VI

En pensée, j'avais fabriqué la ville où habitait Vinner avec le matériau noirci et humide du printemps parisien. Lui-même m'apparaissait vêtu d'un pardessus, le visage brouillé par la pluie et la méfiance. J'étais épuisé par ks nuits sans sommeil, par l'attente de la première rencontre, je n'avais pas pensé au soleil du golfe du Mexique. À l'atterrissage, la lumière et le vent chaud s'engouffrèrent dans cette ville imaginée, c'était moi, l'homme en pardessus sombre. En allant à Destin par le littoral, je sentais cette atmosphère très particulière, à la fois nonchalante et nerveuse, des villes méridionales qui se préparent à la saison des vacances. Elle se devinait dans le bruit avec lequel cet ouvrier sortait d'une remise des sommiers de plage, dans l'odeur de peinture de ces lettres neuves qui promettaient un rabais mirifique aux mange-tôt… A l'hôtel, je me débarrassai de mes vêtements parisiens comme de témoins honteux et ridicules sous ce ciel léger.

Je sortis aussitôt, moins par peur de manquer Vinner (je ne savais même pas s'il était chez lui), que pour devancer un nouvel afflux de doutes. Je suivis le conseil de Chakh de venir directement, sans téléphoner, sans m'attarder à une habituelle reconnaissance des lieux. D'ailleurs, l'ambiance des stations balnéaires où tout est prévu pour alléger le poids des choses contribua certainement à la facilité avec laquelle, une demi-heure après, à l'angle d'une rue, je trouvai la maison de Vinner. Non pas une bâtisse grisâtre, blockhaus imprenable que mon imagination avait construit avec la pierre humide des immeubles parisiens, mais une villa à un étage, en retrait dans un jardin dominé par plusieurs faisceaux de jeunes palmiers. Derrière la grille, à gauche de l'étroite allée qui menait à la maison, était garée une voiture avec le coffre ouvert qu'un homme, me tournant le dos, nettoyait avec un petit aspirateur faisant penser à un arrosoir. J'appuyai sur la sonnette. L'homme se retourna, débrancha l'appareil en l'abandonnant dans le coffre et, au lieu de venir vers moi, ce qui m'eût paru naturel, marcha vers une petite guérite, en briques claires, qui flanquait la grille et disparaissait presque entièrement sous les feuilles d'une plante grimpante. J'entendis sa voix tout près de mon oreille, dans l'interphone, et remarquai au même moment l'œil plat et noir de la caméra de surveillance. La voix était lente, pâteusement américaine. En expliquant qui j'étais, je m'entendais à peine, ébloui par la dérisoire évidence de ce que je venais de voir: ce quinquagénaire aux cheveux coupés ras, un homme corpulent qu'une chemisette blanche et ouverte sur la poitrine rendait presque carré, cet homme qui promenait son aspirateur sur la moquette du coffre et qui, à présent, approuvait mes explications par des «okay» traînants, cet homme était Val Vinner! Un être presque fabuleux par le mal qu'il avait fait, par la dimension de ce qu'il avait, négligemment, détruit et qui maintenant s'exposait dans toute la banalité de ce petit paradis sous les palmiers, dans la paix domestique d'une matinée de vacances…

Patiemment, en imitant très bien cette bienveillance obtuse que les Américains mettent dans l'éclaircissement des détails, l'ex-Russe continuait à me questionner sur notre ami commun en voyage en Chine, sur le but de ma visite… Soudain, ce que je vis derrière la grille effaça notre conversation à travers le mur. Un enfant, un garçon de six ou sept ans, contourna la voiture et vint vers l'entrée, s'agrippa aux barreaux en me dévisageant avec curiosité. Son frère, encore pas très assuré sur ses jambes, traversa la cour pour rejoindre l'aîné. Je saurais plus tard que l'aîné était le fils de la femme de Vinner, mais en voyant ces deux enfants, j'eus l'impression de venir d'une époque révolue, depuis laquelle ce transfuge avait eu le temps de s'américaniser et de fonder cette famille vieille d'au moins huit ans…

C'est alors qu'un homme, apparu sur le perron de la maison, appela les enfants. Je levai le regard et, surmontant en quelques secondes l'invraisemblance de ce visage sous un tel nom et dans ce lieu, je reconnus Youri.


Il alla à la grille, attrapa le petit, le détacha des barreaux malgré ses protestations. L'homme carré à la chemisette blanche (un gardien? un garde du corps? un jardinier?) surgit de la guérite et se mit à lui répéter les informations recueillies, en écorchant mon nom, en essayant de couvrir les piaillements de l'enfant. Mais déjà, Vinner me parlait en russe et me faisait entrer par la porte à côté de la guérite.

«Je suis vraiment désolé, mais aujourd'hui j'emmène ces deux voyous à Miracle Strip. Je leur ai promis ça depuis Noël. Vous connaissez ce parc? Il y a plein d'attractions pour les gosses. Et même une énorme montagne russe de je ne sais combien de mètres de haut. Notre ami va donc bien? La Chine, a présent, ça doit être quelque chose. Je crois qu'il m'a parlé de vous… Deiv, arrête de le pousser ou bien tu n'iras pas avec nous!»

Il formula cette menace en anglais, dans ce bon anglais compréhensible qui trahit les étrangers et il me jeta un coup d'œil où la sévérité feinte se mua en une fierté souriante de père. Je me disais que son visage avait très peu changé et que son regard avait même gardé cette clarté juvénile qui t'avait autrefois touchée. C'est son corps qui avait beaucoup mûri, il avait du ventre et ses avant-bras remplissaient les manches courtes de son maillot d'une rondeur molle comme chez les athlètes qui délaissent l'exercice… Une femme grande, blonde sortit de la maison, rentra aussitôt et réapparut avec un gros thermos rouge. Elle s'approcha, Vinner me la présenta, elle me serra la main, etj'eus le temps d'apercevoir sur son visage la trace de cette distraction matinale que les femmes s'autorisent à voler à leur famille. Les enfants criaient d'impatience et poussaient leur père vers la voiture. J'avais encore sous le bras la carte de Floride et dans mon sac, un pistolet chargé. D'une main j'écartai ce sac en bandoulière derrière mon dos, comme on cache aux enfants un objet tranchant.

Vinner me proposa de nous revoir le lendemain

La nuit, en me rappelant sa mimique, je remarquai que ces traits, même collés à un nom haï, faisaient renaître en moi ta voix, le calme de ton regard, quelques jours de notre vie ancienne, quelques-uns de ces instants de bonheur perdus au milieu des errances et des guerres.

Puis, me souvenant de l'avertissement de Chakh qui me donnait les dix premières minutes pour attaquer et gagner, je reconnus mon échec. J'imaginais les deux enfants des Vinner en train de dévaler la montagne russe. D'ailleurs, je parvenais de moins en moins à définir quelle aurait pu être la victoire.


En contemplant la plage qui s'étendait à quelques pas de la terrasse sur pilotis à laquelle nous étions installés, Vinner avait l'air souriant et fier du coauteur de ce panorama ensoleillé. C'est ainsi qu'en montrant à un étranger l'Arc de Triomphe ou le Louvre on se sent un peu leur architecte ou, au moins, un tailleur de pierre. Il commentait, pointait sa fourchette vers le large pour énumérer les noms des poissons et des coquillages, poussait un petit rire et me lançait un clin d'œil à la vue d'une jolie baigneuse qui longeait la terrasse. Et quand ce groupe de jeunes gens en maillots de bain s'élança vers les vagues, en s'interpellant dans leur course et en se jetant un grand ballon par-dessus la tête des estivants, il eut un sourire indulgent et m'expliqua que ces trublions étaient hélas inévitables en période de spring break. Il prononça le mot avec un plaisir évident.

