XVII

Des mois se passerent, le printemps etait venu. On parlait, rue de Choiseul, du prochain mariage d'Octave avec madame Hedouin.

Les choses, pourtant, n'allaient pas si vite. Octave, au Bonheur des Dames, avait repris sa situation, qui chaque jour s'elargissait. Madame Hedouin, depuis la mort de son mari, ne pouvait suffire aux affaires sans cesse croissantes; son oncle, le vieux Deleuze, cloue sur un fauteuil par des rhumatismes, ne s'occupait de rien; et, naturellement, le jeune homme, tres actif, travaille de son besoin de grand commerce, etait arrive en peu de temps a prendre dans la maison une importance decisive. Du reste, encore irrite de ses amours imbeciles avec Berthe, il ne revait plus d'utiliser les femmes, il les redoutait meme. Le mieux lui semblait de devenir tranquillement l'associe de madame Hedouin, puis de commencer la danse des millions. Aussi, se rappelant son echec ridicule aupres d'elle, la traitait-il en homme, comme elle desirait etre traitee.

Des lors, leurs rapports devinrent tres intimes. Ils s'enfermaient pendant des heures, dans le cabinet du fond. Autrefois, quand il s'etait jure de la seduire, il avait suivi la toute une tactique, tachant d'abuser de ses tendresses commerciales, lui effleurant le cou de chiffres murmures, guettant les recettes heureuses pour profiter de ses abandons. Maintenant, il restait bonhomme, sans calcul, tout a son affaire. Il ne la desirait meme plus, bien qu'il gardat le souvenir de son frisson leger, la nuit des noces de Berthe, lorsqu'elle valsait sur sa poitrine. Peut-etre l'avait-elle aime. En tous cas, il valait mieux rester comme ils etaient; car elle le disait avec justesse, la maison demandait beaucoup d'ordre, c'etait inepte d'y vouloir des choses qui les auraient deranges du matin au soir.

Assis tous deux devant l'etroit bureau, ils s'oubliaient souvent, apres avoir revu les livres et decide les commandes. Lui, revenait alors a ses reves d'agrandissement. Il avait sonde le proprietaire de la maison voisine, qui vendrait volontiers; on donnerait conge au bimbelotier et au marchand d'ombrelles, on etablirait un comptoir special de soierie. Elle, tres grave, ecoutait, n'osait se lancer encore. Mais elle concevait pour les facultes commerciales d'Octave une sympathie grandissante, en retrouvant chez lui sa propre volonte, son gout des affaires, le fond serieux et pratique de son caractere, sous les dehors galants d'un aimable vendeur. Et il montrait, en outre, une flamme, une audace qui lui manquait et qui l'emplissait d'une emotion. C'etait la fantaisie dans le commerce, la seule fantaisie qui l'eut jamais troublee. Il devenait son maitre.

Enfin, un soir, comme ils demeuraient cote a cote devant des factures, sous la flambee ardente d'un bec de gaz, elle dit lentement:

-Monsieur Octave, j'ai parle a mon oncle. Il consent, nous acheterons la maison. Seulement....

Il l'interrompit pour crier avec gaiete:

-Les Vabre sont coules alors!

Elle eut un sourire, elle murmura d'un ton de reproche:

-Vous les detestez donc? Ce n'est pas bien, vous etes le dernier qui devriez leur souhaiter du mal.

Jamais elle ne lui avait parle de ses amours avec Berthe. Cette brusque allusion le gena beaucoup, sans qu'il sut pourquoi. Il rougissait, il balbutiait des explications.

-Non, non, ca ne me regarde pas, reprit-elle toujours souriante et tres calme. Pardonnez-moi, ca m'a echappe, je m'etais promis de ne jamais vous en ouvrir la bouche.... Vous etes jeune. Tant pis pour celles qui veulent bien, n'est-ce pas? C'est aux maris a garder leurs femmes, quand celles-ci ne peuvent se garder toutes seules.

Il eprouva un soulagement, en comprenant qu'elle n'etait pas fachee. Souvent, il avait redoute une froideur de sa part, si elle venait a savoir son ancienne liaison.

-Vous m'avez interrompue, monsieur Octave, recommenca-t-elle gravement. J'allais ajouter que, si j'achete la maison voisine et que je double ainsi l'importance de mes affaires, il m'est impossible de rester seule.... Je vais etre forcee de me remarier.

Octave resta saisi. Comment! elle avait deja un mari en vue, et il l'ignorait! Tout de suite, il sentit sa position compromise.

-Mon oncle, continuait-elle, me l'a dit lui-meme.... Oh! rien ne presse en ce moment. Je suis en deuil de huit mois, j'attendrai l'automne. Seulement, dans le commerce, il faut bien mettre le coeur de cote et songer aux necessites de sa situation.... Un homme est absolument necessaire ici.

Elle discutait cela posement, comme une affaire, et il la regardait, d'une beaute reguliere et saine, le visage tres blanc sous les ondes correctes de ses bandeaux noirs. Alors, il regretta de ne pas avoir, depuis son veuvage, essaye encore de devenir son amant.

-C'est toujours grave, balbutia-t-il, ca demande reflexion.

Sans doute, elle etait de cet avis. Et elle parla de son age.

-Je suis vieille deja, j'ai cinq ans de plus que vous, monsieur Octave....

Il l'interrompit, bouleverse, croyant comprendre, lui saisissant les mains, repetant:

-Oh! madame!... oh! madame!

Mais elle s'etait levee, elle se degageait. Puis, elle baissa le gaz.

-Non, c'est assez, aujourd'hui.... Vous avez de tres bonnes idees, et il est naturel que je songe a vous pour les mettre a execution. Seulement, il y a des ennuis, il faut creuser le projet.... Je vous sais tres serieux, au fond. Etudiez ca de votre cote, je l'etudierai du mien. Voila pourquoi je vous en ai parle. Nous en recauserons plus tard.

Et les choses en resterent la, pendant des semaines. Le magasin reprit son train habituel. Comme madame Hedouin gardait pres de lui sa paix souriante, sans une allusion a une tendresse possible, il affecta d'abord une tranquillite pareille, il finit par etre a son exemple d'une sante heureuse, confiant dans la logique des choses. Elle repetait volontiers que les choses raisonnables arrivaient toutes seules. Aussi n'avait-elle jamais de hate. Les commerages qui commencaient a circuler sur son intimite avec le jeune homme, ne la touchaient meme pas. Ils attendaient.

Rue de Choiseul, la maison entiere jurait donc que le mariage etait fait. Octave avait quitte sa chambre, pour aller se loger rue Neuve-Saint-Augustin, pres du Bonheur des Dames. Il ne frequentait plus personne, ni les Campardon, ni les Duveyrier, qui etaient outres du scandale de ses amours. M. Gourd lui-meme, quand il le voyait, affectait de ne pas le reconnaitre, afin de ne pas avoir a le saluer. Seules, Marie et madame Juzeur, les matins ou elles le rencontraient dans le quartier, entraient causer un instant sous une porte: madame Juzeur, qui l'interrogeait passionnement au sujet de madame Hedouin, aurait voulu le decider a venir chez elle, pour parler de ca, gentiment; Marie, desolee, se plaignant d'etre de nouveau enceinte, lui disait la stupefaction de Jules et la colere terrible de ses parents. Puis, quand le bruit de son mariage devint serieux, Octave fut surpris de recevoir un grand salut de M. Gourd. Campardon, sans se remettre encore, lui envoya a travers la rue un signe de tete cordial; tandis que Duveyrier, en allant un soir acheter des gants, se montra fort aimable. Toute la maison commencait a pardonner.

D'ailleurs, la maison avait retrouve le train de son honnetete bourgeoise. Derriere les portes d'acajou, de nouveaux abimes de vertus se creusaient; le monsieur du troisieme venait travailler une nuit par semaine, l'autre madame Campardon passait avec la rigidite de ses principes, les bonnes etalaient des tabliers eclatants de blancheur; et, dans le silence tiede de l'escalier, les pianos seuls, a tous les etages, mettaient les memes valses, une musique lointaine et comme religieuse.

