LIVRE IX. La Queue de Crocodile

C'est ainsi que je devins un homme et je n'étais plus jeune en revenant à Simyra après trois ans d'absence. Le vent marin dissipa les fumées de l'ivresse et rendit mes yeux clairs et restaura la force de mes membres, si bien que je mangeais et buvais et me comportais comme les autres, bien que je ne parlasse plus autant, car j'étais encore plus solitaire qu'avant. Et pourtant la solitude est l'apanage de l'âge adulte, s'il en a été ainsi fixé, mais moi j'avais été solitaire dès mon enfance et étranger dans le monde depuis que j'avais abordé sur la rive du Nil, et je n'avais pas eu à m'habituer à la solitude, comme tant d'autres, mais la solitude était pour moi un foyer et un refuge dans les ténèbres.

Debout à la proue, face aux vagues vertes et battu par le vent qui chassait toutes les vaines pensées, je voyais au loin des yeux semblables au clair de lune sur la mer et j'entendais le rire capricieux de Minea et je la voyais danser sur les aires argileuses de Babylonie, avec une tunique légère, et jeune et souple comme un roseau. Et cette image ne me causait plus de douleur ni de peine, elle était un tourment délicieux comme on en éprouve au réveil en évoquant un rêve nocturne plus beau que la réalité. C'est pourquoi je me réjouissais de l'avoir rencontrée sur ma route et je n'aurais renoncé à aucun des instants vécus avec elle, car je savais que sans elle ma mesure n'aurait point été comble. L'image de proue était en bois peint, mais elle avait un visage de femme, et je sentais près d'elle que ma virilité était encore forte et que je me réjouirais encore avec bien des femmes, car les nuits sont froides pour le solitaire. Mais j'étais sûr que ces autres femmes ne seraient pour moi que du bois peint et insensible et qu'en les étreignant dans l'obscurité je chercherais en elles seulement Minea, seulement l'éclat d'un œil de clair de lune, la chaleur d'un flanc étroit, l'odeur de cyprès de la peau. C'est ainsi que je pris congé de Minea près de cette image de proue.

A Simyra, ma maison était en place, bien que les voleurs en eussent forcé les volets et emporté tout ce qui en valait la peine et que j'avais négligé de déposer dans les greniers de la maison de commerce. Mon absence se prolongeant, les voisins avaient utilisé la cour pour y jeter leurs ordures et y faire leurs besoins, si bien que l'odeur était effrayante et que les rats régnaient dans les chambres pleines de toiles d'araignées. Les voisins ne furent nullement ravis de me revoir, mais ils se détournèrent de moi et me fermèrent leurs portes en disant: «II est Egyptien et tout le mal vient d'Egypte.» C'est pourquoi je descendis à l'auberge, pendant que Kaptah remettait la maison en ordre, et je passai dans les maisons de commerce où j'avais placé mes fonds. C'est qu'après trois ans de voyages je rentrais plus pauvre qu'au départ, car outre tout ce que j'avais gagné par mon art, j'avais perdu le reste de l'or de Horemheb qui était resté entre les mains des prêtres de Babylone à cause de Minea.

Les riches armateurs furent grandement surpris de me revoir et leur nez s'allongea, ils se grattèrent la barbe, car ils pensaient déjà avoir hérité de ma part. Mais ils réglèrent honnêtement mes affaires, et alors même que quelques bateaux avaient fait naufrage, d'autres avaient rapporté de beaux bénéfices, si bien qu'en somme j'étais beaucoup plus riche à mon retour qu'à mon départ, et je n'avais pas à me faire du souci pour ma vie à Simyra.

Puis mes amis les armateurs m'invitèrent chez eux et m'offrirent du vin et des biscuits au miel et ils me dirent d'un air gêné:

– Sinouhé, notre médecin, tu es vraiment notre ami, mais tu es Egyptien, et si nous commerçons volontiers avec l'Egypte, nous ne voyons pas sans déplaisir des Egyptiens s'installer chez nous, car le peuple gronde et est excédé des impôts qu'il doit payer au pharaon. Nous ignorons comment cela a commencé, mais il est déjà arrivé qu'on a lapidé des Egyptiens dans les rues et jeté des charognes dans leurs temples et les gens ne tiennent pas à se montrer en public avec des Egyptiens. Toi, Sinouhé, tu es notre ami et nous te respectons à cause de tes guérisons. C'est pourquoi nous tenons à t'avertir, pour que tu sois sur tes gardes.

Ces paroles me causèrent une forte stupéfaction, car avant mon départ les Syriens rivalisaient pour l'amitié des Egyptiens et les invitaient chez eux, et de même qu'à Thèbes on imitait les mœurs syriennes, à Simyra on copiait les modes d'Egypte. Et pourtant Kaptah confirma ces déclarations et me dit tout excité:

– Quelque méchant diable a certainement pénétré dans l'anus des Simyriens, car ils se comportent comme des chiens fous et feignent de ne plus parler égyptien, et ils m'ont jeté hors de la taverne où j'étais entré parce que mon gosier était sec comme la poussière après toutes les épreuves subies à cause de toi, ô mon maître. Ils m'ont jeté à la porte quand ils eurent constaté que j'étais égyptien, et ils m'ont crié des injures et les enfants m'ont lancé des crottes d'âne. C'est pourquoi je me suis glissé dans une autre taverne, car vraiment ma gorge était sèche comme un sac de baie et j'avais une furieuse envie de forte bière syrienne, mais je ne dis pas un mot, ce qui me fut très difficile, comme tu peux le penser, car ma langue est comme un animal agile qui ne tient pas en place. Quoi qu'il en soit, sans piper mot, j'enfilai mon chalumeau dans la cruche de bière et je prêtai l'oreille aux propos des autres buveurs. Ils disaient que jadis Simyra avait été une ville libre qui ne payait pas d'impôts, et ils ne veulent plus que leurs enfants soient dès leur naissance des esclaves du pharaon. Les autres villes syriennes ont aussi été libres, et c'est pourquoi il faudrait casser la tête à tous les Egyptiens et les chasser de la Syrie, et c'est ce que doivent faire tous ceux qui aiment la liberté et sont las de l'esclavage du pharaon. Voilà les stupidités qu'ils débitaient, et pourtant chacun sait que l'Egypte occupe la Syrie pour le bien de celle-ci, sans en retirer un grand profit, et qu'elle se borne à protéger les Syriens les uns des autres, car laissées à elles-mêmes les villes de Syrie sont entre elles comme des chats sauvages dans un sac et elles se querellent et se battent et se déchirent, de sorte que l'agriculture et l'élevage du bétail et le commerce périclitent. C'est ce que sait chaque Egyptien, mais les Syriens se vantaient de leur force et parlaient d'une alliance de toutes les villes syriennes, et leurs propos finirent par me dégoûter à un tel point que je me suis éclipsé, pendant que le patron tournait le dos, sans payer mon écot.

Je n'eus pas besoin de circuler longtemps en ville pour constater la véracité de Kaptah. Certes, personne ne m'inquiéta, parce que je portais des vêtements syriens, mais les gens qui me connaissaient bien détournaient la tête en me croisant, et les Egyptiens étaient escortés par des gardes. Malgré cela on les brocardait et on leur jetait des fruits pourris et des poissons crevés. Mais je ne pensais pas que ce fût très dangereux, les Simyriens étaient manifestement furieux contre les nouveaux impôts, mais cette excitation se dissiperait assez vite, car la Syrie profitait de l'Egypte autant que l'Egypte de la Syrie, et je ne pensais pas que les villes côtières pussent subsister longtemps sans le blé d'Egypte.

C'est pourquoi je fis installer ma maison pour y recevoir les malades, et j'en guéris beaucoup et bien des clients revinrent, car la maladie et la douleur ne s'informent pas de la nationalité du médecin, mais seulement de son habileté. Mais souvent mes clients discutaient avec moi et disaient:

– Toi qui es égyptien, dis-nous s'il n'est pas injuste que l'Egypte prélève des impôts sur nous et profite de nous et s'engraisse de notre pauvreté comme une sangsue. La garnison égyptienne dans notre ville est une offense pour nous, car nous sommes parfaitement capables de maintenir l'ordre dans nos villes et de nous défendre contre nos ennemis. Il est aussi injuste que nous ne puissions pas reconstruire nos murailles et réparer nos tours, si nous le désirons et si nous consentons à en supporter les frais. Nos propres autorités sont tout à fait aptes à nous gouverner sans que les Egyptiens interviennent dans le couronnement de nos princes et dans notre juridiction. Par Baal, sans les Egyptiens nous serions prospères et heureux, mais les Egyptiens s'abattent sur nous comme des sauterelles et votre pharaon veut nous imposer un nouveau dieu, si bien que nous perdrons la faveur des nôtres. Je n'avais guère envie de discuter avec eux, mais je répondais quand même:

– Contre qui construire des murailles et des tours, si ce n'est contre l'Egypte? Il est certes vrai que du temps des grands-pères de vos pères votre cité était libre dans ses murailles, mais vous versiez du sang et vous vous appauvrissiez dans des guerres innombrables avec vos voisins que vous continuez à détester, et vos princes pratiquaient l'arbitraire, si bien que riches ou pauvres étaient exposés à leurs caprices. Maintenant, les boucliers et les lances des Egyptiens vous protègent de vos ennemis et la loi de l'Egypte garantit les droits des riches et des pauvres.

Mais ils s'emportaient et leurs yeux s'injectaient et ils disaient d'une voix frémissante:

– Toutes les lois de l'Egypte sont du fumier, et les dieux de l'Egypte sont une abomination pour nous. Si nos princes usaient d'injustice et de violence, ce que nous ne croyons pas, parce que c'est un mensonge des Egyptiens pour nous faire oublier notre liberté, ils étaient tout de même des nôtres, et notre cœur nous dit que l'injustice dans un pays libre est préférable à la justice dans un pays asservi. Je leur répliquais:

– Je ne vois pas sur vous les marques de l'esclavage, au contraire vous engraissez et vous vous vantez de vous enrichir par la bêtise des Egyptiens. Mais si vous étiez libres, vous vous voleriez vos navires et vous couperiez vos arbres fruitiers et votre vie ne serait plus en sûreté durant les voyages à l'intérieur du pays.

Mais ils refusaient de m'écouter, ils lançaient leur cadeau devant moi et sortaient en disant:

– Au fond de ton cœur tu es égyptien, bien que tu portes des vêtements syriens. Chaque Egyptien est un oppresseur et un malfaiteur, et le seul bon Egyptien est un Egyptien mort.

Pour toutes ces raisons, je ne me plaisais plus à Simyra, et je me mis à faire rentrer mes créances et à préparer le départ, car selon ma promesse je devais présenter mon rapport à Horemheb. Il me fallait rentrer en Egypte. Mais je ne me pressais pas, car mon cœur était saisi d'un étrange tremblement à l'idée que de nouveau je boirais l'eau du Nil. Le temps passa, et les esprits se calmèrent un peu en ville, car un matin on trouva dans le port un soldat égyptien égorgé, et les gens en furent si effrayés qu'ils s'enfermèrent chez eux, et la tranquillité revint en ville. Mais les autorités ne réussirent pas à découvrir le meurtrier et rien ne se passa, si bien que les citadins rouvrirent leurs portes et se comportèrent avec une morgue accrue et ils ne cédaient plus le pas aux Egyptiens dans la rue, mais les Egyptiens devaient s'écarter et circuler armés.

Un soir, en revenant du temple d'Ishtar où j'allais parfois, comme un homme altéré étanche sa soif sans regarder dans quel puits il boit, je rencontrai des Syriens près de l'enceinte, et ils dirent:

– N'est-ce pas un Egyptien? Permettrons-nous à ce circoncis de coucher avec nos vierges et de profaner notre temple?

Je leur dis:

– Vos vierges, qu'on pourrait plus justement appeler d'un autre nom, ne regardent pas à l'aspect ni à la nationalité de l'homme, mais elles pèsent leur joie au poids de l'or que l'homme a dans sa bourse, ce dont je ne les blâme point, puisque je vais me divertir avec elles et que je compte le faire chaque fois que j'en aurai envie.

Alors ils tirèrent leur manteau sur leur visage et se jetèrent sur moi et me renversèrent et me frappèrent la tête contre les pavés, au point que je crus ma dernière heure venue. Mais tandis qu'ils me dépouillaient et me déshabillaient pour lancer mon corps dans le port, l'un d'eux vit mon visage et s'écria:

– N'est-ce pas Sinouhé, le médecin égyptien et l'ami du roi Aziru?

Ils s'arrêtèrent et je criai que je les ferais tuer et jeter aux chiens, car j'avais mal et j'étais si furieux que je ne songeais pas à avoir peur. Alors ils me laissèrent et me rendirent mes vêtements et s'enfuirent en se cachant le visage, et je ne compris pas du tout pourquoi ils agissaient ainsi, puisqu'ils n'avaient pas à redouter les vaines menaces d'un homme seul.

Quelques jours plus tard, un messager arrêta son cheval devant ma porte, et c'était un spectacle rare, car un Egyptien ne monte jamais à cheval et un Syrien seulement en de rares occasions, et seuls les rudes brigands du désert utilisent cette monture. C'est que cet animal est grand et violent et il rue et mord si on essaye de le monter, et il fait tomber son cavalier, tandis qu'un âne s'habitue à tout. Même attelé à un char, c'est une bête redoutable, et seuls des soldats entraînés peuvent les maîtriser en mettant les poings dans leurs naseaux. Quoi qu'il en soit, cet homme se présenta à cheval chez moi, et le cheval était couvert d'écume et le sang lui coulait de la bouche et il s'ébrouait terriblement. Je vis aux vêtements de l'homme qu'il venait des montagnes des bergers, et je lus sur son visage qu'il était très inquiet.

Il se précipita si brusquement vers moi qu'il prit à peine le temps de s'incliner et de se toucher le front de la main, et il me cria tout plein d'angoisse:

– Fais préparer ta litière, médecin Sinouhé, et suis-moi d'urgence, car je viens du pays d'Amourrou et le roi Aziru m'envoie te chercher. Son fils est malade et personne ne sait ce qu'il a, et le roi est déchaîné comme un lion dans le désert et rompt les membres à quiconque s'approche de lui. Prends ta boîte de médecin et suis-moi vite, sinon je te trancherai la gorge avec ce poignard et ta tête roulera dans la rue.

