Chapitre vingt-cinq

« Non, dit Harris, quand on cherche le repos et le dépaysement, rien de tel qu’une croisière en mer ! »

Trois hommes dans un bateau

Jerome K. Jerome


De retour dans le clocher – La barrique d’amontillado – Dans l’arrière-cuisine, la cuisine, les écuries et les ennuis – Où Jane tient des propos incompréhensibles – Le prisonnier de Zenda – Une pâmoison autre que celles de Mme Mering – Nouvelle approche de la poésie – Une lettre – Une surprise – Dernier évanouissement aux conséquences fâcheuses pour quelques meubles – Une surprise encore plus grande

L’air miroita et nous nous retrouvâmes dans les ténèbres et le silence. Une forte odeur de fumée subsistait mais la température avait chuté et je tendis la main vers la paroi. De la pierre.

— Ne bouge surtout pas, dis-je à Verity. Nous sommes au même endroit mais en 1395.

— Ne dis pas de bêtises, c’est la cave à vins des Mering.

Elle monta l’escalier et entrebâilla une porte se trouvant deux degrés plus haut. La lumière fut et je pus constater que les marches étaient en bois et que nous surplombions des alignements de bouteilles poussiéreuses. Elle poussa le battant et lorgna au-dehors.

— Il fait jour, et nous sommes près des cuisines. J’espère que c’est le seize.

— Et l’an de grâce 1888.

— Que fait-on ? On retourne au point de saut ?

— Nous ignorons où le transmetteur nous expédiera.

Je regardai sa robe déchirée et souillée.

— Tu dois te changer et te débarrasser de cet imper anachronique. Donne-le-moi.

Elle le retira.

— Pourras-tu regagner ta chambre sans être vue ?

— Je passerai par l’escalier de service.

— Je vais déterminer nos coordonnées temporelles. On se retrouve dans un quart d’heure dans la bibliothèque.

Elle me tendit l’imperméable.

— Et si nous sommes restés absents une semaine ? Un mois ? Ou cinq ans ?

— Nous dirons que les esprits nous ont emportés dans l’Au-Delà.

Une tentative d’humour qui la laissa de marbre.

— Et si Tossie et Terence se sont mariés ?

— Chaque chose en son temps.

Elle m’adressa enfin un de ces sourires contre lesquels aucune cure de sommeil n’aurait pu m’immuniser.

— Merci d’être venu me chercher.

— Il n’y a pas de quoi. Va te changer.

— Attends une minute, il ne faudrait pas qu’on nous voie ensemble.

Elle s’esquiva, et je pris conscience de ne pas lui avoir dit ce que j’avais appris avant de faire un détour au XIVe siècle.

— J’ai découvert comment le journal de Tossie…

Elle avait déjà disparu.

Je retirai la combinaison qui avait protégé ma veste et mon pantalon, mais pas mes mains et mon visage, et utilisai sa doublure en tant que serviette de toilette. Après avoir regretté qu’il n’y eût pas de miroirs dans les caves à vins, je la roulai en boule avec l’imperméable et dissimulai le tout derrière un tonneau.

Je m’assurai que le couloir était désert et m’y aventurai. Sur les quatre portes, une devait donner sur l’extérieur. La dernière étant recouverte de feutrine verte, j’en déduisis qu’elle s’ouvrait sur les appartements des maîtres. Je poussai la plus proche.

C’était l’arrière-cuisine, encombrée de piles d’assiettes, de casseroles sales et de bottines à cirer. Ce cauchemar de Cendrillon m’indiquait que les membres de la maisonnée étaient toujours dans leurs lits. Je m’en félicitai en pensant que Verity pourrait ainsi regagner sa chambre sans rencontrer personne, avant de relever une anomalie. La première fois que j’avais ramené Cyril dans les écuries, alors qu’il faisait encore nuit, j’avais failli entrer en collision avec Baine qui rapportait les chaussures. J’avais pu constater depuis qu’il attendait pour procéder à leur collecte que tous se soient couchés. Or, la clarté du soleil me confirmait que le jour était levé.

Et je n’avais pas sous la main un journal qui m’eût permis de m’assurer de nos coordonnées temporelles.

