LIVRE VI. La journée du faux roi

Au début de ce nouveau livre, je tiens à louer le temps passé pendant lequel je pus voyager sans encombre dans tant de pays et apprendre bien des choses, car jamais je ne reverrai des jours pareils. Je parcourais un monde qui n'avait pas vu la guerre depuis une quarantaine d'années, et les soldats des rois protégeaient les routes des caravanes et les marchands, et les navires des souverains défendaient le fleuve et les mers contre les pirates. Les frontières étaient ouvertes, et marchands et voyageurs chargés d'or étaient les bienvenus dans toutes les villes, et les gens ne s'offensaient pas les uns les autres, ils s'inclinaient et mettaient les mains à la hauteur des genoux et ils s'informaient des mœurs d'autrui, et bien des personnes cultivées parlaient plusieurs langues et écrivaient deux écritures. On irriguait les champs qui portaient d'abondantes récoltes, et au lieu du Nil terrestre, le Nil céleste arrosait les prés des terres rouges. Au cours de mes voyages, les troupeaux paissaient paisiblement et les pâtres n'avaient pas de lances, mais ils jouaient du chalumeau et chantaient joyeusement. Les vignobles étaient florissants et les arbres fruitiers ployaient sous leur charge, les prêtres étaient gras et luisaient d'huile et d'onguents, et la fumée des innombrables sacrifices montait dans les cours des temples de tous les pays. Les dieux aussi se portaient bien et ils étaient propices et se réjouissaient des grasses offrandes. Les riches devenaient encore plus riches et les puissants encore plus puissants et les pauvres encore plus pauvres, ainsi que les dieux l'ont prescrit, si bien que chacun était content et que personne ne murmurait. Tel m'apparaît ce passé qui ne reviendra jamais, le temps où j'étais dans la force de l'âge et où mes membres n'étaient pas fatigués des longs voyages, et mes yeux étaient curieux et désiraient voir du nouveau et mon cœur était avide de savoir.

Pour montrer comment les conditions étaient bien organisées, je dirai que la maison de commerce du temple à Babylone me remit sans hésiter de l'or contre les tablettes d'argile écrites par celle de Simyra, et que dans chaque grande ville on pouvait acheter des vins de provenance lointaine, et dans les villes syriennes on aimait surtout le vin des collines de Babylone, tandis que les Babyloniens achetaient à prix d'or le vin de Syrie.

Après avoir ainsi glorifié ces temps heureux où le soleil était plus clair et le vent plus doux que dans notre dure époque actuelle, je vais parler de mes voyages et de tout ce que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles. Mais il me faut d'abord dire comment je regagnai Simyra.

À mon arrivée chez moi, Kaptah accourut à ma rencontre en criant et en pleurant de joie, il se jeta à mes pieds et dit:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître au logis! Tu es revenu, et pourtant je te croyais mort à la guerre et j'étais sûr que tu avais été percé par une lance pour avoir négligé mes avertissements et voulu voir comment était la guerre. Mais notre scarabée est vraiment un dieu puissant et il t'a protégé. Mon cœur déborde de joie en te voyant, et l'allégresse jaillit en larmes de mes yeux, et pourtant je croyais déjà que j'allais hériter de toi tout l'or que tu as placé dans les maisons de commerce de Simyra. Mais je ne gémis pas sur cette richesse qui m'est retirée, car sans toi je suis comme un cabri égaré, et je bêle pitoyablement et mes jours sont lugubres. Pendant ton absence, je ne t'ai pas volé plus qu'avant, mais j'ai pris soin de ta maison et de ta fortune et j'ai si bien veillé à tes intérêts que tu es plus riche qu'à ton départ.

Il me lava les pieds et versa de l'eau sur mes mains et me choya en bavardant sans cesse, mais je lui ordonnai de se taire et je lui dis:

– Prépare tout pour le voyage, car nous allons partir au loin pour bien des années peut-être, et le voyage sera pénible, car nous visiterons le pays de Mitanni et Babylone et les îles de la mer.

Alors Kaptah se mit à pleurer et à gémir:

– Pourquoi suis-je né dans un monde pareil! A quoi bon avoir engraissé et vécu des jours heureux, puisque je dois y renoncer, ce qui est très dur. Si tu partais pour un mois ou deux, comme les autres fois, je ne dirais rien et je resterais tranquillement à Simyra. Mais si ton voyage dure des années, il est possible que tu ne reviennes jamais et que je ne te revoie plus. C'est pourquoi je dois te suivre en emportant notre scarabée, car durant un tel voyage tu auras besoin de toute la chance possible, et sans le scarabée tu tomberas dans les abîmes et les brigands te perceront de leur lance. Sans moi et mon expérience, tu es comme un veau à qui un voleur attache les pattes de derrière pour l'emporter sur son dos, et sans moi tu es comme un homme dont les yeux sont bandés et qui tâtonne au hasard, si bien que chacun te volerait à sa guise, ce que je me saurais permettre, puisque si tu dois être volé, il vaut mieux que ce soit par moi, parce que je vole raisonnablement en tenant compte de tes ressources et de ton intérêt. Mais il vaudrait beaucoup mieux rester dans notre maison de Simyra!

L'effronterie de Kaptah avait grandi avec les années, et mon esclave parlait de «notre maison», de «notre: scarabée» et, en faisant des payements, de «notre or». Mais cette fois j'en fus excédé et je finis par prendre ma canne et je lui en caressai ses fesses rebondies, afin de lui donner un vrai motif de pleurer. Et je lui dis:

– Mon cœur me dit qu'un jour tu pendras au mur la tête en bas à cause de ton effronterie. Décide maintenant si tu veux m'accompagner ou rester, mais cesse tes sempiternels bavardages qui me cassent les oreilles.

Kaptah finit par se résigner à son sort, et nous préparâmes le départ. Comme il avait juré de ne plus remettre le pied sur un navire, nous nous associâmes à une caravane qui se dirigeait vers la Syrie du Nord, car je voulais voir les forêts de cèdres du Liban qui fournissaient le bois pour les palais et pour la cange sacrée d'Amon. Je n'ai rien de spécial à dire de ce voyage qui fut monotone et sans incidents. Les auberges étaient propres, on y mangeait et buvait convenablement, et à certaines étapes on m'amena des malades que je pus guérir. Je me faisais porter dans une litière, car j'en avais assez des ânes, que du reste Kaptah n'aimait guère non plus, mais je ne pus le prendre dans ma litière à cause de ma dignité, parce qu'il était mon serviteur. C'est pourquoi il geignait et appelait la mort. Je lui rappelai que nous aurions pu accomplir ce voyage plus rapidement et plus confortablement par mer, mais ce ne fut pas une consolation pour lui. Le vent sec me rongeait le visage que je devais sans cesse m'oindre de pommade, et la poussière me remplissait la bouche, et les puces de sable me tourmentaient, mais ces inconvénients me paraissaient minimes, et mes yeux se réjouissaient de tout ce qu'ils voyaient.

J'admirai aussi les forêts de cèdres dont les arbres sont si grands qu'aucun Egyptien ne me croirait si j'en parlais. C'est pourquoi je les passe sous silence. Mais je dois tout de même dire que le parfum de ces forêts est merveilleux et que les ruisseaux sont clairs, et je me disais que personne ne pouvait être complètement malheureux dans un si beau pays. Mais alors je vis des esclaves qui abattaient les arbres et les taillaient pour les transporter à la côte le long des pentes. Leur misère était grande, leurs bras et leurs jambes étaient couverts d'abcès purulents, et sur leur dos les mouches se plaisaient dans les traces des coups de fouet. Cela me fit reviser mon jugement. Nous finîmes par arriver dans la ville de Kadesh où

il y avait un fort et une importante garnison égyptienne. Mais les murailles n'étaient pas gardées et les fossés s'étaient comblés, les soldats et les officiers vivaient en ville avec leurs familles, ne se rappelant qu'ils étaient soldats que les jours où l'on distribuait le blé, les oignons et la bière. Nous restâmes dans cette ville jusqu'à ce que les plaies du derrière de Kaptah se fussent cicatrisées, et je soignai de nombreux malades, car les médecins égyptiens de la garnison étaient mauvais et leurs noms avaient été rayés du registre de la Maison de la Vie, s'ils y avaient jamais figuré. C'est pourquoi les malades se faisaient transporter dans le pays de Mitanni, s'ils en avaient les moyens, pour y recevoir les soins des médecins instruits à Babylone. Je vis des monuments érigés par les grands pharaons, et j'en lus les inscriptions qui parlaient de leurs victoires et des ennemis tués et des chasses à l'éléphant. Je me fis graver un cachet dans une pierre précieuse, afin d'être considéré dans ces pays, car ici les cachets ne sont pas les mêmes qu'en Egypte et on ne les porte pas enchâssés à une bague, mais bien passés au cou, car ce sont de petits cylindres percés d'un trou, et on les roule sur la tablette d'argile pour qu'ils y laissent leur empreinte. Mais les pauvres et les ignorants impriment seulement leur pouce dans l'argile, quand ils ont à utiliser des tablettes.

Kadesh était une ville si triste et si lugubre, si brûlée par le soleil et si dévergondée que même Kaptah se réjouissait de la quitter, quoiqu'il redoutât les ânes. Le seul divertissement était l'arrivée des nombreuses caravanes de tous les pays, car c'était un important croisement de routes. Toutes les villes frontières sont semblables, quels que soient leurs souverains, et pour les officiers et les soldats, elles sont des lieux de punition, qu'elles appartiennent à l'Egypte ou à Mitanni, à Babylone ou aux Khatti, si bien que dans toutes ces garnisons les soldats et les officiers ne faisaient que pester et maudire le jour de leur naissance.

Bientôt nous franchîmes la frontière et entrâmes à Naharanni, sans que personne ne nous en empêchât, et nous aperçûmes une rivière qui coulait vers le haut et pas vers le bas comme le Nil. On nous dit que nous étions dans le pays de Mitanni, et nous payâmes les droits perçus sur les voyageurs pour la caisse du roi. Mais comme nous étions Egyptiens, les gens nous traitèrent avec respect et ils s'approchèrent de nous en disant:

– Soyez les bienvenus, car notre cœur se réjouit de voir des Egyptiens. Nous n'en avons pas revu depuis longtemps, et nous en sommes inquiets, car le pharaon ne nous a envoyé ni soldats ni armes ni or, et on dit qu'il a offert à notre roi un nouveau dieu dont nous ignorons tout, alors que nous avons déjà Ishtar de Ninive et une foule d'autres dieux puissants qui nous ont protégés jusqu'ici.

Ils m'invitèrent dans leurs maisons et me restaurèrent avec Kaptah, si bien que mon esclave déclara:

– C'est un bon pays. Restons ici, ô maître, pour y pratiquer la médecine, car tout indique que ces gens sont ignares et crédules et qu'on pourra facilement les rouler.

Le roi de Mitanni et sa cour s'étaient retirés dans les montagnes du nord pendant la chaleur de l'été, et je n'avais aucune envie de les rejoindre, car j'étais impatient de voir toutes les merveilles de Babylone dont j'avais tant entendu parler. Mais selon les ordres de Horemheb, je m'entretins avec les nobles et avec les humbles, et tous me dirent la même chose et je compris que leur cœur était vraiment inquiet. Car jadis le pays de Mitanni avait été puissant, mais maintenant il était en l'air entre Babylone à l'est et les peuples barbares au nord et les Hittites à l'ouest, dans le pays des Khatti. Plus je les entendais parler des Hittites, qu'ils redoutaient, mieux je compris que je devrais aussi me rendre dans le pays des Khatti, mais auparavant je voulais visiter Babylone.

Les habitants de Mitanni sont de petite taille, et leurs femmes sont belles et élégantes, et leurs enfants sont comme des poupées. Ils ont peut-être été jadis un peuple fort, car ils prétendent avoir dominé sur tous les autres peuples au nord, au sud, à l'est et à l'ouest, mais tous les peuples disent la même chose. Je ne crois pas qu'ils aient pu vaincre et piller Babylone, comme ils l'affirment; s'ils l'ont fait, c'est avec l'aide du pharaon. Car depuis l'époque des grands pharaons, ce pays a été dépendant de l'Egypte et pendant deux générations les filles de ses rois ont habité dans le palais royal comme épouses du pharaon. Les ancêtres d'Amenhotep ont traversé sur leurs chars de guerre ce pays d'un bout à l'autre et dans les villes on montre encore leurs stèles de victoire. En entendant les propos et les récriminations des Mitanniens, je compris que ce pays était un tampon qui couvrait la Syrie et l'Egypte contre Babylone et contre les peuplades barbares et qu'il devait être le bouclier de la Syrie et recevoir les lances dirigéescontre la puissance égyptienne. C'est pour cette unique raison que les pharaons soutenaient le trône branlant de son roi et qu'ils lui envoyaient de l'or et des armes et des mercenaires. Mais les habitants ne le comprenaient pas, ils étaient très fiers de leur pays et de sa puissance et ils disaient:

– Tadu-Hépa, la fille de notre roi, était la grande épouse royale à Thèbes, bien qu'elle ne fût qu'une enfant et mourût brusquement. Nous ne comprenons pas pourquoi le pharaon ne nous envoie plus d'or, bien que les pharaons aient toujours aimé nos rois comme des frères, de tous temps, et à cause de cet amour ils leur donnaient des chars de guerre et des armes et de l'or et des cadeaux précieux.

Mais je constatais que ce pays était fatigué et que l'ombre de la mort planait sur ses temples et sur ses beaux bâtiments. Ils ne s'en rendaient pas compte, mais ils se préoccupaient de leur nourriture qu'ils accommodaient de bien des manières étranges, et ils passaient leur temps à essayer de nouveaux vêtements et des souliers à la pointe retroussée et des chapeaux élevés, et ils choisissaient leurs bijoux avec soin. Leurs bras étaient aussi minces que ceux des Egyptiens et la peau de leurs femmes était fine, si bien qu'on voyait le sang courir bleu dans leurs veines, et ils parlaient et se conduisaient avec élégance, et ils apprenaient dès leur enfance à marcher gracieusement.

