Chapitre treize

… pour un jeune homme débutant dans la vie, rien n’est plus enrichissant que d’aller séjourner à la campagne sous une identité d’emprunt…

P.G. Wodehouse


Un autre visiteur – Variations sur un thème imposé – Les oiseaux – De l’importance des majordomes – Un breakfast à l’ancienne – La potiche de l’évêque – Un détail sans importance – Le mystère du nom de la bonne résolu – Briefing – Le mystère de l’origine des ventes de charité également résolu – Mon séjour aux États-Unis – Artisanat victorien – Mon canotier – Monsieur C – Surprise

Verity ne fut pas mon dernier visiteur. Une demi-heure après son départ on gratta à la porte, si légèrement que je n’aurais rien entendu si je m’étais entre-temps assoupi.

Mais je ne dormais pas. En me rappelant la mission que m’avait confiée Lady Schrapnell et en m’annonçant de nouveaux décalages, Verity m’avait rendu insomniaque.

En outre, et en dépit de ses courtes pattes, Cyril avait réussi à s’étendre sur la totalité du matelas, ne laissant à ma disposition qu’une étroite corniche d’où je basculais sans cesse. Après avoir calé mes pieds contre le montant du lit et agrippé les couvertures à deux mains, je pensai à Lord Lucan et au chat de Schrödinger.

Dans l’expérience imaginée par ce physicien génial mais un peu sadique, un chat était enfermé dans une boîte contenant une machine infernale composée d’un flacon de cyanure, d’un marteau relié à un compteur Geiger et d’un peu d’uranium. Il suffisait que l’uranium émette un électron pour que le marteau soit libéré et brise le flacon. Il va de soi que le chat n’aurait pu y survivre.

Et comme il était impossible de savoir si l’uranium avait ou non émis un électron, Schrödinger en concluait que cet animal n’était ni mort ni vivant. Les deux possibilités coexistaient en tant que probabilités parallèles qui ne s’effondreraient en une réalité unique qu’à l’ouverture de la boîte.

Et plus ce malheureux chat y séjournait, plus les risques que l’uranium libère un électron augmentaient, et donc qu’il eût cessé de vivre lorsque quelqu’un déciderait enfin de mettre un terme à cet insoutenable suspense.

La première ligne de défense du continuum avait été inefficace. Que Tossie rencontre Terence, que je rencontre Terence, que nous rencontrions le professeur Peddick et que ce dernier rencontre le colonel le démontraient. Et après les coïncidences apparaissaient les anomalies.

Mais Terence n’avait joué aucun rôle de premier plan. Dans le cas contraire, son nom aurait figuré dans des registres officiels. Et la gare d’Oxford était à trente miles et quatre jours de Muchings End alors que T.J. avait parlé de voisinage immédiat.

Un détail avait cependant échappé à Verity, sans doute en raison de son déphasage. C’était à Muchings End que Mme Mering avait décidé d’aller consulter Mme Iritosky. Et c’était à cause de cela que Tossie avait fait la connaissance de Terence, que ce jeune homme avait vu son tuteur et que ce dernier lui avait demandé de passer prendre deux reliques à la gare, ce lieu où nous avions lié conversation. D’ailleurs, T.J. n’avait pas précisé quelle était la définition d’un voisinage immédiat. Peut-être plusieurs années et des centaines de kilomètres.

Allongé dans le noir, je laissais mes pensées tourner en rond tel Harris dans le labyrinthe de Hampton Court. Il était désormais établi que Baine n’avait pas eu l’intention de noyer la Princesse Arjumand, mais si cette chatte n’était pas destinée à mourir pourquoi la porte s’était-elle ouverte quand ma collègue l’avait emportée dans le futur ? Et dans le cas contraire je n’aurais pas dû pouvoir la ramener à cette époque.

Et pour quelle raison étais-je arrivé à Oxford ? Pour empêcher Terence de rencontrer Maud ? Je ne voyais pas en quoi mon intervention contribuait à redresser la situation. Pour éloigner le chat de Muchings End ? À Folly Bridge, j’avais subi l’assaut de Cyril et lâché le panier qui aurait roulé dans le fleuve si Terence ne l’avait rattrapé in extremis. Je l’avais moi aussi sauvée de justesse en retenant le sac de voyage qui basculait. N’avions-nous pas empêché le continuum de se reconstituer ?

Si Verity n’avait pas été là, Baine aurait sans doute plongé tout habillé pour secourir la Princesse Arjumand. Et même si les courants l’avaient emportée malgré tout, cela n’expliquait pas tous ces mystères…

Telles étaient mes cogitations lorsqu’on gratta encore à la porte. Pensant que Verity venait m’apporter quelques précisions sur les méthodes d’investigation d’Hercule Poirot, j’allai entrebâiller le battant.

Personne. J’ouvris la porte en grand et scrutai le couloir d’un côté et de l’autre, n’y voyant que les ténèbres. Sans doute était-ce un des esprits de Mme Mering.

— Mi-août, m’annonça une petite voix.

Je baissai les yeux et vis briller ceux gris-vert de la Princesse Arjumand qui passa devant moi, la queue dressée.

Puis elle sauta sur le lit et s’allongea au milieu de mon oreiller.

