V

Ce soir-la, il y avait reception et concert chez les Duveyrier. Vers dix heures, Octave qu'ils invitaient pour la premiere fois, achevait de s'habiller dans sa chambre. Il etait grave, il eprouvait contre lui-meme une sourde irritation. Pourquoi avait-il rate Valerie, une femme si bien apparentee? Et Berthe Josserand, n'aurait-il pas du reflechir, avant de la refuser? Au moment ou il mettait sa cravate blanche, la pensee de Marie Pichon venait de lui etre insupportable: cinq mois de Paris, et rien que cette pauvre aventure! Cela lui etait penible comme une honte, car il sentait profondement le vide et l'inutilite d'une telle liaison. Aussi se jurait-il, en prenant ses gants, de ne plus perdre son temps de la sorte. Il etait decide a agir, puisqu'il penetrait enfin dans le monde, ou les occasions, certes, ne manquaient pas.

Mais, au bout du couloir, Marie le guettait. Pichon n'etant pas la, il fut oblige d'entrer un instant.

-Comme vous voila beau! murmura-t-elle.

On ne les avait jamais invites chez les Duveyrier, ce qui l'emplissait de respect pour le salon du premier etage. D'ailleurs, elle ne jalousait personne, elle ne s'en trouvait ni la volonte ni la force.

-Je vous attendrai, reprit-elle en tendant le front. Ne remontez pas trop tard, vous me direz si vous vous etes amuse.

Octave dut mettre un baiser sur ses cheveux. Bien que des rapports se fussent etablis, a son gre, lorsqu'un desir ou le desoeuvrement le ramenait pres d'elle, ni l'un ni l'autre ne se tutoyait encore. Il descendit enfin; et elle, penchee au-dessus de la rampe, le suivait des yeux.

A la meme minute, tout un drame se passait chez les Josserand. La soiree des Duveyrier ou ils se rendaient, allait, dans l'esprit de la mere, decider du mariage de Berthe et d'Auguste Vabre. Celui-ci, vivement attaque depuis quinze jours, hesitait encore, travaille de doutes evidents sur la question de la dot. Aussi, madame Josserand, pour frapper un coup decisif, avait-elle ecrit a son frere, lui annoncant le projet de mariage et lui rappelant ses promesses, avec l'espoir qu'il s'engagerait, dans sa reponse, par quelque phrase dont elle tirerait parti. Et toute la famille attendait neuf heures devant le poele de la salle a manger, habillee, sur le point de descendre, lorsque M. Gourd avait monte une lettre de l'oncle Bachelard, oubliee sous la tabatiere de madame Gourd, depuis la derniere distribution.

-Ah! enfin! dit madame Josserand, en decachetant la lettre.

Le pere et les deux filles, anxieusement, la regardaient lire. Autour d'eux, Adele, qui avait du habiller ces dames, tournait de son air lourd, desservant la table ou trainait encore la vaisselle du diner. Mais madame Josserand etait devenue toute pale.

-Rien! rien! begaya-t-elle, pas une phrase nette!... Il verra plus tard, au moment du mariage.... Et il ajoute qu'il nous aime bien tout de meme.... Quelle fichue canaille!

M. Josserand, en habit, etait tombe sur une chaise. Hortense et Berthe s'assirent egalement, les jambes cassees; et elles restaient la, l'une en bleu, l'autre en rose, dans leurs eternelles toilettes, retapees une fois de plus.

-Je l'ai toujours dit, murmura le pere, Bachelard nous exploite.... Jamais il ne lachera un sou.

Debout, vetue de sa robe feu, madame Josserand relisait la lettre. Puis, elle eclata.

-Ah! les hommes!... Celui-la, n'est-ce pas? on le croirait idiot, tant il abuse de la vie. Eh bien! pas du tout! Il a beau n'avoir jamais sa raison, il ouvre l'oeil, des qu'on lui parle d'argent.... Ah! les hommes!

Elle se tournait vers ses filles, auxquelles cette lecon s'adressait.

-C'est au point, voyez-vous, que je me demande quelle rage vous prend de vouloir vous marier.... Allez, si vous en aviez par-dessus la tete, comme moi! Pas un garcon qui vous aime pour vous et qui vous apporte une fortune, sans marchander! Des oncles millionnaires qui, apres s'etre fait nourrir pendant vingt ans, ne donneraient seulement pas une dot a leurs nieces! Des maris incapables, oh! oui, monsieur, incapables!

M. Josserand baissa la tete. Cependant, Adele, sans meme ecouter, achevait de desservir la table. Mais, tout d'un coup, la colere de madame Josserand tomba sur elle.

-Que faites-vous la, a nous moucharder?... Allez donc voir dans la cuisine si j'y suis!

Et elle conclut.

-Enfin, tout pour ces vilains moineaux, et, pour nous, une brosse, si le ventre nous demange.... Tenez! ils ne sont bons qu'a etre fichus dedans! Rappelez-vous ce que je dis!

Hortense et Berthe hocherent la tete, comme penetrees de ces conseils. Depuis longtemps, leur mere les avaient convaincues de la parfaite inferiorite des hommes, dont l'unique role devait etre d'epouser et de payer. Un grand silence se fit, dans la salle a manger fumeuse, ou la debandade du couvert, laissee par Adele, mettait une odeur enfermee de nourriture. Les Josserand, en grande toilette, epars et accables sur des sieges, oubliaient le concert des Duveyrier, songeaient aux continuelles deceptions de l'existence. Au fond de la chambre voisine, on entendait les ronflements de Saturnin, qu'ils avaient couche de bonne heure.

Enfin, Berthe parla.

-C'est rate alors.... On se deshabille?