«Ça vous change des pluies parisiennes, n'est-ce pas? Et des Européens anémiques. Je me rappelle, un jour, sur une plage quelque part à côté de… La Rochelle? Je confonds sans doute, c'était déprimant tous ces corps mal fichus, on aurait dit un musée de la dégénérescence. Surtout les femmes. Et ici, vous voyez, ils pètent la santé, ces jeunes. Et même les moins jeunes. La forme. Déjà cet air. Non, mais sentez-le! Pas un atome de nicotine. Personne ne fume. En Europe, en deux jours je deviens un vieux cra-choteux. Et les pays de l'Est, n'en parlons pas, c'est pire que Tchernobyl… Elle est pas mal celle-là, non, l'autre, sous la douche. Oui, peut-être, un peu trop, vous avez raison. Mais elles sont toutes très sportives ici. Et très saines. Vous savez, en fait, l'homme nouveau que notre propagande nous promettait, c'est ici qu'il est en train de naître. Staline voulait le forger grâce à la schizophrénie de la terreur et de l'héroïsme. Hitler, par le messianisme biologique. Et ici, ils n'ont pas besoin de lavage de cerveaux. Chacun comprend, comme dit l'un de mes amis, qu'il vaut mieux être sain, bronzé et riche que chercheur russe à Moscou…»

En parlant de l'Amérique, Vinner disait tantôt «ils», tantôt «nous». Je l'interrompis deux ou trois fois pour demander: «Nous, c'est qui? Les Russes ou les Américains?» Je le fis par agacement, mais aussi pour éviter la confusion entre ce «nous qui mettions un peu d'ordre dans ce bordel planétaire» et le «nous qui ne savions que mendier des crédits à l'Occident au lieu de bosser». En souriant, il accepta la rectification et durant quelques minutes veilla à l'emploi des pronoms. Les bons «nous» accomplissaient leur lourde mission de maître du monde en punissant les coupables, en protégeant les justes, mais surtout en démontrant par leur exemple que la formule du bonheur universel était trouvée et qu'elle était à portée de tous. Un moment après, la confusion revenait et les mauvais «nous» se mettaient «à boire, à jouer l'hystérie à la Dostoïevski, à mendier des dollars».

Il y avait, en effet, beaucoup de beaux corps sur le sable très clair de la plage. Et leur jeunesse et la tranquille insolence de leurs mouvements balayaient toute tentative de critique. Le bonheur était trop évident, il était sur leur peau, dans leurs muscles, dans cette coulée de voitures qui venaient du nord pour déverser ces corps bronzés sur le sable et les terrasses ou bien pour les emporter vers d'autres plaisirs. Leur joie de vivre semblait dire: «Vous pouvez ronchonner tant que vous voulez, c'est nous qui avons raison!»

D'ailleurs, ce que disait Vinner était plutôt son habituel numéro de test d'embauche, un discours bien rodé pour tâter les opinions des chercheurs qu'il recrutait à l'Est. Il savait qu'on apprend bien plus sur un homme non pas en le laissant parler mais en lui parlant et en observant ses réactions. Au lieu d'objecter, j'essayais d'imaginer les objections de mes prédécesseurs. Qu'avaient-ils pu dire devant ce paradis que leur faisait visiter Vinner? Certains opinaient sans doute, en craignant de mécontenter leur bienfaiteur. D'autres, se souvenant de leur enfance soviétique d'après-guerre, se lançaient, la nostal gie aidant, dans la défense de la pauvreté qui stimule, paraît-il, l'élévation de l'esprit. D'autres encore, les plus ingrats et d'habitude les plus indépendants grâce à leur poids scientifique, osaient rappeler que cette oasis du rêve américain avait un prix et, avec une exagération toute russe, se mettaient à évoquer l'esclavagisme, Hiroshima, le napalm au Viêt-nam et parfois, dans un accès de colère (que Vinner appelait: l'hystérie à la Dostoïevski), se révoltaient en criant «Oui, bien sûr, vous êtes les plus riches, les plus forts! Mais c'est parce que vous pillez le inonde entier. Votre foutue Amérique c'est une pompe à sang! Vous pensez qu'on peut tout acheter avec vos dollars?» À de tels moments, Vinner se taisait. Il connaissait trop bien la nature détonante mais oublieuse de ses anciens compatriotes. Mais surtout il était sûr qu'on pouvait vraiment tout acheter. Et que l'hystérie n'était qu'un symptôme passager chez celui qu'on était en train d'acheter.

Je pensais qu'à toutes ces objections on pouvait ajouter aussi les guerres provoquées pour tester de nouvelles armes et les guerres décidées pour baisser le prix d'un baril de brut. Et bien d'autres revers des choses. Mais je laissais Vinner exécuter son numéro comme on laisse un guide terminer une excursion dans un site sans intérêt. Il ne prit pas de café mais une boisson lactée, très moussante. Et les dernières explications (il parlait de la réussite du melting-pot: «Au soleil tous les chats sont bronzés, n'est-ce pas? ») s'accompagnaient de succions gargouillantes et rythmiques. Je me disais que le seul argument en accord avec la bonhomie de notre entrevue eût été de critiquer l'obésité de certains vacanciers autour de nous… Vinner regarda sa montre et se hâta de conclure.

«Je verrai ce que je peux faire. Je ne promets rien, des médecins, vous savez, il y en a ici tant et plus. Mais j'ai un ami qui sera peut-être intéressé par votre expérience de médecin en Tchétchénie. J'aurai une réponse dans… euh… disons quatre ou cinq jours.»

C'était la légende que nous avions rapidement fabriquée avec Chakh: un médecin militaire qui fuyait le Caucase via la Turquie, pour atterrir en Amérique. Très sommaire, elle avait l'avantage de correspondre à mon métier d'autrefois et de croiser le métier de Vinner. «Quatre ou cinq jours», c'est-à-dire jusqu'au retour de son collaborateur parti en Chine. J'eus envie de ne pas attendre, de lui dire qui j'étais et pourquoi j'étais venu. Notre voisine obèse se leva et, comme dans un gag à la télévision, faillit soulever le fauteuil en plastique moulé à ses hanches. Vinner me lança un clin d'œil en aspirant bruyamment le reste de l'écume au fond de son verre.

J'avais besoin de mots qui auraient éclipsé ce soleil, effacé la blancheur du sable, figé les cris, les éclats de rire. Des mots qui auraient été nuit, granit noir et humide des rues, solitude. Je comprenais que je n'étais jamais sorti de cette nuit et que le paradis balnéaire de Vinner était une époque future dans laquelle j'avais pénétré par erreur, et que dans quatre ou cinq jours je devrais revenir dans ma nuit.

«Je vais lui demander le sucre, il a oublié…»

Je me levai, j'allai au bar qui se trouvait à l'autre bout de la terrasse. Il me fallut attendre que le barman émerge d'un buffet où il rangeait bruyamment les bouteilles vides. La colonne décorative qui s'élevait du comptoir jusqu'au plafond était recouverte de fragments de miroir. Un des éclats cadra la table que je venais de quitter et celle, derrière la nôtre, occupée par un homme qui lisait un journal. Tout au long de notre déjeuner j'avais entendu le froissement des pages. À présent, dans le reflet, je voyais distinctement son visage. Il avait abaissé le journal et il parlait, sans avoir l'air de s'adresser à quiconque. Vinner était légèrement tourné vers cette bouche qui parlait dans le vide. Quelques secondes après, il eut un petit hochement de tête. Le lecteur de journal ramassa le sac posé sous la table et partit. Son visage, reflété par la colonne, sauta d'un carré de miroir à l'autre…

Vinner prenait donc mon apparition plus au sérieux que les bavardages sur l'homme nouveau et le melting-pot de plage ne le laissaient entendre. Je trouvai mon propre reflet dans l'un des éclats. Je ne savais pas s'il avait pu reconnaître ce visage avec des lunettes à monture dorée, avec cette barbe. Je ne savais pas ce que représentaient pour lui ces années qui le séparaient de la poussière et de la chaleur d'une capitale africaine où se préparait une guerre, où nous l'avions vu pour la première et la dernière fois. Certainement, ce n'était, pour lui, qu'un passé étouffé, volontairement rayé de la mémoire, rejeté dans la préhistoire médiocre de son glorieux présent. Je ne savais même pas de quelle manière le fait de t'avoir trahie était conservé, porté, supporté dans les brefs moments de vérité et de solitude qu'il ne pouvait éviter…

«Attention aux coups de soleil, me prévint-t-il en me quittant, et aux voleurs. Ils flairent les étrangers à dix kilomètres. Surtout les jeunes Noirs et aussi les Latinos, quelle engeance!