Ce qui ne me laissait plus aucune place. Par ailleurs, les ronflements de Cyril s’étaient amplifiés au fil des heures et je commençais à craindre qu’ils ne réveillent les morts. Ou Mme Mering. Ou les deux.

Il s’adonnait à des variations sur un thème : un grondement bas évocateur d’un roulement de tonnerre suivi d’un ronflement, d’un étrange souffle qui faisait tressauter ses bajoues, d’un reniflement et d’un sifflement.

Ce qui n’incommodait nullement la chatte qui s’était réinstallée sur ma pomme d’Adam pour ronronner (sans variations) au ras de mon oreille. Avec un apport en oxygène fortement réduit, je m’endormis pour m’éveiller et gratter des allumettes afin de lire l’heure sur ma montre de gousset à II, III et IV moins un quart.

Je replongeai dans les bras de Morphée à la demie de V pour en être tiré par les gazouillis des oiseaux qui saluaient le lever du soleil. On m’avait toujours incité à croire ces sons mélodieux, mais ils me rappelaient les raids des nazis. Je me demandai si les Mering avaient pensé à faire aménager un abri antiaérien.

Je cherchai à tâtons la boîte d’allumettes, avant de comprendre que je n’en avais désormais plus besoin. Je me levai et enfilai mes vêtements et mes chaussures, puis tentai de réveiller Cyril.

— Viens, mon garçon, il faut rentrer à l’écurie.

D’une brusque secousse, j’interrompis un sifflement.

— Tu ne voudrais pas que Mme Mering te trouve ici, pas vrai ? Allez. Debout.

Il entrouvrit un œil chassieux, le referma et se remit à ronfler.

— Pas de ça ! Ça ne prend pas. Je sais que tu joues la comédie. Viens. Tu vas nous faire mettre à la porte.

J’exerçai une forte traction sur son collier, ce qui eut pour effet de décoller ses paupières. Il se redressa en titubant, et je crus me voir dans un miroir. Il avait les yeux injectés de sang et oscillait tel un ivrogne après une nuit de beuverie.

— Brave garçon, l’encourageai-je. C’est ça. Descend du lit. On y va.

La Princesse Arjumand choisit cet instant pour bâiller, s’étirer lascivement et se pelotonner plus douillettement encore dans un nid de draps. Le message n’aurait pu être plus explicite.

— Tu ne me facilites pas la tâche, lui reprochai-je. Oui, Cyril, je sais que c’est injuste. Mais c’est la vie. Moi, par exemple… Je devrais être en vacances. Me reposer. Dormir.

Cyril dut croire que je lui avais donné un ordre, car il s’affaissa sur les oreillers.

— Non. Debout. Tout de suite. Je ne plaisante pas. Ici. Au pied.

Nul ne devrait être autorisé à dire qu’il a connu les vicissitudes de l’existence s’il n’a pas porté un chien de soixante livres dans un escalier victorien à V et demi du matin. À l’extérieur, l’aube rosissait la campagne, l’herbe brillait de rosée et les fleurs ouvraient leurs douces corolles aux caresses du jour naissant… autant de choses qui m’indiquaient que je souffrais toujours de déphasage et que lorsque je retrouverais Verity pour le breakfast je serais encore sous son charme, en dépit de son ignoble trahison.

Mais les oiseaux de la Luftwaffe étaient repartis faire le plein de carburant et tout était redevenu silencieux. Je jouissais du calme propre aux manoirs victoriens et aux promenades en canot sur la Tamise, de la sérénité d’un monde qui ne connaissait pas encore les avions, les embouteillages, les bombes incendiaires et autres. Il n’y avait ici que les bruissements paradisiaques d’un jardin d’Éden qui serait sous peu inaccessible aux hommes.

Je regrettais de ne pas pouvoir l’apprécier, car Cyril pesait désormais une tonne. Il libéra des gémissements pathétiques et assourdissants sitôt que je le posai, puis je manquai de trébucher sur le palefrenier qui dormait à même le sol de l’écurie et d’entrer en collision avec Baine lorsque je fus revenu dans le couloir.

Il distribuait des paires de chaussures, et je ne pus m’empêcher de me demander quand il s’accordait du repos.

— N’avais pas sommeil, déclarai-je en escamotant les sujets à la façon du colonel Mering, tant ma nervosité était grande. Descendu chercher de la lecture.

— Oui, monsieur.

Il tenait les bottines blanches de Tossie, ce qui me permit de constater qu’elles avaient, elles aussi, des jabots.

— J’ai trouvé la lecture de La Révolution industrielle de M. Toynbee très reposante. Voulez-vous que j’aille vous chercher cet ouvrage ?

— Non, merci. Je me sens en pleine forme pour dormir, à présent.

Ce qui était un mensonge éhonté. J’avais bien trop de soucis pour pouvoir fermer l’œil. Je me demandais comment m’y prendre pour mettre mon col et faire mon nœud de cravate, ce que le Voyage Temporel avait pu découvrir sur les conséquences de l’absence de la Princesse Arjumand et ce que je dirais à Lady Schrapnell.

D’ailleurs, me recoucher eût été inutile. Le jour se levait. Dans quelques minutes, le soleil se déverserait à travers les rideaux et les oiseaux de la Luftwaffe lanceraient un nouveau raid. En outre, je n’osais m’endormir de peur d’être étouffé par la chatte.