Mais, du coup, madame Josserand retrouva son energie. Hein? quoi? se deshabiller! et pourquoi donc? est-ce qu'ils n'etaient pas honnetes, est-ce que leur alliance n'en valait pas une autre? Le mariage se ferait quand meme, ou elle creverait plutot. Et, rapidement, elle distribua les roles: les deux demoiselles recurent l'ordre d'etre tres aimables pour Auguste, de ne plus le lacher, tant qu'il n'aurait pas fait le saut; le pere avait la mission de conquerir le vieux Vabre et Duveyrier, en disant toujours comme eux, si cela etait a la portee de son intelligence; quant a elle, desireuse de ne rien negliger, elle se chargeait des femmes, elle saurait bien les mettre toutes dans son jeu. Puis, se recueillant, jetant un dernier coup d'oeil autour de la salle a manger, comme pour voir si elle n'oubliait aucune arme, elle prit un air terrible d'homme de guerre qui conduirait ses filles au massacre, et dit ce seul mot d'une voix forte:

-Descendons!

Ils descendirent. Dans la solennite de l'escalier, M. Josserand etait plein de trouble, car il prevoyait des choses desagreables pour sa conscience trop etroite de brave homme.

Lorsqu'ils entrerent, on s'ecrasait deja chez les Duveyrier. Le piano a queue, enorme, tenait tout un panneau du salon, devant lequel les dames se trouvaient rangees, sur des files de chaises, comme au theatre; et deux flots epais d'habits noirs debordaient, aux portes laissees grandes ouvertes de la salle a manger et du petit salon. Le lustre et les appliques, les six lampes posees sur des consoles, eclairaient d'une clarte aveuglante de plein jour la piece blanc et or, dans laquelle tranchait violemment la soie rouge du meuble et des tentures. Il faisait chaud, les eventails soufflaient, de leur haleine reguliere, les penetrantes odeurs des corsages et des epaules nues.

Mais, justement, madame Duveyrier se mettait au piano. D'un geste, madame Josserand, souriante, la supplia de ne pas se deranger; et elle laissa ses filles au milieu des hommes, en acceptant pour elle une chaise, entre Valerie et madame Juzeur. M. Josserand avait gagne le petit salon, ou le proprietaire, M. Vabre, sommeillait a sa place habituelle, dans le coin d'un canape. On voyait encore la Campardon, Theophile et Auguste Vabre, le docteur Juillerat, l'abbe Mauduit, faisant un groupe; tandis que Trublot et Octave, qui s'etaient retrouves, venaient de fuir la musique, au fond de la salle a manger. Pres d'eux, derriere le flot des habits noirs, Duveyrier, de taille haute et maigre, regardait fixement sa femme assise au piano, attendant le silence. A la boutonniere de son habit, il portait le ruban de la Legion d'honneur, en un petit noeud correct.

-Chut! chut! taisez-vous! murmurerent des voix amies.

Alors, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d'une extreme difficulte d'execution. Grande et belle, avec de magnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d'une paleur et d'un froid de neige; et, dans ses yeux gris, la musique seule allumait une flamme, une passion exageree, dont elle vivait, sans aucun autre besoin d'esprit ni de chair. Duveyrier continuait a la regarder; puis, des les premieres mesures, une exasperation nerveuse lui amincit les levres, il s'ecarta, se tint au fond de la salle a manger. Sur sa face rasee, au menton pointu et aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient un sang mauvais, toute une acrete brulant a fleur de peau.

Trublot, qui l'examinait, dit tranquillement:

-Il n'aime pas la musique.

-Moi non plus, repondit Octave.

-Oh! vous, ca n'a pas le meme inconvenient.... Un homme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fort qu'un autre, mais pousse par tout le monde. D'une vieille famille bourgeoise, un pere ancien president. Attache au parquet des sa sortie de l'Ecole, puis juge suppleant a Reims, de la juge a Paris, au tribunal de premiere instance, decore, et enfin conseiller a la cour, avant quarante-cinq ans.... Hein! c'est raide! Mais il n'aime pas la musique, le piano a gate sa vie.... On ne peut pas tout avoir.

Cependant, Clotilde enlevait les difficultes avec un sang-froid extraordinaire. Elle etait a son piano comme une ecuyere sur son cheval. Octave s'interessa uniquement au travail furieux de ses mains.

-Voyez donc ses doigts, dit-il, c'est epatant!... Ca doit lui faire mal, au bout d'un quart d'heure.

Et tous deux causerent des femmes, sans s'occuper davantage de ce qu'elle jouait. Octave eprouva un embarras, en apercevant Valerie: comment agirait-il tout a l'heure? lui parlerait-il ou feindrait-il de ne pas la voir? Trublot montrait un grand dedain: pas une encore qui aurait fait son affaire; et, comme son compagnon protestait, cherchant des yeux, disant qu'il devait y en avoir, la-dedans, dont il se serait accommode, il declara doctement:

-Eh bien! faites votre choix, et vous verrez ensuite, au deballage.... Hein? pas celle qui a des plumes, la-bas; ni la blonde, a la robe mauve; ni cette vieille, bien qu'elle soit grasse au moins.... Je vous le dis, mon cher, c'est idiot, de chercher dans le monde. Des manieres, et pas de plaisir!

Octave souriait. Lui, avait sa position a faire; il ne pouvait ecouter seulement son gout, comme Trublot, dont le pere etait si riche. Une reverie l'envahissait devant ces rangees profondes de femmes, il se demandait laquelle il aurait prise pour sa fortune et sa joie, si les maitres de la maison lui avaient permis d'en emporter une. Brusquement, comme il les pesait du regard, les unes apres les autres, il s'etonna.

-Tiens! ma patronne! Elle vient donc ici?