Leur médecine était aussi à un très haut niveau et leurs médecins étaient habiles; ils connaissaient leur métier et savaient bien des choses que j'ignorais. C'est ainsi qu'ils me donnèrent un vermifuge qui causait moins de douleurs et moins d'inconvénients que les autres à ma connaissance. Ils savaient aussi rendre la vue aux aveugles avec des aiguilles, et je leur enseignai à mieux manier l'aiguille. Mais ils ignoraient complètement la trépanation et ne crurent pas ce que je leur en disais; ils prétendaient que seuls les dieux peuvent guérir les blessures à la tête, et si les dieux les guérissent, les malades ne retrouvent jamais leur état antérieur, si bien qu'il vaut mieux qu'ils meurent.

Les habitants de Mitanni, poussés par leur curiosité, m'amenèrent aussi des malades, car tout ce qui était étranger leur plaisait, et de même qu'ils s'habillaient à l'étrangère et raffolaient des mets étrangers et buvaient le vin des collines et aimaient les bijoux exotiques, de même ils désiraient être soignés par un médecin étranger. Il vint aussi des femmes, et elles me sourirent en me contant leurs peines et se plaignirent de la froideur de leurs maris et de leur paresse. Je savais bien ce qu'elles attendaient de moi, mais je ne les touchais pas pour me divertir avec elles, car je ne voulais pas violer les lois du pays. En revanche, je leur donnais des remèdes qui auraient amené un mort à se divertir avec une femme, car dans ce domaine les médecins syriens sont les plus habiles du monde et leurs philtres sont plus puissants que ceux d'Egypte. Quant à savoir si les femmes les donnèrent à leurs maris ou à d'autres hommes, je l'ignore, et pourtant je crois qu'elles en firent profiter leurs amants au détriment de leurs maris, car leurs mœurs étaient libres et elles n'avaient pas d'enfants, ce qui me renforçait dans mon idée que l'ombre de la mort planait sur le pays.

Je dois encore rapporter que les Mitanniens ignoraient les frontières exactes de leur pays, parce que les bornes se déplaçaient sans cesse, les Hittites les emportant sur leurs chars pour les dresser ailleurs à leur guise. Si ce qu'ils racontaient des Hittites était vrai, il n'existait pas au monde de peuple plus cruel et plus redoutable. A les entendre, les Hittites n'avaient pas de plus grande jouissance que d'entendre les gémissements des gens torturés et de voir couler le sang, et ils coupaient les mains aux Mitanniens de la frontière qui se plaignaient que les troupeaux des Hittites foulaient leurs champs et broutaient le blé en herbe, et ils les raillaient ensuite en leur disant de remettre les bornes à leur ancienne place. Ils leur Coupaient aussi les pieds et leur disaient de courir se plaindre à leur roi, et ils leur détachaient la peau du crâne pour la leur rabattre sur les yeux afin qu'ils ne vissent pas comment on déplaçait les bornes. Les Mitanniens prétendaient aussi que les Hittites bafouaient les dieux de l'Egypte, ce qui était une terrible offense pour tout le pays, et cela aurait suffi pour justifier l'envoi par le pharaon d'or et de lances et de mercenaires afin de résister par la force aux Hittites; mais les Mitanniens n'aimaient pas la guerre, et ils espéraient que les Hittites se retireraient en voyant que la force du pharaon soutenait Mitanni. Je ne peux répéter ici tout le mal que les Hittites leur auraient causé, ni les cruautés et les horreurs commises par eux. Mais ils disaient que les Hittites étaient pires que les sauterelles, car après le passage des sauterelles le sol reverdissait, mais sur les traces des chars hittites l'herbe ne poussait plus.

Je ne voulais plus m'attarder à Mitanni, car je croyais avoir appris tout ce que je désirais savoir, mais mon honneur de médecin était froissé par les soupçons des médecins mitanniens qui refusaient de croire ce que je leur avais raconté sur les trépanations. Or, un jour, vint me trouver un noble qui se plaignait d'entendre sans cesse dans ses oreilles le bruit de la mer et qui tombait et perdait connaissance et avait de telles douleurs dans la tête qu'il ne tenait plus à la vie, si on ne pouvait le guérir. Les médecins de Mitanni refusaient de le soigner. C'est pourquoi il voulait mourir, parce que la vie lui était une souffrance continuelle. Je lui dis:

– Il est possible que tu guérisses, si tu me permets de te percer le crâne, mais il est plus probable que tu mourras, car seul un malade sur cent se remet d'une trépanation.

Il dit:

– Je serais fou de repousser ta proposition, car il me reste une chance sur cent de vivre, mais si je me délivre moi-même de mes souffrances, je resterai étendu et ne me relèverai plus. A la vérité, je ne crois pas que tu puisses me guérir, mais si tu me trépanes, je ne pécherai pas contre les dieux, comme je le ferais en m'ôtant la vie. Si toutefois, contre toute attente, tu me guéris, je te donnerai volontiers la moitié de ce que je possède, et ce n'est pas peu, mais si je meurs, tu n'auras rien à regretter, car ton cadeau sera grand.

Je l'examinai à fond et je lui tâtai le crâne avec soin, mais mes attouchements ne lui causaient pas de douleur et aucun endroit de son crâne ne présentait d'anomalie. Alors Kaptah dit:

– Palpe-lui le crâne avec un marteau, tu ne risques rien.

Je lui tapotai la tête avec un marteau et il ne se plaignait pas, mais tout à coup, il poussa un cri et tomba et perdit connaissance. Pensant avoir trouvé la place où il faudrait ouvrir le crâne, je convoquai les médecins de Mitanni qui avaient refusé de me croire, et je leur dis:

– Vous me croirez ou vous ne me croirez pas, mais je vais trépaner ce malade pour le guérir, bien qu'il soit très probable qu'il en mourra.

Mais les médecins rirent malicieusement et dirent:

– Vraiment, nous sommes curieux de le voir.

Je fis chercher du feu au temple d'Amon et je me lavai et lavai aussi le noble que j'allais opérer et je purifiai tout ce qui était dans la chambre. Quand la lumière fut la plus claire, au milieu de la journée, je me mis à l'œuvre et j'étanchai la forte hémorragie avec un fer ardent, bien que je déplorasse la douleur que je causais. Mais le malade dit que cette douleur n'était rien à côté de celles qu'il endurait chaque jour. Je lui avais donné beaucoup de vin dans lequel j'avais dissous des anesthésiques, si bien que ses yeux étaient fixes comme ceux d'un poisson mort, et il était très gai. Puis je lui ouvris le crâne avec toute la prudence possible à l'aide des instruments dont je disposais, et le malade ne perdit pas même connaissance et dit qu'il se sentait mieux lorsque je soulevai le morceau détaché. Mon cœur se réjouit, car juste à l'endroit que j'avais choisi, le diable ou l'esprit de la maladie avait pondu son œuf, comme disait Ptahor, et il était rougeâtre et laid et de la grosseur d'un œuf d'hirondelle. Avec tout mon art, je le détachai et je cautérisai tout ce qui l'attachait au cerveau, et je le montrai aux médecins qui ne riaient plus. Mais bientôt je refermai le trou avec une plaque d'argent et je recousis la peau du crâne et pendant toute cette opération le malade ne perdit pas connaissance, puis il se leva et marcha et me remercia, car il n'entendait plus l'affreux bruit dans ses oreilles et les douleurs avaient cessé.

Cette opération me valut une immense réputation à Mitanni et le bruit s'en répandit jusqu'à Babylone. Mais mon malade se mit à boire du vin et à se réjouir le cœur et son corps devint brûlant et il délira et, dans son délire, le troisième jour, il s'échappa de son lit et tomba des murailles et se brisa la nuque et mourut. Cependant, tout le monde reconnut que ce n'était point ma faute, et on célébra mon habileté.

Bientôt, je louai une barque et, en compagnie de Kaptah, je descendis le fleuve jusqu'à Babylone.

Le pays que domine Babylone s'appelle de nombreux noms, et c'est tantôt la Chaldée et tantôt Khossea d'après le peuple qui y habite. Mais je l'appelle Babylonie, parce qu'ainsi chacun sait de quoi il s'agit. C'est un pays fertile et les champs y sont sillonnés de canaux d'irrigation, et le sol est plat à perte de vue, et pas comme en Egypte où tout est différent, puisque, par exemple, alors que les femmes égyptiennes moulent le blé en s'agenouillant et en tournant une meule ronde, les femmes de Babylonie restent debout et tournent deux meules en sens contraire, ce qui est beaucoup plus pénible naturellement.

Et dans ce pays les arbres sont si peu nombreux que c'est un crime contre les hommes et contre les dieux d'en abattre un, mais si quelqu'un plante des arbres, il s'attire la faveur des dieux. En Babylonie, les gens sont plus corpulents que partout ailleurs et ils rient beaucoup, à la manière des obèses. Ils mangent des mets gras et farineux, et j'ai vu chez eux un oiseau qu'ils appellent poule et qui ne sait pas voler, mais qui habite avec les hommes et leur pond chaque jour en cadeau un œuf qui est de la grosseur d'un œuf de crocodile, mais personne ne me croira. Et pourtant on m'a offert de ces œufs que les Babyloniens considèrent comme un régal. Mais je n'ai pas osé y toucher, car il vaut mieux être prudent, et je me suis contenté des mets que je connaissais ou dont je savais comment ils étaient préparés.

Les Babyloniens disent que leur ville est la plus vieille et la plus grande du monde, mais je ne les crois pas, parce que c'est Thèbes. Et j'affirme de nouveau qu'il n'existe pas dans le monde une ville semblable à Thèbes, mais je dois reconnaître que Babylone me surprit par sa magnificence et par sa richesse, car déjà les murs y sont hauts comme des montagnes et effrayants, et la tour qu'ils ont élevée à leurs dieux monte jusqu'au ciel. Les maisons ont quatre ou cinq étages, si bien que les gens logent les uns sur les autres, et nulle part, pas même à Thèbes, je n'ai vu des magasins aussi luxueux et une telle quantité de marchandises que dans les maisons de commerce du temple.

Leur dieu est Mardouk, et à Ishtar ils ont élevé un portique qui est plus grand que le pylône du temple d'Amon, et ils l'ont revêtu de briques polychromes et glacées dont les dessins éblouissent l'œil sous le soleil. De ce portique, une large allée conduit à la tour de Mardouk, et la tour est étagée de sorte que le chemin monte jusqu'au sommet, et il est si large et si peu incliné que plusieurs chars peuvent y passer de front. C'est au sommet de la tour qu'habitent les astrologues qui savent tout sur les mouvements des astres et qui en calculent les orbites et qui annoncent les jours fastes et les jours néfastes, si bien que chacun peut y conformer sa vie. On dit qu'ils peuvent aussi prédire l'avenir, mais pour cela ils doivent connaître le jour et le moment de la naissance, si bien que je ne pus recourir à leur talent, malgré tout mon désir, puisque j'ignorais le moment précis de ma naissance.

J'avais à ma disposition tout l'or que je voulais retirer à la caisse du temple contre mes tablettes, et c'est pourquoi je descendis près de la porte d'Ishtar dans une grande hôtellerie à plusieurs étages et sur le toit de laquelle croissaient des arbres fruitiers et des buissons de myrte, et il y avait aussi des ruisseaux et des étangs à poissons. C'est là que logeaient les grands, s'ils ne possédaient pas de maison en ville, ainsi que les envoyés des pays étrangers, et les chambres étaient meublées de tapis épais et les sièges étaient rembourrés avec des peaux de bêtes, et les parois étaient ornées de figures amusantes et légères en briques glacées. Le nom de cette hôtellerie était le «Pavillon d'Ishtar» et elle appartenait à la tour du dieu, comme tout ce qui était remarquable à Babylone. Si on en compte toutes les chambres et les habitants et le personnel de service, je crois qu'on verra que cette seule maison abritait autant de personnes que tout un quartier de Thèbes. Et pourtant personne ne le croira, qui ne l'aura pas vu de ses yeux.

Nulle part au monde on ne voit autant de gens différents qu'à Babylone et nulle part on n'entend parler à la fois dans les rues tant de langues qu'ici, car les Babyloniens disent eux-mêmes que tous les chemins mènent à leur ville qui est le centre du monde. En effet, ils assurent que leur pays n'est pas au bord du monde, comme on le pense en Egypte, mais qu'à l'est, derrière les montagnes, s'étendent de puissants royaumes dont les caravanes armées apportent parfois à Babylone des marchandises étranges et des étoffes et de précieux vases fragiles. Je dois dire que j'ai vu à Babylone des gens dont la peau était jaune et les yeux bridés, bien qu'ils ne fussent pas peints, et ils s'y livraient au commerce et vendaient des étoffes fines comme le lin royal, mais encore plus lisses et qui chatoyaient de toutes les couleurs comme de l'huile pure.

Car les habitants de Babylone sont avant tout des commerçants et ils ne respectent rien plus que le négoce, si bien que même leurs dieux font des affaires entre eux. C'est pourquoi ils n'aiment pas non plus les guerres, mais ils engagent des mercenaires et élèvent des murailles seulement pour protéger leur commerce et ils désirent que toutes les routes soient ouvertes à tous les peuples et dans tous les pays. C'est que le négoce leur rapporte plus que la guerre. Malgré cela ils sont fiers de leurs soldats qui gardent les remparts de leur ville et leurs temples et qui défilent chaque jour sous le portique d'Ishtar, avec leurs casques et leurs cuirasses étincelant d'or et d'argent. Les poignées de leurs sabres et les pointes de leurs lances sont recouvertes d'or et d'argent, en signe de leur richesse. Et ils disent:

– As-tu jamais vu, ô étranger, pareils soldats et pareils chars de guerre?

Le roi de Babylonie était un adolescent imberbe qui devait se mettre une barbe au menton pour monter sur le trône. Son nom était Bourrabouriash. Il aimait les jouets et les histoires merveilleuses, et de Mitanni ma réputation m'avait précédé à Babylone, si bien qu'à peine installé dans le «Pavillon d'Ishtar», après avoir visité le temple et parlé avec les médecins et les prêtres de la Tour, je reçus un mot disant que le roi m'attendait. Kaptah en fut inquiet, selon son habitude, et il me dit:

– N'y va pas, mais fuyons ensemble, car on ne peut rien attendre de bon d'un roi.