Cependant, le malaise de l'adultere persistait, insensible pour les gens sans education, mais desagreable aux personnes d'une moralite raffinee. Auguste s'obstinait a ne pas reprendre sa femme, et tant que Berthe demeurerait chez ses parents, le scandale ne serait pas efface, il en resterait une trace materielle. Aucun locataire, du reste, ne racontait publiquement la veritable histoire, qui aurait gene tout le monde; d'un commun accord, sans meme s'etre entendu on avait decide que les difficultes entre Auguste et Berthe venaient des dix mille francs, d'une simple querelle d'argent: c'etait beaucoup plus propre. On pouvait, des lors, en parler devant les demoiselles. Les parents paieraient-ils ou ne paieraient-ils pas? et le drame devenait tout simple, car pas un habitant du quartier ne s'etonnait ni ne s'indignait, a l'idee qu'une question d'argent put dechainer des gifles dans un menage. Au fond, il est vrai, cette convention de bonne compagnie n'empechait pas les choses d'etre; et la maison, malgre son calme devant le malheur, souffrait cruellement dans sa dignite.

C'etait Duveyrier surtout, comme proprietaire, qui portait le poids de cette infortune immeritee et persistante. Depuis quelque temps, Clarisse le torturait a un tel point, qu'il revenait parfois pleurer chez sa femme. Mais le scandale de l'adultere l'avait aussi frappe au coeur; il voyait, disait-il, les passants regarder sa maison de haut en bas, cette maison que son beau-pere et lui s'etaient plu a orner de toutes les vertus domestiques; et ca ne pouvait durer, il parlait de purifier l'immeuble, pour son honneur personnel. Aussi, au nom de la decence publique, poussait-il Auguste a une reconciliation. Malheureusement, celui-ci resistait, entretenu dans sa rage par Theophile et Valerie, qui s'installaient definitivement a la caisse, enchantes de la debacle. Alors, comme les affaires de Lyon tournaient mal, et que le magasin de soierie periclitait faute d'avances, Duveyrier avait concu une idee pratique. Les Josserand devaient souhaiter ardemment se debarrasser de leur fille: il fallait offrir de la reprendre, mais a la condition qu'ils paieraient la dot de cinquante mille francs. Peut-etre, sur leurs instances, l'oncle Bachelard finirait-il par donner la somme. Auguste, d'abord, avait refuse violemment d'entrer dans cette combinaison; a cent mille francs, il serait encore vole. Puis, tres inquiet pour ses echeances d'avril, il s'etait rendu aux raisons du conseiller, qui plaidait la cause de la morale et qui parlait uniquement d'une bonne action a faire.

Lorsqu'on fut d'accord, Clotilde choisit l'abbe Mauduit comme negociateur. C'etait delicat, un pretre pouvait seul intervenir, sans se compromettre. L'abbe, justement, eprouvait un grand chagrin des catastrophes deplorables qui s'abattaient sur une des maisons les plus interessantes de sa paroisse; et il avait deja offert ses conseils, son experience, son autorite, pour mettre fin a un scandale dont les ennemis de la religion auraient pu se rejouir. Cependant, lorsque Clotilde lui parla de la dot, en le priant d'aller porter les conditions d'Auguste aux Josserand, il baissa la tete, il garda un silence douloureux.

-C'est de l'argent du que mon frere reclame, repetait la jeune femme. Comprenez bien que ce n'est pas un marche.... D'ailleurs, mon frere s'obstine.

-Il le faut, j'irai, dit enfin le pretre.

Chez les Josserand, on attendait de jour en jour la proposition. Sans doute, Valerie avait parle, les locataires discutaient le cas: etaient-ils dans la gene au point de garder leur fille? trouveraient-ils les cinquante mille francs pour s'en debarrasser? Depuis que la question se posait, madame Josserand ne derageait plus. Eh quoi! apres avoir eu tant de peine a marier une premiere fois Berthe, voila qu'il fallait la marier encore! Rien n'etait fait, on redemandait une dot, les ennuis d'argent allaient recommencer! Jamais une mere n'avait eu a renouveler ainsi de pareils travaux. Et tout cela par la faute de cette grande cruche, qui poussait la stupidite jusqu'a oublier ses devoirs! La maison devenait un enfer, Berthe y endurait une continuelle torture, car sa soeur Hortense elle-meme, furieuse de ne plus coucher seule, ne prononcait pas une phrase, sans y glisser une allusion blessante. On en arrivait a lui reprocher ses repas. Quand on avait un mari quelque part, c'etait drole tout de meme de rogner les plats de ses parents, deja trop petits. Alors, la jeune femme, desesperee, sanglotait dans les coins, se traitant de lache, ne se trouvant pas le courage de descendre se jeter aux pieds d'Auguste et de lui crier: "Tiens! bats-moi, je ne puis pas etre plus malheureuse!" M. Josserand seul se montrait tendre pour sa fille. Mais il se mourait des fautes et des larmes de cette enfant, il agonisait des cruautes de la famille, en conge illimite, presque toujours au lit. Le docteur Juillerat qui le soignait, parlait d'une decomposition de sang: c'etait une usure de l'etre entier, ou tous les organes se prenaient, les uns apres les autres.

-Lorsque tu auras fait mourir ton pere de chagrin, tu seras contente, n'est-ce pas? criait la mere.

Et Berthe n'osait meme plus entrer dans la chambre du malade. Des que le pere et la fille se voyaient, ils pleuraient tous les deux, ils se faisaient du mal.

Enfin, madame Josserand prit un grand parti: elle invita l'oncle Bachelard, resignee a s'humilier une fois encore. Elle aurait donne les cinquante mille francs de sa poche, si elle les avait eus, pour ne pas garder cette grande fille mariee, dont la presence deshonorait ses mardis. Puis elle venait d'apprendre des choses monstrueuses sur l'oncle, et s'il n'etait pas gentil, elle voulait lui dire une bonne fois sa facon de penser.

Bachelard, a table, se conduisit d'une facon particulierement malpropre. Il etait arrive dans un etat d'ivresse avance; car, depuis la perte de Fifi, il tombait aux ecarts des grandes passions. Heureusement, madame Josserand n'avait invite personne, par crainte d'etre deconsideree. Au dessert, il s'endormit en racontant des histoires embrouillees de noceur gateux, et il fallut le reveiller pour le mener dans la chambre de M. Josserand. Toute une mise en scene y etait preparee, afin d'agir sur sa sensibilite de vieil ivrogne: devant le lit du pere, se trouvaient deux fauteuils, l'un pour la mere, l'autre pour l'oncle. Berthe et Hortense se tiendraient debout. On verrait un peu si l'oncle oserait mentir une fois encore a ses promesses, en face d'un mourant, dans une chambre si triste, qu'une lampe fumeuse eclairait mal.

-Narcisse, dit madame Josserand, la situation est grave....

Et, d'une voix lente et solennelle, elle expliqua cette situation, le malheur regrettable de sa fille, la venalite revoltante du mari, la resolution penible ou elle etait de donner les cinquante mille francs, pour faire cesser le scandale qui couvrait la famille de honte. Puis, severement:

-Souviens-toi de ce que tu as promis, Narcisse.... Le soir du contrat, tu t'es encore frappe la poitrine, en jurant que Berthe pouvait compter sur le coeur de son oncle. Eh bien! ou est-il, ce coeur? le moment est venu de le montrer.... Monsieur Josserand, joignez-vous a moi, indiquez-lui son devoir, si votre etat de faiblesse vous le permet.

Malgre sa profonde repugnance, le pere murmura, par tendresse pour sa fille:

-C'est la verite, vous avez promis, Bachelard. Voyons, avant que je m'en aille, faites-moi donc le plaisir de vous conduire proprement.

