I

J'ai toujours vécu avec la certitude que la maison qui abrita leur amour et plus tard ma naissance était beaucoup plus proche de la nuit et de ses constellations que de la vie de cet immense pays qu'ils avaient réussi à fuir sans quitter son territoire. Ce pays les entourait, les encerclait, mais ils étaient ailleurs. Et s'il finit par les découvrir dans les replis boisés du Caucase, ce fut le hasard d'un jeu de symboles.

Symbolique était le lien qui, d'une manière ou d'une autre, unissait tout habitant du pays à l'existence mythique du maître de l'empire. Dans leur refuge montagneux, ils se croyaient libérés de ce culte que le pays et même la planète tout entière vouaient à un vieillard qui vivait dévoré par la peur de ne pas avoir tué ceux qui pouvaient le tuer. Adoré ou haï, il était dans le cœur de tous. On l'acclamait le jour, on le maudissait dans un chuchotement fiévreux à la tombée de la nuit. Eux, ils avaient le privilège de ne pas évoquer son nom. De penser à la terre, au feu, à l'eau vive du courant, le jour. De s'aimer et d'aimer la fidélité des étoiles, la nuit.

Jusqu'au moment où le dictateur qui consumait la dernière année de sa vie les rappela à l'ordre. Malgré ses manies morbides, l'ironie ne lui était pas étrangère, il souriait souvent à travers sa moustache. Ils ne voulaient pas venir à lui? Il vint à eux. La montagne qui surplombait l'étroit vallon où se cachait leur maison résonna d'explosions. Préparait-on la construction d'un barrage qui porterait son nom? Un lac artificiel créé en sa gloire? Une ligne de haute tension qui, selon sa décision, éclairerait des villages reculés? Ou bien révélait-on un gisement qui lui serait dédié? Ils savaient seulement que, quelle que fût la nature de ces travaux, l'ombre du maître de l'empire était là.

Des éclats de roc, après chaque déflagration, surgissaient au-dessus de la crête, puis dévalaient la pente, tantôt pour se figer dans l'enchevêtrement du sous-bois, tantôt pour scinder la surface lisse du courant. Certains blocs s'immobilisaient à quelques mètres à peine de la palissade qui protégeait la maison. En voyant un nouvel obus de pierre, l'homme et la femme sursautaient, ouvraient instinctivement les bras comme s'ils pouvaient empêcher cette chute bondissante qui cassait les troncs, arrachait de larges loques d'humus…

Quand les explosions se turent, ils se regardèrent et eurent le temps de se dire qu'on n'avait pas découvert leur présence et que donc l'endroit était vraiment sûr, ou que peut-être (ils n'osaient pas le croire) on allait enfin accepter leur vie clandestine et criminelle… La dernière salve ne ressembla pas aux précédentes, ils crurent entendre un écho égaré qui avait pris du retard. Le pan de rocher qui se détacha de la crête était aussi différent – plat, arrondi et, eût-on dit, silencieux. Sa chute fut presque muette. Il percuta un arbre, se redressa et montra sa vraie nature – c'était un disque de granit découpé par le caprice de l'explosion et qui roula de plus en plus vite. L'homme et la femme ne firent aucun geste, subjugués à la fois par la rapidité de la rotation et l'invraisemblable lenteur avec laquelle le mouvement se déployait devant leur regard. Un tronc qui barra le chemin à cette roue de pierre fut non pas cassé mais tranché tel un bras par un sabre. La broussaille qui aurait pu la retenir sembla s'écarter sur son passage. Un autre arbre fut évité avec une agilité sournoise de félin. Le crépuscule déroba certaines étapes de la chute – ils entendirent, avant de voir, l'éclatement sec de la palissade…

Le disque ne défonça pas leur maison. Il s'y enlisa, comme dans l'argile, en pénétrant dans son milieu, en éventrant le plancher, en se figeant toujours debout.

L'homme, posté à une centaine de mètres de la maison, se jeta en direction de la crête, menaça quelqu'un de ses poings levés, lança un juron. Puis, d'un pas d'automate, alla vers leur gîte qui semblait encore vibrer, muet, du choc reçu. La mère, plus près de la porte, n'avança pas, mais se laissa tomber à genoux et cacha son visage dans ses mains. Le silence était revenu à son essence première – à la pureté tranchante des sommets dans le ciel encore ample de lumière. On n'entendait plus que le pas heurté de l'homme. Et l'on croyait entendre la densité du murmure intérieur de l'inconnaissable prière que disait la femme…

En pénétrant dans la pièce, ils virent le disque de granit, plus massif encore sous ce plafond bas, encastré entre les planches profondément labourées. Le berceau de l'enfant suspendu au milieu de la pièce (on avait peur des serpents) avait été frôlé et se balançait doucement. Mais les attaches avaient résisté. Et l'enfant ne s'était pas réveillé… La mère le serra contre elle, encore incrédule, puis se laissa convaincre, l'écouta vivre. Quand elle leva les yeux, le père vit dans son regard la trace d'un effroi qui ne concernait plus la vie de l'enfant. C'était l'écho de sa terrible prière, de son vœu, de l'inhumain sacrifice qu'elle avait consenti d'avance à celui qui allait repousser la mort. Le père ne connaissait pas le nom de ce dieu ténébreux et vigilant, il croyait au destin ou tout simplement au hasard.

Le hasard voulut que les explosions ne reprennent plus. L'homme et la femme qui recevaient chaque jour de silence comme un don de Dieu ou du destin ne savaient pas qu'on n'avait plus besoin de lacs artificiels car celui à qui on les dédiait venait de mourir.


La nouvelle de la mort de Staline leur serait apportée, trois mois après, par cette femme aux cheveux blancs, à la démarche souple et jeune, aux yeux qui ne jugeaient pas. Seule à connaître leur refuge secret. Plus qu'une amie ou une parente. Elle viendrait à la nuit tombante, les saluerait et passerait quelques secondes à caresser la surface du granit dont la présence dans leur maison n'étonnerait plus les époux et semblerait à l'enfant aussi naturelle que le soleil à la fenêtre ou l'odeur fraîche du linge accroché derrière le mur. Le mot «pierre» serait l'un des premiers qu'il apprendrait.


C'est de cet enfant sans doute que j'ai hérité la peur et la douloureuse tentation de nommer. Cet enfant porté par la femme aux cheveux blancs qui, en fuyant dans la nuit, faisait tout son possible pour qu'il ne devine pas. Elle y parvint, au début, avant la traversée d'un étroit pont suspendu au-dessus du courant. L'enfant sommeillait, les yeux ouverts, et ne paraissait pas surpris. Il reconnaissait la tiédeur du corps féminin, la forme et la résistance des bras qui le serraient. Malgré l'obscurité, l'air avait la même senteur que d'habitude, l'agréable acidité des feuilles mortes. Même les montagnes devenues noires et les arbres bleuis par la lune ne l'étonnaient pas: souvent, la violence du soleil semblait noircir ainsi, à midi, le sol et le feuillage autour de leur maison.

Mais à mi-parcours du petit pont qui tangue sur ses cordes soudain tout change. L'enfant ne voit pas les lattes usées sur lesquelles la femme avance en chancelant, ni le vide laissé par les lattes manquantes, ni l'écume phosphorescente du courant. Pourtant il devine, sans savoir pourquoi, que la femme qui le porte a peur. Et cette peur chez une adulte est aussi étrange que ce brusque mouvement par lequel elle mord le col de sa chemise d'enfant, écarte ses bras pour s'accrocher aux cordes et le laisse en suspens dans l'air noir. L'enfant a l'impression de voler tant le pas, un saut presque, par-dessus les lattes cassées est long… Les galets de la berge s'entrechoquent sous les pieds de la femme. Elle desserre les mâchoires, reprend l'enfant dans ses bras. Et avec hâte lui applique sa paume sur la bouche en devançant le cri que cet être qui commence à comprendre allait lancer.

Leur fuite nocturne coïncida, pour l'enfant, avec cet instant unique où le monde devient mots. La veille encore tout se fondait dans un lumineux alliage de sons, de ciels, de visages familiers. Le soleil déclinait et sur le seuil de la maison apparaissait le père – et la joie de ce soleil bas était aussi celle de voir cet homme souriant que le soleil ramenait chez lui, ou peut-être était-ce le retour du père qui plongeait le soleil dans les branches de la forêt et cuivrait ses rayons. Les mains de la mère sentaient le linge lavé dans l'eau glacée du courant et cette odeur embaumait les premières heures des matinées en se mêlant avec la coulée de l'air qui descendait des montagnes. Et ce flux odorant était inséparable de la brève caresse que les doigts de la mère égaraient dans les cheveux de l'enfant en le réveillant. Parfois, au milieu de ce tissage de lumières et de senteurs, une note plus rare: la présence de cette femme aux cheveux blancs. Sa venue correspondait tantôt au retrait des dernières neiges vers les sommets, tantôt à la floraison de ces grandes fleurs pourpres qui, sur leurs longues tiges, semblaient éclairer le sous-bois. Elle venait et l'enfant percevait un surcroît de clarté sur tout ce qu'il voyait et respirait. Il finit par associer ce mystérieux bonheur au petit pont suspendu que la femme traversait pour passer quelques jours dans leur maison.

Cette nuit-là, la même femme serra dans ses dents le col de sa chemise et le transporta sur le petit pont qui leur tendait les pièges de ses lattes cassées. S'affalant au milieu de la broussaille, elle eut le temps d'étouffer le cri de l'enfant. Il se débattit une seconde puis se figea, effrayé par une sensation toute neuve: la main de la femme tremblait. À présent silencieux, il regardait le monde se briser en objets qu'il pouvait nommer et qui, nommés, lui faisaient mal aux yeux. Cette lune, une sorte de soleil glacé. Ce pont qui ne portait plus aucun secret de bonheur. L'odeur de l'eau qui n'évoquait plus la fraîcheur des mains maternelles. Mais surtout cette femme assise dans le noir, le visage anxieux tendu vers une menace.

