une exposition de chiens, l'appela d'un signe dans le sous-sol; et, la, il lui remit une facture, qu'on avait presentee pendant son absence, soixante-deux francs, pour des bas brodes. Elle devint toute pale, et le cri de son coeur fut aussitot:

-Mon Dieu! est-ce que mon mari a vu ca!

Il se hata de la rassurer, il lui conta quelle peine il avait eue pour escamoter la facture, sous le nez d'Auguste. Puis, d'un air de gene, il dut ajouter a demi-voix:

-J'ai paye.

Alors, elle fit mine de fouiller ses poches, ne trouva rien, dit simplement:

-Je vous rembourserai.... Ah! que de remerciements, monsieur Octave! Je serais morte, si Auguste avait vu ca.

Et, cette fois, elle lui prit les deux mains, elle les tint un instant serrees entre les siennes. Mais jamais il ne fut plus question des soixante-deux francs.

C'etait, en elle, un appetit grandissant de liberte et de plaisir, tout ce qu'elle se promettait dans le mariage etant jeune fille, tout ce que sa mere lui avait appris a exiger de l'homme. Elle apportait comme un arriere de faim amassee, elle se vengeait de sa jeunesse necessiteuse chez ses parents, des basses viandes mangees sans beurre pour acheter des bottines, des toilettes penibles retapees vingt fois, du mensonge de leur fortune soutenu au prix d'une misere et d'une gaiete noires. Mais surtout elle se rattrapait des trois hivers ou elle avait couru la boue de Paris en souliers de bal, a la conquete d'un mari: soirees mortelles d'ennui, pendant lesquelles, le ventre vide, elle se gorgeait de sirop; corvees de sourires et de graces pudiques, aupres des jeunes gens imbeciles; exasperations secretes d'avoir l'air de tout ignorer, lorsqu'elle savait tout; puis, les retours sous la pluie, sans fiacre; puis, le frisson de son lit glace et les gifles maternelles qui lui gardaient les joues chaudes. A vingt-deux ans encore, elle desesperait, tombee a une humilite de bossue, se regardait en chemise, le soir, pour voir s'il ne lui manquait rien. Et elle en tenait un enfin, et comme le chasseur qui acheve d'un coup de poing brutal le lievre qu'il s'est essouffle a poursuivre, elle se montrait sans douceur pour Auguste, elle le traitait en vaincu.

Peu a peu, la desunion augmentait ainsi entre les epoux, malgre les efforts du mari, desireux de ne pas troubler son existence. Il defendait desesperement son coin de tranquillite somnolente et maniaque, il fermait les yeux sur les fautes legeres, en avalait meme de grosses, avec la continuelle terreur de decouvrir quelque abomination, qui le mettrait hors de lui. Les mensonges de Berthe, attribuant a l'affection de sa soeur ou de sa mere une foule de petits objets dont elle n'aurait pu expliquer l'achat, le trouvaient donc tolerant; meme il ne grondait plus trop, lorsqu'elle sortait le soir, ce qui permit deux fois a Octave de la mener secretement au theatre, en compagnie de madame Josserand et d'Hortense: parties charmantes, apres lesquelles ces dames tomberent d'accord qu'il savait vivre.

Jusque-la, du reste, Berthe, au moindre mot, jetait son honnetete a la figure d'Auguste. Elle se conduisait bien, il devait s'estimer heureux; car, pour elle comme pour sa mere, la legitime mauvaise humeur d'un mari commencait seulement au flagrant delit de la femme. Cette honnetete reelle, dans les premieres gloutonneries ou elle gachait son appetit, ne lui coutait pourtant pas un gros sacrifice. Elle etait de nature froide, d'un egoisme rebelle aux tracas de la passion, preferant se donner toute seule des jouissances, sans vertu d'ailleurs. La cour que lui faisait Octave la flattait, simplement, apres ses echecs de fille a marier qui s'etait cru abandonnee des hommes; et elle en tirait en outre toutes sortes de profits, dont elle beneficiait avec serenite, ayant grandi dans le desir enrage de l'argent. Un jour, elle avait laisse le commis payer pour elle cinq heures de voiture; un autre jour, sur le point de sortir, elle s'etait fait preter trente francs, derriere le dos de son mari, en disant avoir oublie son porte-monnaie. Jamais elle ne rendait. Ce jeune homme ne tirait pas a consequence; elle n'avait aucune idee sur lui, elle l'utilisait, toujours sans calcul, au petit bonheur de ses plaisirs et des evenements. Et, en attendant, elle abusait de son martyre de femme maltraitee, qui remplissait strictement ses devoirs.

