III

Le cheval tourna légèrement la tête, son œil violet refléta l'éclat du couchant, le ciel limpide et froid. Nikolaï passa sa main sous la crinière, tapota doucement le cou tiède, entendit, en réponse, un bref soufflement plaintif. Ils longeaient, au pas, une forêt qui, à la tombée de la nuit, paraissait interminable et d'où venait l'odeur des dernières plaques de glace tapies dans les fourrés. Nikolaï savait que dans un moment, le cheval allait répéter son jeu, ce regard tourné vers le cavalier, cet insensible ralentissement de la marche. Il faudrait alors le rabrouer gentiment, à mi-voix: «Hou, paresseux! Déjà il veut dormir. Bon, bon, si c'est comme ça, je vais te vendre aux bandits. Tu vas voir…» À ces paroles, le cheval baissait la tête, l'air à la fois résigné et grognon. Après deux ans de guerre passés ensemble, il comprenait même les boutades de l'homme qu'il portait.

Ces heures du crépuscule étaient le meilleur temps pour éviter les rencontres. On voyait encore où le cheval mettait le pied, mais déjà dans les bivouacs parsemés à travers la plaine les soldats allumaient les feux et il était plus facile de les contourner. Il lui fallait éviter les Rouges dont il venait de quitter les troupes. Éviter les Blancs pour lesquels il restait un Rouge. Ne pas croiser des bandes armées dont la couleur variait au gré des pillages… Et la forêt de printemps, avec ses feuilles à peine sorties, protégeait mal.

Il chevauchait depuis plus d'une semaine déjà, en remontant d'abord le long du Don, puis en obliquant vers l'est. La steppe, jusque-là monotone et plane, était à présent entrecoupée de forêts et de vallons. Les villages devenaient plus nombreux. Les premiers jours, il se dirigeait selon le cours du fleuve, selon le soleil. C'était partout la même terre russe sans limites. Mais plus son village était proche, plus sa vue semblait s'aiguiser. Comme si les terres qu'il traversait avaient changé d'échelle, en indiquant les lieux avec de plus en plus de détails. La veille, encore confusément, il avait cru reconnaître, au loin, le clocher blanc du chef-lieu du district. Au matin, la courbe d'une rivière, avec la berge piétinée à l'endroit du gué, lui rappela un voyage fait avant la guerre civile. Maintenant, il était presque sûr de pouvoir dépasser la forêt avant la nuit et de tomber sur une route qu'on empruntait pour aller à la foire de la ville. Oui, l'angle de la forêt, puis une montée sablonneuse et, à droite, cette route. A une demi-journée de trot de la maison.

Durant cette longue traversée, Nikolaï avait vu des champs encombrés de corps d'hommes et de chevaux restés là après une bataille, des vil-lages peuplés de cadavres suspendus devant les portes, et aussi ce visage qu'il avait pris d'abord pour son propre reflet, en se penchant au-dessus d'un puits, avant de comprendre… Les morts, le feu, les ruines des maisons ne le surprenaient plus, tant qu'il faisait partie de cette immense armée en guenilles qui descendait vers le sud et refoulait les Blancs. Tuer, détruire, la guerre était faite pour ça. Mais à présent, dans le silence et le vide des belles journées de mai, et surtout dans la luminosité des soirs, ces champs de bataille, ces villages déserts qu'il contournait se trouvaient coupés de la guerre, de sa raison, de ses causes qui semblaient, il y a encore une semaine, tout justifier. Plus de raisons. Un champ abandonné comme par caprice. Pas un labour, pas un grain depuis deux printemps. Et là, sur la pente qui descend vers une rigole, le corps noirci et gonflé d'un cheval. Et les croassements qui, à l'approche du cavalier, déchirent le silence.


C'est pourtant bien le caprice qui l'avait enivré au début de la guerre. Les commissaires parlaient du monde nouveau et la première nouveauté était qu'on pouvait ne plus labourer. Comme ça, par lubie. Il avait vingt-quatre ans, à l'époque, ne se laissait pas facilement abuser, mais la liberté qu'on lui offrait était trop ten-tante: ne pas labourer! C'était grisant. Ils disaient aussi qu'il fallait tuer les buveurs de sang. Nikolaï se souvenait de Dolchanski, propriétaire terrien à qui appartenait autrefois leur village, du nom de Dolchanka, et il essayait de se figurer ce vieux noble en buveur de sang. Ce n'était pas facile. Parmi les paysans, seuls les plus vieux avaient vécu le servage. Le village était riche. Dolchanski, depuis longtemps ruiné, vivait plus pauvrement que certains moujiks et n'avait qu'une manie: il passait son temps à sculpter le bois de son cercueil… Non, il valait mieux imaginer les buveurs de sang en général, alors la colère montait et sabrer, tirer, tuer devenait plus simple.


Le cheval inclina la tête. Son pas ralentit, et Nikolaï perçut une légère secousse: la pouliche qui marchait derrière, attachée par une corde, avançait endormie et à chaque ralentissement heurtait de sa tête la croupe du cheval. Nikolaï sourit et crut deviner comme un rire étouffé dans le bref ébrouement du cheval. Il ne le gronda pas, chuchota seulement: «Vas-y, Renard, on n'est pas loin. On passe la forêt et là, repos!»

Ce n'était pas pour sa robe rousse, mais pour sa ruse qu'il était appelé ainsi. D'abord, Nikolaï avait cru que ce cheval était tout simplement têtu. Dans l'une des premières batailles, Renard avait refusé de se lancer à l'attaque avec les autres. Une cinquantaine de cavaliers devaient jaillir d'un taillis pour foncer sur les soldats qui se préparaient à passer à gué avec un convoi de chariots. Le commandant avait fait signe, la cavalerie s'était jetée en avant, accompagnée d'un tourbillon de branches cassées. Mais le cheval de Nikolaï se cabrait, dansotait sur place, tournait sur lui-même et ne partait pas. Il l'avait battu atrocement, à coups de talons sur les flancs, l'avait fouetté avec rage, giflé aux naseaux. Le pire était que l'attaque paraissait gagnée d'avance. Sur la berge, les soldats, pris au dépourvu, n'avaient même pas le temps d'attraper leurs fusils. Et lui, il luttait encore contre ce cheval maudit. Les cavaliers étaient à une centaine de mètres de l'ennemi, ils hurlaient déjà leur joie, quand deux mitrailleuses, dans un terrible tir flanqué, s'étaient mises à les faucher avec la précision de la visée calculée d'avance. Les cavaliers tombaient avant de comprendre qu'il s'agissait d'un piège. Ceux qui avaient réussi à faire demi-tour étaient poursuivis par un escadron surgi des broussailles qui recouvraient la rive. C'est avec une poignée de survivants que Nikolaï était arrivé au campement. Il croyait encore au simple hasard en regardant son cheval qui avait cet air grognon auquel il lui faudrait s'habituer. Plus tard, le hasard s'était reproduit. Une fois, puis deux, puis trois. Le cheval venait à lui en distinguant son sifflement à travers le vacarme d'un campement de mille hommes et de milliers de bêtes. Se couchait obéissant à sa parole, s'arrêtait ou reprenait la course en devinant, semblait-il, sa pensée. C'est alors que Nikolaï s'était mis à l'appeler Renard et à avoir pour lui cet amer attachement qui naît à la guerre, au milieu de la boue et du sang, quand, dans les premières minutes après un combat, on sent avec violence la vie de l'autre, toute proche, silencieuse et plus étonnante même que notre propre survie.

Sur ces routes de guerre, Renard avait vu des chevaux qui se noyaient et des chevaux déchirés par des obus, et cet étalon avec les pattes de devant arrachées et qui essayait de se relever dans un saut monstrueux, et cet attelage abandonné dans la tourbe profonde d'un marais: les chevaux s'enlisaient de plus en plus, prisonniers d'un canon inutile. Et cet officier blanc, la corde au cou, qu'un cheval traînait par terre en accélérant sous les coups de fouet et le braillement des soldats. Renard devait comprendre, à sa manière, que tout ce qui l'entourait avait depuis longtemps échappé aux hommes qui s'entre-tuaient, battaient leurs chevaux, prononçaient des discours. Il comprenait aussi que son maître n'était pas dupe.

