Chapitre sept

Voilà le chat

Qui a mangé le rat

Qui a mangé le blé

Du vieux meunier

Comptine


De l’importance des écluses à l’époque victorienne – Les murs ont des oreilles – Tristan et Iseult – Poursuite – La Révolution française – Un argument de poids contre les pourboires – Un chat traumatisé – Suie – La marche forcée de Bataan – Sommeil – Un bateau retrouvé – Un fait inattendu – De l’influence des rencontres sur le cours de l’histoire – Lennon et McCartney – À la recherche d’un ouvre-boîte – Surprenante découverte

Cyril était tel que nous l’avions laissé, la tête calée sur les pattes et les yeux voilés de tristesse.

— Cyril ! s’exclama Terence. Où est le canot ?

Le bouledogue s’assit et regarda autour de lui, surpris.

— Tu devais le garder ! Qui l’a pris ?

— Peut-être est-il parti à la dérive, suggérai-je en pensant à ma demi-clef.

— Ne soyez pas ridicule. Il est évident qu’on nous l’a volé.

— Le professeur Peddick a pu arriver et le prendre.

Mais Terence était déjà au milieu du pont.

Lorsque nous le rejoignîmes, Cyril et moi, il scrutait le fleuve en aval. Les flots étaient déserts, à l’exception d’un colvert.

— Ces malandrins ont dû remonter la Tamise, estima-t-il.

Et il courut jusqu’à l’écluse, sur l’autre berge.

Debout sur la vanne, un homme sondait le chenal à l’aide d’une gaffe.

— Avez-vous vu passer notre canot ? lui cria Terence.

L’éclusier mit une main en cornet autour de son oreille.

— Quoi ?

Terence se servit quant à lui de ses mains en tant que porte-voix.

— Notre canot ! A-t-il passé l’écluse ?

— Quoi ?

Afin de rendre ses propos plus intelligibles, il dessina dans les airs la silhouette d’une embarcation.

— Notre canot est-il reparti en amont ?

Il tendit les bras dans cette direction.

— Par l’écluse ?

Il la désigna, afin d’éviter tout malentendu.

— Si les canots empruntent l’écluse ? Bien sûr, qu’ils l’empruntent. Je vous demande un peu à quoi elle servirait, autrement.

Je regardai de toutes parts, cherchant un éventuel témoin, mais Iffley était désert. Même le marguillier n’était pas revenu installer des pancartes « Cris interdits ».

— Non ! Notre canot !

Il tendit l’index vers sa poitrine, puis la mienne.

— A-t-il remonté l’écluse ?

Ce qui parut indigner son interlocuteur.

— Non, elle est réservée aux embarcations ! Quel tour pendable avez-vous à l’esprit ?

— Quelqu’un a volé notre canot de location !

— Une agglomération ? Iffley est de ce côté.

— Non, un canot de location !

— Allez à Folly Bridge et demandez Jabez.

J’allai m’accouder au parapet du pont pour réfléchir aux propos de Verity. Elle avait sauvé un chat de la noyade puis franchi avec lui la porte temporelle, qui s’était ouverte normalement.

S’il avait dû en résulter une incongruité, le transfert n’aurait pu avoir lieu. Le transmetteur avait refusé de fonctionner, les dix premières fois où Leibowitz avait voulu assassiner Hitler. À la onzième, il s’était retrouvé à Bozeman, Montana, en 1946. Et personne n’avait pu approcher du Ford’s Theatre, de Pearl Harbor et, depuis peu, de Coventry.

T.J. et M. Dunworthy avaient certainement dit vrai, en ce qui concernait l’augmentation des décalages autour de ce site, et je me demandai pourquoi nous n’avions pas eu de tels problèmes avant cet instant. C’était de toute évidence un point sensible.

Le raid n’avait pourtant pas eu de répercussions importantes sur le déroulement de la guerre. La Luftwaffe avait endommagé sans les détruire les usines d’aéronautique et de munitions, et la production avait repris en moins de trois mois. Et si la destruction de la cathédrale nous avait attiré la sympathie des Américains, le Blitz nous avait déjà valu le soutien de bon nombre d’entre eux et l’attaque contre Pearl Harbor n’aurait lieu que trois semaines plus tard.

Les éléments déterminants avaient été le programme Ultra et Enigma, cette machine ramenée de Pologne que les Anglais utilisaient pour décrypter les messages codés des nazis. Ce qui, si l’ennemi l’avait appris, aurait pu changer le cours de l’histoire.

