Chapitre vingt-quatre

Nous prîmes alors conscience, avec une consternation et une horreur profondes, qu’il était impossible d’en faire plus.

Prévôt HOWARD


Dans le labo – Une arrivée retardée – Courrier des lecteurs – Retour dans la tour – Je détermine mes coordonnées spatio-temporelles – Dans la cathédrale – J’agis sans réfléchir – Une odeur de cigare – Un dragon – Un défilé majestueux – Au poste de police – Dans un abri – Verity enfin retrouvée – « Notre belle, si belle cathédrale ! » – Une réponse

Mon espoir d’être en 2057 et non en 2018 fut confirmé quand Warder se pencha vers moi pour me tendre une main secourable.

Qu’elle retira sitôt qu’elle me reconnut.

— Que faites-vous ici ?

— Ce que je fais ici ? Demandez-moi plutôt ce que je faisais à Coventry en 1395 et chez Blackwell en 1933. Où est Verity ?

— Tirez-vous de là ! m’intima-t-elle en regagnant son pupitre.

Les voiles remontaient déjà, et je la suivis.

— Il faut la localiser. Elle est partie et quelque chose a cloché…

Elle m’imposa le silence d’un geste impérieux et parla dans un micro.

— Onze décembre, quatorze heures.

— Vous ne comprenez pas. Verity a disparu. Le transmetteur est déréglé.

— Chut ! Dix-huit heures. Vingt-deux heures. Carruthers est coincé à Coventry et j’essaie de…

— Et Verity est peut-être au fond d’une oubliette, sur le champ de bataille d’Hastings ou dans la fosse aux lions d’un zoo.

Je martelai la console.

— Trouvez où elle est !

— Attendez une minute. Douze décembre. Deux heures, six heures…

Je lui confisquai son micro.

— Non ! Tout de suite !

— Si vous faites foirer cette récupération…

Penchés vers un multifonction, M. Dunworthy et T.J. entrèrent à l’instant où elle se jetait sur moi.

— … nouvelles zones d’accentuation ici et…

— Rendez-moi ça !

Le hurlement de Warder les incita à lever les yeux.

— Ned ! fit M. Dunworthy. Ça s’est passé comment, à Coventry ?

Le séraphin récupéra son bien et reprit sa dictée.

— Mal. Pas plus de monsieur C que d’expérience transcendantale. Verity est venue vous en informer et s’est égarée en chemin. Dites à Warder de la chercher.

— Je fais un accéléré, grommela-t-elle.

— M’en fiche. C’est urgent. Relevez immédiatement ses coordonnées !

M. Dunworthy tenta de calmer les esprits.

— Nous essayons de ramener Carruthers…

— Ça peut attendre ! Vous savez où il est, bon sang ! Alors que Verity est Dieu sait où !

— Expliquez-moi ce qui s’est passé.

— Elle est partie vous faire part de notre échec et, peu après, Finch est arrivé et m’a déclaré qu’elle n’avait pas m’a déclaré qu’elle n’avait pas regagné le labo. J’ai essayé à mon tour et je me suis retrouvé ici en 2018, puis chez Blackwell en 1933 et pour finir dans…

— Vous êtes venu ici en 2018 ? En plein cœur du décalage ?

— … le clocher de la cathédrale de Coventry en 1395.

— Erreurs de destinations, commenta T.J., inquiet.

Warder continuait ses litanies sans quitter le moniteur des yeux.

— Quatorze heures, seize heures…

— Tout s’effondre, et Verity s’est égarée. Il faut la localiser…

M. Dunworthy prit une décision.

— Warder, interrompez la procédure. Nous devons…

— Un instant, j’obtiens quelque chose.

— Tout de suite. Je veux connaître les coordonnées de Mlle Kindle.

— Une min…

Et Carruthers se matérialisa.

Bien que vêtu comme lors de notre dernière rencontre d’une combinaison de l’AFS et d’un casque non réglementaire, il n’était plus couvert de suie.

— Il était temps !

Warder courut vers le transmetteur, écarta les voiles et lui sauta au cou.

— Je me suis tant inquiétée pour vous ! Ça va ?

— J’ai failli être arrêté et déchiqueté par une bombe à retardement, mais à part ça tout baigne.

Visiblement surpris par ces démonstrations d’affection, il se dégagea de son étreinte.

— Je croyais que je serais bloqué là-bas jusqu’à la fin de la guerre. Qu’est-ce que vous fichiez ?

