LIVRE VIII. La maison obscure

Bien des jours, la mer ondoya devant nous, immense et sans rivage, mais je n'avais pas peur, car Minea était avec nous et en respirant l'air marin elle reflorissait et l'éclat de la lune illuminait ses yeux quand, penchée à l'avant, près de l'image de poupe, elle respirait à pleins poumons, comme si elle désirait accélérer la course du navire. Le ciel était bleu sur nos têtes, le soleil brillait et un vent modéré gonflait les voiles. Le capitaine assurait que nous naviguions dans la bonne direction, et je le croyais. Une fois habitué aux mouvements du navire, je ne fus plus malade, bien que l'angoisse devant l'inconnu me poignît le cœur, lorsque les derniers oiseaux de mer abandonnèrent le navire le deuxième jour et s'éloignèrent vers la côte. Mais alors ce furent les attelages du dieu de la mer et les marsouins qui nous escortèrent de leurs dos brillants, et Minea les salua de ses cris de joie, car ils lui apportaient un salut de son dieu.

Bientôt nous aperçûmes un bateau de guerre crétois dont les flancs étaient ornés de boucliers en cuivre et qui nous salua du pavillon, après avoir constaté que nous n'étions pas des pirates. Kaptah sortit de sa cabine et, tout fier de pouvoir se promener sur le pont, se mit à raconter aux matelots ses voyages. Il se vanta de sa traversée, par une terrible tempête, d'Egypte à Simyra, toutes voiles déchirées, et seuls le capitaine et lui étaient en état de manger, tandis que les autres gémissaient et vomissaient. Il parla aussi des monstres marins qui gardent le delta du Nil et qui engloutissent toute barque de pêche assez imprudente pour s'aventurer au large. Les marins lui répondirent du tac au tac en lui parlant des colonnes qui supportent le ciel à l'autre bout de la mer et des sirènes à queue de poisson qui guettent les marins pour les ensorceler et pour se divertir avec eux, et quant aux monstres marins, ils débitèrent sur eux des histoires si horrifiques que Kaptah se réfugia vers moi, tout gris de peur, et me tint par la tunique.

Minea s'animait de plus en plus, et ses cheveux flottaient dans le vent et ses yeux étaient comme un clair de lune sur la mer, et elle était vive et belle à voir, si bien que mon cœur se fondait en pensant que bientôt je la perdrais. A quoi bon retourner à Simyra et en Egypte sans elle? La vie n'était plus que de la cendre dans ma bouche, quand je me disais que bientôt je ne la verrais plus et que je ne tiendrais plus sa main dans la mienne et que son flanc ne me réchaufferait plus. Mais le capitaine et les matelots la respectaient hautement, car ils savaient qu'elle dansait devant les taureaux et qu'elle avait tiré au sort le droit d'entrer dans la maison du dieu à la pleine lune, bien qu'elle en eût été empêchée par un naufrage. Lorsque je tentai de les interroger sur leur dieu, ils me répondirent évasivement qu'ils ne savaient rien. Et quelques-uns ajoutèrent:

– Nous ne comprenons pas ta langue, étranger.

Mais j'ai appris que le dieu de la Crète régnait sur la mer et que les îles tributaires envoyaient des jeunes gens et des jeunes filles danser devant ses taureaux.

Vint le jour où la Crète émergea des flots comme un nuage bleu, et les matelots poussèrent des cris de joie et le capitaine sacrifia au dieu de la mer qui nous avait octroyé une heureuse traversée. Les montagnes de la Crète et les rivages abrupts avec leurs oliviers se dressèrent devant mes yeux, et je les regardai comme une terre étrangère dont je ne savais rien, bien que je dusse y enterrer mon cœur. Mais Minea la considérait comme sa patrie, et elle pleura de joie devant les montagnes sauvages et la douce verdure des vallées, lorsque les marins carguèrent les voiles et sortirent les avirons pour aborder à quai en longeant les navires ancrés, dont beaucoup étaient des croiseurs. En effet, le port de la Crète abritait mille navires, et en les voyant Kaptah dit que jamais il n'aurait cru qu'il y avait tant de navires dans le monde. Et dans le port n'existaient ni tours ni remparts ni fortifications, mais la ville commençait au rivage même. Telle était la suprématie de la Crète sur la mer et telle était la puissance de son dieu.

Je vais parler de la Crète et raconter ce que j'ai vu de mes propres yeux, mais je ne dirai pas ce que je pense de la Crète et de son dieu, et je ferme mon cœur à ce que mes yeux raconteront. C'est pourquoi je dois dire que je n'ai rien vu de si beau et de si étrange que la Crète au cours de tous mes voyages dans le monde connu. De même que la mer pousse sur la côte son écume étincelante et que les bulles resplendissent des cinq couleurs de l'arc-en-ciel et que les coquilles marines brillent d'une clarté nacrée, de même la Crète brilla et étincela comme de l'écume sous mes yeux. Car la joie de vivre et le plaisir ne sont nulle part aussi directs et capricieux qu'en Crète, et personne n'y consent à agir autrement que selon ses impulsions, si bien qu'il est difficile de conclure des accords avec eux, car chacun change d'avis d'un instant à l'autre selon ses lubies. C'est pourquoi ils disent tout ce qui peut faire plaisir, même si ce n'est pas vrai, parce que le son harmonieux des mots leur plaît, et dans leur pays on ne connaît pas la mort, je crois même que leur langue n'a pas de mot pour la désigner, car ils la cachent, et si quelqu'un meurt, on l'emporte en secret pour ne pas attrister les autres. Je crois aussi qu'ils brûlent le corps des défunts, bien que je n'en sois pas sûr, car durant mon séjour en Crète je n'ai pas vu un seul mort et pas une tombe, à part celles des anciens rois qui ont été construites jadis en pierres énormes et dont les gens se détournent, parce qu'ils ne veulent pas penser à la mort, comme si c'était un moyen d'y échapper.

Leur art aussi est merveilleux et capricieux, et chaque artiste peint selon son inspiration, sans se soucier des règles ni des canons. Leurs cruches et leurs coupes brillent de couleurs éclatantes et sur leurs flancs nagent toutes les bêtes étranges et poissons de la mer, et des fleurs s'y épanouissent et des papillons y flottent dans l'air, si bien qu'un homme habitué à un art dominé par les traditions en éprouve de l'inquiétude et croit rêver.

Leurs bâtiments ne sont pas grands et puissants comme les temples et les palais des autres pays, mais en les construisant on recherche le confort et le luxe, sans s'inquiéter de l'extérieur. Ils aiment l'air et la propreté, et leurs fenêtres sont larges, et dans les maisons il y a de nombreuses salles de bains dans les clairs bassins desquelles jaillit de l'eau froide ou de l'eau chaude, selon le robinet qu'on tourne. Dans leurs toilettes aussi l'eau coule à gros bouillons, nettoyant tous les bassins, si bien que nulle part je n'ai trouvé autant de luxe qu'en Crète. Et ce n'est pas le cas seulement pour les nobles et les riches, mais pour tous ceux qui n'habitent pas dans le port où résident les étrangers et les ouvriers.

Leurs femmes consacrent un temps infini à se laver et à s'épiler et à se farder et à se soigner le visage, si bien qu'elles ne sont jamais prêtes à temps, mais qu'elles arrivent en retard aux invitations. Même aux réceptions de leur roi, elles manquent d'exactitude, et personne ne s'en offusque. Mais leurs vêtements sont tout ce qu'il y a de plus étonnant, car elles s'habillent de robes collantes et brodées d'or et d'argent qui leur couvrent tout le corps sauf les bras et la poitrine qui sont nus, car elles sont fières de leur belle poitrine. Elles ont aussi des robes qui sont composées de centaines de paillettes d'or, de pieuvres, de papillons et de palmes, et leur peau apparaît entre elles. Les cheveux sont artistement frisés en hautes coiffures qui exigent des journées de soin, et les femmes les ornent de petits chapeaux légers fixés par des aiguilles d'or et qui semblent flotter sur leur tête comme des papillons prenant leur vol. Leur taille est élégante et souple, et leurs hanches sont fines comme celles des garçons, si bien que les accouchements sont pénibles et qu'elles font tout pour les éviter et que ce n'est point une honte de n'avoir qu'un ou deux enfants ou pas du tout. Les hommes portent des bottes décorées qui montent jusqu'aux genoux, mais en revanche leur pagne est simple et leur taille est serrée, car ils sont fiers de la minceur de leurs hanches et de la carrure de leurs épaules. Leurs têtes sont petites et fines, les membres et les poignets délicats, et à l'instar des femmes ils ne tolèrent pas un poil sur leur corps. Seuls quelques-uns parlent des langues étrangères, car ils se plaisent dans leur pays et n'aspirent point à le quitter pour d'autres qui ne leur offrent pas le même confort et les mêmes agréments. Bien qu'ils tirent toute leur richesse du port et du commerce, j'ai rencontré parmi eux des gens qui refusaient de descendre au port, parce qu'on y sentait mauvais, et qui ne savaient pas faire les calculs les plus simples, mais se fiaient entièrement à leurs comptables. C'est pourquoi les étrangers débrouillards s'enrichissent vite en Crète, s'ils acceptent de vivre dans le port.