-Vous l'ignoriez? dit Trublot. Malgre leur difference d'ages, madame Hedouin et madame Duveyrier sont deux amies de pension. Elles ne se quittaient pas, on les appelait les ours blancs, parce qu'elles etaient toujours a vingt degres au-dessous de zero.... Encore des femmes d'agrement! Si Duveyrier n'avait pas d'autre boule d'eau chaude a se mettre aux pieds, l'hiver!

Mais Octave, maintenant, etait serieux. Pour la premiere fois, il voyait madame Hedouin en toilette de soiree, les epaules et les bras nus, avec ses cheveux noirs nattes sur le front; et c'etait, sous l'ardente lumiere, comme la realisation de ses desirs: une femme superbe, a la sante vaillante, a la beaute calme, qui devait etre tout benefice pour un homme. Des plans compliques l'absorbaient deja, lorsqu'un vacarme le tira de sa reverie.

-Ouf! c'est fini! dit Trublot.

On complimentait Clotilde. Madame Josserand, qui s'etait precipitee, lui serrait les deux mains; tandis que les hommes, soulages, reprenaient leur conversation, et que les dames, d'une main plus vive, s'eventaient. Duveyrier osa se risquer alors a retourner dans le petit salon, ou Trublot et Octave le suivirent. Au milieu des jupes, le premier se pencha a l'oreille du second.

-Regardez a votre droite.... Voila le raccrochage qui commence.

C'etait madame Josserand qui lancait Berthe sur Auguste. Il avait eu l'imprudence de venir saluer ces dames. Ce soir-la, sa tete le laissait assez tranquille; il sentait un seul point nevralgique, dans l'oeil gauche; mais il redoutait la fin de la soiree, car on allait chanter, et rien ne lui etait plus mauvais.

-Berthe, dit la mere, indique donc a monsieur le remede que tu as copie pour lui, dans un livre.... Oh! c'est souverain contre les migraines!

Et, la partie etant engagee, elle les laissa debout, pres d'une fenetre.

-Diable! s'ils en sont a la pharmacie! murmura Trublot.

Dans le petit salon, M. Josserand, desireux de satisfaire sa femme, etait reste devant M. Vabre, tres embarrasse, car le vieillard dormait, et il n'osait le reveiller pour se montrer aimable. Mais, quand la musique cessa, M. Vabre ouvrit les paupieres. Petit et gros, completement chauve, avec deux touffes de cheveux blancs sur les oreilles, il avait une face rougeaude, a la bouche lippue, aux yeux ronds et a fleur de tete. M. Josserand s'etant informe poliment de sa sante, la conversation s'engagea. L'ancien notaire, dont les quatre ou cinq idees se deroulaient toujours dans le meme ordre, lacha d'abord une phrase sur Versailles, ou il avait exerce pendant quarante ans; ensuite, il parla de ses fils, regrettant encore que ni l'aine ni le cadet ne se fut montre assez capable pour reprendre son etude, ce qui l'avait decide a vendre et a venir habiter Paris; enfin, arriva l'histoire de sa maison, dont la construction restait le roman de son existence.

-J'ai englouti la trois cent mille francs, monsieur. Une speculation superbe, disait mon architecte. Aujourd'hui, j'ai bien de la peine a retrouver mon argent; d'autant plus que tous mes enfants sont venus se loger chez moi, avec l'idee de ne pas me payer, et que je ne toucherais jamais un terme, si je ne me presentais moi-meme, le quinze.... Heureusement, le travail me console.

-Vous travaillez toujours beaucoup? demanda M. Josserand.

-Toujours, toujours, monsieur! repondit le vieillard avec une energie desesperee. Le travail, c'est ma vie.

Et il expliqua son grand ouvrage. Depuis dix ans, il depouillait chaque annee le catalogue officiel du Salon de peinture, portant sur des fiches, a chaque nom de peintre, les tableaux exposes. Il en parlait d'un air de lassitude et d'angoisse; l'annee lui suffisait a peine, c'etait une besogne si ardue souvent, qu'il y succombait: ainsi, par exemple, lorsqu'une femme artiste se mariait et qu'elle exposait ensuite sous le nom de son mari, comment pouvait-il s'y reconnaitre?

-Jamais mon travail ne sera complet, c'est ce qui me tue, murmura-t-il.

-Vous vous interessez aux arts? reprit M. Josserand, pour le flatter.

M. Vabre le regarda, plein de surprise.

-Mais non, je n'ai pas besoin de voir les tableaux. Il s'agit d'un travail de statistique.... Tenez! il vaut mieux que je me couche, j'aurai la tete plus libre demain. Bonsoir, monsieur.

Il s'appuya sur une canne, qu'il gardait meme dans l'appartement, et se retira d'une marche penible, les reins deja gagnes par la paralysie. M. Josserand restait perplexe: il n'avait pas tres bien compris, il craignait de ne pas avoir parle des fiches avec assez d'enthousiasme.

Mais un leger brouhaha qui vint du grand salon, ramena Trublot et Octave pres de la porte. Ils virent entrer une dame d'environ cinquante ans, tres forte et encore belle, suivie par un jeune homme correct, l'air serieux.

-Comment! ils arrivent ensemble! murmura Trublot. Eh bien! ne vous genez plus!

C'etaient madame Dambreville et Leon Josserand. Elle devait le marier; puis, elle l'avait garde pour son usage, en attendant; et ils etaient en pleine lune de miel, ils s'affichaient dans les salons bourgeois. Des chuchotements coururent parmi les meres ayant des filles a caser. Mais madame Duveyrier s'avancait au-devant de madame Dambreville, qui lui fournissait des jeunes gens pour ses choeurs. Tout de suite, madame Josserand la lui enleva et la combla d'amities, reflechissant qu'elle pouvait avoir besoin d'elle. Leon echangea un mot froid avec sa mere; pourtant, depuis sa liaison, celle-ci commencait a croire qu'il ferait tout de meme quelque chose.