Mais je lui répondis:

– Idiot, as-tu oublié que nous avons notre scarabée?

Il dit:

– Le scarabée est un scarabée et je ne l'ai nullement oublié, mais il vaut mieux être sûr de son affaire, et nous ne devons pas abuser de la patience de notre porte-bonheur. Si toutefois tu es fermement résolu à aller au palais, je ne peux te retenir et je t'accompagnerai, pour que nous mourrions ensemble. En effet, si jamais nous rentrons en Egypte, contre toute probabilité, je voudrais pouvoir raconter que je me suis prosterné devant le roi de Babylone. Je serais bête de ne pas profiter de cette occasion qui s'offre à moi. Toutefois, si nous allons, nous devrons garder notre dignité et tu dois exiger qu'on t'envoie une litière royale et nous n'irons pas aujourd'hui, car c'est un jour néfaste selon les croyances du pays, et les marchands ont fermé leurs boutiques et les gens se reposent chez eux, parce qu'aujourd'hui tout échouerait, puisque c'est le septième jour de la semaine.

A la réflexion, je constatai que Kaptah avait raison, car si pour un Egyptien tous les jours sont semblables, sauf ceux qui sont proclamés néfastes selon les étoiles, peut-être que dans ce pays le septième jour était vraiment funeste aussi pour un Egyptien, et il fallait préférer la sécurité à l'incertitude. C'est pourquoi je dis au serviteur du roi:

– Tu penses sûrement que je suis fou et étranger, puisque tu me convies chez le roi un jour comme aujourd'hui. Mais je viendrai demain, si ton roi m'envoie une litière, car je ne suis pas un homme méprisable et je veux ne pas me présenter devant lui avec de la crotte d'âne aux orteils.

Le serviteur dit:

– Je crains, vil Egyptien, qu'on ne t'amène devant le roi avec des pointes de lance pour te chatouiller les fesses.

Mais il sortit et le lendemain la litière royale vint me chercher au «Pavillon d'Ishtar».

Mais c'était une litière ordinaire, comme celles qui menaient au palais les marchands et les petites gens désireux de montrer des bijoux ou des plumes ou des singes. C'est pourquoi Kaptah apostropha les porteurs en ces termes:

– Par Seth et tous les démons, que Mardouk vous rosse de son fouet à scorpions, et détalez vite, car mon maître ne montera jamais dans une pareille patraque.

Les porteurs en furent décontenancés, et le coureur menaça Kaptah de son bâton et une foule de badauds s'assembla devant le pavillon. On riait et on criait:

– Nous sommes curieux de voir ton maître, pour qui la litière du roi n'est pas assez bonne.

Mais Kaptah loua la grande litière de l'auberge qui exigeait quarante porteurs et que les envoyés étrangers utilisaient dans les missions importantes et dans laquelle on portait les dieux étrangers à leur arrivée en ville. Et les gens ne riaient plus lorsque je descendis de ma chambre avec des vêtements sur lesquels étaient brodés en or et en argent des dessins symbolisant l'art du médecin, et mon collet brillait d'or et de pierres précieuses, et des chaînes d'or se balançaient à mon cou et les esclaves de l'auberge portaient derrière moi des boîtes en ébène et en cèdre avec des marqueteries en ivoire, qui contenaient mes instruments et mes remèdes. Non, vraiment, les gens ne riaient plus, mais ils s'inclinaient profondément devant moi en disant:

– Cet homme est certainement pareil aux dieux mineurs dans sa sagesse. Suivons-le au palais.

C'est ainsi qu'une foule de curieux suivit jusqu'aux portes du palais la litière devant laquelle Kaptah avançait sur un âne blanc, et les grelots tintaient à son harnais. Ce n'est pas pour moi, mais pour Horemheb que j'agissais ainsi, parce qu'il m'avait donné beaucoup d'or et que mes yeux étaient les siens et mes oreilles les siennes.

Devant le palais, les gardes dispersèrent la foule et levèrent leurs boucliers qui formèrent une double haie d'or et d'argent, et des lions ailés gardaient le chemin le long duquel on me portait vers le palais. J'y fus accueilli par un vieillard dont le menton était rasé à la manière des savants. Des boucles d'or tintaient à ses oreilles et ses joues pendaient flasques et il me jeta un regard hostile en disant:

– Mon foie est troublé par tout le bruit et le vacarme que provoque ton arrivée, car le maître des quatre continents demande déjà quel est l'homme assez hardi pour venir quand cela lui convient et pas quand cela convient au roi, et qui fait tant de bruit en venant.

Je lui dis:

– Vieillard, tes paroles sont comme un bourdonnement de mouche à mes oreilles, mais je te demande cependant qui tu es pour oser me parler sur ce ton.

Il dit:

– Je suis le médecin privé du maître des quatre continents, mais toi, quel fumiste es-tu, toi qui viens soutirer par des pitreries de l'or et de l'argent à notre roi? Sache cependant que si notre roi te donne dans sa bonté de l'or ou de l'argent timbré, tu devras m'en donner la moitié.

Je lui dis:

– Ton foie me laisse froid, et tu ferais mieux de parler de ces affaires avec mon serviteur, car c'est lui qui est chargé d'écarter les importuns et les quémandeurs. Je veux toutefois être ton ami, parce que tu es un vieillard et que ton intelligence est bornée. C'est pourquoi je te donne ces bracelets pour te montrer que; l'or et l'argent ne sont que poussière à mes pieds et que je ne suis pas venu chercher ici de l'or, mais du savoir. Je lui tendis des bracelets d'or et il en fut si interloqué qu'il ne sut que dire. C'est pourquoi il autorisa aussi Kaptah à entrer et il nous conduisit devant le roi. Bourrabouriash était assis sur des coussins moelleux dans une vaste salle dont les murs brillaient de toutes les couleurs des briques glacées. C'était un enfant gâté, et à côté de lui, un petit lion grogna hargneusement à notre entrée. Le vieillard se jeta à plat ventre pour lécher le plancher devant son maître et Kaptah l'imita, mais en entendant les grognements du lion, il se releva d'un bond comme une grenouille et hurla de peur, si bien que le roi éclata de rire et se renversa sur ses coussins en pouffant. Kaptah se fâcha et cria:

– Emmenez cette maudite bête avant qu'elle ne me morde, car jamais de ma vie je n'ai vu monstre plus effrayant et son cri est semblable au fracas des chars de guerre sur les places de Thèbes, quand les soldats ivres rentrent à la caserne après une fête.

Il s'assit et leva les bras en posture de défense, et le lion s'assit aussi et bâilla longuement; puis il referma la gueule avec un bruit semblable à celui du coffret du temple qui se referme sur la pite de la veuve.

Le roi riait tellement que les larmes lui coulaient des yeux, puis il se souvint de sa douleur et se mit à geindre et porta la main à sa joue qui était fortement enflée, au point qu'un des yeux en était presque fermé. Il fronça les sourcils, et le vieillard s'empressa de lui parler:

– Voici cet Egyptien récalcitrant qui n'est pas venu quand tu l'appelais. Dis seulement un mot, et les soldats lui crèveront la panse de leurs lances., Mais le roi lui allongea un coup de pied et dit:

– Trêve de bêtises, il s'agit maintenant de me guérir rapidement, car mes douleurs sont atroces et je crains de mourir, car je ne dors pas depuis plusieurs nuits et je ne peux rien avaler, sauf des bouillons tièdes.

Alors le vieillard se lamenta et frappa le plancher de son front et dit:

– O maître des quatre continents, nous avons tout fait pour te guérir et nous avons sacrifié des mâchoires et des mentons dans le temple pour expulser le diable qui s'est logé au fond de ta bouche, et nous avons battu le tambour et sonné la trompette et dansé en vêtements rouges pour exorciser ce démon et nous n'avons pu faire davantage, car tu ne nous as pas permis de toucher à ton menton sacré pour te guérir. Et je ne crois pas que ce sale étranger soit plus compétent que nous.

Mais je dis:

– Je suis Sinouhé l'Egyptien, Celui qui est solitaire, le Fils de l'onagre, et je n'ai pas besoin de t'examiner pour constater qu'une de tes molaires a infecté ta bouche, parce que tu ne l'as pas nettoyée à temps ou fait arracher, selon les conseils de tes médecins. C'est une maladie d'enfants et de poltrons, et nullement du maître des quatre continents, devant qui les peuples tremblent et le lion courbe la tête, comme je le vois. Mais je sais que ta douleur est grande, et c'est pourquoi je veux t'aider.

Le roi gardait la main contre sa joue et il dit:

– Tes paroles sont hardies, et si j'étais en bonne santé, je te ferais certainement arracher de la bouche ta langue effrontée et crever l'estomac, mais ce n'est pas le moment pour cela, dépêche-toi de me guérir et ta récompense sera grande. Mais si tu me fais mal, je te ferai tuer tout de suite.

Je lui dis:

– Qu'il en soit selon ta volonté. J'ai pour protecteur un dieu tout petit, mais très efficace, qui m'a empêché de venir hier chez toi, car ma visite eût été inutile alors. Mais à présent je vois, sans même t'examiner, que ton abcès est mûr pour être percé, et je le ferai tout de suite, mais sache que les dieux ne peuvent pas épargner la douleur même à un roi. Je t'assure toutefois que ton soulagement sera si grand qu'après coup tu ne te rappelleras plus la douleur, et je te promets que ma main sera aussi légère qu'il est possible.

Le roi hésita un instant et me regarda en fronçant les sourcils. C'était un beau jeune homme, très sûr de lui, et je sentis qu'il me plaisait. Je soutins son regard et il finit par dire rageusement:

– Fais vite!

Le vieillard se remit à geindre et à frapper du front le plancher, mais je ne m'inquiétai pas de lui et j'ordonnai de chauffer du vin où je versai un anesthésique, et je le fis boire au roi qui, au bout d'un instant, se montra joyeux et dit:

– J'ai moins mal, ne t'approche pas de moi avec tes pinces et tes couteaux.

Mais ma volonté était plus forte que la sienne, et je lui fis ouvrir la bouche en maintenant solidement sa tête sous mon bras et je perçai l'abcès avec un couteau purifié à la flamme du feu apporté par Kaptah. Ce n'était pas à la vérité le feu sacré d'Amon, car Kaptah l'avait laissé s'éteindre par mégarde durant le voyage sur le fleuve, mais il en avait rallumé un en présence du scarabée que, dans sa folie, il croyait aussi puissant qu'Amon.

Le roi poussa un cri quand le couteau le toucha et le lion se leva et gronda et agita la queue, les yeux brillants. Mais le roi avait fort à faire à cracher le pus qui sortait de son abcès, et son soulagement fut rapide et je l'aidais en appuyant légèrement sur sa joue. Il crachait et il pleurait de joie et il recrachait, puis il dit:

– Sinouhé l'Egyptien, tu es un homme béni, bien que tu m'aies fait mal.

Et il recommençait à cracher. Mais le vieillard dit:

– J'aurais travaillé aussi bien et même mieux que lui, si tu m'avais permis de toucher à ta mâchoire sacrée. Et ton dentiste l'aurait fait encore mieux.

Il fut fort étonné quand je lui répondis en ces termes:

– Ce vieillard dit la vérité, car il l'aurait fait aussi bien que moi et ton dentiste l'aurait fait mieux encore. Mais leur volonté n'était pas aussi forte que la mienne, c'est pourquoi ils n'ont pu te débarrasser de tes douleurs. Car un médecin doit oser faire mal même à un roi, si c'est indispensable, sans craindre pour lui. Ils ont eu peur, mais je n'ai pas eu peur, car tout m'est égal, et si tu le désires, tu peux fort bien ordonner à tes gardes de me crever l'estomac, puisque je t'ai guéri.

Le roi crachait et se tenait la joue et il crachait de nouveau, et sa joue ne lui faisait plus mal, et il dit:

– Je n'ai entendu encore personne parler comme toi, Sinouhé. Si ce que tu dis est vrai, il ne vaut pas la peine de te faire crever l'estomac par mes soldats, si tu n'en es pas fâché, car à quoi cela me servirait-il? En vérité, tu m'as procuré un immense soulagement et c'est pourquoi je te pardonne ton effronterie et je pardonne aussi à ton serviteur, bien qu'il ait vu ma tête sous ton bras et entendu mes cris. Mais à lui je pardonne parce qu'il m'a fait rire pour la première fois depuis longtemps avec son saut comique.

Il dit à Kaptah:

– Refais-le.

Mais Kaptah dit avec mépris:

– C'est au-dessous de ma dignité. Bourrabouriash sourit et dit:

– On va voir.

Il appela le lion qui se leva et s'étira à faire craquer ses jointures, et qui regarda son maître de ses yeux intelligents. Le roi lui montra Kaptah, et le lion se dirigea lentement vers lui, en balançant la queue, et Kaptah reculait devant lui, comme fasciné. Puis soudain le lion ouvrit la gueule et poussa un rugissement sourd. Alors Kaptah fit demi-tour et saisit la tenture et grimpa le long du chambranle en poussant des cris, quand le lion cherchait à l'atteindre de sa patte. Le roi riait de tout son cœur et disait:

– Je n'ai jamais rien vu de si drôle.

Le lion s'assit et se lécha les babines, tandis que Kaptah se cramponnait au chambranle de la porte, tout angoissé. Mais le roi demanda à boire et à manger et dit:

– J'ai faim.

Alors le vieillard pleura de joie, car le roi était guéri, et on lui apporta de nombreux mets dans des plats d'argent gravés et du vin dans des coupes en or, et il dit:

– Régale-toi avec moi, Sinouhé, bien que ce soit contraire à l'étiquette, mais aujourd'hui j'oublie ma dignité, parce que tu as tenu ma tête sous ton bras et fourré tes doigts dans ma bouche.

C'est ainsi que je mangeai et bus avec le roi, et je lui dis:

– Tes douleurs ont disparu, mais elles recommenceront certainement, si tu ne te laisses pas arracher la dent qui les cause. C'est pourquoi tu dois ordonner à ton dentiste de l'extraire dès que l'enflure de ta joue aura disparu.

Il s'assombrit et dit avec impatience:

– Tes paroles sont méchantes et tu gâtes ma joie, étranger stupide.