Ils ont aussi des instruments de musique qui jouent même quand il n'y a pas de musiciens dans la maison, et ils prétendent savoir noter la musique par écrit, de sorte qu'en lisant ces textes on apprend à jouer un air même si on ne l'a jamais entendu. Les musiciens de Babylone affirmaient aussi qu'ils connaissaient cet art, et je ne veux pas en discuter avec eux ni avec les Crétois, parce que je ne suis pas musicien et que les instruments des différents pays m'ont brouillé l'oreille. Mais tout cela m'aide à comprendre pourquoi ailleurs dans le monde on dit: «Mentir comme un Crétois.»

Ils n'ont pas non plus de temples visibles et ils ne s'occupent guère des dieux, et ils se contentent d'adorer les taureaux. Mais ils le font avec une ardeur d'autant plus grande, et il ne se passe guère de jour qu'on ne les voie dans l'arène des taureaux. Je ne crois toutefois pas que ce soit tant par respect pour les dieux que pour le passionnant plaisir procuré par le spectacle des danses devant les taureaux.

Je ne saurais dire non plus qu'ils témoignent un respect particulier à leur roi, qui est un de leurs semblables, bien qu'il habite un palais beaucoup plus grand que ceux de ses sujets. Ils se comportent avec lui comme avec un égal et ils le blaguent et racontent des anecdotes sur lui et ils viennent à ses réceptions et s'en vont à leur guise. Ils boivent du vin avec modération pour se réjouir, et leurs mœurs sont très libres, mais Us ne s'enivrent jamais, car c'est grossier à leurs yeux et je n'ai jamais vu personne vomir pour avoir trop bu dans les fêtes, comme cela arrive souvent en Egypte et dans les autres pays. En revanche, ils s'enflamment les uns pour les autres, sans se soucier de savoir s'ils sont mariés ou non, et il se divertissent ensemble quand et comme bon leur semble. Les jeunes gens dansant devant les taureaux sont en grande faveur chez les femmes, de sorte que beaucoup de jeunes nobles s'exercent à cet art, bien qu'ils ne soient pas initiés, pour s'amuser, et souvent ils acquièrent autant d'habileté que les professionnels qui ne devraient pas toucher aux femmes, tout comme les initiées ne devraient pas toucher aux hommes.

Je raconte tout cela pour montrer que bien souvent je fus déconcerté par les coutumes Crétoises avec lesquelles je ne me familiarisai du reste jamais, car ils mettent leur fierté à trouver sans cesse du nouveau et du surprenant, de sorte qu'avec eux on ne sait jamais ce qu'apportera le moment suivant. Mais je dois parler de Minea, bien que mon cœur soit gros à son sujet. Arrivés dans le port, nous descendîmes dans l'hôtellerie des étrangers dont le confort dépasse tout ce que j'ai vu, bien qu'elle ne fût pas très grande, si bien que le «Pavillon d'Ishtar», avec tout son luxe poussiéreux et ses esclaves ignares, me parut désormais barbare. Après nous être lavés et habillés, Minea se fit friser et s'acheta des vêtements pour pouvoir se montrer à ses amis, si bien que je fus surpris de la revoir avec un petit chapeau qui ressemblait à une lampe, et elle avait des souliers à talons hauts et marchait avec peine. Mais je ne voulus pas la fâcher en critiquant son accoutrement, et je lui donnai des boucles d'oreilles et un collier composé de pierres bigarrées, car le marchand m'avait affirmé que c'était actuellement la mode en Crète, mais qu'il n'était point sur de celle de demain. Je regardai aussi avec surprise ses seins nus qui jaillissaient de la robe argentée et dont elle avait peint les mamelons en rouge, si bien qu'elle évita mon regard et dit d'un ton de bravade qu'elle n'avait pas à rougir de sa poitrine qui pouvait rivaliser avec celle de n'importe quelle Crétoise. Après l'avoir bien regardée, je ne protestai pas, car sur ce point elle avait certainement raison. Après quoi une litière nous porta du port sur le plateau où la ville, avec ses bâtiments légers et ses jardins, était comme un autre monde après l'encombrement, le vacarme et l'odeur de poisson du port. Minea me conduisit chez un vieillard noble qui avait été son protecteur spécial et son ami, si bien qu'elle avait habité chez lui et usait de sa maison comme de la sienne. Il était en train d'étudier les catalogues de taureaux et de prendre des notes pour les paris du lendemain. Mais en voyant Minea il oublia ses papiers et se réjouit vivement et embrassa Minea en disant:

– Où donc t'es-tu cachée si longtemps? Je te croyais déjà disparue à ton tour dans la maison du dieu. Mais je ne me suis pas encore procuré une nouvelle protégée, si bien que ta chambre reste à ta disposition, à moins que les esclaves aient oublié de l'entretenir ou que ma femme ne l'ait fait démolir pour y construire un bassin, car elle s'est mise à élever des poissons rares et ne pense plus qu'à ça.

– Helea élève des poissons dans un bassin? demanda Minea tout étonnée.

– Ce n'est plus Helea, dit le vieillard avec un peu d'impatience. J'ai une nouvelle femme et elle reçoit en cet instant un jeune toréador non initié pour lui montrer ses poissons, et je crois qu'elle se fâcherait d'être dérangée. Mais présente-moi ton ami, afin qu'il soit aussi mon ami, et que cette maison soit la sienne.

– Mon ami est Sinouhé l'Egyptien, Celui qui est solitaire, et il est médecin, dit Minea.

– Je me demande s'il restera longtemps solitaire ici, dit le vieillard d'un ton badin. Mais serais-tu malade, Minea, puisque tu emmènes un médecin avec toi? Ce serait bien ennuyeux, parce que j'espérais que demain tu pourrais danser devant les taureaux et me ramener un peu de chance. En effet, mon intendant dans le port se plaint que mes revenus ne suffisent plus à couvrir mes dépenses, ou vice versa, peu importe, car je ne comprends rien aux comptes compliqués qu'il me fourre sans cesse sous le nez, ce qui m'énerve.

– Je ne suis pas du tout malade, dit Minea. Mais cet ami m'a sauvé de nombreux dangers et nous avons traversé maint pays pour revenir ici, car j'ai subi un naufrage en allant danser devant les taureaux en Syrie.

– Vraiment? dit le vieillard soudain inquiet. J'espère cependant que cette amitié ne t'a pas empêchée de garder ta virginité, sinon on te refusera l'accès aux concours et tu auras toutes sortes d'ennuis, comme tu le sais. J'en suis vraiment fâché, car je vois que ta poitrine s'est développée d'une manière suspecte et tes yeux ont un éclat humide. Minea, Minea, te serais-tu laissée séduire?

– Non, répondit rageusement Minea. Et quand je dis non, tu peux m'en croire, et personne ne doit m'examiner, comme on l'a fait au marché des esclaves à Babylone. Tu as de la peine à croire que c'est seulement grâce à cet ami que j'ai pu échapper à tous les dangers et regagner ma patrie, et je croyais que mes amis se réjouiraient de me revoir, mais tu penses seulement à tes taureaux et à tes paris.

Elle se mit à pleurer de dépit, et les larmes brouillaient le fard de ses joues.

Le vieillard perdit contenance et regretta ses paroles et dit:

– Je ne doute pas que tu sois fort éprouvée par tes voyages, car à l'étranger tu n'as certainement pas pu te baigner chaque jour, n'est-ce pas? Et je ne crois pas que les taureaux de Babylonie valent les nôtres. Mais cela me fait penser que je devrais être depuis longtemps chez Minos, bien que j'aie oublié cette invitation, et je vais m'y rendre, sans changer de vêtement. Car personne ne prendra garde à ma tenue, il y a toujours tellement de monde. C'est pourquoi, mes amis, restaurez-vous bien, et tâche de te calmer, Minea, et si ma femme vient, dis-lui que je suis déjà parti, parce que je ne voulais pas la déranger avec son jeune homme. En somme, je pourrais tout aussi bien aller dormir, car on ne remarquera probablement pas chez Minos si je suis présent ou absent, mais j'y pense, je vais passer par les écuries pour demander l'état du nouveau taureau qui porte une tache au côté, c'est pourquoi il vaut mieux que j'aille. C'est qu'il s'agit d'un taureau tout à fait remarquable.

Il nous sourit d'un air distrait, et Minea lui dit:

– Nous t'accompagnerons chez Minos, où je pourrai revoir mes amis et leur présenter Sinouhé.

C'est ainsi que nous allâmes dans le palais de Minos, à pied, car le vieil homme n'était pas arrivé à décider s'il valait la peine ou non de prendre une litière pour un si court trajet. C'est seulement en entrant que je compris que Minos était leur roi, et j'appris qu'il s'appelait toujours Minos, mais je ne saurais dire quel numéro d'ordre il avait, car personne ne se souciait de ce détail. Un Minos disparaissait et était remplacé par un autre.

