Chapitre quatorze

Ce n’est pas le même sport.

C’est totalement différent, voilà bien le problème.

Darryl F. Zanuck jouant au croquet


Une surprenante apparition – Jeeves – Dans un jardin floral – Gloussements – Descriptions vestimentaires – Un chat obèse – Sexe et violence – Finch n’est pas libre de parler – Histoires du Far West – Les étonnants trésors que contiennent les greniers – De retour au manoir – Mise à jour des connaissances – Un jeu civilisé – Mauvaises nouvelles – Croquet au pays des merveilles – D’autres mauvaises nouvelle.

Je ne sais plus ce que je répondis, mais je me félicite de ne pas avoir laissé échapper : « Finch ! À quoi jouez-vous ? » Car c’était évident. Il jouait au majordome et avait calqué son personnage sur le Jeeves de P.G. Wodehouse. Il avait adopté son air hautain, sa façon de parler et son expression de joueur de poker. On aurait pu croire qu’il ne m’avait jamais rencontré avant cet instant.

Il nous invita à entrer en dosant parfaitement sa courbette et déclara :

— Je vais vous annoncer.

Il se dirigea vers l’escalier que Mme Chattisbourne et ses quatre filles dévalaient déjà, en jacassant.

— Tossie, ma chère, quelle surprise !

La maîtresse de maison s’arrêta sur la marche du bas et sa progéniture sur celles supérieures, comme pour une photo de mariage. Toutes avaient un nez retroussé et des cheveux châtains.

— Qui est ce jeune homme ?

La question posée par Mme Chattisbourne fit glousser ses filles.

— M. Henry, madame, l’informa Finch.

— Le gentleman qui a trouvé votre chatte. Le révérend Arbitage nous en a parlé.

— Oh, non ! C’est M. St. Trewes qui m’a rapporté la Princesse Arjumand. M. Henry n’est que son ami.

— Ah ! Enchantée de faire votre connaissance, monsieur Henry. Permettez-moi de vous présenter les fleurs de mon jardin.

J’avais entendu dire tant de choses absurdes, ces derniers jours, que je ne cillai même pas.

Elle me désigna ses filles.

— Voici Rose, Iris, Violette et la cadette, Églantine. Mon petit bouquet, et le bouquet de mariée de quelques messieurs chanceux.

Elle avait exercé une pression sur mon bras et les fleurs avaient gloussé au fur et à mesure qu’elle citait leurs noms, avant de le faire à l’unisson pour le passage du bouquet.

— Dois-je servir des rafraîchissements dans le salon ? s’enquit Finch. Mlle Mering et M. Henry doivent être épuisés par cette longue marche.

— Vous pensez à tout, Finch.

Elle me fit obliquer vers une porte.

— Il est le plus merveilleux des majordomes.

Le salon des Chattisbourne ressemblait en tout point à celui des Mering, hormis que la décoration était ici florale. Le tapis était parsemé de lys, les lampes ornées de myosotis et de jonquilles, et sur une table au plateau de marbre installée au centre de la pièce trônait un vase peint de coquelicots et contenant des pivoines.

Quant au fouillis, il était comparable. Lorsque Mme Chattisbourne me demanda de m’asseoir, je dus me frayer un chemin dans un dédale de jacinthes et de soucis pour atteindre un siège sur lequel étaient brodées des roses aux épines si réalistes que je m’y assis avec méfiance. Les quatre filles de Mme Chattisbourne prirent place sur un canapé à fleurs.

Je découvrirais au fil de la matinée qu’à l’exception d’Églantine, la cadette qui devait avoir une dizaine d’années, elles riaient du moindre de nos propos.

Il suffisait par exemple que Mme Chattisbourne déclare :

— Finch est une vraie perle !

Pour qu’elles gloussent.

— Il est si efficace ! Il va au-devant de tous nos désirs. Ce n’est pas comme notre dernier maître d’hôtel… comment s’appelait-il déjà, Tossie ?

— Baine.