Mais au bout d'un instant, il dit:

– Tu as peut-être raison, car en vérité ces douleurs reviennent chaque automne et chaque printemps, lorsque j'ai les pieds mouillés, et elles sont si violentes que je voudrais être mort. Mais si c'est nécessaire, c'est toi qui dois m'opérer, car je ne veux plus voir mon dentiste qui m'a tellement torturé pour rien.

Je lui dis:

– Tes paroles me révèlent que dans ton enfance tu as bu plus de vin que de lait et que les douceurs ne te conviennent pas, car dans cette ville on les prépare avec du sirop de dattes qui abîme les dents, tandis qu'en Egypte on utilise du miel que de tout petits oisillons recueillent pour les hommes. C'est pourquoi, désormais, mange seulement des douceurs du port et bois du lait chaque matin en te réveillant. Il dit:

– Tu es certainement un plaisantin, Sinouhé, car je n'ai jamais entendu dire que de petits oisillons recueillaient des douceurs pour les hommes.

Mais je lui répondis:

– Mon sort est pénible, car dans mon pays les gens me traiteront de menteur, quand je leur raconterai que j'ai vu ici des oiseaux qui habitent avec les hommes et qui leur pondent en échange un œuf frais chaque matin, enrichissant ainsi leurs propriétaires. Dans ces conditions, il vaut mieux pour moi ne rien raconter, sinon je perdrai ma réputation et on me traitera de menteur.

Mais il protesta avec énergie et m'engagea à lui parler encore, car personne ne s'était exprimé comme moi devant lui.

Alors je lui dis sérieusement:

– Je ne veux pas t'arracher cette dent, mais ton dentiste le fera, car il est très habile et je ne voudrais pas m'attirer sa rancune. Mais je pourrais rester près de lui et te tenir la main et t'encourager pendant l'opération. Je diminuerai aussi tes douleurs de tout mon pouvoir, avec les moyens que j'ai appris dans ma patrie et dans bien d'autres pays. Fixons cette opération à quinze jours, car il sera bon que la date en soit arrêtée d'avance, pour que tu ne te ravises pas. Ton menton sera alors guéri et jusque-là tu te laveras la bouche chaque jour avec un remède que je vais te donner, bien qu'il ait un goût un peu amer. Il prit un air renfrogné et dit:

– Et si je refusais? Je lui dis:

– Tu dois me donner ta parole royale que tu suivras mes prescriptions, et le maître des quatre continents ne pourra pas revenir sur sa parole. Si tu acceptes, je te divertirai en changeant de l'eau en sang en ta présence et je t'enseignerai le procédé, pour que tu puisses étonner tes sujets. Mais tu dois me promettre de ne communiquer ce secret à personne, car c'est un secret sacré des prêtres d'Amon, et je le connais parce que je suis un prêtre du premier degré, et je ne te le révèle que parce que tu es un roi.

A ces mots, Kaptah se mit à parler d'une voix pitoyable sur le chambranle:

– Emmenez cette maudite bête, sinon je descends et la tue, car mes mains sont engourdies et mon derrière est tout douloureux dans cette posture inconfortable qui ne convient pas à ma dignité. Vraiment, je vais descendre et tordre le cou à cette bestiole, si on ne l'éloigné pas.

Bourrabouriash recommença à rire de tout son cœur en entendant ces menaces, mais il feignit de les prendre au sérieux et dit:

– Ce serait vraiment dommage que tu tues mon lion, car il a grandi sous mes yeux et est devenu mon ami. C'est pourquoi je vais l'appeler, afin que tu ne commettes pas de méfait dans mon palais.

Il appela le lion, et Kaptah descendit le long de la tenture et il frotta ses membres engourdis en jetant des regards courroucés au lion, si bien que le roi se tapait les cuisses en riant:

– Vraiment, je n'ai jamais vu d'homme plus drôle. Vends-le-moi, je te ferai riche.

Mais je ne voulais pas vendre Kaptah et il n'insista pas, et nous nous séparâmes en amis, lorsque sa tête commença à pencher et que ses yeux se fermèrent, car le sommeil réclamait sa part, puisque les douleurs l'avaient empêché de dormir pendant plusieurs nuits. Le vieillard m'accompagna et me dit:

– J'ai constaté à tes paroles et à ta conduite que tu n'es pas un fripon, mais un habile médecin qui connaît son métier. J'admire cependant le courage avec lequel tu as parlé au maître des quatre continents, car si un de ses médecins avait osé lui tenir un pareil langage, il reposerait déjà dans un vase d'argile près de ses ancêtres.

Je lui dis:

– Il sera bon que nous discutions ensemble de tout ce qu'il faudra faire dans quinze jours, car ce sera une mauvaise journée, et il conviendra de sacrifier préalablement à tous les dieux propices.

Mes paroles lui plurent, car il était pieux, et nous convînmes de nous retrouver dans le temple pour sacrifier et pour avoir une consultation médicale sur les dents du roi. Mais avant de me laisser partir, il donna une collation aux porteurs qui m'avaient amené, et ils mangèrent et burent et chantèrent mes louanges. En me remenant à l'auberge, ils chantèrent à tue-tête, et la foule nous suivit, et dès ce jour mon nom fut célèbre dans tout Babylone. Mais Kaptah était monté sur son âne blanc, l'air courroucé, et il ne m'adressa pas la parole, car sa dignité avait été offensée.

Au bout de deux semaines, je rencontrai dans la Tour de Mardouk les médecins royaux et nous sacrifiâmes ensemble un mouton dont les prêtres examinèrent le foie pour y lire des présages, car à Babylone les prêtres lisent dans le foie des victimes et y trouvent des choses que les autres gens ignorent. Ils dirent que le roi s'emporterait contre nous, mais que personne ne perdrait la vie ni ne recevrait de blessure durable. Mais nous devions faire attention aux ongles du roi pendant l'opération. Les astrologues lurent aussi dans le Livre du ciel pour savoir si le jour fixé était faste. Ils nous dirent qu'il était propice, mais que nous aurions pu en choisir un meilleur encore. En outre, les prêtres versèrent de l'huile sur de l'eau, mais ils n'y lurent rien de particulier. A notre sortie du temple, un aigle vola au-dessus de nous, emportant dans ses serres une tête humaine prise aux murailles, et les prêtres y virent un présage favorable pour nous, à mon grand étonnement.

Suivant le conseil donné par le foie, nous renvoyâmes les gardes armés et le lion ne fut pas admis dans la salle, car le roi aurait pu dans sa colère le lancer contre nous pour nous déchirer, ainsi qu'il l'avait déjà fait, selon les dires des médecins. Mais le roi était plein de courage en entrant, il avait bu du vin pour se réjouir le foie, comme on disait à Babylone. Mais en voyant la chaise de son dentiste, qu'on avait apportée dans la salle, il la reconnut et devint tout pâle et dit qu'il avait encore d'importantes affaires d'Etat à expédier, mais qu'il les avait oubliées en buvant son vin.

Il voulut se retirer, mais tandis que les autres médecins restaient prosternés devant lui et léchaient le plancher, je pris le roi par la main et je l'encourageai et lui dis que tout serait vite passé s'il se montrait courageux. J'ordonnai aux médecins de se laver et je purifiai au feu du scarabée les instruments du dentiste et j'oignis les gencives du roi avec un anesthésique, mais il me dit de cesser, parce que sa joue était comme du bois et qu'il ne pouvait remuer la langue. Alors nous l'assîmes sur la chaise et lui fixâmes la tête au dossier, et on lui passa un bâillon dans la bouche, pour qu'il ne pût la refermer. Je le tenais par les mains et je l'encourageais, et après avoir invoqué à haute voix tous les dieux de Babylone, le dentiste introduisit le davier dans la bouche et arracha la dent si habilement que jamais encore je n'avais vu extraction si prestement exécutée. Mais le roi poussait des cris affreux, et le lion se mit à rugir derrière la porte et se jeta contre elle et la gratta de ses griffes.

Ce fut un moment terrible, car le roi se mit à cracher du sang et à hurler et les larmes lui roulaient sur les joues. Quand il eut fini de cracher, il appela les gardes pour nous mettre à mort et il appela aussi son lion et il culbuta le feu sacré et frappa les médecins, mais je lui pris sa canne et lui dis de se rincer la bouche. Il le fit, et les médecins restaient à plat ventre devant lui, tout tremblants, et le dentiste croyait sa dernière heure venue. Mais le roi se calma et but du vin, en tordant la bouche, et il me demanda de l'amuser, comme je le lui avais promis.

Nous passâmes dans la grande salle des fêtes, car celle où nous étions ne lui plaisait plus depuis l'opération, et il la fit fermer à jamais et l'appela la chambre maudite. Je versai de l'eau dans un vase et la fis goûter au roi et aussi aux médecins, et tous dirent que c'était vraiment de l'eau ordinaire. Puis je transvasai lentement l'eau, et à mesure qu'elle coulait dans l'autre vase elle se changeait en sang, si bien que le roi et ses médecins poussèrent des cris d'étonnement et en furent très effrayés.

Je fis apporter par Kaptah une caisse contenant un crocodile, car tous les jouets fabriqués à Babylone sont en argile et ingénieux, mais en me rappelant le crocodile en bois avec lequel j'avais joué pendant mon enfance, j'avais chargé un habile artisan d'en préparer un semblable suivant mes indications. Il était en cèdre et en argent, et il était peint et orné de façon à figurer un vrai crocodile. Je le sortis de la boîte et en le tirant derrière moi il bougeait les jambes et faisait claquer ses mâchoires, comme un crocodile happant une proie. J'en fis cadeau au roi qui en fut ravi, car il n'y avait pas de crocodiles dans ses fleuves. En traînant le crocodile sur le plancher, il oublia sa douleur récente, et les médecins se regardèrent et sourirent de joie.

Ensuite le roi donna aux médecins de beaux cadeaux et le dentiste fut désormais riche et ils s'éloignèrent tous. Mais il me garda près de lui et je lui montrai comment on change l'eau en sang et je lui donnai une poudre qu'on verse dans l'eau avant que ce miracle puisse se produire. Ce tour est très simple, comme le savent tous ceux qui le connaissent. Mais tout grand art est simple, et le roi en fut très étonné et me félicita. Il n'eut de cesse qu'il n'eût convoqué les grands de sa cour et même le peuple dans le jardin du palais et là, devant cette foule, il changea en sang l'eau d'un bassin, et tout le monde poussa des cris de frayeur et se prosterna devant lui, et il en fut charmé. Il ne pensait plus du tout à sa dent, et il me dit:

– Sinouhé l'Egyptien, tu m'as guéri d'un mal pénible et tu m'as diverti le foie. C'est pourquoi tu peux me demander ce que tu veux, je te le donnerai, car moi aussi je veux te réjouir le foie.

Alors je lui dis:

– O roi Bourrabouriash, maître des quatre continents, comme médecin j'ai tenu ta tête sous mon bras et serré tes mains pendant que tu hurlais de douleur, et il n'est pas décent que moi, un étranger, je garde à la mémoire un pareil souvenir du roi de Babylone quand je rentrerai dans ma patrie pour y raconter ce que j'aurai vu ici. C'est pourquoi je désire que tu me fasses trembler comme homme en me montrant toute ta puissance et que tu mettes ta barbe à ton menton et te ceignes de ta ceinture et que tu fasses défiler devant toi tes soldats, afin que je voie ta puissance et que je puisse humblement me prosterner devant ta majesté et baiser le sol à tes pieds. Je ne te demande rien d'autre.

Ma demande lui agréa, car il dit:

– Vraiment, personne ne m'a jamais parlé comme toi, Sinouhé. C'est pourquoi j'exaucerai ta prière, bien que ce soit fort ennuyeux pour moi, car je dois rester assis toute une journée sur mon trône doré et mes yeux se fatiguent et je commence à bâiller. Mais soit, puisque tu le désires.

Il envoya un message dans toutes les provinces pour convoquer l'armée et il fixa le jour du défilé.

Il eut lieu près de la porte d'Ishtar, et le roi était sur son trône doré et le lion reposait à ses pieds et tous ses nobles en armes l'entouraient, si bien qu'on aurait dit un nuage doré et argenté et pourpré. Mais en bas, sur la large avenue, l'armée défilait devant lui, les lanciers et les archers sur un front de soixante hommes, et les chars de guerre passèrent devant lui six de front, et toute la journée s'écoula avant que tous les hommes eussent défilé. Les roues des chars de guerre grondaient comme le tonnerre, et le martèlement des pas sur la chaussée et le cliquetis des armes étaient comme le vacarme de la mer pendant la tempête, si bien que la tête me tournait et que mes jambes tremblaient en contemplant ce spectacle.

Mais je dis à Kaptah:

– Il ne suffit pas de dire que les armées de Babylone sont nombreuses comme le sable de la mer ou les étoiles au ciel. Il nous faut en savoir le nombre.

Mais Kaptah murmura:

– C'est impossible, car il n'existe pas assez de chiffres dans le monde entier.

Mais je comptai tout de même et j'arrivai à trouver que les fantassins étaient soixante fois soixante fois soixante, et les chars de guerre soixante fois soixante, car soixante est un chiffre sacré à Babylone, et les autres chiffres sacrés sont cinq et sept et douze, mais je ne sais pourquoi, bien que les prêtres me l'aient exposé. Car je ne compris rien à leurs explications.

Je vis aussi que les boucliers des gardes du corps brillaient d'or et d'argent et que leurs armes étaient dorées et argentées et que leurs visages luisaient d'huile et qu'ils étaient si gros qu'ils s'essoufflaient en courant devant le roi, comme un troupeau de bœufs gras. Mais leur nombre était petit, et les troupes venues des provinces étaient bronzées et sales et elles empestaient l'urine. Beaucoup d'hommes n'avaient pas de lances, parce que l'ordre du roi les avait surpris, et les mouches avaient rongé leurs paupières, si bien que je me disais que les armées sont les mêmes dans tous les pays. Je notai aussi que les chars de guerre étaient vieux et branlants et que certains avaient perdu leurs roues durant le défilé, et que les faux fixées aux essieux étaient vertes de rouille.

Le soir, le roi me fit appeler et il me demanda en souriant:

– As-tu vu ma puissance, Sinouhé?