Nikolaï ne cherchait pas à juger. Beaucoup vieilli en ces deux années, il était content d'aboutir à cette réflexion toute simple: bien sûr, on pouvait ne pas labourer, ne pas semer, mais alors les champs se couvraient de cadavres.

La pouliche endormie donna de nouveau un léger coup de museau dans la croupe de Renard qui avait imperceptiblement réduit son pas. Il y avait comme un goût apaisant de bonheur dans la confiance de cette jeune bête assoupie. Nikolaï respira profondément en reconnaissant et l'aigreur ténue des neiges cachées dans les ravins, et la senteur sèche des champs qui rendaient la chaleur de la journée. La nuit n'était pas encore tombée, le ciel à l'ouest restait d'un violet transparent, mais surtout, tout près déjà devant eux, l'épaisseur de la forêt s'éclaircissait, promettant la liberté de la plaine et ce chemin qui menait à Dolchanka. Nikolaï toussota et se mit à chuchoter des questions et des réponses qu'il préparait à tout hasard, craignant d'être interrogé sur son apparition subite par quelque tribunal révolutionnaire local ou plus simplement par des voisins curieux.


Ce récit qu'il avait composé durant sa chevauchée taisait l'essentiel. Il avait fui son régiment à cause d'une machine. Un appareil placé sur ce grand bureau noir dans le bâtiment occupé par l'état-major du front. Nikolaï arrivait dans cette ville en estafette, avec une lettre du commandant de leur régiment. Dans la cour, il avait remarqué une vingtaine de civils, des vieillards et des femmes avec des enfants, gardés par quelques soldats. On lui avait dit d'attendre dans le couloir. La porte du bureau était entrouverte il put écouter la discussion des commissaires. Il s'agissait de décider s'il fallait ou non exécuter par représailles, les otages, ces civils dans la cour. L'un des commissaires criait: «Tant que Moscou n'a pas donné son avis…» Puis, soudain, un objet s'était animé sur le grand bureau en bois noir. C'était cet appareil étrange autour duquel ils s'étaient tous réunis. Nikolaï, n'en pouvant plus de curiosité, avait tendu le cou. La machine vomissait une longue bande de papier que les commissaires tiraient en la lisant comme un journal. «Voilà! Maintenant c'est clair, avait annoncé une voix invisible derrière la porte, lisez: fusiller comme ennemis de la révolution, afficher dans les lieux publics…»

Nikolaï avait remis la lettre, sauté sur son cheval et, en quittant la cour, avait vu les «ennemis de la révolution» qu'on emmenait derrière le bâtiment. Il ne savait plus combien d'exécutions de ce genre il avait déjà vues durant ces deux années de guerre. Mais ce serpent blanc qui sortait de la machine lui nouait la gorge d'une colère et d'une douleur tout autres. Il étouffait, tirait sur le col de sa veste, puis soudain avait freiné le cheval au milieu de la route et dit à haute voix: «Non, Renard, attends, on va plutôt couper par les champs…»


Pour chasser ce souvenir qui revenait sans cesse, Nikolaï passa la main gauche derrière son dos, tâta l'anse des deux seaux neufs accrochés à la selle. C'était, avec quelques paires de chemises et de pantalons en gros coton, son seul trophée. Il secoua doucement les seaux, le zinc avait un cliquètement rassurant, domestique. C'était son rêve de ramener de la guerre deux seaux, chose si utile et qu'il ne se lassait pas d'imaginer portée, sur une palanche, par une jeune femme, sa future femme. Dans son barda qu'il avait abandonné en désertant, il y en avait déjà un. En se couchant au milieu des soldats qui déambulaient dans l'obscurité et des chevaux qui passaient entre les corps endormis, il mettait sa tête dans ce seau pour se protéger d'un coup de sabot, ce qui arrivait de temps en temps dans ces caravanes nocturnes. Et aussi pour ne pas se le faire voler. Le laisser était son regret le plus vif au moment de la fuite. Mais, un de perdu… En traversant un village brûlé, il avait trouvé ces deux seaux neufs jetés près d'un puits au fond duquel il avait cru reconnaître son reflet dans le visage enflé du noyé. Et c'est en quittant ce lieu mort qu'il avait aperçu une pouliche attachée à un arbre. Elle tenait à peine sur ses jambes, l'herbe autour du tronc était mangée jusqu'à la terre et l'arbre, aussi haut qu'elle pouvait l'atteindre, n'avait plus d'écorce. Elle devait être là depuis plusieurs jours…


Ils allaient bientôt quitter la forêt. On devinait déjà la plaine dans le dernier rougeoiement du couchant à travers la claire-voie des branches. Soudain, Renard répéta son manège: la tête inclinée, l'œil cherchant le regard du cavalier. Nikolaï le houspilla, menaça de le vendre à la foire. Le cheval avança, mais comme à contrecœur. La montée sablonneuse qui devait déboucher sur le croisement des routes tardait à apparaître. Au contraire, aux derniers arbres de la forêt, la route plongea, les sabots firent entendre un clapotement de ventouses. Un peu plus loin, de vieilles fascines craquèrent sous les pas. On sentait l'humidité d'une rivière toute proche. Il fallait remonter vers la forêt et préparer la nuit. Nikolaï s'engagea au milieu des arbres en distinguant une longue clairière derrière les buissons dont la toute jeune verdure paraissait bleue dans la transparence trompeuse du crépuscule…

Il sentit le danger avant même que Renard ne s'arrêtât. Un rapide frisson parcourut la peau du cheval. Renard stoppa, puis se mit à reculer dans un dansotement nerveux, repoussant la pouliche ensommeillée. «Les loups…», pensa Nikolaï et il attrapa la crosse du fusil derrière son dos. Le cheval continuait à piétiner et soufflait par saccades comme pour chasser les mouches. L'ombre au milieu des arbres était déjà trop épaisse, l'œil ne démêlait plus les contours. Et la lune très basse brouillait la vue par son miroitement laiteux. Les troncs étaient doublés de reflets blafards. Encore invisible, quelqu'un ou quelque chose guettait…

Renard fit un écart rapide, en tirant derrière lui la pouliche. Une tache noire, une loque de fourrure hérissée, jaillit presque à leurs pieds et disparut dans la broussaille. C'est en suivant la fuite de cette bête que Nikolaï baissa les yeux et les vit. A l'angle de la clairière, dans la lueur trouble d'avant la nuit, ces têtes qui sortaient de la terre et, plus près des buissons, le désordre de quelques corps étendus.

Dans un premier élan, Nikolaï tourna bride, prêt à repartir et presque rasséréné par sa découverte, moins dangereuse qu'une rencontre avec des vivants. Mais, une seconde après, il pensa qu'il serait intelligent d'examiner le mode d'exécution et de voir, ainsi, qui il risquait de croiser sur la route, le lendemain matin. Il sauta à terre, laissa Renard qui frissonnait encore, s'approcha à pied.

Ordonner aux captifs de creuser leur propre tombe et les enterrer vivants n'était pas rare durant cette guerre, il le savait. Ce qui le rendait perplexe c'était plutôt l'anarchie avec laquelle avaient agi les tueurs dans cette clairière. Certains des enterrés avaient le visage lacéré par un coup de sabre, l'un d'eux était décapité comme si son supplice ne suffisait pas. Nikolaï se dit alors que les enterrés s'étaient certainement mis à maudire leurs ennemis qui s'apprêtaient à partir et avaient ainsi provoqué ce massacre. D'ailleurs, ils avaient hurlé pour être tués, pour ne pas voir, le soir venu, les prudentes manœuvres des loups autour de leurs têtes sans défense. Nikolaï imagina ces cris, le retour des soldats, le coup de grâce, le silence. Il y avait aussi des hommes abattus par balles, dans la hâte sans doute ou dans un geste de paresse…

Nikolaï revint vers Renard, lui tapota la joue et se dit qu'ils avaient été tous deux plus effrayés par les sauts du petit carnassier noir qui rongeait les cadavres que par ces têtes sortant de la terre. Au moment de monter, il entendit la pouliche gémir doucement. Il se souvint que Renard, en reculant, l'avait bousculée et avait peut-être trop serré le nœud du licou. Il redescendit, relâcha la corde, ébouriffa la crinière de la jeune bête… Soudain le gémissement se répéta, mais il venait de la clairière.