-Berthe ne vous voit pas, dit-elle a madame Dambreville. Excusez-la, elle est en train d'indiquer un remede a monsieur Auguste.

-Mais ils sont tres bien ensemble, il faut les laisser, repondit la dame, qui comprenait, sur un coup d'oeil.

Toutes deux, maternellement, regarderent Berthe. Elle avait fini par pousser Auguste dans l'embrasure de la fenetre, ou elle l'enfermait de ses jolis gestes. Il s'animait, il risquait la migraine.

Cependant, un groupe d'hommes graves causaient politique, dans le petit salon. La veille, a propos des affaires de Rome, il y avait eu une seance orageuse au Senat, ou l'on discutait l'adresse; et le docteur Juillerat, d'opinion athee et revolutionnaire, soutenait qu'il fallait donner Rome au roi d'Italie; tandis que l'abbe Mauduit, une des tetes du parti ultramontain, prevoyait les plus sombres catastrophes, si la France ne versait pas jusqu'a la derniere goutte de son sang, pour le pouvoir temporel des papes.

-Peut-etre trouverait-on encore un modus vivendi acceptable de part et d'autre, fit remarquer Leon Josserand, qui arrivait.

Il etait alors secretaire d'un avocat celebre, depute de la gauche. Pendant deux annees, n'ayant a esperer aucune aide de ses parents, dont la mediocrite d'ailleurs l'enrageait, il avait promene sur les trottoirs du quartier latin une demagogie feroce. Mais, depuis son entree chez les Dambreville, ou il apaisait ses premieres faims, il se calmait, il tournait au republicain doctrinaire.

-Non, il n'y a pas d'accord possible, dit le pretre. L'Eglise ne saurait transiger.

-Alors, elle disparaitra! s'ecria le docteur.

Et, bien que tres lies, s'etant rencontres au chevet des agonisants de tout le quartier Saint-Roch, ils paraissaient irreconciliables, le medecin maigre et nerveux, le vicaire gras et affable. Ce dernier gardait un sourire poli, meme dans ses affirmations les plus absolues, en homme du monde tolerant pour les miseres de l'existence, mais en catholique qui entendait ne rien abandonner du dogme.

-L'Eglise disparaitre, allons donc! dit Campardon d'un air furieux, pour faire sa cour au pretre, dont il attendait des travaux.

D'ailleurs, c'etait l'avis de tous ces messieurs: elle ne pouvait pas disparaitre. Theophile Vabre, qui, toussant et crachant, grelottant la fievre, revait le bonheur universel par l'organisation d'une republique humanitaire, fut le seul a maintenir que, peut-etre, elle se transformerait.

Le pretre reprit de sa voix douce:

-L'empire se suicide. On le verra bien, l'annee prochaine, aux elections.

-Oh! pour l'empire, nous vous permettons de nous en debarrasser, dit carrement le docteur. Ce serait un fameux service.

Alors, Duveyrier, qui ecoutait d'un air profond, hocha la tete. Lui, etait de famille orleaniste; mais il devait tout a l'empire et jugeait convenable de le defendre.

-Croyez-moi, declara-t-il enfin severement, n'ebranlez pas les bases de la societe, ou tout croulera..... C'est fatalement sur nous que retombent les catastrophes.

-Tres juste! dit M. Josserand, qui n'avait aucune opinion, mais qui se rappelait les ordres de sa femme.

Tous parlerent a la fois. Aucun n'aimait l'empire. Le docteur Juillerat condamnait l'expedition du Mexique, l'abbe Mauduit blamait la reconnaissance du royaume d'Italie. Pourtant, Theophile Vabre et Leon lui-meme restaient inquiets, lorsque Duveyrier les menacait d'un nouveau 93. A quoi bon ces continuelles revolutions? est-ce que la liberte n'etait pas conquise? et la haine des idees nouvelles, la peur du peuple voulant sa part, calmaient le liberalisme de ces bourgeois satisfaits. N'importe, ils declarerent tous qu'ils voteraient contre l'empereur, car il avait besoin d'une lecon.

-Ah! mais, ils m'embetent! dit Trublot, qui tachait de comprendre depuis un instant.

Octave le decida a retourner aupres des dames. Dans l'embrasure de la fenetre, Berthe etourdissait Auguste de ses rires. Ce grand garcon, au sang pale, oubliait sa peur des femmes, devenait tres rouge, sous les attaques de cette belle fille, dont l'haleine lui chauffait le visage. Madame Josserand, cependant, dut trouver que les choses trainaient en longueur, car elle regarda fixement Hortense; et celle-ci, obeissante, alla preter main-forte a sa soeur.

-Vous etes tout a fait remise, madame? osa demander Octave a Valerie.

-Tout a fait, monsieur, je vous remercie, repondit-elle tranquillement, comme si elle ne se souvenait de rien.

Madame Juzeur parla au jeune homme d'une vieille dentelle qu'elle desirait lui montrer, pour avoir son avis; et il dut promettre d'entrer un instant chez elle, le lendemain. Puis, comme l'abbe Mauduit revenait dans le salon, elle l'appela, le fit asseoir, d'un air de ravissement.

Mais la conversation avait repris. Ces dames causaient de leurs domestiques.

-Mon Dieu! oui, continua madame Duveyrier, je suis contente de Clemence, une fille tres propre, tres vive.

-Et votre Hippolyte, demanda madame Josserand, ne vouliez-vous pas le renvoyer?

Justement, Hippolyte, le valet de chambre, passait des glaces. Quand il se fut eloigne, grand, fort, la mine fleurie, Clotilde repondit avec embarras:

-Nous le gardons. C'est si desagreable, de changer! Vous savez, les domestiques s'habituent ensemble, et je tiens beaucoup a Clemence...