– Ah bon, je pensais que le melting-pot…

– Non mais ça, c'est entre nous, de Russe à Russe. Ne le répétez pas, sinon vous allez vous faire lyncher.»


Le soir, le taxi avançait lentement, souvent gêné par les voitures qui cherchaient à se garer près des restaurants, par la foule des jeunes vacanciers qui entamaient leur nuit de fête. Il pleuvait une fine poussière chaude. Un vernis noir luisait sur la peau hâlée de ces jeunes passants très peu vêtus. Plus encore que sur la plage, on devinait leur avidité de vivre, leur nonchalante revendication de bonheur… Le chauffeur, comme je le lui avais demandé, sortit de Destin, longea la côte. Il y avait beaucoup trop de mouvement dans ces rues pour savoir si on avait droit à une escorte. Je jetai un dernier coup d'œil par la vitre arrière, puis demandai de rebrousser chemin. Je me rendais compte qu'il était sans importance de comprendre ce que Vinner savait ou ne savait pas et comment il s'apprêtait à réagir à mon apparition. Je n'avais ni à me protéger, ni surtout à imaginer ce que serait ma vie après ce voyage à Destin. Tout ce qui me restait à vivre se concentrait ici, en ces heures-là.

Le taxi me déposa dans une rue étroite et calme, une rue de villas qui paraissaient déjà assoupies. On entendait la pluie, plus dense qu'il y a un moment, et quelque part au fond de la végétation touffue, les voix d'un téléviseur, ces répliques d'un film de science-fiction sans doute et qui évoquaient une civilisation du vingt-cinquième siècle. De l'effervescence de la ville, il ne restait qu'un halo de clarté délavée dans le ciel. Je marchai en perdant peu à peu l'écho de la conversation des hommes des siècles futurs, n'entendant plus que la pluie. Je reconnus la maison de Vinner aux ornements en fer forgé de la grille.

L'obscurité était entrecoupée de pans bleuâtres le long des réverbères. L'alternance de cette lumière crue et des feuillages noirs transformait ma venue en un étrange négatif de ma première visite, la veille, dans le soleil matinal. La répétition était si exacte qu'elle allait laisser le loisir d'observer de brèves trouées d'absurde et de mutisme entre les mots et les gestes.

Le gardien surgit, vêtu d'un coupe-vent, me regarda à travers la grille, disparut dans la guérite. L'interphone chuinta, j'épelai mon nom, puis le nom de celui qui me recommandait… Les questions pâteuses du gardien revenaient inchangées depuis la veille, comme dans les refrains rimés d'un jeu d'enfants. Vinner sortit sur le perron, une kyrielle de lumignons brilla, traçant la courbe de l'allée qui menait vers la grille. Il s'approcha, en cillant sous les gouttes de pluie, me vit, effaça rapidement d'un sourire un léger tic de dépit ou de crainte qui s'embusqua dans l'une des rides de ce sourire forcé. Avant qu'il n'atteignît la grille, un chien puissant mais parfaitement silencieux s'interposa, dressa vers moi tout son corps long et musclé, bouillonnant d'une énergie difficilement contenue. Vinner me fit entrer, toujours en souriant, en écar-quillant les yeux et en aspirant comme quelqu'un qu'on eût dérangé dans la première somnolence de la nuit.

«Vous savez, ici, en Occident, venir comme ça, sans prévenir, vers dix heures du soir, est le moyen le plus sûr de provoquer un infarctus chez vos connaissances. Essayez de le faire à Paris ou à Londres. Vous sonnez à l'improviste, on vous ouvre et vous annoncez comme nous le faisions en Russie: voilà, je passais dans la rue, j'ai vu que c'était allumé chez vous, j'ai décidé de monter. L'arrêt cardiaque garanti! Bon, j'exagère un peu, entrez, j'ai du bon whisky…»

Je comprenais que ce ton allait, en quelques secondes de plus, rendre de nouveau imprononçable ce que j'avais à dire. Les paroles de Vinner avaient le même effet anesthésiant que les gargouillements d'une paille dans l'écume lactée de son verre, que l'effort d'une vacancière obèse qui se levait, le fauteuil en plastique enfoncé dans les bourrelets de ses hanches…

«J'ai oublié de vous donner une chose», dis-je d'une voix très neutre, en fouillant dans mon sac.

Le chien se tendit encore plus et fit entendre un étranglement gras, menaçant. Je continuai à parler en russe, avec l'air légèrement penaud d'un distrait.

«Votre chien est sans doute entraîné à réagir aux gestes nerveux. Je n'en ferai pas. J'ai un silencieux et je tirerai à travers le sac au moindre refus de votre part. Pour commencer, dites au gardien de s'en aller et d'emmener le chien…»

Il s'exécuta. Sa voix resta enjouée, mais ne put dissimuler une vibration sonore et surtout son accent russe, soudain plus perceptible. Le gardien attrapa le chien par le collier et disparut au fond du jardin. Le pointillé des lampes le long de l'allée s'éteignit et le visage de Vinner n'était à présent éclairé que par la vague bleuâtre venant des réverbères. Il essaya de sourire, voulut parler… Et se tut en entendant à travers une fenêtre ouverte la voix de sa femme qui réprimandait doucement les enfants.

Je me nommai du nom que je portais au moment où nous nous étions connus. Je rappelai l'arrivée de leur couple, Youri et Youlia, leur naïveté si bien jouée, leur disparition. Je parlai de toi, de ton remords de ne pas avoir su les protéger, de tes tentatives pour les retrouver… Je me rendis compte qu'en fait j'avais très peu de choses à lui dire. Le cri depuis longtemps préparé («Tu l'as trahie, salaud!») et qui devait précéder le coup de feu paraissait incroyablement faux et ne collait pas à cet homme en sandales de plage, avec une goutte de pluie suspen due au bout du nez. La voix de sa femme devint plus distincte. «Non, tu ne sors pas dehors, Deiv. J'ai bien dit "non", tu m'entends? D'abord parce qu'il pleut et puis tu es pieds nus. Non, tu vas trouver tes pantoufles…» Je vis les yeux de Vin-ner biaiser une seconde vers la fenêtre éclairée de la maison. Je m'interrompis comme avant la sentence finale, mais en réalité ne sachant comment terminer ce monologue qui ne lui apprenait rien de nouveau. Il regarda, dans le même biaisement rapide, mon sac toujours ouvert et ma main qui semblait y chercher un objet égaré. Nous nous vîmes, un instant, avec une divination réciproque totale, avec une conscience aiguë de ce que nous étions, ici, sous cette pluie, partageant ce passé qui rendait notre vie raisonnablement impossible et en même temps parfaitement ordinaire, comme ses sandales de plage, comme mon sac acheté la veille à l'aéroport.

Il y eut à ce moment-là un bref répit dans le chuintement des gouttes, une seconde de silence complet, et de ce fond humide et immobile de l'obscurité se détacha un léger bâillement, un soupir féminin suivi du bref grincement d'une fenêtre refermée. Nous nous regardâmes. Instinctivement, je baissai la voix. Je me surpris à lui parler de ce que je n'avais pas l'intention de dire, de ce qu'il me semblait impensable à raconter.

«Il y avait près du port des docks où l'on avait entassé tous les opposants, pêle-mêle avec quelques suspects dont elle. Comme elle n'avait rien avoué, les Américains l'avaient livrée aux autorités locales, à ces coupeurs de têtes paramilitaires. Une semaine après, quand l'un de leurs chefs a pensé la monnayer dans les négociations avec les gouvernementaux, il n'a pas osé la montrer. Une semaine de viols et de tortures. Elle n'avait plus de visage. Ils ont préféré la tuer.

– Je ne le savais pas…»

Il le dit sur un ton sourd et cassé dont sa voix me paraissait incapable.

«Mais si, vous le saviez très bien. Pendant cette semaine vous étiez en train d'écouter les interrogatoires enregistrés par les Américains. Ses interrogatoires…

– Je ne le savais pas.