«De toute façon, il crèvera», pensa Nikolaï en mettant le pied à l'étrier. Ce n'était plus un gémissement, mais une longue expiration de douleur qui chuinta dans l'obscurité. Nikolaï hésita. Il imagina la nuit sur la clairière, cet homme enterré qui verrait s'approcher les loups ou sentirait les morsures d'un rongeur. Il empoigna le fusil et alla vers les morts.

Parmi les blessés qu'on achevait à la guerre, il en connaissait de deux sortes: les premiers savaient leur blessure mortelle et, du regard, remerciaient le tueur, les seconds, bien plus nombreux, s'accrochaient à une demi-journée de souffrances qui leur restait à vivre… Il arpenta la clairière de nouveau muette. Certaines têtes se penchaient vers la terre, d'autres, figées, semblaient s'être tues à son approche. L'une d'elles souriait dans un large rictus de douleur. «C'est lui donc », pensa Nikolaï et il baissa le canon du fusil vers la nuque de l'homme. Il n'eut pas le temps d'appuyer sur la détente. De l'autre côté de la clairière, la plainte reprit, plus distincte et, on eût dit, consciente qu'il était là à examiner les tués.

Il le découvrit un peu à l'écart des autres. Un tout jeune soldat dont la tête rasée se dressait sur un tertre noir. Nikolaï s'inclina, toucha le cou de l'enterré, ne trouva aucune blessure. Le soldat ouvrit les yeux et gémit longuement sur un ton rythmé comme pour prouver qu'il s'agissait d'un être humain. Nikolaï alla vers Renard («Je pars maintenant! Qu'ils aillent tous au diable!» souffla en lui une voix), hésita, tira une gourde, revint vers la tête. Le soldat but, s'étrangla, toussa avec une sonorité déjà presque vivante. Nikolaï se mit à creuser, d'abord avec les mains pour dégager le cou puis, en arrivant aux épaules, avec la lame d'une hache. Il libéra le dos, trouva, comme il l'attendait, les bras ramenés en arrière et noués avec un fil de fer. En descendant plus bas, il constata avec satisfaction que le soldat avait été enterré non pas debout, mais à genoux, pour gagner du temps sans doute.

Il fallait maintenant l'extraire. Nikolaï se mit derrière le corps toujours inerte, trouva un bon appui pour ses pieds, attrapa le soldat sous les bras. Et le relâcha aussitôt. En empoignant l'enterré, ses doigts venaient de presser des seins féminins…

Il saisit l'une des mains libérées, la regarda en la tournant vers la lune. La main était glacée, meurtrie, noire de terre. Mais c'était bien une main de femme, il ne pouvait se tromper.

Avec un homme, tout eût été plus facile. Il l'aurait basculé sur le dos, puis l'aurait tiré de son trou. Mais avec elle… En bafouillant des jurons qu'il n'entendait même pas, Nikolaï creusa en avant du corps. Ses doigts touchaient les lambeaux d'une grosse laine et la peau nue qui apparaissait dans les déchirures. Plus au fond, la terre était tiède, réchauffée par la vie qui se répandait avant de s'éteindre.

La femme ne disait rien, ses yeux mi-clos semblaient ne pas voir l'homme qui la déterrait. Nikolaï, couché devant elle, écartait la terre par larges brassées, tel un nageur. C'est en arrivant à mi-corps, en dégageant le ventre, que d'un coup il se redressa sur les genoux et secoua la tête comme pour se débarrasser d'une vision. Puis se pencha, et déjà avec une autorité d'adulte tâta ce torse maculé de terre, ce ventre rond, lourd d'une vie.


Elle resta immobile, recroquevillée près du grand feu qu'il avait allumé dans un renfoncement de la berge escarpée. Deux seaux remplis d'eau chauffaient suspendus au-dessus des flammes. Nikolaï travaillait comme il l'eût fait à la construction d'une maison ou à la forge. Des gestes précis, sûrs. Les pensées qui s'entrechoquaient dans sa tête n'avaient aucun lien avec ce qu'il faisait. «Qu'est-ce que tu vas faire d'elle? Et si elle meurt demain matin? Et l'enfant?» Il se disait aussi que d'habitude, dans ces tueries, on ouvrait le ventre des femmes enceintes et on piétinait l'enfant. Et que les tueurs dans la clairière étaient probablement ivres ou trop pressés. Et qu'on avait déjà tué tant de monde durant cette guerre qu'on devenait paresseux… Il ne s'écoutait pas. Ses mains cassaient du bois, tiraient du feu des tisons, les étalaient sur l'argile de la rive. Quand le sol fut suffisamment chaud, il piétina la braise, la recouvrit de jeunes branches, une brassée puis une autre, allongea sur cette couche chaude le corps absent de la femme. L'eau dans les seaux était déjà brûlante. Il la coupa avec l'eau de la rivière. Puis déshabilla la femme, jeta ses haillons dans le feu et se mit à arroser ce corps taché de fange et de sang. Il l'enduisit doucement avec des cendres encore tièdes, le retourna, le lava, puisa de l'eau dans le courant, la remit à chauffer. À chaque nouveau jet, l'odeur âcre de la souillure et de la terre se dissipait un peu plus, emportée par une coulée noirâtre qui se perdait dans la rivière. C'était la senteur du jeune feuillage trempé dans l'eau chaude qui se dégageait maintenant de ce corps féminin. En reprenant vie, la femme pour la première fois leva le visage et posa sur Nikolaï un regard qui enfin comprenait. Elle était assise, les bras serrés sur la poitrine, au milieu d'un petit lac qui fumait dans la nuit. Il voulut la questionner mais se ravisa, tira de son sac une chemise neuve et se mit à frotter ce corps qui se laissait faire comme un corps d'enfant… Il la vêtit de deux autres chemises, l'aida à enfiler le pantalon, la coucha près du feu, enroulée dans son long manteau de cavalier… Durant la nuit, il s'endormait pour quelques minutes, puis se levait pour raviver le feu. En s'éloignant à la recherche de bois, il se retournait, voyait leur feu et, tracé par la danse des flammes, un cercle mouvant de lumière entouré d'obscurité. Et ce corps endormi, un être incroyablement étranger, inconnu, et qui lui paraissait, il ne savait pas dire pourquoi, très proche.

Il soulevait des branches mortes, à tâtons, puis se retournait pour voir le feu. Parfois, un éclat écarlate scintillait dans l'obscurité. C'était Renard qui dressait la tête et le cherchait de son œil aux reflets de flammes. Le silence était tel que Nikolaï entendait, de loin, la respiration du cheval, des petits soupirs tantôt amers, tantôt soulagés. Et quand il revenait vers le feu, il avait l'étrange sentiment de rentrer chez lui.


Au matin, ils traversèrent l'endroit où la route défoncée était comblée de fascines, remontèrent une vallée encore blanche de brouillard et trouvèrent enfin le croisement des chemins qu'il avait cherché en vain, la veille. À plusieurs reprises, Nikolaï essaya de parler avec la jeune femme qu'il avait installée sur le dos de Renard, décidant de marcher à pied. Elle ne répondait pas, souriait parfois, mais ce sourire ressemblait à la crispation d'un visage au bord des larmes. Enfin, vers midi, quand il fallut faire une halte pour manger, il s'emporta un peu, irrité par ce refus de parler: «Écoute, qu'est-ce que tu as à te taire comme ça? Ça y est, nous sommes loin, ils ne te feront plus de mal. Dis-moi au moins comment tu t'appelles!»