Madame Josserand se hata d'approuver, sentant le terrain delicat. On esperait les marier ensemble, un jour; et l'abbe Mauduit, que les Duveyrier avaient consulte en cette affaire, hochait doucement la tete, comme pour couvrir une situation connue de toute la maison, mais dont personne ne parlait. Ces dames, du reste, ouvraient leur coeur: Valerie, le matin, avait encore renvoye une bonne, ce qui faisait trois en huit jours; madame Juzeur venait de se decider a prendre, aux Enfants-Assistes, une petite de quinze ans, pour la dresser; quant a madame Josserand, elle ne tarissait pas sur Adele, une souillon, une propre a rien, dont elle raconta des traits extraordinaires. Et toutes, languissantes sous l'eclat des bougies et le parfum des fleurs, s'enfoncaient dans ces histoires d'antichambre, remuaient les livres de compte graisseux, se passionnaient pour l'insolence d'un cocher ou d'une laveuse de vaisselle.

-Avez-vous vu Julie? demanda brusquement Trublot a Octave, d'un ton de mystere.

Et, comme l'autre restait interloque:

-Mon cher, elle est epatante.... Allez la voir. On fait semblant d'avoir un besoin, et on s'enfile dans la cuisine.... Epatante!

Il parlait de la cuisiniere des Duveyrier. La conversation des dames changeait, madame Josserand decrivait, avec une admiration debordante, une tres modeste propriete que les Duveyrier possedaient pres de Villeneuve-Saint-Georges, et qu'elle avait simplement apercue du chemin du fer, en allant un jour a Fontainebleau. Mais Clotilde n'aimait pas la campagne, elle l'habitait le moins possible, attendait les vacances de son fils Gustave, qui faisait alors sa rhetorique au lycee Bonaparte.

-Caroline a bien raison de ne pas souhaiter des enfants, declara-t-elle en se tournant vers madame Hedouin, assise a deux chaises de distance. Ce que ces petits etres-la bousculent vos habitudes!

Madame Hedouin dit qu'elle les aimait beaucoup. Mais elle etait trop occupee; son mari se trouvait sans cesse aux quatre coins de la France; et toute la maison retombait sur elle.

Octave, debout derriere sa chaise, fouillait d'un regard oblique les courts cheveux frises de sa nuque, d'un noir d'encre, et les blancheurs neigeuses de sa gorge, decolletee tres bas, qui se perdait dans un flot de dentelles. Elle achevait de le troubler, si calme, avec ses paroles rares et son beau sourire continu; jamais il n'avait rencontre une pareille creature, meme a Marseille. Decidement, il fallait voir, quitte a y travailler longtemps.

-Les enfants abiment si vite les femmes! dit-il en se penchant a son oreille, voulant absolument lui adresser la parole, et ne trouvant rien autre chose.

Elle leva ses grands yeux avec lenteur, puis repondit de l'air simple dont elle lui donnait un ordre, au magasin:

-Oh! non, monsieur Octave; moi, ce n'est pas pour ca.... Il faudrait avoir le temps, voila tout.

Mais madame Duveyrier intervint. Elle avait accueilli le jeune homme d'un leger salut, lorsque Campardon le lui avait presente; et, maintenant, elle l'examinait, l'ecoutait, sans chercher a cacher un interet brusque. Quand elle l'entendit causer avec son amie, elle ne put s'empecher de lui demander:

-Mon Dieu! monsieur, excusez-moi.... Quelle voix avez-vous?

Il ne comprit pas tout de suite, il finit par dire qu'il avait une voix de tenor. Alors, Clotilde s'enthousiasma: une voix de tenor, vraiment! mais c'etait une chance, les voix de tenor se faisaient si rares! Ainsi, pour la Benediction des Poignards, qu'on allait chanter a l'instant, elle n'avait jamais pu trouver plus de trois tenors dans sa societe, lorsqu'il lui en aurait fallu au moins cinq. Et, excitee tout d'un coup, les yeux luisants, elle se retenait pour ne pas l'essayer immediatement au piano. Il dut promettre de venir un soir. Trublot, derriere lui, le poussait du coude, goutant des joies feroces dans son impassibilite.

-Hein? vous en etes! murmura-t-il, quand elle se fut eloignee. Moi, mon cher, elle m'a d'abord trouve une voix de baryton; puis, voyant que ca ne marchait pas, elle m'a essaye comme tenor; ca n'a pas mieux marche, et elle s'est decidee a m'employer ce soir comme basse.... Je fais un moine.

Mais il dut quitter Octave, madame Duveyrier precisement l'appelait, on allait chanter le choeur, le grand morceau de la soiree. Ce fut un remue-menage. Une quinzaine d'hommes, tous amateurs, tous recrutes parmi les invites de la maison, s'ouvraient peniblement un passage au milieu des dames, pour se reunir devant le piano. Ils s'arretaient, s'excusaient, la voix etouffee par le bruit bourdonnant des conversations; tandis que les eventails battaient plus rapidement, dans la chaleur croissante. Enfin, madame Duveyrier les compta; ils y etaient tous; et elle leur distribua les parties, qu'elle avait copiees elle-meme. Campardon faisait Saint-Bris, un jeune auditeur au conseil d'Etat etait charge des quelques mesures de Nevers; puis, venaient huit seigneurs, quatre echevins, trois moines, confies a des avocats, des employes et de simples proprietaires. Elle, qui accompagnait, s'etait en outre reserve la partie de Valentine, des cris de passion qu'elle poussait en plaquant des accords; car elle ne voulait pas introduire de femme parmi ces messieurs, dont elle conduisait la troupe resignee avec des rudesses de chef d'orchestre.