Une des casseroles avait un fond en cuivre, et je m’y mirai. Je vis une grosse tache de suie sur ma joue, une autre en travers de ma moustache. Je pris mon mouchoir, crachai dedans et fis un brin de toilette. Puis je lissai ma chevelure et regagnai le couloir en réfléchissant. Si c’était l’arrière-cuisine, la porte suivante donnait en toute logique sur la cuisine et celle d’après sur l’extérieur.

J’avais une fois de plus sauté sur des conclusions hâtives, car je me retrouvai dans la cuisine. Jane et Mme Posey bavardaient dans un coin, et elles s’écartèrent sitôt qu’elles me virent. La cuisinière alla vers un énorme fourneau pour touiller quelque chose et Jane embrocha un morceau de pain sur une fourchette qu’elle plaça au-dessus du feu.

— Où est Baine ? m’enquis-je.

Ce qui fit sursauter Jane. Le bout de pain tomba dans les braises et fut calciné.

— Quoi ?

Elle avait brandi son ustensile telle une rapière.

— Baine. Je dois lui parler. Est-il dans la salle à breakfast ?

— Je jure devant Dieu que je ne sais pas où il est, monsieur. Il n’a rien dit. Vous ne pensez pas que notre maîtresse va nous renvoyer, n’est-ce pas ?

— Vous renvoyer ? Pourquoi ? Qu’avez-vous fait ?

— Elle dira que nous étions au courant, que les serviteurs se font toujours des confidences, expliqua-t-elle en soulignant ses propos de coups de fourchette. C’est ce qui est arrivé à ma sœur Margaret, quand M. Val est parti avec la laveuse de vaisselle. Mme Abbott a mis tout le personnel à la porte.

Je profitai de son désarroi pour la désarmer.

— Au courant de quoi ?

Mme Posey se tourna vers nous, sans quitter ses fourneaux.

— Qui s’en serait douté, avec ses grands airs ?

Je ne progressais guère et, comme le temps pressait, j’optai pour une approche plus directe.

— Quelle heure est-il ?

Ce qui eut pour effet de terrifier Jane.

La cuisinière consulta une montre épinglée à sa poitrine.

— Neuf heures.

Et Jane éclata en sanglots.

— Je dois la leur apporter. Il a dit d’attendre le courrier…

Elle s’essuya les yeux avec son tablier puis se redressa et s’arma de courage.

— Je vais voir si le facteur est passé.

J’aurais aimé demander : « Apporter quoi, et à qui ? » mais je craignais d’être confronté à d’autres larmes et propos incohérents. Et m’enquérir de la date était difficilement justifiable.

— Dites à Baine que je serai dans la bibliothèque et que je voudrais le Times du jour, me contentai-je de déclarer en sortant.

Au moins était-ce toujours l’été. Et le mois de juin, d’après certains détails. Les roses étaient en fleur et les pivoines qui serviraient de modèles à d’innombrables essuie-plumes venaient d’éclore. Je voyais également le colonel Mering se diriger vers la rocaille et ses poissons. Ne souhaitant pas m’entretenir avec lui avant d’avoir appris combien de temps s’était écoulé, je m’éclipsai derrière le manoir.

J’en ferais le tour jusqu’aux écuries, les traverserais et reviendrais par le salon. J’atteignis mon premier objectif, poussai la porte et manquai trébucher sur Cyril qui gisait sur un sac de toile, le menton calé sur ses pattes.

— Tu n’aurais pas l’heure, par hasard ?

Contrairement à son habitude, il ne bondit pas à ma rencontre. Il se contenta de me fixer avec autant d’affliction que s’il était le prisonnier de Zenda.

— Qu’y a-t-il, Cyril ? Qu’est-ce qui cloche ?

Je me penchai pour exercer une traction sur son collier.

— Serais-tu malade ?

Et je vis la chaîne.

— Seigneur ! Terence aurait-il déjà convolé en justes noces ? Viens, Cyril. Il faut tirer tout ça au clair.

Je le libérai de ses fers et il se redressa, vacilla puis me suivit avec résignation. Je sortis du bâtiment, me dirigeai vers la demeure et vis Terence près de l’embarcadère. Assis dans le canot, il contemplait le fleuve, la tête basse comme Cyril quand nous l’avions laissé garder l’embarcation.

— Que faites-vous ici ?

Il leva les yeux, maussade.

— Le miroir s’est craquelé et le voile s’est envolé.

