Chapitre huit

Un chat, a-t-on dit avec justesse, sera toujours un chat, et tout semble indiquer qu’on n’y pourra jamais rien changer.

P.G. Wodehouse


La boîte de Pandore – Un sujet de conversation à l’époque victorienne – Du vocabulaire qu’il convient d’employer avec un chat – L’erreur de Jean sans Terre – De l’importance d’une bonne nuit de sommeil – L’ouverture d’une boîte de conserve – Miaulements – Un cygne – Veaux, vaches, cochons, couvées – Hansel et Gretel – Une fin idéale pour une journée idéale

— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je.

La réponse était évidente. M. Dunworthy me l’avait confiée pour que je la ramène à Muchings End avant que sa disparition ne bouleverse le cours de l’histoire.

Mais j’étais arrivé avec trois jours de retard et à quarante miles de ma destination, trop déphasé pour comprendre ce qu’on attendait de moi. Entre-temps, Mme Mering était allée consulter un médium à Oxford, Tossie avait rencontré Terence et le comte de Vecchio, et Terence avait raté Maud.

L’incongruité temporelle n’avait pas été éliminée. Je l’avais sous les yeux.

— Tu ne devrais pas être ici.

Elle me fixait, ce qui me permit de constater que ses iris aux étranges pupilles verticales étaient pailletés de vert. J’en fus surpris. Je m’étais imaginé qu’ils étaient jaunes et lumineux dans la pénombre.

J’avais également cru que les chiens pourchassaient les chats, alors que Cyril se contentait de m’adresser des regards de reproche comme s’il s’estimait trahi.

— J’ignorais qu’elle était là, me justifiai-je, sur la défensive.

Alors que j’aurais dû m’en douter. Finch aurait-il tant attendu pour mettre dans ce panier un fromage ? Pourquoi aurait-il dit qu’en raison de mon déphasage il ne jugeait pas cette idée excellente ?

Il avait eu raison. Je m’étais comporté comme le dernier des imbéciles. Je n’avais pas réagi quand Terence avait déclaré que Tossie avait perdu son chat et quand Verity m’avait demandé où il était.

J’aurais pu le lui confier, afin qu’elle le ramène à Muchings End. Ou le remettre à Tossie. Il eût suffi de trouver une excuse pour regagner le canot puis feindre de l’avoir découvert flânant sur la berge. Si j’avais su qu’il était là, si j’avais pensé à regarder dans mes bagages.

Le chat bougea ! Il bâilla et s’étira avec délicatesse, ce qui me révéla une patte blanche. Je me penchai sur le panier pour voir les autres, et n’aperçus que de la fourrure noire.

Je fus saisi d’un doute. Était-ce bien la Princesse Arjumand ? Je la savais noire avec une face blanche mais il y avait des centaines, pour ne pas dire des milliers, de chats noirs à face blanche en 1888. Ne devaient-ils pas les noyer pour réduire leur nombre ?

— Princesse Arjumand ?

Rien dans son regard ne m’indiqua qu’elle avait reconnu son nom.

— Princesse Arjumand ?

Elle ferma les yeux.

Ce n’était donc pas le chat de Mlle Mering mais celui de l’éclusier ou du marguillier, un animal qui avait mis à profit notre visite de l’église d’Iffley pour se glisser dans le panier. Il bâilla encore puis se leva.

Cyril recula, tel un ilotier de la défense passive voyant tomber devant lui une bombe incendiaire.

Le chat sortit de son nid et s’éloigna, sa queue noire et blanche dressée. Je vis sur son arrière-train une tache blanche évoquant une culotte. Tossie n’en avait pas parlé, me dis-je avec espoir avant de me rappeler qu’à l’époque victorienne il eût été malséant de faire la moindre allusion à un sous-vêtement. En outre, quelles étaient les probabilités pour qu’un autre chat à pattes blanches se dissimule dans mon panier puis referme son couvercle ?

La Princesse avait atteint l’orée de la clairière.

— Attends ! lui ordonnai-je, en vain.