Le palais comprenait d'innombrables pièces, et sur les murs de la salle de réception ondulaient des algues, et des pieuvres et des méduses nageaient dans une eau transparente. La grande salle était pleine de gens habillés plus étrangement et luxueusement les uns que les autres, et ils circulaient et s'entretenaient entre eux avec vivacité et ils riaient fort et ils buvaient dans de petites coupes des boissons fraîches, des vins ou des jus de fruits, et les femmes comparaient entre elles leurs toilettes. Minea me présenta à ses amis qui étaient tous également polis et distraits, et le roi Minos m'adressa dans ma langue quelques paroles aimables et me remercia d'avoir sauvé Minea et de l'avoir ramenée vers son dieu, si bien qu'à la première occasion elle pourrait entrer dans la maison obscure, bien que son tour fût déjà passé.

Minea circulait dans le palais comme chez elle, et elle me conduisit d'une chambre à l'autre, en criant d'admiration devant les objets familiers et en saluant les esclaves qui s'inclinaient devant elle, tout comme si elle n'avait jamais été absente. Elle me dit que n'importe quel noble pouvait à son gré se retirer dans son domaine ou partir en voyage, sans en avertir ses amis, et personne ne s'en formalisait, et à son retour il reprenait sa place, comme si rien ne s'était passé entre-temps. C'est aussi ce qui leur rendait la mort facile, car si quelqu'un disparaissait, personne ne s'en informait jusqu'à ce qu'il fût oublié, et si par hasard on notait une absence à l'occasion d'une visite convenue ou d'un rendez-vous ou d'une réunion, personne n'en était surpris, car on se disait que cette personne avait fort bien pu s'absenter brusquement par caprice.

Minea m'introduisit dans une belle chambre située plus haut que les autres au flanc de la colline, de sorte que la vue portait au loin sur les prairies souriantes, les champs, les forêts d'oliviers et les plantations en dehors de la ville. Elle me dit que c'était sa chambre, et tout y était à sa place, comme si elle l'avait quittée hier, bien que les costumes et les bijoux dans ses coffres et écrins fussent déjà démodés au point qu'elle ne pouvait plus les porter. C'est alors seulement que je sus qu'elle appartenait à la famille des Minos, et pourtant j'aurais dû le deviner à son nom. C'est pourquoi l'or et l'argent ou les cadeaux précieux n'avaient aucun effet sur elle, puisque dès son enfance elle avait été habituée à avoir tout ce qu'elle désirait. Mais dès son enfance aussi elle avait été consacrée au dieu, et c'est pourquoi elle avait été élevée dans la maison des taureaux où elle habitait, lorsqu'elle n'était pas dans sa chambre du palais ou chez son vieil ami, car les Crétois sont aussi capricieux sur ce point que sur les autres.

J'étais curieux de voir les arènes, et nous rentrâmes saluer le protecteur de Minea qui fut fort étonné de me voir et me demanda poliment si nous nous étions déjà rencontrés, parce que mon visage ne lui était point inconnu. Minea me conduisit ensuite dans la maison des taureaux qui formait toute une ville, avec ses écuries, ses champs, ses estrades, ses pistes, ses bâtiments d'école et les maisons des prêtres. Nous passâmes d'une écurie à l'autre, dans l'odeur écœurante des taureaux, et Minea ne se lassait pas de leur adresser des compliments et de les appeler de jolis noms, bien qu'ils essayassent à travers la clôture de la percer de leurs cornes, en mugissant et en creusant le sol de leurs sabots pointus, les yeux flamboyants.

Elle rencontra aussi des jeunes gens et des jeunes filles qu'elle connaissait, bien que les danseurs ne fussent en général pas très cordiaux entre eux, parce qu'ils se jalousaient les uns les autres et refusaient de se révéler leurs tours. Mais les prêtres qui entraînaient les taureaux et instruisaient les danseurs, nous accueillirent aimablement et, ayant appris que j'étais médecin, ils me posèrent une foule de questions sur des problèmes concernant la digestion chez les taureaux, les mélanges de fourrage et le luisant du poil, et pourtant ils en savaient certainement plus que moi sur ces sujets. Minea était bien notée chez eux, car elle obtint tout de suite un taureau et un numéro pour les courses du lendemain. Elle brûlait d'impatience de me montrer son habileté devant les meilleurs taureaux.

Pour finir, elle me conduisit dans un petit bâtiment où habitait solitaire le grand prêtre du dieu de la Crète et des taureaux. De même que le roi était toujours un Minos, le grand prêtre était toujours appelé le Minotaure, et il était l'homme le plus redouté et le plus respecté dans toute l'île, si bien qu'on évitait de prononcer son nom à haute voix et qu'on l'appelait l'homme de la petite maison des taureaux. Minea aussi redoutait d'aller le voir, bien qu'elle ne m'en dît rien, mais je le lus dans ses yeux dont aucune expression ne m'était inconnue.

Le prêtre nous reçut dans une chambre obscure et, à première vue, je crus apercevoir un dieu, car j'étais devant un homme qui ressemblait à un être humain, mais avec une tête de taureau dorée. Après s'être incliné devant nous, il enleva cette tête dorée et nous montra son visage. Mais bien qu'il nous sourît poliment, il ne me plut pas, car son visage inexpressif avait quelque chose de dur et de cruel, et je ne peux expliquer cette impression, car il était un bel homme, au teint très foncé et né pour commander. Minea n'eut pas besoin de lui donner des explications, car il connaissait déjà son naufrage et ses aventures, et il ne posa pas de questions oiseuses, mais il me remercia de la bonté que j'avais témoignée à Minea et, partant, à la Crète et à son dieu, et il dit que de nombreux cadeaux m'attendaient à mon auberge et que j'en serais certainement content.

– Je ne me préoccupe guère des cadeaux, lui dis-je, car pour moi le savoir est plus précieux que l'or, et c'est pourquoi j'ai voyagé dans de nombreux pays pour augmenter mes connaissances, et je me suis familiarisé avec les coutumes de Babylonie et des Hittites. C'est pourquoi j'espère connaître aussi le dieu de la Crète dont j'ai entendu bien des récits merveilleux et qui aime les vierges et les jeunes gens irréprochables, au contraire des dieux de la Syrie dont les temples sont des maisons de joie et que servent des prêtres châtrés.

– Nous avons de nombreux dieux que le peuple adore, dit-il. Il existe en outre dans le port des temples aux dieux des différents pays, si bien que tu pourras sacrifier ici à Amon ou au Baal du port, si tu le veux. Mais je ne veux pas t'induire en erreur. C'est pourquoi je reconnais que la puissance de la Crète dépend du dieu adoré en secret de tout temps. Seuls les initiés le connaissent, et ils le connaissent seulement en le rencontrant, mais personne encore n'est revenu pour décrire son apparence.

– Les dieux des Hittites sont le Ciel et la Terre et la Pluie qui, descendue du ciel, fertilise la terre, lui dis-je. Je comprends que la mer soit le dieu des Crétois, puisque la puissance et la richesse de la Crète dépendent de la mer.

– Tu as peut-être raison, Sinouhé, dit-il avec un étrange sourire. Sache cependant que nous autres Crétois nous adorons un dieu vivant, ce qui nous distingue des peuples du continent qui adorent des dieux morts et des images en bois. Notre dieu n'est pas un simulacre, bien que les taureaux soient son symbole, mais tant que vivra notre dieu, la suprématie Crétoise se maintiendra sur les mers. C'est ce qui a été prédit, et nous le savons, bien que nous comptions aussi beaucoup sur nos navires de guerre avec lesquels aucun autre peuple maritime ne peut rivaliser.

– J'ai entendu dire que votre dieu habite dans les méandres d'une maison obscure, insistai-je. Je voudrais volontiers voir cette maison à labyrinthe, mais je ne comprends pas pourquoi les initiés n'en reviennent jamais, bien qu'ils en aient la possibilité après y être restés une lunaison.

– Le plus grand honneur et le bonheur le plus merveilleux qui puissent échoir aux jeunes Crétois est d'entrer dans la maison du dieu, dit le Minotaure en répétant les paroles qu'il avait déjà prononcées d'innombrables fois. C'est pourquoi même les îles de la mer rivalisent en nous envoyant leurs plus belles vierges et leurs meilleurs adolescents danser devant nos taureaux. Dans les demeures du dieu de la mer, la vie est si merveilleuse que personne, une fois qu'il la connaît, ne désire retrouver les douleurs et les peines terrestres. Craindrais-tu, Minea, d'entrer dans la maison du dieu? Mais Minea ne répondit rien, et je dis:

– Sur la côte de Simyra, j'ai vu des cadavres de marins noyés, et leur tête était boursouflée et leur ventre gonflé et leur expression ne reflétait aucune joie. C'est tout ce que je sais des demeures du dieu de la mer, mais je ne mets nullement en doute tes paroles et je souhaite bonne chance à Minea.

Le Minotaure dit froidement:

– Tu verras le labyrinthe, car la pleine lune approche, et cette nuit-là Minea entrera dans la demeure du dieu.

– Et si Minea refusait? dis-je avec vivacité, car ses paroles me surprenaient et me glaçaient le cœur.

– Cela n'est encore jamais arrivé, dit-il. Sois sans souci, Sinouhé l'Egyptien. Après avoir dansé devant nos taureaux, Minea entrera de son plein gré dans la maison du dieu.

Il remit sa tête de taureau dorée, pour montrer que l'entrevue était terminée, et nous ne vîmes plus son visage. Minea me prit la main et m'entraîna, et elle n'était plus du tout joyeuse.