Grâce à Ultra, nous avions été avertis du raid contre Coventry. De façon détournée, et seulement à la fin de l’après-midi du quatorze, ne laissant que la possibilité d’en informer le Haut Commandement et d’improviser des mesures défensives qui n’avaient pas été suivies d’effets. Convaincus que le gros de l’attaque serait dirigé contre Londres, les militaires avaient préféré envoyer leurs chasseurs protéger la capitale et des erreurs de calculs avaient fait échouer les tentatives de brouillage des signaux de guidage.

Mais il eût suffi d’une parole de trop pour réduire à néant les efforts des services de renseignement. Si quelque chose, n’importe quoi, avait éveillé les soupçons des nazis – si la cathédrale avait été miraculeusement sauvée, si toute la RAF s’était regroupée au-dessus de Coventry ou si quelqu’un avait oublié que les murs avaient des oreilles – ils auraient changé leurs machines de cryptage et nous aurions perdu les batailles d’El Alamein, l’Atlantique Nord et la Seconde Guerre mondiale.

C’était pour cela que Carruthers, la nouvelle recrue et moi-même nous étions retrouvés dans les ruines ou un champ de seigle et d’orge. Parce qu’autour d’un point sensible un acte en soi insignifiant peut avoir d’impensables conséquences. Il se produit un effet de boule de neige et n’importe quoi – un coup de téléphone raté, une allumette grattée pendant un black-out, un bout de papier jeté sur le sol – entraîne la chute d’un empire.

Le cocher de l’archiduc François-Ferdinand ne tourne pas au bon endroit le long du quai Appel et ça déclenche le premier conflit planétaire. Le garde du corps d’Abraham Lincoln sort griller une cigarette et la réconciliation entre le Sud et le Nord s’envole en fumée. Hitler a la migraine et donne l’ordre de ne pas le déranger, et c’est dix-huit heures trop tard qu’il apprend que les Alliés ont débarqué en Normandie. Un lieutenant omet d’indiquer qu’un télégramme est « urgent » et l’amiral Kimmel n’est pas averti de l’attaque imminente des Japonais. « À cause d’un clou, le fer a été perdu. À cause d’un fer, le cheval a été perdu. À cause d’un cheval, le cavalier a été perdu. »

Il était logique qu’autour de tels pivots de l’histoire les décalages s’accentuent et les portes se ferment.

Ce qui signifiait que ce qui s’était passé à Muchings End était sans importance, d’autant plus qu’il eût suffi de quelques secondes d’avance ou de retard pour tout enrayer. Il n’aurait pas été nécessaire d’expédier Verity à Bozeman ou dans un autre trou perdu. Si elle était arrivée cinq minutes plus tard, la Princesse Arjumand aurait été au fond de la Tamise. Cinq minutes plus tôt, elle n’aurait rien vu.

En outre, la Princesse Arjumand n’était pas la chatte de la reine Victoria, de Gladstone ou d’Oscar Wilde. Elle n’occupait pas une position à même de modifier l’avenir du monde et 1888 n’était pas une année critique. La révolte des Cipayes avait pris fin en 1859 et la guerre des Boers débuterait onze ans plus tard.

— Et ce n’est qu’un chat, dis-je à voix haute.

Cyril me dévisagea, intéressé.

— Il doit être bien en sécurité à Muchings End, à présent.

Mais il se leva et regarda de tous côtés, avec méfiance.

— Non ! Des voleurs, pas des rongeurs ! criait Terence. Des voleurs !

— Des contrôleurs ? C’est une écluse, ici, pas une gare.

Finalement, l’homme rentra dans sa maison et Terence revint au pas de course pour m’annoncer :

— Ils sont partis par là. Il a tendu le doigt dans cette direction.

J’avais plutôt l’impression que son geste avait signifié : « Vous commencez à m’échauffer les oreilles », voire « Fichez le camp d’ici ! » En outre, nous diriger du côté opposé m’eût permis de l’éloigner de Tossie.

— En êtes-vous sûr ? J’ai cru qu’il désignait l’amont.

— Non, l’aval !

Terence, qui avait atteint l’autre côté du pont, se mit à courir sur le chemin de halage.

— Nous n’avons pas intérêt à lambiner, déclarai-je à Cyril. Sinon, nous ne le rattraperons jamais.