Elle était désormais radieuse.

— J’essayais de vous tirer de là, quand j’ai pensé à tenter une procédure accélérée pour contourner le blocage.

Elle le prit par le bras.

— Voulez-vous que j’aille vous chercher un remontant ?

— Ce que « je » veux, c’est que vous retrouviez Verity ! m’emportai-je. Faites un relèvement, et que ça saute !

M. Dunworthy m’approuva et elle regagna à pas lourd sa console, en grommelant, pendant que T.J. interrogeait Carruthers.

— Vous n’avez pas eu de problèmes à votre retour ?

— Aucun, une attente de trois semaines exceptée.

— Mais vous n’avez pas effectué de détours ?

— Non.

— Et vous ne savez pas pourquoi la porte a refusé de s’ouvrir ?

— Non. Une bombe à retardement a explosé à une centaine de mètres. Il y a peut-être un rapport.

J’allai vers le pupitre.

— Toujours rien ?

— Non. Et ne restez pas planté là. Ça m’empêche de me concentrer.

Je retournai vers Carruthers qui s’était assis devant le simulateur de T.J. pour retirer ses chaussures puis une chaussette crasseuse.

— À quelque chose malheur est bon. Je sais désormais que la potiche de l’évêque a été détruite par l’incendie. Nous avons dégagé les décombres et elle n’y était pas, alors qu’elle s’y trouvait lors du bombardement. Mlle Sharpe, la présidente du comité floral – une épouvantable vieille fille au nez crochu – l’a vue à dix-sept heures. Elle rentrait chez elle à la fin d’une réunion du comité du bazar de l’Avent et des colis aux soldats, quand elle a remarqué que ses chrysanthèmes se fanaient. Elle s’est arrêtée pour les enlever.

Je n’écoutais qu’à moitié. Warder martelait son clavier, foudroyait l’écran du regard, se penchait en arrière pour prendre son élan avant d’attaquer d’autres touches. J’en conclus qu’elle n’avait pas encore retrouvé Verity.

— Vous estimez donc qu’elle a été détruite ? demanda M. Dunworthy.

— C’est ce qu’ils pensent tous, à l’exception de cette harpie qui soutient que quelqu’un l’a volée.

— Au cours du bombardement ?

— Non. Elle est retournée monter la garde devant la cathédrale sitôt qu’elle a entendu meugler les sirènes. Selon elle, le voleur aurait opéré entre dix-sept et vingt heures et serait à la solde des nazis, puisqu’il savait qu’ils lanceraient un raid ce soir-là.

Des nombres défilaient sur l’écran. Warder se pencha pour taper de plus en plus vite.

— Vous l’avez repérée ?

— C’est en cours !

Carruthers pelait l’autre chaussette.

— C’est devenu pour elle une obsession. Elle a interrogé tous ceux qui se sont approchés de l’église pendant l’alerte. Elle a même accusé le beau-frère du bedeau et écrit à un journal local. Elle a mené l’enquête à ma place et si son hypothèse était exacte elle aurait démasqué le coupable.

— Je l’ai, s’écria Warder. Elle est à Coventry.

— Coventry ? répétai-je. Quand ?

— Le 14 novembre 1940.

— Où ?

Elle enfonça une touche et les coordonnées de la cathédrale s’affichèrent.

— Quelle heure ?

Elle tapa encore.

— Vingt heures cinq.

Je bondis vers le transmetteur.

— Les bombardements ont débuté ! Envoyez-moi là-bas.

T.J. hésita.

— S’il est déréglé…

— Allez-y, approuva M. Dunworthy.

— Nous avons déjà essayé, rappela Carruthers. Personne n’a pu approcher. Qu’est-ce qui vous permet d’espérer que…

— Donnez-moi votre uniforme et votre casque.

— Que portait-elle ? voulut savoir M. Dunworthy.

Carruthers avait entre-temps retiré sa combinaison. Il me la remit et je l’enfilai sur mes vêtements.

— Une longue robe blanche à col montant.

Et je compris que j’avais fait une autre supposition erronée en croyant que Verity ne pourrait être expédiée à cette époque. Si des gens prêtaient attention à sa tenue vestimentaire en plein raid aérien, ils penseraient qu’elle était en chemise de nuit.

T.J. me tendit un imperméable.

— Tenez.

Je le pris et entrai dans le transmetteur.

— Je veux un intermittent de cinq minutes.

Warder abaissa les voiles.