Je me prosternai devant lui et je baisai le plancher à ses pieds et je lui répondis:

– En vérité, il n'existe pas de roi plus puissant que toi et ce n'est pas en vain qu'on te nomme le maître des quatre continents. Mes yeux sont fatigués et tournent dans ma tête et mes membres sont paralysés par la peur, car le nombre de tes soldats est comme le sable de la mer ou les étoiles dans le ciel.

Il sourit de satisfaction et dit:

– Tu as obtenu ce que tu désirais, Sinouhé, mais tu aurais pu me croire à moins de frais, car mes conseillers sont très fâchés de ce caprice qui me coûtera tous les impôts d'une province pendant une année, parce qu'il faut nourrir les soldats et ce soir ils font du scandale en ville et commettent des violences, selon l'habitude des soldats, et pendant tout un mois les routes ne seront plus sûres à cause d'eux, si bien que je crois que je ne renouvellerai pas ce défilé. Et mon auguste derrière est tout engourdi d'être resté si longtemps assis sur le trône doré et les yeux me tournent aussi dans la tête. Buvons donc du vin et réjouissons nos foies après cette journée harassante, car j'ai bien des choses à te demander.

Je bus du vin devant lui et il me posa une foule de questions, comme le font les enfants et les adolescents qui n'ont pas encore vu le monde. Mais mes réponses lui plurent, et pour finir, il me demanda:

– Est-ce que ton pharaon a une fille, car après tout ce que tu m'as raconté sur l'Egypte, j'ai décidé de demander la main d'une fille du pharaon. Certes, j'ai déjà dans mon gynécée quatre cents femmes et c'est amplement suffisant pour moi, car je ne peux pas en voir plus d'une dans la journée, et ce serait fort ennuyeux, si elles n'étaient pas toutes différentes. Mais ma dignité serait accrue si parmi mes épouses figurait la fille du pharaon, et les peuples sur lesquels je règne m'honoreraient encore davantage.

Je levai le bras en signe de réprobation, et je lui répondis:

– Bourrabouriash, tu ne sais ce que tu dis, car jamais encore, depuis que le monde a été créé, une fille de pharaon ne s'est unie à un étranger, car elles ne peuvent épouser que leurs frères, et si elles n'en ont pas, elles restent célibataires à jamais et deviennent prêtresses. C'est pourquoi tes paroles sont un blasphème pour les dieux de l'Egypte, mais je te pardonne, parce que tu ne sais ce que tu dis. Il fronça les sourcils et dit d'un ton revêche:

– Qui es-tu pour me pardonner? Est-ce que mon sang ne vaut pas celui des pharaons?

– J'ai vu couler ton sang, et j'ai vu aussi couler celui du pharaon, et je dois avouer ne pas noter de différences entre eux. Mais tu dois te rappeler que le pharaon n'est marié que depuis peu de temps, et je ne sais pas s'il a déjà des filles.

– Je suis encore jeune et je peux attendre, dit Bourrabouriash, qui me jeta un regard rusé, car il était le roi d'un peuple de marchands. En outre, si le pharaon n'a pas de fille pour moi ou s'il ne veut pas m'en donner une, il n'a qu'à m'envoyer n'importe quelle Egyptienne noble, pour que je puisse dire ici qu'elle est une fille du pharaon. Car ici personne ne mettra ma parole en doute et le pharaon n'y perdra rien. Mais s'il refuse, j'enverrai mes armées chercher une fille du pharaon, car je suis très obstiné et je ne démords pas de mes projets.

Ses paroles m'inquiétèrent et je lui dis qu'une guerre coûterait énormément et compliquerait le commerce mondial, ce qui lui causerait plus de tort qu'à l'Egypte. Je lui dis aussi:

– Il vaut mieux attendre que tes envoyés te fassent part de la naissance d'une fille du pharaon. Alors tu pourras adresser une tablette d'argile au pharaon et s'il agrée ta demande, il t'enverra certainement sa fille et ne te trompera pas, car il a un nouveau dieu puissant avec lequel il vit dans la vérité.

Mais Bourrabouriash fit la sourde oreille et dit:

– Je ne veux rien savoir de ce dieu, et je m'étonne que ton pharaon en ait choisi un pareil, car chacun sait que souvent la vérité est nuisible et qu'elle rend pauvre. Certes, j'adore tous les dieux, et même ceux que je ne connais pas, parce qu'il vaut mieux être sûr et que c'est la coutume, mais un dieu comme ça je ne veux le connaître que de très loin.

Il dit encore:

– Le vin m'a ragaillardi et a réjoui mon foie, et tes paroles sur les filles du pharaon et sur leur beauté m'ont excité, si bien que je vais me retirer dans mon gynécée. Accompagne-moi, car tu peux y entrer en ta qualité de médecin, et comme je te l'ai dit, j'ai abondance de femmes et je ne me fâcherai pas si tu en choisis une pour te divertir avec elle, pourvu que tu ne lui fasses pas un enfant, car cela causerait un tas d'embêtements. Je suis aussi curieux de voir comment un Egyptien fait l'amour, car chaque peuple a ses manières, et tu ne m'en croirais pas si je te racontais les étranges façons de celles de mes femmes qui viennent de pays lointains.

Il refusa d'écouter mes protestations et m'entraîna de force dans le harem et il m'en montra les décorations murales en briques glacées où des hommes et des femmes faisaient l'amour de toutes les manières. Il me fit aussi voir quelques-unes de ses épouses qui étaient richement habillées et couvertes de bijoux, et il y en avait de tous les pays connus et aussi des barbares que les marchands avaient amenées. Elles bavardaient entre elles dans toutes les langues et ressemblaient à une bande de petites guenons. Elles dansèrent devant le roi en découvrant leur ventre et rivalisèrent d'ingéniosité pour gagner sa faveur. Il ne cessait de m'inviter à en choisir une à mon goût, et finalement je lui dis que j'avais promis à mon dieu de m'abstenir des femmes lorsque j'avais des malades à soigner. Or j'avais promis d'opérer demain un de ses nobles qui avait une adhérence dans les testicules, et c'est pourquoi je ne pouvais toucher à une femme. Le roi me crut et me laissa partir, mais les femmes en furent désolées, ce qu'elles me montrèrent par des gestes et des paroles de reproche. C'est qu'à part les ennuques du roi, elles n'avaient encore jamais vu un homme complet dans le gynécée, et le roi était jeune et imberbe, et de constitution débile.

Mais avant mon départ, le roi dit encore: – Les fleuves ont débordé et le printemps est venu. C'est pourquoi les prêtres ont fixé la fête du printemps et celle du faux roi à trente jours d'aujourd'hui. Pour cette fête, je t'ai préparé une surprise qui, je le crois, t'amusera beaucoup et j'en attends aussi du divertissement pour moi, mais je ne veux pas te dire ce que ce sera, pour ne pas gâter mon plaisir.

C'est pourquoi je m'en allai plein de sombres pressentiments, car je craignais que ce qui était propre à divertir le roi Bourrabouriash ne fût pas du tout amusant pour moi. Sur ce point, Kaptah fut pour une fois de mon avis.

Les médecins du roi ne savaient comment me témoigner leur reconnaissance, puisque grâce à moi ils n'avaient pas encouru la colère de leur souverain, mais reçu de grands cadeaux, et je les avais défendus devant le roi en louant leur savoir. Je l'avais fait avec raison, car ils étaient habiles dans leur domaine et j'avais beaucoup à apprendre d'eux et ils ne me cachaient rien de leurs méthodes. Ce qui m'intéressa surtout, c'est la manière dont ils extraient le suc des graines de pavot pour en préparer des remèdes qui donnent un bon sommeil, une perte de connaissance ou la mort, selon la dose. Bien des gens à Babylone utilisaient ce remède avec ou sans vin, et ils disaient qu'il apportait une grande jouissance. Les prêtres y recouraient aussi pour leurs prédictions. C'est pourquoi on cultivait beaucoup le pavot en Babylonie, et ces champs avec leurs fleurs bigarrées étaient étranges et terribles à voir à cause de l'abondance de leurs couleurs, et on les appelait les champs des dieux, car ils étaient la propriété de la Tour et du Portique.

Les prêtres traitaient aussi par des procédés secrets les graines de chanvre et ils en tiraient une médecine qui rendait les hommes insensibles à la douleur et à la mort, et si on en prenait souvent et exagérément, on ne convoitait plus les femmes, mais on jouissait d'une béatitude céleste avec les femmes de rêve que cette drogue jetait dans vos bras. C'est ainsi que je recueillis beaucoup de connaissances durant mon séjour à Babylone, mais j'admirai surtout l'habileté des prêtres a confectionner, avec du verre clair comme le cristal de montagne, des instruments qui grossissaient les objets lorsqu'on les regardait à travers ce verre magique. Je refuserais de le croire, si je n'avais pas moi-même tenu ces verres dans mes mains et regardé à travers eux, mais je ne sais pourquoi ce verre possédait cette propriété étrange, et les prêtres ne surent pas me l'expliquer et je crois que personne ne peut le faire. Mais les nobles et les grands utilisaient ces verres, lorsque leur vue avait baissé.

Mais ce qui est encore plus extraordinaire, c'est que lorsque le soleil traversait ces cristaux, ses rayons pouvaient enflammer du fumier sec ou de la sciure et des feuilles sèches, de sorte que l'on pouvait allumer du feu sans frottement. Je crois qu'à cause de ces cristaux les sorciers babyloniens sont plus forts que ceux de tous les autres pays, et je respectais profondément leurs prêtres. Ces verres sont aussi extrêmement chers et ils valent plusieurs fois leur poids en or, mais en voyant à quel point ils m'intéressaient, le dentiste du roi m'en fit cadeau d'un.

Mais pour connaître le mieux ce qui est et arrive, il faut lire le livre lumineux du ciel pendant les nuits. Mais je ne tentai même pas d'apprendre les rudiments de cette écriture, car il y eût fallu des années et des décennies, et les astrologues étaient des vieillards à la barbe grise et leurs yeux s'étaient usés à examiner les étoiles, et pourtant ils ne cessaient de se disputer entre eux et n'étaient jamais du même avis sur l'importance des positions astrales, si bien que je jugeai cette étude inutile. Mais j'appris des prêtres que tout ce qui arrive sur la terre se passe aussi au ciel, et qu'il n'est pas de chose si petite qu'on ne puisse lire dans les étoiles à l'avance, à condition que l'on soit au courant de l'écriture astrale. Cette doctrine me parut beaucoup plus digne de créance que mainte autre sur les hommes et les dieux, et elle rend la vie facile, puisqu'elle enseigne aux hommes à comprendre que tout arrive selon une loi inflexible et que personne ne peut modifier sa destinée, car qui pourrait modifier la position des astres et en fixer les mouvements? Si l'on y réfléchit bien, cette doctrine est la plus naturelle et la plus logique de toutes, et elle correspond à la croyance du cœur humain, bien que les Babyloniens parlent du foie quand les Egyptiens parlent du cœur, mais cette différence ne porte que sur l'expression.

En outre, j'étudiai le foie des moutons et je pris note aussi des renseignements que me donnèrent les prêtres de Mardouk sur le vol des oiseaux, afin de pouvoir en tirer des enseignements au cours de mes voyages. Je consacrai aussi beaucoup de temps à leur faire verser de l'huile dans l'eau et expliquer les images qui se formaient à la surface, mais cet art m'inspirait moins de confiance, car les dessins étaient toujours différents et pour les expliquer il ne fallait pas beaucoup de science, mais surtout une langue agile.

Mais avant de parler de la fête du printemps à Babylone et de la journée du faux roi, je dois raconter un incident extraordinaire concernant ma naissance. En effet, après avoir étudié le foie d'un mouton et les taches d'huile sur l'eau, les prêtres me dirent:

– A ta naissance se rattache un affreux secret que nous ne pouvons expliquer, et il en résulte que tu n'es pas seulement un Egyptien, comme tu le crois, mais que tu es un étranger partout dans le monde.

Alors je leur racontai comment j'étais descendu le Nil dans un panier de roseau et qu'on m'avait trouvé sur la rive. Les prêtres se regardèrent, puis ils s'inclinèrent devant moi en disant:

– Nous le pensions bien.

Et ils me racontèrent que leur grand roi Sargon, qui avait soumis les quatre continents et régné même sur les îles de la mer, était aussi descendu le fleuve dans un panier de roseau poissé et qu'on ignorait tout de sa naissance, jusqu'au jour où il apparut qu'il descendait des dieux.

Mais mon cœur se serra à ces paroles et j'essayai de rire en leur disant:

– Vous ne croyez pourtant pas que moi, médecin, je sois né des dieux?

Mais ils ne rirent pas et dirent:

– Nous l'ignorons, mais il vaut mieux être sûrs, et c'est pourquoi nous nous inclinons devant toi.

Mais je finis par leur dire:

– Cessez ces révérences et revenons à nos moutons.

Ils se remirent à m'expliquer le sens des circonvolutions du foie, mais en cachette ils me lançaient des regards respectueux et chuchotaient entre eux.

Je veux encore raconter la fête du faux roi. Lorsque les graines eurent germé et que les nuits furent plus chaudes après les grands gels, les prêtres sortirent de la ville et déterrèrent le dieu et crièrent qu'il était ressuscité, après quoi Babylone se transforma en une place de fête grouillante et bruyante, les rues regorgeaient de gens bien habillés et la plèbe pillait les boutiques et faisait plus de vacarme que les soldats avant leur départ. Des femmes et beaucoup de filles allaient dans les temples d'Ishtar pour y gagner l'argent de leur dot et n'importe qui pouvait se divertir avec elles et ce n'était pas considéré comme infamant pour elles. Le dernier jour de la fête était la journée du faux roi.

Je m'étais déjà habitué à bien des choses à Babylone, mais malgré tout, je fus ébahi lorsque les gardes du roi pénétrèrent ivres, dès l'aube, dans le «Pavillon d'Ishtar» et qu'ils forcèrent les portes et frappèrent les hôtes du bois de leurs lances, en criant à plein gosier:

– Où se cache notre roi? Rendez-nous vite notre roi, car le jour va se lever et le roi doit rendre la justice au peuple.