Et nous nous lançâmes à sa poursuite, au-delà des cottages d’Iffley et d’un alignement de grands peupliers. Puis nous gravîmes une petite colline d’où nous pûmes voir le fleuve sur des miles. Les flots étaient miroitants mais déserts.

— Êtes-vous certain qu’ils sont partis par là ?

Il hocha la tête, sans ralentir le pas.

— Nous allons les retrouver et récupérer notre canot. Tossie et moi sommes destinés à vivre ensemble et nul obstacle ne pourra nous séparer. C’est écrit, comme pour Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard.

Je m’abstins de lui faire remarquer que tous ces personnages avaient connu une fin tragique ou subi d’atroces mutilations, car je devais économiser mon souffle pour ne pas me laisser distancer. Quant à Cyril, il nous suivait en bringuebalant et haletant.

— Sitôt après les avoir rattrapés, nous irons chercher le professeur Peddick et nous le ramènerons à Oxford, précisa Terence. Ensuite, nous descendrons au-delà d’Abingdon pour y passer la nuit. C’est à seulement trois écluses. Si nous ne ménageons pas nos efforts, nous serons à Muchings End pour le thé.

Pas si je pouvais l’empêcher.

— Ce sera épuisant, et mon médecin m’a recommandé de ne pas me surmener.

— Vous somnolerez, pendant que je ramerai. L’heure du thé est idéale. Nous proposer de rester sera la moindre des choses. Ce n’est pas comme pour un dîner, où il faut procéder à une invitation dans les règles et faire du tralala. Nous devrions atteindre Reading avant midi.

— Je comptais visiter certains sites en chemin.

J’essayai de me remémorer ce qu’on trouvait le long de la Tamise.

Hampton Court ? Non, c’était au-delà de Henley. Windsor Castle également. Les trois hommes dans un bateau s’étaient arrêtés pour voir quoi, déjà ? Des stèles. Harris voulait constamment faire des haltes pour contempler le lieu de repos éternel d’untel ou untel.

— Des tombes.

— Des tombes ? Il n’y en a aucune d’intéressante, à l’exception de celle de Richard Tichell qui a sauté d’une des fenêtres de Hampton Court Palace, et elle se situe au-delà de Muchings End. Si le colonel Mering nous trouve sympathiques, il nous gardera à dîner. Que savez-vous du Japon ?

— Du Japon ?

— C’est de là que viennent ses carpes. L’idéal, ce serait qu’il nous convie à demeurer là-bas une semaine, mais il a horreur de recevoir. Il dit que ça les dérange. Je parle de ses poissons. Il est allé à Cambridge. Nous pourrions prétendre que nous sommes des spirites. Mme Mering est fascinée par ces histoires de fantômes. Avez-vous emporté une tenue de soirée ?

Je devais faire une rechute.

— Les spirites sont donc si élégants ?

— Non, ils portent d’amples robes aux manches assez larges pour y dissimuler des tambourins, des mètres de gaze et d’autres accessoires. Je me référais au dîner, au cas où nous serions invités.

J’ignorais quels vêtements contenaient mes bagages. Quand nous retrouverions le canot, si nous le retrouvions, je dresserais un inventaire afin de savoir ce que Warder et Finch y avaient entassé.

— Je regrette vraiment que nous n’ayons pas mis la main sur la Princesse Arjumand. Cela nous aurait valu un accueil chaleureux. La brebis égarée, le veau gras, etc. Avez-vous vu Tossie, lorsqu’elle est descendue vers nous ? Je n’avais jamais vu une femme plus belle ! Ses boucles sont lumineuses comme l’or, ses yeux d’un bleu féerique, ses joues roses comme l’aube naissante ! Que dis-je ? Comme des œillets !

Nous poursuivîmes notre chemin, Terence comparant successivement Tossie à un lys, des baies, des perles et des fils d’or ; Cyril cherchant vainement un peu d’ombre, et moi réfléchissant à Louis XVI.

S’il était vrai que la Princesse Arjumand n’était pas le chat de la reine Victoria et que Muchings End n’était pas l’île de Midway, Drouet n’avait été qu’un obscur maître de poste aucunement destiné à figurer un jour dans les livres d’histoire.

Seulement voilà ! En fuyant avec Marie-Antoinette, Louis s’était penché à la fenêtre de son carrosse pour demander un renseignement au fils de ce Drouet et – dans le cadre d’une de ces actions mineures qui modifient la destinée d’une nation – il lui avait donné un pourboire. Une pièce sur laquelle était représentée son effigie.