Mais, Berthe et Hortense, dans l'esperance d'attendrir l'oncle, lui avaient verse trop souvent a boire. Il etait dans un tel etat, qu'on ne pouvait meme plus abuser de lui.

-Hein? quoi? begaya-t-il, sans avoir besoin d'exagerer son ivresse. Jamais promettre.... Comprends pas du tout. Repete un peu, Eleonore.

Celle-ci recommenca, le fit embrasser par Berthe qui pleurait, le supplia au nom de la sante de son mari, lui prouva qu'en donnant les cinquante mille francs, il remplissait un devoir sacre. Puis, comme il se rendormait, sans avoir l'air d'etre affecte le moins du monde par la vue du malade et de cette chambre douloureuse, elle eclata brusquement en paroles violentes.

-Tiens! Narcisse, il y a trop longtemps que ca dure, tu es une canaille!... Je connais toutes tes cochonneries. Tu viens de marier ta maitresse a Gueulin, et tu leur as donne cinquante mille francs, juste la somme que tu nous avais promise.... Ah! c'est propre, le petit Gueulin joue la dedans un joli role! Et toi, tu es plus sale encore, tu nous retires le pain de la bouche, tu prostitues ta fortune, oui! tu la prostitues, en nous volant pour cette catin un argent qui nous appartenait!

Jamais elle ne s'etait soulagee a ce point. Hortense, genee, dut s'occuper de la potion de son pere, afin d'avoir un maintien. Celui-ci, dont cette scene enfievrait le mal, s'agitait sur l'oreiller, repetait d'une voix tremblante:

-Je t'en prie, Eleonore, tais-toi, il ne donnera rien.... Si tu veux lui dire des choses, emmene-le, pour que je ne vous entende pas.

Berthe de son cote, pleurait plus fort, se joignait a son pere.

-Assez, maman, fais plaisir a papa.... Mon Dieu! suis-je malheureuse d'etre la cause de toutes ces disputes! J'aime mieux m'en aller, j'irai mourir quelque part.

Alors, madame Josserand posa carrement la question a l'oncle.

-Veux-tu, oui ou non, donner les cinquante mille francs, pour que ta niece marche le front haut?

Effare, il s'attardait dans des explications.

-Ecoute un peu, j'ai trouve Gueulin et Fifi ensemble. Quoi faire? il a bien fallu les marier.... Ce n'est pas ma faute.

-Veux-tu, oui ou non, donner la dot que tu as promise? repeta-t-elle furieusement.

Il vacillait, son ivresse s'aggravait au point qu'il ne trouvait plus les mots.

-Peux pas, parole d'honneur!... Ruine completement. Autrement, tout de suite.... Le coeur sur la main, tu le sais....

Elle l'interrompit d'un geste terrible, elle declara:

-C'est bon, je vais reunir un conseil de famille et te faire interdire. Quand les oncles deviennent gateux, on les met a l'hopital.

Du coup, l'oncle fut pris d'une grosse emotion. Il regarda la chambre, la trouva sinistre, avec sa maigre lampe; il regarda le mourant qui, soutenu par ses filles, avalait une cuilleree d'un liquide noiratre; et son coeur creva, il sanglota en accusant sa soeur de ne l'avoir jamais compris. Pourtant, il etait deja bien assez malheureux de la trahison de Gueulin. On le savait tres sensible, on avait tort de l'inviter a diner, pour l'attrister ensuite. Enfin, a la place des cinquante mille francs, il offrit tout le sang de ses veines.

Madame Josserand, epuisee, l'abandonnait, lorsque la bonne annonca le docteur Juillerat et l'abbe Mauduit. Ils s'etaient rencontres sur le palier, ils entrerent ensemble. Le docteur trouva M. Josserand beaucoup plus mal, encore sous le coup de la scene ou il avait du jouer un role. Lorsque, de son cote, l'abbe voulut emmener madame Josserand dans le salon, ayant, disait-il, une communication a lui faire, celle-ci flaira de quelle part il venait et repondit avec majeste qu'elle etait en famille et qu'elle pouvait tout entendre; le docteur lui-meme ne serait pas de trop, car un medecin etait, lui aussi, un confesseur.

-Madame, dit alors le pretre avec une douceur un peu genee, voyez dans ma demarche l'ardent desir de reconcilier deux familles....

Il parla du pardon de Dieu, appuya sur la joie qu'il eprouverait a rassurer les coeurs honnetes, en faisant cesser une situation intolerable. Il appelait Berthe malheureuse enfant, ce qui la mit de nouveau en larmes; et tout cela avec une telle paternite, en termes si choisis, qu'Hortense n'eut pas besoin de sortir. Cependant, il dut en arriver aux cinquante mille francs: les epoux semblaient ne plus avoir qu'a s'embrasser, lorsqu'il posa la condition formelle de la dot.

-Monsieur l'abbe, permettez-moi de vous interrompre, dit madame Josserand. Nous sommes tres touches de vos efforts. Mais jamais, entendez-vous! jamais, nous ne trafiquerons avec l'honneur de notre fille.... Des gens qui se sont deja reconcilies sur le dos de cette enfant! Oh! je sais tout, ils etaient a couteaux tires, et maintenant ils ne se quittent plus, ils nous mangent du matin au soir.... Non, monsieur l'abbe, un marche serait une honte....

-Il me semble pourtant, madame..., hasarda le pretre.

Elle lui couvrit la voix, elle continua superbement:

-Tenez! mon frere est la. Vous pouvez l'interroger.... il me repetait encore tout a l'heure: "Eleonore, je t'apporte les cinquante mille francs, arrange ce facheux malentendu." Eh bien! monsieur l'abbe, demandez-lui quelle a ete ma reponse.... Leve-toi, Narcisse. Dis la verite.

L'oncle s'etait deja rendormi sur un fauteuil, au fond de la chambre. Il se remua, il lacha des mots sans suite. Puis, comme sa soeur insistait, il mit la main sur son coeur, en begayant:

-Quand le devoir parle, on doit marcher.... La famille avant tout.

-Vous l'entendez! cria madame Josserand, d'un air de triomphe. Pas d'argent, c'est ignoble!... Repetez bien a ces gens que nous ne mourons pas, nous autres, pour eviter de payer. La dot est ici, nous l'aurions donnee; mais, du moment qu'on l'exige comme le rachat de notre fille, c'est trop sale.... Qu'Auguste reprenne Berthe d'abord, nous verrons plus tard.

Elle avait eleve la voix, et le docteur qui examinait le malade, dut la faire taire.

-Plus bas, madame! dit-il. Votre mari souffre.

Alors, l'abbe Mauduit, dont la gene augmentait, s'approcha du lit, trouva de bonnes paroles. Et il se retira, sans revenir sur l'affaire, cachant la confusion d'avoir echoue, sous son aimable sourire, avec un pli de degout et de douleur aux levres. Comme le docteur s'en allait a son tour, il apprit rudement a madame Josserand que le malade etait perdu: les plus grandes precautions devenaient necessaires, car la moindre emotion pouvait l'emporter. Elle resta saisie, elle passa dans la salle a manger, ou ses deux filles et l'oncle rentraient, pour laisser reposer M. Josserand, qui semblait vouloir dormir.

-Berthe, murmura-t-elle, tu viens d'achever ton pere. C'est le docteur qui l'a dit.

Et toutes trois s'affligerent autour de la table, pendant que Bachelard, gagne lui aussi par les larmes, se confectionnait un grog.