Cependant, les conversations continuaient, un bruit intolerable venait surtout du petit salon, ou les discussions politiques devaient s'aigrir. Alors, Clotilde, sortant une clef de sa poche, en tapa de legers coups sur le piano. Un murmure courut, les voix tomberent, deux flots d'habits noirs deborderent de nouveau aux portes; et, par-dessus les tetes, on apercut un instant la face de Duveyrier, tachee de rouge, exprimant une angoisse. Octave etait reste debout derriere madame Hedouin, les yeux baisses sur les ombres perdues de sa gorge, au fond des dentelles. Mais, comme le silence se faisait, un rire eclata, et il leva la tete. C'etait Berthe, qui s'egayait d'une plaisanterie d'Auguste, dont elle avait echauffe le sang pauvre, au point qu'il disait des gaillardises. Tout le salon les regarda, des meres devenaient graves, des membres de la famille echangeaient un coup d'oeil.

-Est-elle assez folle! murmura madame Josserand d'un air tendre, de facon a etre entendue.

Hortense, pres de sa soeur, l'aidait avec une abnegation complaisante, appuyant ses rires, la poussant contre le jeune homme; pendant que, derriere eux, la fenetre entr'ouverte agitait de legers souffles les grands rideaux de soie rouge.

Mais une voix caverneuse vibra, toutes les tetes se tournerent vers le piano. Campardon, la bouche arrondie, la barbe elargie dans un coup de vent lyrique, lancait le premier vers:

Oui, l'ordre de la reine en ces lieux nous rassemble.

Tout de suite, Clotilde monta une gamme, redescendit; puis, les yeux au plafond, avec une expression d'effroi, elle jeta le cri:

Je tremble!

Et la scene s'engagea, les huit avocats, employes et proprietaires, le nez sur leurs parties, dans des poses d'ecoliers qui anonnent une page de grec, juraient qu'ils etaient prets a delivrer la France. Ce debut fut une surprise, car les voix s'etouffaient sous le plafond bas, on ne saisissait qu'un bourdonnement, comme un bruit de charrettes chargees de paves, dont les vitres tremblaient. Mais, quand la phrase melodique de Saint-Bris: "Pour cette cause sainte...." deroula le theme principal, des dames se reconnurent et hocherent la tete, d'un air d'intelligence. Le salon s'echauffait, les seigneurs criaient a la volee: "Nous le jurons!... Nous vous suivrons!"; et, chaque fois, c'etait une explosion qui allait frapper chaque invite en pleine poitrine.

-Ils chantent trop fort, murmura Octave a l'oreille de madame Hedouin.

Elle ne bougea pas. Alors, comme les explications de Nevers et de Valentine l'ennuyaient, d'autant plus que l'auditeur au conseil d'Etat etait un faux baryton, il correspondit avec Trublot qui, en attendant l'entree des moines, lui indiquait, d'un pincement de paupieres, la fenetre ou Berthe continuait d'emprisonner Auguste. Maintenant, ils y etaient seuls, dans l'air frais du dehors; tandis que, l'oreille tendue, Hortense se tenait en avant, appuyee contre le rideau, dont elle tordait l'embrasse, machinalement. Personne ne les regardait plus, madame Josserand et madame Dambreville avaient elles-memes detourne les yeux, apres un echange instinctif de regards.

Cependant, Clotilde, les mains sur le clavier, emportee et ne pouvant risquer un geste, allongeait le cou, en adressant au pupitre ce serment destine a Nevers:

Ah! d'aujourd'hui tout mon sang est a vous!

Les echevins etaient entres, un substitut, deux avoues et un notaire. Le quatuor faisait rage, la phrase: "Pour cette cause sainte", revenait, elargie, soutenue par la moitie du choeur, dans un epanouissement continu. Campardon, la bouche de plus en plus arrondie et profonde, donnait les ordres du combat, avec un roulement terrible des syllabes. Et, tout d'un coup, le chant des moines eclata: Trublot psalmodiait du ventre, pour atteindre les notes basses.

Octave, ayant eu la curiosite de le regarder chanter, demeura tres surpris, quand il reporta les yeux vers la fenetre. Comme soulevee par le choeur, Hortense venait de denouer l'embrasse, d'un mouvement qui pouvait etre involontaire; et le grand rideau de soie rouge, en retombant, avait completement cache Auguste et Berthe. Ils etaient la derriere, accoudes a la barre d'appui, sans qu'un mouvement trahit leur presence. Octave ne s'inquieta plus de Trublot, qui justement benissait les poignards: "Poignards sacres, par nous soyez benits." Que pouvaient-ils bien faire, sous ce rideau? La strette commencait; aux ronflements des moines, le choeur repondait: "A mort! a mort! a mort!" Et ils ne remuaient pas, peut-etre regardaient-ils simplement les fiacres passer, pris de chaleur. Mais la phrase melodique de Saint-Bris reparaissait encore, toutes les voix peu a peu la lancaient a pleine gorge, dans une progression, dans un eclat final d'une puissance extraordinaire. C'etait comme une rafale qui s'engouffrait au fond de l'appartement trop etroit, effarant les bougies, palissant les invites, dont les oreilles saignaient. Clotilde, furieusement, tapait, sur le piano, enlevait ces messieurs du regard; puis, les voix s'apaiserent, chuchoterent: "A minuit! point de bruit!" et elle continua seule, elle mit la sourdine, fit sonner les pas cadences et perdus d'une ronde qui s'eloigne.

Alors, brusquement, dans cette musique mourante, dans ce soulagement apres tant de vacarme, on entendit une voix qui disait:

-Vous me faites du mal!

Toutes les tetes, de nouveau, s'etaient tournees vers la fenetre. Madame Dambreville avait bien voulu se rendre utile, en allant relever le rideau. Et le salon regardait Auguste confus et Berthe tres rouge, encore adosses a la barre d'appui.

-Qu'y a-t-il donc, mon tresor? demanda madame Josserand d'un air empresse.

-Rien, maman.... C'est monsieur Auguste qui m'a cogne le bras, avec la fenetre.... J'avais si chaud!