Et le Drouet en question était parti dans la forêt pour réunir des amis et arrêter la voiture. Comme il n’avait trouvé personne, il avait sorti une charrette d’une grange et l’avait placée en travers du chemin pour barrer le passage.

Que se serait-il passé si un historien avait volé ladite charrette, tendu un guet-apens à Drouet ou conseillé au cocher du roi de prendre une autre route ? Le Louis et la Marie auraient rejoint les troupes envoyées par Bouillé, écrasé la Révolution et changé toute l’histoire de l’Europe.

À cause d’une carriole. Ou d’un chat.

— Nous atteindrons sous peu Sandford, annonça gaiement Terence. Nous demanderons à l’éclusier s’il a vu le canot.

Nous arrivâmes en effet à destination quelques minutes plus tard, et je crus devoir endurer une autre conversation interminable et incompréhensible, mais Terence s’égosilla en vain. L’éclusier refusa de sortir de chez lui et mon compagnon de voyage finit par déclarer, sans se laisser décourager :

— Nous trouverons quelqu’un à Nuneham Courtenay.

Sur quoi, il repartit.

Je ne lui demandai pas combien de miles nous séparaient de notre but, car je ne souhaitais pas le savoir. Les saules bordant le chemin de halage me dissimulaient ce qui se trouvait au-delà du méandre suivant, mais quand nous eûmes franchi cette courbe Terence s’arrêta devant un cottage au toit de chaume. Il regardait pensivement une fillette qui faisait de la balançoire dans le jardin. Elle portait un tablier à rayures bleues et blanches, ses jupons s’enflaient autour d’elle et elle tenait un chat blanc auquel elle disait :

— Gentil minet. Tu aimes faire de la balançoire, pas vrai ? Là-haut dans le ciel bleu ?

Il ne lui répondit pas. Il dormait profondément.

Les chats n’avaient pas encore disparu, en 1940, mais celui couvert de suie de la cathédrale était le seul que j’avais vu bouger. Si Verity déclarait que le transfert avait eu un effet soporifique sur la Princesse Arjumand, je les suspectais de passer la majeure partie de leur existence dans les bras de Morphée. À la kermesse de la célébration de la naissance de la Vierge Marie, un chat tricolore couché sur une couverture au crochet exposée dans le stand des travaux d’aiguille n’avait pas ouvert les yeux pendant toutes les festivités.

Terence me désignait la charmante enfant.

— Ma foi, qu’en pensez-vous ?

— Il est possible qu’elle ait vu le canot, et elle ne peut être aussi sourde qu’un éclusier.

— Non, non. Pas elle, son chat.

— N’avez-vous pas dit que celui de Mlle Mering était noir ?

— Si, avec des pattes et une face blanches. Mais il suffirait d’un peu de cirage…

— Vous avez précisé qu’elle était très liée à cet animal de compagnie.

— C’est exact, et elle en sera d’autant plus reconnaissante à quiconque le lui ramènera. Ne croyez-vous pas que de la suie…

— Non, fis-je catégoriquement avant d’aller vers l’escarpolette. N’as-tu pas vu un canot, mon enfant ?

— Si, monsieur.

— Parfait, dit Terence. Qui était à bord ?

— De quoi ?

— Du canot ?

— Quel canot ? Il y en a beaucoup, sur la Tamise.

— Je parle d’un grand canot vert encombré de bagages.

— Est-ce qu’il mord ?

— Qui ? M. Henry ?

— Cyril, intervins-je. Non, il ne mord pas. Alors, l’as-tu vu passer ?

Elle descendit de la balançoire et plaça le chat sur son épaule, sans qu’il ne s’éveille.

— Oui. Il est allé par là.

Elle avait désigné l’aval.

— Ça, nous le savions déjà. Qui était à bord ?

Elle tapota l’animal comme si c’était un nourrisson qu’elle devait faire roter.

— Pauvre minet, c’est le gros chien qui t’a effrayé ?

Il dormait toujours.

— Qui était dans ce canot ?

Elle le redescendit, pour le bercer.

— Un prêtre.

Et je me demandai si le marguillier n’était pas venu planter un écriteau « amarrage interdit » avant de confisquer notre canot à titre de représailles.

— Un pasteur ? Un bedeau ?

— Il avait une robe.