Ce fut un samedi qu'une affreuse querelle eclata entre les epoux, au sujet d'une piece de vingt sous qui se trouvait en moins dans le compte de Rachel. Comme Berthe reglait ce compte, Auguste apporta, selon son habitude, l'argent necessaire aux depenses du menage pour la semaine suivante. Les Josserand devaient diner le soir, et la cuisine se trouvait encombree de provisions: un lapin, un gigot, des choux-fleurs. Pres de l'evier, Saturnin, accroupi sur le carreau, cirait les souliers de sa soeur et les bottes de son beau-frere. La querelle commenca par de longues explications au sujet de la piece de vingt sous. Ou avait-elle passe? Comment pouvait-on egarer vingt sous? Auguste voulut refaire les additions. Pendant ce temps, Rachel embrochait son gigot avec tranquillite, toujours souple, malgre son air dur, la bouche close, mais les yeux aux aguets. Enfin, il donna cinquante francs, et il allait redescendre, lorsqu'il revint, obsede par l'idee de cette piece perdue.

-Il faut la retrouver pourtant, dit-il. C'est peut-etre toi qui l'auras empruntee a Rachel, et vous ne vous en souvenez plus.

Berthe, du coup, fut tres blessee.

-Accuse-moi de faire danser l'anse du panier!... Ah! tu es gentil!

Tout partit de la, ils en arriverent bientot aux mots les plus vifs. Auguste, malgre son desir d'acheter cherement la paix, se montrait agressif, excite par la vue du lapin, du gigot et des choux-fleurs, hors de lui devant ce tas de nourriture, qu'elle jetait en une fois, sous le nez de ses parents. Il feuilletait le livre de compte, s'exclamait a chaque article. Ce n'etait pas Dieu possible! elle s'entendait avec la bonne pour gagner sur les provisions.

-Moi! moi! cria la jeune femme poussee a bout; moi, je m'entends avec la bonne!... Mais c'est vous; monsieur, qui la payez pour m'espionner! Oui, je la sens toujours sur mon dos, je ne puis risquer un pas sans rencontrer ses yeux.... Ah! elle peut bien regarder par le trou de la serrure, quand je change de linge. Je ne fais rien de mal, je me moque de votre police.... Seulement, ne poussez pas l'audace jusqu'a me reprocher de m'entendre avec elle.

Cette attaque imprevue laissa le mari un moment stupefait. Rachel s'etait tournee, sans lacher le gigot; et elle mettait la main sur son coeur, elle protestait.

-Oh! madame, pouvez-vous croire!... Moi qui respecte tant madame!

-Elle est folle! dit Auguste en haussant les epaules. Ne vous defendez pas, ma fille.... Elle est folle!

Mais un bruit, derriere son dos, l'inquieta. C'etait Saturnin qui venait de jeter violemment l'un des souliers a moitie cire, pour s'elancer au secours de sa soeur. La face terrible, les poings serres, il begayait qu'il etranglerait ce sale individu, s'il la traitait encore de folle. Peureusement, l'autre s'etait refugie derriere la fontaine, en criant:

-C'est assommant a la fin, si je ne peux plus vous adresser une observation, sans que celui-la se mette entre nous!... J'ai bien voulu l'accepter, mais qu'il me fiche la paix! Encore un joli cadeau de votre mere! elle en avait une peur de chien, et elle me l'a colle sur le dos, preferant me faire assommer a sa place. Merci!... Le voila qui prend un couteau. Empechez-le donc!