Lorsqu'on eut fait connaitre a Auguste la reponse des Josserand, il fut repris de fureur contre sa femme, jurant qu'il la repousserait a coups de botte, le jour ou elle viendrait demander grace. Au fond, elle lui manquait, il souffrait d'un vide, il etait comme depayse, dans les nouveaux ennuis de son abandon, aussi graves que les ennuis du menage. Rachel, qu'il avait gardee pour blesser Berthe, le volait et le querellait maintenant, avec la tranquille impudence d'une epouse; et il finissait par regretter les petits benefices de la vie a deux, les soirees passees a s'ennuyer ensemble, puis les reconciliations couteuses dans la chaleur des draps. Mais il avait surtout assez de Theophile et de Valerie, installes en bas, occupant le magasin de leur importance. Meme il les soupconnait de s'approprier parfois la monnaie, sans aucune delicatesse. Valerie n'etait pas comme Berthe, elle aimait troner sur la banquette de la caisse; seulement, il crut s'apercevoir qu'elle attirait des hommes, a la face de son imbecile de mari, dont le rhume persistant voilait les yeux de continuelles larmes. Autant Berthe alors. Au moins, elle n'avait jamais fait passer la rue a travers les comptoirs. Enfin, une derniere inquietude le travaillait: le Bonheur des Dames prosperait, devenait une menace pour sa maison, dont le chiffre d'affaires diminuait de jour en jour. Certes, il ne regrettait pas ce miserable Octave, et cependant il etait juste, il lui reconnaissait des facultes hors ligne. Comme tout aurait marche, si l'on s'etait mieux entendu! Des regrets attendris le prenaient, il y avait des heures ou, malade de solitude, sentant la vie crouler sous lui, il serait monte chez les Josserand leur redemander Berthe, pour rien.

D'ailleurs, Duveyrier ne se decourageait pas, le poussait toujours a une reconciliation, de plus en plus navre de la defaveur morale qu'une telle histoire jetait sur son immeuble. Il affectait meme de croire aux paroles de madame Josserand, rapportees par le pretre: si Auguste reprenait sa femme sans condition, on lui compterait certainement la dot, le lendemain. Puis, comme celui-ci redevenait enrage, devant une affirmation pareille, le conseiller faisait surtout appel a son coeur. Il l'emmenait le long des quais, lorsqu'il se rendait au Palais de Justice; il lui enseignait le pardon des injures d'une voix trempee de larmes, le nourrissait d'une philosophie desolee et lache, ou la seule felicite possible etait d'endurer la femme, puisqu'on ne pouvait pas s'en passer.

Duveyrier baissait, inquietait la rue de Choiseul par la tristesse de sa demarche et la paleur de son visage, ou les taches rouges s'elargissaient, irritees. Un malheur inavouable semblait s'abattre sur lui. C'etait Clarisse qui engraissait toujours, qui debordait et le torturait. A mesure qu'elle eclatait d'un embonpoint bourgeois, il la trouvait plus insupportable de belle education, de rigorisme distingue. Maintenant, elle lui defendait de la tutoyer en presence de sa famille; et, devant lui, elle se pendait au cou de son maitre de piano, se lachait dans des familiarites, dont il sanglotait. Deux fois, il l'avait surprise avec Theodore, s'etait emporte, puis avait demande son pardon a genoux, acceptant tous les partages. D'ailleurs, continuellement, pour le tenir humble et soumis, elle parlait avec repugnance de ses boutons; meme l'idee lui etait venue de le passer a une de ses cuisinieres, grosse fille accoutumee aux basses besognes; mais la cuisiniere n'avait pas voulu de monsieur. Chaque jour, la vie devenait ainsi plus cruelle pour Duveyrier, chez cette maitresse ou il retrouvait son menage, tombe dans un enfer. La tribu des camelots, la mere, le grand voyou de frere, les deux petites soeurs, jusqu'a la tante infirme, le volaient avec impudence, vivaient de lui ouvertement, au point de vider ses poches la nuit, quand il couchait. Sa situation s'aggravait d'autre part: il etait a bout d'argent, il tremblait d'etre compromis sur son siege de magistrat; certes, on ne pouvait le destituer; seulement, les jeunes avocats le regardaient d'un air polisson, ce qui le genait pour rendre la justice. Et, lorsque, chasse par la salete et le vacarme, pris du degout de lui-meme, il s'echappait de la rue d'Assas et se refugiait rue de Choiseul, la froideur haineuse de sa femme achevait de l'accabler. Alors, il perdait la tete, il regardait la Seine en se rendant a l'audience, avec l'idee de s'y jeter, le soir ou une derniere souffrance lui en donnerait le courage.

Clotilde avait bien remarque les attendrissements de son mari, inquiete, courroucee contre cette maitresse qui n'arrivait meme pas a faire le bonheur d'un homme, dans son inconduite. Mais elle etait, de son cote, tres ennuyee d'une aventure deplorable, dont les consequences revolutionnaient la maison. Clemence, en remontant un matin chercher un mouchoir, venait de surprendre Hippolyte avec cet avorton de Louise, sur son propre lit; et, depuis lors, elle le giflait dans la cuisine au moindre mot, ce qui detraquait le service. Le pis etait que madame ne pouvait fermer les yeux davantage sur la situation illegale de sa femme de chambre et de son maitre d'hotel: les autres bonnes riaient, le scandale se repandait chez les fournisseurs, il fallait absolument les marier ensemble, si elle desirait les garder; et, comme elle continuait a etre tres contente de Clemence, elle ne songeait plus qu'a ce mariage. La negociation lui semblait si delicate, avec des amoureux qui se rouaient de coups, qu'elle resolut d'en charger encore l'abbe Mauduit, dont le role moralisateur paraissait tout indique dans la circonstance. Du reste, ses domestiques lui donnaient beaucoup de mal, depuis quelque temps. A la campagne, elle s'etait apercu de la liaison de son grand galopin de Gustave avec Julie; un instant, elle avait voulu renvoyer cette derniere, a regret, car elle aimait sa cuisine; puis, apres de sages reflexions, elle l'avait gardee, preferant que le galopin eut une maitresse chez elle, une fille propre qui ne serait jamais un embarras. Au dehors, on ne sait pas ce qu'un jeune homme peut empoigner, quand il commence trop jeune. Elle les surveillait donc, sans rien dire; et il fallait, maintenant, que les deux autres vinssent l'occuper de leur histoire!

Justement, un matin, madame Duveyrier allait se rendre chez l'abbe Mauduit, lorsque Clemence lui annonca que le pretre montait l'extreme-onction a M. Josserand. La femme de chambre, apres s'etre trouvee dans l'escalier, sur le passage du bon Dieu, etait rentree a la cuisine, en s'ecriant:

-Je disais bien qu'il reviendrait cette annee!

Et, faisant allusion aux catastrophes dont la maison souffrait, elle avait ajoute:

-Ca nous a porte malheur a tous.

Cette fois, le bon Dieu n'arriva pas en retard: c'etait un signe excellent pour l'avenir. Madame Duveyrier se hata d'aller a Saint-Roch, ou elle attendit le retour de l'abbe. Il l'ecouta, garda un silence triste, puis ne put refuser d'eclairer la femme de chambre et le maitre d'hotel sur l'immoralite de leur situation. D'ailleurs, l'autre histoire l'aurait fait retourner prochainement rue de Choiseul, car le pauvre M. Josserand ne passerait sans doute pas la nuit; et il donna a entendre qu'il voyait la une circonstance cruelle, mais heureuse, pour reconcilier Auguste et Berthe. On tacherait d'arranger les deux affaires a la fois. Il etait grand temps que le ciel voulut bien benir leurs efforts.

-J'ai prie, madame, dit le pretre. Dieu triomphera.

En effet, le soir, a sept heures, l'agonie de M. Josserand commencait. Toute la famille se trouvait reunie, sauf l'oncle Bachelard qu'on avait inutilement cherche dans les cafes, et Saturnin qui etait toujours enferme a l'asile des Moulineaux. Leon, dont la maladie de son pere retardait facheusement le mariage, montrait une douleur digne. Madame Josserand et Hortense avaient du courage. Seule, Berthe sanglotait si fort, que, pour ne pas affecter le malade, elle s'etait refugiee au fond de la cuisine, ou Adele, profitant du desarroi, buvait du vin chaud. D'ailleurs, M. Josserand mourut avec simplicite. Son honnetete l'etouffait. Il avait passe inutile, il s'en allait, en brave homme las des vilaines choses de la vie, etrangle par la tranquille inconscience des seules creatures qu'il eut aimees. A huit heures, il begaya le nom de Saturnin, se tourna contre le mur, et s'eteignit.