Le professeur Peddick, compris-je.

— Des cheveux blancs ? Des favoris ?

Elle hocha la tête et prit le chat sous les aisselles, pour le tenir à bout de bras comme une poupée de chiffon.

— Le méchant chien, il t’a fait peur !

Il ne s’était toujours pas éveillé.

— Venez, Ned, me dit Terence en repartant.

Et, quand le méchant chien et moi-même le rattrapâmes, il déclara :

— Nous aurions dû nous en douter. Il n’a pu aller bien loin.

Il désigna le fleuve qui serpentait dans les champs.

— On dirait la plaine de Marathon.

C’était probablement exact, mais la ressemblance n’avait pas dû frapper le professeur Peddick, car ni lui ni le canot n’étaient visibles.

Ce qui n’entama aucunement l’assurance de Terence.

— Nous le retrouverons bientôt.

— Et dans le cas contraire ?

— Il y a une écluse, à cinq miles d’ici. Il devra attendre, pour la franchir.

— Cinq miles ? répétai-je d’une voix grêle.

— Et nous le rejoindrons. On ne peut aller contre son destin. Prenez Antoine et Cléopâtre.

Une autre histoire d’amour qui avait mal fini.

— Antoine aurait-il laissé un petit canot de rien du tout barrer son chemin ? Ou une trirème, en l’occurrence ?

Nous continuâmes notre route sous un soleil de plomb. Terence conservait un pas énergique et comparait Tossie aux anges, aux fées, aux elfes ; Cyril avait adopté l’allure d’un participant à la marche forcée de Bataan et je pensais avec envie à un lit en tentant de déterminer depuis combien de temps je n’avais pas dormi.

J’étais arrivé à dix heures et la petite aiguille de ma montre de gousset approchait du IV, ce qui donnait six heures. J’avais attendu trois heures dans le labo plus une dans le bureau de M. Dunworthy, passé une demi-heure à batailler avec la grille de Merton et une autre à l’hôpital. Ce qui faisait un total de onze heures, auxquelles s’ajoutaient les trois heures consacrées à trouver les ruines de la cathédrale puis à y chercher la potiche de l’évêque et les cinq passées à la brocante de l’office d’actions de grâces. Dix-neuf en tout.

Étais-je allé à cette vente de charité dans la matinée ou l’après-midi ? L’après-midi, puisque je regagnais mon appartement pour dîner quand Lady Schrapnell avait fondu sur moi tel un rapace afin de me charger de cette nouvelle mission.

Non, ça c’était la veille. Ou l’avant-veille. Depuis combien de temps étais-je condamné à assister à des kermesses ? Des années, des décennies !

— Nous allons devoir renoncer, déclarai-je.

Et je pensai avec lassitude que nous étions très loin d’Oxford. J’envisageai d’aller faire un somme dans l’église d’Iffley avant de me rappeler qu’elle fermait à seize heures, et qu’il devait certainement y avoir un écriteau prohibant de dormir sur les bancs.

— Regardez ! s’exclama Terence.

Il désignait du doigt un îlot couvert de saules, au milieu du fleuve.

— Il est là !

C’était indubitablement Peddick qui se penchait vers les flots pour les scruter à travers son pince-nez pendant que sa toge voletait au vent.

— Professeur !

Peddick sursauta et manqua choir dans la Tamise. Mais il se retint à une branche et remonta ses lunettes pour nous lorgner.

Terence réunit ses mains en porte-voix.

— C’est nous, St. Trewes et Henry. Nous vous cherchions.

— Ah, St. Trewes ! Venez, ces hauts-fonds constituent un habitat parfait pour les chevesnes.

— Pourriez-vous venir nous prendre ?

— Vous pendre ?

Et je tressaillis en pensant que tout recommençait.

— Nous prendre. C’est vous qui avez le canot.

— Ah, ne bougez pas !

Il disparut entre les saules.

— Espérons qu’il n’a pas oublié de l’amarrer.

— Et qu’il se rappelle où il l’a laissé, fit Terence en s’asseyant sur la berge.

Je l’imitai. Cyril se coucha sur le flanc et se mit à ronfler. Je l’enviai.

Remonter à contre-courant pour aller déposer Peddick à Oxford nous ferait perdre environ trois heures, si nous réussissions à le dissuader de s’arrêter pour examiner chaque poisson et prairie.