— Si vous vous retrouvez dans ce champ de seigle et d’orge, la grange est à l’ouest, me lança Carruthers.

L’air se mit à miroiter.

— Prenez garde aux chiens, et à la fermière…

Et je me retrouvai à mon point de départ. Et dans les ténèbres. Ce qui signifiait que j’étais arrivé la nuit suivante, ou n’importe laquelle des nuits qui s’étaient écoulées depuis la construction de la cathédrale. Et je devrais attendre que cette foutue porte accepte de se rouvrir pendant que Verity serait sous une pluie de bombes.

— Non !

De colère, j’abattis mon poing sur le mur.

Ce qui fit tout exploser autour de moi.

Il y eut un sifflement, un bruit sourd et les crépitements de la DCA. Une blancheur bleutée dilua l’obscurité, qui prit des tonalités rougeâtres alors que je sentais une odeur de fumée.

— Verity !

Je gravis rapidement les marches, sans omettre cette fois de les compter. Un halo orangé me permettait de voir où je posais les pieds.

J’atteignis la plate-forme.

— Verity ! Êtes-vous là ?

Des descendants du pigeon que j’avais failli écraser six siècles plus tôt fondirent vers mon visage.

Elle n’était pas au sommet. Je repartis en sens inverse, en l’appelant toujours. Arrivé à la hauteur du passage temporel, je repris mon décompte.

Trente et un, trente-deux…

— Verity !

Un cri couvert par les grondements des bombardiers et les gémissements des sirènes qui s’étaient déclenchées à retardement.

Cinquante-trois, cinquante-quatre…

— Verity ! Où êtes-vous ?

J’étais sur la dernière marche. Cinquante-huit. Tout en gravant ce nombre dans ma mémoire, je sortis dans le narthex envahi par une odeur âcre de cigare.

— Verity !

Je poussai l’autre porte et entrai dans la nef.

Seule la clarté qui filtrait du jubé et des claires-voies me révélait les lieux. Je tentai de déterminer l’heure. Les bombardiers s’étaient déplacés vers le nord, et s’il y avait de la fumée près des orgues je ne voyais aucune flamme dans la chapelle des Ceinturiers. Comme elle avait été atteinte au début du raid, il n’était pas plus de la demie.

— Verity !

Je remontai l’allée centrale en direction du chœur, en regrettant de ne pas avoir pensé à me munir d’une lampe torche.

La DCA interrompit ses tirs puis les reprit en doublant la cadence. Le grondement des avions s’amplifia. Des bombes tombaient à l’est et des fusées éclairantes illuminaient les claires-voies. Conformément aux consignes du black-out, les fenêtres privées de vitraux avaient été condamnées par des planches et du papier, mais les trois encore intactes teintaient par intermittence l’édifice dans des tons verdâtres maladifs. Où était Verity ? Elle aurait dû en toute logique rester à proximité du point de saut. Cependant, la panique avait pu l’inciter à aller s’abriter quelque part. Où ?

Le bourdonnement se changea en rugissement.

— Verity !

J’entendis sur le toit des crépitements et des cris.

S’était-elle dissimulée pour que les volontaires qui se trouvaient là-haut ne puissent pas la voir ?

Il y eut un grand bruit, des grésillements et un sifflement. Je levai les yeux, à temps pour esquiver un engin incendiaire.

Il tomba sur un des bancs, en crachotant des étincelles. J’attrapai un missel et m’en servis comme d’une raquette pour le faire choir sur le sol. Il roula jusqu’à la travée opposée.

Je l’éloignai d’un coup de pied. En frétillant tel le chevesne du professeur Peddick, il percuta la balustrade du chœur et s’embrasa.

Un extincteur ! J’en cherchai un du regard. Les volontaires les avaient tous emportés sur le toit. Je vis un seau suspendu près de la porte sud et allai le prendre. J’avais espéré qu’il contenait du sable et, pour une fois, mes espoirs ne furent pas déçus.

Je remontai la nef au pas de course et le vidai sur la fusée, qui refusa de s’éteindre.

Je la poussai au milieu de l’allée centrale. Le seau avait entre-temps roulé sous un banc, là où le bedeau le trouverait avant d’éclater en sanglots.

Et je m’interrogeai sur les conséquences de mes actes. J’avais agi sans réfléchir, comme Verity lorsqu’elle avait pénétré dans la Tamise pour sauver le chat. Mais ce n’était pas ce qui changerait le cours de l’histoire. La Luftwaffe se chargerait de compenser d’éventuelles incongruités.