– Ton roi n'aura que faire de ma tête, car sans mains elle ne peut guérir personne, lui dis-je. Mais je te pardonne tes paroles impatientes et je te suivrai. Pas à cause de tes menaces qui ne m'effrayent point, mais parce que le roi Aziru est mon ami et que je veux l'aider.

J'envoyai Kaptah chercher une litière et je suivis le messager, et je me réjouissais dans mon cœur, car j'étais si solitaire que ce serait un plaisir de rencontrer même un simple Aziru dont j'avais aurifié les dents. Mais je cessai de me réjouir, lorsque nous fûmes parvenus au bas d'un col où l'on m'installa avec ma boîte dans un char de guerre que des chevaux sauvages emportèrent à travers les rochers et les montagnes, de sorte que je m'attendais à me briser les membres à chaque instant, et je poussai des hurlements de peur et mon guide restait en arrière sur son cheval fourbu et j'espérais qu'il se romprait la nuque.

Derrière les montagnes, on me jeta avec ma boîte dans un autre char attelé de chevaux frais, et je ne savais plus si j'étais sur mes pieds ou sur ma tête, et je ne savais que crier au conducteur: «Brigand, bandit, vaurien!» et lui donner des coups de poing dans le dos, dès que la route était plate et que j'osais lâcher le bord du char. Mais il ne s'inquiétait pas de moi, il tirait les rênes et faisait claquer son fouet, si bien que le char sautait sur les pierres et je craignais que les roues ne se détachassent.

De cette manière, le voyage ne fut pas long, et avant le coucher du soleil nous parvenions à la ville entourée de murailles toutes neuves. Des soldats armés y veillaient, mais la porte s'ouvrit pour nous et nous traversâmes la ville aux braiments des ânes, aux cris des femmes et aux piaillements des enfants, en renversant les corbeilles de fruits et en fracassant d'innombrables cruches, car le conducteur ne regardait pas sur quoi il passait. Mais lorsqu'on me descendit du char, je ne pouvais marcher, je chancelais comme un homme ivre, et les gardes me conduisirent dans le palais d'Aziru en me tenant sous les bras, et des esclaves couraient avec ma boîte. A peine parvenu dans le vestibule, qui était plein d'armures et de boucliers, de plumes et de queues de lion à la pointe des lances, je vis Aziru se précipiter au-devant de moi en hurlant comme un éléphant blessé. Il avait lacéré ses vêtements et il avait des cendres sur la tête et il s'était déchiré le visage avec ses ongles.

– Pourquoi avez-vous tant tardé, bandits, vauriens, limaces? rugit-il en froissant sa barbe frisée, si bien que les rubans d'or dont elle était nouée volaient en l'air comme des éclairs.

Il frappa du poing les conducteurs qui me soutenaient, et il braillait comme un fauve:

– Où avez-vous flâné, mauvais serviteurs, pendant que mon fils se meurt?

Mais les conducteurs se défendirent en disant:

– Nous avons couru si vite que plusieurs chevaux sont fourbus et nous avons traversé les montagnes plus rapidement que les oiseaux. Le grand mérite en revient à ce médecin, car il brûlait du désir d'arriver pour guérir ton fils, et il nous encourageait de ses cris, quand nous étions fatigués, et il nous frappait du poing, quand la vitesse diminuait, et c'est incroyable de la part d'un Egyptien, et jamais, tu peux nous en croire, on n'est venu si vite de Simyra à Amourrou.

Alors Aziru m'embrassa chaleureusement et pleura et dit:

– Tu guériras mon fils, tu le guériras, et tout ce que j'ai sera à toi. Mais je lui dis:

– Permets-moi d'abord de voir ton fils, pour que je sache si je puis le guérir.

Il m'entraîna rapidement dans une grande chambre où une chaufferette répandait une forte chaleur, bien que ce fût l'été. Au milieu se dressait un berceau dans lequel criait un petit enfant à peine âgé d'un an, emmailloté de laine. Il criait si fort que son visage en était violacé, et la sueur perlait à son front, et il avait l'épaisse chevelure noire de son père, bien qu'il fût encore si petit. Je l'examinai et je constatai qu'il n'avait rien de grave, car s'il avait été sur le point de mourir, il n'aurait pas pu hurler si fort. Je regardai autour de moi et je vis, étendue près du berceau, Keftiou, la femme que j'avais donnée à Aziru, et elle était plus grasse et plus blanche que jamais, et ses chairs plantureuses tremblotaient, tandis que dans son chagrin elle battait le plancher de son front en geignant. Dans tous les coins de la chambre, des esclaves et des nourrices gémissaient aussi, et elles étaient couvertes de bleus et de bosses, tant Aziru les avait rossées parce qu'elles étaient impuissantes à soulager son fils.

– Sois sans souci, Aziru, lui dis-je. Ton fils ne mourra pas, mais je désire d'abord me nettoyer avant de l'ausculter, et emportez ce maudit réchaud, car on étouffe ici.

Alors Keftiou leva brusquement la tête et dit tout effrayée:

– L'enfant va prendre froid.

Puis elle me regarda longuement et sourit, elle se leva et répara le désordre de ses cheveux et de ses vêtements, puis elle me sourit de nouveau, en disant:

– Sinouhé, c'est toi?

Mais Aziru se tordait les mains et criait:

– Mon fils ne mange pas, il rend tout ce qu'il a pris, et son corps est brûlant et depuis trois jours il n'a rien mangé, mais il pleure tout le temps, si bien que mon cœur se brise à l'entendre gémir ainsi.

Je lui demandai de chasser les nourrices et les esclaves et il m'obéit humblement, oubliant tout à fait sa dignité royale. Après m'être lavé, je déshabillai l'enfant de tous ses lainages, et je fis ouvrir les fenêtres, pour changer l'air. L'enfant se calma tout de suite et se mit à gigoter de ses jambes potelées. Je lui tâtai le corps et le ventre, puis un doute me vint et je lui mis le doigt dans la bouche et j'avais bien deviné: La première dent avait percé à son menton comme une perle blanche.

Alors je dis vivement:

– Aziru, Aziru! C'est pour cette vétille que tu as amené ici avec des chevaux sauvages le meilleur médecin de la Syrie? Car sans me vanter je puis dire que j'ai appris bien des choses au cours de mes voyages dans différents pays. Ton fils ne court aucun danger, mais il est aussi impatient et rageur que son père, et peut-être a-t-il eu un peu de fièvre, mais elle a disparu, et s'il a vomi, il a sagement agi pour rester en vie, parce que vous l'avez trop bourré de lait gras. Keftiou doit le sevrer sans tarder, sinon il va bientôt lui mordre les seins, ce qui, je le pense, ne te ferait aucun plaisir, parce que tu tiens encore à jouir de ta femme. Sache en effet que ton fils a tout simplement hurlé d'impatience en attendant sa première dent, et si tu ne me crois pas, regarde toi-même.

J'ouvris la bouche de l'enfant et Aziru fut rempli d'allégresse et se frappa les mains et dansa autour de la chambre en tapant le plancher. Je montrai aussi la dent à Keftiou, et elle me dit que jamais encore elle n'avait vu plus belle dent à un enfant. Mais lorsqu'elle voulut remmailloter l'enfant dans ses lainages, je le lui interdis et n'autorisai qu'une tunique de lin.

Aziru tapait du pied et dansait et chantait d'une voix éraillée et il n'éprouvait pas la moindre honte de m'avoir dérangé pour rien, mais il voulait faire admirer la dent aux nobles et aux chefs, et il invita les gardes à venir la voir, et ils se pressaient autour du berceau et s'exclamaient en entrechoquant leurs lances et leurs boucliers, et ils cherchaient à fourrer leurs pouces sales dans la bouche du petit prince, mais je les chassai tous et priai Aziru de penser à sa dignité et de se montrer raisonnable.

Aziru fut confus et dit:

– J'ai vraiment peut-être oublié ma dignité, mais j'ai veillé plusieurs nuits près du berceau, le cœur angoissé, et tu dois comprendre que c'est mon fils et mon premier enfant, mon prince, la prunelle de mes yeux, le joyau de ma couronne, mon petit lion qui portera la couronne d'Amourrou après moi et qui gouvernera de nombreux peuples, car vraiment je veux agrandir mon royaume, pour que mon fils ait un bel héritage et qu'il loue le nom de son père. Sinouhé, Sinouhé, tu ne sais pas combien je te suis reconnaissant d'avoir ôté cette pierre de mon cœur, car tu dois reconnaître que jamais encore tu n'as vu un enfant aussi vigoureux, bien que tu aies voyagé dans de nombreux pays. Regarde un peu ses cheveux, cette noire crinière de lion sur sa tête, et dis-moi si tu as vu une pareille chevelure à quelque autre enfant de cet âge. Tu as vu aussi que sa dent est comme une perle, claire et parfaite, et regarde ses membres et son ventre qui est comme un petit tonneau.

Ce bavardage m'excéda au point que je dis au roi de filer au diable avec son fils et que mes membres étaient rompus après mon effrayant voyage et que je ne savais pas encore si j'étais sur ma tête ou sur mes pieds. Mais il me caressa et me prit par l'épaule et m'offrit des mets variés sur des plats d'argent et du mouton rôti et du gruau cuit dans la graisse et du vin dans une coupe en or, de sorte que je me remis et que je lui pardonnai.

Je restai plusieurs jours chez lui et il me donna des cadeaux abondants, aussi de l'or et de l'argent, car il s'était beaucoup enrichi depuis notre dernière rencontre, mais il ne voulut pas me dire comment son pays pauvre avait réussi lui aussi à s'enrichir, il se borna à sourire dans sa barbe frisée en disant que la femme que je lui avais cédée lui avait porté chance. Keftiou se montra aussi aimable pour moi, et elle me respectait sûrement en souvenir de la canne avec laquelle j'avais bien souvent éprouvé la solidité de sa peau, et elle me suivait en agitant ses chairs plantureuses, et elle me souriait gentiment. La blancheur de son teint et sa corpulence avaient ébloui tous les chefs d'Aziru, car les Syriens aiment les femmes énormes, au contraire des Egyptiens qui diffèrent d'eux sur ce point aussi. C'est pourquoi les poètes amorrites ont écrit des poèmes en son honneur et on les chante d'une voix langoureuse et en répétant toujours les mêmes paroles, et il n'est pas jusqu'aux gardiens sur les murs qui ne célèbrent ses charmes, si bien qu'Aziru était fier d'elle et l'aimait si passionnément qu'il n'allait que rarement chez ses autres épouses et seulement par politesse, parce qu'il avait pris pour femmes les filles des chefs amorrites, afin de s'attacher ainsi les pères.

J'avais tellement voyagé et vu tant de pays qu'il éprouva le besoin de se vanter de sa royauté et qu'il me révéla bien des choses qu'il se repentît sûrement plus tard de m'avoir racontées. C'est ainsi que j'appris que c'étaient précisément ses émissaires qui m'avaient assailli à Simyra pour me jeter à l'eau, et c'est de cette manière qu'il avait connu mon retour en Syrie. Il déplora vivement l'incident et dit:

– Il faudra encore assommer bien des Egyptiens et lancer dans le port bien des cadavres de soldats égyptiens avant que Simyra et Byblos et Sidon et Ghaza comprennent que l'Egyptien n'est pas invulnérable et inviolable. C'est que les marchands syriens sont diantrement prudents et leurs princes sont des lâches et les peuples lents comme des bœufs. C'est pourquoi les plus agiles doivent prendre la tête du mouvement et montrer l'exemple.

Je lui demandai:

– Pourquoi agir ainsi et pourquoi détestes-tu tellement les Egyptiens, Aziru?

Il caressa sa barbe frisée en me jetant un regard rusé et dit:

– Qui prétend que je déteste les Egyptiens,

Sinouhé? Je ne te déteste pas non plus, bien que tu sois égyptien. Moi aussi j'ai vécu mon enfance dans le palais doré du pharaon, comme mon père avant moi et comme tous les princes syriens. C'est pourquoi je connais les mœurs égyptiennes et je sais lire et écrire, bien que mes maîtres m'aient tiré les cheveux et tapé sur les doigts plus qu'aux autres élèves, parce que j'étais syrien. Mais malgré cela je ne hais pas les Egyptiens, car en grandissant j'ai appris chez eux bien des choses que je pourrai retourner contre eux à l'occasion. Tu devrais le savoir: Un seigneur et un souverain ne hait personne et ne voit pas de différences entre les peuples, mais la haine est un puissant levier entre ses mains, plus puissant que les armes, car sans la haine les bras n'ont pas la force de lever les armes. Je suis né pour commander, car dans mes veines coule le sang des rois d'Amourrou et avec les Hyksos mon peuple domina jadis tous les pays d'une mer à l'autre. C'est pourquoi je m'efforce de semer la haine entre la Syrie et l'Egypte et de souffler sur les braises qui rougeoient bien lentement, mais une fois enflammées elles détruiront la puissance égyptienne en Syrie. C'est pourquoi toutes les villes et tribus de Syrie doivent apprendre et connaître que l'Egyptien est plus misérable, plus poltron, plus cruel, plus infâme, plus cupide et plus ingrat que le Syrien. Chacun doit apprendre à cracher de mépris en entendant prononcer le nom d'Egyptien et à voir dans les Egyptiens des oppresseurs iniques, des sangsues avides et des bourreaux de femmes et d'enfants, afin que sa haine soit assez puissante pour déplacer des montagnes.

– Mais tout cela est faux, comme tu le dis, fis-je observer. Il étendit les mains, la paume en haut, et dit:

– Qu'est-ce que la vérité, Sinouhé? Après s'être bien imprégnés de la vérité que je leur sers, ils seront prêts à jurer par tous les dieux que c'est bien vrai, et si quelqu'un veut leur prouver le contraire, ils l'assommeront comme un blasphémateur. Ils doivent penser qu'ils sont les plus forts, les plus braves et les plus justes au monde, et qu'ils aiment la liberté plus que la mort et la faim et les épreuves, pour qu'ils soient prêts à payer leur liberté de n'importe quel prix. Voilà ce que je leur enseigne, et bien des gens croient déjà à ma vérité, et chaque croyant convertit d'autres personnes, et bientôt le feu couvera dans toute la Syrie. C'est aussi une vérité que jadis l'Egypte a apporté le feu et le sang en Syrie, et c'est par le sang et le feu qu'elle en sera chassée.