Mais j’aurais dû m’en réjouir, étant donné que Verity m’avait demandé d’éloigner Terence de Muchings End. Le soir tomberait, à notre arrivée à Oxford, et nous serions contraints d’y rester jusqu’au lendemain. Au matin, je pourrais peut-être inciter mon compagnon de voyage à remonter la Tamise vers Parson’s Pleasure, faire une excursion à Londres ou aller assister à une course hippique. Quand aurait lieu le Derby ?

Si une bonne nuit de sommeil ne lui permettait pas de recouvrer la raison et de voir en Tossie la bécasse qu’elle était. Tout engouement pour une personne a de nombreux points communs avec un déphasage temporel. Il s’agit d’un déséquilibre hormonal dont un repos réparateur peut généralement venir à bout.

Le professeur ne nous avait plus donné signe de vie.

— Il a dû trouver une nouvelle variété de chevesnes et nous oublier, en conclut Terence.

Mais le canot apparut à l’extrémité de l’îlot, et les manches de la toge académique s’enflaient telles des voiles noires à chaque coup d’aviron.

Le courant l’emporta vers l’aval et nous repartîmes sur le chemin de halage.

Je m’étais tourné pour inciter Cyril à se hâter, quand j’entrai en collision avec Terence qui s’était arrêté net et baissait les yeux sur notre embarcation.

— J’ai fait des découvertes inimaginables, disait le professeur. Cette île est identique à celle de la bataille de Dunreath Mow.

Il leva la casserole.

— Je tiens absolument à vous montrer le chevesne bleu que j’ai trouvé.

Je ne voyais aucune éraflure plus récente que celles existant déjà quand Jabez nous avait loué ce canot, et il ne semblait pas prendre l’eau. Le fond était sec tant en poupe qu’en proue.

Le fond…

— Terence…

— Professeur, où sont nos affaires ?

— Vos affaires ?

— Nos bagages. Les sacs, les paniers et…

— Ah ! Sous un Salix babylonican, de l’autre côté de l’île. Montez, je vais vous faire traverser tel Charon sur le Styx.

J’apportai mon concours à l’embarquement du bouledogue qui cala ses pattes antérieures sur le plat-bord pendant que Terence soulevait son arrière-train puis venait nous rejoindre.

Peddick tira sur les avirons.

— Un fond de gravier merveilleux. Idéal pour les vandoises. Les moucherons et les mouches abondent. J’ai pris une truite à ouïes rouges. Avez-vous un filet, St. Trewes ?

— Un filet ?

— Pour pêcher à la traille. Je ne voudrais pas abîmer la bouche avec un hameçon.

— Nous n’en avons pas le temps. Nous devons recharger le canot au plus tôt et repartir.

— C’est ridicule. J’ai trouvé le site idéal pour notre bivouac.

— Notre bivouac ?

— Il serait stupide de rentrer à Oxford pour revenir demain. D’ailleurs, les chevesnes mordent bien mieux au coucher du soleil.

Terence consulta son oignon.

— Vous oubliez votre sœur et son amie. Il est près de cinq heures, et si nous larguons immédiatement les amarres vous pourrez dîner en leur compagnie.

— Inutile. J’ai envoyé un de mes élèves les chercher.

— C’était moi, professeur.

— Allons donc, il canotait sur la Tamise pendant que je…

Il le lorgna à travers son pince-nez.

— Par saint George, mais c’est vous !

— J’étais à l’arrivée du train de 10:55. Cependant, votre sœur et sa compagne n’étaient pas à bord. Elles ont dû prendre celui de 15:18.

— Elle n’a pas pu venir. Voyez ces herbes aquatiques, un habitat idéal pour les perches.

— Je sais, mais si elle a pris le train suivant…

Peddick remonta sa manche et plongea la main dans l’eau.

— Pas ma sœur. Sa dame de compagnie. Elle s’est mariée.

— Mariée ? fis-je.

La virago avait parlé d’un mariage.

— Ma sœur a tout fait pour empêcher cette union. Ils se sont connus dans une église. Ma nièce l’a remplacée.

— Votre nièce ?

— Une fille charmante. Sans pareil pour identifier des spécimens. Dommage que vous n’ayez pas été là, vous l’auriez rencontrée.

— J’y étais, mais pas elles, insista Terence.

— En êtes-vous sûr ? Maudie a pourtant précisé leur heure d’arrivée…

Il tapota ses poches.

— Maudie ?

J’espérais encore avoir mal entendu.