Kaptah nous attendait à l'auberge, et il avait abondamment goûté les vins du port, et il me dit:

– O mon maître, ce pays est le royaume du Couchant pour les serviteurs, car personne ne les frappe de son bâton et personne ne se rappelle combien il a d'or dans sa bourse ou quels bijoux il a achetés. Vraiment, ô mon maître, c'est un paradis terrestre pour les serviteurs, car si un maître se fâche contre un esclave et le chasse de sa maison, ce qui est le pire châtiment, le serviteur n'a qu'à se cacher et à revenir le lendemain, et son maître a déjà tout oublié. Mais pour les marins et les esclaves du port, c'est un pays très dur, car les intendants ont des cannes souples et ils sont avares et les marchands trompent un Simyrien aussi facilement qu'un Simyrien roule un Egyptien. Ils ont pourtant de petits poissons conservés dans l'huile et qu'il est agréable de manger en buvant. La finesse de ces poissons fait que je leur pardonne beaucoup.

Il débita tout cela à sa manière habituelle, comme s'il était ivre, mais ensuite il ferma la porte et s'assura que personne ne nous entendait, et il me dit:

– O mon maître, il se passe d'étranges choses dans ce pays, car dans les tavernes les marins racontent que le dieu de la Crète est mort et que les prêtres affolés en cherchent un autre. Mais ces paroles sont dangereuses, et quelques marins ont été jetés aux pieuvres du haut des rochers pour les avoir répétées. En effet, il a été prédit que la puissance de la Crète s'effondrera le jour où leur dieu mourra.

Alors un espoir insensé enflamma mon cœur et je dis à Kaptah:

– La nuit de la pleine lune, Minea doit entrer dans la maison du dieu, mais si ce dieu est vraiment mort, ce qui est fort possible car le peuple est le premier à tout savoir, bien qu'on ne lui raconte rien, alors Minea pourra nous revenir de cette maison d'où jusqu'ici personne n'est ressorti.

Le lendemain, grâce à Minea, j'obtins une bonne place sur l'estrade en pente légère. J'admirai vivement l'ingénieuse disposition des bancs en gradins, de sorte que chacun pouvait voir le spectacle. Les taureaux furent introduits un par un dans l'arène et chaque danseur exécuta son programme qui était compliqué, car il comprenait différentes passes qui devaient s'accomplir sans fautes et dans l'ordre prescrit, mais le plus difficile était de sauter par-dessus les taureaux entre les cornes et de rebondir en l'air pour retomber debout sur le dos de la bête. Même le plus habile ne pouvait s'en tirer sans reproche, car beaucoup dépendait aussi du taureau, de la manière dont il s'arrêtait ou courait ou ployait la nuque. Les nobles et les riches crétois pariaient entre eux pour leurs protégés, mais je n'arrivais pas à comprendre leur passion et leur excitation, car pour moi tous les taureaux se ressemblaient et je n'arrivais pas à distinguer les différents exercices.

Minea aussi dansa devant les taureaux et mon inquiétude fut grande, jusqu'au moment où sa merveilleuse aisance et la souplesse de son corps m'eurent envoûté au point de me faire oublier les risques qu'elle courait, et je m'associai aux clameurs d'enthousiasme soulevées par elle. Ici, les filles dansent nues devant les taureaux, comme les jeunes gens aussi, car leur jeu est si délicat que le moindre vêtement pourrait gêner leurs mouvements et mettre leur vie en danger. Mais Minea était à mon avis la plus belle de toutes, tandis qu'elle dansait, le corps luisant d'huile, et pourtant je dois avouer que beaucoup de ses camarades étaient également belles et obtinrent un vif succès. Mais je n'avais d'yeux que pour Minea. Elle était moins bien entraînée que les autres, après sa longue absence, et elle ne gagna pas une seule couronne. Son vieux protecteur, qui avait parié sur elle, en fut très déçu et marri, mais il oublia bientôt ses pertes et se rendit dans les écuries choisir un autre taureau, comme il en avait le droit, puisque Minea était sa protégée.

Mais quand je revis Minea après le spectacle, elle me dit froidement:

– Sinouhé, je ne puis plus te rencontrer, car mes amis m'ont invitée à une fête, et je dois me préparer pour le dieu, car c'est déjà après-demain la pleine lune. C'est pourquoi nous ne nous reverrons probablement pas avant que je parte pour la maison du dieu, si tu éprouves le désir de m'accompagner avec mes autres amis.

– Comme tu voudras, lui dis-je. Certes, j'ai bien des choses à voir en Crète et les coutumes du pays et les vêtements des femmes m'amusent énormément. Pendant le spectacle, plusieurs de tes amies m'ont invité à aller les voir, et leur visage et leurs seins sont agréables à regarder, parce qu'elles sont un peu plus grasses et plus délurées que toi.

Alors elle me prit vivement le bras et ses yeux brillèrent et elle respira avec agitation en disant:

– Je ne te permets pas d'aller t'amuser avec mes amies quand je ne suis pas avec toi. Tu pourrais au moins attendre que je sois partie, Sinouhé. Si même je suis trop maigre à ton goût, ce dont je ne me doutais pas, tu pourrais le faire par amitié pour moi.

– Je plaisantais, lui dis-je, et je ne veux nullement te déranger, car tu es naturellement très occupée avant d'entrer dans la maison du dieu. Je vais rentrer chez moi et y soigner les malades, car dans le port bien des gens ont besoin de mes soins.

Je la quittai et longtemps encore l'odeur des taureaux me resta dans le nez, et dès lors elle m'obsède, et la simple vue d'un troupeau de bœufs me donne la nausée et je ne peux manger, et mon cœur est lourd. Je la quittai cependant et je reçus des malades dans mon auberge et je les soignai jusqu'à la tombée de la nuit, quand les lumières s'allumèrent dans les maisons de joie du port. A travers les murs j'entendais la musique et les rires et tous les bruits de l'insouciance humaine, car les esclaves et les serviteurs crétois suivaient aussi sur ce point les habitudes de leurs maîtres, et chacun vivait comme s'il ne devait jamais mourir et qu'il n'y eût au monde ni douleur, ni chagrin, ni ennui.

La nuit vint, j'étais assis dans ma chambre et Kaptah avait déjà étendu les tapis pour dormir, et je ne désirais pas de lumière. La lune se leva, et elle était ronde et brillante, bien qu'elle ne fût pas encore pleine, et je la haïssais, parce qu'elle allait me séparer de la seule femme que je considérais comme ma sœur, et je me haïssais aussi moi-même, parce que j'étais faible et lâche et que je ne savais pas agir. Soudain la porte s'ouvrit et Minea entra prudemment, en regardant autour d'elle, et elle n'était pas vêtue à la Crétoise, mais elle portait le simple costume dans lequel elle avait dansé devant grands et petits dans maint pays, et ses cheveux étaient retenus par un ruban en or.

– Minea, dis-je tout étonné. Te voici, alors que je croyais que tu te préparais pour ton dieu?

Mais elle dit:

– Parle plus bas, je ne veux pas qu'on nous entende.

Elle s'assit à côté de moi et regarda la lune et dit capricieusement:

– Je déteste mon lit dans la maison des taureaux et je n'ai plus avec mes amis le même plaisir qu'avant. Mais pourquoi je suis venue vers toi dans cette auberge, ce qui n'est pas du tout convenable, je l'ignore moi-même. Si tu désires te reposer, je partirai, mais comme je ne pouvais dormir, j'ai désiré te revoir pour sentir l'odeur des remèdes et des simples autour de toi et pour tirer l'oreille et les cheveux de Kaptah à cause de ses discours stupides. Car les voyages et les peuples étrangers m'ont certainement brouillé les idées, puisque je ne me sens plus chez moi dans la maison des taureaux et que je ne jouis plus des acclamations dans l'arène et que je n'aspire plus comme avant à entrer dans la maison du dieu, mais les paroles des gens autour de moi sont comme le bavardage d'enfants déraisonnables et leur joie est comme l'écume sur le rivage et je ne m'amuse plus de leurs jeux. Et j'ai un grand trou à la place du cœur, et ma tête est creuse et je n'ai pas une seule pensée à moi, mais tout me choque et mon esprit n'a jamais été aussi mélancolique. C'est pourquoi je te demande de me tenir les mains comme naguère, car je ne crains rien, pas même la mort, quand mes mains sont dans les tiennes, Sinouhé, bien que je sache que tu préfères les femmes plus grasses et plus délurées que moi.

Je lui dis:

– Minea, ma sœur, mon enfance et ma jeunesse ont été limpides comme un ruisseau, mais ma virilité fut comme un fleuve qui se répand au loin et qui recouvre bien des terres, mais ses eaux sont basses et stagnent et se corrompent. Mais lorsque tu vins vers moi, Minea, les eaux remontèrent et se précipitèrent joyeusement dans un cours profond et tout en moi se purifia et le monde me sourit de nouveau et tout le mal était pour moi comme une toile d'araignée que la main écarte sans peine. Pour toi je voulais être bon et guérir les gens sans m'occuper des cadeaux qu'ils pouvaient me faire, et les dieux maléfiques n'avaient plus de prise sur moi. C'était ainsi, mais à présent que tu me quittes, tout s'assombrit autour de moi et mon cœur est comme un corbeau solitaire dans le désert et je ne veux plus secourir mon prochain, mais je le hais et je hais aussi les dieux et je ne veux plus en entendre parler. Et c'est pourquoi, Minea, je te dis: Dans le monde existent bien des pays, mais un seul fleuve. Laisse-moi t'emmener avec moi dans les terres noires au bord du fleuve où les canards chantent dans les joncs et le soleil vogue chaque jour à travers le ciel dans une barque dorée. Pars avec moi, Minea, nous casserons ensemble une cruche et nous serons mari et femme et jamais nous ne nous séparerons, mais la vie nous sera facile et à notre mort nos corps seront embaumés pour se retrouver dans le pays du Couchant et pour y vivre éternellement.