– Quelle est la liberté dont tu leur parles? lui demandai-je, car ses paroles m'emplissaient de crainte pour l'Egypte et pour toutes les colonies.

Il me montra de nouveau les paumes de ses mains en disant avec bienveillance:

– La liberté est un mot compliqué, et chacun lui donne le sens qu'il veut, mais cela importe peu, tant que la liberté n'est pas acquise. Pour parvenir à la liberté, il faut être nombreux, mais une fois qu'elle est atteinte, il vaut mieux ne pas la partager avec trop de gens et la garder pour soi. C'est pourquoi je crois que le pays d'Amourrou aura un jour l'honneur d'être appelé le berceau de l'indépendance syrienne. Je puis aussi te dire qu'un peuple qui croit tout ce qu'on lui raconte est comme un troupeau de bœufs poussé à coups de piques ou comme un troupeau de moutons qui suit le bélier sans se demander où il le conduit. Peut-être que je suis aussi bien la pique que le bélier.

– Je crois vraiment que tu es un vrai bélier, lui dis-je, puisque tu parles ainsi, car ces paroles sont dangereuses et en les apprenant le pharaon pourrait envoyer ses chars de guerre et ses lanciers contre toi pour détruire tes murailles et pour te pendre avec ton fils à la proue de son navire rentrant à Thèbes.

Mais Aziru se borna à sourire et il dit:

– Je crois n'avoir rien à redouter du pharaon, car j'ai accepté de sa main la croix de vie et élevé un temple à son dieu. C'est pourquoi il a toute confiance en moi, plus qu'en aucun de ses envoyés et commandants de garnisons qui croient encore à Amon. Je vais te montrer quelque chose qui t'amusera beaucoup.

Il m'entraîna près du mur et me montra un corps pendu la tête en bas, et des mouches y grouillaient.

– Si tu regardes bien, dit-il, tu verras que cet homme est circoncis, et c'est vrai que c'est un Egyptien. Il était même percepteur du pharaon, et il eut le front de venir dans mon palais demander pourquoi mon tribut était en retard de quelques années. Mes soldats se sont bien amusés avec lui avant de le pendre au mur pour son effronterie. Par cet acte, j'ai obtenu que désormais les Egyptiens évitent de traverser mon pays, et les marchands préfèrent payer les droits à moi plutôt qu'à eux… Tu comprendras ce que cela veut dire, quand je te dirai que Megiddo est en mon pouvoir et obéit à moi et non plus à sa garnison égyptienne qui se cache dans le fort sans oser se montrer dans les rues de la ville.

– Le sang de ce malheureux te retombera sur la tête, lui dis-je tout effrayé. Ton châtiment sera terrible, car en Egypte on peut plaisanter de tout, mais pas des percepteurs du pharaon.

– J'ai simplement exposé la vérité sur cette muraille, dit Aziru d'un air satisfait. Naturellement, l'affaire a été l'objet de longues enquêtes et j'ai volontiers consenti à rédiger des lettres et des tablettes, et j'en ai reçu aussi un grand nombre que je conserve soigneusement numérotées dans mes archives pour pouvoir m'y référer en écrivant de nouvelles épîtres, jusqu'à ce qu'on puisse en édifier tout un rempart pour me protéger. Par le Baal d'Amourrou, j'ai déjà réussi à embrouiller l'affaire à un tel point que le gouverneur de Megiddo maudit le jour de sa naissance, depuis que je le harcèle de tablettes pour qu'il me lave de l'offense que m'a infligée ce percepteur. A l'aide de nombreux témoins, j'ai en outre prouvé que cet homme était un meurtrier, un voleur et un prévaricateur. J'ai prouvé qu'il violait les femmes dans tous les villages et qu'il avait blasphémé les dieux de Syrie et même qu'il avait compissé l'autel d'Aton dans ma propre ville, ce qui suffira à emporter la décision du pharaon. Vois-tu, Sinouhé, la justice et la loi écrites sur les tablettes d'argile sont lentes et compliquées, et les affaires s'embrouillent au fur et à mesure que les tablettes d'argile s'amoncellent devant les juges, et pour finir le diable lui-même n'arriverait pas à découvrir la vérité. En cette matière, je suis plus fort que les Egyptiens, et bientôt je serai plus fort qu'eux dans d'autres domaines aussi.

Mais plus il me parlait, et plus je pensais à Horemheb, car ces deux hommes se ressemblaient et étaient nés soldats, Aziru étant plus âgé et corrompu par la politique syrienne. Je ne le croyais pas capable de gouverner de grands peuples, et je me disais que ses projets dataient du temps de son père, quand la Syrie était un nid grouillant de serpents, tandis que les innombrables roitelets se disputaient le pouvoir et s'assassinaient, avant que l'Egypte eût pacifié le pays et donné aux fils des rois une bonne éducation dans la maison dorée du pharaon, pour les civiliser. J'essayai aussi de lui exposer qu'il n'avait pas une idée exacte de la puissance de l'Egypte et de ses richesses, et je le mis en garde contre un excès de confiance, car un sac peut se gonfler d'air, mais si on y perce un trou, il s'affaisse et perd sa grosseur. Mais Aziru rit de ses dents dorées, et il me fit apporter du mouton rôti dans de lourds plats d'argent, pour étaler sa richesse.

Sa chambre de travail était vraiment pleine de tablettes d'argile, et des messagers lui apportaient des lettres de toutes les villes de Syrie. Il recevait aussi des messages du roi des Hittites et de Babylone, mais il ne me permit pas de les lire, ce qui ne l'empêcha pas de s'en vanter. Il me questionna sur le pays des Hittites et sur Khattoushash, mais je constatai qu'il en savait autant que moi. Des envoyés hittites venaient le voir et s'entretenaient avec ses chefs et ses soldats, et en voyant tout cela, je lui dis:

– Le lion et le chacal peuvent fort bien s'entendre pour chasser en commun, mais as-tu jamais vu un chacal recevoir les meilleurs morceaux du butin?

Il rit de ses dents dorées et dit:

– J'ai un vif désir de m'instruire, comme toi, bien que je n'aie pas pu voyager comme toi qui n'as pas de soucis administratifs, mais qui es libre comme l'oiseau. Il n'y a rien de mal à ce que les officiers hittites enseignent l'art militaire à mes chefs, car ils ont des armes nouvelles et une grande expérience. Ce ne peut qu'être utile pour le pharaon, car s'il éclate une guerre, la Syrie sera de nouveau le bouclier de l'Egypte dans le nord, et ce bouclier a souvent été ensanglanté, ce dont on se souviendra en réglant les comptes entre l'Egypte et la Syrie.

Tandis qu'il parlait de guerre, je songeai de nouveau à Horemheb et je lui dis:

– Voici trop longtemps que j'abuse de ton hospitalité, et je désire rentrer à Simyra, si tu mets une litière à ma disposition, car je ne monterai plus jamais dans tes terribles chars de guerre. Mais Simyra ne me plaît plus et j'ai peut-être déjà trop sucé de sang dans la pauvre Syrie, si bien que je me propose de retourner en Egypte à la première occasion. C'est pourquoi nous ne nous reverrons peut-être pas de longtemps, car le souvenir de l'eau du Nil dans ma bouche est délicieux, et je me contenterai d'en boire durant le reste de mes jours, après avoir vu assez de mal dans le monde et en avoir reçu une leçon de toi aussi.

Aziru dit:

– De demain nul n'est certain, et la pierre qui roule n'amasse pas mousse, et l'inquiétude qui couve dans tes yeux ne te permettra de rester longtemps nulle part.

Mais prends une femme, n'importe laquelle, dans mon pays, je te ferai construire une maison dans ma ville, et tu n'auras pas à te repentir de pratiquer la médecine ici. En plaisantant je lui dis:

– Le pays d'Amourrou est le plus inique et le plus haïssable sur la terre, et son Baal m'est une horreur et ses femmes puent la chèvre à mes narines. C'est pourquoi je sème la haine entre moi et Amourrou et je trépanerai quiconque dit du bien d'Amourrou, et je ferai encore bien d'autres choses que je ne peux énumérer ici, parce que je ne m'en souviens plus, mais je compte écrire sur de nombreuses tablettes des récits variés prouvant que tu as violé ma femme et volé les bœufs que je n'ai jamais possédés, et que tu t'es livré à la magie, afin qu'on te pende aux murs la tête en bas, et je pillerai ta maison et emporterai ton or pour acheter cent fois cent cruches de vin, afin de boire à ta santé.

Le palais retentit de ses éclats de rire et ses dents dorées étincelèrent dans sa barbe frisée. C'est sous cet aspect qu'il me revint à l'esprit lors des mauvais jours, mais nous nous séparâmes en amis et il me donna une litière et de nombreux cadeaux, et ses soldats m'escortèrent jusqu'à Simyra, pour m'éviter tout incident en cours de route.

Près de la porte de Simyra, une hirondelle passa à tire-d'aile sur ma tête et mon cœur en fut inquiet et la rue me brûla les pieds. C'est pourquoi, aussitôt rentré, je dis à Kaptah:

– Vends cette maison et prépare nos bagages, car nous allons rentrer en Egypte.

Je ne m'étendrai pas sur le voyage de retour, car il fut comme une ombre ou un rêve inquiet. En effet, une fois à bord pour regagner le pays des terres noires et revoir Thèbes, la ville de mon enfance, je fus saisi d'une impatience si fébrile que je ne pouvais tenir en place, mais je me promenais sur le pont en contournant les bagages et les tas de marchandises, poursuivi par l'odeur de la Syrie, attendant plus ardemment de jour en jour de voir à la place de la rive montagneuse les vertes plaines basses bordées de roseaux. Pendant les longues escales dans les villes côtières, je n'eus pas la patience de les étudier ni de recueillir des renseignements.

Le printemps renaissait dans les vallées syriennes, et les montagnes vues de la mer rougeoyaient comme les vignes, le soir, le printemps peignait en vert pâle l'eau bouillonnante sur le rivage, les prêtres de Baal hurlaient dans les ruelles étroites en s'égratignant le visage, et les femmes aux yeux étincelants et aux cheveux défaits tiraient des chars de bois derrière les prêtres. Mais ces spectacles m'étaient familiers, et ces coutumes grossières et cette excitation brutale me répugnaient, à présent que j'entrevoyais presque ma patrie. Je croyais mon cœur endurci, habitué à toutes les mœurs et croyances, je pensais comprendre tous les gens, quelle que fût leur couleur, sans mépriser personne, car mon seul but était d'acquérir du savoir, mais le simple sentiment d'être en route vers les terres noires effaçait d'un coup toute cette indifférence froide. Tels des vêtements étrangers, les pensées étrangères tombaient de mon esprit et j'étais de nouveau, de tout mon cœur, un Egyptien, je m'impatientais de sentir à nouveau l'odeur du poisson frit dans les rues de Thèbes, à la tombée de la nuit, quand les femmes allument les feux devant leurs cabanes de pisé, j'aspirais au goût du vin égyptien sur ma langue, à l'eau du Nil avec son arôme de limon fertile. Je voulais entendre bruire les papyrus sous le vent printanier, revoir le lotus éclore au bord du fleuve, admirer les colonnes polychromes avec leurs images éternelles et les hiéroglyphes des temples, tandis que la fumée de l'encens monte entre les piliers de pierre. Telle était la folie de mon cœur.

Je rentrais chez moi, et pourtant je n'avais plus de domicile et j'étais un étranger sur la terre. Je rentrais chez moi, et les souvenirs n'étaient plus douloureux, mais le temps et le savoir les avaient recouverts du sable de l'oubli. Je n'éprouvais plus ni chagrin ni honte, mais le mal du pays me remplissait le cœur.

Nous quittions la riche et fertile Syrie, toute bruissante de haine et de passion. Notre bateau longeait les rivages rouges du Sinaï, et le vent du désert passait sec et brûlant sur nos visages, bien que ce fût le printemps. Puis vint le jour où la mer se teignit en jaune, et derrière elle apparaissait une mince ligne verte, et les marins plongèrent dans la mer une cruche qui ramena de l'eau presque douce, car c'était l'eau du Nil éternel qui sentait le limon d'Egypte. Et jamais vin ne fut aussi délicieux à mon palais que cette eau limoneuse sortie de la mer loin de la terre. Mais Kaptah dit:

– L'eau reste de l'eau même dans le Nil. Attends, ô mon maître, que nous soyons dans une taverne convenable où la bière est mousseuse et claire, et on n'a pas à la filtrer pour en sortir les grains. Alors seulement je me sentirai en Egypte.

Ces paroles impies et offensantes me blessèrent vivement, et je lui dis:

– Un esclave reste un esclave, même sous les vêtements les plus précieux. Attends que j'aie retrouvé une souple canne de jonc, comme on n'en trouve que dans les roselaies du Nil, et alors tu te sentiras vraiment à la maison.

Mais Kaptah ne s'offusqua pas, ses yeux se mouillèrent d'émotion, son menton trembla et il s'inclina devant moi, les mains à la hauteur des genoux, en disant:

– Vraiment, ô mon maître, tu as le talent de trouver le mot juste au bon moment, car j'avais déjà oublié la douceur d'un coup appliqué avec une fine canne de roseau sur les fesses et sur les cuisses. Ah, mon maître, c'est une jouissance que je voudrais que tu connaisses, car mieux que l'eau et la bière, mieux que l'encens dans les temples et les canards dans les roseaux, elle rappelle la vie en Egypte où chacun est mis à sa juste place, et rien ne change au cours des âges, mais tout reste immuable. Ne t'étonne donc pas si je pleure d'émotion, car maintenant, je sens vraiment que je rentre dans mon pays après avoir vu bien des choses étranges et incompréhensibles et méprisables. O, sois bénie, canne de jonc qui remets tout à sa place et qui résous tous les problèmes, rien ne t'est pareil!