— Enfin, Maud, comme sa pauvre mère. Elle aurait pu devenir naturaliste, si elle avait été un garçon. J’ai dû perdre sa lettre quand Overforce a tenté de m’assassiner, fit-il en fouillant ses poches. Je suis pourtant certain que c’était le train de 10:55. J’ai pu me tromper de jour, notez bien. Le combien sommes-nous ? Ah, voilà ! Nous approchons du paradis, la plaine élyséenne sise au bout du monde, où attend Rhadamanthe à la blonde toison.

Le canot heurta la rive et la secousse fut assez brutale pour réveiller Cyril, mais ce n’était rien comparé au choc que je venais de subir. Maud ! Par ma faute, Terence avait raté les « vieilles reliques ». Si je n’avais pas effrayé la sœur du professeur Peddick, elle et Maud seraient restées sur le quai jusqu’à son arrivée. Et si je ne lui avais pas dit qu’aucun voyageur correspondant à ses descriptions n’était descendu du train, il les aurait rejointes sur le chemin de Balliol. Mais il avait parlé de personnes âgées. Il les avait même qualifiées d’antédiluviennes.

Terence amena l’étrave contre la berge.

— Pouvez-vous attraper la corde, Ned ?

Les rencontres sont des pivots dans le cours chaotique de l’histoire. Lord Nelson et Emma Hamilton. Henry VIII et Anne Boleyn. Crick et Watson. Lennon et McCartney. Et Terence aurait dû faire la connaissance de Maud à la gare d’Oxford.

— Ned ? Pouvez-vous attraper la cordelle ?

Je fis un pas de géant pour atteindre la rive boueuse et attachai le canot, profondément abattu.

— Ne devrions-nous pas regagner immédiatement Oxford, professeur ? Et retrouver votre nièce, ainsi que votre sœur ?

Au moins se verraient-ils, même si ce n’était pas sur un quai de gare.

— Nous laisserons ici nos bagages et reviendrons les chercher ensuite. Deux dames qui voyagent seules ont besoin d’un homme pour veiller sur elles.

— Ne dites pas de sottises. Ma nièce a dû héler un berlingot pour gagner leur hôtel. Elle ne manque pas de sens pratique, contrairement à la plupart des jeunes filles actuelles. Elle vous plairait, St. Trewes. Auriez-vous des vers de farine ?

Sur ces mots, il se dirigea vers les saules.

— Ne pouvez-vous le convaincre ? demandai-je à Terence.

Il secoua la tête.

— Pas quand il est question de poissons ou d’histoire. Le mieux que nous puissions faire, c’est nous installer avant que la nuit tombe.

Il alla vers nos bagages, pour y fouiller.

— Sa nièce…

— Vous l’avez entendu. Sensée, intelligente. C’est certainement une de ces abominables jeunes filles modernes qui ont des opinions sur tout et estiment qu’elles devraient être admises à Oxford.

Il sortit une poêle et des boîtes de conserve.

— Une espèce fort déplaisante. Pas comme Mlle Mering, si mignonne et innocente.

Et stupide, ajoutai-je en pensée.

« Elle vous plairait », avait dit le professeur Peddick, et j’étais certain que Terence n’aurait pas été insensible à ses yeux sombres et son doux minois. Mais parce que j’avais eu un air louche et que Verity avait agi inconsidérément, Terence et Tossie brûlaient du désir de se retrouver ce qui entraînerait Dieu sait quelles complications.

— Nous la verrons demain matin, quoi qu’il en soit. Quand nous ramènerons mon tuteur à Oxford.

Les systèmes chaotiques comportaient, Dieu merci, des redondances et des boucles de rétroaction qui éliminaient les interférences. Terence et Maud s’étaient ratés, mais ce n’était que partie remise. En outre, si nous rentrions à présent, la sœur du professeur Peddick refuserait certainement de nous recevoir en raison de l’heure tardive et tout serait à recommencer. Alors que le jour suivant Maudie porterait une si jolie robe que Terence en oublierait Muchings End pour lui proposer d’aller pique-niquer à Port Meadow.

S’ils étaient destinés l’un à l’autre, évidemment. Par ailleurs, même si je n’avais pas été là, la tante aurait pu trouver le porteur patibulaire ou sentir un courant d’air et prendre un berlingot avant l’arrivée de Terence. Quant à ce dernier, il tenait tant à rejoindre Tossie qu’il serait quoi qu’il en soit reparti pour Folly Bridge. T.J. affirmait que le système avait des capacités d’autorégulation.