Des flammes léchaient le plafond en bois sculpté de la chapelle des Merciers et ce n’était pas un peu de sable qui me permettrait de les éteindre. Dans deux heures, tout se serait embrasé.

J’entendis un grondement sourd et quelque chose tomba au-delà de la chapelle des Ceinturiers, l’éclairant un instant. Une seconde avant le retour de la pénombre, j’aperçus la croix du XVe siècle et l’enfant agenouillé à sa base. Dans une demi-heure, le prévôt Howard les verrait derrière un mur de feu.

— Verity ! Verity !

— Ned !

Je me tournai et remontai l’allée centrale.

— Verity !

J’atteignis l’extrémité de la nef et criai encore :

— Verity !

Puis je tendis l’oreille.

— Ned !

À l’extérieur de l’édifice. Au sud. Je me faufilai entre les bancs, trébuchai et sortis.

Plusieurs personnes s’étaient réunies pour assister au spectacle. Deux jeunes gens d’aspect peu recommandable riaient adossés à un réverbère, les mains fourrées dans leurs poches.

— C’est quoi, cette odeur de cigare ? demanda le plus grand.

Aussi posément que s’il parlait de la pluie et du beau temps.

— Le bureau de tabac de l’angle de Broadgate a été touché. On devrait aller en chiper quelques-uns avant qu’ils ne s’envolent en fumée.

J’allai m’adresser à une quinquagénaire en fichu.

— Avez-vous vu une fille quitter la cathédrale ?

— Elle ne va pas flamber, hein ?

Si, pensai-je.

— Les volontaires se chargent de tout. Une jeune femme est-elle sortie de l’église ?

— Non.

Elle reporta son attention sur la toiture.

Je descendis Bayley Lane puis revins, sans avoir vu Verity. Elle avait dû emprunter une autre issue. Pas celle de la sacristie, car les équipes de secours l’utilisaient. Celle située à l’ouest.

Je courus jusque-là. Des gens s’étaient regroupés sous le porche : une mère et ses trois enfants, un vieillard emmitouflé dans une couverture, une fille en tenue de soubrette et une dame au nez crochu qui se dressait devant les portes. Je vis sur ses bras croisés un brassard du WAS.

— Vous n’avez-vous vu personne quitter les lieux ?

— Seuls les pompiers sont autorisés à passer, déclara-t-elle sèchement.

Et s’il me semblait avoir déjà entendu cette voix, je n’avais pas le temps d’approfondir la question.

— Des cheveux roux. Elle portait une longue… une chemise de nuit blanche.

— Une chemise de nuit ?

Un îlotier courtaud approcha.

— J’ai ordre de faire évacuer les lieux. Dégagez les accès.

La mère de famille prit le plus jeune de ses enfants sous, son bras et s’éloigna. Le vieillard la suivit en traînant le pas.

L’homme trapu s’adressa à la vieille fille.

— Venez, mademoiselle Sharpe.

— Je ne bougerai pas d’ici ! Je suis la présidente de la Guilde féminine des autels et du comité floral.

— M’en fiche. J’ai des instructions.

— Auriez-vous vu une rouquine ?

Le cerbère féminin se redressa.

— J’empêche les pillards d’entrer. Je suis ici depuis le début du raid et j’y resterai jusqu’à l’aube s’il le faut.

— Et moi, je ferai dégager la porte ouest comme j’ai fait dégager la porte sud, rétorqua l’îlotier.

— Je cherche une jeune femme. Cheveux roux. Chemise de nuit blanche.

— Adressez-vous à la police.

Il me désigna la rue que je venais de suivre.

Je repartis au trot, en estimant que la présidente du comité floral remporterait cette joute. Qui me rappelait-elle ? Mary Botoner ? Lady Schrapnell ? Une des clientes de chez Blackwell ?

L’îlotier n’avait pas été aussi efficace qu’il le prétendait. Nul ne s’était éloigné, au sud, et les deux jeunes gens servaient toujours de soutien au réverbère. Je longeai la cathédrale en direction de Bayley Lane quand je vis la « procession solennelle ».

C’était le terme que le sergent avait employé pour décrire l’arrivée au poste des volontaires qui apportaient les trésors récupérés dans l’édifice en flammes. Je m’étais imaginé un défilé plein d’apparat, avec à sa tête le prévôt Howard qui brandissait fièrement les couleurs du régiment du Warwickshire, suivi par des notables qui portaient d’un pas mesuré les chandeliers, le calice et la boîte à hostie, le crucifix fermant la marche…

Il me fallut par conséquent un certain temps pour déterminer à quoi j’assistais.