Puis je me souvins des termes qu’il convenait d’employer avec les animaux.

— Assis ! Couché !

Elle continua de s’éloigner.

— Au pied. À la niche. Stop. Hooo !

Elle se tourna et me dévisagea, intriguée. J’avançai lentement.

— C’est ça. Tu es bien sage.

Elle s’assit, pour se lécher une patte.

— Gentil, gentil minet. Assis… Assis…

Elle passa délicatement la patte en question derrière son oreille.

Je n’étais plus qu’à une trentaine de centimètres.

— Là… Là…

Et je plongeai.

D’un bond plein de souplesse, elle disparut dans les fourrés.

— Alors, l’avez-vous trouvé ? me cria Terence.

Je m’assis, époussetai mes coudes et foudroyai Cyril du regard.

— Pas un mot, l’avertis-je en me levant.

Terence arriva, avec la boîte de pêches au sirop.

— Alors ?

— Rien. Mais je n’ai pas encore tout inspecté.

Je retournai vers les bagages, refermai le panier et ouvris la sacoche, en espérant qu’elle ne me réservait pas d’autres surprises. Je soupirai de soulagement en constatant qu’elle ne contenait qu’une paire de bottines devant convenir à quelqu’un qui chaussait du trente-huit, un grand mouchoir à pois, trois fourchettes à poisson, une louche en argent filigranée et des pinces à escargot. Je les sortis.

— Ça ne pourrait pas faire l’affaire ?

Terence fouillait dans la bourriche.

— J’en doute… Ah, voilà !

Il brandit l’objet qui évoquait un cimeterre.

— Oh, je constate que vous avez apporté du Stilton ! Excellent.

Il repartit avec ce fromage et l’ouvre-boîte, et je regagnai l’orée de la clairière.

La chatte n’était visible nulle part.

— Princesse Arjumand, murmurai-je en soulevant des branches pour regarder dessous. Ici, ma belle !

Cyril fourra son mufle dans un buisson et un oiseau s’envola.

— Viens, le chat. Au pied.

— Ned ! Cyril ! nous appela Terence.

Je lâchai la branche, qui retomba avec bruit.

La bouilloire siffla et il revint avec la boîte de pêches au sirop.

— Qu’est-ce qui vous retarde ?

Je dissimulai les pinces à escargot dans une des bottines.

— Je fais un peu de rangement, afin que nous puissions partir de bonne heure.

— Vous devez tout d’abord terminer votre repas. Venez.

Il me guida vers le feu de camp. Cyril nous suivait en regardant de tous côtés avec méfiance, et le professeur Peddick versait du thé dans des gobelets en fer-blanc.

— Dum licet inter nos igitur laetemur amantes, cita-t-il en m’en tendant un. Une fin idéale pour une journée idéale.

Idéale ! J’avais omis de ramener le chat, empêché Terence de rencontrer Maud, permis qu’il aille à Iffley retrouver Tossie et Dieu sait quoi encore.

S’il était vain de se lamenter sur le passé, j’avais… Je cherchai une métaphore appropriée. Ouvert la boîte de Pandore ? Réveillé le chat qui dort ?

Dans un cas comme dans l’autre, je devais porter la Princesse Arjumand à Muchings End avant qu’il n’en résulte d’autres incongruités.

Verity souhaitait que j’éloigne Terence de Tossie, mais elle n’était pas au courant des derniers rebondissements. Il fallait que je ramène au plus tôt ce chat sur les lieux de sa disparition, et il eût suffi pour cela de dire à Terence que je l’avais retrouvé. Fou de joie, il serait reparti pour Muchings End sans perdre une seconde.

Ce qui risquait d’aggraver la situation. Tossie lui en serait si reconnaissante qu’elle tomberait amoureuse de lui, et non de ce monsieur C. Et s’il se demandait comment cet animal avait pu atteindre l’île, il se lancerait à la poursuite de ses ravisseurs présumés comme il l’avait fait après avoir découvert le vol du canot. Ce qui nous vaudrait d’atteindre un déversoir dans l’obscurité et de nous noyer, ou de déclencher la guerre des Boers.