Je ne trouvai pas ses propos très explicites et décidai de mettre les points sur les i.

— Cyril était enchaîné dans l’écurie.

— Je sais. Mme Mering m’a surpris alors que je l’emmenais dans ma chambre.

Donc, au moins une journée et une nuit s’étaient écoulées, et j’avais intérêt à trouver une explication plausible à mon absence avant qu’il ne me pose des questions.

Mais il se contentait de regarder la Tamise.

— Le poète avait raison.

— À quel sujet ?

— Les chaînes du destin.

— C’est Cyril, qui était enchaîné.

— Il devra s’y accoutumer. Tossie ne veut pas d’animaux dans la maison.

— Animaux ? Nous parlons de votre meilleur ami. Et je ferai remarquer que la Princesse Arjumand dort sur les oreillers.

— S’est-elle éveillée ce matin, gaie comme un pinson, sans savoir que le malheur fondait sur elle ?

— Qui ? La Princesse ?

— Je ne me suis douté de rien, à notre entrée en gare. Le professeur Peddick parlait d’Alexandre le Grand et de la bataille d’Issus, d’un instant décisif et de tout ce qui en avait résulté, et je n’avais pas conscience de ce qui allait se passer.

— Vous l’avez accompagné à Oxford, n’est-ce pas ? Il n’est pas descendu du train pour étudier les hauts-fonds ?

— Non, je l’ai ramené à ses proches. Et juste à temps, car Overforce allait prononcer son oraison funèbre.

— Qu’a-t-il dit ?

— Après avoir repris connaissance, il s’est jeté aux pieds du professeur Peddick en balbutiant qu’il avait raison de dire qu’une action irréfléchie changeait parfois le cours de l’histoire. Il a ajouté qu’il irait de ce pas interdire à Darwin de sauter des arbres. Et hier, il a annoncé qu’il retirait sa candidature à la chaire de Haviland.

— Hier ? Quand vous êtes-vous rendus à Oxford ?

— Un jour, deux jours, des lustres… qu’importe ? Nous subissons une métamorphose en moins de temps qu’il n’en faut pour ciller. Nous vivons sur notre île et soudain… Je n’avais pas véritablement assimilé le sens de la poésie, voyez-vous. Je croyais que ce n’était qu’une façon imagée d’exprimer ses sentiments.

— Quoi ?

— Mourir d’amour, les miroirs qui se fendillent. Or, ces choses se produisent dans la réalité…

Il secoua tristement la tête.

— Qu’elle n’eût pas ramé jusqu’à Camelot pour déclarer sa flamme à Lancelot me laissait perplexe. Maintenant, je sais qu’elle s’est tue parce qu’il était fiancé à Guenièvre.

Je m’abstins de faire remarquer que l’emploi de ce terme était abusif, étant donné que Guenièvre était l’épouse du roi Arthur.

— Cyril est trop sensible pour rester enchaîné.

— Nous sommes tous enchaînés. Condamnés à l’impuissance par les liens adamantins qu’on nous impose. Destinée ! Ô, destinée cruelle ! Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt ? Je voyais en elle une de ces insupportables féministes en culotte bouffante. Mon tuteur m’avait dit qu’elle me plairait. Si elle me plaît ?

— Maud, compris-je enfin. Vous avez vu sa nièce.

— Elle était là, debout sur le quai d’Oxford. Mon cœur a-t-il aimé ? Cela ne peut compter, car je n’avais jamais vu pareille beauté !

— Le quai de la gare ? Vous l’avez vue sur le quai de la gare ? C’est merveilleux !

— Merveilleux, dites-vous ? Trop tard, je t’ai aimée. Ô, beauté éthérée ! Trop tard je t’ai aimée ! Car à Tossie je suis lié !

Je m’abstins également de faire remarquer qu’il y avait deux syllabes en excédent.

— Ne pouvez-vous rompre vos fiançailles ? Mlle Mering ne voudra plus de vous, si elle apprend ce qui s’est passé.

— Je lui ai donné ma parole et Mlle Peddick est trop intègre pour vouloir d’un parjure. Oh, si seulement je l’avais rencontrée l’autre fois à Oxford, tout aurait été différent…

Jane arriva en courant, son bonnet de travers.

— Monsieur Henry, monsieur St. Trewes ! Avez-vous vu le colonel Mering ?