Personne ne le croyait mort, car on redoutait une agonie terrible. On patienta quelque temps, on le laissait dormir. Lorsqu'on le trouva qui se refroidissait deja, madame Josserand, au milieu des pleurs, s'emporta contre Hortense, qu'elle avait chargee d'aller chercher Auguste, comptant elle aussi remettre Berthe sur les bras de ce dernier, dans la grosse douleur des derniers moments.

-Tu ne songes donc a rien! disait-elle en s'essuyant les yeux.

-Mais, maman, repondait la jeune fille en larmes, est-ce qu'on pouvait croire que papa finirait si vite!... Tu m'avais dit de descendre prevenir Auguste a neuf heures seulement, pour etre sure de le garder jusqu'a la fin.

La famille, tres affligee, trouva dans cette querelle une distraction. C'etait encore une affaire manquee, on n'arrivait jamais a rien. Il restait heureusement l'occasion du convoi, pour s'embrasser.

Le convoi parut convenable, bien qu'il fut d'une classe inferieure a celui de M. Vabre. On se passionna d'ailleurs beaucoup moins dans la maison et dans le quartier, car il ne s'agissait plus d'un proprietaire. Le mort etait un homme paisible, qui ne troubla meme pas le sommeil de madame Juzeur. Marie, sur le point d'accoucher depuis la veille, exprima le seul regret de n'avoir pu aider ces dames a faire la toilette du pauvre monsieur. En bas, madame Gourd se contenta de se lever, au passage du cercueil, et de le saluer du fond de la loge, sans venir jusqu'a la porte. Toute la maison, cependant, alla au cimetiere: Duveyrier, Campardon, les Vabre, M. Gourd. On causa du printemps, dont les grandes pluies avaient compromis les recoltes. Campardon s'etonna de la mauvaise mine de Duveyrier; et, comme, en regardant descendre le corps, le conseiller palissait, sur le point de se trouver mal, l'architecte murmura:

-Il a senti l'odeur de la terre.... Dieu veuille que la maison ne soit pas decimee davantage!

Il fallut soutenir jusqu'a leur voiture madame Josserand et ses filles. Leon s'empressait, aide de l'oncle Bachelard, pendant que, l'air gene, Auguste marchait en arriere. Ce dernier monta dans une autre voiture, avec Duveyrier et Theophile. Clotilde gardait l'abbe Mauduit, qui n'avait pas officie, mais qui etait venu au cimetiere, voulant donner un temoignage de sympathie a la famille. Les chevaux repartirent plus gaiement; et, tout de suite, elle pria le pretre de rentrer avec eux, car elle sentait l'heure favorable. Il consentit.

Rue de Choiseul, les trois voitures de deuil deposerent silencieusement la famille. Theophile rejoignit aussitot Valerie, restee a surveiller un grand nettoyage, pour profiter de la fermeture du magasin.

-Tu peux faire tes paquets, lui cria-t-il d'une voix furieuse. Ils sont tous a le pousser. Je parie qu'il va lui demander pardon!

Tous, en effet, eprouvaient le pressant besoin d'en finir. Il fallait que le malheur, au moins, fut bon a quelque chose. Auguste, au milieu d'eux, comprenait bien ce qu'ils voulaient; et il etait seul, sans force, l'air gene. Lentement, la famille avait defile sous la voute, vetue de noir. Personne ne parlait. Dans l'escalier, le silence continua, un silence plein d'un sourd travail; tandis que les jupes de crepe, molles et tristes, montaient les marches. Auguste, pris d'une derniere revolte, etait passe le premier, avec l'idee de s'enfermer vivement chez lui; mais, comme il ouvrait sa porte, Clotilde et l'abbe, qui l'avaient suivi, l'arreterent. Derriere eux, Berthe en grand deuil parut sur le palier, accompagnee de sa mere et de sa soeur. Toutes trois avaient les yeux rouges, madame Josserand surtout faisait peine a voir.

-Allons, mon ami, dit simplement le pretre, gagne par les larmes.

Et cela suffit, Auguste ceda tout de suite, voyant qu'il valait mieux se resigner, dans cette occasion honorable. Sa femme pleurait, il pleura aussi, begayant:

-Entre.... Nous tacherons de ne pas recommencer.

Alors, la famille s'embrassa. Clotilde felicitait son frere: elle n'attendait pas moins de son coeur. Madame Josserand montrait une satisfaction navree, en veuve que les bonheurs inesperes ne touchent meme plus. Elle associa son pauvre mari a la joie generale.

-Vous faites votre devoir, mon gendre. Celui qui est au ciel vous remercie.

-Entre, repetait Auguste bouleverse.

Mais, attiree par le bruit, Rachel venait de paraitre dans l'antichambre; et, devant l'exasperation muette qui palissait le visage de cette fille, Berthe eut une courte hesitation. Puis, severement, elle entra, elle disparut avec le noir de son deuil, dans l'ombre de l'appartement, Auguste la suivait, la porte se referma sur eux.

Un grand soupir de soulagement traversa l'escalier, emplit la maison d'allegresse. Les dames serrerent les mains du pretre, que Dieu avait exauce. Au moment ou Clotilde l'emmenait, pour arranger l'autre histoire, Duveyrier, reste en arriere avec Leon et Bachelard, arriva peniblement. Il fallut lui expliquer l'issue heureuse; mais, lui qui la desirait depuis des mois, sembla comprendre a peine, l'air etrange, travaille d'une idee fixe, dont la torture le desinteressait. Pendant que les Josserand montaient chez eux, il rentra derriere sa femme et l'abbe. Et ils etaient encore dans l'antichambre, lorsque des cris etouffes les firent tressaillir.

-Que madame se rassure, expliqua complaisamment Hippolyte. C'est la petite dame d'en haut qui a ete prise des douleurs.... J'ai vu le docteur Juillerat monter en courant.

Puis, lorsqu'il fut seul, il ajouta philosophiquement:

-Un qui part, un qui vient.

Clotilde installa l'abbe Mauduit dans le salon, en disant qu'elle lui enverrait d'abord Clemence; et, pour le faire patienter, elle lui donna la Revue des deux mondes, ou il y avait des vers vraiment delicats. Elle voulait preparer sa femme de chambre. Mais elle trouva son mari assis sur une chaise de son cabinet de toilette.

Depuis le matin, Duveyrier agonisait. Il venait, une troisieme fois, de surprendre Clarisse avec Theodore; et, comme il protestait, toute la famille des camelots, la mere, le frere, les petites soeurs, s'etait ruee sur lui, l'avait jete dans l'escalier a coups de pied et a coups de poing. Clarisse, pendant ce temps, le traitait de pane, le menacait furieusement d'envoyer chercher le commissaire, s'il remettait les pieds chez elle. C'etait fini, le concierge apitoye lui avait appris en bas que, depuis huit jours, un vieux tres riche voulait entretenir madame. Alors, chasse, n'ayant plus de niche ou vivre chaudement, Duveyrier, apres avoir battu les trottoirs, etait entre dans une boutique perdue acheter un revolver de poche. La vie devenait trop triste, il pourrait au moins la quitter, quand il aurait trouve un bon endroit. Ce choix d'un coin tranquille le preoccupait, en rentrant rue de Choiseul d'un pas machinal, pour assister au convoi de M. Josserand. Puis, derriere le corps, il avait eu l'idee brusque de se tuer au cimetiere: il s'en irait au fond, se cacherait derriere une tombe; cela flattait son gout du romanesque, le besoin d'un ideal tendre et romantique, qui desolait son existence, sous la rigidite bourgeoise de son attitude. Mais, devant le cercueil qu'on descendait, il s'etait mis a trembler, saisi du froid de la terre. Decidement, l'endroit ne valait rien, il fallait chercher ailleurs. Et, revenu plus malade, envahi par l'idee fixe, il reflechissait sur une chaise du cabinet de toilette, discutant le meilleur coin de la maison: peut-etre dans la chambre, au bord du lit, ou plus simplement a la place meme ou il se trouvait, sans bouger.