J’avais intérêt à dissimuler la chatte jusqu’à notre arrivée à Muchings End. À condition de pouvoir la remettre dans le panier et, pour cela, de la retrouver.

— Si nous apercevions la Princesse Arjumand, demandai-je négligemment à Terence. Comment devrions-nous procéder pour la capturer ?

— Ce ne serait pas nécessaire. Je suis certain qu’elle sauterait dans nos bras sitôt qu’elle nous verrait. Elle n’a jamais eu à subvenir à ses propres besoins, d’après Toss… Mlle Mering.

— Admettons qu’elle soit effrayée. Suffirait-il de l’appeler pour qu’elle vienne ?

Ma question parut les sidérer.

— C’est un chat, me rappela Terence.

— Alors, comment faudrait-il s’y prendre pour l’attraper ? Devrions-nous confectionner un piège, ou…

— Un peu de nourriture. La faim doit la tenailler. Croyez-vous qu’elle contemple comme moi les flots, sous les fraiches caresses de la brise qui fait tourbillonner sa robe d’or dans les salles de bal obscures de la nuit ?

— La Princesse Arjumand ?

— Non, Mlle Mering, voyons ! Assiste-t-elle à ce crépuscule magnifique ? Sait-elle que nous sommes destinés à être réunis tels Lancelot et Guenièvre ?

Une autre fin tragique, mais moins que celle que nous connaîtrions tous si je ne ramenais pas ce chat à Muchings End.

Je me levai et ramassai les assiettes.

— Mieux vaut tout ranger et nous coucher, pour pouvoir lever le camp dès potron-minet.

— Ned a raison, dit Terence à son tuteur. Il faudra repartir très tôt pour Oxford.

— Est-ce vraiment indispensable ? demandai-je. Je suggère d’emmener le professeur Peddick avec nous.

Terence me dévisagea en ouvrant de grands yeux.

— Nous gagnerions ainsi deux heures, et je suis certain qu’il découvrira en chemin de nombreux sites historiques dignes d’intérêt. Des ruines, des tombes et… la prairie de Runnymede où les forces aveugles de l’histoire ont conduit à la signature de la Grande Charte.

J’obtins la réaction escomptée.

— Les forces aveugles ? Nous la devons à la personnalité des principaux personnages, les abus de Jean sans Terre, la mollesse du pape, la ténacité de l’archevêque de Canterbury. Des forces aveugles !

Il vida sa tasse jusqu’à la dernière goutte et la posa d’un geste décidé.

— Allons à Runnymede !

— Vous oubliez votre sœur et votre nièce, fit Terence.

— Mon garçon de service pourvoira à leurs besoins, et Maudie est pleine de ressources.

Sur ces mots, Peddick ramassa sa canne à pêche.

— Elles vont s’inquiéter à votre sujet.

— Il pourra leur télégraphier d’Abingdon, suggérai-je.

— Excellente idée, approuva le professeur en partant vers le fleuve.

Terence le suivit des yeux.

— Ne va-t-il pas nous ralentir ?

— Certainement pas. Runnymede est proche de Windsor. Je le conduirai là-bas en canot pendant que vous tiendrez compagnie à Mlle Mering. Nous serons à Muchings End avant midi. Vous pourrez même faire un brin de toilette au Barley Mow et donner votre pantalon à repasser et vos chaussures à cirer, afin d’être à votre avantage.

J’avais cité le nom d’une auberge recommandée dans Trois Hommes dans un bateau. Et j’en profiterai pour ramener le chat à Muchings End, ajoutai-je en pensée. À condition de le retrouver, évidemment.

— Nous gagnerions du temps, admit-il.

Je ramassai la nappe et la fourrai dans la bourriche.

— Alors, la question est réglée. Faites la vaisselle, pendant que je prépare les lits.

— Il n’y a de la place que pour deux personnes, à bord. Je dormirai à côté du feu.

— Non, je préfère passer la nuit à terre.