– Ce qui m'intéresse c'est ce que vous savez. Tout ce que vous savez sur ces jours-là. Jusqu'au dernier mot. En homme ordonné, vous avez même conservé certains objets qui lui appartenaient, n'est-ce pas? Des photos… Tout ce que vous savez, par écrit. Pour vous aider, je vous poserai des questions. Oui, un interrogatoire, vous en avez l'habitude…

– Mais je n'ai rien gardé! Je ne me souviens de rien!»

Nous nous retournâmes. Dans le silencieux répit entre deux vagues de pluie, le gravier sous les pas crissait avec une sonorité de verre. La femme de Vinner sembla ne pas remarquer ma présence. Droite, l'air de la dignité froissée, elle s'arrêta à quelques mètres de nous.

«Qu'y a-t-il, Val?»

Son intonation, un léger haussement de son menton résumèrent toute leur vie de couple: oui, j'ai un mari au passé bizarre et dont le métier n'est pas très facile à définir devant les amis, mais mon tact et ma sérénité distante rendent cela parfaitement acceptable.

«J'ai oublié de donner à votre mari cette revue scientifique dont il aura besoin demain», annonçai-je en tirant de mon sac un magazine.

Elle sourit distraitement comme si elle venait de m'apercevoir dans l'obscurité et s'éloigna en souhaitant une bonne nuit sans véritable destinataire. Au milieu de l'allée, près d'un lumignon, elle s'accroupit pour ramasser une petite pelle en plastique oubliée par les enfants. Le tissu de sa robe de chambre, très fin et satiné, dessina la ligne de son dos, l'évasement de ses hanches. Déjà dans une vision d'irréalité, je pensai à la nuit qu'ils allaient passer ensemble, aux nuits qu'il passait à côté de ce beau corps féminin, à leur plaisir…

«Ne compliquez pas les choses, disje à Vinner en me dirigeant vers la grille. Je n'ai rien à perdre. Et vous, vous avez une belle vie devant vous. Ça vaut bien quelques aveux… Demain, j'attends de vos nouvelles. Et n'oubliez pas que je travaille en binôme, comme disent les tireurs d'élite. Si je suis réveillé à quatre heures du matin par la police, mon collègue sera obligé de vous réveiller à quatre heures et demie. Sweet dreams.»


Il m'appela à neuf heures et me proposa de nous rencontrer dans deux jours, à son bureau, à Saint Petersburg.

Dans le hall de mon hôtel, sur une étagère serrée entre deux plantes aux larges feuilles lustrées, je tirai au hasard trois ou quatre volumes pour occuper ces deux jours pluvieux, pour ne pas penser à Vinner. J'essayais de m'attacher aux personnages de ces romans américains, de croire à la vie d'un éleveur de chevaux candide et généreux ou d'une jeune provinciale naïve piégée par la grande ville… Mais d'une façon détournée, ma pensée revenait à notre conversation dans la nuit. J'enviais vaguement ces auteurs qui savaient tout sur la moindre saute d'humeur de leurs héros, qui devinaient leurs intentions même quand «sans savoir la raison de son choix, Hank évitait, depuis, de prendre la route de North Falls». Il me semblait comprendre pourquoi ces pages feuilletées par tant de mains pouvaient plaire, pourquoi tous ces mondes fictifs des livres plaisaient. Pour le confort de l'omniscience, pour la vision du chaos vaincu, épinglé comme un hideux insecte sous le verre d'une collection.

Je pensais à Vinner en me rendant compte que je ne savais même pas si, durant cette conversation sous la pluie, il avait eu peur, s'était senti coupable, m'avait cru vraiment prêt à tirer sur lui, sur sa femme. Je ne savais pas si le changement de sa voix était un jeu ou non. Je ne savais pas dans quel ordre il avait placé les moyens de se débarrasser de moi: la police, un tueur à gages, une issue à l'amiable. Je ne savais pas s'il était tant que ça perturbé par mon apparition. En somme, je ne savais rien de ce qui se passait dans sa tête!

Je refermais le livre, j'imaginais Vinner qui, après mon départ, montait à la maison, fermait la porte, exécutait tous les petits gestes d'hygiène d'avant le sommeil, s'étendait à côté de sa femme. Je sentais que ces gestes quotidiens glissaient tout près de la folie. Et que la vraie démence serait justement d'imaginer Vinner s'allongeant à côté du beau corps féminin que je venais de voir sous le tissu satiné de la robe de chambre, de l'imaginer caresser ce corps, de les imaginer faire l'amour. Car il n'était pas du tout exclu que tout se passât précisément ainsi: la petite routine d'hygiène, leur chambre, leurs corps. Je me disais que le vrai livre aurait dû recopier cette invraisemblable suite d'actes vrais. Un homme apprend ce qu'avait appris Vinner, monte dans sa maison, se lave, se couche, attire sa femme à lui, presse sa poitrine, caresse ses hanches, la pénètre en respectant fidèlement les petites singularités de leur rituel charnel…

Je passai les deux jours d'attente entre cette fantasmagorie des gestes imaginés, des bribes de lecture et cette conviction de plus en plus claire dans mon esprit: quoi qu'il arrive je partirais sans avoir compris ce que Vinner avait sur le cœur, pour parler comme ces romans qui meublaient l'étagère de l'hôtel.


Il m'accueillit devant l'entrée de l'immeuble. Un troisième Vinner, pensai-je, en me rappelant le premier, l'imposant guide du paradis balnéaire, puis le deuxième, un homme en sandales dérangé dans sa paisible soirée familiale. Et à présent, cet homme d'affaires en costume sombre qui enchaîna en un seul mouvement rapide le froid sourire du salut, la poussée sur le cuivre de la porte tournante, cet avis exprimé par un bref constat catégorique: «Il nous faudra laisser nos sacs à la consigne, ils ont installé un détecteur de métaux.» Il donnait déjà le sien au préposé.

En entrant dans son bureau, il eut un signe de tête rapide en direction de deux hommes qui étaient en train de déplacer de volumineux cartons: «Désolé pour le désordre, mais nous sommes en plein déménagement. J'espère que leur présence ne vous gênera pas.» Je reconnus dans l'un des déménageurs le lecteur de journaux que j'avais vu, en reflet, dans un éclat de miroir sur la colonne du restaurant, le jour de notre déjeuner. Les cartons étaient placés juste derrière le fauteuil que Vinner me proposa. La rapidité avec laquelle il entamait ce rendez-vous avait le petit goût d'une opération bien préparée. Il avait sans doute réussi à joindre notre prétendu ami commun en Chine, à moins que celui-ci ne fût déjà rentré. Et puis, en deux jours, il avait pu vérifier que j'étais seul à Destin. En jetant un coup d'œil sur les caisses, je remarquai que certaines d'entre elles étaient assez grandes pour contenir le corps d'un homme.

«J'ai une dette envers vous, dit-il en ouvrant un tiroir de son bureau. Ce magazine que vous m'avez offert pour ne pas effaroucher mon épouse. Je vous le rends, mais avec un supplément…»

Vinner me tendit un journal anglais. Il avait assurément prévu le coup de théâtre, mais ne pouvait pas mesurer la force du choc. Il y avait plusieurs articles sur le trafic d'armes contrôlé par la mafia russe. Des photos, des statistiques. Et soudain, ce titre: «La mort de l'un des barons de la filière nucléaire.» Sur le cliché, très distinct, je découvris le visage de Chakh.

Je n'entendis pas le début des commentaires faits par Vinner. Il me demanda probablement si j'avais bien connu l'homme photograhié. Je n'ai pas donné de réponse, encore aveuglé par l'expression des yeux, le mouvement des lèvres que je devinais derrière la fixité de la photo. L'article ne faisait qu'énumérer les habituelles composantes de la trame criminelle: des contrats douteux, la fuite des technologies militaires d'une Russie en déliquescence, les commissions exorbitantes, les rivalités, les règlements de comptes, la mort d'un «baron de la vente d'armes». C'est en parcourant ces paragraphes que je rattrapai la voix de Vinner. Curieusement, elle avait la même résonance vaguement méprisante et victorieuse que le style de l'article.