Mais elle me serra les mains et me caressa des doigts les yeux et la bouche et le cou, en me disant:

– Sinouhé, je ne peux te suivre, malgré tout mon désir, car aucun navire ne pourrait nous emmener de Crète et aucun capitaine n'oserait nous cacher dans son bateau. C'est que déjà on me surveille et je ne voudrais pas causer ta mort. Même si je le voulais, je ne pourrais partir avec toi, car depuis que j'ai dansé devant les taureaux, leur volonté est plus forte que la mienne, et tu ne peux le comprendre. C'est pourquoi je dois pénétrer dans la maison du dieu la nuit de la pleine lune, et ni moi, ni toi, ni aucune puissance au monde n'y peut rien changer.

Mon cœur était vide comme une tombe dans ma poitrine et je dis:

– De demain nul n'est certain, et je ne crois pas que tu reviendras d'où personne n'est revenu. Peut-être que dans les salles dorées du dieu de la mer tu boiras la vie éternelle à la coupe divine et tu oublieras tout ce monde et moi aussi. Et pourtant je n'en crois rien, car tout cela n'est que légende et rien de ce que j'ai vu jusqu'ici dans tous les pays n'est propre à renforcer ma croyance aux légendes divines. Sache donc que si tu ne reviens pas bientôt, je pénétrerai dans la maison du dieu pour t'emmener. Je t'emmènerai, même si tu refuses. C'est ce que je ferai, Minea, même si cela doit être mon dernier acte sur cette terre.

Mais, tout effrayée, elle mit sa main sur ma bouche et regarda autour d'elle en disant:

– Tais-toi, Sinouhé! Cesse de nourrir de telles pensées, car la maison du dieu est obscure et aucun étranger ne peut s'y retrouver, et tout profane qui y pénètre périt d'une mort affreuse. Mais crois-moi, je reviendrai de ma propre volonté, car mon dieu ne peut pas être cruel au point de me retenir contre mon gré. Il est en effet un dieu merveilleusement beau, qui veille sur la puissance de la Crète et sur sa prospérité, si bien que les oliviers fleurissent et que le blé mûrit et que les navires voguent de port en port. Il rend les vents favorables et guide les bateaux dans le brouillard, et rien de mal n'arrive à ceux qui sont sous sa protection. Pourquoi voudrait-il mon malheur?

Dès son enfance elle avait grandi à l'ombre du dieu et ses yeux étaient aveugles et je ne pouvais les guérir avec une aiguille. C'est pourquoi dans la rage de mon impuissance, je la serrai violemment contre moi et je l'embrassai et je lui caressai les membres et ses membres étaient lisses comme le verre et elle était dans mes bras comme une source pour un voyageur dans le désert. Et elle ne résistait pas, elle pressait son visage contre moi et elle frémissait et ses larmes coulaient chaudes sur mon cou, tandis qu'elle me parlait:

– Sinouhé, mon ami, si tu doutes de mon retour, je ne veux plus rien te refuser, mais fais-moi ce que tu veux, si cela peut te faire plaisir, même si je dois en mourir, car dans tes bras je ne crains pas la mort et tout m'est égal en pensant que mon dieu pourrait me séparer de toi.

Je lui demandai.

– En aurais-tu du plaisir? Elle hésita et dit:

– Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que mon corps est inquiet et inconsolable quand je ne suis pas près de toi. Je sais seulement qu'un brouillard m'envahit les yeux et que mes genoux faiblissent lorsque tu me touches. Naguère je me détestais pour cela et je redoutais ton contact, car alors tout était limpide en moi et rien ne troublait ma joie, mais j'étais fière de mon habileté et de la souplesse immaculée de mon corps. Maintenant je sais que tes attouchements sont délicieux, même s'ils doivent me faire mal, et pourtant j'ignore si j'éprouverais du plaisir en exauçant tes désirs, peut-être serais-je triste après coup. Mais si c'est un plaisir pour toi, n'hésite pas, car ta joie est ma joie et je ne désire rien tant que de te rendre heureux. Alors je desserrai mon étreinte et je lui caressai les cheveux et le cou en lui disant:

– Il me suffit que tu sois venue chez moi telle que tu étais durant nos courses sur les routes de Babylonie. Donne-moi le ruban d'or de tes cheveux, je ne te demande rien de plus.

Mais elle me regarda avec méfiance et se tâta les hanches et dit:

– Je suis peut-être trop maigre à ton goût et tu crois que mon corps ne te donnerait aucun plaisir, et tu me préfères probablement les femmes délurées. Mais si tu le veux, je tâcherai d'être aussi délurée que possible et de te complaire en tout, afin que tu ne sois pas déçu, car je veux te donner autant de joie que je peux.

Je lui souris en caressant ses épaules lisses et je lui dis:

– Minea, aucune femme n'est plus belle que toi à mes yeux et aucune ne pourrait me donner plus de joie que toi, mais je ne veux pas te prendre pour mon seul plaisir, car tu n'en aurais aucun, puisque tu es inquiète à cause de ton dieu. Mais je sais une chose que nous pourrons faire et qui nous plaira à tous les deux. Nous allons prendre une cruche et la casser selon la coutume de mon pays. Et alors nous serons mari et femme, même s'il n'y a pas ici de prêtres pour attester le fait et inscrire nos noms dans le registre du temple.

Ses yeux s'agrandirent et brillèrent au clair de lune, et elle tapa des mains et rit de joie. Je sortis chercher Kaptah, que je trouvai assis devant ma porte et qui pleurait amèrement. Il s'essuya le visage du revers de la main et se remit à pleurer en me voyant.

– Qu'est-ce qui te prend, Kaptah? lui dis-je. Pourquoi pleures-tu?

Il me répondit effrontément:

– O mon maître, j'ai le cœur sensible et je n'ai pu retenir mes larmes en écoutant ta conversation avec cette fille aux flancs minces, car jamais je n'ai rien entendu de si émouvant.

Je lui décochai un coup de pied en disant:

– Ainsi, tu as écouté tout ce que nous avons dit? Mais il répondit d'un air innocent:

– Mais oui, car d'autres écouteurs venaient devant ta porte, et ils n'avaient rien à faire avec toi, mais ils espionnaient Minea. Je les ai chassés en les menaçant de ma canne, et je me suis installé devant ta porte pour veiller sur ta tranquillité, car je me disais que tu ne serais guère content si on venait te déranger au cours de cet important entretien. Et c'est ainsi que je n'ai pu m'empêcher d'entendre ce que vous disiez, et c'était si touchant, bien que si enfantin, que j'en ai pleuré.

Je ne pouvais plus me fâcher contre lui, aussi lui dis-je:

– Puisque tu as tout entendu, tu sais ce que je désire. Va vite chercher une cruche. Mais il tergiversa et dit:

– Quelle sorte de cruche veux-tu? En argile ou en grès, peinte ou unie, haute ou basse, large ou mince?

Je lui donnai un coup de canne, mais pas fort, car mon cœur débordait de bonté pour autrui, et je lui dis:

– Tu sais ce que je veux, et tu sais que toute cruche est bonne pour cela. Dépêche-toi et apporte la première que tu trouveras.

– J'y vais, j'y cours, j'y vole, mais j'ai parlé seulement pour te laisser le temps de réfléchir, car rompre une cruche avec une femme est un événement grave dans la vie d'un homme et il ne faut pas y procéder trop à la hâte. Mais naturellement, j'irai la chercher, puisque tu le veux et que je n'y peux rien changer.

C'est ainsi que Kaptah apporta un vieux vase qui empestait le poisson, et je le cassai avec Minea. Kaptah fut notre témoin, et il plaça le pied de Minea sur sa nuque en disant:

– Désormais tu es ma maîtresse et tu me donneras des ordres aussi souvent ou même plus que mon maître, mais j'espère cependant que tu ne me lanceras pas de l'eau chaude dans les jambes quand tu seras fâchée, et j'espère aussi que tu porteras des babouches tendres, sans talons, car je déteste les talons qui laissent des marques et des bosses sur ma tête. En tout cas je te servirai aussi fidèlement que mon maître, car pour quelque cause bizarre mon cœur s'est attaché à toi, bien que tu sois maigre et que ta poitrine soit petite, et je ne comprends pas ce que mon maître voit en toi. Mais tout ira mieux, lorsque tu auras ton premier fils. Je te volerai aussi consciencieusement que mon maître jusqu'ici, en tenant compte plus de ton propre intérêt que du mien.