Il pleura d'émotion un bon moment, puis il alla oindre le scarabée, mais j'observai qu'il n'utilisait plus pour cela une huile aussi précieuse qu'avant, car la rive était proche et en Egypte il comptait manifestement se débrouiller par ses propres moyens.

C'est seulement en abordant dans le grand port du bas pays que je compris à quel point j'étais las de voir d'amples vêtements bigarrés, des barbes frisées et des corps obèses. Les flancs minces des porteurs, leurs pagnes, leur menton rasé, leur dialecte du bas pays, l'odeur de leur transpiration, l'arôme du limon, celui du roseau, celui du port, tout était différent de la Syrie, tout était familier, et mes habits syriens commençaient à me gêner. Après m'être débarrassé des scribes du port et avoir inscrit mon nom dans une foule de papiers, j'allai immédiatement m'acheter de nouveaux vêtements, et après la laine le lin le plus fin fut de nouveau un délice sur ma peau. Mais Kaptah décida de se présenter comme Syrien, car il redoutait que son nom figurât dans la liste des esclaves marrons, bien que je lui eusse procuré une tablette d'argile par laquelle les autorités de Simyra attestaient qu'il était né esclave en Syrie et que je l'y avais également acheté.

Après cela, nous montâmes à bord d'un bateau du fleuve pour remonter le courant. Les journées passèrent, et nous nous réhabituions à l'Egypte, et les champs séchaient de chaque côté du fleuve et les bœufs lents tiraient les socs en bois et les paysans marchaient dans les sillons, la tête baissée, pour ensemencer le limon tendre. Les hirondelles volaient au-dessus du bateau et des flots lents en criant avec inquiétude, pour plonger vers le sol et s'enfouir dans la vase pendant l'époque la plus chaude de l'année. Les palmiers élevaient leurs dômes sur les rives, les cabanes basses des villages s'abritaient à l'ombre des grands sycomores, le bateau s'arrêtait aux débarcadères des petites et grandes villes, et il n'y avait pas de taverne où Kaptah ne se précipitât pour étancher sa soif avec la bière égyptienne, pour se vanter de ses voyages et pour épater les ouvriers du port qui l'écoutaient en riant et en invoquant les dieux.

Et je revis à l'est du fleuve les trois montagnes se dresser vers le ciel, les trois éternels gardiens de Thèbes. La population était plus dense, les villages des pauvres, aux cabanes de pisé, alternaient avec les quartiers riches des villes, puis les murailles apparurent, puissantes comme des montagnes, et je vis le toit du grand temple et les colonnes et les innombrables bâtiments du temple et le lac sacré. A l'est s'étendait sans fin jusqu'aux collines la Ville des défunts, et les temples mortuaires des pharaons étincelaient de blancheur contre les montagnes jaunes, et les portiques du temple de la grande reine supportaient la mer des arbres en fleurs. Derrière les montagnes apparaissait la vallée interdite avec ses serpents et ses scorpions, et c'est dans ce sable, près de la tombe d'un grand pharaon, que reposaient mon père Senmout et ma mère Kipa, emballés dans une peau de bœuf pour vivre éternellement. Mais plus loin au sud, au bord du fleuve, se dressait, léger et bleuâtre avec ses jardins et ses remparts, le palais doré du pharaon. Je me demandais si mon ami Horemheb y habitait.

Le bateau aborda au quai de pierre familier, tout était pareil à jadis, et je n'étais pas loin de l'endroit où j'avais vécu ma jeunesse, sans me douter que plus tard j'anéantirais la vie de mes parents. Le sable du temps sur mes amers souvenirs commença à se mouvoir à cette évocation, et j'eus envie de me cacher et de me couvrir le visage, et je n'éprouvais aucune joie, bien que la cohue du grand port m'entourât de nouveau, et je sentais dans les regards des gens, dans leurs gestes inquiets et dans leur hâte la vieille passion de Thèbes. Je n'avais rien prévu pour mon arrivée, car tout dépendait de ma rencontre avec Horemheb et de sa situation à la cour. Mais dès que mes pieds touchèrent les pavés du port, je sus ce que je ferais, et cela ne me prédisait ni gloire médicale, ni richesse, ni grands cadeaux pour mon savoir péniblement acquis, comme je me l'étais figuré auparavant, car cela impliquait une vie simple, l'obscurité et des malades indigents. Et pourtant une étrange paix m'emplissait le cœur à la perspective de cet avenir modeste, et cela montre une fois de plus combien l'homme connaît peu son cœur, et pourtant je croyais connaître le mien à fond. Jamais encore un pareil projet ne m'avait effleuré l'esprit, mais il avait probablement mûri à mon insu, comme fruit de toutes mes expériences. Après avoir perçu le bruissement de Thèbes autour de moi et touché du pied les pierres échauffées par le soleil, je me sentais de nouveau enfant, et j'observais d'un œil curieux et sérieux mon père Senmout en train de recevoir ses malades. C'est pourquoi je repoussai les porteurs qui s'empressaient autour de moi, et je dis à Kaptah: – Laisse nos bagages à bord et va vite m'acheter une maison, n'importe laquelle, près du port, dans le quartier des pauvres, si possible près de celle où habita mon père, jusqu'à ce qu'elle fût démolie. Fais vite, afin qu'aujourd'hui encore je puisse m'y installer et commencer demain à pratiquer mon art.

Le menton de Kaptah s'affaissa et son visage s'allongea, car il avait cru que nous descendrions dans la meilleure hôtellerie où des esclaves nous serviraient. Mais pour une fois il ne protesta pas, il me regarda attentivement et referma la bouche et s'en alla tête basse. Le même soir j'entrai dans la maison d'un ancien fondeur de cuivre, dans le quartier des pauvres, et on y apporta mes effets et j'étendis mon tapis sur le sol de terre battue. Devant les cabanes des ruelles pauvres brûlaient les feux de cuisine et l'odeur du poisson frit dans la graisse planait sur tout le quartier pauvre, sale et misérable, puis les lumières s'allumèrent aux portes des maisons de joie, la musique syrienne éclata dans la nuit en se mêlant aux cris des marins ivres, et au-dessus de Thèbes le ciel rougeoyait aux innombrables lumières du centre de la ville. J'étais de nouveau à la maison, après avoir suivi jusqu'au bout des routes décevantes et après m'être fui dans bien des pays à la recherche du savoir.

Le lendemain matin, je dis à Kaptah: – Place une plaque de médecin sur ma porte, mais simple, sans peinture ni ornement. Et si quelqu'un me demande, ne parle pas de ma réputation et de mon savoir, mais dis simplement que le médecin Sinouhé reçoit des malades, les pauvres aussi, et chacun donnera un cadeau selon ses ressources.

– Aussi les pauvres? s'exclama Kaptah avec un effroi innocent. Hélas, ô mon maître, ne serais-tu pas malade? As-tu bu de l'eau de marais, ou un scorpion t'a-t-il mordu?

– Exécute mes ordres, si tu veux rester chez moi, dis-je. Mais si cette maison modeste ne te plaît pas et si l'odeur des pauvres incommode ton nez affiné en Syrie, je te permets d'aller et de venir à ta guise. Je pense que tu m'as volé assez pour t'acheter une maison et prendre femme, si tu le désires. Je ne te retiens pas.

– Une femme? protesta Kaptah encore plus effrayé. Vraiment, tu es malade, ô mon maître, et tu as la fièvre. Pourquoi prendrais-je une femme qui m'opprimerait et me flairerait l'haleine à mon retour, et le matin, quand je me réveillerais la tête lourde, prendrait la canne et m'abreuverait de méchantes paroles? En vérité, à quoi bon se marier, alors que la moindre esclave rend le même service, comme je te l'ai déjà exposé. Sans aucun doute, les dieux t'ont frappé de folie, et cela ne m'étonne point, car je sais tes idées sur eux, mais tu es mon maître et ton chemin est le mien et ton châtiment est aussi le mien, et pourtant j'espérais enfin être parvenu au port après toutes les terribles épreuves que tu m'as imposées, sans parler des traversées que je veux oublier. Si une natte de roseau te suffit pour dormir, elle me suffira à moi aussi, et cette misère aura au moins le bon côté que les tavernes et les maisons de joie seront à portée, et la «Queue de Crocodile», dont je t'ai parlé, n'est pas éloignée d'ici.

J'espère que tu me pardonneras si j'y vais aujourd'hui et si je m'y enivre, car je me sens fort ébranlé et je dois me remonter un peu. Vraiment, en te regardant, je pressens toujours un malheur et je ne sais jamais à l'avance ce que tu vas dire ou faire, parce que tu parles et agis toujours à rebours du sens commun, mais tout de même, je ne m'attendais pas à cela. Seul un fou cache un bijou dans un tas de fumier, et toi, tu enterres ton savoir et ton habileté sous les ordures.

– Kaptah, lui dis-je, chaque homme naît nu dans ce monde, et dans la maladie il n'existe pas de différence entre pauvres et riches, Egyptiens ou Syriens.

– Peut-être bien, mais il existe une grande différence entre les cadeaux, dit Kaptah très raisonnablement. Cependant, ton idée est belle, et je n'aurais rien à y objecter, si un autre la réalisait, et non pas toi, juste au moment où après toutes nos peines nous aurions pu nous balancer sur une branche dorée. Ton idée conviendrait mieux à un esclave de naissance, elle serait compréhensible, et dans ma jeunesse j'en ai souvent eu de semblables, jusqu'à ce qu'on me les ait extirpées à coups de canne.

– Pour que tu saches tout, lui dis-je, j'ajouterai que, dans quelque temps, si je découvre un enfant abandonné, je me propose de l'adopter et de l'élever comme un fils.

– A quoi bon? dit-il d'un air étonné. Il existe dans les temples des foyers pour les enfants abandonnés, et certains deviennent des prêtres du degré inférieur, et d'autres sont châtrés et mènent dans les gynécées du pharaon et des nobles une vie bien plus brillante que celle que leur mère pouvait espérer pour eux. D'autre part, si tu désires un enfant, ce qui est fort compréhensible, rien n'est plus simple, pourvu que tu ne commettes pas la bêtise de casser une cruche avec une femme qui ne nous causerait que des ennuis. Si tu ne veux pas acheter une esclave, tu pourrais séduire une fille pauvre et elle serait heureuse et reconnaissante que tu la débarrasses de son enfant et lui épargnes ainsi la honte. Mais les enfants causent bien des tracas et des difficultés, et on exagère certainement le plaisir qu'ils procurent, bien que je ne sois pas compétent en cette matière, puisque je n'ai jamais vu les miens, bien que j'aie tout lieu d'admettre qu'il en grandit une bonne bande aux quatre vents des cieux. Tu ferais sagement de t'acheter dès aujourd'hui une jeune esclave, qui pourrait me seconder, car mes membres sont roides et mes mains tremblent après toutes les épreuves subies, surtout le matin, et il y a trop de travail pour moi ici à soigner ton ménage et à entretenir ta maison, sans compter que je dois m'occuper de placer mes fonds.

– Je n'avais pas pensé à cela, lui dis-je. Mais je ne tiens pas à acheter une esclave. C'est pourquoi engage à mes frais un serviteur, car tu l'as bien mérité. Si tu restes chez moi, tu seras libre d'aller et de venir à ta guise, à cause de ta fidélité, et je pense que tu pourras me fournir bien des renseignements utiles grâce à ta soif. Fais comme je te le dis, et cesse de regimber, car ma décision a été prise par une force qui m'est supérieure, et elle est irrévocable.

Sur ces paroles, je sortis pour m'enquérir de mes amis. Je demandai Thotmès au «Vase syrien», mais le patron avait changé et il ignorait tout du pauvre artiste qui gagnait sa vie en dessinant des chats dans les livres d'images des enfants riches. Pour trouver Horemheb, je me rendis à la maison des soldats, mais elle était vide. Il n'y avait pas de lutteurs dans la cour, et les soldats ne perçaient plus de leurs lances des sacs de roseaux, comme jadis, et les grosses marmites ne fumaient plus dans les soupentes, mais tout était désert. Un sous-officier shardane renfrogné me regardait en creusant le sable de ses orteils, son visage brun foncé était osseux et sans huile, mais il s'inclina au nom de Horemheb, le chef militaire qui avait dirigé une campagne contre les Khabiri en Syrie quelques années auparavant. Horemheb était encore commandant royal, me dit-il en un égyptien dialectal, mais il se trouvait depuis des mois dans le pays de Koush pour y supprimer les garnisons et licencier les troupes, et on ne savait quand il reviendrait. Je lui donnai une pièce d'argent parce qu'il était mélancolique, et il en fut tellement ravi qu'il oublia sa dignité de shardane et me sourit en jurant d'étonnement par le nom d'un dieu inconnu. J'allais partir, mais il me retint par la manche et me montra la cour déserte:

– Horemheb est un grand capitaine, il comprend les soldats, il est soldat lui-même, il n'a pas peur, dit-il. Horemheb est un lion, le pharaon un bouc écorné. La caserne est vide, pas de solde, pas de nourriture. Mes camarades vont mendier par les campagnes. Je ne sais ce que cela donnera. Qu'Amon te bénisse pour ta générosité. Depuis des mois, je n'ai pas bu convenablement. Je suis tout triste. Par de belles promesses, on nous attire de notre pays. Les recruteurs égyptiens vont de tente en tente, ils promettent beaucoup d'argent, beaucoup de femmes, beaucoup de beuveries. Et maintenant? Ni argent, ni femmes, ni beuveries!

Il cracha de mépris et écrasa son crachat de son pied à la peau cornée. C'était un shardane très triste, et il me fit pitié, car je comprenais à ses paroles que le pharaon avait abandonné ses soldats et licencié les troupes recrutées à grands frais par son père. Cela me rappela le vieux Ptahor et, pour savoir où il habitait, je m'armai de courage et me rendis au temple d'Amon pour demander son adresse à la Maison de la Vie. Mais le teneur du registre me dit que le vieux Crétois était mort et enterré depuis deux ans dans la Ville des défunts. C'est ainsi que je ne retrouvai pas un seul ami à Thèbes.