Elle avait profité de mon départ pour s’approprier les deux oreillers. Je tentai de la pousser, ce qui l’incita à s’étirer et cingler mon visage avec sa queue.

J’endurai cette flagellation tout en réfléchissant au problème posé par la potiche de l’évêque.

Non seulement j’ignorais où elle était, mais je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle avait pu devenir. Exposée dans l’église pendant quatre-vingts ans, elle avait dû s’y trouver lors du raid. L’ordre du jour découvert dans les décombres confirmait qu’elle y était quatre jours avant le bombardement et je l’avais vue de mes propres yeux la veille, le neuf, après les prières pour la RAF et la vente de petits-fours destinée à financer l’achat de masques à gaz.

Quelqu’un avait pu décider de l’emporter à la dernière minute, mais c’était improbable. Ni les fonts baptismaux de Purbeck ni l’orgue sur lequel Handel avait joué n’avaient été envoyés à la campagne, alors qu’il eût été logique de les mettre à l’abri.

En outre, la potiche était indestructible. En s’effondrant, le toit n’aurait pu éborgner un seul de ses chérubins. J’aurais dû la trouver dans les cendres, dépassant fièrement des gravats, intacte…

À mon éveil suivant, il faisait jour et Baine me surplombait, une tasse de thé à la main.

— Bonjour, monsieur. J’ai pris la liberté de rapporter la Princesse Arjumand dans la chambre de sa maîtresse.

— Excellente initiative, le félicitai-je en remarquant que je pouvais respirer.

— Si elle ne l’avait pas vue en s’éveillant, Mlle Mering aurait eu un choc. Même si je suis bien placé pour comprendre l’attachement que vous porte cette chatte.

Je m’assis.

— Est-il tard ?

— Il est huit heures, monsieur. Je n’ai malheureusement pu récupérer qu’une infime partie de vos bagages.

Il me montra le costume étriqué fourni par Finch.

— Je crains qu’il n’ait souffert de cette immersion prolongée et j’ai fait envoyer des effets de remplacement…

Je manquai renverser mon thé.

— De remplacement ? Où vous êtes-vous adressé ?

— Swan & Edgar, cela va de soi. Vous pourrez en attendant porter votre tenue de canotage.

Il ne s’était pas contenté de la repasser. La chemise était lavée et empesée et le pantalon de flanelle était comme neuf. Je n’avais plus qu’à déterminer le processus à suivre pour me vêtir. Je bus mon thé en essayant de me rappeler à quoi avait ressemblé le nœud de cravate.

— Le breakfast est à neuf heures, monsieur.

Il prit un broc et versa de l’eau chaude dans la cuvette, avant d’ouvrir la boîte à rasoirs et en sortir un.

Je me souvins alors que je ne tarderais guère à me trancher la gorge et qu’il était sans objet de me soucier du reste.

— Mme Mering souhaite que tous soient ponctuels, car nous aurons fort à faire pour préparer la fête paroissiale. La vente de charité, tout particulièrement.

La vente de charité ! J’avais presque réussi à l’oublier. J’étais donc condamné à assister à des kermesses à toutes les époques.

— Quand aura-t-elle lieu ?

J’entretenais l’espoir qu’il me répondrait : « dans un mois ».

— Après-demain, monsieur.

Il drapa une serviette sur son bras.

Peut-être serions-nous repartis. Le professeur Peddick devait être impatient de voir la prairie de Runnymede et de pêcher dans ses eaux poissonneuses.

Terence en serait dépité mais n’aurait pas son mot à dire. L’antipathie qu’il inspirait à Mme Mering était évidente, et elle l’aimerait encore moins lorsqu’elle découvrirait qu’il avait des visées sur sa fille. Et qu’il était désargenté.

Peut-être prétexterait-elle les préparatifs de la vente de charité pour nous mettre à la porte sitôt après le breakfast. L’incongruité se corrigerait d’elle-même et je pourrais dormir sur la Tamise pendant que Terence plumerait et attraperait des crabes. Si je ne m’étais pas égorgé entre-temps, bien entendu.

— Voulez-vous que je vous rase, monsieur ?

— Oui, m’empressai-je d’accepter en sautant du lit.

Je n’aurais pas dû non plus m’inquiéter pour ma tenue vestimentaire. Il se chargea d’accrocher mes bretelles et mon col, et de faire mon nœud de cravate. Sans doute eût-il également lacé mes chaussures, si je n’avais su comment procéder. J’ignorais s’il agissait ainsi par gratitude ou parce que c’étaient les usages de l’époque. Je décidai de m’en informer auprès de Verity.

— Où sont les autres, Baine ?

— Dans la salle à breakfast, monsieur. Première porte à gauche.

Je descendis l’escalier en sautillant, tout guilleret. La perspective de reconstituer mes forces avec du bacon, des œufs et de la marmelade d’orange avait de quoi me ragaillardir. C’était en outre une journée magnifique. Le soleil faisait briller la rampe et les portraits. Même l’ancêtre de Lady Schrapnell avait un air presque joyeux.

J’ouvris la première porte à gauche. Baine avait dû se tromper. C’était la salle à manger, en grande partie occupée par une table en acajou massif et un buffet encore plus impressionnant encombré de plats couverts.

Il y avait sur la table des tasses, des soucoupes et de l’argenterie, mais aucune assiette. Il n’y avait en outre personne dans la pièce. Je ressortis, et manquai entrer en collision avec Verity.