Ce n’était pas une parade triomphale mais la débandade d’une armée en déroute. Tous couraient, le chanoine avec des chasubles et un candélabre sous chaque bras, un adolescent serrant contre lui le calice et un extincteur, le prévôt qui tenait la hampe comme une lance et se prenait les pieds dans le drapeau.

Je les regardai passer, ce qui me permit d’éliminer une des possibilités avancées par Verity. Aucun n’avait sauvé la potiche de l’évêque.

Ils se ruèrent dans le poste de police et durent lâcher leurs trésors pêle-mêle, car ils ressortirent sitôt après pour repartir vers la sacristie.

Un homme en combinaison bleue les arrêta au bas des marches.

— Inutile. Il y a trop de fumée.

Le prévôt Howard l’écarta et entra.

— Je dois récupérer l’Évangile et les Épîtres.

— Où sont les pompiers ? voulut savoir l’adolescent.

Le chanoine leva les yeux au ciel.

— Les pompiers ? Ce que je me demande, c’est où est la RAF !

Le jeune homme regagna le poste de police et je le suivis à l’intérieur.

Les trésors sauvés des flammes s’alignaient sur le comptoir et les couleurs du régiment avaient été appuyées contre une paroi. Pendant que j’entendais :

— Alors, essayez encore ! Le toit du chœur est en feu.

Je les passai en revue. Les chandeliers, le crucifix en bois, et divers objets qui n’avaient pas figuré sur la liste : des missels écornés, des enveloppes contenant des contributions au denier du culte et un surplis. Tout n’avait donc pas été répertorié, mais la potiche de l’évêque manquait à l’appel.

Le jeune homme nous laissa. Le sergent décrocha le téléphone et je décidai de l’interroger avant qu’il n’eût les pompiers en ligne.

— Auriez-vous vu une jeune femme rousse ?

Il secoua la tête et couvrit le micro avec sa paume.

— Elle est certainement dans un abri.

Un abri. Bien sûr ! C’était le lieu le plus logique où se réfugier, pendant une alerte. Et Verity avait suffisamment de bon sens pour ne pas s’attarder sous une pluie de bombes.

— Suivez Little Park Street puis Bayley, et ensuite prenez à gauche.

Je le remerciai et ressortis. Les incendies se rapprochaient. Le ciel était orange fumeux et des flammes jaunes dansaient devant Trinity Church. Les faisceaux des projecteurs s’entrecroisaient dans une nuit de plus en plus claire et glaciale. Je soufflai sur mes mains, sans ralentir le pas.

Je ne trouvais pas l’abri. Au milieu d’un pâté de maisons quant à elles intactes je voyais un tas de gravats fumants et une épicerie en feu. Ailleurs, tout était silencieux et obscur.

J’appelai Verity, en redoutant d’entendre sa voix s’élever des décombres.

Je repartis à la recherche d’une pancarte signalant un refuge. Je la vis, au centre de la chaussée. Je regardai autour de moi pour essayer de déterminer d’où elle était tombée.

J’allai me pencher dans les cages d’escalier.

— Ohé ! Il y a quelqu’un ?

Je découvris enfin ce que je cherchais à l’extrémité de la rue, juste à côté de la cathédrale, dans un sous-sol qui ne protégeait de rien, pas même du froid.

C’était un réduit malpropre où s’entassaient deux douzaines de personnes. Certaines étaient en peignoir, assises sur le sol de terre battue et adossées aux sacs de sable doublant les murs. À chaque impact de bombe, une lampe tempête suspendue à une poutre se balançait à l’aplomb d’un petit garçon en pyjama qui jouait aux cartes avec sa mère.

Je scrutai la pénombre, sans voir Verity. Où diable était-elle passée ?

— Avez-vous vu une jeune femme rousse en chemise de nuit blanche ?

— Tu as un six ? demanda l’enfant.

Les cloches de la cathédrale se mirent à tinter, couvrant les crépitements de la DCA et les sifflements et détonations des bombes. Neuf heures.

Tous levèrent les yeux.

Il étira son cou vers le plafond.

— Tu as des reines ?

Sa mère s’intéressa à son jeu.

— Non, pioche. Tant qu’on entend les cloches, on sait que l’église est intacte.