Puisque j'étais dans le temple, je pénétrai dans la grande salle des colonnes et je reconnus l'ombre sacrée d'Amon autour de moi et l'odeur de l'encens près des piliers bigarrés tout couverts d'inscriptions sacrées, et les hirondelles allaient et venaient par les hautes fenêtres à croisillons de pierre. Mais le temple était vide, et la cour était vide, et dans les innombrables boutiques et ateliers ne régnait plus l'ancienne animation. Les prêtres en blanc, avec leurs têtes rasées et luisantes d'huile, me jetaient des regards inquiets, et les gens dans la cour parlaient à voix basse et regardaient autour d'eux avec crainte. Je n'aimais nullement Amon, mais une étrange mélancolie s'empara de mon cœur, comme lorsqu'on évoque sa jeunesse enfuie à jamais, que cette jeunesse ait été heureuse ou pénible. En passant entre les statues géantes des pharaons, je m'aperçus que tout près du grand temple avait été érigé un sanctuaire nouveau, puissant et de forme étrange, comme je n'en avais encore jamais vu. Il n'était pas entouré de murs, et en y pénétrant, je vis que les colonnes entouraient une cour ouverte sur les autels de laquelle s'entassaient, en guise d'offrandes, du blé, des fleurs et des fruits. Sur un grand bas-relief, un disque d'Aton étendait d'innombrables rayons sur le pharaon sacrifiant, et chaque rayon se terminait par une main bénissante et chaque main tenait une croix de vie. Les prêtres vêtus de blanc ne s'étaient pas rasé les cheveux, ils étaient de tout jeunes gens, et leur visage exprimait l'extase, tandis qu'ils chantaient un hymne sacré dont je me rappelais avoir entendu les paroles à Jérusalem en Syrie. Mais ce qui m'impressionna plus que les prêtres et les images, ce furent quarante énormes piliers de chacun desquels le nouveau pharaon, sculpté plus grand que nature, les bras croisés sur la poitrine et tenant le sceptre et le fouet royal, regardait fixement les spectateurs.

Ces sculptures représentaient le pharaon, je le savais, car je reconnaissais ce visage effrayant de passion et ce corps frêle avec les hanches larges et les bras et les jambes minces. Un frisson me parcourut le dos, en pensant à l'artiste qui avait osé sculpter ces statues, car si mon ami Thotmès avait naguère rêvé d'un art libre, il en aurait vu ici un exemple sous une forme terrible et caricaturale. En effet, le sculpteur avait souligné contre nature tous les défauts du corps du pharaon, ses cuisses gonflées, ses chevilles minces et son cou maigre, comme s'ils avaient eu un sens divin secret. Mais le plus terrible de tout était le visage du pharaon, ce visage affreusement allongé avec ses angles aigus et ses pommettes saillantes, le sourire mystérieux du rêveur et du railleur autour des lèvres bouffies. De chaque côté du pylône du temple d'Amon, les pharaons se dressaient majestueux et semblables à des dieux dans leurs statues en pierre. Ici, un homme bouffi et chétif contemplait du haut de quarante piliers les autels d'Aton. C'était un être humain qui voyait plus loin que les autres, et une passion tendue, une ironie extatique s'exhalaient de son être figé dans la pierre.

Je frémissais et tremblais de tout mon être en regardant ces statues, car pour la première fois je voyais Amenhotep IV tel que probablement il se voyait lui-même. Je l'avais rencontré une fois, dans sa jeunesse, malade, faible, tourmenté par le haut mal, et dans ma sagesse trop précoce je l'avais observé froidement avec des yeux de médecin, ne voyant dans ses paroles que des divagations de malade. Maintenant, je le voyais tel que l'artiste l'avait vu, l'aimant et le détestant à la fois, un artiste comme jamais encore il n'en avait existé en Egypte, car si quelqu'un avant lui avait osé sculpter du pharaon une image pareille, il aurait été abattu et pendu aux murs comme un blasphémateur.

Il n'y avait pas non plus beaucoup de monde dans ce temple. Quelques hommes et quelques femmes étaient manifestement des courtisans et des grands, à en juger par le Un royal de leurs vêtements, par leurs lourds collets et par leurs bijoux en or. Les gens ordinaires écoutaient le chant des prêtres, et leur visage exprimait une incompréhension totale, car les prêtres chantaient des hymnes nouveaux dont le sens était difficile à deviner. Ce n'était pas comme les anciens textes datant du temps des pyramides, voici près de deux mille ans, et auxquels l'oreille pieuse est habituée dès l'enfance, si bien qu'on les reconnaît dans son cœur sans même en comprendre le sens, pour autant qu'ils en aient encore un, depuis le temps qu'ils ont été modifiés et faussement reproduits au cours des générations.

Quoi qu'il en soit, après le chant, un vieillard que je reconnus à son costume pour un campagnard, alla respectueusement parler aux prêtres et leur demanda un talisman approprié ou un œil protecteur ou un grimoire, si on en vendait à un prix raisonnable. Les prêtres lui répondirent qu'on n'en vendait pas dans ce temple, parce qu'Aton n'avait pas besoin de talismans et de textes magiques, mais qu'il s'approchait de chaque homme qui croyait en lui, sans sacrifices ni présents. A ces mots, le vieillard se rembrunit et il s'éloigna en bougonnant contre les doctrines mensongères et se rendit tout droit dans le vieux temple d'Amon.

Une poissarde s'approcha des prêtres et les regarda de ses yeux pleins de dévotion en disant:

– Est-ce que personne ne sacrifie à Aton des béliers ou des bœufs, afin que vous ayez un peu de viande à manger, puisque Vous êtes si maigres, pauvres enfants? Si votre dieu est puissant et fort, à ce qu'on dit, et même plus puissant qu'Amon, bien que je ne le croie pas, ses prêtres devraient engraisser et resplendir d'embonpoint. Je ne suis qu'une femme simple, mais je vous souhaite de tout mon cœur beaucoup de viande et de graisse.

Les prêtres rirent et plaisantèrent entre eux, comme des enfants joyeux, mais le plus âgé reprit vite son sérieux et dit à la femme:

– Aton ne veut pas d'offrandes sanglantes, et tu ne dois pas parler d'Amon dans son temple, car Amon est un faux dieu et bientôt son trône s'écroulera et son temple sera détruit.

La femme se retira vite et cracha par terre et fit les signes sacrés d'Amon, en disant:

– C'est toi qui l'as dit, et pas moi, et la malédiction retombera sur toi.

Elle sortit rapidement, suivie d'autres personnes qui jetèrent des regards inquiets aux prêtres. Mais ceux-ci riaient bruyamment en leur criant:

– Partez, gens de peu de foi, mais Amon est un faux dieu! Amon est un faux dieu, et sa puissance tombera comme l'herbe sous la faucille.

Alors un des hommes ramassa une pierre et la lança contre les prêtres et l'un d'eux fut blessé au visage et se mit à gémir, et ses collègues appelèrent les gardes, mais l'homme s'était déjà éclipsé dans la foule devant le pylône d'Amon.

Cet incident me donna à réfléchir, et je m'approchai des prêtres et je leur dis:

– Je suis Egyptien, mais j'ai vécu longtemps en Syrie et je ne connais pas ce nouveau dieu que vous appelez Aton. Auriez-vous l'obligeance de dissiper mon ignorance et de m'expliquer qui il est, ce qu'il demande et comment on l'adore?

Ils hésitèrent et cherchèrent en vain de l'ironie sur mon visage, et enfin l'un d'eux parla:

– Aton est le seul vrai dieu. Il a créé la terre et le fleuve, les hommes et les animaux et tout ce qui existe et bouge sur la terre. Il a toujours existé et les hommes l'ont adoré comme Râ dans ses anciennes manifestations, mais de notre temps il est apparu comme Aton à son fils le pharaon qui vit seulement de la vérité. Dès lors il est le seul dieu, et tous les autres dieux sont faux. Il ne repousse aucun de ceux qui s'adressent à lui, et les riches et les pauvres sont égaux devant lui, et chaque matin nous le saluons comme le disque du soleil qui de ses rayons bénit la terre, aussi bien les bons que les méchants, tendant à chacun la croix de vie. Si tu la prends, tu es son serviteur, car son être est amour, et il est éternel et impérissable et partout présent, si bien que rien ne se passe sans sa volonté. Je leur dis:

– Tout ceci est bel et bon, mais est-ce aussi par sa volonté qu'une pierre vient d'ensanglanter le visage de ce jeune homme?

Les prêtres perdirent contenance et se regardèrent et dirent:

– Tu te moques de nous.

Mais celui qui avait été blessé s'écria:

– Il a permis que cela arrive, parce que je ne suis pas digne de lui, pour que je m'instruise. C'est qu'en effet je me suis glorifié dans mon cœur de la faveur du pharaon, car je suis de naissance modeste et mon père paissait les troupeaux et ma mère portait l'eau du fleuve, lorsque le pharaon m'accorda sa faveur, parce que j'avais une belle voix pour célébrer son dieu.

Je lui dis avec un feint respect:

– Vraiment, ce dieu doit être fort puissant puisqu'il arrive à hausser un homme de la fange à la maison dorée du pharaon.

Ils répondirent d'une seule voix:

– Tu as raison, car le pharaon ne s'occupe ni de l'aspect ni de la richesse ni de la naissance d'un homme, mais seulement de son cœur, et grâce à la force d'Aton il plonge son regard jusqu'au cœur des hommes et il lit leurs pensées les plus secrètes.

Je protestai:

– Alors il n'est pas un homme, car il n'est pas au pouvoir d'un homme de voir dans le cœur d'autrui, mais seul Osiris peut peser le cœur des hommes.

Ils discutèrent entre eux et me dirent:

– Osiris n'est qu'un mythe populaire dont l'homme n'a plus besoin en croyant à Aton. Alors même que le pharaon aspire ardemment à n'être qu'un homme, nous ne doutons pas que son essence ne soit divine, et c'est ce que prouvent ses visions pendant lesquelles il vit en quelques instants plusieurs existences. Mais seuls le savent ceux qu'il aime. C'est pourquoi l'artiste qui a sculpté les statues du temple l'a représenté à la fois comme un homme et comme une femme, parce qu'Aton est la force vivante qui anime la semence de l'homme et procrée l'enfant dans le sein maternel.

Alors je levai ironiquement le bras et me pris la tête à deux mains en disant:

– Je ne suis qu'un homme simple, comme la femme simple de tout à l'heure, et je n'arrive pas à saisir votre doctrine. Il me semble du reste que votre sagesse est bien confuse pour vous aussi, puisque vous devez discuter entre vous avant de me répondre.

Ils protestèrent vivement et dirent:

– Aton est parfait, comme le disque du soleil est parfait, et tout ce qui est et vit et respire en lui est parfait, mais la pensée humaine est imparfaite et elle est semblable à une brume et c'est pourquoi nous ne pouvons tout t'expliquer, parce que nous ne savons pas encore tout, mais nous apprenons chaque jour par sa volonté, et sa volonté est connue du seul pharaon qui est son fils et qui vit dans la vérité.

Ces paroles me frappèrent, car elles me prouvaient qu'ils étaient sincères, bien qu'ils fussent vêtus de lin fin, et en chantant ils jouissaient des regards admiratifs des femmes et riaient des gens simples. Leurs paroles éveillèrent en moi un écho, et pour la première fois je me dis que la pensée humaine était peut-être imparfaite et qu'en dehors de cette pensée pouvait exister quelque chose d'autre que l'œil n'apercevait pas et que l'oreille n'entendait pas et que la main ne pouvait toucher. Peut-être que le pharaon et ses prêtres avaient découvert cette vérité et qu'ils appelaient Aton cet inconnu au delà de la pensée humaine.

Je rentrai chez moi à la tombée de la nuit, et au-dessus de ma porte se trouvait une simple plaque de médecin, et quelques malades crasseux attendaient dans la cour. Kaptah était assis dans la véranda, l'air mécontent, et il s'éventait avec une branche de palmier et chassait les mouches amenées par les malades, mais pour se consoler il disposait d'une cruche de bière à peine entamée.

Je fis d'abord entrer une mère qui tenait un enfant décharné, car pour la guérir il suffisait d'un morceau de cuivre, afin qu'elle pût s'acheter assez de nourriture pour pouvoir allaiter son enfant. Puis je pansai un esclave qui avait eu le doigt écrasé par une meule à blé, et je lui donnai un remède à prendre dans du vin pour diminuer la douleur. Je soignai aussi un vieux scribe qui avait au cou une tumeur grosse comme une tête d'enfant, si bien qu'il avait peine à respirer. Je lui donnai un remède à base d'algues marines que j'avais appris à connaître en Syrie, bien qu'à mon avis il ne pût plus guère agir sur un goitre si gros. Il tira d'un chiffon propre deux morceaux de cuivre et me les tendit avec un regard implorant, car il avait honte de sa pauvreté, mais je ne les acceptai pas et je lui dis que je le ferais appeler quand j'aurais besoin de ses talents, et il partit tout content d'avoir économisé son cuivre.

Je reçus aussi une fille de la maison de joie voisine, dont les yeux étaient couverts de croûtes au point qu'elle en était gênée dans sa profession. Je la soignai et lui donnai une pommade à étendre sur ses yeux, et elle se dévoila timidement pour me payer de la seule manière qui lui était possible. Pour ne pas l'offenser, je lui dis que je devais m'abstenir des femmes à cause d'une opération importante, et elle me crut, parce qu'elle ne comprenait rien au métier de médecin, et elle me respecta beaucoup à cause de ma retenue. Pour que sa complaisance ne fût pas entièrement perdue pour elle, je lui ôtai deux verrues qui enlaidissaient son flanc et son ventre, après les avoir ointes avec une pommade anesthésiante, si bien que l'opération se fit presque sans douleur, et elle s'éloigna tout heureuse.