Berthe desarma son frere, le calma d'un regard, pendant que, tres pale, Auguste continuait a macher de sourdes paroles. Toujours les couteaux en l'air! Un mauvais coup etait si vite attrape; et, avec un fou, rien a faire, la justice ne vous vengerait seulement pas! Enfin, on ne se faisait point garder par un frere pareil, qui aurait reduit un mari a l'impuissance, meme dans les cas de la plus legitime indignation, et jusqu'a le forcer a boire sa honte.

-Tenez! monsieur, vous manquez de tact, declara Berthe d'un ton dedaigneux. Un homme comme il faut ne s'explique pas dans une cuisine.

Elle se retira dans sa chambre, en refermant violemment les portes. Rachel s'etait retournee vers sa rotissoire, comme n'entendant plus la querelle de ses maitres. Par exces de discretion, en fille qui se tenait a sa place, meme quand elle savait tout, elle ne regarda pas sortir madame; et elle laissa monsieur pietiner un instant, sans hasarder le moindre jeu de physionomie. D'ailleurs, presque aussitot, monsieur courut derriere madame. Alors, Rachel, impassible, put mettre le lapin au feu.

-Comprends donc, ma bonne amie, dit Auguste a Berthe, qu'il avait rattrapee dans la chambre, ce n'etait pas pour toi que je parlais, c'etait pour cette fille qui nous vole.... Il faut bien les retrouver, ces vingt sous.

La jeune femme eut une secousse d'exasperation nerveuse. Elle le regarda en face, toute blanche, resolue.

-A la fin, allez-vous me lacher, avec vos vingt sous!... Ce n'est pas vingt sous que je veux, c'est cinq cents francs par mois. Oui, cinq cents francs, pour ma toilette.... Ah! vous parlez d'argent dans la cuisine, en presence de la bonne! Eh bien! ca me decide a en parler aussi, moi! Il y a longtemps que je me retiens.... Je veux cinq cents francs.

Il restait beant devant cette demande. Et elle entama la grande querelle que, pendant vingt ans, sa mere avait faite tous les quinze jours a son pere. Est-ce qu'il esperait la voir marcher nu-pieds? Quand on epousait une femme, on s'arrangeait au moins pour l'habiller et la nourrir proprement. Plutot mendier que de se resigner a cette vie de sans-le-sou! Ce n'etait point sa faute, a elle, s'il se montrait incapable dans son commerce; oh! oui, incapable, sans idees, sans initiative, ne sachant que couper les liards en quatre. Un homme qui aurait du mettre sa gloire a faire vite fortune, a la parer comme une reine, pour tuer de rage les gens du Bonheur des Dames! Mais non! avec une si pauvre tete, la faillite devenait certaine. Et, de ce flot de paroles, montait le respect, l'appetit furieux de l'argent, toute cette religion de l'argent dont elle avait appris le culte dans sa famille, en voyant les vilenies ou l'on tombe pour paraitre seulement en avoir:

-Cinq cents francs! dit enfin Auguste. J'aimerais mieux fermer le magasin.

Elle le regarda froidement.

-Vous refusez. C'est bon, je ferai des dettes.

-Encore des dettes, malheureuse!

Dans un mouvement de brusque violence, il la saisit par les bras, la poussa contre le mur. Alors, sans crier, etranglee de colere, elle courut ouvrir la fenetre, comme pour se precipiter sur le pave; mais elle revint, le poussa a son tour vers la porte, le jeta dehors, en begayant:

-Allez-vous-en, ou je fais un malheur!

Et, derriere son dos, elle mit bruyamment le verrou. Un instant, il ecouta, hesitant. Puis, il se hata de descendre au magasin, repris de terreur, en voyant luire dans l'ombre les yeux de Saturnin, que le bruit de la courte lutte avait fait sortir de la cuisine.

En bas, Octave qui vendait des foulards a une vieille dame, s'apercut tout de suite du bouleversement de ses traits. Il le regardait, du coin de l'oeil, marcher avec fievre devant les comptoirs. Quand la cliente fut partie, le coeur d'Auguste deborda.

-Mon cher, elle devient folle, dit-il sans nommer sa femme. Elle s'est enfermee.... Vous devriez me rendre le service de monter lui parler. Je crains un accident, ma parole d'honneur!