J’allai chercher les couvertures que j’étalai au fond du canot et en conservai deux que j’emportai dans la clairière.

— Ne devriez-vous pas vous installer près de cette source de chaleur ?

— Mon médecin m’a déconseillé d’inhaler de la fumée.

Terence remonta son pantalon et s’avança dans les hauts-fonds pour rincer les plats. Je profitai de son absence pour subtiliser une lanterne et une cordelette, en regrettant que le professeur Peddick ne se fût pas muni d’une épuisette.

J’avais omis de demander ce que mangeaient les chats. Nous n’avions pas terminé le Stilton. Aimaient-ils le fromage ? Non, c’étaient les souris qui adoraient le fromage et les chats les souris. Je doutais que Terence eût emporté des souris.

Du lait. Ils en étaient friands. La dame qui s’occupait du jeu de massacre à l’office d’actions de grâces s’était plainte qu’un chat lapait le lait déposé devant sa porte. « Cette sale bête arrache le bouchon d’un coup de griffes », avait-elle déclaré.

Nous n’avions pas de lait mais il restait un peu de crème au fond de la bouteille. Je la fourrai dans ma poche avec un bol, une boîte de petits pois, de la viande en conserve, un quignon de pain et l’ouvre-boîte. J’allai dissimuler le tout dans la clairière. À mon retour, Terence fouillait dans ses bagages.

— Où est passée l’autre lanterne ? J’en avais deux.

Il regarda le ciel.

— On dirait qu’il va pleuvoir. Vous auriez intérêt à dormir avec nous dans le canot.

— Mon médecin m’a dit que l’humidité était mauvaise pour mes poumons.

C’était une bien piètre excuse, vu qu’une descente de la Tamise figurait dans ses prescriptions.

— Elle m’a recommandé de dormir sur la terre ferme.

— Qui ?

Et je me souvins trop tard qu’il n’y avait pas de femmes disciples d’Hippocrate, à l’époque victorienne. Pas plus que d’avocates ou de dames Premier ministre.

— M. Elmer Dunworthy. El, pour les intimes.

Terence se redressa en tenant la lanterne.

— Je sais que Dawson en a mis deux. Je me demande où est l’autre.

Il remonta le manchon de verre, gratta une allumette et régla la mèche. Je l’observai attentivement, afin de pouvoir en faire autant le moment venu.

Peddick revint avec la bouilloire et ses deux poissons.

— Je dois informer le professeur Edelswein de ma découverte. On croyait l’ugubio fluviatilis albinus disparu de la Tamise, et c’est un spécimen magnifique.

Il le lorgna dans la semi-pénombre, posa le tout sur la bourriche et sortit sa pipe.

— Ne devions-nous pas nous coucher ? Pour être frais et dispos ?

Il ouvrit sa blague à tabac.

— C’est exact. Rien n’est aussi réparateur qu’une bonne nuit de sommeil. C’est ainsi que les Grecs ont reconstitué leurs forces, à Salamine.

Il bourra sa pipe et tassa le tabac avec son pouce. Terence prit la sienne.

— Alors que les Perses sont demeurés en mer, pour disposer leurs navires de façon à couper toute voie de repli à leurs adversaires.

Je me levai.

— Tout juste, et les Perses ont été mis en déroute. Et comme je ne voudrais pas que nous subissions le même sort, au lit !

Peddick tendit la blague à Terence.

— Les Saxons aussi, à la bataille d’Hastings. Les hommes de Guillaume le Conquérant étaient bien reposés alors que les Saxons avaient marché onze jours d’affilée. Si Harold avait accordé à ses troupes le temps de reconstituer leurs forces, il aurait remporté ce combat et le cours de l’histoire en aurait été changé.

Ce qui se passerait si je ne ramenais pas la Princesse Arjumand au plus tôt.

— Et si nous ne voulons pas aller nous aussi au-devant d’une déconfiture, nous ferions bien de nous coucher, insistai-je.