Il se souvint que toute leur promenade qui avait débuté bien avant le coucher du soleil n'était qu'un lent glissement vers ce monde fissuré par l'étrangeté et la peur. Ils avaient marché d'abord dans la forêt, en montant, en descendant, d'un pas trop rapide pour une balade ordinaire. Le soleil avait décliné sans attendre le sourire du père. Puis la forêt les avait poussés vers un espace vide et plan, et l'enfant, n'en croyant pas ses yeux, avait vu plusieurs maisons alignées le long d'un chemin. Avant, il n'y avait au monde qu'une seule maison, la leur, cachée entre le courant et le flanc boisé de la montagne. La maison unique comme le ciel ou le soleil, imprégnée de toutes les senteurs que répandait la forêt, liée au jaunissement des feuilles qui recouvraient son toit, attentive aux changements des lumières. Maintenant, cette rue bordée de maisons! Leur multiplication blesse la vue, provoque une douloureuse nécessité de réagir… Le mot «maison» se forme dans la bouche de l'enfant en laissant un goût fade, creux. Ils passent un long moment dans une cour déserte, derrière une haie, et quand l'enfant s'impatiente et articule «maison» pour dire qu'il veut rentrer, la femme le serre contre elle et l'empêche de parler. Par-dessus son épaule, il parvient à apercevoir un groupe d'hommes. Leur apparition le laisse dans une incompréhension totale. Inconscient, il dit: «Les gens…» Le mot qu'il avait entendu à la maison, prononcé toujours avec un léger flottement d'angoisse. Les gens, les autres, eux… Il les voit maintenant, en chair et en os, ils existent. Le monde s'élargit, grouille, détruit la singularité de ceux qui l'entouraient avant: la mère, le père, la femme aux cheveux blancs. En disant «les gens», il croit commettre quelque chose d'irrémédiable. Il ferme les yeux, les rouvre. Les gens qui disparaissent au bout de la rue sont tous pareils dans leurs vestes et pantalons sombres, chaussés de leurs longues bottes noires. Il entend la femme respirer profondément.


C'est dans la nuit, après la traversée du petit pont suspendu, que les mots l'agressent, le forcent à comprendre. Il comprend que ce qui manquait aux maisons du village où ils viennent de voir «les gens», c'était le grand disque de pierre. Ces maisons étaient vides, leurs portes bâillaient et aucun éclat de mica ne brillait dans la pénombre de leurs pièces. Soudain, un doute surgit: et si la maison n'avait pas besoin de ce roc gris en son milieu? Et si leur maison n'était pas une vraie maison? Les conversations des adultes qu'il gardait dans sa mémoire comme une simple cadence se hérissent de mots. Il comprend, par bribes, ces paroles retenues malgré lui. L'histoire de la pierre, de son apparition, de sa force… Ils en parlaient souvent. Donc, tout cela n'aurait pas dû être: même ce geste de la mère qui, le soir, fixait une bougie dans cette longue fissure sur la tranche du roc.

La vie de sa famille lui paraît tout à coup très fragile face à ce monde menaçant où les maisons se passent de disque de granit et où les habitants, portant tous des bottes noires, disparaissent dans une rue qui ne finit nulle part. L'enfant devine confusément que c'est à cause de ces «gens» que leur famille était obligée de vivre dans la forêt et non dans le village des autres. Il continue à déchiffrer les mots qu'il a retenus des conversations des adultes, il a de plus en plus peur. Il n'a pas vu ses parents depuis le soleil d'après-midi et cette séparation, il le sent, peut durer indéfiniment dans ce monde sans limites…

Son cri est étouffé par une main qui lui semble étrangère. Car elle tremble. Il se tait un instant. Dans l'obscurité, on entend, en contrebas de leur cache, les pas sur les galets de la berge, des voix, un bref grincement métallique. L'enfant se débat, il va se libérer de cette main qui comprime ses sanglots, il va appeler sa mère, il a reconnu la voix de son père, là-bas. Il ne veut plus de ce monde où tout est miné par les mots. Il ne veut pas comprendre.

C'est à travers l'essoufflement de sa lutte qu'il entend soudain une mélodie. Une musique à peine audible. Un petit chant presque silencieux que la femme murmure à son oreille. Il essaie d'en saisir les mots. Mais les paroles ont une étrange beauté libre de sens. Une langue qu'il n'a jamais entendue. Tout autre que celle de ses parents. Une langue qui n'exige pas la compréhension, juste la plongée dans son rythme ondoyant, dans la souplesse veloutée de ses sons.

Grisé par cette langue inconnue, l'enfant s'endort et il n'entend ni les coups de feu lointains multipliés par les échos, ni ce long cri qui parvient jusqu'à eux avec tout son désespoir d'amour.

Sans toi j'aurais définitivement abandonné cet enfant endormi au milieu de la forêt caucasienne, comme souvent nous abandonnons à l'oubli des parcelles irrécupérables de nous-mêmes, jugées trop lointaines, ou trop pénibles, ou bien trop difficiles à avouer. Un soir, tu parlas de la vérité de nos vies. Je dus mal te comprendre. Je me trompai certainement sur le sens de tes paroles. Et pourtant c'est cette erreur qui fit renaître en moi l'enfant oublié.

Plus tard, j'attribuerais ce contresens à la fièvre des lents et des rapides dangers dont se composait notre existence d'alors. À notre dispersion entre plusieurs pays, plusieurs langues, à tous ces masques que notre métier nous imposait. Et plus encore à cet amour que superstitieusement nous refusions de nommer, moi, le sachant immérité, toi, croyant qu'il était déjà dit par les instants de silence dans les villes en guerre où nous aurions pu mourir sans connaître ces minutes de fin de combats qui nous rendaient à nous-mêmes.

«Un jour, il faudra pouvoir dire la vérité…» C'est cette parole prononcée avec un mélange d'insistance et d'amertume résignée qui me trompa. J'imaginai un témoin – moi! confus, manquant de mots, désemparé par l'énormité de la tâche. Dire la vérité sur l'époque dont notre vie avait maladroitement épousé, çà et là, le cours. Attester l'histoire d'un pays, le nôtre, qui avait réussi, sous nos yeux presque, à s'édifier en un redoutable empire et à s'écrouler dans un vacarme de vies broyées.

«Un jour, il faudra dire la vérité.» Tu te taisais, à moitié allongée à côté de moi, le visage tourné vers le rapide mûrissement de la nuit derrière la fenêtre. La résille de la moustiquaire se détachait à vue d'œil du fond noir et chaud. Et l'on voyait de mieux en mieux, au milieu de ce rectangle empoussiéré, une déchirure en zigzag: l'onde de choc de l'un des derniers obus avait incisé ce tissu qui nous séparait de la ville et de son agonie.

«Dire la vérité…» Je n'osai pas objecter. Troublé par le rôle de témoin ou de juge que tu me confiais, j'alignai mentalement toutes les raisons qui me rendaient incapable ou même indigne d'une telle mission. Notre époque, me disaisje, se retirait déjà et nous laissait au bord du temps, pareils à des poissons piégés par le recul de la mer. Témoigner sur ce que nous avions vécu eût été parler d'un océan disparu, évoquer ses lames de fond et les victimes de ses tempêtes devant l'impassible vallonnement des sables. Oui, prêcher dans le désert. Et notre patrie, cet écrasant empire, cette tour de Babel cimentée de rêves et de sang, ne se désagrégeait-elle pas, étage par étage, voûte par voûte, transformant ses galeries des glaces en amas de miroirs déformants et ses perspectives en impasses?

La fatigue des nuits sans sommeil matérialisait les mots. Je voyais ce désert et les minuscules flaques d'eau aspirées par le sable, cette tour cyclopéenne en ruine surchargée de longs drapeaux rouges, un rouge liquide, tout un fleuve de pourpre…

Tu glissas du lit, je m'éveillai. Prêt, comme à chaque éveil soudain depuis des années, à quitter notre gîte du moment, à empoigner une arme, à répondre tranquillement à ceux qui auraient tambouriné à la porte. Cette fois, ce réflexe fut inutile. Le silence de la ville conquise n'était traversé que de rares tirs désordonnés, d'un bref rugissement de camions aussitôt étouffé par l'épaisseur de la nuit. Tu t'approchas de la table. Dans l'obscurité je vis la touche claire de ton corps que brossaient les reflets d'un incendie à l'autre bout de la rue. «Dire la vérité…» Toute l'énergie de mon réveil se mobilisa sur cette idée irréalisable. Je repris ma dénégation silencieuse en suivant tes mouvements dans le noir de la pièce.

«Tu parles de vérité… Mais tous mes souvenirs sont faussés. Depuis ma naissance. Et je ne pourrai jamais témoigner au nom des autres. Je ne connais pas leur vie. Je ne la comprends pas. Enfant, je ne savais pas comment ils vivaient, tous ces gens normaux. Leur monde s'arrêtait à la porte de notre orphelinat. Lorsqu'un jour on m'a invité à un anniversaire, dans une famille normale – deux fillettes aux longues nattes, des parents débordants de bienveillance, selon la formule, de la confiture dans des coupelles en maillechort, des serviettes que je n'osais pas toucher -, j'ai cru qu'ils jouaient une comédie et que d'une minute à l'autre ils allaient l'avouer et me chasser… Je m'en souviens encore, tu vois, et avec une reconnaissance maladive, comme s'il s'agissait de leur part d'une générosité surhumaine. Pensez donc, tolérer ce jeune barbare aux cheveux ras, aux mains violacées de froid sous les manches trop courtes. Et, le comble, fils d'un père déchu. Comment veux-tu que je sois un témoin impartial?»