Le jeune homme affecta d'hesiter. C'etait si delicat! Enfin, il le fit par devouement. En haut, il trouva Saturnin, plante a la porte de Berthe. Le fou, en entendant un bruit de pas, avait eu un grognement de menace. Mais, quand il reconnut le commis, sa figure s'eclaira.

-Ah! oui, toi, murmura-t-il. Toi, c'est bon.... Faut pas qu'elle pleure. Sois gentil, trouve des choses.... Et tu sais, reste. Pas de danger. Je suis la. Si la bonne veut voir, je cogne.

Et il s'assit par terre, il garda la porte. Comme il tenait encore l'une des bottes de son beau-frere, il se mit a la faire reluire, pour occuper son temps.

Octave s'etait decide a frapper. Aucun bruit, pas de reponse. Alors, il se nomma. Tout de suite, le verrou fut tire. Berthe le pria d'entrer, en entrebaillant la porte. Puis, elle la referma, remit le verrou d'un doigt irrite.

-Vous, je veux bien, dit-elle. Lui, non!

Elle marchait, emportee par la colere, allant du lit a la fenetre, qui etait restee ouverte. Et elle lachait des paroles decousues: il ferait manger ses parents, s'il voulait; oui, il leur expliquerait son absence, car elle ne se mettrait pas a table; plutot mourir! D'ailleurs, elle preferait se coucher. Deja, de ses mains fievreuses, elle arrachait le couvre-pied, tapait les oreillers, ouvrait les draps, oubliant la presence d'Octave, au point qu'elle eut un geste, comme pour degrafer sa robe. Puis, elle sauta a une autre idee.

-Croyez-vous! il m'a battue, battue, battue!... Et parce que, honteuse d'aller toujours en guenilles, je lui demandais cinq cents francs!

Lui, debout au milieu de la chambre, cherchait des paroles de conciliation. Elle avait tort de se faire tant de mauvais sang. Tout s'arrangerait. Enfin, timidement, il risqua une offre.

-Si vous etes embarrassee pour quelque payement, pourquoi ne vous adressez-vous pas a vos amis? Je serais si heureux!... Oh! simplement un pret. Vous me rendriez ca.

Elle le regardait. Apres un silence, elle repondit:

-Jamais! c'est blessant.... Que penserait-on, monsieur Octave?

Son refus etait si ferme, qu'il ne fut plus question d'argent. Mais sa colere semblait tombee. Elle respira fortement, se mouilla le visage; et elle restait toute blanche, tres calme, un peu lasse, avec de grands yeux resolus. Lui, devant elle, se sentait envahi de cette timidite d'amour, qu'il trouvait stupide en somme. Jamais il n'avait aime si ardemment; la force de son desir rendait gauches ses graces de beau commis. Tout en continuant a conseiller une reconciliation, en phrases vagues, il raisonnait nettement au fond, il se demandait s'il ne devait pas la prendre dans ses bras; mais la peur d'etre refuse encore, le faisait defaillir. Elle, muette, le regardait toujours de son air decide, le front coupe d'une mince ride qui se creusait.

-Mon Dieu! poursuivait-il, balbutiant, il faut de la patience.... Votre mari n'est pas mechant. Si vous savez le prendre, il vous donnera ce que vous voudrez....

Et tous deux, derriere le vide de ces paroles, sentaient la meme pensee les envahir. Ils etaient seuls, libres, a l'abri de toute surprise, le verrou pousse. Cette securite, la tiedeur enfermee de la chambre, les penetraient. Cependant, il n'osait pas; son cote feminin, son sens de la femme s'affinait a cette minute de passion, au point de faire de lui la femme, dans leur approche. Alors, elle, comme si elle se fut souvenue d'anciennes lecons, laissa tomber son mouchoir.

-Oh! pardon, dit-elle au jeune homme qui le ramassait.

Leurs doigts s'effleurerent, ils furent rapproches par cet attouchement d'une seconde. Maintenant, elle souriait tendrement, elle avait la taille souple, se rappelant que les hommes detestent les planches. On ne faisait pas la niaise, on permettait les enfantillages, sans en avoir l'air, si l'on voulait en pecher un.