-Auriez-vous l'obligeance de me laisser seule? lui dit Clotilde.

Il tenait deja le revolver dans sa poche.

-Pourquoi? demanda-t-il avec effort.

-Parce que j'ai besoin d'etre seule.

Il crut qu'elle desirait changer de robe et qu'elle ne voulait meme plus lui montrer ses bras nus, tant il la repugnait. Un instant, il la regarda de ses yeux troubles, si grande, si belle, le teint d'une purete de marbre, les cheveux noues en tresses d'or fauve. Ah! si elle avait consenti, comme tout se serait arrange! Il se leva en trebuchant, ouvrit les bras, tacha de la saisir.

-Quoi donc? murmura-t-elle, surprise. Que vous prend-il? Pas ici, bien sur.... Vous n'avez donc plus l'autre? Ca va donc recommencer, cette abomination?

Et elle avait le coeur souleve d'un tel degout, qu'il recula. Sans dire une parole, il sortit, s'arreta dans l'antichambre, hesita une seconde; puis, comme une porte se trouvait devant lui, la porte des lieux d'aisance, il la poussa; et, sans hate, il s'assit au milieu du siege. C'etait un endroit tranquille, personne ne viendrait l'y deranger. Il introduisit le canon du petit revolver dans sa bouche, il lacha un coup.

Cependant, Clotilde, que ses allures inquietaient depuis le matin, avait ecoute pour savoir s'il lui faisait la grace de retourner chez Clarisse. En comprenant ou il allait, a un craquement particulier de la porte, elle ne s'occupait plus de lui, elle sonnait enfin Clemence, lorsque la detonation sourde de l'arme l'etonna. Qu'etait-ce donc? on aurait dit le petit bruit d'une carabine d'appartement. Elle accourut dans l'antichambre, n'osa pas d'abord l'interroger; puis, comme un souffle etrange sortait de la dedans, elle l'appela, finit par ouvrir, en ne recevant aucune reponse. Le verrou n'etait pas meme pousse. Duveyrier, etourdi plus encore par la peur que par le mal, restait accroupi sur le siege, dans une pose lugubre, les yeux grands ouverts, la face ruisselante de sang. Il venait de se rater. La balle, apres lui avoir entame la machoire, s'en etait allee en trouant la joue gauche. Et il n'avait plus le courage de se tirer un second coup.

-Comment! c'est ce que vous venez faire la! cria Clotilde hors d'elle. Eh! tuez-vous dehors!

Elle etait indignee. Ce spectacle, au lieu de l'attendrir, la jetait a une exasperation derniere. Elle le bourra, le souleva sans precaution aucune, voulut l'emporter pour qu'on ne le vit pas en un pareil endroit. Dans ce cabinet! et il se manquait encore! C'etait le comble.

Alors, pendant qu'elle le soutenait pour le conduire a la chambre, Duveyrier qui avait du sang plein la gorge et qui crachait ses dents, begaya entre deux rales:

-Tu ne m'as jamais aime!

Et il sanglotait, il souffrait de la poesie morte, de cette petite fleur bleue qu'il ne pouvait cueillir. Lorsque Clotilde l'eut couche, elle s'attendrit enfin, prise d'une emotion nerveuse dans sa colere. Le pis etait que Clemence et Hippolyte arrivaient, au coup de sonnette. Elle leur parla bien d'abord d'un accident: monsieur venait de choir sur le menton; puis, elle dut abandonner cette fable, car le domestique, en allant essuyer le siege ensanglante, avait trouve le revolver, tombe derriere le petit balai. Cependant, comme le blesse perdait du sang, la femme de chambre se souvint que le docteur Juillerat accouchait en haut madame Pichon, et elle courut, elle le rencontra justement qui descendait, apres une delivrance heureuse. Tout de suite, le docteur rassura Clotilde; peut-etre resterait-il une deviation dans la machoire, mais la vie n'etait pas en danger. Il se hatait de proceder a un premier pansement, au milieu de cuvettes d'eau et de linges taches de rouge, lorsque l'abbe Mauduit, inquiet de tout ce bruit, se permit d'entrer.

-Qu'est-il donc arrive? demanda-t-il.

Cette question acheva de bouleverser madame Duveyrier. Elle eclata en larmes, des les premiers mots d'explication. Le pretre avait compris d'ailleurs, au courant des miseres cachees de son troupeau. Deja, dans le salon, envahi d'un malaise, il regrettait presque son succes, cette malheureuse jeune femme qu'il venait de pousser chez son mari, sans qu'elle eut un remords. Un doute terrible le prenait, Dieu peut-etre n'etait pas avec lui. Son angoisse augmenta devant la machoire cassee du conseiller. Il s'approcha, il voulut condamner energiquement le suicide. Mais le docteur, tres affaire, l'ecartait.

-Apres moi, monsieur l'abbe. Tout a l'heure.... Vous voyez bien qu'il est evanoui.

Duveyrier, en effet, au premier attouchement du medecin, avait perdu connaissance. Alors, Clotilde, pour se debarrasser des domestiques qui n'etaient plus utiles, et dont les yeux grands ouverts la genaient, murmura, en s'essuyant les yeux:

-Allez dans le salon avec monsieur l'abbe.... Il a quelque chose a vous dire.

Le pretre dut les emmener. C'etait encore une laide affaire. Hippolyte et Clemence, tres surpris, le suivaient. Quand ils furent seuls, il commenca par leur adresser des exhortations embrouillees: le ciel recompensait la bonne conduite, tandis qu'un seul peche conduisait en enfer; du reste, il etait toujours temps de mettre fin a un scandale et de faire son salut. Pendant qu'il parlait ainsi, leur surprise devenait de l'ahurissement; les mains ballantes, elle avec ses membres menus et sa bouche pincee, lui avec sa figure plate et ses gros os de gendarme, ils echangeaient des coups d'oeil inquiets: est-ce que madame avait decouvert ses serviettes, en haut, dans une malle? ou bien etait-ce pour la bouteille de vin qu'ils montaient tous les soirs?

-Mes enfants, finit par dire le pretre, vous donnez le mauvais exemple. Le grand crime est de pervertir autrui, de jeter de la deconsideration sur la maison ou l'on habite.... Oui, vous vivez dans une inconduite qui n'est malheureusement plus un secret pour personne, car vous vous battez depuis huit jours.

Il rougissait, une hesitation pudique lui faisait chercher les mots. Les deux domestiques avaient eu un soupir de soulagement. Ils souriaient, ils se dandinaient maintenant d'un air heureux. Ce n'etait que ca! vrai, il n'y avait pas de quoi les effrayer ainsi!

-Mais c'est fini, monsieur le cure, declara Clemence, en adressant a Hippolyte un regard de femme reconquise. Nous sommes remis ensemble.... Oui, il m'a explique.

Le pretre, a son tour, montra un etonnement plein de tristesse.

-Vous ne me comprenez pas, mes enfants. Vous ne pouvez continuer a vivre ensemble, vous offensez Dieu et les hommes.... Il faut vous marier.

Du coup, leur stupefaction reparut. Se marier, pourquoi faire?

-Moi, je ne veux pas, dit Clemence. J'ai une autre idee.

Alors, l'abbe Mauduit tacha de convaincre Hippolyte.

-Voyons, mon garcon, vous qui etes un homme, decidez-la, parlez-lui de son honneur.... Ca ne changera rien dans votre vie. Mariez-vous.

Le domestique riait d'un rire farceur et embarrasse. Enfin, il declara, en regardant la pointe de ses chaussons:

-Bien sur, je ne dis pas, mais je suis marie.