Le visage de la jeune femme se tordit dans une grimace, elle renversa légèrement la tête, et décolla les lèvres. Entre ses dents, à la place de la langue, Nikolaï vit une large balafre oblique.

Quand il reprit ses esprits, il pensa qu'elle avait été mutilée pour ne plus pouvoir dire ce qu'elle avait vu. Mais dire à qui? Tout le monde voyait la même chose en ces années de guerre. Et puis comment pouvait-on raconter ces têtes sur la clairière, ces yeux qui s'éteignaient les uns après les autres? Et sur les branches, au-dessus d'eux, les oiseaux qui construisaient leurs nids.


Dolchanka, à moitié dépeuplée durant la guerre, ne remarqua pas son retour. Le village avait été balayé par tant de vagues d'hommes armés, Rouges, Blancs, anarchistes, simples bandits et de nouveau Rouges, par tant de pillages, d'incendies et de morts, que les habitants ne s'étonnaient plus de rien. «Dis, soldat, lui demanda seulement une vieille quand il passait dans la rue, c'est vrai que les bolcheviques ont interdit la mort?» Nikolaï opina.

Il eut le temps, en quelques semaines, encore avant la naissance de l'enfant, d'apprendre à la jeune femme à lire et à écrire. C'était peut-être la plus grande fierté de sa vie: il ne se vantait jamais de l'avoir retirée de la tombe, mais aimait beaucoup raconter ces leçons qu'il lui dispensait, le soir, après la rude fatigue du labour. C'est grâce à son enseignement qu'elle put lui faire connaître son prénom, en l'écrivant avec des caractères d'imprimerie: Anna. Et choisir le nom de l'enfant: Pavel. Et signer les papiers au moment du mariage. Une amie de jeunesse d'Anna, qui venait parfois les voir à Dolchanka, s'habitua vite à ces mots, pensées, questions ou réponses, tracés sur une feuille ou dans la poussière d'une route. L'amie parlait avec un léger accent. Celui du Sud, crut distinguer Nikolaï. Il se disait que sa femme devait avoir la même voix chantante que cette Sacha.

Pour sa part, il n'avait même pas besoin de ces lettres anguleuses pour la comprendre. La terre travaillée, le silence de leur maison, la vie des bêtes, tout se passait de mots. Avec Anna ils se regardaient longuement, se souriaient et, dans la journée, se remarquant de loin l'un l'autre, se saluaient, sans voir l'expression du visage mais devinant le moindre des traits.

Le monde qui les entourait devenait de plus en plus bavard. On parlait du travail au lieu de travailler. On décrétait le bonheur du peuple et laissait mourir de faim une vieille dans son isba au toit affaissé. Mais surtout celui qui parlait des travailleurs, ce jeune moujik petit et teigneux qu'on appelait Carassin à cause de ses cheveux roux, n'avait pas creusé, de sa vie, un seul sillon. Et celui qui promettait le bonheur, comme cet homme sans âge, sans visage, sans regard, eût-on dit, tant ses yeux étaient pâles et fuyants, ce moine défroqué qui se faisait appeler camarade Krasny, ce combattant du bonheur ne souriait jamais, employait le mot tuer dans chaque phrase et se montrait particulièrement impitoyable envers tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l'Église. Nikolaï préférait à ces deux-là, en fin de compte, l'ancien matelot Batoum envoyé par le soviet de la ville et qui, au moins, ne cachait pas sa vraie nature: il buvait en détroussant les bouilleurs de cru, vivait ouvertement avec deux maîtresses et quand les paysans s'en prenaient à lui en entonnant: «Mais, tu n'as pas le droit…», il couvrait leurs doléances de son graillement hilare: «Voilà mon droit!» et, riant aux éclats, il tapotait l'énorme gaine du mauser sur sa cuisse… Il y en avait encore bien d'autres. Ils se donnaient tous le nom d'activistes. Et ils parlaient sans relâche et obligeaient tout le monde à les écouter et ne laissaient personne dire un mot. Nikolaï essaya une fois, en contestant le discours du «camarade Krasny». Carassin explosa, les yeux révulsés de colère: «On va te raccourcir la langue, comme à ta bonne femme!» Nikolaï se jeta vers lui, mais se heurta au canon pointé du mauser. Batoum était ivre. Donc il pouvait tirer sans même sentir la détente sous son doigt. Nikolaï quitta la maison du soviet. C'était l'ancienne demeure du comte Dolchanski.


Parfois, au milieu des lents et pesants cahots du labour, Nikolaï se disait que tout ce nouvel ordre des choses n'était qu'un obscurcissement passager des esprits, pareil aux grimaces d'un ivrogne, oui, une sorte de gueule de bois qui, un jour, prendrait fin d'elle-même. Que pouvaient-ils changer d'essentiel, tous ces bavards en vestes de cuir? Ce Krasny dont l'exploit principal était de mobiliser les activistes pour arracher les coupoles des églises dans les environs de Dolchanka. Ou bien Batoum qui, quand il n'avait pas une bouteille dans la main, ne connaissait que deux gestes: déboutonner son pantalon ou dégainer son mauser… Nikolaï secouait la tête, souriait, appuyait fortement sur les poignées de la charrue. Non, ils ne pouvaient rien contre la course de ce soc poli par la terre, contre cette terre ouverte en attente de la semence, contre ce vent d'une fraîcheur encore neigeuse mais qui se mêlait déjà au souffle tiède des labours.

À d'autres moments, en parlant avec les villageois qui osaient de moins en moins parler ou en constatant la création d'un nouveau comité (comité des pauvres, comité des sans-Dieu, comité des sans-cheval, chaque jour, lui semblait-il, les activistes inventaient une nouveauté), Nikolaï ne sentait plus cette confiance en la solidité des choses. Il s'arrêtait au bout du champ pour laisser respirer Renard, parcourait des yeux cette plaine qui montait légèrement vers les maisons de Dolchanka, imaginait tous ces gens qui, quelques années auparavant, durant la guerre, traversaient ces lieux, en tuant, en mourant, en brûlant les maisons, en violant les femmes, en torturant les hommes, en les enterrant vivants dans ces champs redevenus sauvages. Il se disait alors que cette semence-là arrosée par tant de sang ne pouvait pas rester sans porter de fruits. Et que le travail bruyant des activistes avait peut-être une force cachée dont il ne parvenait pour l'instant à deviner le sens.


Cette force se manifesta en ce printemps de 1928, dans le même champ, au milieu de la tiédeur matinale des mêmes labours. Sans interrompre sa lente avancée derrière le cheval, Nikolaï surveillait du coin de l'œil ces quatre silhouettes venant du village: Carassin, Krasny, gatoum et, vêtu d'un long manteau de cuir, un inconnu, sans doute un inspecteur diligenté pour vérifier la mise en marche de la collectivisation. Un groupe d'activistes, hommes et femmes, les suivait à quelques pas de distance. Nikolaï savait pourquoi ils venaient. Depuis plusieurs mois, on ne parlait que de cela à Dolchanka. Les affiches collées à la porte du soviet l'annonçaient clairement: l'organisation d'un kolkhoze. Le seul point obscur dans les déclarations de Krasny concernait les aiguilles à coudre. Les paysans n'avaient pas bien compris s'il fallait les rendre aussi au kolkhoze, comme le bétail et les outils. Certains, de peur d'être suspectés de s'opposer à la politique du Parti, avaient apporté au soviet même leur vaisselle. D'autres attendaient, en espérant que cet accès de folie allait se calmer. Nikolaï était de leur nombre.