Et Verity devait avoir raison de dire que la Princesse Arjumand avait été renvoyée à son point de départ, mettant ainsi un terme à l’incongruité. Si cette dernière avait jamais existé. Plutôt que de me tracasser j’aurais dû songer à reconstituer mes forces, autrement dit me sustenter et m’abandonner à un sommeil réparateur.

Terence étendit une nappe et y disposa des assiettes et des timbales en fer-blanc.

— Je peux vous aider ? lui proposai-je.

Je salivais déjà. Quand avais-je mangé décemment pour la dernière fois ? Une tasse de thé et un gâteau sec à la kermesse de l’Institut féminin pour la victoire, et il y avait de cela au moins deux jours et cinquante-deux ans.

Il fouilla dans la bourriche et en sortit un chou et un gros citron.

— Nous aurons besoin de couvertures. Il y a deux places dans le canot, et l’un de nous dormira sur la rive. Et si vous dénichez les couverts et la ginger beer, n’hésitez pas à les apporter.

J’allai prendre les couvertures et les étalai sur le sol. L’île devait être la propriété du marguillier d’Iffley, car je voyais des pancartes sur la quasi-totalité des arbres ainsi que sur des piquets plantés au bord des flots. « Terrain privé », « Eaux privées », « Accès interdit », « Mouillage interdit », « Pêche interdite », « Décharge interdite », « Camping interdit », « Pique-nique interdit » et « Accostage interdit ».

Je fouillai dans les bagages de Terence et trouvai un assortiment d’étranges ustensiles. Je pris ceux qui ressemblaient le plus à des fourchettes, des cuillers et des couteaux.

— Je crains que cet en-cas ne soit frugal, m’annonça-t-il. J’avais l’intention d’acheter des provisions en cours de route, et nous devrons nous en contenter. Dites au professeur que le dîner est servi, si on peut appeler ça un dîner.

Accompagné par Cyril, j’allai chercher Peddick qui se penchait au-dessus des flots.

L’en-cas frugal de Terence consistait en un pâté de porc, un pâté de veau, du rôti froid, un jambon, des pickles, des œufs et des betteraves au vinaigre, du fromage, du pain et du beurre, le tout étant arrosé de ginger beer et d’une bouteille de porto. Ce devait être le meilleur repas que j’avais fait de toute mon existence.

Terence donna les derniers morceaux de rosbif à Cyril, prit une boîte de conserve et s’exclama :

— Saperlipopette ! J’ai oublié l’ouvre-boîte et j’ai ici des…

— Ananas, devinai-je.

Il lut l’étiquette.

— Perdu. Pêches au sirop.

Il se pencha sur la bourriche.

— Mais il doit y avoir des ananas quelque part. Notez bien que le goût sera le même, sans ouvre-boîte.

Nous pourrions essayer de l’ouvrir avec la gaffe, me dis-je en souriant. Comme les trois hommes dans un bateau. Ce qui aurait été fatal à George, s’il n’avait eu son canotier.

— Nous avons un canif, suggéra Terence.

Avant d’opter pour la gaffe, ils en avaient utilisé un, ainsi qu’une paire de ciseaux et une grosse pierre.

— Nous nous en passerons, dis-je avec sagesse.

— Ma foi, Ned, n’auriez-vous pas un ouvre-boîte ?

Connaissant Finch, il avait dû y penser. Je dépliai mes jambes ankylosées et descendis vers les saules pour inventorier le contenu de mes bagages.

Il y avait dans la sacoche trois chemises sans col, une tenue de soirée trop étriquée pour moi et un chapeau melon quant à lui bien trop grand.

Je m’intéressai à la bourriche et y trouvai d’énormes cuillers et divers objets, dont un muni d’une lame digne d’un cimeterre et un autre avec deux poignées et un barillet. Des armes de poing, conclus-je.

Cyril vint m’aider.

— Je présume que tu ignores à quoi ressemble un ouvre-boîte ?

Je lui montrai une grille fixée à l’extrémité d’un long manche.

Cyril regarda dans la sacoche puis alla renifler le panier d’osier.

— Là-dedans ?

Je retirai la cheville glissée dans une boucle et soulevai le couvercle.

La Princesse Arjumand leva vers moi de grands yeux gris et bâilla.

Загрузка...