— Oh, oui, Baine… Un nom qui convient bien à un serviteur, même si j’ai toujours pensé que ce ne sont pas les noms qui font les bons maîtres d’hôtel mais leur formation. Celle de ce Baine laissait à désirer. Il lisait souvent, pour autant que je m’en souvienne. Finch ne lit jamais.

Elle avait ajouté cela avec fierté.

— Où l’avez-vous vous déniché ? s’enquit Tossie.

— C’est ça, le plus étonnant. (Rires.) Quand j’ai apporté au pasteur les coffrets à écharpes que nous avions préparés pour la kermesse, Finch était au presbytère. Au service d’une famille qui partait pour les Indes, il ne pouvait l’accompagner à cause d’une allergie au curry.

Une allergie au curry ?

— « Ne connaîtriez-vous personne qui a besoin d’un majordome ? » m’a demandé le pasteur. Imaginez un peu ! C’était le Destin. (Rires.)

— Je trouve ça louche, commenta Tossie.

— Oh, Thomas a naturellement réclamé ses références, et elles étaient prestigieuses.

Uniquement des maîtres qui résidaient désormais à Tombouctou, supposai-je.

— Tossie, je devrais en vouloir à votre mère de m’avoir chipé ce…

Elle fronça les sourcils.

— J’ai encore oublié son nom…

— Baine.

— Mais comment pourrais-je lui en tenir rigueur, dès l’instant où ça m’a permis de dénicher la perle rare ?

Le serviteur idéal entra avec un plateau orné de motifs Moraux sur lequel se dressaient une carafe et des verres.

— Du cordial de groseilles ! Voyez-vous ce que je veux dire ?

— Faites-vous vos études avec ce M. St. Trewes, monsieur Henry ? s’enquit Mme Chattisbourne pendant que Finch faisait le service avec beaucoup de style.

— Oui. À Oxford, Balliol.

— Êtes-vous marié ? voulut savoir la cadette.

— Églantine ! s’exclama Iris. Il est impoli de poser de telles questions.

— Je t’ai entendu demander à Tossie s’il était célibataire.

Iris vira à l’incarnat. (Rires.)

— De quelle région d’Angleterre venez-vous, monsieur Henry ? s’enquit la mère.

Le moment était venu de changer de sujet.

— Je désirais vous remercier de m’avoir prêté les vêtements de votre fils. Est-il ici ?

Je goûtai le cordial, et le trouvai bien meilleur que la tourte d’anguilles.

— Oh, non ! Les Mering ne vous ont pas informé qu’Elliott est en Afrique du Sud ? Nous venons d’ailleurs de recevoir une de ses lettres. Où est-elle, Violette ?

Toutes les filles se levèrent et se mirent à chercher la missive, en gloussant.

Finch la tendit à Mme Chattisbourne :

— Tenez, madame.

Chère mère, cher père et cher petit bouquet, commença-t-elle. Voici enfin la longue missive que je vous avais promise…

J’essayai de la couper dans son élan dès qu’il fut évident qu’elle avait l’intention de tout lire.

— Il doit terriblement vous manquer. Rentrera-t-il bientôt ?

— Pas avant la fin de ses deux années de service. Dans huit mois. Naturellement, si une de ses sœurs devait se marier, il reviendrait assister à ses noces. (Rires.)

Puis elle reprit sa lecture. Je sus après deux paragraphes que son fils était aussi stupide que ses filles et qu’il n’avait jamais aimé que lui.

Au troisième, des bâillements discrets de Tossie m’apprirent qu’il ne l’intéressait nullement.

Au quatrième, je me demandai pourquoi Mme Chattisbourne ne l’avait pas appelé Rhododendron ou Myosotis et reportai mon attention sur le chat.

Couché sur un tabouret brodé de violettes, il était si gros que seules quelques fleurs dépassaient sur son pourtour. Il avait un poil jaune strié dans des tons plus soutenus et des yeux encore plus dorés que le reste. Il me regarda en haussant des paupières aussi lourdes que l’étaient les miennes, sous les effets conjugués de l’alcool et de la prose d’Elliott. Je m’imaginai avec envie à Muchings End, allongé sous un arbre ou me balançant dans un hamac.