Ayant ainsi parlé, Kaptah fut si ému qu'il se remit à pleurer à haute voix. Minea lui frotta le dos de sa main et toucha ses joues épaisses et le consola, si bien qu'il se calma. Après quoi je lui fis ramasser les tessons du vase et le renvoyai.

Cette nuit, nous dormîmes ensemble, Minea et moi, comme naguère, et elle reposait dans mes bras et respirait contre mon cou et ses cheveux me caressaient les joues. Mais je n'abusai pas d'elle, car une joie qui n'aurait pas été partagée par elle n'en aurait pas été une pour moi non plus. Je crois cependant que ma joie fut plus profonde et plus grande de la tenir ainsi dans mes bras sans la prendre. Je ne puis l'affirmer avec certitude, mais ce que je sais, c'est que cette nuit je voulais être bon pour tout le monde et que mon cœur ne recevait pas une seule mauvaise pensée, et chaque homme était mon frère et chaque femme était ma mère et chaque jeune fille était ma sœur, aussi bien dans les terres noires que dans tous les pays rouges baignés dans le même clair de lune.

Le lendemain Minea dansa de nouveau devant les taureaux et mon cœur trembla pour elle, mais il ne lui arriva aucun accident. Par contre, un jeune homme glissa du front d'un taureau et tomba, et l'animal le perça de ses cornes et le foula aux pieds, si bien que les spectateurs se levèrent et crièrent de crainte et d'enthousiasme. On chassa le taureau et on emporta le cadavre du jeune homme, et les femmes coururent le voir et touchèrent ses membres ensanglantés, en respirant avec excitation et en se disant: «Quel spectacle!» Et les hommes disaient: «Depuis longtemps nous n'avons pas eu une course aussi réussie.» Et ils ne geignaient pas en payant les paris et en pesant l'or et l'argent, mais ils allèrent boire et s'amuser dans leurs maisons, si bien que les lumières brûlèrent tard dans la ville et que les femmes se séparèrent de leurs maris et s'égarèrent dans des lits étrangers, mais personne ne s'en formalisait, car c'était la coutume. Mais moi je reposais seul sur mon tapis, car cette nuit Minea n'avait pu me rejoindre, et le matin je louai dans le port une litière pour l'accompagner à la maison du dieu. Elle s'y rendait dans un char doré tiré par des chevaux empanachés, et ses amis la suivaient dans des litières ou à pied, chantant et riant et lançant des fleurs et s'arrêtant au bord du chemin pour boire du vin. La course était longue, mais chacun avait emporté des provisions, et ils cassaient des branches aux oliviers pour s'en éventer et ils effrayaient les moutons des pauvres paysans et se livraient à toutes sortes de farces. Mais la maison du dieu se dressait dans un endroit solitaire au pied de la montagne, près du rivage, et en s'en approchant les gens se calmèrent et se mirent à chuchoter entre eux, et personne ne riait plus.

Mais il m'est difficile de décrire la maison du dieu, car elle était pareille à une colline basse couverte de gazon et de fleurs, et elle touchait à la montagne. L'entrée en était fermée par des portes de bronze hautes comme des montagnes et devant elles se dressait un temple où l'on procédait aux initiations et où habitaient les gardiens. Le cortège y arriva dans la soirée et les amis de Minea descendirent de leurs litières et campèrent sur le gazon et mangèrent et burent et s'amusèrent, sans même observer la retenue imposée par la proximité du temple, car les Crétois oublient vite. A la tombée de la nuit, ils allumèrent des torches et jouèrent dans les buissons, et dans l'obscurité éclataient les cris des femmes et les rires des hommes. Mais Minea était seule dans le temple et personne ne pouvait s'approcher d'elle.

Je la regardais assise dans le temple. Elle était vêtue d'or comme une idole et elle portait une énorme coiffure et elle cherchait à me sourire de loin, mais aucune joie ne se lisait sur son visage. Au lever de la lune, on lui ôta vêtements et bijoux et on lui passa une mince tunique et ses cheveux furent noués dans un filet d'argent. Puis les gardes tirèrent les verrous des portes et les ouvrirent. Les portes s'écartèrent avec un bruit sourd et il fallait dix hommes pour les mouvoir, et derrière elles béait l'obscurité et personne ne parlait, chacun retenait son souffle. Le Minotaure se ceignit de son épée dorée et mit sa tête de taureau, si bien qu'il n'avait plus l'apparence humaine. On donna une torche enflammée à Minea et le Minotaure la précéda dans le sombre palais et bientôt la lumière de la torche disparut. Alors les portes se refermèrent lentement, on poussa les gros verrous, et je ne vis plus Minea.

Ce spectacle m'inspira un désespoir si profond que mon cœur était comme une plaie ouverte par laquelle fuyait tout mon sang, et mes forces se dissipaient, si bien que je tombai à genoux et me cachai le visage dans l'herbe. Car en cet instant j'avais la certitude que je ne reverrais jamais Minea, bien qu'elle m'eût promis de revenir pour me suivre et pour vivre sa vie avec moi. Je savais qu'elle ne reviendrait pas, et pourtant jusqu'ici j'avais espéré et craint, je m'étais dit que le dieu de la Crète n'était pas semblable aux autres et qu'il relâcherait Minea à cause de l'amour qui la liait à moi. Mais je n'espérais plus, je restais prostré et Kaptah assis près de moi secouait la tête et gémissait. Les nobles et les grands crétois avaient allumé des torches et ils couraient autour de moi en exécutant des danses compliquées et en chantant des hymnes dont je ne comprenais pas les paroles. Une fois les portes du palais refermées ils furent saisis d'une frénétique excitation et dansèrent et sautèrent jusqu'à épuisement, et leurs cris me parvenaient comme un croassement de corbeaux sur les murs. Mais au bout d'un moment Kaptah cessa de gémir et dit:

– Si mon œil ne me trompe pas, et je ne le crois pas, parce que je n'ai pas encore bu la moitié du vin que je supporte sans voir double, le bonhomme cornu est revenu de la montagne, mais j'ignore comment, car personne n'a ouvert les portes de bronze.

Il disait vrai, car le Minotaure était réellement sorti de la maison du dieu et sa tête dorée luisait d'un éclat effrayant au clair de lune, tandis qu'il exécutait avec les autres une danse rituelle, en frappant alternativement le sol de ses talons. En le voyant, je ne pus me retenir, je me levai et courus vers lui et je lui saisis le bras en disant:

– Où est Minea?

Il se dégagea et secoua sa tête de taureau, mais comme je ne m'éloignais pas, il se découvrit le visage et dit avec colère:

– Il est indécent de troubler les cérémonies sacrées, mais tu l'ignores probablement, parce que tu es un étranger, et c'est pourquoi je te pardonne, à condition que tu ne me touches plus.

– Où est Minea?

Devant mon insistance, il dit:

– Je l'ai laissée dans les ténèbres de la maison du dieu, comme il est prescrit, et je suis revenu danser la danse sacrée en l'honneur de notre dieu. Mais que veux-tu encore de Minea, puisque tu as déjà reçu des cadeaux pour nous l'avoir ramenée?

– Comment es-tu revenu, alors qu'elle est restée? lui dis-je en me plaçant devant lui.

Mais il me repoussa et les danseurs nous séparèrent. Kaptah me prit par le bras et m'emmena de force, et il eut raison, car je ne sais ce que j'aurais inventé. Il me dit:

– Tu es bête et stupide d'attirer ainsi l'attention, et il vaudrait mieux danser avec les autres et rire et t'amuser comme eux, sinon tu risques d'éveiller des soupçons. Je peux te dire que le Minotaure est ressorti par une petite porte latérale, et il n'y a rien là d'étonnant, car j'y suis allé et j'ai vu le garde refermer cette petite porte et emporter la clef. Mais je voudrais te voir boire du vin, ô mon maître, pour que tu te calmes, car ton visage est tordu comme celui d'un enragé et tu roules les yeux comme un hibou.

Il me fit boire du vin et je dormis sur le gazon au clair de lune, tandis que les torches s'agitaient devant mes yeux, car Kaptah avait perfidement versé du suc de pavot dans mon vin. C'est ainsi qu'il se vengea du traitement que je lui avais infligé à Babylone pour lui sauver la vie, mais il ne m'enferma pas dans une jarre, il me couvrit et empêcha les danseurs de me fouler aux pieds. Il me sauva probablement la vie, car dans mon désespoir j'aurais été capable de poignarder le Minotaure. Il veilla toute la nuit à mes côtés, tant qu'il eut du vin dans sa cruche, puis il s'endormit et me souffla son haleine avinée au visage.

Je me réveillai tard le lendemain, et la drogue avait été si forte que je me demandais où j'étais. Mais je me sentais calme et l'esprit clair, grâce au soporifique. Beaucoup des participants à la fête avaient déjà regagné la ville, mais d'autres dormaient sous les buissons, hommes et femmes pêle-mêle, le corps impudiquement dévoilé, car ils avaient bu du vin et dansé et festoyé jusqu'à l'aube. A leur réveil, ils se rhabillèrent et les femmes arrangèrent leur coiffure et se sentirent gênées de ne pouvoir se baigner, car l'eau des ruisseaux était trop froide pour elles, habituées qu'elles étaient à l'eau chaude coulant des robinets d'argent.