Oh, non ! pensai-je. Mme Mering a surpris Verity dans l’escalier.

— Que se passe-t-il ?

— Je dois d’abord trouver le colonel, fit-elle, ce qui ne répondait pas à ma question. Il m’a demandé de la leur remettre quand arriverait le courrier, et c’est chose faite.

— Je l’ai vu se diriger vers le bassin. Leur remettre quoi ?

— Vous devriez rentrer, messieurs. Tous sont dans le salon.

Et elle s’éloigna en courant vers la rocaille, dans un tourbillon de jupes.

— Terence, quel jour sommes-nous ?

— Est-ce important ? Jour après jour nous allons lentement, sur un chemin où la mort nous attend.

— La date, mec !

— Lundi, 18 juin.

Seigneur, nous nous étions absentés trois jours !

Je partis vers la maison, imité par Cyril, pendant que Terence citait encore :

— Me voici frappée par la malédiction ! s’écria la Dame de Shalott.

Je n’avais pas atteint la porte que j’entendis Mme Mering.

— Votre conduite est inqualifiable, Verity. Je ne vous aurais jamais crue à ce point égoïste et insouciante.

Elle savait combien de temps nous avions passé au loin, alors que Verity l’ignorait. Je me glissai dans le couloir, en direction du salon. Je devais l’en informer avant qu’elle ne commette un impair.

— J’ai dû demeurer seule à son chevet et je suis épuisée. Trois jours et trois nuits dans cette chambre, sans une minute de repos.

Je m’étais immobilisé, la main sur le bouton de porte. Si elle avait veillé quelqu’un soixante-douze heures, peut-être n’avait-elle rien remarqué. Mais qui était malade ? Tossie ? Je l’avais trouvé pâlotte, le lendemain de notre voyage Coventry.

Je collai l’oreille au battant, en espérant apprendre plus de choses que d’habitude.

— Vous auriez pu me remplacer quelques instants.

— Je suis terriblement désolée, ma tante. J’ai cru que vous vouliez limiter les risques de contagion.

Pourquoi les gens qu’on écoute à leur insu évitent-ils toujours de dire de qui et de quoi ils parlent ? pensai-je. Un peu de précision, que diantre !

— Et je m’imaginais qu’il tenait à être soigné par vous et par Tossie.

« Il » ? Monsieur C était-il arrivé, pour être sitôt après terrassé par un microbe ? Était-il alors tombé amoureux d’une de ses infirmières ?

— Je ne l’autoriserai jamais à approcher d’un malade. Sa santé est si fragile !

Terence ouvrait la porte du couloir. Je devais entrer, avec ou sans informations. Je baissai les yeux sur Cyril, qui m’avait accompagné. Mme Mering voudrait certainement savoir pourquoi il était à l’intérieur, mais ce serait une diversion bienvenue compte tenu des circonstances.

— Tocelyn a une constitution bien trop délicate pour s’occuper de lui, et voir son pauvre père dans cet état l’aurait bouleversée.

Son pauvre père. Elles parlaient donc du colonel. Cependant, que faisait un agonisant sur le chemin du bassin ?

J’allai les rejoindre.

— Je pensais que vous feriez montre de plus de sollicitude envers votre oncle, Verity. Je suis profondément déçue par…

— Bonjour, lançai-je.

Ce qui me valut un regard de reconnaissance de Verity.

— Comment se porte le colonel, ce matin ? Je présume qu’il est rétabli, puisque je viens de le voir à l’extérieur.

— À l’extérieur ? Il ne devait pas quitter sa chambre ! Le froid va l’emporter.

Mme Mering se tourna vers Terence qui s’était immobilisé sur le seuil et baissait la tête tel un chien battu.

— Est-ce vrai, M. St. Trewes ? Mon mari est-il sorti ? Allez le chercher, immédiatement.

Il fit docilement demi-tour.

— Et où est ma fille ? Qu’attend-elle pour descendre ? Verity, dites à Jane d’aller l’avertir que je l’attends.

Terence revint, avec le colonel et la bonne.

— Mesiel ! N’avez-vous pas une once de bon sens ? Vous avez été gravement malade.

— Voulais aller au bassin. Peux pas être tranquille, avec ce maudit chat. Cette idiote m’a arrêté en chemin… Me rappelle jamais son nom…

— Colleen, fit machinalement Verity.