Cette reponse coupa net la morale du pretre. Sans ajouter une parole, il replia ses arguments, il remit en poche Dieu inutile, desole de l'avoir risque dans une telle avanie. Clotilde qui le rejoignait, venait d'entendre; et, d'un geste, elle lacha tout. Sur son ordre, le valet et la femme de chambre sortirent, l'un derriere l'autre, tres amuses au fond, l'air serieux. L'abbe, apres un silence, se plaignit amerement: pourquoi l'exposer ainsi? pourquoi remuer des choses qu'il valait mieux laisser dormir? Maintenant, la situation etait tout a fait malpropre. Mais Clotilde repetait son geste: tant pis! elle avait d'autres tracas. D'ailleurs, elle ne renverrait certainement pas les domestiques, de peur que le quartier ne connut l'histoire du suicide, le soir meme. On verrait plus tard.

-N'est-ce pas? le repos le plus absolu, recommanda le docteur qui sortait de la chambre. Ca se remettra parfaitement, mais qu'on lui evite toute fatigue.... Ayez bon courage, madame.

Et, se tournant vers le pretre:

-Vous le sermonnerez, plus tard, mon cher abbe. Je ne vous l'abandonne pas encore.... Si vous retournez a Saint-Roch, je vous accompagne, nous ferons route ensemble.

Tous deux descendirent.

Cependant, la maison retrouvait son grand calme. Madame Juzeur s'etait attardee au cimetiere, tachant de seduire Trublot en lisant avec lui les inscriptions des tombes; et, malgre son peu de gout pour les coquetteries sans resultat, il avait du la ramener en fiacre, rue de Choiseul. La triste aventure de Louise emplissait la pauvre dame d'une melancolie. Comme ils arrivaient, elle parlait encore de cette miserable, rendue par elle la veille aux Enfants-Assistes: une cruelle experience, une desillusion derniere, qui emportait son espoir de trouver jamais une bonne vertueuse. Puis, sous la porte, elle finit par inviter Trublot a venir causer quelquefois chez elle. Mais il allegua son travail.

A ce moment, l'autre madame Campardon passa. Ils la saluerent. M. Gourd leur apprit l'heureuse delivrance de madame Pichon. Tous furent alors de l'avis de monsieur et de madame Vuillaume: trois enfants, pour des employes, c'etait une vraie folie; et le concierge laissa meme entendre que, s'il en poussait un quatrieme, le proprietaire leur donnerait conge, car trop de famille degradait un immeuble. Mais ils se turent, une dame voilee, laissant derriere elle une odeur de verveine, se glissait legerement dans le vestibule, sans s'adresser a M. Gourd, qui affecta de ne pas la voir. Le matin, il avait tout prepare chez le monsieur distingue du troisieme, pour une nuit de travail.

Du reste, il n'eut que le temps de crier aux deux autres:

-Prenez garde! ils nous ecraseraient comme des chiens.

C'etait la voiture des gens du second qui sortait. Les chevaux piaffaient sous la voute, le pere et la mere, au fond du landau, souriaient a leurs enfants, deux beaux enfants blonds, dont les petites mains se disputaient un bouquet de roses.

-Quel monde! murmura le concierge furieux. Ils ne sont meme pas alles a l'enterrement, de peur d'etre polis comme les autres.... Ca vous eclabousse, et si l'on voulait parler pourtant!

-Quoi donc? demanda madame Juzeur, tres interessee.

Alors, M. Gourd raconta qu'on etait venu de la police, oui, de la police! L'homme du second avait ecrit un roman si sale, qu'on allait le mettre a Mazas.

-Des horreurs! continua-t-il, d'une voix ecoeuree. C'est plein de cochonneries sur les gens comme il faut. Meme on dit que le proprietaire est dedans; parfaitement, monsieur Duveyrier en personne! Quel toupet!... Ah! ils ont bien raison de se cacher et de ne frequenter aucun locataire! Nous savons maintenant ce qu'ils fabriquent, avec leurs airs de rester chez eux. Et, vous voyez, ca roule carrosse, ca vend leurs ordures au poids de l'or!

Cette idee surtout exasperait M. Gourd. Madame Juzeur ne lisait que des vers, Trublot declarait ne pas se connaitre en litterature. Pourtant, l'un et l'autre blamaient le monsieur de salir dans ses ecrits la maison ou il abritait sa famille, lorsque des cris feroces, des mots abominables vinrent du fond de la cour.

-Grosse vache! tu etais trop contente de m'avoir, pour faire sauver tes hommes!... Tu entends, sacre chameau! je ne te l'envoie pas dire!

C'etait Rachel, que Berthe chassait, et qui se soulageait dans l'escalier de service. Tout d'un coup, chez cette fille muette et respectueuse, dont les autres bonnes elles-memes ne pouvaient tirer la moindre indiscretion, une debandade avait lieu, pareille a la debacle d'un egout. Mise deja hors d'elle-meme par la rentree de madame chez monsieur, qu'elle volait a l'aise depuis la separation, elle etait devenue terrible, quand elle avait recu l'ordre de faire monter un commissionnaire pour enlever sa malle. Debout dans la cuisine, Berthe ecoutait, bouleversee; tandis que, sur la porte, Auguste, voulant faire acte d'autorite, recevait au visage les termes ignobles, les accusations atroces.

-Oui, oui, continuait la bonne enragee, tu ne me flanquais pas dehors, quand je cachais tes chemises, derriere le dos de ton cocu!... Et le soir ou ton amant a du remettre ses chaussettes au milieu de mes casseroles, pendant que j'empechais ton cocu d'entrer, pour te donner le temps de te refroidir!... Salope, va!

Berthe, suffoquee, s'enfuit au fond de l'appartement. Mais Auguste devait tenir tete: il palissait, il etait pris d'un tremblement, a chacune de ces revelations ordurieres, criees dans un escalier; et il ne trouvait qu'un mot: "Malheureuse! malheureuse!" pour exprimer son angoisse d'apprendre ainsi les details crus de l'adultere, juste a l'heure ou il venait de pardonner. Cependant, toutes les bonnes etaient sorties sur les paliers de leurs cuisines. Elles se penchaient, elles ne perdaient pas une parole; mais elles-memes restaient saisies de la violence de Rachel. Une consternation, peu a peu, les faisait se reculer. Ca finissait par depasser les bornes. Lisa resuma le sentiment de toutes, en disant:

-Ah bien! non, on bavarde, mais on ne tombe pas comme ca sur les maitres.

D'ailleurs, le monde filait, on laissait cette fille se soulager seule, car il devenait genant d'ecouter des choses desagreables pour chacun; d'autant plus que, maintenant, elle s'attaquait a toute la maison. M. Gourd, le premier, rentra dans sa loge, en faisant remarquer qu'on ne pouvait rien esperer d'une femme en colere. Madame Juzeur, dont ce cruel deballage de l'amour blessait profondement les delicatesses, parut si impressionnee, que Trublot, malgre lui, dut l'accompagner chez elle, dans la crainte d'un evanouissement. Etait-ce malheureux? les affaires s'arrangeaient, il ne restait pas le moindre sujet de scandale, la maison retombait au recueillement de son honnetete, et il fallait que cette vilaine creature remuat encore les histoires enterrees, dont personne ne se souciait plus!

-Je ne suis qu'une bonne, mais je suis honnete! criait-elle, en mettant a ce cri ses dernieres forces. Et il n'y a pas une de vos garces de dames qui me vaille, dans votre baraque de maison!... Bien sur, que je m'en vais, vous me faites tous mal au coeur!

L'abbe Mauduit et le docteur Juillerat descendaient lentement. Ils avaient entendu. Maintenant, une profonde paix regnait: la cour etait vide, l'escalier, desert; les portes semblaient murees, pas un rideau des fenetres ne bougeait; et il ne venait des appartements clos, qu'un silence plein de dignite.

Sous la voute, le pretre s'arreta, comme brise de fatigue.

-Que de miseres! murmura-t-il avec tristesse.

Le medecin hocha la tete, en repondant:

-C'est la vie.