Tu allumas une torche électrique, je vis tes doigts dans l'étroit faisceau de lumière, le scintillement d'une aiguille. «Dire la vérité sur ce que nous avons vécu…» Je me dressai sur un coude avec l'envie de t'expliquer que je ne comprenais rien à l'époque qui se dérobait déjà sous nos pieds. Et que sa confusion me faisait penser aux entrailles de ce véhicule blindé que j'avais vu la veille, dans le centre-ville, en m'abritant des rafales. Éventré par une roquette, il fumait encore en exhibant un mélange complexe d'appareils désarticulés, de métal tordu et de chairs humaines déchiquetées. La force de l'explosion avait rendu ce désordre étonnamment homogène, presque ordonné. Les fils électriques ressemblaient à des vaisseaux sanguins, le tableau de bord défoncé et éclaboussé de sang – au cerveau d'un être insolite, d'une bête de guerre futuriste. Et enfouie quelque part dans ce magma de mort, la radio, indemne, lançait ses appels chevrotants. La scène n'était pas nouvelle pour moi. Seule la conscience très claire de ne pas comprendre était toute neuve. Caché dans mon refuge, je me disais que les hommes qui s'entre-tuaient sous ce ciel sans nuages vivaient dans un pays où les épidémies se montraient bien plus efficaces que les armes, que le prix d'une roquette aurait suffi à nourrir tout un village dans cette contrée africaine, que le véhicule, monnayé, aurait payé le forage de centaines de puits, que la faute de cette guerre revenait aux Américains, et à nous, à eux et à nous car nous nous battions par peuples interposés, et aux anciens colonisateurs qui avaient corrompu l'état adamique de ces pays, et que d'ailleurs ce paradis primitif n'était qu'un mythe, et que les hommes s'étaient toujours battus, aux lances autrefois, aux lance-roquettes à présent, et que la seule chose qui distinguait la mort des occupants du blindé incendié et le carnage du temps de leurs ancêtres était la complexité avec laquelle cette mort, une mort si individuelle (je voyais, sous une couche de blindage arrachée, un long bras très mince, presque adolescent, avec un fin bracelet en cuir au poignet) et si anonyme se noyait dans les intérêts des puissances lointaines, dans leur soif de pétrole ou d'or, dans le jeu bureaucratique de leurs diplomaties, dans la démagogie de leurs doctrines. Et même dans les petits soucis et les prochains plaisirs de ce vendeur d'armes que j'avais vu, deux jours avant l'éclatement des combats, prendre l'avion pour Londres: il se faisait appeler Ron Scalper, ressemblait à un représentant de commerce très banal et cherchait à accentuer cette banalité en livrant sa valise au contrôle avec une naïve maladresse de touriste, en s'essuyant le front devant celui qui vérifiait son passeport… Oui, ce soldat tué était insidieusement lié au soulagement de cet homme qui, une fois installé dans l'avion, avait tourné le bouton de la ventilation et fermé les yeux, déjà transporté dans l'antichambre du monde civilisé. Par les mêmes voies sinueuses, ce poignet avec son bracelet de cuir se prolongeait dans la vie de la femme que le passager pour Londres imaginait déjà, offerte, nue, malléable sous son désir, cette jeune maîtresse qu'il avait bien méritée en prenant tous ces risques… «Notre époque, pensai-je, n'est rien d'autre que cette monstrueuse physiologie qui digère l'or, le pétrole, la politique, les guerres en sécrétant le plaisir pour les uns, la mort pour les autres. Un gigantesque estomac qui transvase et broie les matières que pudiquement et hypocritement nous séparons. Cette jeune maîtresse qui soupire, en ce moment même, sous son vendeur d'armes, pousserait un cri indigné si je lui disais que leur bonheur (car ils appellent cela, sans doute, le bonheur) est inséparable de ce poignet puéril taché de cambouis et de sang!»

Je me levai avec l'envie de te confier ces réflexions dans leur désespérante simplicité non, je ne comprends rien à cette physiologie grotesque parce qu'il n'y a rien à comprendre. Je traversai l'obscurité de notre chambre striée de reflets de flammes, te rejoignis près de la fenêtre. «Un jour il faudra pouvoir dire la vérité…» J'allais te répondre que la vérité de notre époque c'était ce jeune corps imbibé de crèmes de beauté, cette chair que le marchand d'armes s'offrait contre les lance-roquettes et que ce marché, dénouement tragi-comique d'un jeu planétaire, ordonnait que ce jour-là, à cet endroit précis, ce soldat portant un lacet de cuir au poignet fût déchiqueté par une explosion. La vérité d'une logique et d'un arbitraire absolus.

C'est au moment de te le dire que je vis ton geste. Mains levées à mi-hauteur de la fenêtre, tu rapiéçais la moustiquaire déchirée. De longs points de fil clair, des mouvements très lents guidés par l'aiguille qui tâtonnait dans l'obscurité, mais aussi cette autre lenteur, celle d'une profonde rêverie, d'une lassitude telle qu'elle ne cherchait même plus le repos. Il me sembla que jamais encore je ne t'avais surprise dans un tel abandon, dans la consonance aussi parfaite de cet instant de ta vie avec toi-même, avec ce que tu étais pour moi. Tu étais cette femme dont ma main effleurait les épaules qui paraissaient froides dans la touffeur de la nuit. Une femme dont je percevais comme jamais l'infinie singularité, la troublante unicité d'être aimé et qui, inexplicablement, se trouvait vivre, ce soir-là, dans cette ville ravagée, si près d'une mort accidentelle ou d'une mort calculée. Une femme qui refermait les bords du tissu sur une nuit de fin de combats. Et qui, apercevant enfin ma main, inclinait la tête, retenait mes doigts sous sa joue et se figeait déjà dans un demi-sommeil.

Ta présence était d'une totale étrangeté. Et en même temps d'une nécessité toute naturelle. Tu étais là et la complexité meurtrière de ce monde, cet enchevêtrement des guerres, des avidités, des vengeances, des mensonges se trouvait face à une vérité qui se passait d'arguments. Cette vérité était suspendue à ton geste: une main qui referme les pans du tissu sur la nuit gorgée de mort. Je sentis que tous les témoignages que j'aurais pu apporter étaient dépassés par la vérité de cet instant arraché à la folie des hommes.

Je n'osai pas, je n'aurais de toute façon pas su, t'interroger sur le sens de tes paroles. J'embrassai ta nuque, ton cou, le début du fragile chapelet des vertèbres – avec cette tendresse aiguë que provoque le corps d'une femme désarmée par une occupation qu'elle ne peut pas interrompre. Et c'est en simple écho à ton souhait de vérité que je me mis à te raconter la naissance du monde dans le regard de cet enfant perdu au milieu des montagnes. Sa peur de comprendre, son refus de nommer et son salut par la musique d'une langue inconnue. Il a vacillé un instant au seuil de nos jeux de plaisir et de mort et s'est laissé noyer de nouveau dans l'intimité fraternelle de l'univers. La femme qui le tenait dans ses bras continuait à chanter doucement sa berceuse même quand l'écho des coups de feu est parvenu de l'autre rive du courant. Cette langue inconnue était sa langue maternelle.

Je commençai ce récit devant la fenêtre, devant ce rectangle en résille que tu rapiéçais, je le terminai en chuchotant, incliné vers ton visage détendu par le sommeil. Je pensai qu'en t'endormant tu avais manqué la fin. Mais aux dernières paroles, sans rien dire, tu serras légèrement ma main.

Bien avant de t'avoir connue, il m'arrivait de revenir dans cette nuit au Caucase, auprès de l'enfant endormi. Ces retours permettaient d'échapper à un soudain surplus de douleur, à une laideur trop agressive. Ils balisaient ma vie par un pointillé de brèves résurrections après ces morts intermédiaires dont notre vie est parsemée. L'une de ces morts m'atteignit le jour où un élève, chef de l'une des petites bandes qui sévissaient dans notre orphelinat, crachota des miettes de tabac de son mégot dans ma direction et annonça avec un chuintement méprisant: «Mais tout le monde le sait, ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien…» Ou une autre fois, lorsque au hasard d'un vagabondage je surpris, noyée dans les herbes folles d'un ravin, cette femme en partie dénudée et ivre que deux hommes possédaient avec une hâte brutale, dans un soufflement de petits rires faux et de jurons. Sur le fond sombre des herbes de juin, son corps très rond, très gras aveuglait par sa blancheur. Elle tourna la tête, je reconnus la simple d'esprit que les habitants de la ville appelaient par un diminutif de petite fille, Lubotchka… Ou bien cet anniversaire et ses coupelles en maillechort. Tout le monde essaya de faire comme si j'étais pareil aux autres, de ne pas remarquer mes maladresses ou de les prévenir. Et leur bonne volonté était si évidente qu'il n'y avait plus aucun doute: je ne serais jamais comme eux, je resterais toujours cet adolescent aux mains rouges de froid, traqué par son passé et qui, interrogé sur ses origines, tantôt bafouillerait des vérités qu'on prendrait pour des mensonges échevelés, tantôt mentirait en rassurant les curieux. Et il y aurait toujours, comme ce jour-là, un tout jeune enfant qui le tirerait par la manche et lui demanderait: «Et pourquoi tu ne ris pas avec nous?»