— Jane, la reprit sévèrement Mme Mering.

— Pour me dire de rentrer. Qu’est-ce qui se passe ?

Il se tourna vers Jane qui déglutit, prit une inspiration hachée et présenta une lettre sur un plateau d’argent.

— Grumph ! C’est quoi, ça ?

— Le courrier, monsieur.

Mme Mering prit la missive.

— Pourquoi Baine ne l’a-t-il pas apporté ? C’est certainement Mme Iritosky qui nous explique les raisons de son brusque départ.

Elle la décacheta et s’adressa à Jane.

— Dites à Baine de venir et à Tossie de descendre. Elle voudra en prendre connaissance.

— Bien, madame.

Jane s’empressa de fuir.

— J’espère qu’elle a précisé sa nouvelle adresse, afin que je puisse lui répondre et lui parler des esprits qui me sont apparus à Coventry.

Elle déplia plusieurs feuilles couvertes d’une écriture serrée et se renfrogna.

— Mais, ce n’est pas…

Elle s’interrompit, pour lire en silence.

— Qui est-ce, ma chère ? voulut savoir le colonel.

— Oh, criola Mme Mering, avant de tomber raide.

Pour une fois, ce n’était pas un évanouissement simulé et elle percuta la crédence, décapita une plante verte, brisa le dôme de cristal d’un bouquet de plumes et termina sa trajectoire avec la tête sur le tabouret de velours. Les pages voletèrent autour d’elle.

Je plongeai, imité par Terence, pendant que le colonel tirait le cordon.

— Baine ! Baine !

Verity glissa un coussin sous la nuque de Mme Mering et l’éventa en utilisant la lettre.

— Baine !

Jane apparut sur le seuil, terrorisée.

— Dites à Baine de venir sur-le-champ !

— Je ne peux pas, monsieur, fit-elle en tordant son tablier.

— Pourquoi ?

— Il est parti, monsieur.

— Comment ça, parti ? Parti où ?

Elle acheva de faire un nœud au tissu.

— La… la lettre, monsieur.

— Serait au bureau de poste ? Allez le chercher ! Maudite Iritosky ! Fait des dégâts même quand elle n’est pas là ! Tous des charlatans, ces spirites !

Mme Mering cilla.

— Notre fille… Oh, la lettre ! Lettre fatidique… Après cette brève intervention, elle se pâma derechef. Jane arriva avec les sels, et le colonel gronda :

— Où est Baine ? N’avez pas mis la main dessus ? Et dites à Tossie de descendre illico. Sa mère a besoin d’elle.

Jane s’affaissa sur une chaise dorée, remonta son tablier sur sa tête et pleura à chaudes larmes.

— Allons, allons, c’est quoi ça ? Debout, ma fille.

— Verity, hoqueta Mme Mering. La lettre. Lisez-la. Je ne peux…

Verity cessa de s’en servir comme d’un éventail.

— Cher père et chère mère, commença-t-elle.

Et je crus qu’elle allait défaillir à son tour. Je m’avançai, mais elle se ressaisit.

— Cher père et chère mère, quand vous lirez ceci je serai une femme mariée.

— Mariée ? répéta le colonel. Comment ça, mariée ?

— … et je serai plus heureuse que je ne l’ai jamais été et n’ai rêvé de l’être. Je regrette d’avoir agi à votre insu, d’autant plus que père est malade. Je redoutais toutefois que vous n’interdisiez ce mariage et je sais que lorsque vous connaitrez Baine aussi bien que moi…

Verity s’interrompit, livide.

— … aussi bien que moi, vous ne verrez plus en lui un serviteur mais le plus gentil et le plus admirable des hommes, et que vous nous accorderez votre pardon.

— Baine ? fit le colonel.

— Baine, confirma Verity.

Elle posa la lettre sur ses genoux et me fixa, au désespoir.

— Non, elle ne peut pas nous avoir fait ça !

— Elle a fugué avec le majordome ? murmura Terence.

Mme Mering crispa le poing sur sa poitrine.

— Oh, monsieur St. Trewes, mon pauvre garçon ! Vous voici détruit.

Il n’avait pas l’air détruit mais dépassé par les événements, comme ces soldats amputés d’une jambe qui viennent d’apprendre qu’ils vont être rapatriés et n’ont pas encore assimilé la situation.