— Bonjour, monsieur Henry. J’espère que vous avez bien dormi.

Elle portait une robe vert pâle, un corsage plissé et un ruban vert noué autour de sa magnifique chevelure remontée en chignon. Il était évident qu’il me faudrait encore de nombreuses heures de sommeil pour me débarrasser des effets du déphasage. En dépit des cernes qui soulignaient ses yeux brun-vert, elle était toujours la plus belle femme qu’il m’avait été donné de voir.

Elle gagna le buffet et préleva une assiette à fleurs sur une pile.

— Nous devons nous servir, monsieur Henry. Les autres ne vont pas tarder.

Elle se pencha vers moi pour me murmurer :

— Je regrette sincèrement d’avoir déclaré à Lady Schrapnell que vous saviez où était la potiche de l’évêque. Je n’étais pas dans mon état normal, mais ce n’est pas une excuse. Je tenais à vous dire que je ferai tout mon possible pour vous aider à la trouver. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— Le samedi 9 novembre 1940, après les prières pour la RAF et la vente de petits-fours.

— Et nul ne l’a revue ensuite ?

— Personne n’a pu y retourner avant le raid. À cause de l’accentuation des décalages.

Jane entra avec un pot de marmelade. Elle le posa sur la table, nous fit une courbette et sortit. Verity alla vers un plat au couvercle surmonté d’un poisson, qu’elle souleva.

— Et elle n’était pas dans les décombres ?

— Non. Seigneur, qu’est-ce donc ?

Je fixais un lit de riz jaune décoré de lamelles blanchâtres.

— Du kedgeree. Riz au curry et poisson fumé.

Elle en vida une petite cuillerée dans son assiette.

— Pour le breakfast ?

— C’est une spécialité indienne. Le colonel en raffole.

Elle recouvrit le plat.

— Et aucun contemporain ne l’a vue entre le neuf et le raid aérien ?

— Il est fait référence à la potiche dans l’ordre du jour de l’office du dimanche et on peut en conclure qu’elle était là le dix.

Elle approcha d’un autre plat. Il était surmonté d’un cerf aux grands andouillers, et je me demandai si ce n’était pas une indication de son contenu. Mais le loup qui hurlait à la lune sur le couvercle suivant m’en fit douter.

— Quand vous l’avez vue, le neuf, rien n’a attiré votre attention ?

— Vous ignorez à quoi elle ressemble, je présume ?

— Ce que je veux dire, c’est… L’avait-on déplacée ? Était-elle endommagée ? N’avez-vous vu personne s’y intéresser ?

— Seriez-vous déphasée ?

— Certainement pas ! La potiche de l’évêque n’a pu s’évaporer dans les airs. Donc, quelqu’un a dû l’emporter et il faut chercher des indices sur son identité. Nul ne s’est attardé à proximité ?

— Non.

— Selon Hercule Poirot, il y a toujours un détail qu’on omet, qu’on juge sans importance.

Elle souleva le cerf aux abois.

Il dissimulait des choses brunes à l’odeur âcre.

— Et ça ?

— Rognons à la diable. Cuits à l’étouffée dans du chutney et de la moutarde. Dans les affaires que résout Hercule Poirot, la clé du mystère se cache dans un fait qu’on croit secondaire.

Elle prit un taureau par les cornes.

— C’est du lagopède froid.

— Où sont les œufs et le bacon ?

Elle secoua la tête.

— Ils sont réservés aux classes inférieures.

Elle piqua sa fourchette dans un poisson laqué.

— Du hareng ?

Je me rabattis sur le porridge.

Verity emporta son assiette, s’assit à l’extrémité de la grande table et me fit signe de m’installer en face d’elle.

— Et quand vous êtes retourné là-bas après le raid ? Vous n’en avez trouvé aucune trace ?

J’ouvris la bouche pour répondre que la cathédrale avait été totalement détruite et me ravisai.

— Si, son support en fer forgé et une tige de fleur calcinée.

— Les fleurs prévues pour cette messe ?

J’allais déclarer qu’il aurait été impossible de le déterminer quand Jane revint et fit une révérence.

— Du thé, mademoiselle ?

— Oui, merci, Colleen, répondit Verity.

La bonne repartit.

— Pourquoi l’avez-vous appelée Colleen ?

— Parce que c’est son nom. Mais Mme Mering estime que ça fait trop irlandais. La mode est aux Anglais, pour les gens de maison.

— Elle l’a donc rebaptisée ?

— C’est une pratique courante. Toutes les domestiques de Mme Chattisbourne sont des Gladys, ce qui lui évite d’avoir à se rappeler qui est qui. On ne vous en a pas informé ?

— Je n’ai reçu aucune préparation. Une bande subliminale de deux heures, sans injection, alors que j’étais trop déphasé pour prêter attention à quoi que ce soit. Un cours sur le statut inférieur des femmes et les fourchettes à poisson.

Ce qui parut l’atterrer.

— Le respect des convenances a énormément d’importance, à cette époque, et tout manquement à l’étiquette est pris très au sérieux.

Elle me dévisagea, intriguée.

— Comment vous en êtes-vous tiré, jusqu’à présent ?