«… drôle de personnage. Je ne l'ai vu qu'une fois et encore pour une raison très technique. Et il n'a rien trouvé de mieux que de me parler de la guerre. Enfin de sa guerre. C'était tellement hors de propos que j'ai failli lui demander s'il avait conduit un char lui-même, histoire de lui faire toucher le fond de la bêtise. Et puis…»

Je remarquai que les deux hommes, dans mon dos, avaient cessé leur remue-ménage, mais restaient toujours dans la pièce. J'interrompis Vinner:

«Il vous aurait répondu que oui. D'abord près de Leningrad, puis dans la bataille de Koursk…

– Près de Saint-Pétersbourg, vous voulez dire? Ha ha…

– Je ne sais pas s'il faut commencer à le prononcer à l'américaine…

– Ça viendra, ça viendra… N'empêche, quelle ironie du sort: lui qui a si vaillamment lutté contre les trafiquants d'armes est abattu sous l'étiquette d'un mafieux. Quelle fin de carrière! C'est vrai qu'il n'avait pas la chance que vous avez de travailler "en binôme", comme vous dites. Un compagnon fidèle peut toujours venir en aide ou, le cas échéant, réhabiliter votre honneur à titre posthume. Mais dans son cas…»

Il continuait à parler avec un sourire de plus en plus dédaigneux. J'étais sûr à présent que le soir de notre rencontre sous la pluie il avait eu très peur et qu'il était beaucoup trop inquiet pour penser au beau corps de sa femme, et qu'il avait passé ces deux jours dans une humiliante inquiétude qu'il essayait d'effacer par ce ton méprisant de vainqueur. Je comprenais aussi que je ne sortirais pas de ce bureau. Les deux hommes derrière mon fauteuil ne faisaient même plus semblant de déplacer leurs caisses… Mais la mort de Chakh m'avait poussé dans un étrange éloignement d'où je regardais Vinner: son visage ressemblait à un masque parcouru de crampes. Je lui coupai la parole de nouveau et c'est en parlant que je me rendis compte de la tension avec laquelle il m'écoutait, et aussi de la raideur de mes lèvres.

«Vous m'avez promis quelques notes sur… sur vous savez qui.

– Je n'ai pas pu rassembler grand-chose, mais… tenez.»

Il me tendit un classeur fermé par des élastiques. Son geste avait une précision déjà un peu mécanique, comme s'il avait peur que je refuse, comme si de la précision de cette passation dépendait la suite des mouvements dans ce bureau. Sans détourner le regard de son visage, je pris le classeur, le posai sur mes genoux. Vin-ner me regardait fixement, puis eut un coup d'œil rapide sur mes mains immobiles. Je devinais qu'il attendait que je baisse les yeux, que je commence à tirer les élastiques. Tout était réglé sur cette seconde d'inattention. Une latte de parquet grinça derrière mon dos. Je me mis à parler très bas pour ne pas rompre cet équilibre instable:

«Je voudrais vous transmettre les amitiés d'une personne qui vous est très chère et qui habite à Varsovie. Je pourrais aussi vous proposer quelques documents qui retracent votre tendre liaison mais un classeur ne suffirait pas. Il y a des cassettes, des films… Je vous donne rendez-vous demain, à neuf heures du matin, sur une jolie plage près de Destin, loin de tous ces détecteurs de métaux. Vous viendrez seul, vos dépositions sous le bras. Car aujourd'hui, je suppose, vous m'offrez un bloc de feuilles vierges…»

J'ouvris le classeur: entre les pages blanches, une seule photo était glissée et qui me parut faire partie de l'habillage. Du coin de l'œil, j'interceptai un signe de tête que Vinner envoyait à ses hommes. Leur travail reprit.

En sortant, je poussai du pied l'un des cartons. «Merci de m'avoir donné l'occasion de voir mon propre cercueil.» Cette petite pique, par l'esprit de l'escalier, me viendrait de retour à l'hôtel Mais au moment même de mon départ, il y eut entre nous cette banale gêne de deux hommes qui ne peuvent pas se serrer la main.

Le soir, en rentrant à Destin, je lus la page du journal anglais qui publiait la photo de Chakh. La fatigue, le dégoût, la peur affluaient à présent sur moi avec le retard d'une onde de choc. Mais plus forte que ces émotions retardées était la surprise. Je ne parvenais pas à croire à la mort de Chakh. Ou plutôt en admettant qu'on ait pu le tuer, je le voyais pourtant vivre, d'une vie plus libre même que la mienne et dont je cherchais en vain à saisir le sens. Elle m'apparaissait comme la vie de ces soldats qui, à la guerre, protégeaient la retraite d'une armée et se sacrifiaient en sachant que leur mort ferait gagner quelques heures aux troupes retirées. Je pensais à leur présence étrange dans cette pause sciemment acceptée entre la vie et la mort. Quelques heures, une journée peut-être et cette intensité toute neuve du regard et déjà l'abandon de tout ce qui, la veille encore, semblait important.

En restant sur ce banc à moitié enlisé dans le sable, on ne remarquait pas la force du vent. Derrière la dune, à l'abri, la première clarté du matin donnait déjà l'impression d'une belle journée de soleil, oisive et chaude. C'est en se levant qu'on sentait le souffle qui avait blanchi la mer et criblait le visage de minuscules piqûres de sable. D'ailleurs même assis, j'apercevais sur la crête de la dune des tourbillons qui s'élevaient un instant et retombaient avec un bruissement sec, heurtant les touffes de longues herbes emmêlées. Deux ou trois fois, lancé de la plage, un cerf-volant incisa l'air au-dessus de la crête, puis disparut en obliquant dans une trajectoire tendue et sifflante…

Je m'étais levé bien avant le jour, sans avoir vraiment dormi, et en allant vers la mer je l'avais surprise encore dans sa vigilante lenteur nocturne. J'avais nagé au milieu de l'obscurité rythmée par de longues vagues silencieuses, perdant peu à peu toute conscience de ce qui m'attendait, tout souvenir du pays massé derrière la côte (l'Amérique, la Floride, prononçait en moi une voix perplexe), toute attache à une date, à un lieu. Du noir, un flot plus vif parfois surgissait, me recouvrait de son écume, disparaissait dans la nuit. Je me rappelais l'homme que j'allais revoir (un souvenir incontrôlable: la joue de Vinner avec une fine éraflure laissée par le rasoir). Je m'étonnais en pensant que la haine de cet homme était le tout dernier lien qui me rattachait encore à la vie de ceux qui vivaient sur cette côte endormie, à leur temps, à la multiplicité de leurs désirs, de leurs gestes, de leurs paroles qui reprendraient dès le matin. Le visage de Vinner s'estompait, je retournais à cet état de silence et d'oubli qu'un jour, sans pouvoir trouver le mot juste, j'avais appelé l'«après-vie» et qui était, en fait, ce qui me restait à vivre dans une époque révolue, dans ce passé que je n'avais jamais réussi à quitter… J'étais resté longtemps assis sur le sable, adossé à la coque d'une barque retournée. La nuit au-dessus de la mer formait un écran noir, profond et vivant, pareil à l'obscurité mouvante derrière les paupières closes. La mémoire traçait sur ce fond nocturne des visages d'autrefois, une silhouette égarée dans ces jours en ruine, un regard qui semblait me chercher à travers les années. Toi. Chakh. Toi… Les ombres de cette après-vie n'obéissaient pas au temps. Je voyais ceux que j'avais à peine connus ou ceux qui étaient morts bien avant ma naissance: ce soldat, les lunettes éclaboussées de boue, qui portait sur son dos un blessé, cet autre, étendu dans un champ labouré d'obus, ses lèvres entrouvertes vers lesquelles une infirmière approchait un petit miroir en espérant ou n'espérant pas capter une légère buée de souffle. Je voyais aussi celle qui me parlait de ces soldats, une femme aux cheveux argentés, arrêtée dans l'infini de la steppe et qui me regardait par-delà cette plaine, par-delà le temps, me semblait-il. Un homme aussi, un visage de quartz, un bandeau de pansements sur le front, qui parlait en souriant, narguant la douleur. Chakh marchant dans la foule, dans une avenue londonienne, il venait à notre rendez-vous, ne me voyait pas encore et je le piégeais dans cette solitude. Toi, devant une fenêtre noire qu'éclairait le rougeoiement des incendies dans les rues voisines. Toi, les yeux fermés, allongée à côté de moi dans une nuit de fin de combats et me racontant une journée d'hiver, la forêt muette sous les neiges, une maison qu'on découvrait en traversant un lac gelé. Toi…

Je m'étais redressé en remarquant que le sable commençait à se colorer dans la première lueur du matin. La nuit, toujours ce négatif qui m'abritait, allait se développer en gammes bleues et ensoleillées d'une journée balnéaire, se remplir de corps bronzés, de cris, s'imprimer dans un cliché photographique de belles vacances. Je m'étais dépêché de me retirer de ce cliché en développement, j'étais monté sur la dune (on voyait de son sommet, au loin, les premières maisons et la terrasse du café où Vinner allait me rejoindre dans deux heures et demie), je m'étais installé sur ce banc à l'abri du vent qui écrêtait déjà les vagues.