Il termina le sillon et en arrivant au chaintre, retint le cheval et s'arrêta. En suivant l'avancée des activistes à travers le champ, il éprouvait cet étouffement de colère qui lui rappelait une journée lointaine: des otages éplorés rassemblés dans une cour et ce fin serpent de papier qui sinue en sortant de l'appareil télégraphique et annonce la mort. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, se débattant dans des réflexions sans issue. «Fuir en emmenant la famille? Brûler la maison, pour ne rien laisser à ces parasites? Mais fuir où? Dans les villages voisins c'est pire encore, on emprisonne les gens qui possèdent deux chevaux. Dans la forêt? Mais comment y vivre avec un enfant de huit ans et par ces nuits encore froides?» En imaginant cette fuite il voyait le pays tout entier peuplé d'activistes, embrouillé dans des écheveaux de bandes télégraphiques…

Ils s'approchaient. Nikolaï s'inclina, enleva une barbe d'herbe sèche qui s'était enroulée autour du soc et, de l'autre main, vérifia sa cachette: dans l'ornière arrondie du chaintre, ses doigts frôlèrent la poignée d'une hache. Il se sentait à présent libéré. Plus de pensées, plus d'hésitation. Ils allaient l'entourer, il se pencherait comme pour changer l'angle du soc, saisirait la hache, l'abattrait sur Batoum, puis sur l'inspecteur. Carassin, le plus pleutre, essaierait de se sauver. Krasny, incapable d'agir, se mettrait à hurler… Il lui semblait que sa tête était enveloppée dans du verre glacé et liquide. Avec une précision hallucinante il voyait le luisant d'une couche de terre retournée, ce scarabée noir qui courait, grimpait sur sa botte… Dans une brève levée du vent, il entendit les paroles, encore indistinctes, des gens qui venaient vers lui.

Il les regarda, puis porta la vue plus haut, vers la montée de la plaine où apparaissaient les premières isbas de Dolchanka. Et vit, comme il lui arrivait parfois de voir durant le labour, la silhouette d'Anna. Elle se tenait là, immobile, les deux seaux posés à ses pieds. À une telle distance, il ne parvenait pas à distinguer l'expression de ses yeux et il savait qu'elle ne pouvait que garder le silence. Mais plus que la voix, plus que le frémissement deviné des paupières, c'était l'air même de cette matinée qui l'écarta soudain de la minute vécue. L'air était gris, léger. Le vent portait l'aigreur humide des branches à peine touchées par la verdure et l'essoufflement des derniers amas de neige cachés dans les bois… Nikolaï sentait que cette femme là-bas, sa femme, Anna, et lui, à l'autre bout de la plaine, étaient unis par cet air, par sa lumière pâle qui marquait une journée de printemps, l'un des printemps de leur vie…

Les quatre hommes ralentirent le pas avant de l'aborder, comme s'ils entouraient un fauve prêt à sauter. Pour une seconde, il crut avoir oublié leurs noms et le but de leur expédition. Il était encore très loin, dans la mémoire soudainement éveillée de tous les printemps, de toutes les neiges, de tous les levers de soleil et de toutes les nuits qu'il avait vécus et vus avec Anna. Dans cette nuit surtout, au bord d'une rivière, près d'un feu de bois, au retour de la mort…

Il salua d'un hochement de tête la délégation des activistes. Et fit un effort pour retenir un sourire. Leur mine exagérément grave et digne jurait avec leurs bottes transformées en véritables pattes d'éléphant par les mottes d'argile collées. Au lieu de la colère des derniers mois, Nikolaï éprouva le dépit que provoque la bêtise des enfants à l'âge ingrat, une bêtise dangereuse et impossible à éviter avant que «ça leur passe». Carassin fit un pas en avant, se retourna pour s'assurer que Batoum était là et lança une tirade bien préparée:

«Alors, propriétaire bourgeois, on ne lit pas les journaux, on se moque des décisions du soviet…»

Krasny intervint, mais d'une voix où la condamnation était déjà mieux formulée:

«… et on continue à se servir des biens qui appartiennent au peuple. Et on n'est pas prêt à les rendre! »

Nikolaï fit semblant d'écouter avec un air attentif et respectueux. Et il parla sans se défaire de cette expression, en y ajoutant même la mine d'un paysan obtus mais plein de bonne foi.

«Les rendre au soviet? Mais comment je pouvais les rendre? Ça serait la pire duperie!» s'ex-clama-t-il en jouant l'honneur offensé.

Les activistes échangèrent un coup d'œil, déconcertés.

«Comment ça, une duperie? Qu'est-ce que tu veux dire par là? s'étonna l'inspecteur, en forçant les notes métalliques de sa voix.

– Mais, venez, regardez-moi ça, camarade inspecteur!»

Et profitant de la confusion, Nikolaï le saisit sous le coude et l'entraîna vers le cheval.

«Non, mais regardez un peu, vous croyez que c'est honnête de rendre au kolkhoze un cheval dans un tel état? Vous avez vu ces sabots? Et comment le ferrer? Le seul forgeron qui nous restait, le camarade Batoum l'a arrêté il y a deux semaines… Oui, le forgeron, Ivan Goutov. Et ça, regardez, ce n'est plus une charrue, c'est de la ferraille. Et pourquoi? Parce que la vis pour régler le soc s'est cassée, mais comme la forge est fermée… Que je vous dise, la main sur le cœur: donner ça au kolkhoze, c'est pire qu'une tricherie, c'est… (Nikolaï baissa la voix) c'est du sabotage!»

C'était le mot clef de l'époque, la conclusion de tant de verdicts publiés dans tous les journaux. Le mot qu'affectionnait Krasny dans ses discours… Cette fois-là, les trois activistes évitèrent le regard de l'inspecteur. Batoum, en piétinant, d'une botte décrassait l'autre Krasny s'éclaircissait la voix. Carassin léchait ses lèvres. Nikolaï soupira, et sans leur laisser le temps de réagir, annonça d'un ton résigné:

«Mais après tout, si le camarade Krasny décide que c'est mieux comme ça, moi je n'y peux rien. J'amène et le cheval et la charrue tout de suite. Pourquoi tarder? Je vais aller avec vous. Et la secrétaire me fera un papier comme quoi le kolkhoze accepte les outils cassés…»

Il appuya sur la charrue en retirant le soc, fit avancer le cheval. Carassin, nerveux, attrapa une bride.

«Non, attends, tu peux encore labourer. Aujourd'hui…», bégaya-t-il et il se retourna pour chercher l'approbation de l'inspecteur. Nikolaï fit semblant de s'emporter:

«Comment ça, labourer? Sur un cheval qui n'est plus à moi? Mais je ne suis pas un voleur, moi! Non, si c'est décidé, c'est décidé. Je l'amène au kolkhoze, je vous rends la charrue… Rendu, reçu, signé. Cet après-midi, j'amènerai aussi la carriole. Tiens, prenez la hache pour commencer!»

Nikolaï savait que la cour devant la maison du soviet était encombrée de télègues confisquées, de meubles, de piles de vaisselle. L'intérieur des pièces ressemblait à la réserve d'un gros bazar villageois. Carassin tendit la main pour prendre la hache, mais la retira tout de suite, comme pour éviter un piège. L'inspecteur était venu à Dolchanka pour voir comment on pouvait, sans perdre la face, calmer ce délire d'expropriation. C'est lui qui trancha:

«Voilà ce qu'on va faire. Je vois, camarade, que tu prends à cœur les biens du kolkhoze. Bien plus que certains (il lança un coup d'œil sévère à Carassin). Je vais proposer ta candidature pour le poste de chef de l'écurie collective. Quant au forgeron, j'ai deux mots à dire au camarade Batoum…»

Nikolaï reprit son travail, creusant un sillon sur les traces des activistes qui s'éloignaient. Carassin et Batoum essayaient de convaincre l'inspecteur, agitaient les bras, se frappaient la poitrine. Nikolaï leva les yeux vers le haut de la plaine et vit Anna. Elle s'en allait lentement le long des arbres de la grand-rue.