— J’ai passé ces deux jours sur la Tamise en compagnie d’un professeur qui cite Hérodote, d’un jeune homme transi d’amour qui cite Tennyson et d’un bouledogue et d’un chat qui ne citent personne. J’ai improvisé.

— Ça ne marchera pas, ici. Il faut vous mettre au parfum. Écoutez-moi bien, voici un résumé. La forme prime sur le fond. On garde ses opinions pour soi. Euphémismes et politesse sont à l’ordre du jour. Pas de contacts physiques entre les sexes opposés, même si un homme peut prendre le bras d’une femme ou l’aider à monter dans un train. Les célibataires ne doivent pas rester en tête-à-tête sans chaperon.

J’allais faire remarquer que c’était pourtant notre cas quand Jane vint combler cet oubli. Elle posa deux tasses de thé devant nous et repartit.

— On appelle les domestiques par leur prénom, sauf pour le majordome qui est M. Baine, ou Baine tout court. On dit « madame » aux cuisinières, même si elles ne sont pas mariées. Donc, ne demandez pas à Mme Posey des nouvelles de son mari. Il y a ici une bonne, Colleen alias Jane ; une laveuse de vaisselle ; une cuisinière ; un valet de pied ; un valet de chambre ; un maître d’hôtel et un jardinier. Ils avaient deux femmes de chambre et un cireur, mais la duchesse de Landry les leur a chipés.

— Chipés ? fis-je en tendant la main vers le sucre.

— Pas de sucre sur le porridge. Dans le cas contraire, vous auriez dû sonner un serviteur pour qu’il vous le passe. Se prendre leurs gens de maison est leur passe-temps favori. Mme Mering a enlevé Baine à Mme Chattisbourne et essaie actuellement de lui subtiliser son cireur. Non, pas de lait non plus. On ne jure pas devant les dames.

— Pas même des « balivernes » ou des « pouah » ?

— Pouah, monsieur Henry ? répéta Mme Mering en entrant. Que dénigrez-vous ? Pas notre fête paroissiale, j’espère ? Ses bénéfices iront alimenter le fonds de restauration de notre église. Elle en a tant besoin ! Pensez que ses fonts baptismaux datent de 1262. Et je passerai sous silence les vitraux qui remontent à l’époque médiévale ! Complètement démodés ! Si cette kermesse est une réussite, nous pourrons les remplacer.

Elle emplit son assiette de hareng fumé, de venaison et de loup, s’assit et étala sa serviette sur ses genoux.

— Nous devons ce projet à notre vicaire, M. Arbitage. Avant son arrivée, le pasteur refusait d’entendre parler des moindres travaux. Je crains qu’il ne soit rétrograde. Il refuse même d’admettre qu’on peut communiquer avec les morts.

Un homme plein de sagesse, me dis-je.

— Alors que M. Arbitage croit fermement au spiritisme. Et vous, pensez-vous qu’il est possible de joindre nos chers disparus, monsieur Henry ?

Verity jugea opportun d’intervenir.

— M. Henry m’interrogeait sur notre fête paroissiale, et j’allais lui parler de votre idée novatrice…

— Oh ? Avez-vous déjà assisté à une kermesse, monsieur Henry ?

— Quelques-unes.

— Eh bien, vous savez que les gens préparent des babioles, de la gelée et des ouvrages d’aiguille. Ce qui m’est venu à l’esprit, c’est que nous pourrions donner des objets dont nous n’avons plus l’usage. Des assiettes dépareillées, des bibelots, des livres !

Je fixais avec horreur celle à qui nous devrions ces interminables brocantes auxquelles je serais condamné à assister pendant des siècles et des siècles.

— Vous seriez surpris par les trésors qu’on entasse dans les greniers et débarras, monsieur Henry. J’ai trouvé ici même un plat à céleri ravissant ainsi qu’un pot à thé absolument magnifique. Baine, avez-vous fait disparaître ses bosses ?

— Oui, madame, répondit le majordome en lui servant du café.

— En prendrez-vous, monsieur Henry ?

Je m’étonnais de son affabilité avant de l’attribuer aux règles de politesse citées par Verity.

Tossie entra. Elle avait dans les bras la Princesse Arjumand qu’étranglait un gros nœud rose et cherchait Terence du regard.

— Bonjour, mère.

— Bonjour, Tocelyn. As-tu bien dormi ?

— Oh, bien sûr, mère. Je dors à poings fermés, à présent que ma chère, très chère Juju est rentrée à la maison.

Elle frotta son nez contre la truffe du chat.

— La Juju a n’avait fait dodo contre sa Toto toute la nuit. Pas vrai, mon titi d’amour ?

— Tossie ! lança sèchement Mme Mering.

Tossie, désormais penaude, avait dû commettre un manquement à l’étiquette dont la nature m’échappait. Je décidai de réclamer des éclaircissements à Verity.

Le colonel et le professeur arrivèrent à leur tour, en commentant avec animation la bataille de Trafalgar.

— Infériorité numérique, vingt-sept contre trente-trois, disait le colonel.

— Certes, et sans Nelson ils auraient subi une cuisante défaite. Ce sont les personnages qui écrivent l’histoire, pas des forces aveugles !

Tossie alla déposer un baiser sur la joue du colonel.

— Bonjour, père.

— Bonjour, ma fille.

Il foudroya du regard la Princesse Arjumand.

— Sa place n’est pas ici.