Le silence ensoleillé de cet endroit protégé par la dune et, en arrière, par les broussailles, distillait les bruits un par un: tantôt ce cri venant de la plage, tantôt le passage d'une voiture derrière les arbres. Ces bruits semblaient arriver de très loin, isolés par la distance, tels des signaux d'un monde étranger. Ce monde, une matinée de vacances de plus, se réveillait alentour dans la quotidienne bonhomie de ses habitudes et rendait ma présence ici de plus en plus incongrue. J'étais cet homme qui venait d'une époque oubliée pour demander des comptes à un vacancier qui, sans ma venue, se serait amusé avec ses deux enfants à construire des châteaux de sable ou à pêcher des coquillages… On entendait des voix plus fréquentes et plus distinctes que le vent apportait de la plage. La rumeur des voitures devenait plus soutenue. Il y avait un ton de tranquillité victorieuse dans cette cadence qui accordait peu à peu les bruits de la journée. La présence du revenant que j'étais ne pouvait absolument rien y changer.

C'est pourtant un bref à-coup dans ce rythme qui me tira de ma somnolence. Le bruit d'une voiture qui s'arrête et qui repart à fond de train. Tout se passe si vite que je ne me rends pas compte dans quel ordre arrivent les bruits. «Quelqu'un ouvre une bouteille de champagne», suggère une pensée engourdie par le soleil. Mais avant ce claquement sourd auquel subitement répond une douleur qui me brûle l'épaule, avant cette douleur, il y a ce bond: deux adolescents dévalent la dune, précédés de leur cerf-volant qui, malmené par le vent, se débat sur la pente, rebondit, fonce sur moi. Je m'incline pour l'éviter. Il m'embrouille de ses fils de nylon. C'est à ce moment que, derrière les arbres, quelqu'un ouvre une bouteille de Champagne. Les garçons se jettent vers moi, en criant des excuses, en me libérant. Leur «sorry» a l'intonation de: «On est désolé, mais il faut être le dernier des crétins pour se trouver sur ce banc, déjà tous ces baigneurs qui nous gênent sur la plage…» Pendant leurs manœuvres, j'ai le temps de reconstituer la suite des bruits. L'apparition, d'abord, du cerf-volant qui a frôlé ma tête. L'homme qui vient de tirer (avec un silencieux: le «Champagne»), en visant de sa voiture arrêtée derrière les arbres, a été dérangé par l'apparition des enfants. Il n'a pas répété son tir. Un professionnel aurait dû le faire, quitte à abattre deux lanceurs de cerf-volant. Je glisse ma main sous la serviette de plage autour de mon cou. Les doigts se souviennent des gestes anciens sur les corps des blessés: une plaie lacérée, pas plus, beaucoup de sang déjà. Ne pas faire peur aux enfants. Ils s'éloignent en grimpant sur la dune. Le vent fait faseyer les ailes de leur cerf-volant. Ils ne se sont aperçus de rien.


À l'accueil de l'hôpital, 11 me fallut un assez long moment pour prouver que j'étais solvable. L'employée m'expliquait en détail quel genre d'assurance médicale je devais avoir pour être admis. La serviette sur mon épaule ne retenait plus le sang qui coulait le long du bras. Je parvins à lui faire accepter ma carte bancaire. Elle téléphona à un supérieur pour se rassurer. Sur les murs, je regardai les photos qui faisaient valoir l'appareillage le plus performant dont disposait ''hôpital. Tout en parlant, l'employée frotta ma carte avec un kleenex pour enlever les traces de sang puis s'essuya les doigts avec un tampon imbibé d'alcool.

Dans le couloir où l'on me fit attendre, je tombai sur toute une rangée de jeunes cuisiniers avec leur habit blanc, certains leur toque sur la tête. Tous, dans le même geste, tenaient leur main blessée enveloppée dans un pansement de fortune. On aurait cru voir les victimes d'un tueur maniaque décidé à exterminer tous les mitrons. La fatigue m'empêcha d'abord de comprendre qu'il s'agissait tout simplement d'accidents du travail. Des centaines de restaurants de la côte, des couteaux qui coupent un doigt en même temps qu'une tranche de bifteck… En attendant mon tour, je repensai à la pingrerie de Vinner qui avait engagé ce tueur pas vraiment professionnel, un contrat bon marché pour la proie facile que j'étais. Je me souvins de l'employée qui m'expliquait très logiquement pourquoi je n'avais pas droit aux soins. Ce monde avec son air victorieux me parut tout simplement triste comme un livre de comptabilité qu'on aurait voulu égayer de quelques vues marines.

L'infirmière qui vint me chercher crut que j'avais perdu connaissance. Je restais immobile, les yeux fermés, la nuque contre le mur. Dans le questionnaire que l'employée de l'accueil m'avait dit de remplir, je venais de trouver, en dernière position, cette formule: «Person to contact in case of emergency.» J'avais répondu à toutes les autres questions et je m'apprêtais à marquer un nom en face de celle-ci… Le nom d'un proche, d'un ami. Je pensai à toi. À Chakh. Dans un éclair de mémoire, je revis une femme aux cheveux blancs, au milieu de la steppe… Je me rendais compte que vous étiez les seules personnes dont j'aurais pu marquer le nom sur les lignes du questionnaire. Les seules parmi lesquelles je me sentais encore vivant.

La nuit, à l'hôpital, je tirai de mon sac de voyage le classeur avec le bloc de papier que Vinner m'avait transmis. Puis le journal anglais – la photo de Chakh, la légende: «L'un des barons de la filière nucléaire.» Cette photo, cette légende idiote. Il ne resterait rien d'autre de sa vie.

En ouvrant le classeur, je tombai sur un cliché que Vinner avait dû glisser en appât. Je l'examinai, le reconnus… Il y a des années, je passais avec toi deux semaines en Russie, après plus de trois ans vécus à l'étranger. C'était en février, l'abondance de lumière claironnait déjà le printemps. Grisés par ces journées de soleil, nous avions cru, un instant, pouvoir vivre la vie des autres, avec la paisible accumulation des souvenirs, des lettres, des photos. J'avais acheté un appareil et pour le tester avais fait un premier essai, l'objectif tourné vers le bas. Cela avait donné ce cliché étrange: le sol enneigé, la travée d'une vieille clôture en bois, deux ombres sur la surface blanche éblouissante de soleil. Nous n'avions pas gardé les photos prises durant ces deux semaines. Elles auraient pu nous trahir au moment d'une perquisition. Seule cette vue, sans repères, sans date s'était mise à voyager avec nous (tu en faisais parfois un marque-page), indéchiffrable pour les autres.

«Tout ce qui restera de sa vie.» Je fis taire cette pensée avant de l'avoir vraiment formulée. Trop tard, car la vérité était là, imparable. Tout se résumerait bientôt à cette vue d'hiver sur laquelle j'étais seul à pouvoir encore discerner tes traits, deviner l'une des journées de ta vie.

Ma propre disparition, qui n'était pour Vin-ner qu'une question d'organisation, apparut soudain sous un aspect tout autre que lesjeux de filatures et de poursuites. Avec stupeur, je me vis être le dernier qui pût parler de toi, dire ton vrai nom, te faire exister parmi les vivants, ne fût-ce que par le dérisoire rappel du passé.