— Que porterez-vous pour la fête, Rose ? voulut savoir Tossie quand Mme Chattisbourne s’interrompit pour tourner la troisième page.

Rose gloussa et répondit :

— Ma voilette bleue à dentelles.

— Moi, mon crépon à pois blancs, déclara Violette à qui on n’avait rien demandé.

Et les filles les plus âgées se penchèrent l’une vers l’autre pour papoter.

Se sentant exclue, Églantine alla prendre le chat et vint le déposer sur mes genoux.

— Je vous présente Mlle Marmelade.

— Mme Marmelade, Églantine, la reprit sa mère.

J’en conclus qu’une chatte avait un statut identique à celui d’une cuisinière et la grattai sous le menton.

— Comment allez-vous, madame Marmelade ? (Rires.)

— Et vous, Tossie, que mettrez-vous pour la fête ? s’enquit Iris.

— La nouvelle robe que père m’a fait confectionner à Londres.

— Oh, à quoi ressemble-t-elle ?

— J’ai couché sa description dans mon journal…

Une description qu’une malheureuse graphologue passerait des semaines à déchiffrer.

— Finch, donnez-moi mon panier.

Sitôt qu’il eut obtempéré, elle en sortit un livre relié de cuir avec un fermoir en or.

Sonnant ainsi le glas des espoirs de Verity qui avait escompté lui jeter un coup d’œil pendant notre absence. J’envisageai de le lui subtiliser au retour.

Tossie déverrouilla avec soin le cahier à l’aide d’une clé minuscule suspendue à son poignet par une chaînette dorée.

Il était inutile que je demande à Finch de le voler, puisque Mme Chattisbourne affirmait qu’il lisait dans les pensées.

Organdi réséda blanc, lut-elle. Avec un jupon de soie lilas. Corsage à plastron de dentelle bordé de jabots brodés de soie dans des tons d’héliotrope, de lilas et de pervenche, reproduisant des motifs de violettes et de myosotis incrustés de…

La description de la robe était encore plus longue et soporifique que la lettre d’Elliott et je m’occupai en caressant Mme Marmelade.

Son ventre était distendu et étrangement bosselé. J’espérais qu’elle n’était pas malade. Le virus qui avait décimé tous les chats en 2004 devait déjà exister à l’époque victorienne.

— … et une large ceinture plissée lilas avec une rosette latérale. La jupe, au drapé élégant, est bordée de fleurs brodées. Les manches sont froncées, avec des jabots aux épaules et aux coudes. Des rubans lilas…

Je la tâtai prudemment. Plusieurs tumeurs. Si c’était un leptovirus, il n’en était qu’au premier stade de son évolution, car le poil de Mme Marmelade était encore doux et soyeux. En outre, elle ronronnait de contentement et ses griffes piquaient avec ardeur la jambe de mon pantalon.

Il était évident que je n’avais pas recouvré toute ma vivacité d’esprit. Bien que sur le point d’exploser, elle n’était pas malade…

— Bon sang ! Cette chatte est en…

Un objet contondant percuta ma nuque et m’empêcha de terminer ma phrase.

Derrière moi, Finch annonça :

— Pardonnez-moi, madame, mais il y a ici un gentleman qui souhaite voir M. Henry.

— Me voir ? Mais je…

Une nouvelle attaque m’incita à prier Mme Chattisbourne de m’excuser, m’incliner et le suivre.

— M. Henry a passé ces deux dernières années en Amérique, déclara Tossie.

— Oh !

Finch me guida jusqu’à la bibliothèque et referma la porte derrière nous.

— Je sais, on ne jure pas devant des dames, marmonnai-je en me massant le cou. Mais ce n’était pas une raison pour tenter de me décapiter.

— Je ne vous ai pas frappé parce que vous aviez juré, monsieur, même s’il est indéniable que vous auriez dû faire montre de plus de retenue.