Elle rougissait davantage. Il y eut des sourires pinces, des moues de scandale. Madame Duveyrier, qui, depuis un mois, detournait son frere de Berthe, restait toute pale, d'autant plus que l'incident avait coupe l'effet de son choeur. Pourtant, apres le premier moment de surprise, on applaudissait, on la felicitait, on glissait des mots aimables pour ces messieurs. Comme ils avaient chante! comme elle devait se donner du souci, a les faire chanter avec cet ensemble! Vraiment, on ne reussissait pas mieux au theatre. Mais, sous ces eloges, elle entendait bien le chuchotement qui courait dans le salon: la jeune fille se trouvait trop compromise, c'etait un mariage conclu.

-Hein? emballe! vint dire Trublot a Octave. Quel serin! comme s'il n'aurait pas du la pincer, pendant que nous gueulions!... Moi, je croyais qu'il profitait: vous savez, dans les salons ou l'on chante, on pince une dame, et si elle crie, on s'en fiche! personne n'entend.

Berthe, maintenant, tres calme, riait de nouveau, tandis qu'Hortense regardait Auguste de son air reche de fille diplomee; et, dans leur triomphe, reparaissaient les lecons de la mere, le mepris affiche de l'homme. Tous les invites avaient envahi le salon, se melant aux dames, haussant la voix. M. Josserand, le coeur trouble par l'aventure de Berthe, s'etait rapproche de sa femme. Il l'ecoutait avec un malaise remercier madame Dambreville des bontes dont elle accablait leur fils Leon, qu'elle changeait a son avantage, positivement. Mais ce malaise augmenta, lorsqu'il l'entendit revenir a ses filles. Elle affectait de causer bas avec madame Juzeur, tout en parlant pour Valerie et pour Clotilde, debout pres d'elle.

-Mon Dieu, oui! son oncle nous l'ecrivait encore aujourd'hui: Berthe aura cinquante mille francs. Ce n'est pas beaucoup sans doute, mais quand l'argent est la, et solide!

Ce mensonge le revoltait. Il ne put s'empecher de lui toucher furtivement l'epaule. Elle le regarda, le forca a baisser les yeux, devant l'expression resolue de son visage. Puis, comme madame Duveyrier s'etait tournee, plus aimable, elle lui demanda avec interet des nouvelles de son pere.

-Oh! papa doit etre alle se coucher, repondit la jeune femme, tout a fait gagnee. Il travaille tant!

M. Josserand dit qu'en effet M. Vabre s'etait retire, pour avoir les idees nettes le lendemain. Et il balbutiait: un esprit bien remarquable, des facultes extraordinaires; en se demandant ou il prendrait cette dot, et quelle figure il ferait, le jour du contrat.

Mais un grand bruit de chaises remuees emplissait le salon. Les dames passaient dans la salle a manger, ou le the se trouvait servi. Madame Josserand, victorieuse, s'y rendit, entouree de ses filles et de la famille Vabre. Bientot, il ne resta plus, au milieu de la debandade des sieges, que le groupe des hommes serieux. Campardon s'etait empare de l'abbe Mauduit: il s'agissait d'une reparation au Calvaire de Saint-Roch. L'architecte se disait tout pret, car son diocese d'Evreux lui donnait peu de besogne. Il avait simplement, la-bas, la construction d'une chaire et l'installation d'un calorifere et de nouveaux fourneaux dans les cuisines de monseigneur, travaux que son inspecteur suffisait a surveiller. Alors, le pretre promit d'enlever definitivement l'affaire, des la prochaine reunion de la fabrique. Et ils rejoignirent tous deux le groupe, ou l'on complimentait Duveyrier sur la redaction d'un arret, dont il s'avouait l'auteur; le president, qui etait son ami, lui reservait certaines besognes aisees et brillantes, pour le mettre en vue.

-Avez-vous lu ce nouveau roman? demanda Leon, en train de feuilleter un exemplaire de la Revue des deux mondes, trainant sur une table. Il est bien ecrit; mais encore un adultere, ca finit vraiment par etre fastidieux!

Et la conversation tomba sur la morale. Il y avait des femmes tres honnetes, dit Campardon. Tous approuverent. D'ailleurs, selon l'architecte, on s'arrangeait quand meme, dans un menage, lorsqu'on savait s'entendre. Theophile Vabre fit remarquer que cela dependait de la femme, sans s'expliquer davantage. On voulut avoir l'avis du docteur Juillerat, qui souriait; mais il s'excusa: lui, mettait la vertu dans la sante. Cependant, Duveyrier restait songeur.

-Mon Dieu! murmura-t-il enfin, ces auteurs exagerent, l'adultere est tres rare parmi les classes bien elevees.... Une femme, lorsqu'elle est d'une bonne famille, a dans l'ame une fleur....

Il etait pour les grands sentiments, il prononcait le mot d'ideal avec une emotion qui lui voilait le regard. Et il donna raison a l'abbe Mauduit, quand ce dernier parla de la necessite des croyances religieuses, chez l'epouse et chez la mere. La conversation fut ainsi ramenee vers la religion et la politique, au point ou ces messieurs l'avaient laissee. Jamais l'Eglise ne disparaitrait, parce qu'elle etait la base de la famille, comme elle etait le soutien naturel des gouvernements.

-A titre de police, je ne dis pas, murmura le docteur.

Duveyrier n'aimait point, du reste, qu'on parlat politique chez lui, et il se contenta de declarer severement, en jetant un coup d'oeil dans la salle a manger, ou Berthe et Hortense bourraient Auguste de sandwichs:

-Il y a, messieurs, un fait prouve qui tranche tout: la religion moralise le mariage.

Au meme instant, Trublot, assis sur un canape, pres d'Octave, se penchait vers celui-ci.