-Voila la nuit qui vient, reprit-elle, en allant pousser la fenetre.

Il la suivit, et la, dans l'ombre des rideaux, elle lui abandonna sa main. Elle riait, plus fort, l'etourdissait de son rire perle, l'enveloppait de ses jolis gestes; et, comme il s'enhardissait enfin, elle renversa la tete, degagea son cou, montra son cou jeune et delicat, tout gonfle de sa gaiete. Eperdu, il la baisa sous le menton.

-Oh! monsieur Octave! dit-elle, confuse, en affectant de le remettre a sa place d'une facon gentille.

Mais il l'empoigna, la jeta sur le lit qu'elle venait d'ouvrir; et, dans son desir contente, toute sa brutalite reparut, le dedain feroce qu'il avait de la femme, sous son air d'adoration caline. Elle, silencieuse, le subit sans bonheur. Quand elle se releva, les poignets casses, la face contractee par une souffrance, tout son mepris de l'homme etait remonte dans le regard noir qu'elle lui jeta. Un silence regnait. On entendait seulement, derriere la porte, Saturnin faisant reluire les bottes du mari, a larges coups de brosse reguliers.

Cependant, Octave, dans l'etourdissement de son triomphe, songeait a Valerie et a madame Hedouin. Enfin, il etait donc autre chose que l'amant de la petite Pichon! C'etait comme une rehabilitation a ses yeux. Puis, devant un mouvement penible de Berthe, il eprouva un peu de honte, la baisa avec une grande douceur. Elle se remettait d'ailleurs, reprenait son visage d'insouciance resolue. D'un geste, elle sembla dire: "Tant pis! c'est fait." Mais elle sentit ensuite le besoin d'exprimer une pensee melancolique.

-Si vous m'aviez epousee! murmura-t-elle.

Il resta surpris, inquiet presque; ce qui ne l'empecha pas de murmurer, en la baisant encore:

-Oh! oui, comme ce serait bon!

Le soir, le diner avec les Josserand fut d'un charme infini. Berthe jamais ne s'etait montree si douce. Elle ne dit pas un mot de la querelle a ses parents, elle accueillit son mari d'un air de soumission. Celui-ci, enchante, prit Octave a part pour le remercier; et il y apportait tant de chaleur, il lui serrait les mains en temoignant une si vive reconnaissance, que le jeune homme en fut gene. D'ailleurs, tous l'accablaient de leur tendresse. Saturnin, tres convenable a table, le regardait avec des yeux d'amour, comme s'il avait partage la douceur de la faute. Hortense daignait l'ecouter, tandis que madame Josserand lui versait a boire, pleine d'un encouragement maternel.

-Mon Dieu! oui, dit Berthe au dessert, je vais me remettre a la peinture.... Il y a longtemps que je veux decorer une tasse pour Auguste.

Cette bonne pensee conjugale toucha beaucoup ce dernier. Sous la table, depuis le potage, Octave avait pose son pied sur celui de la jeune femme; c'etait comme une prise de possession, dans cette petite fete bourgeoise. Pourtant, Berthe n'etait pas sans une sourde inquietude devant Rachel, dont elle surprenait toujours le regard fouillant sa personne. Ca se voyait donc? Une fille a renvoyer ou a acheter, decidement.

Mais M. Josserand, qui se trouvait pres de sa fille, acheva de l'attendrir en lui glissant, derriere la nappe, dix-neuf francs, enveloppes dans du papier. Il s'etait penche, il murmurait a son oreille:

-Tu sais, ca vient de mon petit travail.... Si tu dois, il faut payer.

Alors, entre son pere, qui lui poussait le genou, et son amant, qui frottait doucement sa bottine, elle se sentit pleine d'aise. La vie allait etre charmante. Et tous se detendaient, goutaient l'agrement d'une soiree passee en famille, sans dispute. En verite, ce n'etait pas naturel, quelque chose devait leur porter bonheur. Seul, Auguste avait les yeux tires, envahi par une migraine, qu'il attendait d'ailleurs, a la suite de tant d'emotions. Meme, vers neuf heures, il dut aller se coucher.

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