Je palpai ma nuque.

— Et qu’avez-vous utilisé ? Une massue ?

Il sortit de sa poche un petit disque d’argent que je pris pour une arme de jet ninja.

— Une soucoupe, monsieur. Je n’avais pas le choix. Je devais absolument tout arrêter.

— Arrêter quoi ? Et que faites-vous ici ?

— Je suis en mission, monsieur.

— Quel genre de mission ? M. Dunworthy vous aurait-il chargé de nous prêter main-forte ?

— Non, monsieur.

— De quoi s’agit-il, alors ?

— Je ne puis vous le dire, monsieur. Disons que je collabore à… un projet apparenté. Je suis une voie temporelle différente, ce qui me permet de disposer d’informations que vous ignorez. Si je vous les communiquais, cela pourrait vous nuire.

— Vous pensiez peut-être que me faire le coup du lapin me serait salutaire ?

— Je devais à tout prix vous réduire au silence, monsieur. Vos commentaires sur la condition de cette chatte… Le sexe est un sujet qu’on n’aborde pas devant des dames. Je ne vous adresse aucun reproche, notez bien. Vous n’avez pas bénéficié d’une préparation digne de ce nom et j’ai dit à M. Dunworthy qu’il aurait mieux valu charger quelqu’un d’autre de ramener la Princesse Arjumand à son époque, mais il voulait que ce soit vous.

— Pourquoi ?

— Je ne puis vous le dire, monsieur.

— Et je n’allais pas parler de sexe, seulement déclarer que la chatte était…

— Pas un mot sur les conséquences d’un acte sexuel, ou quoi que ce soit du même genre. Les filles ignorent tout des choses de la vie jusqu’à leur nuit de noces, qui – je le crains – doit être pour bon nombre d’entre elles assez traumatisante. Il serait tout aussi mal vu de faire des références à leur poitrine ou leur silhouette.

— Que fallait-il dire ? Qu’elle attendait un heureux événement ?

— Vous n’auriez pas dû aborder le sujet. La grossesse, tant humaine qu’animale, est taboue.

— Et quand Mme Marmelade aura mis bas une demi-douzaine de chatons qui courront de partout, devrai-je feindre de ne pas les voir au risque de les piétiner ou demander s’ils sont sortis d’un chou ou d’une rose ?

Finch était mal à l’aise.

— Il existe une autre raison, monsieur. Nous ne voudrions pas provoquer une autre incongruité.

— Hein ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je ne puis vous le dire. À votre retour dans le salon, évitez de parler de la chatte.

Il me faisait de plus en plus penser à Jeeves.

— Si ma formation laisse à désirer, ce n’est pas le cas de la vôtre. Quand avez-vous appris tant de choses sur l’époque victorienne ?

— Je ne suis pas libre de vous en informer, mais je préciserai que j’ai l’impression d’avoir trouvé ma vocation.

— Puisque vous êtes un expert, que devrai-je dire à mon retour. Qui est censé être venu me voir ? Je ne connais personne, ici.

— Ce n’est pas un problème, monsieur.

Il rouvrit la porte avec sa main gantée.

— Il me faudra fournir une explication.

— Non, monsieur. Les raisons de votre absence leur importent peu, dès l’instant où elle leur a offert une opportunité de parler de vous.

— Parler de moi ? Auraient-elles des doutes sur mon authenticité ?

— Non, monsieur. Elles souhaitaient s’informer de votre statut de jeune homme à marier.

Parfaitement dans la peau de son personnage, il me précéda dans le couloir et ouvrit une porte en s’inclinant imperceptiblement.

Il n’avait pas dû se tromper sur le thème de leur conversation, car mon retour fut suivi d’un brusque silence et d’une explosion de gloussements.

— Tocelyn vient de nous raconter que vous avez frôlé la mort, monsieur Henry, déclara Mme Chattisbourne.

Aborder le thème de la gestation était donc passible de la peine capitale ?