Je franchis la porte et gravis les marches jusqu’à la rue. Elles sonneraient toute la nuit pour rassurer la population de Coventry pendant que les avions passeraient en grondant et que l’édifice serait réduit en cendres.

Le groupe avait traversé la chaussée pour mieux voir les flammes qui jaillissaient du toit. J’allai vers les jeunes gens toujours calés contre le réverbère.

— C’est fichu, disait le plus grand.

— Je cherche une amie…

— Nous aussi, fit le plus petit.

Et ils rirent.

— Rousse, en chemise de nuit.

Ce qui, naturellement, alimenta leur hilarité.

— Elle doit être dans un abri et je ne sais pas où ils sont.

— Il y en a un dans Little Park.

— J’en viens.

— Il y en a un autre du côté de Gosford Street, mais une explosion a barré le passage.

— Elle est peut-être avec les morts, fit son acolyte.

Puis il remarqua mon expression et précisa :

— Je parle de la crypte de la cathédrale.

La crypte. Bien sûr ! Plusieurs douzaines de personnes s’y étaient abritées jusqu’à vingt-trois heures, la nuit du raid, pendant que tout brûlait et s’effondrait au-dessus de leurs têtes.

Je traversai les rangs des badauds et gravis les marches de la porte sud.

— L’accès est interdit, me cria la femme au fichu.

— Équipe de secours, rétorquai-je en entrant.

La partie ouest était obscure, mais l’incendie de la sacristie et de la chapelle des Ceinturiers illuminait le chœur. De la fumée couleur bronze se déversait des claires-voies, et dans la chapelle des Chapeliers les flammes léchaient le tableau du Christ tenant la brebis égarée dans ses bras. Des pages de missels volaient dans la nef en larguant des cendres.

J’avais étudié les plans mis à notre disposition par Lady Schrapnell et savais que la crypte se situait sous la chapelle de saint Lawrence, dans le collatéral nord, à l’ouest de la chapelle des Drapiers.

Je remontais la nef en esquivant les feuilles embrasées et en essayant de me rappeler où se trouvaient les marches, quand j’entrevis une silhouette qui se dirigeait vers le déambulatoire.

Je me mis à courir.

— Verity !

La forme blanche passa entre les stalles.

Des bombes incendiaires claquèrent sur le toit et je levai les yeux. Lorsque je regardai de nouveau le chœur, il n’y avait plus personne. Une page de missel emportée par des courants ascendants effectuait des acrobaties aériennes au-dessus de la chapelle des Drapiers.

— Ned !

Je me tournai. La voix de Verity s’était élevée derrière moi, à peine audible. Je pouvais en déduire qu’elle était loin de là, mais n’était-ce pas un phénomène acoustique dû à l’air surchauffé ? Je suivis le déambulatoire. Il était désert. Prise dans les tourbillons d’air chaud provenant de la chapelle des Drapiers, la feuille fit des loopings puis s’abattit sur l’autel.

— Ned !

Verity était à l’extérieur de l’édifice. Au sud.

Je sortis et dévalai les marches, en criant son nom. Je passai devant les observateurs de toit et les souteneurs de réverbère.

— Verity !

Je la vis sitôt après dans Little Park Street, s’entretenant avec l’îlotier.

— Verity !

Une explosion emporta mon cri.

Non, s’égosillait-elle. Pas un abri… un jeune moustachu !

— J’ai pour instructions d’évacuer le secteur.

— Verity !

J’agrippai sa manche.

Elle se tourna, et se jeta dans mes bras.

— Ned ! Je t’ai cherché partout.

— Moi aussi.

— Vous n’avez rien à faire ici, lança sévèrement le petit homme.

Un sifflement et une détonation assourdissante couvrirent la suite et il disparut sous une pluie de poussière et de gravats.

— Oh, non ! Où est-il passé ?

— Là-dessous !

Je me mis à creuser les décombres, et elle m’imita.

— Je ne le retrouve pas. Si, voilà son poignet !

Il repoussa brutalement sa main, se leva et s’épousseta.

Ce fut à l’unisson que nous lui demandâmes :

— Ça va ?

Il toussa.

— Oui, mais pas grâce à vous. Ah, les civils ! Quels inconscients ! Vous auriez pu tuer quelqu’un, en jetant ces briques n’importe où. Et gêner la défense passive est une infraction passible de…

Les avions revenaient. Le ciel s’illumina et il y eut un autre sifflement, plus proche.

— Ne nous attardons pas ici. Viens !