Après chacune de ces morts, je me retrouvais dans ma nuit caucasienne, je voyais le visage de la femme aux cheveux blancs, ses yeux qui fixaient mes paupières, j'écoutais son chant murmuré dans une langue dont la beauté semblait protéger cet instant nocturne.


Plus tard, étudiant en médecine, j'essayai de mettre fin à ces retours en y voyant un signe de faiblesse sentimentale, honteuse pour un futur médecin militaire. Je cessai d'en avoir honte au moment où je compris que cette nuit n'avait rien en commun avec l'attendrissement que nous extorque une enfance heureuse. Car il n'y avait pas eu d'enfance heureuse. Juste cette nuit où l'enfant en franchissant la frontière du monde s'était effrayé et avait pu, par la magie d'une langue inconnue, revenir pour quelque temps encore dans l'univers d'avant.

C'est cet univers que je rejoignais désormais en fuyant les étouffements de la vie. Et quand, engagé par l'armée, je me retrouvai à soigner les soldats des guerres non déclarées que l'empire menait aux quatre bouts de la planète, la nuit de l'enfant devint, peu à peu, l'unique trace grâce à laquelle je me reconnaissais encore.

Un jour, cette trace s'effaça.


Au début je m'obligeais à croire que le tout dernier blessé existait. Celui de la fin de la toute dernière guerre. Les guerres étaient à présent petites, me disais-je, locales, selon les diplomates. Donc, logiquement, leur fin était pensable. J'allais découvrir assez vite que c'étaient les grandes guerres qui avaient une fin, pas les petites qui n'étaient que leur prolongement en temps de paix… Durant les premiers mois, ou toute une année peut-être, je tins un journal: coutumes du pays, caractères des habitants, des bribes de destins que les blessés me confiaient. Puis ce fut un autre pays, une autre guerre et je m'aperçus que les différences de paysages et de mœurs s'estompaient de plus en plus dans le quotidien des combats, le même sous tous les ciels avec sa monotonie de souffrances et de cruauté. L'Éthiopie, l'Angola, l'Afghanistan… Les pages de mon journal me dégoûtaient désormais par leur ton de touriste fouineur, par le détachement de l'observateur qui part demain. Je savais déjà que je ne partirais pas. Mon sommeil était peuplé non plus de visages humains, mais du rictus des plaies. Chacune avait son sourire singulier, tantôt large et charnu, tantôt en entaille échancrée, noircie de brûlures. Et le même reflet, comme un filtre photographique, teintait ces rêves, couleur de sang souillé, de rouille sur les carcasses des blindés, de poussière roussâtre que les hélicoptères soulevaient en apportant de nouveaux blessés à l'hôpital. Souvent la même vision me réveillait: je posais des points de suture non pas sur le rictus d'une plaie, mais sur les lèvres qui s'efforçaient de parler. Je me levais, la lumière semblait alléger pour quelques secondes la fournaise dans laquelle s'enlisait un vieux ventilateur, la montre indiquait l'heure où les soldats revenaient des opérations nocturnes. J'essayais de recomposer devant la glace l'homme qu'il me faudrait redevenir au matin. Je supportais l'effort pendant quelques secondes, puis revenais vers l'enfant caché dans les montagnes du Caucase.


Un jour, ce refuge perdit son pouvoir. Un soldat amputé des deux bras se sauva la nuit, surgit devant la sentinelle avec un cri de menace et fut tué d'une rafale. On préféra parler d'un accès de folie plutôt que d'un suicide. Le soir, après une journée où il y eut deux brûlés graves et une autre amputation, je me rendis compte que j'avais presque oublié le suicidé de la nuit. En me couchant, j'attendis l'apesanteur béate de la morphine pour avouer qu'à l'intérieur de moi il n'y avait plus un lieu, plus un instant où me cacher.


Je vécus ainsi, en laissant chaque nouvelle journée effacer les douleurs de la précédente par le regard affolé des nouveaux blessés. La seule mesure du temps qui me restât était l'évident perfectionnement des armes que nos soldats et leurs ennemis utilisaient. Je ne me souviens plus dans quelle guerre (au Nicaragua, peut-être) nous tombâmes pour la première fois sur ces drôles de balles avec le centre de gravité déplacé. Elles avaient l'atroce particularité de se promener dans le corps d'une façon imprévisible et de se loger aux endroits les plus difficiles à atteindre. Quelque temps après apparurent des bombes à ferraille, des obus à aiguilles tou jours plus ingénieux et qui semblaient nous entraîner dans une macabre compétition où nos instruments habituels se révélaient souvent inadaptés. Et puis, un matin, l'hélicoptère qui devait ramener les survivants, les blessés et les morts après un combat ne revint pas. On apprit qu'il avait été abattu par un nouveau missile portable. Depuis ce matin-là, nos oreilles détectaient dans la stridulation des hélices une sourde vibration de détresse.


Je n'avais pas le temps de méditer sur les raisons profondes de ces guerres. D'ailleurs toutes les discussions que nous menions avec d'autres médecins ou avec les officiers-instructeurs débouchaient toujours sur la même petite géopolitique sans issue. La terre devenait trop exiguë pour les deux grands empires surarmés qui se la partageaient. Ils se heurtaient, comme deux banquises dans l'étranglement d'un détroit, leurs bords s'effritaient en cassant en deux les pays en déchirant les peuples, en évitant le pire dans le permanent broyage des zones en litige. Hiroshima et le Viêt-nam suffisaient pour désigner l'agresseur: l'Amérique, l'Occident. Certains parmi nous, les plus prudents ou les plus patriotes, s'arrêtaient là. D'autres ajoutaient que cet ennemi utile, l'Amérique, justifiait bon nombre d'absurdités dans notre propre pays. En retour, notre existence maléfique aidait les Américains à faire excuser les leurs. L'équilibre planétaire était à ce prix, concluaient-ils… Ces sages conclusions étaient souvent balayées quelques heures après par un blindé en flammes dont la coquille d'acier résonnait des cris de brûlés vifs ou, comme la dernière fois, par la mort de ce blessé tendant ses moignons vers les rafales d'une mitraillette. Je m'efforçais de ne pas comprendre ces morts pour ne pas les diluer dans nos bavardages stratégiques.


Curieusement, c'est grâce à un homme qui adorait la guerre que je sus préserver cette incompréhension salutaire.

Instructeur de carrière, petit, robuste, impeccable dans son uniforme de mercenaire d'élite, il présentait aux soldats les nouvelles armes et les engins de guerre, expliquait le maniement, comparait les caractéristiques. La salle où il professait était séparée de notre bloc opératoire par un mur peu épais. Sa voix aurait pu, à mon avis, percer le tintamarre d'une colonne de chars. J'entendais chaque mot.

«Ce fusil d'assaut a une cadence de tir formidable: 720 coups par minute! Il se démonte très facilement en six pièces et, comme il est peu encombrant, vous pouvez tirer d'une voiture; il y a aussi des chargeurs à cinquante coups… Ceci est un missile guidé, il porte trois dards avec une charge explosive qui détone après avoir pénétré dans la cible… Pour ce calibre on peut utiliser des munitions perforantes ou bien explosives, ou encore incendiaires…»

Sa voix était entrecoupée seulement par celle, moins forte, de l'interprète et de temps à autre par les questions des soldats. Je finis par détester ce ton qui se voulait à la fois professoral et décontracté.

«Non, mon vieux, si tu ne bloques pas bien cette vis de fixation, t'es fichu dès le premier tir…»

Il semblait annoncer, encore théoriquement, les résultats qui se retrouveraient bientôt sur notre table d'opération, déjà sous l'aspect de cette chair humaine lacérée par toutes ces trouvailles explosives, incendiaires et perforantes. Je faisais donc partie d'une même chaîne de la mort reliant les politiciens qui décidaient les guerres, ce brave instructeur qui les enseignait, les soldats qui allaient mourir ou s'étaler nus sous l'affairement de nos mains gantées. Et je n'avais pas la maigre excuse de l'humaniste de service, car souvent je soignais pour remettre dans la chaîne.

L'idée de faire irruption dans la salle et d'égorger le militaire devant ses auditeurs me venait souvent à l'esprit. Une scène de révolte pour un film sur les guerres coloniales, me disais-je aussitôt en comprenant que la vie, par sa routine, par la paresse de ses compromis, allait peu à peu me réconcilier avec la voix derrière le mur.

«C'est un véritable tank volant… Le cockpit est protégé par du titanium… Il peut combattre de jour comme de nuit…»

En effet, je l'écoutais sans la colère d'autrefois. Comme tout conférencier de talent il avait son sujet de prédilection. C'étaient les hélicoptères de combat (il avait piloté plusieurs modèles avant de devenir instructeur). Ce thème le rendait épique. En répétant aux générations de soldats le même récit, il était parvenu à élaborer une véritable mythologie qui retraçait la naissance de l'hélicoptère, les faiblesses de son enfance, les audaces de sa jeunesse et surtout les exploits techniques des derniers temps. Le fabuleux engin transportait les camions, exterminait les chars, se couvrait d'appareillages qui le protégeaient des missiles. Je sentais que la voix derrière le mur allait d'une minute à l'autre se moduler en strophes.

«Les Américains qui pensaient nous avoir eus avec leurs Stinger peuvent toujours courir. On installe maintenant des brouilleurs infrarouges, des lanceurs de leurres, là, à l'extrémité des ailettes. Et ce n'est pas tout! Même si un éclat perce le réservoir, pas de panique à bord: les réservoirs sont désormais auto-obturants! Même si l'appareil tombe, rien n'est perdu car les sièges supportent une chute de quatorze mètres par seconde, vous vous rendez compte: quatorze mètres par seconde! En plus, les boulons explosifs font sauter les portes et une seconde après un toboggan se gonfle et on évacue sans être charcuté par le rotor!»