Je me mis fébrilement à chercher quelques éclats de notre vie ancienne, éclats de villes, de ciels, de joies. Ils surgirent et s'effritèrent rapidement sous le toucher de la mémoire. Il me fal lait un fait plus solide, une parcelle de toi qui imposerait son évidence. Une fiche d'état civil presque, avec les informations, pensai-je, bêtement administratives mais irréfutables, comme lieu et date de naissance…

Lieu et date de naissance… Je répétai ces données qui étaient censées retenir ta vie au bord de l'oubli, je me rappelais maintenant le jour où je les avais apprises. Une journée pluvieuse, en Allemagne, notre voyage qui m'exaspérait par son absence de but lorsque soudain ce but surgit. Tes paroles.


C'était quelques mois avant la fin de cette vie nomade qui était la nôtre depuis tant d'années… Tu m'indiquas une ville dans ce qui, récemment encore, était l'Allemagne de l'Est et nous partîmes, en franchissant bientôt la frontière abolie. Le contraste était toujours visible: «Un garrot a sauté, me disaisje, et les bienfaits occidentaux vont maintenant se déverser dans le membre longtemps comprimé. Les bienfaits ou peut-être le venin. Les deux sans doute.» On constatait déjà le début de ce transvasement. Les routes commençaient à être refaites, les façades se décrassaient. Mais la pluie ce jour-là escamotait les changements sous la grisaille d'automne, mélangeait les deux Allemagnes dans la même question: «Comment peuvent-ils vivre dans ces petites villes noires, humides et qui s'endorment à six heures du soir?» Dans une rue, une fenêtre donnant sur un carrefour sale et bruyant me laissa voir, un instant, un rideau en tulle très blanc, une plante fleurie, une multitude de petits vases et figurines en faïence – tout cela à trois mètres des gros camions qui grimpaient en rugissant sur un viaduc. Et plus loin, dans l'en trée basse d'une brasserie, s'attroupaient des hommes en costumes folkloriques et leurs rires se mêlaient à une musique aux sons stridents et rieurs.

Cette course vers l'est me devenait de plus en plus pénible. Avant de partir, tu m'avais vaguement expliqué que nous avions un contact à reprendre dans l'une de ces villes que j'avais hâte de traverser. Leur laideur, la pauvreté des forêts nues rendaient le but de notre course par avance incertain, fondu dans l'air glauque de cette journée de pluie. Absurde comme tout notre travail à présent, pensaije, en me souvenant de ma première visite à Berlin encore divisé par le Mur. Ton silence, le silence de quelqu'un qui sait où il va, me pesait. C'est en voyant les rideaux de tulle, en entendant le tintamarre folklorique que je me mis à parler en feignant l'ironie:

«Je sais que je suis devenu suspect à tes yeux et aux yeux de Chakh. Comment donc! J'ai osé mettre en doute l'utilité de notre héroïque activité. Mais même croulant sous vos soupçons, je pense avoir le droit de savoir ce que nous sommes en train de faire dans ce petit bled moisi…»

Ce ton n'était qu'une nouvelle tentative de provoquer une vraie explication, de te faire dire les doutes que je devinais en toi. Tu me regardas avec l'air de ne pas comprendre et tu répondis seulement: «Je ne sais pas… » Puis devant mon air interdit, t'éveillant de tes pensées, tu ajoutas:

«Nous sommes en train de chercher l'endroit exact de ma naissance. Cela ne doit pas être loin. À la sortie de ce village, peut-être. On a pas mal construit, depuis… Oui, j'ai pensé que cela pouvait t'intéresser. Et comme nous avions trois heures devant nous… Ce doit être par ici. Sous ces entrepôts. Joli lieu pour naître. On fait quelques pas?»

Le bout d'une banlieue, des entrepôts en tôle ondulée, un terrain d'herbe morte près duquel je garai la voiture. Nous fîmes quelques pas sous une pluie en aiguilles de verre et c'est en regardant les champs gris derrière les baraquements que tu me parlas de cette longue journée de soleil, d'une belle journée de mars 1945.


Cela s'était passé sur cette même route, plus étroite à l'époque et défoncée par les chenilles des chars. La vapeur tiède qui montait des champs éblouis de soleil se mélangeait à de brefs souffles venant des plaques de neige tassées à l'abri des broussailles. L'endroit était vide: les Allemands avaient reculé dans la nuit, le gros des troupes russes était retenu par les combats plus au nord et apparaîtrait sur cette route seulement vers le soir. Pour l'instant, on ne voyait que ces deux nuages de poussière, deux groupes de civils qui avançaient péniblement l'un vers l'autre. L'un, étiré en une file chancelante d'une vingtaine de personnes, se dirigeait vers l'ouest. L'autre, plus compact et moins frappé par la fatigue, marchait vers l'est. Les premiers, survivants d'un camp liquidé à l'approche des Russes, j étaient amenés, avant même le lever du soleil, vers une gare d'où l'on devait les expédier plus au fond du pays. À mi-chemin, leurs gardes avaient appris que la gare était déjà attaquée par l'ennemi. Ils avaient abandonné les prisonniers et s'étaient sauvés. Les prisonniers n'avaient pas changé la direction de leur marche, avaient seulement ralenti le pas… Les seconds, ceux qui allaient vers l'est, des jeunes femmes et quelques adolescents, faisaient partie de la main-d'œuvre qu'on raflait sur les territoires soviétiques occupés et qu'on envoyait en Allemagne. Les paysans chez qui ces jeunes travaillaient s'étaient débarrassés de leurs serfs en devinant l'issue de la guerre, fuyant eux-mêmes devant l'offensive russe… L'une des femmes était enceinte. Son maître s'était abaissé à ensemencer une race inférieure. Elle marchait, en laissant entendre une plainte ininterrompue, les doigts noués sous son énorme ventre.

Les deux groupes s'approchèrent l'un de l'autre, s'arrêtèrent près du croisement des routes, se dévisagèrent en silence. Il y a quelques minutes seulement, les jeunes femmes qui marchaient vers l'est croyaient avoir touché l'extrême limite du malheur: plusieurs journées de marche, sans nourriture, le froid vif des nuits, une rafale de balles, ce matin, partie d'un camion allemand. À présent, on n'entendait plus aucun geignement dans leur groupe. La femme enceinte s'était tue elle aussi, s'adossant sur la ridelle d'une remorque abandonnée. Elles regardaient, muettes, et ne comprenaient pas tout à fait ce qu'elles voyaient Les êtres, en face d'elles, ne se laissaient pas reconnaître selon les marques habituelles: Russes ou Allemands, hommes ou femmes, vivants ou morts. Ils étaient au-delà de ces différences. On ne pouvait soutenir leur regard que le temps d'y voir comme les premières marches d'un escalier qui descend dans le noir et que ce regard contenait en entier, jusqu'au fond. Celui qui, dans la file des prisonniers, marchait à la traîne, venait de tomber. Il portait, solidement fixée à son avant-bras, une étrange boîte en bois.

Les jeunes femmes regardent et ne comprennent pas.

Ces prisonniers sont du matériel scientifique. C'est pour cela qu'ils ont été épargnés. Il y a parmi eux ceux dont le visage est brûlé au phosphore liquide. on étudiait les moyens de traiter les effets des bombes incendiaires. Les femmes, brûlées aux rayons X: expériences de stérilisation Quelques prisonniers infectés avec le typhus. D'autres encore dont les habits rayés cachent des amputations expérimentales. Le cas médical de chacun correspond aux sujets des thèses que les auteurs des expériences comptaient avoir le temps de soutenir. Celui qui vient de tomber traîne, accrochée à son avant-bras, une boîte remplie de moustiques porteurs du paludisme. Le Reich aurait pu être amené à combattre l'ennemi dans les régions infestées…

Les jeunes femmes les observent, rencontrent leur regard, aperçoivent les premières marches de l'escalier qui plonge dans les ténèbres et elles détournent les yeux, comme des enfants qui risqueraient juste les premiers pas dans l'escalier d'une cave.