-A propos, demanda-t-il, voulez-vous que je vous fasse inviter chez une dame ou l'on s'amuse?

Et, comme son compagnon desirait savoir quel genre de dame, il ajouta, en designant d'un signe le conseiller a la cour:

-Sa maitresse.

-Pas possible! dit Octave stupefait.

Trublot ouvrit et referma lentement les paupieres. C'etait comme ca. Quand on epousait une femme pas complaisante, degoutee des bobos qu'on pouvait avoir, et tapant sur son piano a rendre malades tous les chiens du quartier, on allait en ville se faire ficher de soi!

-Moralisons le mariage, messieurs, moralisons le mariage, repetait Duveyrier de son air rigide, avec son visage enflamme, ou Octave voyait maintenant le sang acre des vices secrets.

On appela ces messieurs, du fond de la salle a manger. L'abbe Mauduit, reste un moment seul, au milieu du salon vide, regardait de loin l'ecrasement des invites. Son visage gras et fin exprimait une tristesse. Lui qui confessait ces dames et ces demoiselles, les connaissait toutes dans leur chair, comme le docteur Juillerat, et il avait du finir par ne plus veiller qu'aux apparences, en maitre de ceremonie jetant sur cette bourgeoisie gatee le manteau de la religion, tremblant devant la certitude d'une debacle finale, le jour ou le chancre se montrerait au plein soleil. Parfois, des revoltes le prenaient, dans sa foi ardente et sincere de pretre. Mais son sourire reparut, il accepta une tasse de the que Berthe vint lui offrir, causa une minute avec elle pour couvrir de son caractere sacre le scandale de la fenetre; et il redevenait l'homme du monde, resigne a exiger uniquement une bonne tenue de ces penitentes, qui lui echappaient et qui auraient compromis Dieu.

-Allons, c'est propre! murmura Octave, dont le respect pour la maison recevait un nouveau coup.

Et, voyant madame Hedouin se diriger vers l'antichambre, il voulut la devancer, il suivit Trublot, qui partait. Son projet etait de la reconduire. Elle refusa; minuit sonnait a peine, et elle logeait si pres. Alors, une rose s'etant detachee du bouquet de son corsage, il la ramassa de depit et affecta de la garder. Les beaux sourcils de la jeune femme se froncerent; puis, elle dit de son air tranquille:

-Ouvrez-moi donc la porte, monsieur Octave.... Merci.

Quand elle fut descendue, le jeune homme, gene, chercha Trublot. Mais Trublot, comme chez les Josserand, venait de disparaitre. Cette fois encore il devait avoir enfile le couloir de la cuisine.

Octave, mecontent, alla se coucher, sa rose a la main. En haut, il apercut Marie, penchee sur la rampe, a la place ou il l'avait laissee; elle guettait son pas, elle etait accourue le regarder monter. Et, lorsqu'elle l'eut fait entrer chez elle:

-Jules n'est pas encore la.... Vous etes-vous bien amuse? Y avait-il de belles toilettes?

Mais elle n'attendit pas sa reponse. Elle venait d'apercevoir la rose, elle etait prise d'une gaiete d'enfant.

-C'est pour moi, cette fleur? Vous avez pense a moi?... Ah! que vous etes gentil! que vous etes gentil!

Et elle avait des larmes plein les yeux, confuse, tres rouge. Alors, Octave, tout d'un coup remue, la baisa tendrement.

Vers une heure, les Josserand rentrerent a leur tour. Adele laissait, sur une chaise, un bougeoir avec des allumettes. Quand la famille, qui n'avait pas echange une parole en montant, se retrouva dans la salle a manger, d'ou elle etait descendue desesperee, elle ceda brusquement a un coup de joie folle, delirant, se prenant par les mains, dansant une danse de sauvages autour de la table; le pere lui-meme obeit a la contagion, la mere battait des entrechats, les filles poussaient de petits cris inarticules; tandis que la bougie, au milieu, detachait leurs grandes ombres, qui cabriolaient le long des murs.

-Enfin, c'est fait! dit madame Josserand, essoufflee, en tombant sur un siege.

Mais elle se releva tout de suite, dans une crise d'attendrissement maternel, et elle courut poser deux gros baisers sur les joues de Berthe.

-Je suis contente, bien contente de toi, ma cherie. Tu viens de me recompenser de tous mes efforts.... Ma pauvre fille, ma pauvre fille, c'est donc vrai, cette fois!

Sa voix s'etranglait, son coeur etait sur ses levres. Elle s'ecroulait dans sa robe feu, sous le poids d'une emotion sincere et profonde, tout d'un coup aneantie, a l'heure du triomphe, par les fatigues de sa terrible campagne de trois hivers. Berthe dut jurer qu'elle n'etait pas malade; car sa mere la trouvait pale, se montrait aux petits soins, voulait absolument lui faire une tasse de tilleul. Quand la jeune fille fut couchee, elle revint pieds nus la border avec precaution, comme aux jours deja lointains de son enfance.

Cependant, M. Josserand, la tete sur l'oreiller, l'attendait. Elle souffla la lumiere, elle l'enjamba, pour se mettre au fond. Lui, reflechissait, repris de malaise, la conscience brouillee par la promesse d'une dot de cinquante mille francs. Et il se hasarda a dire tout haut ses scrupules. Pourquoi promettre, quand on ne sait si l'on pourra tenir? Ce n'etait pas honnete.

-Pas honnete! cria dans le noir madame Josserand, en retrouvant sa voix feroce. Ce qui n'est pas honnete, monsieur, c'est de laisser monter ses filles en graine; oui, en graine, tel etait votre reve peut-etre!... Parbleu! nous avons le temps de nous retourner, nous en causerons, nous finirons par decider son oncle.... Et apprenez, monsieur, que, dans ma famille, on a toujours ete honnete!

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