Il y avait quelque part au milieu de ce poème un moment où la sincérité de l'officier devenait indubitable. Je finis par apprendre l'épisode par cœur: en pleine guerre du Kippour, dans un ciel battu par les rotors, s'opposèrent un hélicoptère de l'armée syrienne (un Mi-8 soviétique dont le pilote avait été entraîné par l'instructeur lui-même) et un Super-Frelon israélien. Et ce fut la toute première bataille entre hélicoptères dans l'histoire humaine! Car personne n'avait jamais prévu que cet appareil pût attaquer son semblable. Avec une perfidie inouïe, le soldat israélien ouvrit largement la porte latérale, pointa une mitrailleuse et cribla l'hélicoptère syrien qui s'abattit sous les yeux de l'inspecteur… En racontant ce combat, l'officier disait tantôt «juif», tantôt «israélien», le second terme devenant dans sa bouche une sorte de superlatif du premier, pour en indiquer le degré de malignité et de nuisance. Pourtant, en vrai poète, il reconnaissait l'utilité de ce mauvais génie sans lequel l'Histoire aurait piétiné et perdu peut-être l'une de ses plus belles pages.

La voix qui résonnait derrière le mur et m'exaspérait tellement au début était sur le point de s'effacer dans l'indifférence amusée lorsque soudain je perçai son secret. C'est grâce à de tels poètes que les guerres devenaient efficaces et durables. Il fallait cette passion pure, cet enthousiasme de croyant qu'aucune géopolitique ne pouvait remplacer.


Ces cours guerriers que j'écoutais penché sur les corps des opérés me poussèrent, d'une manière à la fois très directe et détournée, à réfléchir à la stupéfiante pauvreté de ce que je vivais avec les femmes que je rencontrais et croyais aimer. Une comparaison comique opposa dans ma tête l'ingéniosité des armes que vantait l'instructeur (tous ces réservoirs auto-obturants et autres lance-leurres) et la rudimentaire mécanique de ces amours. Je n'avais pas encore trente ans à l'époque et mon cynisme avait parfois la peau tendre. «J'ai eu d'elles ce que j'avais envie de prendre», me disaisje sans le croire. «Ce qu'elles avaient envie de me donner… Tout ce qu'une telle liaison pouvait nous donner…» Je tournais et retournais ces formules, en essayant, au moins par ces assemblages verbaux, de concurrencer la perfection des machines.

«Curiosité!» Ce mot, inconsciemment deviné depuis longtemps, sonna tout à coup d'un ton juste et dur. La femme qui, trois jours auparavant, était repartie à Moscou, avait de la curiosité pour moi. Et cette curiosité nous procurait une liaison vive, bien jouée du début à la fin, sans risque d'amour. Comme dans une plongée sous-marine, elle me sondait avec son corps, explorait l'homme qui l'avait intriguée, se créant un souvenir pareil à celui d'un pays exotique qui manque à l'expérience de nos yeux. Elle n'était pas venue la dernière nuit avant son départ, elle avait «trop de valises à bourrer». J'avais ressenti la vague impression qu'elle me manquait déjà. Sans grand effort de cynisme, j'étais parvenu à réduire ce manque à la sensation de la pulpe de ses seins, à l'angle de ses genoux écartés, à la cadence respiratoire de son plaisir…

«Caractéristiques techniques, comme dirait l'instructeur», pensais-je à présent en me rappelant que les femmes qui avaient précédé celle-ci (l'une travaillant à l'ambassade, l'autre rencontrée à Moscou…) avaient aussi cette curiosité d'exploratrices. Le souvenir très lointain qui me poursuivait depuis l'enfance revint: l'anniversaire dans une famille qui a la générosité d'inviter un jeune barbare aux cheveux ras, deux fillettes qui me regardent avec une curiosité en petits coups de sonde. Leurs parents ont dû sans doute les prévenir qu'il s'agissait d'un enfant pas comme les autres, sans famille, sans domicile bien à lui, et qui n'a peut-être jamais goûté de la confiture. Tous ces «sans» apparaissent aux deux sœurs blondes tantôt comme une privation inimaginable, tantôt comme une promesse confuse de liberté. Elles m'observent avec la nonchalance feinte d'un zoologue qui, pour ne pas effaroucher l'animal, le contourne la tête en l'air, tout en scrutant du coin de l'œil chacun de ses mouvements…

Je traduisis la curiosité des fillettes en langage de femmes. J'étais toujours la même bête étrange qui ne faisait pas comme les autres, c'est-à-dire n'économisait pas sa solde gagnée dans ces pays en guerre, ne briguait pas une carrière, n'avait aucun projet. Cette vie «sans» contenait pour les femmes la promesse, à présent évidente, d'une liaison sans le poids de l'amour, d'une rapide exploration zoologique qui n'aurait pas de suite dans leur vie principale. Avec une ironie un peu acide, je me disais qu'en fin de compte je ressemblais beaucoup à l'instructeur qui hurlait derrière le mur Quatre lance-pots fumigènes sont placés à l'avant du véhicule, là et là…») et qui, à part son uniforme toujours sans un pli, n'avait dans son unique valise qu'un vieux costume et une paire de chaussures d'un autre âge.


C'est peut-être sa jeunesse ou son inexpérience (elle venait d'avoir vingt-deux ans et se retrouvait pour la première fois à l'étranger) qui me firent quitter ma carapace zoologique. Interprète à l'ambassade d'Aden, elle attrapa, un jour, une insolation, on l'amena chez nous, à l'hôpital… Je me sentis utile, je connaissais déjà bien le Yémen, et puis sa fragilité me rendait agréablement âgé et protecteur. Cette impression ressemblait à de la tendresse. Et dans l'amour, son corps gardait la même faiblesse résignée et touchante que le jour de son malaise. J'en vins à espérer que cet attachement se poursuivrait malgré le départ de l'ambassade dès le début de la guerre civile. «Nous nous reverrons à Moscou, me disais-je, il est temps de toute façon que je jette l'ancre…» C'était la première fois de ma vie que de telles pensées me venaient à l'esprit.

Elle partit avec l'un des premiers avions qui évacuaient le personnel de l'ambassade et les coopérants. Ce qui me frappa le plus ce n'était pas son refus de nous revoir à Moscou, mais plutôt la peur de ce refus que je surpris subitement en moi, une peur vieille de plusieurs jours. «Ce serait diplomatiquement délicat», coupa-t-elle en souriant mais avec un air de fermeté qui la mettait déjà dans un futur où je n'existais pas. «Délicat vis-à-vis de ton fiancé?» demandai-je en copiant, mais mal, son ironie. «C'est plus compliqué que ça…» Elle évita ma réplique («Que peut-il y avoir de plus compliqué qu'un fiancé?») en me demandant de l'aider à descendre ses valises. Devant le car, je la vis telle qu'elle serait à l'arrivée: un tailleur (les journées encore fraîches à Moscou), des escarpins qui avaient remplacé les sandales, un air de jeune femme ayant travaillé à l'étranger avec tout ce que cela supposait dans un pays d'où l'on sortait difficilement à l'époque. Je cherchai en vain un mot poli mais blessant qui eût pu, ne fût-ce que pour une seconde, la rendre de nouveau faible, enfantine, étonnée – telle que je l'aimais et que j'avais peur de la perdre. Assise derrière la vitre, elle posa sur moi un regard déjà tout à fait détaché et dut apercevoir mes chaussures grises de poussière. «Un homme que j'ai aimé…», dut-elle se dire, et elle ressentit sans doute cette brève pitié qui nous saisit à la vue d'une parcelle de nous-mêmes conservée dans le corps d'un être désormais étranger.

«Je t'écrirai…

– Mais…»

Nous dîmes ce «mais» d'une seule voix, elle, se redressant sur son siège, moi, me protégeant de la poussière que le car souleva en démarrant. Là où elle allait, je n'avais que cette adresse vague d'une chambre, dans un appartement communautaire, depuis longtemps louée à quelqu'un d'autre. Ici, on entendait déjà le premier crépitement des armes à la périphérie de la ville.

Je rentrai à l'hôpital à pied. Autour des ambassades les gens s'attroupaient, les voitures partaient toutes dans la même direction, vers l'aéroport. Il était amusant de voir que malgré ce remue-ménage, chaque nation restait fidèle à elle-même. Les Américains bloquaient la rue par l'abondance des moyens de locomotion, par la pesante et tranquille arrogance de leurs préparatifs. Les Anglais quittaient les lieux comme s'il s'agissait d'un déplacement quotidien dont la banalité ne méritait pas un mot, pas un geste de plus. Les Français organisaient le désordre, se donnaient des consignes les uns aux autres, attendaient quelqu'un sans qui le départ était impossible et qui pourtant était déjà parti. Les représentants des petits pays sollicitaient la compréhension des grands…

Je ne parvins pas à pénétrer dans l'hôpital. Les soldats installaient autour du bâtiment des abris de tir, condamnaient, on ne savait trop pourquoi, la porte principale et pointaient vers le ciel les canons des mortiers dont j'entendrais le bruit sur le chemin du retour. Pendant la nuit, passée à l'ambassade, j'essaierais d'identifier à l'oreille le quartier de la ville le plus touché, en imaginant les salles vides de l'hôpital, ma valise dans la chambre au premier étage et, dans un tiroir, ce coquillage de la mer Rouge, préparé en cadeau pour celle qui venait de partir. Le cynisme n'étant pas un sentiment nocturne, je ne réussirais à railler ni ce coquillage (qui se retrouverait le lendemain sous les décombres de l'hôpital bombardé) ni nos adieux devant le car. Et quand, enfin, je raviverais cette moquerie sans gaîté, je verrais qu'il ne restait rien d'autre dans ma vie: cette dérision usée et la charpie de souvenirs inutiles.