Sur une route transversale qui vient du nord, on voit apparaître une longue traînée poudreuse: une compagnie envoyée en reconnaissance. Un blindé léger, une voiture tout terrain, des soldats qui sautent déjà à terre, courent vers la foule rassemblée au croisement des routes. Les jeunes femmes se mettent à pleurer, à rire, à embrasser les soldats. Les prisonniers se taisent, immobiles, absents.

L'enfant naîtra sous ce soleil de printemps, sur une grande cape en toile de tente que l'officier étendra à côté de la route. On coupera le cordon avec une baïonnette lavée à l'alcool, avec cette lame qui a plongé tant de fois dans les entrailles des hommes. Quand les cris de la jeune mère cesseront, il y aura cet instant de silence suspendu à la légèreté du ciel printanier, à la senteur de la terre chauffée par le soleil, à la fraîcheur des dernières neiges. Ils s'attrouperont tous autour de ce carré de toile: les jeunes serves, les prisonniers, les soldats.

Cet instant durera à l'écart du temps humain à l'écart de la guerre, au-delà de la mort. Il n'y a encore personne dans ce vide ensoleillé pour donner des leçons d'histoire, pour faire la comptabilité des souffrances, pour désigner celui qui est plus digne de compassion qu'un autre.

Il y aura ces jeunes femmes qui, de retour dans leur patrie, seront jusqu'à la mort considérées comme traîtresses. Ces soldats qui le lendemain poursuivront leur route sur Berlin et dont la moitié ne verront pas la fin de la guerre. Ces prisonniers qui seront bientôt embrigadés parmi des millions de victimes anonymes.

Mais à cet instant, il n'y a que le silence autour de la mère et de son enfant enveloppé dans une large vareuse propre que l'officier a tirée de son sac. Il y a, au croisement des routes, ce prisonnier étendu sur le bas-côté, mort, avec sur son avant-bras une boîte dans laquelle s'agitent les moustiques qui sucent le sang de ce corps sans vie. Il y a cette femme aux cheveux ras, aux yeux immenses dans un visage de verre, celle qui a aidé la mère, et qui lève son regard sur les autres, ce regard où ils voient comme une lente remontée du fond des ténèbres. Il y a ce premier cri de l'enfant.


Nous repassâmes par cette petite ville allemande, en la parcourant en sens inverse: les entrepôts, la brasserie, le viaduc, la fenêtre avec les rideaux de tulle. En suivant le défilé des façades délavées par la pluie, tu murmuras doucement et sans émotion: «Il est fort probable que j'aie quelques cousins qui habitent dans les parages. Peut-être même mon père. Le monde est vraiment petit…»

C'est sur ce chemin du retour que tu me parlas de la maison au nord de la Russie où s'étaient écoulées les premières années de ton enfance. De cette horloge à poids dont ta mère remontait souvent la chaîne, de peur que le nœud n'arrête la marche du temps. Ta mère était morte quand tu avais trois ans et demi. Pour tout souvenir d'elle tu avais gardé cette journée d'hiver avec la voltige sommeilleuse des flocons, la forêt assoupie sous la neige et le lac qu'on n'osait pas encore traverser sur la glace trop fragile qui venait de tapisser la surface brune de l'eau. Et au milieu de ce calme, une légère inquiétude car le nœud de la chaîne pouvait à tout moment interrompre ces heures neigeuses.

Je marquai ton nom et le nom de la ville allemande près de laquelle tu étais née. Et me rendis compte que la feuille provenait du bloc de papier que Vinner m'avait donné. Jamais encore les traces de notre passé ne m'avaient paru aussi dérisoires et effaçables. Je me souvenais que, plusieurs années auparavant, en parlant de ce passé, tu m'avais dit sur un ton qui semblait regretter la fragilité de tous les témoignages: «Il faudra, un jour, pouvoir dire la vérité…» La vérité était là, sur cette feuille, un message sans destinataire, sans chance de convaincre. Comme toutes ces ombres que nous gardions en nous. Ce soldat devant les lignes de barbelés, la main portée à son visage brisé par un éclat de grenade. Ce couple dans leur refuge montagnard encerclé par des hommes armés…

Le froissement des pas glissa à travers le couloir, s'arrêtant en face de ma porte (une infirmière? un envoyé de Vinner? s'enquit une pensée inquiète, inextinguible jusqu'à la mort grâce au réflexe de survie), et me rappela inutilement la brièveté du sursis. Étrangement cette durée menacée me semblait à présent très longue, presque infinie. Suffisante pour dire la vérité qui n'avait besoin d'autre destinataire que toi et qui allait se dire sans que j'aie besoin de plaider, de justifier, de convaincre. Elle était très simple, indépendante des mots, du temps qui me restait à vivre, de ce que les autres pouvaient penser d'elle. Cette vérité répondait à une parole ancienne dont j'avais toujours aimé la force altière et l'humilité: «Il ne m'a pas été demandé de vous le faire croire, mais de vous le dire.» Je ne la pensais pas, je la voyais.

Je voyais le soldat qui venait de tomber, une main portée à son visage brisé. Je le voyais non pas à l'instant de sa mort, mais dans la toute première clarté d'une matinée qui n'appartenait plus à sa vie mais était toujours sa vie, le sens même de sa vie. Je le voyais assis à côté d'autres soldats, sur les bancs d'un fourgon militaire. Leurs regards suivaient la route par l'arrière relevé de la bâche. Ils se taisaient. Leurs visages étaient graves et comme éclairés par une grande douleur enfin surmontée. Leurs vareuses décolorées par le soleil ne portaient aucune décoration, mais gardaient, à hauteur de la poitrine, les traces plus sombres laissées par les médailles enlevées… Le camion traversa les faubourgs encore endormis d'une grande ville, s'arrêta dans une rue enveloppée de pénombre. Le soldat sauta à terre, salua ses camarades, les accompagna du regard jusqu'au tournant. Puis ajusta son sac à l'épaule et entra sous le porche d'une maison. Dans la cour, dans ce puits de pierre aux murs sonores, il leva la tête: un arbre qui seul semblait éveillé dans cette naissance du jour et au-dessus de ses branches aux feuilles pâles, cette fenêtre où brillait une lampe.

La vérité de ce retour du soldat était indémontrable, mais avait pour moi la force d'un pari mortel. Si elle n'avait pas de sens, rien n'avait plus de sens.

Je voyais aussi, en moi et très loin de moi, cet homme et cette femme qui se tenaient immobiles, dans la nuit, sur la berge d'un cours d'eau. Les montagnes incisaient par leurs contours la transparence sonore de l'air. Le flux de la rivière emportait les étoiles, les poussait dans l'ombre des rochers, à l'abri des vagues. L'homme se retourna, regarda longuement la porte entrouverte d'une maison de bois, le rougeoiement du feu apaisé entre les lourdes pierres du foyer et cette flamme longue, droite de la bougie sur un éclat de roc au milieu de la pièce.

Ce n'était pas un souvenir, ni une minute vécue. Je savais simplement qu'un jour cela serait ainsi, que c'était déjà ainsi, que ce couple vivait déjà dans le silence de cette nuit.


Tu sais, il me faudra partir bientôt. Mais avant le départ j'aurai le temps de te dire l'essentiel. Cette journée d'hiver que je vois et qu'une part de moi commence à vivre. Une journée éteinte, traversée d'un lent souffle de flocons. Tout sera, un jour, comme dans cet instant d'hiver. Tu apparaîtras au milieu du sommeil enneigé des arbres, au bord d'un lac figé. Et tu te mettras à marcher sur cette glace encore fragile – chaque pas sera pour moi une douleur extrême et une joie. Tu marcheras vers moi, en me laissant, à chaque pas, te reconnaître. En t'approchant, tu me montreras, dans le creux de ta main, une poignée de baies, les toutes dernières, trouvées sous la neige. Amères et glacées. Les marches gelées du perron de bois feront un crissement que je n'aurai pas entendu depuis l'éternité. Dans la maison, j'enlèverai la chaîne de l'horloge à poids, pour en défaire le nœud. Mais nous n'aurons plus besoin de ses heures.

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