— Quand votre canot a chaviré, précisa avec enthousiasme Violette. Mais je suppose que ce n’est rien, comparé à vos aventures en Amérique.

— Vous êtes-vous fait scalper ? m’interrogea la cadette.

— Églantine ! s’exclama Mme Chattisbourne.

Finch apparut sur le seuil.

— Je vous demande pardon, madame. Puis-je savoir si Mlle Mering et M. Henry déjeuneront ici ?

— Oh, oui ! carillonnèrent les filles. Vous nous raconteriez vos exploits !

Je passai le repas à leur parler de diligences et de tomahawks, à regretter de ne pas avoir plus étudié le XIXe siècle et à observer Finch. Il me désignait les couverts que je devais utiliser et m’adressait discrètement des signes pendant que je retenais l’attention de ces dames par des déclarations du genre : « Cette nuit-là, alors que nous étions assis autour du feu de camp, nous entendions les tambours de guerre gronder dans les ténèbres. » (Rires.)

Puis Iris, Rose et Violette nous supplièrent de rester pour jouer aux charades. Tossie répondit que nous devions rentrer et verrouilla avec soin son journal, qu’elle rangea non dans le panier mais dans sa bourse. Là où il me serait impossible de le subtiliser.

— Ne pouvez-vous nous accorder encore quelques instants ? nous implora Violette Chattisbourne.

Tossie rétorqua que nous étions attendus au presbytère et je lui en fus reconnaissant. Le vin du Rhin et le bordeaux qui avaient accompagné le repas s’ajoutaient au cordial de groseilles et aux résidus de déphasage pour me faire piquer du nez.

— Vous verrons-nous à la kermesse, monsieur Henri ? demanda Iris en gloussant.

Je le crains, pensai-je, en espérant que le presbytère était proche.

Je me berçais d’illusions, mais nous nous arrêtâmes en cours de route chez la veuve Wallace (pour prendre une saucière et un banjo auquel manquaient deux cordes), les Middlemarche (un pot à thé amputé de son bec verseur, une fiole à vinaigre et un jeu de société dont la plupart des cartes avaient été égarées) et Mlle Stiggins (une cage à oiseaux, quatre statuettes représentant les Parques, un exemplaire écorné de De l’autre côté du miroir, une truelle à poisson et un gobelet en céramique sur lequel était écrit « Souvenir de Margate »).

Étant donné que les Chattisbourne nous avaient déjà refilé un support d’épingles à chapeau, un coussin en tapisserie décoré de violettes et de pois de senteur, une bouilloire à œufs et une canne avec une tête de chien sculptée, le panier débordait et je me demandais comment je pourrais le ramener à Muchings End. Par chance, le pasteur ne voulait se débarrasser que d’un grand miroir taché et craquelé.

— J’enverrai Baine le chercher, déclara Tossie.

Et nous repartîmes.

Le retour fut une répétition de l’aller, si ce n’est que j’étais plus lourdement chargé et las. Tossie parlait de sa « chère, très chère Juju » et de ce « courageux, courageux Terence » et je me félicitais de ne pas avoir un nom commençant par un « C » tout en m’imaginant dans un hamac.

Baine nous attendait à l’extérieur et il s’empressa de venir me soulager de mon fardeau. Cyril courut à ma rencontre, mais en raison de sa tendance à gîter sur bâbord il acheva sa trajectoire aux pieds de Tossie qui se mit à piailler :

— Oh vilaine, vilaine bête !

Et à pousser des criolets.

— Ici, Cyril ! appelai-je en claquant des mains.

Il vint vers moi de sa démarche chaloupée.

— Je t’ai manqué, mon garçon ?

— Ho, les grands voyageurs sont revenus ! nous cria Terence, de la pelouse. De retour vers les murs blancs immaculés d’un foyer depuis longtemps abandonné. Vous arrivez juste à temps. Baine va installer les arceaux pour une partie de croquet.

— Une partie de croquet ! s’exclama Tossie. Comme c’est amusant !

Sur ces mots, elle alla se changer.