Au matin, la ville brûlait et la progression du feu semblait repousser les derniers étrangers vers la mer. Je me retrouvai sur une plage, dans la foule de mes compatriotes qui agitaient les bras en direction de quelques canots qui venaient vers nous. Au large, on voyait un lourd paquebot blanc, un drapeau rouge légèrement soulevé par le vent. Les canots paraissaient immobiles, englués dans l'huile bleue de la mer. À quelques centaines de mètres, dans les rues débouchant sur la côte, les soldats couraient, tiraient, tombaient et leur jeu mortel avançait vers nous et allait d'une minute à l'autre exiger notre participation. Les bras se tendaient vers le va-et-vient des rames, les cris s'étranglaient dans une exaspération d'angoisse. Ce désir de ne pas être tué sottement sur cette plage ensoleillée me gagna, contagieux comme toute hystérie collective. Je faillis suivre les hommes qui, chargeant sur leurs épaules d'énormes valises, entraient dans l'eau pour élargir la distance entre leur vie devenue soudain fébrilement précieuse et la mort. C'est l'absence de tout bagage qui me dégrisa. Le peu que je possédais avait brûlé dans l'hôpital détruit pendant la nuit par les obus. Le matin, un employé de l'ambassade m'avait prêté son rasoir…

Je m'assis sur le sable en observant la scène d'un œil à présent presque distrait. Le nombre des valises que les hommes embarquaient sur les canots me laissait perplexe. Je me disais qu'il existait donc quelque part une vie où toutes ces choses péniblement transportées étaient irremplaçables. J'imaginai cette vie à laquelle mon passé me rendait inapte, je devinai ses joies confortées par le contenu des valises, je la trouvais légitime et touchante. En me levant pour aider à l'embarquement, je tombai sur un homme qui voulait monter à côté de ses bagages et me prit pour un concurrent. Je reculai, il grimpa en évitant mon regard. Un obus fit jaillir derrière une jetée un large geyser de sable, l'homme déjà installé se pencha rapidement en appliquant son front sur le cuir des valises. Quelqu'un hurla: «Allez, vite, on part!» Un autre qui piétinait encore dans l'eau l'injuria. On se bousculait maintenant sans dissimuler sa peur.

C'est juste après l'explosion que je vis cet homme, sans bagages lui non plus, et qui, posté légèrement derrière moi, semblait suivre la querelle entre deux candidats au départ. Ce qu'il dit d'abord ne s'adressait à personne: «On devient très nu à des moments pareils…» Puis, se tournant vers moi, il ajouta: «Comme vous n'avez rien à embarquer, je voudrais vous demander un service. Sur l'injonction expresse de l'ambassadeur…» Il fit cette remarque d'un ton à la fois respectueux et souriant, me faisant comprendre que son autorité n'avait pas besoin de s'appuyer sur celle de l'ambassadeur déjà rapatrié. Je fixai son visage en me souvenant l'avoir entrevu lors d'une réception à l'ambassade. J'avais retenu ses traits parce qu'il ressemblait à Lino Ventura. Je l'avais oublié pour la même raison, en égarant son visage parmi des images de films… Devançant ma question, il précisa: «Nous partirons un peu plus tard ensemble…» Puis jeta un dernier regard sur les canots surchargés de valises et je crus voir dans ses yeux une brève lueur d'ironie qui s'effaça tout de suite dans la neutralité.

La bousculade sur la rive nous rendit invisibles. Il m'amena vers une construction en parpaings derrière laquelle était garée une voiture tout terrain. Nous prîmes la direction de la ville que la fumée des incendies semblait étirer vers le ciel. En conduisant, il m'apprit son nom (l'un de ses noms que je connaîtrais par la suite) et me demanda de l'appeler, devant ceux que nous allions rencontrer, «Monsieur le conseiller». Depuis un moment déjà, je vivais comme à l'écart de la réalité. La simplicité, presque l'indifférence, avec laquelle le conseiller m'expliquait la tâche qui m'attendait ne faisait qu'accentuer l'étrangeté de la situation. «Votre présence à ces négociations, ou plutôt à ces marchandages, sera doublement utile. L'un des participants a été blessé et puis, vu son âge, la chaleur, l'émotion… Il faudra soutenir son vieux cœur jusqu'à l'accord final. Mais surtout, si je ne me trompe, vous parlez sa langue…»

Je crus d'abord que son ton détaché était une pose, une crânerie qu'il feignait à mon intention (la ressemblance avec le comédien était pour quelque chose dans ma méprise). Mais quand, dans une rue, nous tombâmes sous un feu croisé et qu'il réussit à éviter les rafales en plaquant la voiture contre un mur sans quitter cet air indifférent, je compris qu'il s'agissait tout simplement d'une très longue habitude du danger.


Nous arrivâmes dans un quartier que je ne connaissais pas et qui, à quelques rues des combats, paraissait assoupi. Seules les traces de fumée sur la surface ocreuse des maisons et les douilles sur lesquelles on glissait en marchant trahissaient la présence de la guerre. Nous traversâmes une cour, une autre en enfilade, nous arrêtant devant un passage étroit qui faisait penser à l'entrée d'un labyrinthe. Une demi-douzaine de soldats qui s'y abritaient du soleil sortirent, nous fouillèrent, puis nous laissèrent pénétrer à l'intérieur.

Les fenêtres, protégées par des panneaux métalliques, incisaient l'obscurité de longues raies de soleil. Le regard se coupait sur ces lames aveuglantes. Après quelques secondes de cécité, je vis deux gardes, l'un accroupi près de la porte, sa mitraillette posée sur les genoux, l'autre regardant la rue par l'interstice entre deux feuilles d'acier. Deux autres hommes se faisaient face: assis, dos au mur, un Yéménite, au visage brun et luisant, avec un turban bigarré qui descendait en queue de cheval sur une épaule et, à l'autre bout de la pièce, à moitié allongé dans un fauteuil, cet homme très pâle avec, comme une étrange réplique du turban, un bandeau de pansements sur le front. Ses traits anguleux et affinés par la fatigue paraissaient presque transparents sous le reflet de la sueur. Malgré ses cheveux blancs, il y avait dans son visage cette sorte de jeunesse qui naît chez les hommes âgés à l'instant d'un défi mortel. Notre venue interrompit leur discussion. On n'entendait plus que le tambourinement rageur des mouches prises entre la vitre et l'acier, l'écho lointain de la fusillade et la respiration de l'homme blessé, des brèves saccades comme s'il s'apprêtait à chanter et ne se décidait pas.

C'est lui qui nous salua et se mit à parler en imposant avec effort une cadence régulière à son souffle. Le conseiller me demanda de traduire. L'homme s'arrêta pour me donner le temps de le faire. Mais je me taisais, me sentant à une distance vertigineuse de cette pièce étouffante.

L'homme blessé parlait la même langue qu'avait entendue l'enfant endormi au milieu des montagnes du Caucase, dans la nuit la plus profonde de ma vie.

Celui dont je devais assurer la survie et traduire les propos savait que sa mort aurait simplifié les tractations. Il me le dit avec un sourire imperceptible pendant que je lui faisais une nouvelle piqûre: «Je me sens un vieillard richissime dont la résistance désespère les héritiers…» C'était l'une des phrases que j'omis de traduire. D'ailleurs, dès les premières paroles, une sorte de double traduction s'était établie entr nous: j'interprétais de mon mieux ses arguments et ceux de ses adversaires, mais parallèlement je suivais en moi la reviviscence de cette langue restée muette depuis tant d'années.

L'objet de leur laborieux combat verbal m'apparut assez vite sous forme de devinette. L'homme au turban, l'un des chefs militaires de la rébellion, avait capturé trois Occidentaux. Le diplomate blessé s'efforçait d'obtenir leur libération. «Monsieur le conseiller» pouvait faire pression sur le Yéménite puisque les troupes de celui-ci étaient armées et soutenues par nous. Pour ce service, le diplomate devait garantir la neutralité de la France qui fermerait les yeux sur notre participation militaire au conflit. Dix fois le marché fut sur le point d'être conclu, mais soudain le Yéménite se fâchait, se mettait à fustiger la perfidie de l'Occident et le grand satan américain. Sa colère exprimée tantôt dans un anglais rudimentaire et tranchant, tantôt dans un russe de propagande appris sans doute à Moscou, semblait chaque fois sonner le glas des pourparlers, j'étais prêt à me lever. Mais ni le Français allongé dans son fauteuil ni le conseiller qui écoutait, la tête légèrement penchée de mon côté, ne paraissaient impressionnés par ces crises, ils en attendaient la fin en silence, chacun avec sa façon d'être poliment indifférent. Un aide de camp entrait, chuchotait longtemps à l'oreille du chef qui opinait en se départant peu à peu de son air outré. La discussion reprenait, en décrivant le cercle déjà connu: le Yéménite libère les otages, le conseiller arrange la livraison des armes, le diplomate s'engage sur la discrétion de son gouvernement. Je comprenais à présent que la réussite dépendait non pas de la logique des arguments, mais de quelque rituel dont seul le Yéménite possédait le secret et que le Français et le Russe essayaient de percer. Un sésame.