Le colonel foudroya Jane du regard.

— Baine ? Comment est-ce possible ?

— Continuez, Verity, murmura Mme Mering.

— Sans doute souhaitez-vous savoir ce qui s’est passé.

C’était un euphémisme.

— Tout a débuté lors de notre voyage à Coventry.

Elle ne put aller plus loin et Mme Mering lui arracha la lettre des mains.

— … notre voyage à Coventry, qui, je le sais à présent, nous a été imposé par les esprits afin que je découvre l’amour de ma vie. Lady Godiva ! C’est à cette femme impudique que nous devons tous nos malheurs ! À St. Michael, j’ai admiré une urne cinéraire en fonte qui, j’en suis désormais consciente, manquait totalement de simplicité. J’avancerai à ma décharge que nul ne m’avait appris à développer mes goûts artistiques et littéraires. Je n’étais qu’une enfant ignorante, écervelée et gâtée. J’ai demandé à Baine, car c’est ainsi que je pense encore à lui-même si je dois m’habituer à l’appeler William et mon époux bien-aimé ! Époux ! Que ce mot est doux à mon oreille ! Je lui ai donc demandé de vanter avec moi la beauté de cet objet. Il a refusé tout net et l’a qualifié de hideux, en mettant en cause mon discernement. Nul n’avait encore osé me contredire, à l’exception de cousine Verity qui se comporte ainsi parce qu’elle est acariâtre. C’est le propre des vieilles filles qui ne trouvent pas preneur. Je lui ai d’ailleurs prodigué mes conseils afin qu’elle se rende un peu plus séduisante, mais à l’impossible nul n’est tenu.

— C’est ce qu’on appelle brûler ses vaisseaux, murmurai-je.

— Peut-être qu’à présent que je suis mariée, M. Henry la remarquera. J’ai essayé de lui vanter ses qualités. Hélas, il n’avait d’yeux que pour moi. Ils formeraient un couple certes banal mais bien assorti.

— Tous ses vaisseaux.

— N’étant pas accoutumée à ce qu’on me tienne tête, j’ai tout d’abord ressenti de la colère. Mais quand vous vous êtes pâmée dans le train, mère, et que je suis allée chercher Baine, j’ai constaté qu’il était si fort, si décidé et efficace que je l’ai vu sous un jour nouveau et que je suis tombée amoureuse de lui.

— C’est ma faute, geignit Verity. Si je n’avais pas insisté pour que nous allions à Coventry…

— Mais j’étais trop têtue pour l’admettre. Et le lendemain j’ai exigé qu’il me présente des excuses. Il a refusé, nous nous sommes querellés et il m’a jetée dans la Tamise, puis il m’a embrassée et, oh, mère, c’était tellement romantique ! Comme dans les pièces de Shakespeare que mon bien aimé époux me fait découvrir. J’ai commencé par La mégère apprivoisée.

Mme Mering jeta la lettre.

— La lecture ! Voilà la cause de nos malheurs ! Mesiel, combien de fois vous ai-je dit qu’il ne faut engager que des domestiques illettrés ? Vous êtes le responsable de tout cela. Il lisait Ruskin, Darwin et Trollope. Trollope ! C’est un nom, ça ? Et son nom à lui ! Tous les serviteurs devraient avoir des noms anglais. « Lord Dunsany m’appelait par mon nom », qu’il m’a dit. « Pas nous », lui ai-je rétorqué. À quoi pourrait-on s’attendre d’un homme qui ne se change pas pour dîner ? Et un lecteur invétéré, lui aussi.

Le colonel était visiblement dépassé.

— Qui ?

— Lord Dunsany. Un individu répugnant. Mais son neveu héritera de la moitié du Hertfordshire et Tossie aurait été reçue à la cour, et maintenant… maintenant…

Elle défaillit et Terence tendit la main vers les sels, qu’elle repoussa avec irritation.

— Mesiel ! Ne restez pas là comme une potiche ! Faites quelque chose avant qu’il ne soit trop tard !

— Il est déjà trop tard, murmura Verity.

Je tentai de la réconforter à mi-voix tout en ramassant les pages.

— Peut-être ne sont-ils partis que ce matin.