Le vacarme était effrayant, on allumait des lampes, les domestiques de l'hôtellerie couraient dans les corridors. Kaptah crut qu'une révolte avait éclaté et il se cacha sous mon lit, mais je sortis à la rencontre des soldats, nu sous mon manteau, et je leur demandai:

– Que voulez-vous? Gardez-vous bien de m'offenser, car je suis Sinouhé l'Egyptien, le Fils de l'onagre, et vous avez certainement entendu mon nom. Ils répondirent en criant:

– Si tu es Sinouhé, c'est toi que nous cherchons! Ils arrachèrent mon manteau, et ils se mirent à

m'examiner avec étonnement, car ils n'avaient encore jamais vu un homme circoncis. Et ils disaient:

– Pouvons-nous le laisser en liberté, car il est un danger pour nos femmes, qui sont curieuses de toutes les nouveautés?

Et ils dirent encore:

– Vraiment, nous n'avons rien vu de si étrange depuis le jour où nous arriva des îles de la mer chaude un homme noir aux cheveux bouclés qui s'était passé au membre viril une cheville en os avec un grelot, pour plaire aux femmes.

Après s'être moqués de moi à leur gré, ils me relâchèrent en disant:

– Cesse de nous faire perdre notre temps, et remets-nous ton esclave, car nous devons l'emmener au palais, parce que c'est la journée du faux roi et que le roi veut qu'on l'amène au palais.

A ces mots, Kaptah se mit à trembler si fort que tout le lit en fut ébranlé, si bien que les soldats l'aperçurent et se saisirent de lui en poussant des cris de triomphe et en s'inclinant devant lui. Et ils disaient:

– C'est pour nous un jour de grande joie, car nous avons trouvé enfin notre roi qui s'était enfui et caché, mais maintenant nos yeux sont heureux de le voir, et nous espérons qu'il saura richement récompenser notre fidélité.

Kaptah les regardait, tout ébaubi, les yeux écarquillés. En voyant son ahurissement et son appréhension, les soldats redoublèrent leurs rires et crièrent:

– En vérité, il est le roi des quatre continents et nous le reconnaissons à son visage.

Ils s'inclinèrent profondément devant lui, mais d'autres lui allongèrent des coups de pied dans le derrière pour accélérer le départ. Kaptah me dit:

– En vérité, cette ville et tout le pays sont corrompus et fous et pleins de méchanceté et il semble que notre scarabée soit incapable de me protéger. Et je ne sais si je suis sur mes pieds ou sur ma tête, mais peut-être que je dors dans ce lit et que j'ai un rêve, car tout ceci n'est qu'un rêve. Quoi qu'il en soit, je dois les suivre, car ils sont forts, mais toi, ô maître, sauve ta peau et dépends mon corps lorsqu'ils m'auront suspendu aux murailles la tête en bas, et conserve-le et ne le laisse pas jeter dans le fleuve.

Mais les soldats se tordirent de rire en l'entendant et ils pouffaient et se donnaient des claques dans le dos, en disant:

– Par Mardouk, on n'aurait pu trouver un meilleur roi, car c'est une merveille que sa langue ne se noue pas en parlant.

Mais le jour se levait, et ils donnèrent à Kaptah des coups de bois de lance pour le faire avancer, et ils partirent avec lui. Je m'habillai rapidement et les suivis au palais et personne ne m'empêcha d'entrer, mais toutes les cours et les antichambres du palais grouillaient d'une foule bruyante. C'est pourquoi je fus certain qu'une révolte avait éclaté à Babylone et que bientôt le sang coulerait dans les rues, avant que les troupes n'accourussent des provinces.

Une fois parvenu dans la grande salle du palais, je vis que Bourrabouriash y était assis sur le trône doré du baldaquin soutenu par des pattes de lion, et il avait son costume royal et ses emblèmes. Autour de lui étaient groupés les grands prêtres de Mardouk et ses conseillers et ses dignitaires. Mais les soldats, sans se soucier d'eux tramèrent Kaptah devant le trône. Soudain le silence régna, mais Kaptah se mit à gémir:

– Emmenez vite cette sale bête, sinon je renonce à tout et je file!

Mais au même instant la lumière du soleil levant entra par les fenêtres et tout le monde se mit à crier:

– Il a raison! Emportez cette bête, car nous sommes dégoûtés de ce gamin imberbe. Mais cet homme est sage, et c'est pourquoi nous le sacrons roi, afin qu'il puisse nous gouverner.

Je n'en crus pas mes yeux quand je les vis se lancer sur le roi, dans une vive bousculade, mais en riant, pour lui prendre les insignes royaux et son costume, si bien que le roi fut bientôt tout à fait nu. Ils lui pinçaient les bras et lui palpaient les cuisses et le moquaient en disant:

– On voit bien qu'il est à peine sevré et que sa bouche est encore humide du lait maternel. C'est pourquoi nous pensons qu'il est grand temps que les femmes du gynécée puissent s'amuser un peu, et ce farceur de Kaptah l'Egyptien sera certainement un bon cavalier pour elles.

Et Bourrabouriash n'offrait pas la moindre résistance, il riait aussi et son lion, tout ahuri, se retira dans un coin, la queue entre les jambes.

Je ne savais plus si j'étais sur les pieds ou sur la tête, car ils délaissèrent le roi pour courir vers Kaptah et lui passèrent les habits royaux et le forcèrent à prendre les emblèmes du pouvoir et ils l'installèrent sur le trône et se prosternèrent devant lui et embrassèrent le plancher à ses pieds. Le premier à ramper devant lui fut Bourrabouriash nu comme un ver, qui cria:

– C'est juste. Qu'il soit notre roi, nous ne pourrions en avoir un meilleur.

Tout le monde se leva et acclama Kaptah, en se tordant de rire et en se tenant le ventre.

Kaptah, les yeux écarquillés, observait tout cela, et ses cheveux se hérissaient sous la coiffure royale qu'on avait posée de guingois sur sa tête. Mais il finit par se fâcher et cria d'une voix forte, qui imposa le silence:

– C'est certainement un cauchemar qu'un maudit magicien me fait voir, car cela arrive. Je n'ai pas le moindre désir d'être votre roi, je préférerais être le roi des babouins et des cochons. Mais si vraiment vous voulez de moi pour roi, je n'y peux rien, car vous êtes trop nombreux contre moi. C'est pourquoi je vous demande franchement si je suis votre roi ou non?

Alors tout le monde cria à l'envi:

– Tu es notre roi et le maître des quatre continents! Ne le sens-tu et ne le comprends-tu pas, nigaud?

Puis ils s'inclinèrent de nouveau et l'un d'eux revêtit une peau de lion et s'accroupit devant lui et rugit et beugla en se trémoussant comiquement. Kaptah réfléchit un instant et hésita. Puis il parla:

– Si vraiment je suis roi, il vaut la peine d'arroser l'événement. Apportez vite du vin, esclaves, s'il y en a ici, sans quoi ma canne va danser sur votre dos et je vous ferai pendre aux murs, puisque je suis roi. Apportez beaucoup de vin, car ces messieurs et amis qui m'ont élu roi veulent boire à ma santé et aujourd'hui je veux nager dans le vin jusqu'au cou.

Ces paroles suscitèrent une vive allégresse, et une troupe animée l'escorta dans la grande salle où étaient servis des mets et des vins excellents et variés. Chacun se servit à sa guise, et Bourrabouriash se couvrit d'un pagne de domestique et courut entre les jambes des gens comme un esclave idiot en renversant les coupes et répandant de la sauce sur les vêtements des hôtes, si bien qu'on pestait contre lui et qu'on lui lançait des os rongés. Dans toutes les cours du palais, on offrait à boire et à manger au peuple, et on débitait des bœufs entiers et des moutons, et on pouvait puiser de la bière et du vin dans des bassins d'argile et se remplir la panse de gruau à la crème et aux dattes douces, si bien que lorsque le soleil fut monté dans le ciel, ce fut dans tout le palais un bruit, un vacarme, une confusion et une bousculade que jamais je n'aurais cru possibles.

Dès que je le pus, je m'approchai de Kaptah et lui chuchotai:

– Kaptah, suis-moi, nous allons nous cacher et fuir, car tout cela ne donnera rien de bon.

Mais il avait bu du vin et sa panse était rebondie, si bien qu'il me répondit:

– Tes paroles sont un bourdonnement de mouche à mes oreilles, et je n'ai jamais entendu rien de plus bête. Je devrais partir, alors que ce peuple sympathique vient de me nommer roi et que tout le monde s'incline devant moi? C'est le scarabée qui me vaut cet honneur, je le sais, et aussi toutes mes qualités que ce peuple a enfin su apprécier à leur juste valeur. Et à mon sens il n'est plus convenable que tu continues à me dire Kaptah comme à un esclave ou à un domestique et à me parler aussi familièrement, mais tu dois t'incliner devant moi, comme les autres. Je le conjurai de m'écouter:

– Kaptah, Kaptah, ce n'est qu'une farce que tu payeras certainement cher. C'est pourquoi fuis pendant qu'il en est temps, et je te pardonnerai ton effronterie.

Mais il essuya sa bouche graisseuse et me menaça d'un os d'âne qu'il rongeait, en criant:

– Emmenez cet immonde Egyptien, avant que je ne me fâche et ne fasse danser mon bâton sur son dos!

Alors l'homme déguisé en lion se jeta sur moi en rugissant et me mordit à la cuisse et me renversa et me griffa le visage. Je n'en menais pas large, mais heureusement des trompettes sonnèrent et l'on proclama que le roi allait rendre la justice au peuple, et on m'oublia.

Kaptah fut un peu estomaqué lorsqu'on vint le conduire dans la maison de la justice, et il déclara qu'il s'en remettait entièrement aux juges du pays. Mais le peuple protesta par des cris.

– Nous voulons voir la sagesse du roi pour nous assurer qu'il est bien notre roi et qu'il connaît les lois.

C'est ainsi que Kaptah fut hissé sur le trône de la justice et qu'on déposa devant lui les emblèmes de la justice, le fouet et les menottes, et on invita le peuple à se présenter et à exposer ses affaires au roi. Le premier à se précipiter aux pieds de Kaptah fut un homme qui avait déchiré ses vêtements et répandu de la cendre sur ses cheveux. Il se prosterna et se mit à pleurer et à crier aux pieds de Kaptah:

– Personne n'est aussi sage que notre roi, le maître des quatre continents! C'est pourquoi j'implore sa justice, et voici mon affaire: J'ai une femme que j'ai prise il y a quatre ans, et nous n'avons pas d'enfants, mais à présent elle est enceinte. Or, hier, j'ai appris que ma femme me trompe avec un soldat, je les ai surpris en flagrant délit, mais le soldat est grand et fort, si bien que je n'ai rien pu lui faire, et maintenant mon foie est plein de chagrin et de doute, car comment savoir si l'enfant à naître est de moi ou du soldat? C'est pourquoi je demande justice au roi et je veux savoir avec certitude à qui est l'enfant, pour que je puisse agir en connaissance de cause.

Kaptah jeta des regards angoissés autour de lui, mais il finit par dire avec assurance:

– Prenez des cannes et rossez cet homme, pour qu'il se rappelle cette journée.

Les huissiers se saisirent de l'homme et le battirent et l'homme cria et s'adressa au peuple en disant:

– Est-ce juste?

Et le peuple aussi murmura et exigea des explications. Alors Kaptah parla:

– Cet homme a mérité une rossée d'abord parce qu'il me dérange pour une bagatelle. Mais encore plus à cause de sa bêtise, car a-t-on jamais entendu qu'un homme qui a laissé son champ en friche vienne se plaindre qu'un autre l'ait ensemencé par pure bonté et en abandonne la moisson? Et ce n'est pas la faute de la femme si elle s'adresse à un autre homme, mais c'est celle du mari, puisqu'il n'a pas su donner à sa femme ce qu'elle désire, et pour cela aussi cet homme mérite le bâton.

A ces mots, le peuple poussa des clameurs de joie et loua hautement la sagesse du roi. Et alors un vieillard grave s'approcha de lui:

– Devant cette colonne où est gravée la loi, et devant le roi, je demande justice, et voici mon affaire: Je me suis fait construire une maison au coin d'une rue, mais l'entrepreneur m'a trompé, si bien que la maison s'est effondrée et qu'elle a écrasé un passant en tombant. Maintenant, les parents de la victime m'accusent et réclament une indemnité. Que dois-je faire?

Après avoir réfléchi, Kaptah dit:

– C'est une affaire compliquée qui exige un sérieux examen, et à mon avis, c'est une question qui concerne plus les dieux que les hommes. Que dit la loi à ce sujet?

Les juristes s'avancèrent et lurent sur la colonne de la loi et ils s'expliquèrent ainsi:

– Si la maison s'écroule par une négligence de l'entrepreneur et qu'elle ensevelisse le propriétaire, l'entrepreneur sera mis à mort. Mais si en s'écroulant elle tue le fils du propriétaire, on mettra à mort le fils de l'entrepreneur. La loi n'en dit pas plus long, mais nous l'interprétons ainsi: Quoi que la maison détruise en s'écroulant, l'entrepreneur en est responsable et on détruira une part adéquate de ses biens. Nous ne pouvons en dire davantage.

Kaptah dit alors:

– Je ne savais pas qu'il existait ici des entrepreneurs si perfides, et désormais je me tiendrai sur mes gardes. Mais selon la loi cette affaire est simple: Que les parents de la victime se rendent devant la maison de l'entrepreneur et qu'ils y guettent et tuent le premier passant qu'ils y verront, et ainsi la loi sera observée. Mais en agissant ainsi, ils auront à répondre des suites, si les parents de l'homme tué demandent justice pour le meurtre. A mon sens, le plus coupable est le passant qui va se promener devant une maison branlante, ce que ne fait aucune personne sensée, sauf si les dieux l'ont prescrit. C'est pourquoi je libère l'entrepreneur de toute responsabilité, et je déclare que l'homme qui est venu demander justice est un imbécile, pour n'avoir pas surveillé l'entrepreneur, afin que celui-ci travaille consciencieusement, si bien que l'entrepreneur a eu raison de le tromper, car il faut rouler les imbéciles, pour que le dommage les rende sages. Il en fut ainsi et il en sera toujours ainsi.