La ronde des phrases plus ou moins identiques me laissait le loisir de toucher, comme on touche le grain des pages d'un vieux livre, la texture des mots que je traduisais. Le diplomate dut remarquer cette traduction souterraine et parla d'une manière de plus en plus personnelle en abandonnant ce langage nivelé qu'on adopte face à un interprète dont on ignore à quel point il maîtrise la langue. Certaines de ses paroles avaient, pour moi, plus de vingt ans, venant de l'époque où je les avais apprises et où elles s'étaient conservées, très rarement utilisées. Elles résonnaient dans cette pièce basse, surchauffée, barricadée par des pans d'acier et leur sonorité ouvrait de longues percées de lumière et de vent. À ce souvenir se mêlait même, intact, l'orgueil enfantin d'avoir dompté cette langue insolite. Pendant une nouvelle rupture des négociations, le Français parla ironiquement d'un «navicert» dont le conseiller et moi aurions besoin pour quitter la ville par la mer. En entendant ce mot, je ressentis cette comique fierté d'enfant, car le vocable m'était connu grâce à Loti, et la tonalité de ces sons apportèrent dans l'étouffement de la pièce et la brise océanique de ses romans et la fraîcheur d'une longue soirée neigeuse rythmée par le froissement des pages.

De temps en temps, la discussion s'interrompait à cause du Français. Il fermait les paupières quelques secondes, puis les rouvrait largement dans des orbites de plus en plus creuses et qui ne voyaient pas, en tout cas ne nous voyaient pas. Son visage sous les filets de sueur ressemblait à un éclat de quartz, tantôt laiteux, tantôt translucide. J'intervenais, en sachant très bien que toutes ces piqûres étaient juste bonnes pour prolonger encore d'un tour ces tractations absurdes. Je le lui dis. Son visage de quartz s'éclaira d'un reflet de sourire: «Vous savez, ici en Orient on pratique souvent la médecine expectante…» J'eus de nouveau l'impression d'être en face d'un homme d'une autre époque. Non tant en raison de son français qui était celui de mes livres, mais à cause de ce calme à la fois ironique et altier qu'il opposait à la cruelle farce du présent, comme s'il l'observait du haut d'une longue et grande histoire remplie de victoire et de défaites.

Il résista jusqu'au bout, jusqu'à l'accord définitif, tard dans la soirée. En devinant la partie gagnée, il se redressa un peu dans son fauteuil et même lança une petite pique à «Monsieur le conseiller » (qui promettait quelques mortiers de plus au chef yéménite): «Votre générosité vous perdra, cher confrère. » Le conseiller lui sourit, avant d'écouter ma traduction comme pour montrer qu'ils n'avaient plus besoin de cacher leur vrai métier sous des couvertures diplomatiques, ni de simuler l'ignorance d'une langue.

Le lendemain, un hélicoptère venu de Djibouti emporta les trois otages relâchés (un couple d'Allemands et une coopérante française) et le corps du diplomate mort dans la nuit. Un peu à l'écart, nous assistions aux préparatifs. En attendant le départ, les rescapés échangèrent leurs adresses, s'invitèrent à passer des vacances en France et en Allemagne, puis voulurent à tout prix prendre une photo en compagnie des légionnaires. Le corps enveloppé dans une toile de bâche était déjà chargé…

«Toute notre vie n'est que médecine expec-tante, n'est-ce pas?»

Le conseiller le dit en français et se tut en regardant les passagers qui montaient dans l'hélicoptère en poussant de petits rires d'admiration. J'examinai un instant son visage tourné de profil. Aucune volonté d'impressionner ne s'y lisait.

«Pourquoi alors toute cette comédie avec l'interprète?»

Je forçai exprès le ton qui pouvait paraître presque blessé.

«D'abord, vous n'étiez pas que l'interprète! Et puis, dans les marchandages de ce genre il est parfois utile de plaider une erreur de traduction… Mais surtout considérez cela comme un début qui pourra avoir une suite si vous vous sentez prêt à changer de vie. Pendant le voyage vous aurez le temps de réfléchir à ma proposition.»

L'hélicoptère décolla en balayant les traces de pas sur le sol poudreux. Nous le suivîmes un instant des yeux. En s'en allant l'appareil semblait tirer sur le ciel une lourde housse de nuages fauves qui avançaient rapidement du côté de l'océan.

«L'un des derniers Mohicans de la vieille garde, ce Bertrand Jansac, dit le conseiller en abandonnant l'hélicoptère au-dessus des eaux. Ou plutôt l'un des derniers Mohicans tout court… Quant à nous, notre navire va bientôt partir toutes voiles au vent mais, hélas, sans la protection de… comment il disait déjà? d'un "navicert", n'est-ce pas?»


Dans le flux de gestes et de mots de cette dernière journée, une seule phrase persista, et sa tentation cadença toutes mes pensées: «Si vous vous sentez prêt à changer de vie…»

J'avais vingt-huit ans. Ma vie, par son épaisseur de chair et de mort, aurait pu être celle d'un homme beaucoup plus âgé. Et pourtant, le même enfant tressaillait en moi quand, distraitement ou avec curiosité, quelqu'un me demandait: «Mais où êtes-vous né? Que font vos parents?» Depuis longtemps, je savais répondre par le mensonge, par l'évasion, par la surdité. Cela ne changeait rien. Le frisson enfantin glissait comme une lame entre les plaques disjointes d'une armure. Seulement si, adolescent, j'avais peur qu'on ne découvre la vérité, désormais, à cette peur et à cette honte se mêlait la certitude de ne pas savoir faire comprendre cette vérité, de ne rencontrer personne à qui la confier.

J'éprouvai ce malaise en me retrouvant dans une cabine exiguë, sur un bateau qui encore arrimé tanguait déjà sous les premiers fouette-ments de la tempête. Installés face à face sur nos étroites couchettes, nous pouvions murmurer l'un à l'oreille de l'autre tant nos visages étaient proches. Le réflexe enfantin s'éveilla aussitôt: j'imaginai le conseiller me questionner sur le début de ma vie. Une seconde après, je me traitai d'idiot en comprenant qu'il savait tout… J'étais en face d'un homme qui, malgré notre situation propice aux confidences, ne chercherait pas à fouiller dans mon passé. C'est alors que sa proposition de «changer de vie» m'apparut comme une offre libératrice. D'ailleurs cette libération exaltante s'accomplissait déjà avec la rapidité d'un songe heureux. En montant sur ce bateau j'étais déjà libéré de mon nom et du passeport qui le certifiait. En échange, le conseiller m'en avait fourni un autre: mes premiers faux papiers avec un nom que je répétais intérieurement pour me l'approprier tout comme ces quelques ébauches de ma nouvelle biographie que je devais apprendre par cœur. J'étais parfaitement conscient que le naturel avec lequel s'engageait cette mue n'était qu'une technique de recrutement bien rodée et que la proposition de «changer de vie» n'avait rien d'improvisé. A chaque nouveau pas dans cette direction, le conseiller marquait comme un petit temps d'arrêt pour me donner la possibilité de me désengager – refuser de changer de passeport, ne pas monter avec lui dans ce petit cargo de mine douteuse, ne pas accepter le pistolet qu'il m'avait transmis. Plus tard je comprendrais que pour lui un tel départ et ce changement d'identité étaient une suite de mouvements presque machinaux, une routine qu'il exécutait sans se rendre compte de mon émoi. Mais pour l'instant, je voyais dans ses gestes l'insolente adresse d'un prestidigitateur qui, dédaigneux des apparences admises, me libérait par ses tours de muscade de ce qui me pesait le plus: moi-même.

Quand il quitta pour quelques minutes la cabine, je sortis mon nouveau passeport et je scrutai longuement ce visage, le mien, rendu méconnaissable par les informations de la page précédente. Cet homme sur la photographie semblait me dévisager avec dédain. Je me sentis fébrilement envieux de sa liberté.


La nuit, c'est cette jalousie qui m'imprégna tout entier d'une peur animale, d'un désir de survie que je n'aurais jamais pu imaginer en moi. Dans l'obscurité de la cabine, j'avais l'illusion que sous le déferlement des vagues le bateau se fluidifiait lui-même, fondait comme un bloc de glace. J'entendais l'eau partout – derrière la coque, dans le couloir et soudain, en ruisseau, sur le sol de la cabine! Je me penchai et avec une précipitation affolée je tâtai une surface métallique sèche qui vibrait sous mes doigts. Ma main frôla aussi mes chaussures sagement alignées dans une attente absurde. Je m'allongeai de nouveau, en espérant que le conseiller n'avait pas deviné la raison de mon agitation. Il restait muet dans le noir et paraissait endormi. Sans hublot, notre cabine me rappelait un cercueil d'acier qui depuis un moment se serait détaché du bateau. J'imaginai sa lente descente dans les entrailles glauques des eaux. Et cette paire de chaussures rangées sous ma couchette. Et ce pistolet qui rouillerait dans sa gaine. Il bougeait doucement en suivant le tangage du bateau et semblait me caresser sous le bras, à côté du cœur. Toute la perfidie de la vie se concentra pour moi dans cette caresse: j'allais mourir d'une mort lente et consciente, en possession d'un nouveau passeport, sous une identité qui m'avait enfin affranchi. Cet homme sur la photo que j'enviais tant pour sa liberté allait sombrer après sa brève existence pleine de promesses.

Je m'assis sur ma couchette, en m'agrippant à son bord comme si j'étais perché sur la corniche d'un abîme. Et cette corniche penchait de plus en plus en me faisant perdre la notion du haut et du bas. C'est après avoir imploré que je saisis le sens de mon chuchotement:

«Il faut faire quelque chose, je ne veux pas mourir! Pas maintenant…»

Je ne savais pas si le conseiller m'avait entendu. Mais c'est du fond de cet abîme, me sembla-t-il, qu'une minute après retentit sa voix. Il parlait d'un ton monocorde comme s'il s'adressait à lui-même et comme si son récit se poursuivait déjà depuis un moment. Étonnamment, cette litanie parvint à s'imposer à travers la rage des vagues et l'hystérie du vent, telle la trace égale et droite d'une torpille sur une mer agitée. Au début, la répétition de ma supplique («Je ne veux pas mourir… Pas maintenant… Je ne veux pas…») et surtout la honte de l'avoir formulée m'avaient empêché de le suivre. Mais comme ce qu'il évoquait était très éloigné de notre situation (il parlait d'un désert), je finis par trouver dans l'étrangeté de cette histoire l'unique point auquel ma pensée enfiévrée pouvait s'accrocher.