— Une partie de croquet ? demandai-je à Verity qui regardait Baine planter des piquets dans le gazon.

— J’ai pensé que vous ne deviez pas connaître les règles du tennis.

— Je ne connais pas non plus celles du croquet.

— Elles sont très simples. On envoie la boule sous les arceaux. Ça s’est passé comment, ce matin ?

— J’ai servi d’éclaireur à Buffalo Bill et je me suis fiancé à Violette Chattisbourne.

Ce qui ne la fit pas sourire.

— Qu’avez-vous appris ?

— Elliott ne rentrera que dans huit mois.

Je lui expliquai que j’en avais profité pour me renseigner adroitement sur un vieux camarade dont j’avais oublié le nom.

— Elle ne voit pas de qui il peut s’agir, mais ce n’est pas le plus intéressant…

Tossie revint. Elle avait mis une robe de marin peppermint à rayures roses et blanches et tenait dans ses bras la Princesse Arjumand qu’elle posa sur le sol.

— Les boules la fascinent.

— Je ferai équipe avec M. Henry, décida Verity. Vous serez avec M. St. Trewes.

Tossie courut annoncer la bonne nouvelle à Terence.

— Monsieur St. Trewes, nous sommes partenaires !

— Ne devions-nous pas les séparer ? fis-je remarquer.

— C’est exact, mais il est urgent que je vous parle.

— C’est réciproque. Vous ne devinerez jamais qui j’ai vu chez les Chattisbourne : Finch.

— Le secrétaire de M. Dunworthy ?

— Il est leur maître d’hôtel.

— Que fait-il ici ?

— Il a refusé de me le dire. Il a mentionné un « projet apparenté » sur lequel il ne pouvait fournir de précisions sans risquer de compromettre notre mission.

— Êtes-vous prêts ? cria Tossie.

— Presque, lui répondit Verity. Bon, les règles sont les suivantes. Vous marquez des points en effectuant un parcours de six arceaux, les quatre extérieurs puis ceux du centre, et en repartant en sens inverse. On ne joue qu’une fois à chaque tour, sauf quand la boule passe sous un arceau ou en percute une autre. Lorsqu’on franchit un arceau, on rejoue et on peut essayer de toucher la boule d’un adversaire. Ça s’appelle croquer. Si on l’atteint, on roque et on a droit à deux coups supplémentaires. Un seul si la boule passe sous deux arceaux. Après l’avoir frappée, on ne peut plus la toucher avant d’avoir passé l’arceau suivant, sauf si c’est le premier. Et si vous ne respectez pas cette règle, vous perdez votre tour.

— Êtes-vous prêts ?

— Presque ! Voilà les limites, me dit-elle en les désignant avec son maillet. Nord, sud, est et ouest. Et la ligne de départ. Vous avez tout compris ?

— Parfaitement. Quelle est ma couleur ?

— Rouge.

— Prêts ?

— Oui.

— Je commence, décréta Tossie en s’inclinant avec grâce pour déposer sa boule sur l’herbe.

Je la regardai aligner son tir en me disant que c’était une activité pleine de dignité, pratiquée par des enfants et des jeunes femmes sur des pelouses bien entretenues. Un des rares sports civilisés.

Tossie se tourna, sourit à Terence, agita ses boucles blondes et asséna un coup si puissant que sa boule traversa les deux premiers arceaux et alla s’immobiliser au milieu du terrain.

— Ai-je obtenu un coup supplémentaire ?

Elle frappa de nouveau.

Cette fois, la boule rata de peu Cyril qui s’était allongé dans les ombres pour faire la sieste.

— Obstruction ! Sa truffe l’a fait dévier.

— Un bouledogue n’a pas de truffe, rétorqua Verity en positionnant sa boule à une largeur de maillet derrière le premier arceau. C’est mon tour.

Si son coup fut moins violent, il fut malgré tout vigoureux. La boule franchit l’arceau et son deuxième tir l’amena à deux pas de celle de Tossie.

Tossie qui se plaça de façon à recouvrir sa boule avec sa longue jupe.