C'est ainsi qu'en cette première journée je n'avais pas même gagné du sel pour mon pain, et Kaptah se moqua de moi en me servant une oie grasse préparée à la mode de Thèbes, mets comme on n'en offre nulle part ailleurs. Il l'avait achetée dans un élégant restaurant du centre de la ville et gardée chaude dans le four, et il me versa le meilleur vin des vignobles d'Amon dans une coupe de verre bigarrée. Mais mon cœur était léger et j'étais content de ma journée, plus que si j'avais guéri un riche marchand et reçu une chaîne d'or. Je dois rapporter à ce propos que lorsque l'esclave vint quelques jours plus tard me montrer son doigt en bonne voie de guérison, il me remit un pot de semoule qu'il avait volé au moulin, si bien que j'eus tout de même un cadeau pour cette première journée.

Mais Kaptah me consola et dit:

– Je crois qu'après cette journée ta réputation se répandra dans tout le quartier et ta cour sera pleine de clients dès l'aube, car déjà j'entends les pauvres se dire à l'oreille: Va vite au coin de la ruelle du port, dans la maison de l'ancien fondeur de cuivre, car le médecin qui s'y est établi soigne les malades gratuitement et sans douleur et avec beaucoup d'habileté, et il donne du cuivre aux mères pauvres et opère gratuitement les filles de joie pour leur refaire une beauté. Va vite le trouver, car celui qui arrive le premier reçoit le plus, et bientôt il sera si pauvre qu'il devra vendre sa maison et déménager, à moins qu'on ne l'enferme dans une chambre obscure pour lui mettre des sangsues sous les genoux. Mais sur ce point ces idiots se trompent, car heureusement pour toi tu as de l'or que je vais faire travailler pour toi, si bien que tu ne connaîtras jamais le besoin, mais que, si tu le désires, tu pourras manger chaque jour une oie et boire le meilleur vin et pourtant t'enrichir, si tu te contentes de cette simple maison. Mais tu ne fais jamais rien comme les autres, et je ne serais pas étonné si un beau jour tu avais jeté tout ton or dans un puits et vendu ta maison et moi avec, à cause de ta maudite inquiétude. C'est pourquoi tu ferais sagement de déposer aux archives un papier attestant que je suis libre d'aller et de venir à ma guise, car les paroles volent et disparaissent, mais un écrit dure éternellement s'il est muni d'un sceau. J'ai mes raisons pour te demander cela, mais je ne veux pas abuser de ton temps et de ta patience pour te les exposer maintenant.

C'était une chaude soirée de printemps, et les feux de bouse brûlaient lentement devant les cabanes et le vent apportait du port l'odeur des cargaisons de cèdres et de parfums syriens. Les acacias embaumaient, et toutes ces senteurs se fondaient délicieusement dans mes narines à l'odeur des poissons frits dans l'huile rance, si particulière le soir au quartier des pauvres. J'avais mangé une oie préparée à la mode de Thèbes et bu du vin exquis, et je me sentais heureux, débarrassé de tout souci. C'est pourquoi je permis à Kaptah de se verser du vin dans une coupe d'argile et je lui dis:

– Tu es libre, Kaptah, et tu l'es depuis longtemps, comme tu le sais, car malgré ton effronterie tu as été pour moi un ami plutôt qu'un esclave depuis le jour où tu m'as remis ton modeste pécule, en pensant que tu ne le reverrais jamais. Tu es libre, Kaptah, et sois heureux, et demain nous ferons rédiger les papiers nécessaires que je munirai de mon cachet égyptien et aussi du syrien. Mais raconte-moi comment tu as placé mon or et mes biens, puisque tu dis que l'or travaillera pour moi, même si je ne gagnais rien. N'as-tu pas déposé mon or dans la caisse du temple, comme je te l'avais dit?

– Non, ô mon maître, dit gravement Kaptah en me regardant franchement de son œil unique. Je n'ai pas exécuté ton ordre, car il était stupide et jamais je n'exécute des ordres stupides, mais j'ai agi à ma tête, et je peux te le dire, maintenant que je suis libre et que tu as bu du vin modérément et que tu ne te fâcheras pas. Mais comme je connais ta nature emportée et irréfléchie, j'ai caché ta canne, pour toute sûreté. Je te le dis, pour que tu ne perdes pas ton temps à la chercher, pendant que je parlerai. Seuls les imbéciles confient leur argent au temple, car le temple ne paye rien pour l'argent déposé, mais il demande un cadeau pour le garder dans ses caves contre les voleurs. Et c'est bête déjà pour cette raison qu'ainsi le fisc connaît le montant de ta fortune, et il en résulte que ton or maigrit sans cesse en reposant, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. La seule raison raisonnable d'amasser de l'or, c'est de le faire travailler, pendant qu'on reste assis les bras croisés en croquant des graines salées de lotus grillé pour se procurer une soif agréable. C'est pourquoi, toute la journée j'ai trotté avec mes pattes raides dans toute la ville à la recherche des meilleurs placements, pendant que tu visitais les temples et admirais les paysages. Grâce à ma soif, j'ai entendu bien des choses. Entre autres, j'ai appris que les riches ne placent plus leur argent dans les caves du temple parce qu'on dit qu'il n'y est plus en sûreté, et si c'est le cas, il ne sera nulle part en sûreté en Egypte. Et j'ai aussi appris que le temple d'Amon vend ses terres.

– Tu mens, lui dis-je vivement en me levant, car cette seule idée était insensée. Amon ne vend pas de terre, il en achète. De tout temps Amon a acheté des terres, si bien qu'il possède déjà le quart des terres noires, et Amon n'abandonne jamais ce qu'il a acquis.

– Naturellement, naturellement, dit calmement Kaptah en me versant du vin et sans oublier sa propre coupe. Chaque personne raisonnable sait que la terre est le seul bien qui conserve toujours sa valeur, à condition qu'on sache rester en bons termes avec les géomètres en leur donnant des cadeaux chaque année après la crue. Mais c'est cependant un fait qu'Amon vend secrètement des terres à n'importe lequel de ses fidèles qui a de l'or. J'ai été très effrayé en l'apprenant, et je me suis informé, et vraiment Amon vend des terres à bon marché, mais en se réservant le droit de racheter au même prix s'il le désire plus tard. Mais malgré cela ce marché est avantageux, car il englobe aussi les bâtiments, les instruments agricoles, le bétail et les esclaves, de sorte que l'acquéreur en retire chaque année un coquet bénéfice en cultivant bien la terre. Tu sais toi-même qu'Amon possède les terres les plus fertiles de l'Egypte. Si tout était comme jadis, rien ne serait plus séduisant que cette affaire, car le bénéfice est certain et rapide. Aussi Amon a-t-il vendu en peu de temps une quantité énorme de terres et amassé dans ses caves tout l'or liquide en Egypte, si bien qu'il y a disette d'or et que le prix des immeubles a subi une forte baisse. Mais tout cela est secret et on ne doit pas en parler, et je n'en saurais rien, si ma soif utile ne m'avait mis en contact justement avec les gens bien informés.

– Tu n'as pourtant pas acheté des terres? lui demandai-je tout inquiet.

Mais Kaptah m'apaisa en disant:

– Je ne suis pas aussi fou, ô mon maître, car tu devrais savoir que je ne suis pas né avec du fumier entre les orteils, bien que je sois un esclave, mais dans des rues pavées et dans de hautes maisons. Je ne comprends rien à la terre, et si j'achetais des terres pour ton compte, chaque intendant et berger et esclave et servante me volerait à tour de bras, tandis qu'à Thèbes personne ne peut rien me voler, mais c'est moi qui roule les autres. Le grand avantage des affaires d'Amon est si évident que même un imbécile le constate, et c'est pourquoi je devine que dans ces affaires il y a un chacal sous roche, et c'est ce qu'indiqué aussi la méfiance des riches envers la sécurité des caves du temple. Je crois que tout cela est causé par le nouveau dieu du pharaon. Il arrivera bien des choses, ô mon maître, bien des choses étranges, avant que nous voyions et comprenions où tout cela finira. Mais moi, qui ne vois que ton intérêt, je t'ai acheté avec ton or quelques immeubles avantageux, des maisons de commerce et des locatives, qui rapportent chaque année un bénéfice raisonnable, et ces achats sont si avancés qu'on n'a plus besoin que de ta signature et de ton cachet. Crois-moi, j'ai acheté bon marché, et si les vendeurs me remettent un cadeau, quand l'affaire sera conclue, cela ne te regarde pas, mais c'est une affaire entre eux et moi, et c'est leur propre bêtise, et dans ces affaires je ne te vole rien. Mais je n'ai rien à objecter si, de ta propre initiative, tu tiens à me faire aussi un présent, puisque je t'ai fait conclure des affaires aussi avantageuses pour toi. Je réfléchis un instant et je lui dis:

– Non, Kaptah, je ne songe pas à te donner un cadeau, parce que manifestement tu as calculé que tu pourras me voler en encaissant les loyers et en convenant des réparations annuelles avec les entrepreneurs.

Kaptah ne montra pas la moindre déception, mais il dit:

– Tu as raison, car ta richesse est la mienne, et c'est pourquoi ton intérêt est le mien, et je dois en tout défendre tes intérêts. Mais je dois avouer qu'après avoir entendu parler des ventes d'Amon, l'agriculture a commencé à m'intéresser vivement et je suis allé à la bourse des marchands de céréales et j'y ai rôdé de taverne en cabaret à cause de ma soif et j'ai tendu l'oreille, apprenant ainsi bien des choses utiles. Avec ton or et ta permission, ô mon maître, je me propose d'acheter du blé, de la prochaine récolte naturellement, car les prix sont encore très modérés. Il est vrai que le blé est plus périssable que la pierre et les maisons, et les rats en mangent et les esclaves en volent, mais il faut risquer quelque chose pour gagner. En tout cas l'agriculture et la récolte dépendent de la crue et des sauterelles, des mulots et des canaux d'irrigation, ainsi que de mainte autre circonstance que j'ignore. Je veux seulement dire que le paysan a une responsabilité plus grande que la mienne, et je sais qu'en achetant maintenant je recevrai cet automne le blé au prix convenu. Je compte le garder en dépôt et le surveiller soigneusement, car j'ai dans l'idée que le prix du blé va monter avec le temps. C'est ce que je déduis avec mon bon sens des ventes d'Amon, car si n'importe quel idiot se met à l'agriculture, la récolte sera forcément plus petite que naguère. C'est pourquoi j'ai aussi acheté des magasins, secs et munis de solides enceintes, pour y conserver le blé, car lorsque nous n'en aurons pas besoin, nous pourrons les louer à des marchands et en retirer un profit.

À mon avis Kaptah se donnait une peine inutile et se chargeait de trop de soucis avec ces projets, mais cela l'amusait certainement et je n'avais rien à objecter à ses placements, pourvu que je n'eusse pas à me mêler de leur gestion. C'est ce que je lui dis, et il dissimula soigneusement sa vive satisfaction et me dit d'un air dépité:

– J'ai encore un projet très avantageux que je voudrais bien réaliser pour ton compte. Une des plus importantes maisons d'esclaves de la place est à vendre, et je crois pouvoir prétendre que je connais à fond tout ce qu'on doit savoir des esclaves, si bien que ce commerce t'enrichirait rapidement. Je sais comment on cache les défauts et les vices des esclaves, et je sais manier la canne comme il faut, ce que tu ne sais pas, ô mon maître, si tu me permets de te le dire maintenant que j'ai caché ta canne. Mais je suis bien ennuyé, car je crois que cette occasion propice va nous échapper et que tu la refuseras, n'est-ce pas?

– Tu as tout à fait raison, Kaptah, lui dis-je. Nous ne serons pas des marchands d'esclaves, car c'est un métier sale et méprisable, mais je ne saurais dire pourquoi, puisque chacun achète des esclaves, emploie des esclaves et a besoin d'esclaves. Il en fut ainsi, il en sera toujours ainsi, mais je ne veux pas être un marchand d'esclaves et je ne veux pas que tu le deviennes.

Kaptah soupira de soulagement et dit:

– Ainsi, ô mon maître, je connais bien ton cœur, et nous avons évité un malheur, car en y pensant bien, il se peut que j'aurais voué trop d'attention aux jolies esclaves et gaspillé mes forces, ce dont je n'ai plus le moyen, car je commence à vieillir et mes membres sont roides et mes doigts tremblent, surtout le matin à mon réveil, avant que j'aie touché à ma cruche de bière. Eh bien, je me hâte de te dire que toutes les maisons que j'ai achetées pour toi sont respectables, et le gain sera modeste, mais sûr. Je n'ai pas acheté une seule maison de joie et pas non plus de ruelles de pauvres qui, avec leurs misérables masures, rapportent cependant davantage que les maisons solides des familles aisées. Certes, j'ai dû mener une rude bataille avec moi-même en agissant ainsi, car pourquoi ne nous enrichirions-nous pas comme tous les autres? Mais mon cœur me dit que tu ne serais pas d'accord, et c'est pourquoi j'ai renoncé à grand-peine à mes chères espérances. Mais j'ai encore une demande à t'adresser.

Kaptah perdit brusquement son assurance et m'observa de son seul œil pour constater ma bienveillance. Je lui versai du vin dans sa coupe et je l'encourageai à parler, car jamais encore je ne l'avais vu si incertain, et cela aiguisait ma curiosité. Il finit par parler:

– Ma demande est effrontée et impudente, mais puisque tu m'assures que je suis libre, j'ose te l'exposer, dans l'espoir que tu ne te fâcheras pas, et pour toute sécurité j'ai caché ta canne. Je voudrais en effet que tu m'accompagnes dans la taverne du port dont je t'ai souvent parlé et qui s'appelle la «Queue de Crocodile», afin que nous y buvions ensemble une queue et que tu voies comment est cet endroit dont je rêvais les yeux ouverts en suçant au chalumeau la bière épaisse de Syrie et de Babylone.

J'éclatai de rire et ne me fâchai pas du tout, car le vin me rendait tendre. Le crépuscule était mélancolique, et j'étais très solitaire. Bien qu'il fût inouï et au-dessous de ma dignité de sortir avec mon serviteur pour aller boire dans une gargote du port une boisson appelée queue de crocodile à cause de sa force, je me rappelai que naguère Kaptah m'avait accompagné de sa propre volonté dans une maison ténébreuse, en sachant que personne encore n'en était ressorti vivant. C'est pourquoi je lui touchai l'épaule en disant:

– Mon cœur me dit qu'en cet instant précis une queue de crocodile convient pour terminer cette journée. Partons.