Je poussai Verity dans l’escalier d’une cave puis sous l’abri exigu du chambranle d’une porte.

Ses cheveux défaits couvraient une partie de son visage et de la suie maculait sa robe déchirée. Je vis du sang sur sa main gauche.

— Es-tu blessée ?

— Non, je me suis fait ça sur une des marches de l’église. Je ne voyais pas où j’allais. Comment peut-il f… faire si f… froid quand tout f… flambe ?

Elle tremblait. Je retirai mon imperméable pour en couvrir ses épaules.

— Tiens, mets ça. De la part de T.J.

— M… merci.

Il y eut une autre déflagration et une nouvelle pluie de poussière. Je l’entraînai plus loin et la serrai contre moi.

— On va attendre que ça se calme un peu, puis nous regagnerons la cathédrale et une époque plus paisible. N’oublions pas qu’il faut encore trouver le journal et le mari de Tossie. Crois-tu qu’un jeune contemporain serait disposé à renoncer à tout ça…

Je désignai le ciel embrasé.

— … pour partager son existence ? Non, j’en doute.

L’effet obtenu ne fut pas celui escompté.

— Oh, Ned !

Et elle éclata en sanglots.

— Je sais, je n’aurais pas dû plaisanter, mais…

— Ce n’est pas ça, Ned. Nous ne pouvons pas retourner à Muchings End. Nous sommes coincés ici, comme Carruthers.

Elle enfouit son visage contre ma poitrine.

— Ils l’ont récupéré. Ils en feront autant pour nous.

— Non, le point de saut est inaccessible. Le feu…

— Il ne s’est pas propagé au clocher. C’est même la seule partie de l’édifice qui sera épargnée. Un dragon monte la garde à la porte ouest, certes, mais celle du sud…

— Le clocher ?

— Tu n’es pas arrivée dans la tour ?

— Non. Dans le chœur. J’ai attendu près d’une heure la réouverture du passage, puis l’incendie a éclaté et j’ai eu peur d’être surprise par les volontaires. Je suis sortie te chercher…

— Comment as-tu deviné que j’étais ici ?

— Je savais que tu viendrais dès que tu aurais appris où j’étais.

— Je…

Je m’abstins de préciser que nul n’avait pu gagner ou quitter Coventry depuis quinze jours.

— À mon retour dans l’église, le chœur brûlait et je savais que la porte temporelle refuserait de s’ouvrir sur des flammes.

— Tu as raison, mais je me suis matérialisé dans le clocher qui n’a subi aucun dommage. Cependant, il va falloir traverser la nef et le plus tôt sera le mieux.

— Une minute.

Elle enfila l’imperméable et utilisa sa ceinture pour remonter sa jupe à hauteur des genoux.

— Je fais moins anachronique, comme ça ?

— Tu es magnifique, la complimentai-je.

Nous regagnâmes la rue et repartîmes vers la cathédrale.

La moitié du toit était en feu, et les pompiers étaient enfin là. Nous dûmes enjamber un enchevêtrement de tuyaux pour atteindre l’entrée sud.

— Où sont-ils ?

Nous avions rejoint un groupe de personnes.

— Il n’y a pas d’eau, nous apprit un garçonnet d’une dizaine d’années. Les Boches ont touché les conduites.

— Ils sont allés chercher une bouche d’incendie dans Priory Row.

La majeure partie de la toiture brûlait, des essaims d’étincelles volaient vers l’abside et des flammes sortaient des claires-voies aux vitraux soufflés.

— Notre belle, si belle cathédrale ! gémit un homme.

L’enfant tira mon bras.

— Elle est foutue, pas vrai ?

Elle l’était. À vingt-deux heures trente, quand les pompiers trouveraient enfin un point d’eau alimenté, tout se serait embrasé. Les poutrelles métalliques installées par J.O. Scott pour réduire la poussée sur les arcs-boutants se gauchiraient et emporteraient les voûtes du XVe siècle qui s’abattraient sur l’autel, les miséricordes sculptées, l’orgue de Handel, la croix de bois et l’enfant agenouillé à sa base.

Notre belle, si belle cathédrale ! J’avais toujours vu en elle une antiquité sans plus d’intérêt que la potiche de l’évêque, et il en existait certainement de plus belles, mais je comprenais en la voyant se consumer pourquoi le prévôt Howard avait voulu la remplacer, bien que ce fût par une horreur du milieu du XXe siècle. Je savais désormais pourquoi Lizzie Bittner s’était opposée à sa vente et Lady Schrapnell avait affronté l’Église d’Angleterre, la faculté d’histoire, le conseil municipal d’Oxford et le reste du monde pour qu’elle resurgisse de ses cendres.