Le lendemain, avec le forgeron relâché, ils ferrèrent le cheval. De la maison du soviet, les paysans revenaient, les bras chargés de vaisselle et d'outillage récupérés. Dans la nuit, un long convoi venant des villages voisins passa sous leurs fenêtres: un long grésillement de sanglots fatigués que cadençaient le fracas des roues et le piétinement des chevaux. Des familles entières qu'on ne reverrait jamais.


C'est en regardant son fils vivre et grandir que Nikolaï perdit l'habitude de revenir, en pensée, dans le monde d'avant. Car Pavel était heureux. Il marchait au milieu d'une colonne d'enfants de son âge, entonnait des chansons à la gloire des courageux révolutionnaires et même, un jour, apporta de l'école cette photo: sa classe, deux rangs debout, un rang assis, le clairon et le tambour en avant, un genou à terre, tous fiers de porter des foulards rouges de pionniers, et derrière eux, sur une large bande de calicot, ces mots peints en lettres blanches: «Merci au camarade Staline pour notre enfance heureuse!» En parlant avec son fils, Nikolaï comprenait qu'il y avait du vrai dans cette inscription stupide. L'enfant croyait vraiment que l'Armée rouge était la plus belle et la plus forte au monde, que les travailleurs de tous les pays n'aspiraient qu'à vivre comme les gens de Dolchanka, qu'il existait quelque part à Moscou ce mystérieux Kremlin surmonté d'étoiles rouges où vivait celui qui, de jour comme de nuit, pensait à chaque habitant de leur immense pays, prenait des décisions toujours justes et sages, démasquait les ennemis. Pavel savait aussi que son père était un héros car il avait combattu les Blancs, ces mêmes Blancs qui avaient mutilé sa mère. Il détestait les koulaks et disait, en répétant les récits de ses manuels, que c'étaient des «buveurs de sang». Un jour, en feuilletant le manuel d'histoire de son fils, Nikolaï tomba sur le portrait d'un chef d'armée qu'il avait rencontré pendant la guerre civile. Le visage du militaire était soigneusement rayé à l'encre. Il venait d'être déclaré «ennemi du peuple». À travers tout le pays, pensait Nikolaï, dans des milliers et des milliers d'écoles des millions d'élèves empoignaient leur stylo et, après une brève explication du professeur, maculaient ces yeux, ce front, cette moustache aux pointes en pique…

À de tels moments, il avait envie de parler à son fils du monde d'avant, de sajeunesse d'avant la guerre, d'avant la révolution. Il fallait tout simplement faire une soustraction, pensait-il, oui, soustraire le présent du passé et raconter la différence de bonheur, de liberté, d'insouciance que contenait ce passé. Cette arithmétique paraissait si aisée, mais chaque fois qu'il essayait de revivre ce vieux temps, la différence s'estompait. Car, avant la révolution, il y avait eu aussi une guerre, celle de 1914 (et les bolcheviques n'y étaient pour rien), et les wagons remplis de blessés, et lui tout jeune encore, sur un champ couvert de cadavres, lui qui pleurait de douleur, ne parvenant pas à retirer sa jambe écrasée sous son cheval tué. Et à Dolchanka, bien avant l'arrivée des bolcheviques, les jours avaient la longueur rude des labours, la dureté des gros troncs sous la scie, le goût du pain chèrement gagné. Du bonheur d'autrefois restaient seuls ces quelques levers de soleil, cette source froide au creux d'une combe par une journée de moisson dans la fournaise de l'été, cette route sous la dernière tempête de neige. Comme à présent. Comme de tout temps…

Ne sachant pas bien s'il fallait se réjouir ou se désoler de la rareté de ce bonheur pourtant constant, Nicolaï se souvenait de la nuit déjà si lointaine, au bord d'une rivière, du sommeil d'Anna près du feu, de la joie unique qui remplissait cet instant. Dans quel temps pouvait-il placer cette nuit? La guerre, la fuite, ce pays au nom et aux frontières provisoires, lui-même, ennemi des Blancs comme des Rouges, cette femme dont il ne connaissait ni le prénom, ni la vie. Elle, à peine sortie de la mort, la nuit semant dans la rivière ses étoiles, le feu, le silence. Tout son bonheur ne tenait qu'à cela.

Il essaya, un jour, d'expliquer cette vie d'avant à son fils. Et crut même trouver les mots qu'il fallait. Il parla du tsar, du vieux comte Dolchanski de la révolution… C'était une journée d'octobre tiède et calme. Les champs étaient déjà vides, la berge sur laquelle ils étaient assis, tapissée de longues herbes jaunies. C'est en voyant dans le ciel ce vol d'oies sauvages que Nikolaï se rendit compte que depuis quelques minutes déjà, l'adolescent n'écoutait plus. Les oiseaux se reflétaient dans le flux lisse de la rivière et Pavel suivait leur reflet qui semblait remonter le courant au milieu des longues feuilles de saule et de quelques barques échouées. Nikolaï se tut et, en regardant dans la même direction que l'enfant, sourit: le glissement clair des ailes sur l'eau était plus beau que le vol lui-même.


Après le fameux printemps des aiguilles confisquées, il y eut deux années de famine, une centaine de morts à Dolchanka, plusieurs arrestations. Le dégoût que Nikolaï avait éprouvé, un jour, devant la machine télégraphique devint si quotidien qu'il ne le remarquait plus. Tout le monde savait que la famine avait été organisée. Mais pour ne pas perdre la raison, pour survivre au milieu de cette folie, il fallait ne pas y penser, il fallait s'attacher à la rectitude et à la bonne profondeur du sillon…

Et puis, même durant ces années-là, il leur arrivait de s'éveiller au milieu d'une belle journée d'octobre avec un vol d'oiseaux au-dessus de la rivière. Ou encore dans ce jour de grands froids: en rentrant, Nikolaï vit Anna près de la fenêtre, une main sur le berceau de leur deuxième enfant, et l'autre tenant un livre. Il s'approcha, s'assit à côté d'elle, tout engourdi de vent glacé, jeta un coup d'œil sur les pages. C'était un livre étranger, Anna ne faisait que regarder les images, des hommes et des femmes dans leurs habits amples à la mode ancienne, des villes inconnues. On trouvait encore dans les maisons du village ces volumes éparpillés de la bibliothèque du comte Dolchanski et, faute de pouvoir les lire, on s'en servait pour attiser le feu ou rouler une cigarette. «Ça, même si tu me demandais, je ne pourrais pas te l'apprendre!» dit-il en riant, le doigt glissant sur les caractères énigmatiques. Anna sourit, mais d'un air un peu lointain comme si elle était en train de chercher un mot oublié… Il y avait un calme infini dans leur isba à cet instant-là. L'enfant dormait, le feu sifflotait doucement dans le poêle, la fenêtre toute recouverte de glace flambait des mille granules écarlates d'un soleil bas. Cette clarté, ce silence étaient suffisants pour vivre. Tout le reste était un mauvais songe. Discours, voix haineuses parlant du bonheur, peur de ne pas être assez dur, de ne pas se montrer assez heureux, assez haineux envers les ennemis, peur, peur, peur… Tandis que la vie n'avait besoin que de ces minutes du couchant d'hiver, dans une pièce protégée par le silence de cette femme penchée au-dessus de l'enfant endormie.

Comme dans un mauvais songe, des changements arrivaient en se bousculant, en se contredisant, en rendant vaine toute envie de comprendre. Par une nuit d'été, dans un fenil, Batoum mourut au milieu d'un incendie parti de son mégot. Sa maîtresse se sauva. Lui, trop ivre, s'embrouilla dans les bottes de foin. Comment pouvait-on comprendre ça? L'homme qui avait poussé à la mort tant de monde avait péri comme un simple poivrot de village en provoquant presque de la pitié. Les kolkhoziens ne comprenaient pas… Carassin se maria au chef-lieu et y resta avec son épouse, une femme à l'énorme poitrine et qui dépassait d'une tête son mari. Cette masse de chair sembla engloutir ce révolutionnaire roux avec son excitation et ses rancunes. On les vit ensemble: il ressemblait à un petit fonctionnaire paisible et portait dans un filet une bouteille de lait et des craquelins… Les habitants de Dolchanka haussaient les épaules. Le camarade Krasny fit une carrière rapide dans j'appareil du Parti. On vit son nom apparaître plusieurs fois dans le journal de la ville, précédé de son nouveau titre – et la dernière fois sans ce titre, mais avec une mention devenue courante: «traître démasqué, caudataire de la bourgeoisie, espion à la solde des impérialistes». Ceux qui l'avaient connu à Dolchanka se demandaient pourquoi il avait fallu plus de dix ans pour le «démasquer». D'ailleurs, il y avait déjà au village toute une génération de jeunes à qui les noms de ces activistes des années vingt ne disaient plus rien en cette année 1936.