— À vous, monsieur St. Trewes.

Lorsqu’elle alla le rejoindre, sa boule s’était éloignée d’un bon mètre de celle de Verity à qui je déclarai :

— Elle triche.

— C’est secondaire. Je n’ai pu trouver son journal.

— Je sais. Elle l’a emporté pour lire la description de sa robe aux filles Chattisbourne.

— À vous, monsieur Henry.

Verity ne m’avait pas expliqué comment tenir le maillet et je n’avais pas prêté attention à ce détail. Je posai ma boule près de l’arceau et le saisis comme une batte de baseball.

— Faute ! cria Tossie. Cette boule n’est pas à la distance réglementaire. Vous perdez votre tour, monsieur Henry.

— Certainement pas ! rétorqua Verity. Reculez votre boule de la largeur d’une tête de maillet.

Je le fis et envoyai la boule dans la bonne direction, sans passer toutefois sous l’arceau.

— C’est mon tour, fit Tossie.

Elle expédia la boule de Verity hors du terrain, dans une haie.

— Désolée.

Elle fit subir le même sort à celle de Terence.

— N’avez-vous pas dit que c’était un sport civilisé ? demandai-je à Verity en rampant sous les arbustes.

— J’ai dit « simple ».

Je récupérai sa boule.

— Feignez de continuer vos recherches. Après avoir fouillé la chambre de Tossie, je suis allée à Oxford.

— Avez-vous appris quel était le décalage, lors de votre saut ?

— Non, Warder était trop occupée. Le nouveau… Ce type dont j’ai oublié le nom, celui qui était avec vous et Carruthers… Il est coincé en 1940.

— Dans un champ de seigle et d’orge ?

— Non, à Coventry. Il devait rentrer après avoir exploré les décombres, mais il n’est pas revenu.

— Il n’a pas dû retrouver la porte.

Il n’était même pas capable d’allumer une lampe de poche.

— C’est l’avis de tous ceux qui le connaissent. Cependant, M. Dunworthy et T.J. craignent qu’il n’y ait un lien avec l’incongruité et ils ont renvoyé Carruthers à sa recherche.

Tossie venait vers nous.

— C’est à vous, Verity. Vous ne l’avez pas encore récupérée ?

J’émergeai de la haie.

— La voilà !

— Elle a touché le sol ici, décida Tossie.

Et elle désigna du pied un point situé à des miles du point d’impact.

Je rendis son bien à Verity.

— C’est comme de jouer avec la Reine de Cœur.

Lors des trois tours suivants, je me contentai d’expédier ma boule vers la sienne, un but constamment contré par Mlle « Qu’on-lui-coupe-la-tête ».

Peu après, elle fit rebondir la boule de Terence contre mon tibia et Cyril alla s’installer de l’autre côté de la pelouse. Je rejoignis Verity en clopinant.

— J’ai compris. Ce monsieur C’est le médecin appelé pour soigner ses victimes. Qu’avez-vous appris d’autre ?

Elle aligna son tir avec soin.

— Qui Terence a épousé.

— Ne me dites pas que c’est Tossie ! l’implorai-je en sautillant sur ma jambe valide.

— Non, Maud Peddick.

Sa boule passa sous l’arceau.

— Mais c’est parfait, non ? Ce signifie que je n’ai pas tout gâché en les empêchant de se rencontrer.

Elle sortit une feuille de papier pliée de sa large ceinture et me la remit subrepticement. Je la glissai dans la poche de mon gilet.

— C’est quoi ? Un extrait du journal intime de Maud ?

— Non, elle doit être la seule jeune femme de cette époque qui ne couche pas par écrit tous ses états d’âme. C’est une lettre qu’elle a adressée à sa sœur cadette.

— Votre boule, monsieur Henry ! cria Tossie.

— Le deuxième paragraphe, ajouta Verity.

J’assénai à ma boule un coup qui l’envoya au-delà de celle de Terence, au milieu des lilas.

Et je m’aventurai dans les fourrés, à sa recherche.