Les feuilles étaient couvertes de pattes de mouches tarabiscotées, de points d’exclamation, de soulignages et de pâtés. Tossie aurait dû acheter un essuie-plume à la brocante.

— N’essayez pas d’intervenir, lus-je. Quand vous recevrez cette lettre, nous nous serons mariés dans le Surrey et serons en route vers notre nouveau foyer. Mon très cher époux – ah, quel mot adorable ! – estime que notre vie sera bien plus agréable au sein d’une société qui a rejeté des notions de classes sociales désormais archaïques, dans un pays où tous peuvent vivre sous leur vrai nom. À ces fins, nous embarquons pour l’Amérique où mon époux – ah, quel doux mot ! – compte gagner sa vie en tant que philosophe. Nous avons emporté avec nous la Princesse Arjumand, car je ne pourrais supporter d’être séparée d’elle et je sais que père l’aurait tuée après avoir appris ce qu’elle a fait à son poisson à pois.

Le colonel bondit de son fauteuil.

— Mon paon nacré ? Que s’est-il passé ?

— Elle l’a mangé. Oh, cher père, lui pardonnerez-vous, ainsi qu’à moi ?

— La renier s’impose, fit Mme Mering.

— Absolument ! Ce ryunkin m’a coûté deux cents livres !

Et Mme Mering parut se ressaisir.

— Colleen ! Non, Jane ! Cessez de renifler et apportez-moi mon écritoire. Je vais l’informer que nous n’avons plus de fille.

Jane s’essuya le nez dans son tablier.

— Oui, madame.

Je la suivis des yeux en songeant à sa double appellation et à Mme Chattisbourne qui n’avait pour domestiques que des Gladys. J’essayai de me remémorer les propos de Baine que Mme Mering nous avait rapportés. « Lord Dunsany m’appelait par mon nom. » Et qu’avait dit Mme Chattisbourne, le jour où nous étions allés chercher ses dons pour la brocante ? « J’ai toujours pensé que ce ne sont pas les noms qui font les bons maîtres d’hôtel. »

Colleen/Jane revint avec l’écritoire, en reniflant, et Mme Mering alla s’asseoir devant le secrétaire.

— Le nom de Tocelyn ne sera plus jamais prononcé dans cette maison. Tocelyn, voilà trois syllabes qui ne franchiront plus mes lèvres. Et nous renverrons toutes les lettres de Tocelyn à l’expéditeur, sans les avoir ouvertes.

Elle prit une plume et de l’encre.

— Comment saurez-vous où lui écrire pour lui annoncer que nous l’avons reniée, si nous ne prenons pas connaissance de sa nouvelle adresse ? voulut savoir le colonel.

— Tout est perdu, murmura Verity.

Je n’y prêtai pas attention. Je feuilletais et retournais les pages, cherchant la fin.

— À dater de ce jour nous porterons le deuil de Tocelyn, ajoutait Mme Mering. Jane, montez préparer ma robe de crêpe noir. Mesiel, si on vous demande de ses nouvelles, répondez que Tocelyn est morte.

Je trouvai la fin de la lettre. Tossie l’avait signée : Votre fille repentante, Tocelyn, avant de barrer son prénom et d’écrire au-dessus son nom d’épouse.

Je me penchai vers Verity.

— Écoutez la suite. Je sais qu’il ne s’en remettra jamais, mais dites à Terence qu’il doit essayer de surmonter son incommensurable chagrin et qu’il aurait tort de nous envier notre bonheur, car Baine et moi étions destinés à vivre ensemble.

Et Terence comprit enfin.

— Si elle est partie avec le majordome et l’a épousé, me voici libéré de toute obligation !

Je n’en fis aucun cas.

— Mon cher William ne croit pas que notre avenir est prédéterminé. Il dit que nous le façonnons par nos actes. Mais il dit aussi que les femmes doivent avoir leurs propres opinions et je vois dans tout cela l’intervention du Destin. Car si la Princesse Arjumand n’avait pas disparu, nous ne serions jamais allés à Coventry…

— Non, par pitié, murmura Verity.

— Elle a gardé le meilleur pour la fin… à Coventry. Et si je n’avais pas vu cette urne cinéraire, nous n’aurions pas été réunis. Je vous écrirai sitôt que nous nous serons installés en Amérique. Votre fille aimante… Mme William Patrick Callahan.

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