Verity pleurait. Je la pris par les épaules.

— Ne peut-on rien faire ? me demanda-t-elle.

— Nous la rebâtirons un jour.

Mais il nous faudrait entre-temps la traverser. Comment ?

Les badauds nous empêcheraient de nous jeter dans les flammes et le dragon devait toujours garder l’accès ouest. Et plus nous attendrions, plus les dangers seraient grands.

J’entendis des tintements au sein des crépitements de la DCA.

— D’autres pompiers !

Privés d’eau, ils seraient condamnés à l’inaction. Mais toutes les personnes présentes partirent à leur rencontre.

— C’est maintenant ou jamais. Es-tu prête ?

Elle hocha la tête.

— Un instant.

J’arrachai des bandes de tissu au bas de sa robe et les trempai dans une flaque glacée. Je les essorai.

— Attache ça sur ta bouche et ton nez. File vers le fond de la nef et suis le mur. Si nous sommes séparés, la porte du clocher est sur la gauche, dans le narthex.

— Séparés ?

— Enroules-en une autour de ta main droite, car les poignées risquent d’être brûlantes. Le passage temporel est sur la cinquante-huitième marche en montant.

Je me protégeai de la même manière.

— Quoi qu’il advienne, ne t’arrête pas. Prête ?

Elle hocha la tête, ce qui me permit d’admirer ses yeux magnifiques au-dessus de son masque.

— Abrite-toi derrière moi.

Je poussai le battant de quelques millimètres. Seule de la fumée se rua à ma rencontre et je lorgnai à l’intérieur.

La situation était moins grave que je ne l’avais craint. Nous bénéficierions d’une visibilité acceptable et le toit ne risquait pas encore de s’effondrer. À l’exception de ceux de la chapelle des Forgerons, les vitraux avaient été soufflés et leurs éclats rouge et bleu jonchaient le sol.

Je la poussai devant moi.

— Attention au verre. Inspire à fond et vas-y ! Je te suis !

J’ouvris la porte en grand.

Elle se mit à courir, et j’en fis autant. Elle atteignit le narthex.

— L’entrée du clocher est sur ta gauche !

Mais les rugissements des flammes couvraient ma voix.

Elle s’arrêta, pour m’attendre.

— Monte ! Ne reste pas là !

Un grondement m’incita à me tourner vers le chœur. Le vitrail de la chapelle des Forgerons s’abattit en une pluie de fragments miroitants.

Je me baissai en protégeant mon visage avec mon bras, sans comprendre, car aucune bombe explosive n’avait touché la cathédrale.

Le souffle me fit tomber à genoux pendant que l’édifice vibrait, nimbé d’une clarté blanche aveuglante.

Je me relevai en titubant puis m’immobilisai pour regarder du côté opposé. Le déplacement d’air avait chassé la fumée et je pouvais voir des langues de feu lécher la statue surplombant la chaire, consumer les stalles de la chapelle des enfants et leurs miséricordes inestimables, envahir la chapelle des Chapeliers et celle des Forgerons.

— Ned !

J’allai vers sa grille, et ne fis que quelques pas. La cathédrale trembla encore et un chevron embrasé s’abattit devant moi, en travers des bancs.

— Ned ! Ned !

Une autre poutre, certainement renforcée de métal par J.O. Scott, tomba sur la première et un tourbillon fuligineux me dissimula la partie nord.

C’était sans importance. J’en avais assez vu.

Je franchis la porte du narthex puis celle du clocher, et je gravis les marches sans savoir ce que je dirais à Lady Schrapnell. Quand la bombe avait brièvement illuminé les lieux, j’avais pu voir l’aigle sur le lutrin et les piliers noircis. Et dans le collatéral nord, devant la grille de la chapelle des Forgerons, le support en fer forgé de la potiche de l’évêque mais pas cette dernière.

Elle avait été emportée en sécurité, donnée à des ramasseurs de ferraille ou vendue à une brocante.

— Ned ! Dépêche-toi ! Le passage s’ouvre !

Lady Schrapnell s’était trompée. Ce chef-d’œuvre du mauvais goût ne s’était pas trouvé dans la cathédrale de Coventry, lors de sa destruction.

Загрузка...