Kaptah dansa de joie à la manière des esclaves, en oubliant sa raideur. Il m'apporta ma canne et me passa mon manteau. Puis nous partîmes pour le port et entrâmes dans la «Queue de Crocodile», et le vent y répandait l'odeur du bois de cèdre et de la glèbe fertile.

La taverne de la «Queue de Crocodile » était au centre du quartier du port dans une ruelle tranquille, écrasée entre deux grands magasins. Elle était en brique, et les murs en étaient très épais, de sorte qu'en été elle était fraîche et qu'en hiver elle gardait la chaleur. Au-dessus de la porte se balançait, outre une cruche à vin et une à bière, un gros crocodile sec dont les yeux de verre luisaient et la gueule montrait de nombreuses rangées de dents. Kaptah me fit entrer, appela le patron et nous réserva des sièges rembourrés. Il était connu dans la maison et s'y comportait comme chez lui, si bien que les autres clients se calmèrent et reprirent leurs conversations, après m'avoir jeté des regards soupçonneux. Je remarquai à ma grande surprise que le plancher était en bois et que les murs étaient revêtus de planches et ornés de nombreux souvenirs de voyages lointains, lances de nègres et aigrettes de plumes, coquillages des îles de la mer et vases crétois peints. Kaptah suivait mon regard avec ravissement, et il dit:

– Tu t'étonnes certainement que les murs soient revêtus de bois, comme dans les maisons des riches. Sache donc que chaque planche provient de vieux navires démolis, et bien que je n'évoque pas volontiers mes voyages en mer, je dois mentionner que cette planche jaune et rongée par l'eau a jadis navigué à Pount et que cette planche brune s'est frottée aux quais des îles de la mer. Mais si tu le permets, nous allons prendre une queue que le patron a préparée de ses propres mains.

Je reçus une belle coupe en forme de coquillage et qu'on tenait sur sa paume, mais mon attention fut accaparée par la femme qui me la remit. Elle n'était plus très jeune, comme les servantes habituelles des cabarets, et elle ne se promenait pas à moitié nue pour séduire les clients, mais elle était décemment vêtue et elle avait un anneau d'argent à l'oreille et des bracelets d'argent à ses fins poignets. Elle répondit à mon regard et le soutint sans effronterie et sans détourner les yeux à la manière des femmes. Ses sourcils étaient minces et ses yeux exprimaient une mélancolie souriante. Ils étaient d'un brun chaud, vivant, et leur regard réchauffait le cœur. Je pris la coupe de ses mains et Kaptah en reçut aussi une, et sans y réfléchir je demandai à la servante:

– Quel est ton nom, ma belle? Elle me répondit d'une voix basse:

– Mon nom est Merit, et on ne me dit pas ma belle, comme le font les enfants timides pour se donner le courage de toucher pour la première fois les flancs d'une servante. J'espère que tu t'en souviendras, si tu veux bien nous honorer de nouveau de ta visite, médecin Sinouhé, toi qui es solitaire.

J'en fus offensé et je lui dis:

– Je n'ai pas la moindre envie de te tâter les hanches, belle Merit. Mais comment sais-tu mon nom?

Elle sourit, et son sourire était beau sur son visage brun et lisse, tandis qu'elle me disait d'un ton malicieux:

– Ta réputation t'a précédé, ô Fils de l'onagre, et en te voyant je sais que ta réputation n'est pas surfaite, mais que tout ce que la renommée a dit de toi est exact.

Au fond de ses yeux planait une lointaine tristesse et à travers son sourire mon cœur perçut du chagrin, et je ne pus me fâcher contre elle, mais je lui dis:

– Si tu entends par la renommée le Kaptah ici présent, mon ancien esclave dont j'ai fait un homme libre aujourd'hui, tu sais probablement qu'on ne peut se fier à ses paroles. En effet, depuis sa naissance, sa langue a le défaut inné de ne pouvoir distinguer le mensonge de la vérité, mais elle aime tous les deux d'un amour égal, et parfois le mensonge plus que la vérité. Ce défaut n'a pu être corrigé ni par mon art de médecin, ni par les coups de bâton.

Elle dit:

– Le mensonge est peut-être plus délicieux parfois que la vérité, lorsqu'on est solitaire et que le premier printemps est passé. C'est pourquoi je te crois volontiers, quand tu me dis: belle Merit, et je crois tout ce que ton visage me raconte. Mais ne veux-tu pas goûter la queue de crocodile que je t'ai apportée, car je suis curieuse d'entendre si elle supporte la comparaison avec les merveilleuses boissons des pays où tu es allé.

Sans la quitter des yeux, je levai la coupe sur ma paume et j'y bus, mais ensuite je cessai de la regarder, car le sang me monta à la tête, et je me mis à tousser et ma gorge était en feu. Lorsque j'eus repris mon souffle, je dis:

– Vraiment, je retire tout ce que je viens de dire de Kaptah, car sur ce point il n'a pas menti. Ta boisson est vraiment plus forte qu'aucune de celles que j'ai goûtées, et plus ardente que le pétrole que les Babyloniens brûlent dans leurs lampes, et je ne doute pas qu'elle ne renverse un homme solide, comme le coup de queue d'un crocodile.

Tout mon corps semblait embrasé et dans ma bouche brûlée s'attardait un arôme de plantes et de baume. Mon cœur eut des ailes comme une hirondelle, et je dis:

– Par Seth et tous les démons, je ne peux comprendre comment cette boisson se mélange, et je ne sais si c'est elle ou ta présence, Merit, qui m'enchante, car l'enchantement coule dans mes membres et mon cœur rajeunit, et ne sois point étonnée si je pose la main sur ta hanche, car ce sera la faute de cette queue et non pas la mienne.

Elle recula un peu et leva les bras malicieusement, et elle était grande et svelte, et elle me dit en souriant:

– Tu ne dois pas jurer, car c'est une taverne convenable et je ne suis pas encore très vieille, bien que tes yeux ne le croient peut-être pas. Quant à cette boisson, je puis te dire que ce sera la seule dot que me donnera mon père, et c'est pourquoi ton esclave Kaptah m'a fait une cour assidue pour en connaître gratuitement la recette, mais il est borgne et obèse et vieux et je ne crois pas qu'une femme mûre puisse en retirer du plaisir. C'est pourquoi il a dû acheter cette taverne avec de l'or, et il compte aussi acheter ma recette, mais il devra peser beaucoup d'or avant que l'affaire soit conclue.

Kaptah lui adressait des gestes énergiques pour la faire taire, mais je goûtai de nouveau à la coupe et le feu se répandit de nouveau dans mon corps et je dis:

– Je crois que Kaptah serait tout disposé à casser une cruche avec toi pour cette boisson, même en sachant qu'aussitôt après le mariage tu lui lancerais de l'eau chaude dans les jambes. Mais je le comprends, quand je te regarde dans les yeux, et souviens-toi que maintenant c'est la queue de crocodile qui parle par ma bouche et que demain je ne répondrai peut-être pas de mes paroles. Mais est-ce vrai que Kaptah possède cette taverne?

– Va au diable, sacrée femelle! s'écria Kaptah qui proféra ensuite toute une kyrielle de noms de dieux qu'il avait appris en Syrie. O mon maître, dit-il en se tournant humblement vers moi, c'est arrivé trop vite, car je voulais te préparer insensiblement et demander ton consentement, puisque tu es encore mon maître. Il est exact que j'ai déjà acheté ce cabaret au patron et je veux chercher à obtenir de sa fille la recette du mélange, car la queue de crocodile a rendu cet endroit célèbre tout le long du fleuve, partout où se réunissent les gens joyeux, et j'y ai pensé chaque jour pendant notre absence. Comme tu le sais, pendant ces années, je t'ai volé de mon mieux et habilement, et c'est pourquoi j'ai aussi eu des difficultés à placer mon or et mon argent, car je dois penser à mes vieux jours. Dès mon enfance, la profession de cabaretier me paraissait la plus désirable et la plus enviable de toutes. Certes, à cette époque, je me disais surtout qu'il pouvait boire gratuitement toute la bière qu'il voulait. Maintenant, je sais fort bien qu'un patron doit boire modérément et ne jamais s'enivrer, et ce sera excellent pour ma santé, car l'excès de bière me fait parfois voir des hippopotames et des monstres affreux. Mais un cabaretier rencontre sans cesse des gens qui lui sont utiles, et il entend et apprend tout ce qui arrive, et c'est un grand plaisir pour moi, car je suis très curieux de tout. Ma langue bien pendue m'est aussi fort utile dans ce métier et je crois que mes récits sauront charmer mes clients et les inciter à vider coupe sur coupe, sans y prendre garde pour ne s'étonner qu'au moment de régler l'addition. Oui, en y pensant bien, je crois que les dieux m'ont destiné à cette profession de cabaretier, et que c'est par erreur que je suis né esclave. Mais ce fut utile pour moi, car il n'existe pas de mensonge, de ruse et de prétexte utilisés pour filer sans payer son écot, que je ne connaisse pour les avoir pratiqués. Sans me vanter, je crois connaître les hommes, et mon flair me dit à qui je peux donner à boire à crédit, et c'est essentiel pour un cabaretier, car la nature humaine est si étrange qu'un homme boit sans souci à crédit sans penser à l'échéance, mais qu'il économise mesquinement son argent quand il doit payer comptant.

Kaptah vida sa coupe et mit sa tête entre ses mains, avec un sourire mélancolique, puis il dit:

– A mon avis, le métier de cabaretier est aussi le plus sûr de tous, car la soif de l'homme reste immuable, quoi qu'il arrive, et si même la puissance des pharaons chancelait et si les dieux tombaient de leurs trônes, les tavernes et les auberges n'en seraient pas plus vides qu'avant. Car l'homme boit du vin pour sa joie et il en boit pour sa tristesse, dans le succès il se réjouit le cœur avec du vin et dans la déception il se console avec le vin. Il boit quand il est amoureux, et il boit quand sa femme le rosse. Il recourt au vin quand ses affaires vont mal, et il arrose ses gains avec du vin.

Et la pauvreté elle-même n'empêche pas l'homme de boire du vin. Et il en est de même pour la bière, bien que j'aie parlé du vin qui est plus poétique et qui suscite l'éloquence, puisque, chose curieuse, les poètes n'ont pas encore composé d'hymnes en l'honneur de la bière, ce qui ne serait que justice, car la bière peut aussi, en cas de nécessité, provoquer une bonne ivresse et un mal aux cheveux encore meilleur. Mais je ne veux pas t'importuner par un éloge de la bière et je reviens à nos moutons et c'est pourquoi j'ai placé dans ce cabaret mes économies d'or et d'argent. Vraiment, je ne peux imaginer de métier plus avantageux et plus agréable, sauf peut-être celui de fille de joie, puisqu'elle n'a pas besoin de capitaux d'établissement, qu'elle porte son magasin sur elle et que, si elle est avisée, elle passe sa vieillesse dans une maison à elle, construite à la force de ses flancs. Mais excuse-moi de m'égarer de nouveau, car je n'ai pas encore pu m'habituer à cette queue de crocodile qui me déchaîne la langue. Oui, ce cabaret est à moi, et l'ancien patron le gère avec l'aide de la magicienne Merit, et nous partageons le bénéfice. Nous avons signé un contrat que nous avons juré de respecter par les mille dieux de l'Egypte, si bien que je ne crois pas qu'il me volera plus qu'il n'est raisonnable, car c'est un homme pieux qui va sacrifier dans les temples, mais il agit ainsi parce qu'il a des prêtres parmi ses clients, et ce sont de bons clients, car il faut plus d'une ou deux queues pour renverser des hommes qui sont habitués aux vins capiteux de leurs vignobles et qui en boivent par cruches. En outre, il est bon de combiner ses intérêts commerciaux à la pratique de la piété, oui, diantre, je ne me rappelle plus ce que je voulais dire, car c'est pour moi une grande journée de joie, et je suis surtout réjoui de ce que tu n'es pas fâché contre moi et que tu ne me reproches rien, mais que tu me considères toujours comme ton serviteur, bien que je sois cabaretier, métier que certains jugent déshonorant.

Après ce long discours, Kaptah se mit à marmonner et à pleurer, et il se cacha le visage sur mes genoux et m'embrassa les genoux en proie à une vive émotion et manifestement ivre. Je le relevai de force et lui dis:

– En vérité je crois que tu aurais pu choisir un métier plus convenable pour assurer tes vieux jours, mais il y a une chose que je ne comprends pas: Puisque le patron sait que son cabaret est si avantageux et qu'il possède le secret de la queue de crocodile, pourquoi a-t-il consenti à te le vendre?

Kaptah me jeta un regard de reproche, les larmes aux yeux, et il dit:

– Ne t'ai-je pas dit mille fois que tu as un talent merveilleux pour empoisonner toutes mes joies avec ta raison qui est plus amère que l'absinthe? Suffira-t-il que je te dise comme lui que nous sommes des amis d'enfance et que nous nous aimons comme des frères et que nous voulons partager nos joies et nos bénéfices? Mais je lis dans tes yeux que cela ne suffit pas pour toi, comme cela ne suffit du reste pas pour moi, et c'est pourquoi j'avoue que dans cette affaire il y a un chacal sous roche. On parle de grands troubles qui surgiront dans la lutte entre Amon et le dieu du pharaon, et comme tu le sais, pendant les troubles les tavernes sont les premières à souffrir, et on enfonce leurs portes et on bat les patrons et on les jette dans le fleuve et on renverse les jarres et on casse le mobilier et parfois on met le feu à la maison après avoir vidé les cruches. C'est ce qui arrive sûrement si le propriétaire n'est pas du bon bord, et le patron est un fidèle d'Amon et tout le monde le sait, si bien qu'il ne peut changer de peau. C'est qu'il commence à se méfier de la cause d'Amon depuis qu'il a appris qu'Amon vend des terres, et j'ai naturellement soufflé sur ses doutes, bien qu'un homme qui craigne l'avenir puisse tout aussi bien glisser sur une pelure de fruit ou recevoir une tuile sur la tête ou se faire écraser par un char à bœufs. Tu oublies, ô mon maître, que nous avons notre scarabée, et je ne doute pas qu'il ne protège la «Queue de Crocodile», bien qu'il ait déjà fort à faire à veiller sur tes nombreux intérêts. Je réfléchis et finis par lui dire:

– Quoi qu'il arrive, Kaptah, je dois reconnaître que tu as réalisé bien des choses en une journée.