— Le comportement individuel, voilà ce qui importe le plus. Les Saxons avaient l’avantage, car ils étaient regroupés sur une hauteur. C’est le meilleur atout dont peut disposer une armée, ainsi que le démontrent les batailles de Waterloo et de Fredericksburg. En outre, ils étaient bien plus riches et si les forces économiques étaient déterminantes ils auraient été vainqueurs. Mais ce n’est pas ce qui a décidé de l’issue des combats. Guillaume le Conquérant a pris deux initiatives décisives. Tout d’abord quand il a été désarçonné pendant une charge…

Cyril se coucha et se mit à ronfler.

— S’il ne s’était pas immédiatement relevé pour se faire reconnaître par ses hommes, ils l’auraient cru mort et auraient perdu leur ardeur. Comment Overforce concilie-t-il ce fait avec sa théorie ? Il ne le peut pas, car ce sont les individus qui écrivent l’histoire ainsi que le démontre le second instant crucial de l’affrontement…

Une bonne heure s’écoula avant qu’ils ne tapotent leurs pipes pour les vider de leurs cendres et se dirigent vers le canot. À mi-chemin, Terence fit demi-tour pour m’apporter la lanterne.

— Gardez-la, c’est vous qui restez sur le rivage.

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Bonne nuit.

— Bonne nuit. Qu’il est doux lorsqu’on a terminé ses travaux, de refermer sur soi les voiles du repos.

C’était incontestable, mais je devrais au préalable retrouver un chat. Je regagnai la clairière pour attendre que tous s’endorment et me ronger les sangs.

Un loup avait pu dévorer la Princesse. Étaient-ils nombreux, à cette époque ? Si elle n’avait pas été recueillie par une vieille femme solitaire ou des canoteurs de passage.

Les écluses sont fermées et ce n’est qu’un chat, me dis-je. Un simple animal pourrait-il affecter le cours de l’histoire ?

La réponse était oui. Il suffisait de prendre pour exemple le cheval d’Alexandre le Grand ou la taupe qui avait commis un régicide en creusant sa taupinière sur le chemin de la monture de Guillaume III.

J’attendis une demi-heure puis allumai prudemment la lanterne. J’allai chercher les conserves dans leur cachette, sortis le petit cimeterre de ma poche et tentai de déterminer son fonctionnement.

Terence avait affirmé qu’il s’agissait d’un ouvre-boîte et démontré l’exactitude de ses propos en s’en servant pour nous permettre de déguster les pêches au sirop. Je tapai sur le couvercle avec la pointe de la lame, son tranchant et pour finir le manche.

J’étudiai l’objet. Un des appendices devait se caler sur le pourtour de la boîte, et faire levier. S’il n’y pénétrait pas par le côté. Ou le fond. Conscient que je le tenais peut-être dans le mauvais sens, je le retournai.

Et je me piquai la paume, ce qui n’était pas le but recherché. Je fouillai dans la sacoche et trouvai un mouchoir pour panser ma blessure.

Il fallait procéder méthodiquement. C’était certainement la partie la plus acérée qu’il convenait de planter dans le métal. Sans doute sur le dessus. Il devait exister sur sa circonférence un emplacement prévu à cet effet. Je ne le trouvai pas.

— Pourquoi tout est-il si compliqué, à cette époque ?

Telle était la question que je venais de me poser quand je vis un reflet à l’orée de la clairière.

— Princesse Arjumand ?

Je levai la lanterne.

J’avais eu raison. Les yeux des chats étaient dorés et lumineux dans le noir.

Je lui tendis le quignon de pain et faisant des « tssk » avec la langue.

— Ici, le chat ! J’ai quelque chose de bon pour toi. Approche.

Les points cillèrent puis disparurent. Je fourrai le pain dans ma poche et pénétrai dans les fourrés.

— Viens, le chat. Je vais te ramener chez toi. Tu veux rentrer à la maison, pas vrai ?

Le silence. Enfin, pas tout à fait. Des grenouilles coassaient, des feuilles bruissaient et la Tamise clapotait, mais le chat restait muet. D’ailleurs quels sons émettaient les chats ? Je ne pouvais le savoir, étant donné que tous ceux que j’avais vus étaient endormis. Des miaulements. J’avais lu quelque part qu’ils miaulaient.