Mais elles se rincèrent la bouche et se fardèrent et se peignirent les lèvres et les sourcils, et elles bâillaient en disant:

– Qui reste pour attendre Minea et qui rentre en ville?

Les divertissements sur l'herbe et sous les buissons ayant cessé de leur plaire, beaucoup regagnèrent la ville, et seuls les plus jeunes et les plus ardents des amis de Minea restèrent près du temple sous prétexte d'attendre son retour, mais en réalité chacun savait que personne encore n'était revenu de la maison du dieu. Ils restaient, parce que durant la nuit ils avaient trouvé une âme sœur, et les femmes profitaient de l'occasion pour renvoyer leurs maris en ville afin de s'en débarrasser. C'est ce qui me fit comprendre pourquoi, dans toute la ville, il n'y avait pas une seule maison de joie, mais seulement dans le port. Après avoir vu leurs jeux durant la nuit et la journée suivante, je compris aussi que les professionnelles de l'amour auraient eu de la peine à rivaliser avec les femmes Crétoises.

Mais je dis au Minotaure avant son départ:

– Puis-je rester pour attendre le retour de Minea avec ses amies, bien que je sois un étranger?

Il me jeta un regard mauvais et dit:

– Personne ne t'en empêche, mais je crois qu'il y a en ce moment dans le port un navire qui pourrait t'emmener en Egypte, car ton attente est vaine. Aucune initiée n'est encore ressortie de la maison du dieu.

Mais j'affectai un air stupide et je dis pour lui plaire:

– C'est vrai que cette Minea me plaisait beaucoup, bien qu'il fût interdit de se divertir avec elle à cause de son dieu. À dire la vérité, je n'attends pas qu'elle revienne, mais je fais comme les autres, parce qu'il y a ici bien des femmes charmantes qui me regardent dans les yeux et me mettent sous le nez des poitrines appétissantes, et je n'ai encore rien vu de pareil. Et puis, Minea était diablement jalouse et pénible, et elle m'empêchait de me divertir avec d'autres. Je tiens aussi à te demander pardon pour t'avoir involontairement dérangé la nuit dernière, dans mon ivresse, bien que mes souvenirs soient fort troubles. Mais je crois t'avoir pris par le cou en te priant de m'enseigner les pas de la danse que tu exécutes si bien et si solennellement. Si je t'ai offensé, je t'en demande humblement pardon, car je suis un étranger qui ignore encore vos coutumes, et je ne savais pas qu'il était interdit de te toucher, parce que tu es un personnage très sacré. Je lui débitai ces sornettes en clignant de l'œil et en me tenant la tête, si bien qu'il finit par sourire et me prendre pour un imbécile, et il me dit:

– S'il en est ainsi, je ne veux pas t'empêcher de t'amuser, mais tâche de n'engrosser personne, car ce serait indécent, puisque tu es étranger. Nous ne sommes pas des gens bornés et étroits d'idées. Reste donc à attendre Minea aussi longtemps que tu le voudras.

Je lui assurai que je serais prudent et je lui racontai encore ce que j'avais vu en Syrie et à Babylone avec les vierges du temple, et il me prit vraiment pour un simple d'esprit et il me tapa sur l'épaule, puis il me quitta pour rentrer en ville. Mais je crois qu'il invita les gardes à me surveiller et je crois aussi qu'il dit aux Crétoises de s'amuser à mes dépens, car peu après son départ quelques femmes s'approchèrent de moi pour me nouer des couronnes au cou en appuyant leur poitrine nue contre mes bras. Elles m'entraînèrent dans les buissons de lauriers pour y boire et y manger avec elles. C'est ainsi que je connus leurs mœurs et leur légèreté, et elles ne se gênaient pas pour moi, mais je bus et feignis d'être ivre, si bien qu'elles ne tirèrent aucun plaisir de moi et m'abandonnèrent en me traitant de pourceau et de barbare. Kaptah survint et m'emmena en me tenant sous les bras et en pestant contre mon ivrognerie et il s'offrit à me remplacer. Elles rirent et pouffèrent en le regardant, et les jeunes gens le moquaient et montraient du doigt son gros ventre et sa tête chauve. Mais il était étranger, et cela attire toujours les femmes dans tous les pays, si bien qu'après avoir pouffé tout à leur guise, elles l'emmenèrent et lui offrirent du vin et lui mirent des fruits dans la bouche en se pressant contre lui et en l'appelant petit bouc.

Ainsi passa la journée, et je me lassai de leurs joies et de leur insouciance et de leurs mœurs libres, et je me disais qu'il ne saurait y avoir de vie plus excédante, car un caprice qui ne suit aucune loi finit par lasser bien plus qu'une vie ordonnée. Ils passèrent cette nuit comme la précédente, et tout le temps mon sommeil fut dérangé par les cris des femmes qui fuyaient dans les fourrés et que les jeunes gens poursuivaient pour leur arracher leurs vêtements et se divertir avec elles. Mais à l'aube tout le monde était fatigué et dégoûté de n'avoir pu prendre un bain, et la plupart rentrèrent en ville, seuls les plus ardents restèrent près des portes de bronze.

Mais le troisième jour les derniers partirent enfin et je leur prêtai même ma litière qui m'avait attendu, car ceux qui étaient venus à pied n'avaient plus la force de marcher, mais ils chancelaient par excès de plaisir et de veille, et il me convenait de me débarrasser de ma litière, afin que personne ne m'attendît ici. Chaque jour j'avais offert du vin aux gardes et ils ne furent point surpris quand le soir je leur apportai une grande cruche de vin, mais ils l'acceptèrent volontiers, car ils avaient peu de divertissement dans leur solitude qui durait tout un long mois, jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle initiée. Leur seul étonnement pouvait provenir de ce que je persistais à attendre Minea, car ce n'était encore jamais arrivé, mais j'étais étranger, et ils me tenaient pour un peu toqué. C'est pourquoi ils se mirent à boire et ayant vu le prêtre se joindre à eux, je dis à Kaptah:

– Les dieux ont fixé que nous nous séparions maintenant, car Minea n'est pas revenue et je crois qu'elle ne reviendra que si je vais la chercher. Mais aucune personne entrée dans cette maison n'en est ressortie, et c'est pourquoi il est probable que j'y resterai moi aussi. Dans ces conditions, il vaut mieux que tu te caches dans la forêt, et si je ne suis pas revenu à l'aube, tu rentreras seul en ville. Si on te questionne à mon sujet, dis que je suis tombé des rochers dans la mer ou invente ce que tu veux, car tu es plus habile que moi dans cet art. Mais je suis certain de ne pas revenir, c'est pourquoi tu peux partir tout de suite, si tu 1e veux. Je t'ai écrit une tablette d'argile et l'ai munie de mon sceau syrien, pour que tu puisses aller à Simyra et toucher mon argent dans les maisons de commerce. Tu peux aussi vendre ma maison, si tu veux. Et alors tu seras libre d'aller où tu voudras, et si tu crains qu'on ne t'inquiète en Egypte comme esclave marron, reste à Simyra et habite chez moi et vis à ta guise de mes revenus. Et tu n'auras pas à t'inquiéter de la conservation de mon corps, car si je ne trouve pas Minea, il m'est indifférent que mon corps soit conservé ou non. Tu as été un serviteur fidèle, bien que souvent tu m'aies lassé de tes sempiternels bavardages, et c'est pourquoi je regrette les coups que je t'ai donnés, mais je crois que ce fut tout de même pour ton plus grand bien, et je l'ai fait dans de bonnes intentions, si bien que je compte que tu ne m'en garderas pas rancune. Que notre scarabée te porte chance, car je te le donne, puisque tu y crois plus que moi. En effet, je ne pense pas avoir besoin du scarabée là où je vais.

Kaptah resta longtemps silencieux et ne me regarda pas, puis il parla ainsi:

– O mon maître, je ne te garde aucune rancune, bien que parfois tes coups aient été un peu trop forts, car tu l'as fait dans de bonnes intentions et selon ta jugeotte. Mais le plus souvent tu as écouté mes conseils et tu m'as parlé plutôt comme à un ami qu'à un serviteur, si bien que parfois j'ai été inquiet pour ton prestige, jusqu'au moment où le bâton rétablissait entre nous la distance fixée par les dieux. Or, maintenant, il se trouve que cette Minea est aussi ma maîtresse, puisque j'ai posé son petit pied béni sur ma nuque, et je dois répondre d'elle aussi, puisque je suis son serviteur. Du reste, je refuse de te laisser partir seul dans cette maison obscure, pour bien des raisons qu'il serait vain d'énumérer ici, de sorte que puisque je ne peux te suivre en qualité de serviteur, maintenant que tu m'as renvoyé et que je dois obéir à tes ordres, même quand ils sont stupides, je t'accompagnerai en ami, parce que je ne veux pas t'abandonner seul et surtout pas sans le scarabée, bien que je pense, tout comme toi, que dans cette affaire il ne nous sera pas d'une bien grande utilité.