Mais il déclina mon éloge et dit:

– Tu oublies, ô mon maître, que nous avons débarqué hier déjà. Je dois dire que l'herbe ne m'a pas poussé sous les pieds et, si incroyable que cela puisse te paraître, il me faut avouer que ma langue est fatiguée, puisqu'une seule queue arrive à la paralyser ainsi.

Nous nous levâmes pour partir et prîmes congé du patron et Merit nous accompagna jusqu'à la porte, faisant tinter les anneaux de ses poignets et de ses chevilles. Dans l'obscurité de l'entrée, je lui posai la main sur la hanche et la tirai contre moi, mais elle se dégagea et me repoussa en disant:

– Ton contact pourrait m'être agréable, mais je ne le désire pas, parce que c'est la queue de crocodile qui s'exprime dans tes mains.

Tout confus, je levai les mains et je les regardai, et vraiment elles ressemblaient à des pattes de crocodile. Nous rentrâmes à la maison et nous étendîmes sur les tapis, et nous dormîmes profondément toute la nuit.

C'est ainsi que commença ma vie dans le quartier des pauvres, dans la maison du fondeur de cuivre. J'eus beaucoup de malades, comme Kaptah l'avait prédit, et je perdais plus que je ne gagnais, car pour guérir il me fallait souvent des remèdes chers, et il ne servait à rien de soigner des affamés sans leur assurer de quoi se procurer des aliments solides. Les cadeaux que je recevais n'avaient guère de valeur, mais ils me causaient du plaisir, et je me réjouissais d'entendre que les pauvres commençaient à bénir mon nom. Chaque soir une lueur ardente s'allumait au-dessus de Thèbes, mais j'étais épuisé par le travail, et je pensais même le soir aux maladies de mes pauvres, et je pensais aussi à Aton, le nouveau Dieu du pharaon.

Kaptah engagea pour notre ménage une vieille femme qui ne me dérangeait pas et qui était dégoûtée de la vie et des hommes, ce qui se lisait sur son visage. Mais elle préparait une bonne nourriture et était discrète et elle ne pestait pas contre l'odeur des pauvres et ne les repoussait pas avec des paroles méchantes. Je m'habituai rapidement à elle, et sa présence était comme une ombre qu'on ne remarquait pas. Elle s'appelait Muti.

C'est ainsi que passèrent les mois, et l'inquiétude augmentait à Thèbes et Horemheb ne revenait pas. Le soleil jaunissait les cours et l'été était à son apogée. Parfois, j'aspirais à du changement et j'accompagnais Kaptah à la «Queue de Crocodile», et je plaisantais avec Merit et je la regardais dans les yeux, bien qu'elle me fût encore étrangère et que mon coeur se serrât en la regardant. Mais je ne prenais plus la boisson violente qui avait donné son nom au cabaret, je me contentais par les chaleurs d'une bière fraîche qui désaltérait sans enivrer et qui rendait l'esprit léger entre les murs frais. J'écoutai les conversations des clients, et je constatai bientôt que n'importe qui n'était pas reçu et servi dans ce cabaret, mais les clients étaient triés, et alors même que certains avaient probablement amassé une fortune en pillant les tombeaux, ou pratiquaient l'usure, dans cette taverne ils oubliaient leur profession et se comportaient correctement. Je croyais Kaptah, quand il me disait qu'ici ne se rencontraient que des gens qui avaient besoin les uns des autres. Moi seul je faisais exception, car personne ne tirait profit de moi, et j'étais un étranger ici aussi, mais on y tolérait ma présence, puisque j'étais l'ami de Kaptah.

J'appris ainsi bien des choses, et j'entendis maudire et louer le pharaon, mais on se moquait de son nouveau dieu. Un beau soir arriva un marchand d'encens qui avait déchiré ses vêtements et répandu de la cendre sur sa tête. Il venait alléger sa douleur avec une queue de crocodile, et il criait et disait:

– En vérité, que ce faux pharaon soit maudit jusque dans l'éternité, car ce bâtard ne se laisse plus guider et n'en fait qu'à sa tête et ruine mon honorable profession. Jusqu'ici je gagnais surtout sur les encens qui viennent du pays de Pount, et ces voyages sur la mer orientale n'étaient point dangereux, car chaque été on armait des navires pour cette expédition commerciale et, l'année suivante, sur dix navires il en revenait au moins deux et ils n'avaient pas plus de retard qu'une horloge à eau, et je pouvais calculer à l'avance mes bénéfices et mes placements. Mais attendez un peu! Alors que la flotte allait appareiller, le pharaon passa dans le port. Par Seth, on se demande pourquoi il fourre son nez partout comme une hyène. N'a-t-il pas pour cela des scribes et des conseillers qui doivent veiller à ce que tout se passe selon la loi et la coutume, comme jusqu'ici? Le pharaon entendit les marins hurler sur les bateaux et il vit leurs femmes et enfants pleurer sur la vie en s'égratignant le visage selon la coutume, car chacun sait que beaucoup de gens partent en mer que peu en reviennent. Tout cela fait partie du départ de la flotte pour Pount, depuis les jours de la grande reine, mais imaginez ce qui se passa! Ce jeune gamin, ce maudit pharaon interdit à la flotte de partir et ordonna de ne plus armer de navires pour le pays de Pount. Par Amon, chaque commerçant sait ce que cela signifie, c'est la ruine et la faillite pour d'innombrables personnes, et c'est la famine et la pauvreté pour les familles des marins. Par Seth, personne ne part en mer s'il n'a pas mérité ce sort par ses méfaits, et on le condamne à ce service sur mer en présence des juges, et sur des preuves légales. Pensez aussi aux sommes placées sur les navires et sur les dépôts, sur les perles de verre et sur les vases d'argile. Pensez aux commerçants égyptiens condamnés à rester éternellement dans les masures de paille de Pount, abandonnés de leurs dieux. Mon cœur saigne en pensant à eux et à leurs femmes éplorées et aux enfants qui ne reverront jamais leur père, bien qu'à la vérité beaucoup de ces pères aient fondé de nouvelles familles et procréé des enfants à la peau tachetée, à ce qu'on dit.

C'est seulement à la troisième queue que le commerçant d'encens se calma et se tut, et il s'excusa d'avoir prononcé des paroles outrageantes pour le pharaon dans le paroxysme de sa douleur.

– Mais, dit-il, je croyais que la reine TU, qui est une femme sage et habile, saurait guider son fils, et je prenais le prêtre Aï pour un homme avisé, mais ils veulent seulement abattre Amon et laissent le pharaon sévir avec ses caprices insensés. Pauvre Amon! Un homme revient le plus souvent à la raison après avoir cassé un vase avec une femme, mais Nefertiti, la grande épouse royale, ne songe qu'à ses habits et à ses modes lascives. Vous ne me croirez peut-être pas, mais actuellement les femmes de la cour se peignent en vert tout le tour des yeux et elles portent des robes ouvertes vers le bas, montrant leur nombril aux hommes.

Kaptah intervint:

– Je n'ai vu cette mode dans aucun pays, bien que j'aie observé beaucoup de bizarreries dans les costumes féminins. Mais tu es bien sûr qu'elles montrent leur ventre à nu, la reine aussi?

Le marchand d'encens s'offensa et dit:

– Je suis un homme pieux et j'ai femme et enfants.

C'est pourquoi je n'ai pas porté mes yeux plus bas que le nombril, et je ne te conseillerai pas de commettre un acte aussi indécent.

Merit prit la parole et dit d'un ton ironique:

– C'est ta bouche qui est dévergondée et non pas cette mode estivale qui est très plaisante et qui fait bien ressortir la beauté de la femme, à condition qu'elle ait le ventre joli et bien formé et qu'une sage-femme maladroite ne lui ait pas abîmé le nombril. Tu aurais fort bien pu abaisser un peu ton regard, car sous la robe se trouve au bon endroit une mince bande d'étoffe de lin fin, de sorte que l'œil le plus pieux n'y trouverait rien à reprendre, si l'on se fait soigneusement épiler, ainsi qu'il convient à toute femme qui se respecte.

Le marchand d'encens aurait volontiers répliqué, mais il en fut incapable, car la troisième queue fut plus forte que sa langue. C'est pourquoi il laissa tomber sa tête entre ses mains et versa des larmes amères sur les costumes des femmes de la cour et sur le triste sort des Egyptiens abandonnés dans le pays de Pount. Mais un vieux prêtre d'Amon, dont le visage gras et le crâne rasé luisaient d'huile parfumée, intervint dans la discussion. Excité par une queue il frappa du poing sur la table et se mit à crier:

– Cela va trop loin! Je ne parle pas du costume des femmes, car Amon approuve toutes les modes, pourvu que les jours de fête les fidèles se vêtent de blanc, et chacun aime à voir un nombril bien fait et un ventre arrondi. Mais c'est trop, si le pharaon se propose vraiment, en invoquant le sort pitoyable des marins, d'interdire l'importation de tous les aromates de Pount, car Amon est habitué à leurs parfums exquis, et nous n'allons pas brûler nos offrandes avec du fumier. C'est une brimade irritante et une provocation et je ne serai point étonné si désormais tous les gens respectables crachent au visage des hommes qui portent brodée sur leurs habits une croix de vie comme symbole de ce maudit dieu dont je ne veux pas prononcer le nom, pour ne pas me souiller la bouche. Vraiment, j'offrirais bien des queues à l'homme qui irait cette nuit dans un certain temple faire ses besoins sur l'autel, car le temple est ouvert et il n'y a pas de murailles, et je crois qu'un homme agile pourrait facilement échapper aux gardiens. Vraiment, je le ferais moi-même, si ma dignité ne me l'interdisait pas, et la réputation d'Amon en souffrirait si j'étais découvert.

Il jeta autour de lui un regard hautain, et bientôt s'approcha de lui un homme au visage tout vérole. Ils se mirent à chuchoter, et le prêtre commanda deux queues, puis le vérole devint bavard et dit:

– Vraiment, je le ferai, et pas pour l'or que tu me promets, mais pour mon kâ et mon bâ, car bien que j'aie commis des actes coupables et que je n'hésite pas à tailler la gorge d'un homme d'une oreille à l'autre, si c'est nécessaire, je crois encore ce que m'a enseigné ma mère, et Amon est mon Dieu et je veux mériter sa faveur avant de mourir, car chaque fois que j'ai le ventre malade, je me souviens des méfaits que j'ai commis.

– Vraiment, dit le prêtre de plus en plus ivre, ton acte sera méritoire et il te sera beaucoup pardonné, et si tu succombes à cause d'Amon, sache que tu iras directement dans le royaume du Couchant, même si ton corps pourrit sur les murs. C'est ainsi que vont tout droit dans le pays du Couchant, sans ramper dans les marécages de l'enfer, les marins qui périssent au service d'Amon en allant chercher pour lui des bois précieux et des aromates. C'est pourquoi le pharaon est un criminel en leur refusant la possibilité de se noyer pour Amon.

Il tapa sur la table et se tourna vers tous les clients du cabaret et cria:

– Comme prêtre du quatrième degré, j'ai le pouvoir de lier et de libérer vos kâ et vos bâ. En vérité je vous le dis, tout acte commis pour Amon vous sera pardonné, même si c'est un meurtre, des sévices, un vol ou un viol, car Amon voit dans le cœur des hommes et il apprécie leurs actes d'après les intentions du cœur. Allez et prenez des armes sous vos manteaux et… Il cessa brusquement de parler, car le patron s'était approché de lui et lui avait asséné sur le crâne un solide coup de gourdin, et il s'affaissa. Les clients sursautèrent et le vérole sortit son poignard, mais le patron lui dit calmement:

– J'ai agi ainsi pour Amon, et je suis pardonné à l'avance, et le prêtre sera le premier à me donner raison, dès qu'il sera revenu à lui. Car s'il disait la vérité au nom d'Amon, la queue de crocodile parlait aussi par sa bouche, parce qu'il criait trop fort, et dans cette maison personne ne doit crier et tempêter, sauf moi. Je crois que vous comprendrez tous ce que je veux dire, si vous êtes sages.

Tous reconnurent que le cabaretier avait raison. Le vérole se mit à ranimer le prêtre, et quelques clients s'éclipsèrent prudemment. Kaptah et moi, nous partîmes aussi, et sur le seuil je dis à Merit:

– Tu sais que je suis solitaire et tes yeux m'ont révélé que toi tu es aussi solitaire. J'ai beaucoup réfléchi à ce que tu m'as dit, et je crois que vraiment le mensonge est parfois plus délicieux pour un solitaire, lorsque son premier printemps s'est éteint. C'est pourquoi je voudrais que tu revêtes un de ces nouveaux costumes d'été, dont tu as parlé, car tu es bien faite et tes membres sont sveltes et je ne pense pas que tu aurais à rougir de ton ventre, en te promenant à côté de moi dans l'allée des Béliers.

Elle ne repoussa pas mu main posée sur sa hanche, mais elle la pressa doucement en disant:

– Je suivrai peut-être ton conseil.

Mais cette promesse ne me causa aucune joie, alors que je sortais dans l'air chaud du port, et la mélancolie m'envahit l'esprit et quelque part au loin, dans la soirée silencieuse, retentissait la voix solitaire d'une flûte de roseau à deux branches.

Le lendemain, Horemheb rentra à Thèbes et il revenait avec une armée. Mais pour parler de lui et de tout ce qui arriva, je dois commencer un nouveau livre. Je tiens cependant à mentionner ici qu'en soignant les pauvres, j'eus par deux fois à pratiquer une trépanation, et l'un des malades était un homme robuste et le second une pauvre femme qui croyait être la grande reine Hatshepsout. Ils guérirent tous les deux complètement, ce qui me causa une vive satisfaction, mais je crois que la femme était plus heureuse en s'imaginant être une grande reine qu'après sa guérison.

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