Le peuple loua de nouveau la sagesse du roi et le plaignant s'éloigna tout penaud. Ensuite se présenta un marchand corpulent qui portait un costume précieux. Il exposa son affaire et dit:

– Il y a trois jours, je suis allé au portique d'Ishtar où les filles pauvres de la ville s'étaient rendues à l'occasion de la fête du printemps pour sacrifier leur virginité à la déesse, ainsi qu'il est prescrit, et pour se constituer une dot. Parmi elles s'en trouvait une qui me plut beaucoup, si bien qu'après avoir longtemps marchandé avec elle, je lui remis une somme d'argent, et on conclut l'affaire. Mais quand j'allais entreprendre la chose qui m'avait amené, je fus brusquement pris de coliques, si bien que je dus sortir pour me soulager. A mon retour, la fille s'était entendue avec un autre homme qui lui avait donné de l'argent et qui avait accompli avec elle ce pourquoi il était venu au portique. Elle offrit certes de se divertir avec moi aussi, mais je refusai, parce qu'elle n'était plus vierge, et je réclamai mon argent, mais elle refusa de me le rendre. C'est pourquoi je demande justice au roi, car ne suis-je pas victime d'une grande injustice, puisque j'ai perdu mon argent sans rien recevoir en échange? En effet, si j'achète un vase, le vase est à moi jusqu'à ce que je le casse, et le vendeur n'a pas le droit de le casser et de m'en offrir les tessons.

A ces mots, Kaptah se fâcha et se leva de son trône de justice et fit claquer son fouet en criant:

– Vraiment, je n'ai jamais vu autant de stupidité que dans cette ville, et je ne peux que penser que ce vieux bouc se moque de moi. Car la fille a eu parfaitement raison de prendre un autre homme, puisque cet imbécile n'était pas en état de prélever ce qu'il venait chercher. Elle a aussi très bien agi en offrant à cet homme un dédommagement qu'il n'avait nullement mérité. Cet homme aurait dû être reconnaissant à la jeune fille et à l'homme, puisqu'en se divertissant ensemble ils ont supprimé un obstacle qui ne cause qu'ennuis et embêtements dans ces affaires. Et il a l'aplomb de venir se plaindre devant moi et de parler de vases. Puisqu'il prend les jeunes filles pour des vases, je le condamne à ne se divertir désormais qu'avec des vases, et il ne touchera plus jamais à des filles.

Ayant rendu cette sentence, Kaptah en eut assez de la justice et il s'étira sur le trône et dit:

– Aujourd'hui j'ai déjà mangé et bu et travaillé suffisamment et rendu la justice et fatigué mes méninges. Les juges peuvent continuer, s'il se présente encore des plaignants, car cette dernière affaire m'a fait penser que comme roi je suis aussi le maître dans le harem où, à ce que je sais, quatre cents femmes m'attendent. C'est pourquoi je vais aller me choisir une compagne et je ne serais point étonné si, au cours de cette expédition, je brisais quelques vases, car le pouvoir et le vin m'ont merveilleusement fortifié, si bien que je me sens robuste comme un lion.

A ces mots le peuple poussa des cris qui n'en finissaient plus, et la foule l'escorta vers le palais et resta devant le gynécée et dans la cour. Mais Bourrabouriash ne riait plus. En me voyant, il accourut et me dit:

– Sinouhé, tu es mon ami, et comme médecin tu peux entrer dans le gynécée royal. Suis-le et veille à ce qu'il ne fasse rien dont il ait à se repentir amèrement, car en vérité je le ferai écorcher vif et sa peau séchera sur les murs, s'il touche à mes femmes; mais s'il se conduit bien, la mort lui sera facile.

Je lui demandai:

– Bourrabouriash, je suis vraiment ton ami et je suis prêt à t'aider, mais dis-moi ce que tout cela signifie, car mon foie est malade de te voir en costume d'esclave et moqué par tout le monde.

Il dit avec impatience:

– C'est la journée du faux roi, tout le monde le sait, mais dépêche-toi, afin qu'il ne se passe rien d'irréparable.

Mais je ne lui obéis pas, bien qu'il m'eût saisi le bras, et je lui dis:

– Je ne connais pas les coutumes de ton pays, si bien que tu dois m'expliquer ce que tout cela signifie.

Alors il parla:

– Chaque année, en ce jour, on choisit l'homme le plus bête et le plus drôle de Babylone et il peut régner toute une journée de l'aube au coucher du soleil, avec tout le pouvoir du roi, et le roi doit le servir. Et jamais encore je n'ai vu un roi plus drôle que Kaptah, que j'ai désigné moi-même à cause de sa drôlerie. Il ignore lui-même ce qui l'attend, et c'est ça qui est le plus drôle de tout.

– Et qu'est-ce qui l'attend? demandai-je.

– Au coucher du soleil il sera mis à mort aussi subitement qu'il fut couronné à l'aube, expliqua Bourrabouriash. Je peux le faire périr cruellement si je le veux, mais habituellement on verse un poison doux dans du vin, et le faux roi s'endort sans savoir qu'il meurt, car il ne convient pas qu'un homme qui a régné un jour reste en vie. Mais jadis il est arrivé que le vrai roi mourût durant la fête pour avoir dans son ivresse avalé de travers un bol de bouillon brûlant, et le faux roi resta sur le trône et régna sur Babylone pendant trente-six ans et personne n'eut rien à redire à son règne. C'est pourquoi je dois me garder de boire du bouillon chaud aujourd'hui. Mais dépêche-toi d'aller voir que ton serviteur ne fasse pas de bêtises dont il ait à se repentir ce soir.

Je n'eus cependant pas à aller à la recherche de Kaptah, car il sortit en courant du gynécée, tout irrité et une main sur son seul œil, et le sang coulait de son nez. Il gémissait et criait:

– Regardez ce qu'elles m'ont fait, car elles m'ont offert de vieilles femmes et de grasses négresses, mais quand j'ai voulu toucher une jolie chevrette, elle s'est muée en tigresse et m'a poché mon seul œil et m'a mis le nez en sang à coups de babouche.

Alors Bourrabouriash rit de si bon cœur qu'il dut se tenir à mon bras pour rester debout. Mais Kaptah continuait à gémir:

– Je n'ose plus ouvrir la porte, car cette femme est hors d'elle et se comporte comme un fauve, mais vas-y, Sinouhé, pour la trépaner habilement, afin que le mauvais esprit sorte de sa tête. Elle doit en effet être possédée, car comment aurait-elle osé porter la main sur son roi et lui meurtrir le nez avec sa babouche, si bien que mon sang coule comme d'un bœuf saigné.

Bourrabouriash me donna un coup de coude et dit:

– Va voir ce qui s'est passé, Sinouhé, puisque tu connais déjà la maison, car je ne puis y entrer aujourd'hui, et tu viendras me renseigner. Je crois savoir de qui il s'agit, car on m'a amené hier des îles de la mer une fille dont je me promets beaucoup de plaisir, mais il faudra d'abord la calmer avec du suc de pavot.

Il insista tellement que je finis par entrer dans le gynécée où régnait une grande confusion, et les eunuques ne m'arrêtèrent pas, car ils savaient que j'étais médecin. Les vieilles femmes qui s'étaient parées et fardées et ointes pour cette journée, m'entourèrent et me demandèrent d'une seule voix:

– Où donc s'est enfui notre petit mignon, notre bijou, notre petit bouc, que nous avons attendu depuis l'aube?

Une grosse négresse, dont les seins pendaient noirs et flasques sur son ventre, s'était dévêtue pour être la première à recevoir Kaptah, et elle gémissait:

– Rendez-moi mon chéri, pour que je le serre sur ma poitrine! Rendez-moi mon éléphant, pour qu'il passe sa trompe à ma taille!

Mais les eunuques me dirent d'un air soucieux:

– Ne t'inquiète pas de ces femmes, car elles étaient chargées d'amuser le faux roi et elles se sont réjoui le foie avec du vin en l'attendant. Mais nous avons vraiment besoin d'un médecin, car la fille qu'on a apportée hier est devenue folle et elle est plus forte que nous et nous distribue des coups de pied, si bien que nous ne savons pas ce qui va arriver, car elle a trouvé un couteau et elle est furieuse.

Ils me conduisirent dans la cour du harem qui reluisait sous le soleil de toutes les couleurs des briques glacées. Au centre se trouvait une vasque dans laquelle des animaux marins sculptés crachaient de l'eau. C'est là que la fille furieuse s'était réfugiée et les eunuques avaient déchiré ses vêtements en cherchant à la maîtriser et elle était toute mouillée pour avoir nagé dans le bassin, et l'eau jaillissait autour d'elle. Mais elle se tenait d'une main au groin d'un marsouin crachant l'eau, pour ne pas tomber, et dans l'autre luisait un couteau. L'eau bouillonnait et les eunuques s'agitaient et criaient, si bien que je ne pouvais comprendre les paroles de la fille. Elle était certainement belle, bien que ses vêtements fussent lacérés et ses cheveux en désordre, mais je fis bonne contenance et dis aux eunuques:

– Filez d'ici, afin que je puisse lui parler et la calmer, et arrêtez les jets d'eau, pour que j'entende ce qu'elle nous crie.

Quand le bruit de l'eau eut cessé, j'entendis qu'elle chantait dans une langue étrangère que je ne comprenais pas. Elle chantait la tête droite et les yeux brillants et verts comme ceux d'un chat, et ses joues étaient rouges d'excitation, si bien que je l'apostrophai vivement:

– Cesse de piailler, vieille chatte, et jette ton couteau et viens ici, pour que nous puissions parler et que je te guérisse, parce que tu es certainement folle.

Elle cessa de chanter et me répondit dans un babylonien encore pire que le mien:

– Saute dans le bassin, babouin, et viens ici à la nage, pour que je plonge mon couteau dans ton foie, car je suis furieuse.

Je lui criai:

– Je ne te veux aucun mal. Elle répondit:

– Bien des hommes m'ont dit la même chose, pour masquer leurs vilaines intentions, mais j'ai été consacrée à un dieu pour danser devant lui. C'est pourquoi j'ai ce couteau, et je lui ferai boire mon sang plutôt que de permettre à un homme de me toucher, et surtout pas à ce diable borgne qui ressemblait plus à une outre gonflée qu'à un être humain en trottinant vers moi.

– C'est toi qui as frappé le roi? demandai-je. Elle répondit:

– Je lui ai poché l'œil et j'ai perdu ma babouche en lui ouvrant les sources de sang du nez et je suis fière de mon acte, qu'il soit le roi ou non, car même un roi ne me touchera pas, car je suis destinée à danser devant mon dieu.

– Danse à ta guise, petite folle, lui dis-je. Cela ne me regarde pas, mais tu vas déposer ce couteau avec lequel tu pourrais te faire du mal, et ce serait dommage, car les eunuques m'ont dit que le roi a payé pour toi la forte somme au marché des esclaves.

Elle répondit:

– Je ne suis pas une esclave, j'ai été traîtreusement enlevée, comme tu pourrais le deviner, si tu avais des yeux dans la tête. Mais ne parles-tu aucune langue convenable que ces gens-là ne comprennent pas, car j'ai vu des eunuques se faufiler derrière les colonnes pour épier nos paroles.

– Je suis Egyptien, lui dis-je dans ma langue, et mon nom est Sinouhé, Celui qui est solitaire, le Fils de l'onagre. Je suis médecin, si bien que tu n'as rien à redouter de moi.

Alors elle sauta dans l'eau et nagea vers moi, le couteau à la main, et elle s'étendit devant moi en disant:

– Je sais que les Egyptiens sont faibles et qu'ils ne font pas de mal aux femmes, à moins qu'elles ne le désirent. C'est pourquoi j'ai confiance en toi et j'espère que tu me pardonneras si je ne dépose pas mon couteau, car il est probable que ce soir je devrai m'ouvrir les veines pour n'être pas déshonorée devant mon dieu. Mais si tu crains les dieux et si tu me veux du bien, sauve-moi d'ici et emmène-moi hors de ce pays, bien que je ne puisse pas te récompenser comme tu le mériterais, car vraiment je ne dois pas me donner à un homme.

– Je n'ai pas la moindre envie de toucher à toi, lui dis-je. Sur ce point, tu peux être tranquille. Mais ta folie est grande de tenter de sortir du harem royal, alors qu'ici tu serais bien nourrie et que tu pourrais recevoir tout ce que ton cœur désirerait.

– Tu me parles de nourriture et de vêlements, parce que tu ne comprends rien à rien, dit-elle en me jetant un regard irrité. Et quand tu affirmes ne pas vouloir me toucher, tu m'offenses. C'est que je suis déjà habituée à ce que les hommes me désirent, et je l'ai lu dans leurs yeux et entendu à leur respiration pendant mes danses. Je l'ai vu le mieux sur le marché aux esclaves, quand les hommes bavaient devant ma nudité et demandaient aux eunuques de constater si j'étais vierge. Mais nous en pourrons parler plus tard, si tu veux, car d'abord tu dois me tirer d'ici et m'aider à fuir la Babylonie.

Son aplomb était si grand que je ne sus que lui répondre, et je finis par lui dire brusquement:

– Je n'ai nullement l'intention de t'aider à fuir, car ce serait un crime envers le roi qui est mon ami. Je puis te dire aussi que l'outre gonflée que tu as vue ici est le faux roi qui ne règne qu'aujourd'hui, et demain le vrai roi viendra te voir. C'est un jeune homme encore imberbe et de complexion agréable, et il attend beaucoup de plaisir de toi, lorsqu'il t'aura un peu calmée. Je ne crois pas que la puissance de ton dieu s'étende jusqu'ici, de sorte que tu n'as rien à perdre à te soumettre à la nécessité. C'est pourquoi tu devrais renoncer aux enfantillages et me donner ton couteau.

Mais elle dit:

– Mon nom est Minea. Puisque tu veux t'occuper de moi, voici le couteau qui m'a protégée jusqu'ici, et je te le donne parce que je sais que désormais c'est toi qui me protégeras et que tu ne me tromperas pas, mais que tu m'emmèneras de ce sale pays.