— Mais elle vient de vivre une épouvantable épreuve, plaida Tossie en emportant le chat vers le buffet. Regarde, Princesse, du hareng !

Elle en plaça un dans une assiette qu’elle posa sur le sol, avec le chat, avant de lancer un sourire de défi à Baine.

— Bonjour, Mesiel, dit Mme Mering à son époux. Avez-vous bien dormi ?

Il lorgna sous le loup.

— Acceptable. Et vous, Malvinia ?

C’était apparemment la question qu’elle attendait.

— Non. Il y a des esprits, dans cette maison. Je les ai entendus.

J’aurais dû me douter que les murs des manoirs victoriens étaient moins épais que ne l’affirmait Verity.

— Ô, mère ! Quels bruits font-ils ?

Le regard de Mme Mering alla se perdre dans l’Au-Delà.

— C’était un son étrange, surnaturel, que nul être vivant n’aurait pu produire. Une sorte de sanglot étouffé, une sorte d’inspiration alors que les morts ne peuvent respirer, puis…

Elle chercha ses mots.

— … un petit cri suivi d’un hoquet de souffrance, comme une âme en peine. C’était affreux, terrifiant.

Je n’aurais pu la contredire.

— J’avais l’impression qu’il tentait de communiquer avec moi et ne le pouvait pas. Oh, si seulement Mme Iritosky était ici ! Je sais qu’elle le ferait parler. Je compte lui écrire pour lui demander de venir, mais je crains d’essuyer un refus. Elle déclare toujours qu’elle ne peut officier que chez elle.

Avec ses trappes, ses fils de fer et ses passages secrets à portée de la main, pensai-je. J’aurais dû m’en féliciter. Au moins ne pourrait-elle pas révéler que cet esprit était en fait un bouledogue.

— Si elle entendait ces plaintes déchirantes, elle accepterait sur-le-champ. Baine, M. St. Trewes est-il descendu ?

— Il devrait arriver d’un instant à l’autre, madame. Il promène son chien.

Il serait en retard, à cause de Cyril, mais Mme Mering paraissait moins irritée que je ne m’y serais attendu.

Terence entra à cet instant, sans son chien.

— Hello ! Veuillez m’excuser.

Mme Mering lui adressa un large sourire.

— Je vous en prie. Asseyez-vous, monsieur St. Trewes. Thé ou café ?

— Café, décida Terence qui souriait quant à lui à Tossie.

— Baine, servez M. St. Trewes. Ah, nous sommes si heureux de bénéficier de votre compagnie ! J’espère que vous et vos charmants amis resterez pour notre fête paroissiale. Nous aurons un jeu de massacre et une diseuse de bonne aventure, et Tocelyn préparera des cakes pour la tombola. C’est une cuisinière hors pair. Elle excelle d’ailleurs dans tous les domaines. Elle joue divinement du piano et parle tant l’allemand que le français. N’est-ce pas, ma chérie ?

— Ja, mère.

J’interrogeai du regard Verity, qui haussa les épaules.

— Professeur Peddick, je suis certaine que vos élèves pourront se passer de vous quelques jours. Et, monsieur Henry, nous comptons sur vous pour la chasse au trésor.

— M. Henry m’a appris qu’il a vécu aux États-Unis, intervint Verity.

Et je me tournai vers elle, sidéré.

— Vraiment ? fit Terence. Vous ne m’en aviez rien dit.

— C’est… à cause de ma maladie. J’ai été envoyé là-bas pour… pour suivre un traitement.

— Avez-vous vu des Peaux-Rouges ? voulut savoir Tossie.

— J’étais à Boston, balbutiai-je en maudissant Verity.

— Boston ! s’écria Mme Mering. Alors, vous connaissez les sœurs Fox ?

— Les sœurs Fox ?

— Margaret et Kate, les fondatrices du spiritisme. Ces pionnières qui ont capté les premiers messages de l’Au-Delà.

— Je crains de ne pas avoir eu ce plaisir.

Mais elle m’avait déjà oublié.

— Les broderies de Tocelyn sont magnifiques, monsieur St. Trewes. Il faut absolument que je vous fasse voir les taies d’oreiller qu’elle a préparées pour la vente de charité.

— Je suis convaincu que leur acquéreur fera de doux rêves, déclara Terence. Un songe de bonheur parfait, bien trop beau pour durer…

Le colonel et le professeur, toujours à Trafalgar avec Nelson, repoussèrent leurs chaises et se levèrent en marmonnant :

— S’cusez-nous.

— Où allez-vous, Mesiel ? demanda Mme Mering.

— Au bassin, montrer mon ryunkin nacré au professeur.

— En ce cas, mettez votre pardessus, et votre écharpe de laine.

Elle se tourna vers moi.

— Mon époux a les bronches fragiles.

Comme Cyril, pensai-je.

— Baine, apportez le manteau du colonel.

Mais ils avaient déjà disparu et elle reporta son attention sur Terence.

— D’où venez-vous, monsieur St. Trewes ?

— Du Kent, ce comté que je croyais le plus beau de toute l’Angleterre avant de découvrir le vôtre.

Verity plia sa serviette.

— M’excuserez-vous, tante Malvinia ? Je dois terminer mes boîtes à gants.

— Allez, allez, mon enfant. Depuis quand votre famille vit-elle dans le Kent, monsieur St. Trewes ?