— Miaul, fis-je en soulevant des branches pour regarder dans le taillis. Approche, le chat. Tu ne voudrais pas détruire le continuum espace-temps, pas vrai ? Miaul, miaul.

Il était là, au-delà du bosquet que je traversai en semant des miettes de pain.

— Miaul ? Princesse Arjumand ?

Et je faillis trébucher sur Cyril.

Il remua son arrière-train, tout joyeux.

— Retourne te coucher près de ton maître. Tu ne ferais que tout compliquer.

Il baissa son mufle aplati pour renifler le sol en décrivant des cercles.

— Non ! Tu n’es pas un limier. Tu n’as même pas une truffe digne de ce nom. Regagne le canot.

Je lui désignai le fleuve.

Il releva la tête pour me regarder avec des yeux à la fois injectés de sang et implorants.

— Non, il est bien connu que les chats n’aiment pas les chiens.

Il balaya le terrain avec son museau et je finis par céder.

— D’accord, d’accord, mais ne t’éloigne pas de moi.

Je retournai dans la clairière, versai la crème dans un bol et pris la cordelette et quelques allumettes. Cyril m’observa avec un vif intérêt.

— Le gibier n’est pas loin, Dr Watson, lui dis-je.

Et nous nous aventurâmes dans la jungle.

Tout était très sombre et aux sons des grenouilles, du fleuve et du feuillage s’ajoutaient désormais des bruits de reptation, des crépitements et des ululements divers. Le vent se levait et j’abritai la lanterne avec ma paume, en pensant que les lampes électriques étaient une invention merveilleuse. Non seulement leur clarté était plus vive, mais on pouvait la diriger vers les points les plus intéressants alors que cet accessoire diffusait un cercle de chaude clarté, certes, mais avec pour unique résultat d’assombrir tout ce qui se situait au delà.

— Princesse Arjumand ? appelais-je.

Ou :

— Ici, le chat.

Ou encore :

— Youyou !

Je semais des miettes de pain tout en progressant et posais à intervalle régulier le bol de crème devant les buissons d’aspect prometteur.

Rien ne se produisait. Pas d’yeux luisants. Pas de miaulements. L’air était de plus en plus humide, comme s’il allait pleuvoir.

— Vois-tu des traces du chat, Cyril ?

Nous continuâmes. Ce lieu, qui m’avait paru très hospitalier en fin d’après-midi, était à présent envahi d’arbustes épineux, de racines enchevêtrées et de branches qui évoquaient des griffes menaçantes. Le félin pouvait s’être tapi n’importe où.

Près du fleuve. Un éclair de blancheur.

— Viens, Cyril.

Là, au milieu des roseaux, immobile. Peut-être s’était-il rendormi.

— Princesse Arjumand ? Te voilà, polissonne.

La tache blanche s’étira et battit des ailes.

— Couac !

Je lâchai le bol, et fus éclaboussé.

— C’est un cygne, m’émerveillai-je.

J’avais devant moi un de ces magnifiques ornements de la Tamise qui longeaient majestueusement ses berges en incurvant leur long cou avec grâce.

— Il y a longtemps que je rêve d’en voir un, confiai-je à Cyril.

Qui s’était éclipsé.

— Couac ! répéta le palmipède en déployant des ailes d’une envergure impressionnante.

Il était évident qu’il n’appréciait guère d’avoir été réveillé.

— Désolé, je t’avais pris pour un chat.

— Couac ! fit-il encore, avant de me charger.

Il n’était précisé dans aucun des poèmes écrits à leur gloire que les cygnes sifflaient, avaient horreur d’être pris pour des félins et mordaient.

Je réussis à lui échapper en plongeant dans un buisson épineux, en grimpant à un arbre et en lui donnant de nombreux coups de pied. Il finit par regagner les flots en se dandinant et en cacardant des menaces.