Elle me sourit et me tendit le couteau, malgré mes dénégations:

– Je ne veux pas de ton couteau, petite folle! Elle ne voulut pas le reprendre, mais elle me regardait en souriant entre ses cheveux mouillés, et je finis par m'en aller, le couteau à la main et fort ennuyé. C'est que j'avais remarqué qu'elle était beaucoup plus habile que moi, car en me donnant son couteau, elle m'avait lié à son sort, si bien que je ne pouvais plus l'abandonner.

À ma sortie du gynécée, Bourrabouriash me demanda avec une vive curiosité ce qui s'y était passé.

– Tes eunuques ont fait une mauvaise affaire, lui dis-je, car Minea, la fille qu'ils ont achetée pour toi, est furieuse et ne veut pas se donner à un homme, parce que son dieu le lui interdit. C'est pourquoi tu ferais mieux de la laisser en paix, jusqu'à ce qu'elle soit devenue raisonnable.

Mais Bourrabouriash rit gaîment et dit:

– Vraiment j'aurai beaucoup de plaisir avec elle, car je connais ce genre de filles et on les dompte à coups de canne. C'est que je suis encore jeune et sans barbe. C'est pourquoi je me fatigue en me divertissant avec une femme, et j'ai beaucoup plus de plaisir à les regarder et à les entendre pendant que les eunuques les frappent de leurs minces baguettes. Cette petite récalcitrante me procurera d'autant plus de joie que j'aurai un motif de la faire fustiger par les eunuques, et en vérité je jure que la nuit prochaine déjà sa peau sera si enflée qu'elle ne pourra dormir sur le dos, et mon plaisir en sera d'autant plus grand.

Il s'éloigna en se frottant les mains et en pouffant comme une fille. En le regardant partir, je sentis qu'il n'était plus mon ami.

Après cela, je fus incapable de rire et de m'amuser, bien que le palais fût rempli d'une foule joyeuse qui buvait du vin et de la bière et se divertissait follement à toutes les farces que Kaptah imaginait sans arrêt, car il avait oublié ses mésaventures du gynécée et on avait mis sur son œil un morceau de viande crue, si bien qu'il n'avait plus mal. Mais j'étais tourmenté, sans savoir pourquoi.

Je me disais que j'avais encore bien des choses à apprendre à Babylone, puisque mes études du foie de mouton étaient inachevées et que je ne savais pas encore verser l'huile sur l'eau, comme le faisaient les prêtres. Bourrabouriash me donnerait certainement de généreux cadeaux à mon départ, pour mes soins et mon amitié, si je restais en bons termes avec lui. Mais plus je réfléchissais, et plus Minea m'obsédait, quelle que fût son outrecuidance, et je songeais aussi à Kaptah qui devrait périr ce soir pour un caprice stupide du roi qui, sans rien me demander, l'avait désigné comme faux roi, bien qu'il fût mon serviteur.

Ainsi j'endurcissais mon cœur en me disant que Bourrabouriash avait abusé de moi, de sorte que je serais justifié à le payer de retour, bien que mon cœur me dît que je violerais ainsi toutes les lois de l'amitié. Mais j'étais étranger et seul, et rien ne me liait. C'est pourquoi, dans la soirée, je me rendis sur la rive et louai une barque de dix rameurs à qui je dis:

– C'est la journée du faux roi, et je sais que vous êtes ivres de joie et de bière et que vous hésiterez à partir. Mais je vous donnerai double paye, car mon oncle est mort et je dois conduire son corps parmi ceux de ses ancêtres. Le voyage sera long, car notre tombe de famille se trouve tout près de la frontière de Mitanni.

Les rameurs murmurèrent, mais je leur procurai deux barils de bière et je leur dis qu'ils pouvaient boire jusqu'au coucher du soleil, à condition qu'ils fussent prêts à partir dès la tombée de la nuit. Mais ils protestèrent en disant:

– Nous ne ramons jamais de nuit, car les ténèbres sont pleines de diablotins redoutables et de mauvais esprits qui poussent des cris effrayants et qui peut-être renverseront notre bateau ou nous tueront.

Mais je leur dis:

– Je vais aller sacrifier dans le temple, pour qu'il ne nous arrive rien de mal, et le tintement de tout l'argent que je vous donnerai au terme du voyage vous empêchera certainement d'entendre les hurlements des démons.

J'allai à la Tour et j'y sacrifiai un mouton, il y avait peu de monde dans les cours, car toute la ville était massée autour du palais. J'examinai le foie du mouton, mais j'étais si distrait que je n'y lus rien de spécial. Je constatai seulement qu'il était plus grand que la normale et qu'il sentait très fort, si bien que de mauvais pressentiments m'assiégèrent. Je recueillis le sang dans un sachet en cuir et je l'emportai au palais. A mon entrée dans le harem, une hirondelle vola sur ma tête, ce qui me réchauffa le cœur et me réconforta, car c'était un oiseau de mon pays qui me porterait bonheur. Je dis aux eunuques:

– Laissez-moi seul avec cette femme folle, pour que je puisse exorciser son démon.

Ils m'obéirent et me conduisirent dans une petite chambre où j'expliquai à Minea ce qu'elle devait faire, et je lui remis son poignard et le sac de sang. Elle promit de suivre mes instructions, et je la quittai et je dis aux eunuques que personne ne devait la déranger, car je lui avais donné un remède pour expulser le démon, et le démon pourrait se glisser dans le corps de toute personne qui ouvrirait la porte sans ma permission. Ils me crurent sans plus.

Le soleil allait se coucher, et la lumière était rouge comme le sang dans toutes les chambres du palais, et Kaptah mangeait et buvait servi par Bourrabouriash qui riait et pouffait comme un gamin. Les planchers étaient couverts de flaques de vin dans lesquelles gisaient des hommes, nobles et vilains, qui cuvaient leur ivresse. Je dis à Bourrabouriash:

– Je veux m'assurer que la mort de Kaptah sera douce, car il est mon serviteur et je suis responsable de lui.

Il me dit:

– Dépêche-toi, car on verse déjà le poison dans le vin et ton serviteur mourra au coucher du soleil, selon la coutume.

Je trouvai le vieux médecin du roi, et il me crut quand je lui dis que le roi m'avait chargé de mélanger moi-même le poison.

– C'est mieux que tu me remplaces pour cela, dit-il, car mes mains tremblent et mes yeux coulent. C'est que j'ai vidé force coupes et que vraiment ton serviteur nous a prodigieusement amusés.

Je versai dans le vin un peu de suc de pavot, mais pas assez pour amener la mort. Je portai la coupe à Kaptah et je lui dis:

– Kaptah, il est possible que nous ne nous revoyions plus jamais, car ta dignité t'est montée au cerveau et demain déjà tu ne me reconnaîtras plus. C'est pourquoi vide cette coupe, afin qu'à mon retour en Egypte je puisse raconter que je suis l'ami du maître des quatre continents. En la vidant, sache que je ne songe qu'à ton bien, quoi qu'il arrive, et souviens-toi de notre scarabée.

Kaptah dit:

– Les paroles de cet Egyptien seraient un bourdonnement de mouche dans mes oreilles, si mes oreilles n'étaient déjà remplies par le murmure du vin au point que je n'entends pas ce qu'il me dit. Mais je n'ai jamais craché dans une coupe, comme chacun le sait et comme j'ai cherché aujourd'hui de mon mieux à en convaincre mes sujets qui me plaisent beaucoup. C'est pourquoi je viderai cette coupe, en sachant fort bien que demain des ânes sauvages me martèleront le crâne.

Il but, et au même instant le soleil se coucha et on apporta des torches et on alluma des lampes, et tout le monde se leva et un grand silence se répandit dans le palais. Kaptah ôta la coiffure royale et dit:

– Cette sacrée couronne me broie le front et j'en ai assez. Mes jambes sont engourdies et mes paupières lourdes comme le plomb, c'est le moment de dormir.

Il tira la lourde nappe et s'en couvrit, renversant les coupes et les cruches, si bien qu'il nageait vraiment dans le vin comme il l'avait promis le matin. Mais les serviteurs du roi le déshabillèrent et passèrent à Bourrabouriash les vêtements mouillés de vin, et ils lui rendirent la couronne et les emblèmes du pouvoir, puis ils le conduisirent au trône.

– Cette journée a été bien fatigante, dit le roi, mais j'ai quand même noté quelques personnes qui ne m'ont pas témoigné assez d'égards pendant la farce, espérant probablement que par mégarde je m'étoufferais avec du bouillon chaud. C'est pourquoi chassez à coups de trique les ivrognes endormis et balayez la salle et renvoyez le peuple et mettez dans une jarre le pitre dont je suis las, dès qu'il sera mort.

On tourna Kaptah sur le dos et le médecin le palpa de ses mains tremblantes d'homme ivre et il dit:

– Cet homme est vraiment mort.

Les serviteurs apportèrent un grand vase d'argile, comme ceux dans lesquels les Babyloniens enferment leurs morts, et on y plaça Kaptah et on boucha le vase. Le roi ordonna de le placer dans la cave du palais, parmi les précédents faux roi, selon l'habitude, mais alors je dis:

– Cet homme est égyptien et circoncis comme moi. C'est pourquoi je dois embaumer son corps à l'égyptienne et le munir de tout ce qui est nécessaire pour le long voyage au pays du Couchant, afin qu'il y puisse manger et boire et se divertir sans travailler après la mort. Ce travail dure trente jours ou soixante-dix jours, selon le rang du défunt durant sa vie. Pour Kaptah, je crois que trente jours suffiront, car il n'était qu'un serviteur. Après ce délai, je rapporterai son corps pour qu'il soit déposé à côté des anciens faux rois dans les caves de ton palais. Bourrabouriash m'écouta avec curiosité et dit:

– D'accord, bien que je croie que tes peines seront mutiles, car un homme mort reste étendu et son esprit erre partout avec inquiétude et se nourrit des débris jetés dans les rues, à moins que ses parents ne gardent le corps chez eux dans un vase d'argile, afin que l'esprit reçoive sa part des repas. C'est le sort de chacun, sauf de moi qui suis le roi et que les dieux accueilleront dès le trépas, si bien que je n'ai pas à m'inquiéter de ma nourriture et de ma bière après la mort. Mais agis à ta guise, puisque c'est la coutume de ton pays.

Je fis porter le vase dans une litière que j'avais retenue devant le palais, mais avant de partir, je dis au roi:

– Pendant trente jours tu ne me reverras pas, car tant que dure l'embaumement, je ne dois me montrer à personne, pour ne pas infecter les gens avec les miasmes qui rôdent autour du cadavre.

Bourrabouriash rit et dit:

– Qu'il en soit comme tu le veux, et si tu te montres ici, mes serviteurs te chasseront à coups de canne, afin que tu n'introduises pas de mauvais esprits dans mon palais.

Et dans la litière je perçai la glaise qui fermait le vase, car elle était encore molle, afin que Kaptah pût respirer. Puis je rentrai secrètement dans le palais et pénétrai dans le harem où les eunuques furent heureux de me revoir, car ils appréhendaient l'arrivée du roi.

Après avoir ouvert la porte de la chambre de Minea, je revins rapidement vers les eunuques, en me déchirant les vêtements et en criant:

– Venez voir ce qui est arrivé, elle gît dans son sang, et le couteau ensanglanté est à côté d'elle et ses cheveux aussi sont couverts de sang.

Us s'approchèrent, et ils furent remplis de terreur, car les eunuques ont peur du sang et n'osent pas y toucher. Ils se mirent à pleurer, redoutant la colère du roi, mais je leur dis:

– Nous sommes dans le même pétrin, vous et moi. C'est pourquoi apportez-moi vite un tapis, pour que je puisse y rouler le corps, et lavez le sang, afin que personne ne sache ce qui est arrivé. Ensuite courez acheter une autre esclave et de préférence une qui vienne d'un pays lointain et ignore votre langue. Vêtez-la et parez-la pour le roi, et si elle résiste, rouez-la de coups devant lui, car il en sera réjoui et il vous récompensera largement.

Les eunuques comprirent la sagesse de mon conseil et, après quelque marchandage, je leur remis la moitié de l'argent qu'ils me demandaient pour acheter une autre esclave, tout en sachant qu'ils me volaient cette somme, car ils payèrent sûrement l'achat avec l'argent du roi et ils gagnèrent encore en exigeant du marchand d'écrire sur leur tablette une somme supérieure au prix convenu, car ce fut et ce sera toujours l'habitude des eunuques partout dans le monde. Mais je ne tenais pas à me disputer avec eux. Ils m'apportèrent un tapis dans lequel j'enveloppai Minea, et ils m'aidèrent à la porter à travers les cours obscures dans la litière où attendait déjà Kaptah dans son vase.

C'est ainsi que, dans les ténèbres, je quittai Babylone en fugitif, abandonnant beaucoup d'or et d'argent, bien que j'eusse pu m'y enrichir et acquérir encore bien du savoir.

Parvenu au rivage, je fis porter le vase dans la barque, mais je pris moi-même le tapis et je le cachai sous le tendelet. Je dis aux porteurs:

– Esclaves et fils de chiens! Cette nuit vous n'avez rien vu ni rien entendu, si quelqu'un vous interroge, et c'est pourquoi je vous donne à chacun une pièce d'argent.

Ils sautèrent de joie et s'écrièrent:

– Vraiment, nous avons servi un puissant seigneur, et nos oreilles sont sourdes et nos yeux aveugles, et nous n'avons rien entendu ni rien vu cette nuit.

C'est ainsi que je me débarrassai d'eux, mais je savais bien qu'ils s'enivreraient, selon la coutume des porteurs de tous les temps, et que dans leur ivresse ils révéleraient tout ce qu'ils avaient vu. Mais je n'y pouvais rien, car ils étaient huit et ils étaient robustes et je ne pouvais les tuer et les jeter dans le fleuve, comme j'eusse voulu le faire.

Après leur départ, je réveillai les rameurs et au lever de la lune ils plongèrent les rames dans l'eau et souquèrent ferme, tout en bâillant et en pestant contre leur sort, car leurs têtes étaient alourdies par la bière qu'ils avaient bue. C'est ainsi que je m'enfuis de Babylone, et je ne saurais dire pourquoi, car je l'ignore; mais tout était écrit dans les étoiles déjà avant ma naissance et je n'y pouvais rien changer.

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