… C'était une ville, ou plutôt quelques rues surgies au milieu d'un désert d'Asie centrale. Des maisons de quatre étages, toutes identiques, aux fenêtres vides, aux embrasures de portes béantes, comme si les constructeurs avaient interrompu leurs travaux juste avant les finitions. Cependant, les habitants se montraient déjà – on voyait tantôt un visage dans l'ouverture d'une fenêtre, tantôt, quand le soleil inondait l'intérieur d'une pièce, une silhouette humaine tout entière. Dehors, dans des enclos protégés du soleil par de la tôle ondulée, des animaux dormaient ou traînaient le long de la clôture. Un troupeau de moutons, quelques chameaux, des chevaux, des chiens. Une seule route menait dans cette ville et, après avoir relié ces trois ou quatre rues, s'enlisait dans le sable. Sur le carrefour central se dressait un énorme cube formé de planches bien ajustées qui faisait songer au coffrage d'une statue qu'on se serait apprêté à exhiber devant le public lors d'une célébration toute proche…

La violence de la vague qui s'abattit sur le cargo fut telle que tous les bruits cessèrent pendant quelques secondes. Il était impossible de comprendre si c'était les machines qui s'étaient arrêtées brusquement ou bien la terreur qui paralysait tous mes sens. Le bateau gîtait, glissant de plus en plus vite sur une pente liquide, et semblait ne plus pouvoir interrompre cette fuite. Et c'est dans ce silence, comme pour briser son envoûtement et relancer la marche des machines, que résonna de nouveau la voix du conseiller. Il avait dû se rendre compte que son récit faisait involontairement durer un suspense, ce qui n'était pas du tout son but, et il le termina en quelques phrases où ne subsistait plus aucun mystère:

«Le cube sur la place centrale, c'était notre première bombe atomique. Et les habitants, des prisonniers condamnés à mort et qui servaient de cobayes. La ville avait été spécialement construite pour ce premier essai… Nous l'avons survolée plusieurs fois. Les prisonniers nous saluaient, ils ne savaient pas ce qui allait se passer la nuit suivante. Certains, même s'ils étaient attachés par une chaîne, espéraient sans doute voir leur peine commuée et commençaient déjà à aimer cette ville où les fenêtres n'avaient pas de grilles. Dans l'avion, tous les appareils qui mesuraient la radiation étaient bloqués sur le rouge-La nuit, au moment de l'explosion, nous étions à plus de quinze kilomètres de la ville. L'ordre était de rester allongé au sol, de ne pas se retourner, de ne pas ouvrir les yeux. Pour la première fois de ma vie j'ai senti la terre vivre. Tellement elle a remué sous mon corps. Il y a eu une onde de choc qui a traîné les corps de ceux qui avaient essayé de se lever. Et aussi les hurlements de ceux qui s'étaient retournés et avaient perdu la vue. Et cette lourde secousse de la terre sous nos ventres… Le lendemain, en repartant pour la ville des prisonniers, j'imaginais les destructions, les ruines des maisons et les carcasses carbonisées des animaux. J'avais connu des villes bombardées pendant la guerre… Je me trompais. Quand l'avion s'est approché du lieu, nous avons vu un miroir. Un immense miroir de sable vitrifié. Une surface lisse, concave, qui reflétait le soleil, les nuages et même la croix de notre avion. Rien d'autre… J'étais suffisamment jeune pour avoir cette idiote pensée d'orgueil: "Après ça, rien ne pourra plus me troubler ni me faire peur…"»

Il se tut et je devinai que son silence guettait. Il semblait évaluer le tambourinement des pas au-dessus de nos têtes, les associer aux cris qui se répondaient derrière la porte, mesurer ces bruits au déchaînement de la tempête. Sa voix qui reprenait le récit donna à ce vacarme une apparence d'ordre.

«Moins d'un an après, il ne restait rien de cet orgueil. Je sillonnais les États-Unis, vaste pays où je me sentais, à ce moment-là, comme un rat qu'on chasse d'une cage à l'autre à coups d'aiguilles plantées dans le crâne. Les Rosenberg venaient d'être arrêtés, la presse les accusait d'avoir vendu la bombe américaine aux Soviets, les bons citoyens attendaient le verdict avec un appétit assez Carnivore. Je travaillais avec les Rosenberg depuis deux ans. Dans leur appartement à New York, il y avait une pièce transformée en laboratoire photo où nous préparions les documents envoyés au Centre. C'est dans cette pièce d'ailleurs qu'il m'est arrivé de jouer aux échecs avec Julius… Je savais que les accusations portées contre eux étaient absurdes, en tout cas complètement disproportionnées. Ils n'avaient aucun accès aux secrets de la bombe. Mais l'opinion avait besoin d'un bouc émissaire. Les Américains savaient déjà que quelque part dans les déserts de l'Asie centrale, nous avions fait exploser une bombe copiée sur celle d'Hiroshima et qui mettait fin à leur règne atomique. Une vraie gifle. Il fallait sévir. L'hypothèse de la chaise électrique lancée par un enragé ne paraissait plus invraisemblable. La chaise ou les aveux. J'étais persuadé que les Rosenberg allaient parler. J'avais une confiance absolue en leur amitié, mais… Comment dire? Un jour, nous sortions avecjulius du labo et dans la cuisine j'ai vu Ethel. Elle était assise et coupait des légumes sur une petite planche en bois. J'ai pensé bêtement qu'elle ressemblait à une femme russe. Non, tout simplement à une femme comme les autres, une femme heureuse d'être là, dans le calme de ce moment, et de parler à son fils aîné qui restait debout, adossé au chambranle, et lui souriait… Quand j'ai appris leur arrestation, je me suis souvenu de ce moment, de ce regard maternel et je me suis dit: "Elle va parler…" J'ai quitté New York, j'ai tourné de ville en ville dans ce pays qui se resserrait sur moi. Le Centre, pour limiter les dégâts, mettait en sommeil tous les réseaux, ne répondait plus aux appels et, je m'en doutais, était prêt à sacrifier certains d'entre nous comme on ampute une main gangrenée. D'ailleurs c'est à Moscou que les effets de cette arrestation allaient être les plus durs. Staline, en apprenant la nouvelle, avait ordonné une purge totale de l'appareil du renseignement. Des centaines de personnes se préparaient au pire. Même si j'avais réussi à regagner Moscou, je serais revenu juste pour être exécuté. Je tournais, puis me terrais pour un mois ou deux dans la fourmilière d'une grande ville. Chaque matin, j'achetais le journal. "Les Rosenberg ont parlé!", "Les traîtres ont tout avoué! " Je m'attendais à un titre de ce genre. Je me souvenais d'Ethel qui préparait le dîner et parlait à son fils aîné qui lui souriait… Ils n'ont rien dit. Des dizaines d'interrogatoires, des confrontations, des menaces qui évoquaient la chaise électrique, du chantage sur la vie des enfants et même des rabbins très persuasifs qu'on envoyait dans la cellule de Julius… Rien. Julius a été exécuté le premier. On a refait la même offre à Ethel: la vie contre les aveux. Elle a refusé. J'ai pu rentrer à Moscou. Les purges au Centre n'ont pas eu lieu. Et beaucoup de choses ont changé pendant le temps où l'on s'acharnait sur le couple. Staline était mort. Les Américains n'ont pas lancé leur bombe en Corée, ni en Chine, comme ils s'apprêtaient à le faire. Nous avons eu le temps de les rattraper, dans la dernière ligne droite pour ainsi dire. Le conflit atomique devenait une affaire à double tranchant. Bref, la Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu. Grâce au silence de cette femme qui coupait des légumes sur une petite planche en bois et parlait à son fils…»

Les masses d'eau qui tonnaient contre le bord du cargo paraissaient à présent plus rythmiques, comme résignées à une logique de résistance que ce dérisoire bateau leur opposait. J'entendis le conseiller se relever et dans l'éclat soudain d'une allumette son visage m'apparut vieilli, buriné. Sa voix avait l'accent légèrement déçu de quelqu'un qui a préparé une surprise mais laissé passer le bon moment pour l'annoncer: «Ça y est. Nous sommes en mer Rouge. On sera un peu moins ballotté…» Ou plutôt c'était un léger agacement de devoir interrompre son récit en annonçant la nouvelle. Il le reprit mais pour le conclure aussitôt:

«À cause de nos batailles aux échecs, Ethel m'a surnommé Chakhmatoff ou, en abrégeant, Chakh. Elle comprenait le russe. Il reste encore deux ou trois personnes qui connaissent ce surnom… Bonne nuit!»


Dans les années qui suivirent, il reparla parfois des Rosenberg. Un jour, il me dit pourquoi, au moment de leur arrestation, il était sûr qu'ils avoueraient. «Parce que je l'aurais fait si j'avais eu ces deux enfants…», dit-il.

C'est aussi avec la distance de ces années que je compris que son récit m'avait permis d'oublier ma peur, cette égoïste et humiliante peur de perdre la vie quand elle promet d'être belle.

Enfin, cette nuit-là m'apprit le surnom de Chakh que seules quelques rares personnes connaissaient. Dont toi.

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