Ils avaient de ces aveux, lorsqu'ils sortaient cote a cote d'une agonie ou d'une naissance. Malgre leurs croyances opposees, ils s'entendaient parfois sur l'infirmite humaine. Tous deux etaient dans les memes secrets: si le pretre recevait la confession de ces dames, le docteur, depuis trente ans, accouchait les meres et soignait les filles.

-Dieu les abandonne, reprit le premier.

-Non, dit le second, ne mettez donc pas Dieu la dedans. Elles sont mal portantes ou mal elevees, voila tout.

Et, sans attendre, il gata ce point de vue, il accusa violemment l'empire: sous une republique, certes, les choses iraient beaucoup mieux. Mais, au milieu de ses fuites d'homme mediocre, revenaient des observations justes de vieux praticien, qui connaissait a fond les dessous de son quartier. Il se lachait sur les femmes, les unes qu'une education de poupee corrompait ou abetissait, les autres dont une nevrose hereditaire pervertissait les sentiments et les passions, toutes tombant salement, sottement, sans envie comme sans plaisir; d'ailleurs, il ne se montrait pas plus tendre pour les hommes, des gaillards qui achevaient de gacher l'existence, derriere l'hypocrisie de leur belle tenue; et, dans son emportement de jacobin, sonnait le glas entete d'une classe, la decomposition et l'ecroulement de la bourgeoisie, dont les etais pourris craquaient d'eux-memes. Puis, il perdit pied de nouveau, il parla des barbares, il annonca le bonheur universel.

-Je suis plus religieux que vous, finit-il par conclure.

Le pretre semblait avoir ecoute silencieusement. Mais il n'entendait pas, il etait tout entier a sa reverie desolee. Apres un silence, il murmura:

-S'ils sont inconscients, que le ciel les prenne en pitie!

Alors, ils quitterent la maison, ils suivirent doucement la rue Neuve-Saint-Augustin. Une peur d'avoir trop parle les tenait muets, car ils avaient l'un et l'autre bien des menagements a garder, dans leurs positions. Comme ils arrivaient au bout de la rue, ils apercurent, en levant la tete, madame Hedouin qui leur souriait, debout sur la porte du Bonheur des Dames. Derriere elle, Octave riait egalement. Le matin meme, apres une conversation serieuse, tous deux avaient decide leur mariage. Ils attendraient l'automne. Et ils etaient dans la joie de cette affaire conclue.

-Bonjour, monsieur l'abbe! dit gaiement madame Hedouin. Toujours en course, docteur?

Et, comme ce dernier la felicitait sur sa belle mine, elle ajouta:

-Oh! s'il n'y avait que moi, vous ne feriez pas vos affaires.

Ils causerent un instant. Le medecin ayant parle des couches de Marie, Octave parut enchante d'apprendre l'heureuse delivrance de son ancienne voisine. Puis, quand il sut qu'elle venait d'avoir une troisieme fille, il s'ecria:

-Son mari ne peut donc pas decrocher un garcon!... Elle esperait encore faire avaler un garcon a monsieur et a madame Vuillaume; mais jamais ceux-ci ne digereront une fille.

-Je crois bien, dit le docteur. Tous deux sont au lit, tellement la nouvelle de la grossesse les a revolutionnes. Et ils ont appele un notaire, pour que leur gendre n'herite meme pas de leurs meubles.

On plaisanta. Le pretre seul restait silencieux, les regards a terre. Madame Hedouin lui demanda s'il etait souffrant. Oui, il se sentait tres fatigue, il allait prendre un peu de repos. Et, apres un echange de politesses cordiales, il descendit la rue Saint-Roch, toujours accompagne du docteur. Devant l'eglise, ce dernier dit brusquement:

-Hein? mauvaise pratique?

-Qui donc? demanda le pretre surpris.

-Cette dame qui vend du calicot.... Elle se fiche de vous et de moi. Pas besoin de bon Dieu ni de remedes. N'importe, quand on se porte si bien, ce n'est plus interessant.

Et il s'eloigna, tandis que l'abbe entrait dans l'eglise.

Un jour clair tombait des larges fenetres, aux vitraux blancs, bordes de jaune et de bleu tendre. Pas un bruit, pas un mouvement ne troublait la nef deserte, ou les revetements de marbre, les lustres de cristal, la chaire doree dormaient dans la clarte tranquille. C'etait le recueillement, la douceur cossue d'un salon bourgeois, dont on a enleve les housses, pour la grande reception du soir. Seule, une femme, devant la chapelle de Notre-Dame des Sept-Douleurs, regardait bruler la herse des cierges, qui braisillaient en repandant une odeur de cire chaude.

L'abbe Mauduit voulait monter a son appartement. Mais un grand trouble, un besoin violent l'avait fait entrer et le retenait la. Il lui semblait que Dieu l'appelait, d'une voix lointaine et confuse, dont il ne pouvait saisir les ordres. Lentement, il traversait l'eglise, il cherchait a lire en lui-meme, a calmer ses alarmes, lorsque, tout d'un coup, comme il passait derriere le choeur, un spectacle surhumain l'ebranla dans tout son etre.

C'etait, derriere les marbres de la chapelle de la Vierge, aux blancheurs de lis, derriere les orfevreries de la chapelle de l'Adoration, dont les sept lampes d'or, les candelabres d'or, l'autel d'or luisaient dans l'ombre fauve des vitraux couleur d'or; c'etait, au fond de cette nuit mysterieuse, au dela de ce lointain de tabernacle, une apparition tragique, un drame dechirant et simple: le Christ cloue sur la croix, entre Marie et Madeleine, qui sanglotaient; et les statues blanches, qu'une lumiere invisible, venue d'en haut, detachait contre la nudite du mur, s'avancaient, grandissaient, faisaient de l'humanite saignante de cette mort et de ces larmes le symbole divin de l'eternelle douleur.

Eperdu, le pretre tomba sur les genoux. Il avait blanchi ce platre, menage cet eclairage, prepare ce coup de foudre; et, la cloison de planches abattue, l'architecte et les ouvriers partis, il etait foudroye le premier. De la severite terrible du Calvaire, une haleine soufflait, qui le renversait. Il croyait sentir Dieu passer sur sa face, il se courbait sous cette haleine, dechire de doute, torture par l'idee affreuse qu'il etait peut-etre un mauvais pretre.

Oh! Seigneur, l'heure sonnait-elle de ne plus couvrir du manteau de la religion les plaies de ce monde decompose? Devait-il ne plus aider a l'hypocrisie de son troupeau, n'etre plus toujours la, comme un maitre de ceremonie, pour regler le bel ordre des sottises et des vices? Fallait-il donc laisser tout crouler, au risque que l'Eglise elle-meme fut eventree par les decombres? Oui, tel etait l'ordre sans doute, car la force d'aller plus avant dans la misere humaine l'abandonnait, il agonisait d'impuissance et de degout. Ce qu'il avait remue de vilenies depuis le matin, lui etouffait le coeur. Et les mains ardemment tendues, il demandait pardon, pardon de ses mensonges, pardon des complaisances laches et des promiscuites infames. La peur de Dieu le prenait aux entrailles, il voyait Dieu qui le reniait, qui lui defendait d'abuser encore de son nom, un Dieu de colere resolu a exterminer enfin le peuple coupable. Toutes les tolerances du mondain s'en allaient sous les scrupules dechaines de cette conscience, et il ne restait que la foi du croyant, epouvantee, se debattant dans l'incertitude du salut. Oh! Seigneur, quelle etait la route, que fallait-il faire au milieu de cette societe finissante, qui pourrissait jusqu'a ses pretres?

Alors, l'abbe Mauduit, les yeux sur le Calvaire, eclata en sanglots. Il pleurait comme Marie et Madeleine, il pleurait la verite morte, le ciel vide. Au fond des marbres et des orfevreries, le grand Christ de platre n'avait plus une goutte de sang.

Загрузка...