— Je vous fais mes adieux, mon ami, me lança Terence en agitant son maillet. Car je crains fort de ne pas vous revoir de sitôt !

Je retrouvai la boule, la ramassai et m’enfonçai dans la partie la plus dense des buissons. Je dépliai la lettre, à la calligraphie soignée. « Très chère Isabelle, lus-je. Apprendre que tu t’es fiancée m’a transportée de joie. Robert est un jeune homme charmant et j’espère que tu seras aussi heureuse avec lui que je le suis avec Terence. Cela t’ennuie d’avoir fait sa connaissance sur les marches d’une quincaillerie, car tu trouves cela peu romantique. Sache que j’ai rencontré mon Terence dans des circonstances plus ou moins identiques. J’attendais notre oncle avec tante Amelia, sur le quai de la gare d’Oxford… »

Je restai là, à fixer ces mots.

« … ce qui n’est pas, j’en conviens, un lieu des plus romanesques, mais je n’ai eu qu’à le voir entre les valises et les malles pour savoir qu’il était l’homme de ma vie. »

Ce qui ne s’était pas produit. J’avais été présent et Maud et sa tante avaient pris un berlingot.

— Vous ne la trouvez pas ? demanda Terence.

Je repliai rapidement la lettre et la fourrai dans ma poche.

Je ressortis des buissons.

— La voilà !

Du pied, Tossie désigna un point qui n’existait que dans son imagination.

— Elle a touché le sol ici.

— Merci, mademoiselle Mering.

Je posai ma boule sur l’herbe et m’apprêtai à la frapper, quand Tossie décréta :

— Vous avez perdu votre tour. À moi de jouer.

Elle renvoya ma boule dans les lilas.

— J’ai roqué. J’ai droit à deux coups.

Cette fois, Terence vint m’aider à chercher ma boule.

— N’est-elle pas adorable ?

Non, pensai-je. En outre, vous n’auriez pas dû tomber amoureux d’elle mais de Maud. Vous l’avez ratée sur le quai de la gare et c’est ma faute, ma très grande faute.

Tossie trépignait d’impatience.

— Monsieur Henry, c’est votre tour !

— Oh ?

Je frappai la boule la plus proche.

— Vous êtes mort, monsieur Henry.

— Quoi ?

— Vous l’aviez déjà jouée. Vous ne pourrez plus y toucher avant d’avoir passé l’arceau.

— Oh ?

Je visai ce dernier, et elle secoua ses boucles blondes.

— Pas celui-ci ! Je dois vous pénaliser pour avoir tenté de sauter un arceau.

— Désolé.

— M. Henry a l’habitude des règles américaines, déclara Verity.

Je la rejoignis et demeurai près d’elle pendant que Tossie s’y prenait comme au billard en calculant les ricochets.

— Il y a pire, me dit Verity. Un de leurs petits-fils, devenu pilote de la RAF, a participé au premier bombardement de Berlin.

— Terence ! hurla Tossie. Votre animal est sur mon parcours.

Avec obéissance, il alla déplacer Cyril. Tossie visa le long de son maillet pour mesurer les angles sous lesquels les boules se caramboleraient.

Je la regardais préparer son tir et Verity n’ajoutait rien. C’eût été inutile. Je savais tout, au sujet de ce premier raid. Il avait eu lieu en septembre 1940, pendant la bataille d’Angleterre. Hitler avait pris l’engagement qu’aucune bombe ne tomberait sur le Fatherland et, quand elles avaient chu malgré ses promesses, il avait ordonné de pilonner Londres, puis, en novembre, Coventry.

Tossie balança son maillet. Sa boule percuta la mienne, ricocha, percuta celle de Verity et traversa l’arceau.

C’était ce qui avait sauvé la Royal Air Force, dont les appareils avaient été très inférieurs en nombre. Si la Luftwaffe n’avait pas été envoyée bombarder des objectifs civils, elle aurait remporté la bataille d’Angleterre et Hitler, aurait eu le champ libre pour envahir le pays.

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