En pensant à cette jeunesse, Nikolaï se rendait compte de la solidité du monde nouveau. La révolution se débarrassait peu à peu des révolutionnaires et la vie revenait à sa substance de terre et de pain. Goutov, le forgeron, laissa l'enclume à son fils et fut élu président du kolkhoze. Il était déjà membre du Parti et y avait entraîné Nikolaï, en disant: «Il faut y aller, pays, sinon ils vont nous pêcher un autre Carassin…» Depuis longtemps, le portrait de Staline dans chaque maison était devenu presque invisible dans son évidence, aussi familier que l'était autrefois une icône. Nikolaï croyait beaucoup à la patience des neiges, des pluies, des vents, à la fidélité des champs, à la bienheureuse routine des jours qui allait tout remettre en place. Et quand à Moscou les têtes recommencèrent à tomber, il pensa à cette distance de plaines, de forêts, de neiges qui les éloignait de la capitale. Avec l'espoir d'un homme fatigué qui veut à tout prix se convaincre.


Au printemps, au plus fort des travaux, le président du kolkhoze fut arrêté… Ils passèrent plusieurs nuits sans se coucher, à veiller près de la fenêtre: Nikolaï, Anna, Pavel, qui était rentré de la ville pour une semaine de vacances, et Sacha. Ils ne voulaient surtout pas être surpris pendant leur sommeil et se retrouver dans la voiture noire à peine habillés comme tant de gens interpellés. Personne ne parlait et Nikolaï était content de ne pas avoir réussi à expliquer à son fils la différence entre leur vie et la vie d'autrefois. À présent, le jeune homme pouvait juger par lui-même.

La voiture arriva très tôt le matin. Anna réveilla Nikolaï qui s'était endormi, assis sur une chaise. On l'emmena aussitôt. Il eut le temps, comme dans une rapide gorgée, de retenir ce qu'il laissait: leurs visages, le salut hésitant d'une main, la lumière d'une lampe sur la table…

À la ville, avant même le début de l'interrogatoire, le juge d'instruction déclara que le président du kolkhoze leur avait «tout, absolument tout» dit, que leur complot avait été «démasqué» et que c'était dans son intérêt d'avouer les faits. Les questions défilèrent, mais durant les premières minutes, Nikolaï les entendait comme à travers un mur: la traîtrise de l'ancien forgeron avait atteint en lui quelque corde vitale dont lui-même ignorait la fragilité. Puis il pensa aux tortures qui arrachaient n'importe quelles calomnies, se calma, décida de se défendre jusqu'au bout.

C'est alors qu'en écoutant le juge, il comprit que celui-ci ignorait tout de lui, n'imaginait pas, même à peu près, où se trouvait Dolchanka et de quoi vivaient ses habitants, et ne disposait, en fait, d'aucun dossier. Juste une dizaine de pages qu'il fallait étayer par les réponses du prévenu pour faire de lui, le plus vite possible, un condamné. La nuit, dans la cellule où deux tiers des prisonniers restaient debout par manque de bancs, Nikolaï parla à un vieillard qui lui cédait de temps en temps sa place près du mur sur lequel tout le monde cherchait à s'appuyer. Le vieillard allait retourner au camp pour la deuxième fois, après y avoir déjà passé six ans. C'est lui qui expliqua à Nikolaï que le nombre de condamnés était planifié de la même façon que les tonnes de la récolte. Et comme il fallait toujours dépasser les prévisions du plan… Ils parlèrent jusqu'au matin. Avant d'être amené à l'interrogatoire, Nikolaï apprit que le vieillard était de trois ans son cadet. Un vieillard de trente-neuf ans.

Le juge comptait boucler l'affaire en une heure. Après quelques questions, il annonça la charge principale, celle que les dépositions du président du kolkhoze rendaient incontestable: Nikolaï avait rédigé des libelles que son épouse lisait aux kolkhoziens, menant ainsi une propagande contre-révolutionnaire…

Nikolaï parvint à ne pas trahir son émotion. Calmement, il expliqua pourquoi ce qu'on imputait à sa femme était impossible. Dans le regard du juge, il crut voir passer toutes les versions qui auraient permis de contourner cet argument. On pouvait accuser Anna d'attenter à la vie de Staline, de vouloir incendier le Kremlin ou empoisonner la Volga. Mais on ne pouvait pas l'accuser de parler… «Demain, j'enverrai le médecin pour l'expertise!» lâcha le juge, et il appela le garde.

Le médecin passerait dans leur maison à peine une minute. En prenant congé, il s'excuserait en levant les yeux au ciel et en poussant un soupir. C'est Sacha qui ferait le récit de la scène quand Nikolaï serait libéré.

En rentrant chez lui, après une semaine d'absence, il s'arrêta près de la porte fermée de la forge. Grâce aux nuits passées au milieu des prisonniers serrés les uns contre les autres, il pouvait imaginer ce que devait éprouver un homme qui, comme Goutov, avait passé plusieurs mois dans ces cellules bondées. Il fit un effort pour ne pas imaginer les tortures. Et les nuits après les tortures, avec la bouche remplie de sang et les ongles arrachés. Goutov avait dû vivre cela et, pendant une nuit, à travers le brouillard étouffant de la douleur, il avait inventé cette accusation qui sauverait ceux qu'il dénoncerait: Anna parlait aux kolkhoziens… En reprenant le chemin, Nikolaï remarqua que le long de l'isba de la forge les premières herbes et fleurs poussaient déjà en bottes claires et fraîches. Comme à chaque printemps.


Par une confiante superstition, il se laissa persuader que la vie avait enfin gagné. Et que la mort de Goutov, surtout une telle mort, était un tribut suffisant. Et que lui et Anna en étaient quittes avec cette visiteuse imprévisible. Les livres qu'Anna avait peu à peu accumulés dans leur maison ne parlaient d'ailleurs que de cette justice finale, de ce bonheur mérité au prix d'épreuves et de souffrances.

Quand, moins d'un an après, il se retrouva près du lit où Anna mourait, il crut, un moment, comprendre tout, jusqu'au bout: la vie n'était que cette simple d'esprit qu'il avait rencontrée unjour dans le village voisin. Cette femme assise, les jambes écartées, au croisement des chemins, ces yeux très clairs qui vous perçaient et ne vous voyaient pas, ces lèvres béates qui parlaient de «planter trois sabres sous chaque fenêtre de chaque isba», ces mains qui mélangeaient sans cesse, dans le pli de sa robe, le petit tas d'éclats de verre, de galets, de piécettes usées…

Il se secoua pour ne pas se laisser entraîner vers cette souriante folie. Et vit le geste d'Anna. Elle lui tendait une petite enveloppe grise. Il la prit, devina qu'il ne fallait pas l'ouvrir avant l'heure et, entendant du bruit, alla accueillir le médecin, en croisant à la porte Sacha qui entrait avec une carafe d'eau. Tout se répéta, comme des mois auparavant, mais dans un ordre différent. le médecin, le silence, la proximité de la mort… Comme les petits éclats de verre combinés dans la main aveugle de la simple d'esprit.