En passant près de moi, Verity fit tomber un billet sur mes genoux.

— Depuis 1066. Nous avons naturellement rénové notre demeure, qui est désormais de style principalement géorgien. Il faut venir nous rendre visite.

Je dépliai le mot sous la table et lus : « Retrouvez-moi dans la bibliothèque. »

— Nous en serions ravis. N’est-ce pas, Tocelyn ?

— Ja, mère.

J’attendis une opportunité et la saisis.

— M’excuserez-vous, madame Mering ?

— Certainement pas, monsieur Henry. Vous n’avez rien mangé ! Vous devez prendre de la tourte d’anguilles de Mme Posey. Je suis certaine que vous n’avez jamais rien goûté de pareil.

C’était la stricte vérité, et cela s’appliquait également au kedgeree qu’elle intima à Baine de me servir. Ce qu’il fit en utilisant une sorte de pelle. Une louche à kedgeree, sans doute.

Après avoir péniblement dégluti quelques bouchées, je fus autorisé à leur fausser compagnie et je partis à la recherche de Verity. J’ignorais toutefois où se situait la bibliothèque et regrettais de ne pas disposer d’un plan du manoir comme dans un roman policier.

Je poussai diverses portes et la vis finalement dans une pièce aux parois tapissées de livres.

— Qu’avez-vous fait ? me demanda-t-elle.

Elle était assise à une table encombrée de coquillages et de pots de glu.

— J’ai mangé des choses innommables et répondu évasivement à leurs questions sur l’Amérique. Pourquoi leur avez-vous dit que j’y avais vécu ? Je ne sais rien sur les États-Unis.

— Eux non plus. Je devais trouver une solution. Vous risquez de les choquer, et comme ils assimilent les Américains à des barbares ils mettront vos impairs sur le compte de votre séjour dans cette contrée de sauvages.

— Merci beaucoup.

— Asseyez-vous, il faut établir une stratégie.

Je regardai la clé de la porte.

— Dois-je nous enfermer ?

— C’est inutile. Seul Baine vient ici. Mme Mering réprouve ce passe-temps malsain qu’est la lecture.

Je désignai les rangées de reliures brunes et écarlates.

— Alors, que font ici tous ces livres ?

— C’est un lot, expliqua-t-elle en étalant de la glu sur une clovisse rosâtre.

— Un lot ?

— Les Mering ont acheté la bibliothèque de Lord Dunsany. Baine était à son service, avant de passer chez les Chattisbourne… Les voisins à qui Mme Mering l’a subtilisé. Ce sont d’ailleurs ces ouvrages qui l’ont incité à changer de maîtres. Mais asseyez-vous et aidez-moi si quelqu’un entre.

Elle me montra une boîte terminée. Divers coquillages y dessinaient un cœur.

— C’est hideux !

— Tout est atroce, à cette époque. Remerciez le Ciel d’avoir échappé aux couronnes capillaires.

— Aux quoi ?

— Des fleurs faites avec les cheveux de personnes décédées. On dispose la nacre sur le pourtour, puis une rangée de porcelaines.

Elle me fit une démonstration et poussa un pot de glu dans ma direction.

— Baine m’a appris les raisons du changement d’attitude de Mme Mering envers Terence. Elle a consulté le DeBrett et découvert qu’il est fortuné et neveu d’un pair.

— Fortuné ? Il n’avait même pas de quoi régler la location du canot.

Elle examina une palourde, qu’elle rejeta.

— Les aristocrates sont toujours criblés de dettes. Cinq mille livres de rente, un domaine dans le Kent et au deuxième rang pour la pairie. Voilà pourquoi l’éloigner de Tossie devient une priorité. Et ce sera plus difficile, à présent que Mme Mering voit leur union d’un bon œil. Ce matin, Tossie ira récolter des objets pour la vente de charité et vous l’accompagnerez. Au moins seront-ils séparés une demi-journée.

— Et Terence ?

— Je compte l’envoyer chercher des lanternes vénitiennes à Streatley. Pendant que vous serez seul avec Tossie, essayez d’apprendre si elle ne connaît pas un jeune homme dont le nom commence par un C.

— Je présume que vous avez passé au crible le voisinage ?

— Il n’y a qu’un Cudden et un Cawp, le fermier qui consacre ses loisirs à noyer des chatons.

— Ils seraient faits pour s’entendre. Et Cudden ?

— Il est marié. En se basant sur Dickens, on pourrait croire que les C sont légion à cette époque… David Copperfield, Martin Chuzzlewit, Bob Cratchet.

— Sans oublier l’Admirable Crichton et Lewis Carroll. Non, ça ne compte pas. C’est un pseudonyme. Thomas Carlyle. Et G.K. Chesterton. Tous des prétendants possibles. Que ferez-vous pendant que je serai avec Tossie ?

— Je chercherai son journal dans sa chambre. Ce matin, toute la maisonnée préparera la kermesse et nul ne devrait me déranger. En cas d’échec, je ferai un saut à Oxford. La graphologue a peut-être du nouveau.

— Profitez-en pour demander à Warder quel a été le décalage, quand vous avez sauvé la Princesse Arjumand.

— Il était inexistant, à mon retour à Oxford.

— Non, à votre arrivée ici, lorsque vous avez vu Baine et le chat.