J’attendis un quart d’heure, au cas où c’eût été une ruse, puis je redescendis et examinai mes blessures. Ce qui s’avéra difficile, car la plupart m’avaient été infligées par derrière. Je me contorsionnais pour tenter de les voir quand Cyril réapparut, tout penaud.

Nous avions subi une déroute, comme les Perses. Et je me souvins, un peu trop tard, qu’un des Trois hommes dans un bateau avait eu maille à partir avec de telles créatures.

Des cygnes avaient voulu entraîner Harris et Montmorency hors du canot.

Je ramassai la lanterne qui, chose surprenante, était tombée bien droit quand je l’avais lâchée.

— Si Harold avait eu de tels alliés, l’Angleterre serait toujours saxonne.

Nous nous éloignâmes, en veillant à ne pas approcher du fleuve et en scrutant la pénombre.

Polly Vaughn avait été tuée par son petit ami parce qu’elle portait un tablier blanc et qu’il l’avait prise pour un cygne, il lui avait décoché une flèche. Je pouvais le comprendre. J’aurais également tiré sans sommation, si j’avais eu une arme.

La nuit devenait de plus en plus noire et humide, les buissons de plus en plus épineux. Il n’y avait aucune tache blanche, aucun œil luisant et pratiquement plus aucun son. Je lâchai le dernier bout de pain en appelant le chat, et n’entendis que le silence et ne vis que les ténèbres.

Je devais l’admettre, la Princesse Arjumand était allée mourir d’inanition au pied d’un arbre ou se faire assassiner par un cygne irascible. Si la fille de Pharaon ne l’avait pas trouvée dans les roseaux, bien entendu. Notre quête était vouée à l’échec.

Comme pour le confirmer, la lanterne se mit à fumer.

— Inutile, Cyril. Rentrons au campement.

Ce qui était plus facile à dire qu’à réaliser. Je n’avais guère prêté attention au décor, à l’aller, et tous les bosquets étaient identiques.

Je baissai la lampe au ras du sol pour y chercher mes miettes de pain, avant de me rappeler que la fin de Hansel et Gretel n’avait rien, elle non plus, de très réjouissant.

— Montre-moi le chemin, Cyril, dis-je en désespoir de cause.

Il regarda gaiement autour de lui puis s’assit.

J’aurais pu suivre la berge, si les cygnes ne se l’étaient pas appropriée. Courageux mais pas téméraire, j’optai pour l’intérieur des terres.

Une demi-heure plus tard il commença à bruiner et le sol jonché de feuilles devint glissant. Nous progressions d’un pas lourd, tels des Saxons qui avaient marché onze jours d’affilée et étaient sur le point de perdre l’Angleterre.

Comme j’avais perdu le chat. J’avais gaspillé un temps précieux sans savoir qu’il était dans mon panier, puis je l’avais laissé échapper. J’avais accompagné un parfait inconnu en lui faisant rater une rencontre capitale, et…

J’eus une soudaine pensée. Nous étions arrivés pile pour tirer le professeur Peddick des flots, ce qui n’aurait pu se produire si Terence avait fait la connaissance de sa nièce. Ne fallait-il pas qu’il fût au bon endroit, au bon moment, pour lui venir en aide ? Si ce n’était pas le cas, notre intervention était à ajouter à la liste de mes erreurs.

Mais je ne regrettais rien, bien qu’il eût sérieusement compliqué mon existence. Je comprenais pourquoi Verity avait sauvé le chat.

Un chat qui s’était perdu quelque part sous la pluie. Comme Cyril et moi. Je ne savais pas où nous étions, seulement que je n’avais jamais vu cet alignement d’arbres, ni ce hallier. Je fis demi-tour.

Et je vis le canot, la clairière et mon lit.

Cyril le repéra le premier et se précipita vers lui en remuant gaiement la queue. Puis il s’arrêta net. J’espérai qu’aucun cygne n’avait décidé d’y faire son nid.

Ce n’était pas un cygne. Là, blottie au milieu des couvertures, la Princesse Arjumand dormait paisiblement.

Загрузка...