… Trois jours avant, Anna revenait du chef-lieu en marchant le long de la rivière, sur le sol qui vibrait, réveillé par la rupture des glaces, par les bruits de la débâcle. Un joyeux vertige mélangeait le soleil, les chocs crissants des glaces, la fraîcheur fauve des eaux libérées. Les gens qu'Anna croisait avaient un regard ébloui, un sourire confus comme si on les avait surpris ivres en plein jour. Quand, à la sortie du village, elle s'approcha du vieux pont de bois, elle crut, une seconde, être ivre elle-même: le pont n'enjambait plus la rivière, mais se cabrait, tourné dans le sens du courant. Il venait d'être arraché car les enfants qui couraient entre ses rambardes ne s'étaient encore aperçus de rien, fascinés par le tournoiement frénétique des glaçons, par les chocs qu'enduraient les piliers. Si elle avait été capable de les appeler, elle les aurait empêchés d'aller au bout du pont. Mais elle avait seulement pu accélérer le pas, puis courir, puis dévaler la pente gelée de la berge. Telles les perles d'un collier rompu, les enfants avaient glissé dans une trouée d'eau noire. Ce sauvetage aurait dû être bruyant, attirer beaucoup de monde… Sur la rive déserte et ensoleillée avaient retenti juste quelques geignements et le fracas de la glace brisée. Pour retirer l'un des enfants, Anna s'était avancée dans l'eau, en plongeant, les mains à la recherche du petit corps qui venait de disparaître. Elle luttait contre chaque seconde de froid, les rejetait d'abord sur la rive, les entraînait vers l'isba la plus proche, les déshabillait, les frottait. Son propre corps était de glace et, une heure après, de feu…


C'est seulement un mois après l'enterrement que Nikolaï retrouva presque par hasard l'enveloppe oubliée. Une belle écriture qu'il ne connaissait pas et qui n'avait rien à voir avec les caractères d'imprimerie qu'il avait appris à Anna. Pourtant c'était bien une lettre de sa femme. Elle disait son vrai nom – le nom de son père, le grand propriétaire terrien dont le domaine côtoyait autrefois les terres de Dol-chanski qui était un parent lointain de leur famille. Elle ne voulait pas emporter ce mensonge avec elle. Elle le remerciait de lui avoir donné la vie, de lui avoir appris la vie… Nikolaï passa plusieurs jours à s'habituer non pas à l'absence d'Anna mais à sa nouvelle présence dans les années qu'ils avaient vécues ensemble et dans les années d'avant. Il lui fallait imaginer Anna, cette jeune fille qui vivait à Saint-Pétersbourg, faisait de longs voyages à l'étranger et que rien ne prédestinait à le rencontrer, à vivre dans une isba de Dolchanka… Sacha lui avait raconté ce que la lettre n'avait pas le temps de dire.


Une nuit, il se réveilla, frappé par l'intensité de ce qu'il venait de rêver. Dans ce rêve régnait la même lumière pâle d'avant l'aube que derrière la fenêtre. Il marchait à travers une forêt si haute que tout en renversant la tête il ne voyait pas les sommets des arbres. Il avançait, guidé par un chant de plus en plus proche et qui rassemblait dans son écho toute la beauté de cette forêt encore embrumée de nuit, toute l'étendue du ciel qui commençait à pâlir, et même la finesse du dessin des feuilles qu'il écartait sur son passage, en s'approchant de celle qui chantait. À la surface du rêve, un doute grésilla: «Elle ne peut pas chanter… Elle est…» Mais il continua à marcher en reconnaissant de mieux en mieux la voix.

Il raconta ce rêve à Sacha qui venait comme autrefois les voir à Dolchanka.


Un an et demi plus tard, par une belle matinée de juin, Nikolaï rentrait de la ville, à cheval. Le soleil n'était pas encore levé et la forêt que longeait la route avait la sonorité d'une nef profonde et vide. Les appels des oiseaux gardaient une résonance discrète, nocturne… Avant de s'engager sur une montée sablonneuse, il tourna, entra dans la forêt, chercha l'endroit connu de lui seul. Mais la clairière d'autrefois, plus de vingt ans après, disparaissait sous tout un bois de trembles… Il allait rejoindre la route quand soudain surgit ce martèlement de sabots. Le bruit croissait si rapidement que ce ne pouvait être qu'un cheval poussé à fond de train. Nikolaï agita légèrement la bride, se rangea derrière un arbre. Un cavalier apparut sur la route. Un militaire courbé vers la crinière de son cheval, uni à lui en une seule flèche noire qui raya les troncs des bouleaux. Son visage était figé dans une grimace qui découvrait ses dents. «Un fou!» se dit Nikolaï en hochant la tête. La poussière tourbillonnait doucement au-dessus des traces laissées par la rafale des sabots…

En traversant le village voisin de Dolchanka, il aperçut la simple d'esprit assise sur une pyramide d'écots de pins. Quelques troncs étaient déjà équarris, des coulées de résine scintillaient sur leur chair rosée, telles des gouttes de miel. La vue de ce bois clair, prêt à se dresser en un mur d'isba, promettait le bonheur. La simple d'esprit dormait, sa bouche restait entrouverte comme si elle voulait annoncer une nouvelle. Sa main, dans le sommeil, continuait à remuer ses trésors de verre répandus sur le tissu élimé de sa robe.

En arrivant à Dolchanka, vers midi, Nikolaï vit une grande foule devant le soviet du village. Les femmes pleuraient, les hommes fronçaient les sourcils, les enfants riaient et recevaient des taloches. Une voix répéta plusieurs fois, mécaniquement: «Hitler, Hitler…» D'autres disaient: «Les Allemands…» La guerre venait de commencer.


Il lui semblait qu'il n'y eût pas de bouleversement dans la suite des jours. Tout simplement, à la ronde habituelle des travaux dans les champs correspondait désormais l'avancée parallèle de la ligne du front. Les noms des villes tombées le laissaient incrédule, il s'agissait déjà des profondeurs de la Russie où la présence des Allemands paraissait une illusion d'optique, une erreur de cartographie. Il se souvenait des films des dernières années: l'ennemi était toujours battu non loin de la frontière. Les chansons qu'il lui arrivait de siffloter promettaient: «Nous allons recevoir l'ennemi à la stalinienne!» Vitebsk, Tcher-nigov, Smolensk…

Un jour, même cette topographie bizarre disparut. Les villes se déplacèrent comme sur une carte froissée. Des soldats en déroute couraient à travers Dolchanka: les Allemands avaient encerclé plusieurs divisions. Le village, contourné, se retrouva sur cet étrange territoire à l'intérieur de l'armée ennemie. Le cercle se resserra, chassant les habitants vers la forêt, puis au-delà de 1a rivière toute perforée de balles, sur un champ de blé calciné, enfin dans la rue du chef-lieu où l'on se battait encore. Les gens trébuchaient sur cette carte qui se déchirait sous leurs pieds, plissée par les chenilles des chars, creusée d'explosions. Avec un fusil, ramassé près d'un soldat tué, Nikolaï se cachait derrière une clôture, observant la progression des Allemands. Ils semblaient ne pas remarquer les secousses de la carte, avançaient calmement, en exécutant des gestes précis et économes: une rafale, une maison incendiée au lance-flammes, un char qui nettoyait la rue devant eux.

Il quitta son refuge, la fumée de l'incendie brûlait les yeux. Quelques civils traversèrent la rue en courant, d'un air déterminé. Ils devaient connaître l'issue de la ville encerclée. Il les suivit jusqu'aux longs convois du chemin de fer, près de la gare. Un à un, ils plongeaient sous un wagon, puis sous un autre… Quand Nikolaï se releva après le dernier convoi, il eut le temps de voir ces soldats allemands installés en bas du remblai, à l'endroit exact de l'issue. Il ne sentit pas la douleur, mais eut le temps de penser à son fils déjà mobilisé: «Il faut dire à Pavel que ces gens sont des machines… » Les soldats tiraient, remplaçaient les chargeurs, tiraient. Si les fugitifs avaient continué à surgir de dessous le convoi, ces neuf soldats auraient passé leur vie à les tuer.

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