— Entendu. Mais venez, ils vont s’étonner de notre absence.

Elle reboucha le pot de glu, se leva et sonna Baine qui entra sitôt après.

— Faites amener la voiture puis rejoignez-nous au salon.

— Oui, mademoiselle.

— Merci, Baine.

Elle récupéra la boîte terminée et me précéda vers la salle à breakfast.

Où Mme Mering poursuivait l’interrogatoire de Terence.

— Oh, comme c’est ravissant ! s’exclama-t-elle en voyant l’œuvre de Verity.

— Nous avons encore fort à faire, tante Malvinia. Je voudrais tant que cette kermesse soit une réussite. Avez-vous votre liste ?

— Sonnez Jane, pour la lui demander.

— Elle est allée au presbytère.

Et, dès que Mme Mering eut quitté la pièce :

— Monsieur St. Trewes, puis-je solliciter une faveur ? Les lanternes vénitiennes que je voulais suspendre entre les stands n’ont pas été livrées. Pourriez-vous aller les chercher à Streatley ?

— Dites à Baine de s’en charger, intervint Tossie. Je compte présenter Terence aux Chattisbourne.

— Votre mère a besoin de Baine pour ériger la tente de la buvette. M. Henry ira avec vous. Baine, apportez un panier afin qu’il puisse récolter les dons. La voiture est-elle prête ?

— Oui, mademoiselle.

— Mais…

Tossie fit une moue pendant que Verity remettait à Terence deux bouts de papier.

— Voici l’adresse, et le bon de commande des lanternes. C’est si aimable à vous…

Elle le poussa hors de la pièce sans laisser à « sa cousine » le temps de réagir.

Baine apporta le panier et Tossie alla prendre son chapeau et ses gants.

— Pourquoi n’avez-vous pas envoyé M. Henry chercher ces lanternes ? maugréa-t-elle en se dirigeant vers l’escalier.

— L’absence est aux tendres sentiments ce que le fumier est aux roses, affirma Verity. Prenez votre capeline à pois, je suis certaine que Rose Chattisbourne en sera folle de jalousie.

Elle revint vers moi.

— Vous m’impressionnez, lui avouai-je.

— J’ai été à bonne école, avec Lady Schrapnell. Chez les Chattisbourne, tentez d’apprendre quand doit revenir Elliott, le jeune homme dont vous portez les vêtements. Peut-être entretiennent-ils secrètement une correspondance depuis son départ pour l’Afrique du Sud. Attention, la revoilà !

Tossie voleta jusqu’au bas des marches sous une voilette à pois. Il ne lui manquait rien, pas même son ombrelle, et nous partîmes.

Baine nous rattrapa au pas de course.

— Votre chapeau, monsieur.

Il me tendit mon canotier, le souffle court.

La dernière fois que je l’avais vu, ce chapeau était emporté par les flots tumultueux de la Tamise et son ruban commençait à déteindre. Baine avait réussi à lui redonner son aspect et ses couleurs d’origine.

— Merci, Baine. Je le croyais à jamais perdu.

Je le mis et sus aussitôt que je pourrais non seulement éloigner Tossie de Terence mais le lui faire oublier.

Je lui présentai mon bras.

— Y allons-nous, très chère ?

Elle me dévisagea entre les pois, avant de rendre son verdict.

— Je suis moins sévère que Cousine Verity qui trouve que votre chapeau vous donne l’air d’un nigaud. Certains hommes auraient intérêt à rester tête nue, tout simplement. Ce matin, ma très chère Juju m’a demandé : « M. St. Trewes a n’était pas irrésistible, avec son canotier ? A n’était pas le plus mignon de tous les messieurs ? »

Si entendre parler « bébé » est en toutes circonstances difficilement supportable, cela devient insoutenable lorsque c’est un chat qui s’exprime ainsi. Je décidai de changer de sujet de conversation.

— Un de mes camarades d’études vit près d’ici. J’ai oublié son nom, mais je me souviens qu’il débute par un C.

— Elliott Chattisbourne ?

— Non, seule l’initiale correspond.

— L’avez-vous connu à Eton ?

Pourquoi pas, après tout ?

— Oui. Eton.

— Il y a Freddie Lawrence, néanmoins son nom ne commence pas par un C et il est allé à Harrow. Terence était-il avec vous ?

— De taille moyenne. Excellent au cricket.

— Non, je ne vois personne. Terence joue-t-il au cricket ?

— Il pratique le canotage et la nage.

— Il a été très courageux, lorsqu’il a sauvé la Princesse Arjumand. « Tu ne trouves pas qu’a n’était aussi vaillant qu’un preux chevalier ? » m’a demandé Juju.

Elle continua dans la même veine jusqu’au manoir des Chattisbourne, où elle déclara :

— Nous voici rendus.

Et nous nous engageâmes dans une allée conduisant à une grande maison néogothique.

J’avais survécu à ce parcours en sa compagnie et me sentais ragaillardi, convaincu que rien de pire ne pourrait m’arriver.

Elle gravit les marches. J’attendais qu’elle se décide à sonner quand je me souvins des usages de l’époque. Je le fis à sa place puis reculai pendant que le maître d’hôtel ouvrait la porte.

— Bonjour, mademoiselle, monsieur, nous dit Finch. Qui dois-je annoncer ?

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