Il parlait avec tant de bon sens et de réflexion que je ne le reconnaissais plus, et il ne geignait pas comme d'habitude. Mais je trouvais insensé de l'envoyer ainsi à la mort, puisqu'un seul suffisait, et je le lui dis et je lui ordonnai de s'en aller et de ne pas dire des bêtises. Mais il était buté et dit:

– Si tu ne me permets pas de t'accompagner, je te suivrai et tu ne peux m'en empêcher, mais je préfère aller avec toi, car j'ai peur dans l'obscurité. Du reste, cette sombre maison m'effraye à un tel point que mes os se fondent rien que d'y penser, et c'est pourquoi j'espère que tu me permettras d'emporter une cruche de vin pour me restaurer en cours de route, car sans cela je risquerais de hurler de peur et ainsi de te déranger. Il est inutile que je prenne une arme, parce que j'ai le cœur tendre et ai horreur de voir couler le sang, et j'ai toujours eu plus confiance dans mes jambes que dans les armes, c'est pourquoi si tu veux lutter avec le dieu, c'est ton affaire, moi je regarderai et t'assisterai de mes conseils. Mais je l'interrompis:

– Cesse de bavarder et prends une cruche, si tu veux, mais partons, car je pense que les gardes dorment sous l'empire du soporifique que je leur ai donné avec le vin.

En effet, les gardes dormaient profondément, et le prêtre aussi dormait, si bien que je pus prendre la clef de la petite porte. Nous emportâmes aussi une lampe et des torches. Au clair de lune, il nous fut facile d'ouvrir la porte et d'entrer dans la maison du dieu, et dans les ténèbres j'entendais les dents de Kaptah claquer contre le bord de la cruche.

Après s'être ragaillardi en buvant, Kaptah dit d'une voix éteinte:

– O mon maître, allume une torche, car d'ici la lumière ne sort pas et cette ombre est pire que l'obscurité des enfers que personne ne peut éviter, mais ici nous sommes de notre plein gré.

Je soufflai sur les braises et allumai la torche et je vis que nous étions dans une caverne fermée par les portes de bronze. De cette caverne partaient dans des directions différentes dix couloirs aux parois de briques. Je n'en fus pas surpris, ayant entendu dire que le dieu de la Crète habitait dans un labyrinthe, et les prêtres de Babylone m'avaient appris que les labyrinthes se construisaient sur le modèle des intestins des victimes animales. C'est pourquoi je comptais bien trouver la bonne voie, car dans les sacrifices j'avais très souvent vu des intestins de taureau. C'est pourquoi je montrai à Kaptah le couloir le plus écarté et je lui dis:

– Passons par là. Mais Kaptah dit:

– Nous ne sommes pas pressés et la prudence est la mère des vertus. C'est pourquoi il serait sage de s'assurer de pouvoir revenir ici, si nous le pouvons, ce dont je doute fort.

A ces mots il sortit de sa besace un peloton de fil et en fixa un bout à une cheville de bois qu'il inséra solidement entre deux briques. Dans toute sa simplicité cette idée était si sage que jamais je ne l'aurais trouvée, mais je ne lui en dis rien, afin de ne pas perdre mon prestige à ses yeux. C'est pourquoi je lui ordonnai rageusement de se dépêcher. Je m'avançai dans le couloir, en gardant à l'esprit l'image des intestins d'un taureau, et Kaptah déroulait la pelote au fur et à mesure de notre marche.

Nous errâmes sans fin par des couloirs obscurs, et de nouveaux couloirs s'ouvraient devant nous et parfois nous revenions sur nos pas, lorsqu'une paroi nous barrait le passage, et nous nous engagions dans un autre couloir, mais soudain Kaptah s'arrêta et flaira l'air et ses dents se mirent à trembler et la torche se balança dans sa main, puis il me dit:

– O mon maître, ne sens-tu pas l'odeur des taureaux?

Je perçus en effet une odeur fade qui rappelait celle des taureaux, mais plus affreuse encore, et qui semblait suinter des murs entre lesquels nous marchions, comme si tout le labyrinthe avait été une immense écurie. Mais j'ordonnai à Kaptah d'avancer sans flairer l'air, et quand il eut avalé une bonne rasade, nous repartîmes rapidement, jusqu'au moment où mon pied heurta un objet et je vis en me baissant que c'était une tête de femme en putréfaction, et on voyait encore les cheveux. C'est alors que je sus que je ne retrouverais pas Minea vivante, mais une soif insensée de connaître toute la vérité me poussa en avant, et je bousculai Kaptah et lui interdis de geindre, et le fil se déroulait à mesure que nous avancions. Mais bientôt une paroi se dressa devant nous, et il fallut revenir sur nos pas.

Soudain Kaptah s'arrêta et ses rares cheveux se dressèrent sur sa tête et son visage devint gris. Je regardai aussi et je vis dans le couloir une bouse sèche, mais elle était de la grosseur d'un corps humain, et si elle provenait d'un taureau, cette bête devait être de dimensions si prodigieuses qu'on ne pouvait se les figurer. Kaptah devina mes pensées et dit:

– Ce ne peut pas être une bouse de taureau, car un tel taureau ne pourrait passer par ces couloirs. Je crois que c'est la fiente d'un serpent géant.

A ces mots il but une grosse gorgée, les dents claquant contre le bord de la cruche, et je me dis que ces méandres semblaient vraiment avoir été disposés pour suivre les ondulations d'un gigantesque serpent, et un instant je décidai de rebrousser chemin. Mais je pensai de nouveau à Minea, un affreux désespoir s'empara de moi et j'entraînai Kaptah, serrant dans mes mains moites un poignard que je savais inutile.

Mais à mesure que nous avancions, l'odeur devenait plus violente, et elle semblait provenir d'une immense fosse commune et nous en avions la respiration coupée. Mais mon esprit se réjouissait, car je savais que bientôt nous serions au but. Brusquement, une lointaine lueur emplit le couloir de grisaille et nous entrâmes dans la montagne où les parois n'étaient plus en brique, mais taillées dans la pierre tendre. Le couloir était en pente douce, et nous trébuchions sur des ossements humains et sur des bouses, comme si nous nous étions trouvés dans l'antre d'un énorme fauve, et finalement s'ouvrit devant nous une grande grotte et nous nous arrêtâmes sur le bord du rocher pour contempler les ondes, au milieu d'une puanteur effroyable.

Cette grotte était éclairée par la mer, car nous pouvions y voir sans torche par une affreuse lumière verdâtre et nous entendions le bruit des vagues contre les rochers quelque part au loin. Mais devant nous, sur la surface de la mer, flottait une lignée de gigantesques outres de cuir, et bientôt l'œil discerna que c'était le cadavre d'un animal énorme, plus épouvantable que toute imagination, et en pleine putréfaction. La tête était plongée sous l'eau, mais elle ressemblait à celle d'un taureau, et le corps était celui d'un immense serpent, à la croupe aux replis tortueux. Je compris que je contemplais le dieu de la Crète, mais je vis aussi que ce monstre terrifiant était mort depuis des mois. Où donc était Minea?

En pensant à elle, je songeais aussi à tous ceux qui, avant elle, consacrés au dieu, avaient pénétré dans cet antre, après avoir appris à danser devant les taureaux. Je pensais aux jeunes gens qui avaient dû s'abstenir de toucher à des femmes, et aux jeunes filles qui avaient dû préserver leur virginité pour pouvoir se présenter devant leur dieu de lumière et de joie, et je pensais à leurs crânes et à leurs ossements qui gisaient dans la maison obscure, et je pensais au monstre qui les traquait dans les couloirs sinueux et qui leur barrait la route de son corps affreux, si bien que leur habileté et leurs sauts devant les taureaux ne leur servaient à rien. Ce monstre vivait de chair humaine, et un repas par mois lui suffisait, et pour ce repas les maîtres de la Crète lui sacrifiaient la fleur de leur belle jeunesse, dans l'espoir de conserver ainsi la suprématie maritime. Ce monstre était certainement sorti jadis des gouffres affreux de la mer et une tempête l'avait poussé dans cette grotte, et on lui avait barré la sortie et construit un labyrinthe pour y courir et on l'avait nourri d'offrandes humaines jusqu'au jour où il était mort, et on ne pouvait le remplacer. Mais où était Minea?

Affolé par le désespoir, je l'appelai par son nom, et toute la grotte résonnait, mais Kaptah me montra le sol et des taches de sang séché sur les dalles. Je suivis ces traces du regard et dans l'eau je vis le corps de Minea ou plutôt ce qui en restait, car elle reposait sur le sable où les crabes la rongeaient, et elle n'avait plus de visage, mais je la reconnus au filet d'argent de ses cheveux. Et je n'eus pas besoin de voir le coup d'épée dans son flanc, car je savais déjà que le Minotaure l'avait amenée jusqu'ici pour la transpercer par derrière et la précipiter dans les flots, afin que personne ne sache que le dieu de la Crète était mort. Tel avait certainement été le sort de maint initié avant Minea.

Maintenant que je voyais et comprenais et savais tout, un cri affreux s'échappa de mon gosier et je tombai à genoux et perdis connaissance, et je serais certainement allé rejoindre Minea, si Kaptah ne m'avait pris par le bras et tiré en arrière, ainsi qu'il me l'exposa plus tard. En effet, dès ce moment, je ne me rappelle plus rien, sauf ce que Kaptah me raconta. Profonde et miséricordieuse, l'inconscience m'avait ravi à mes douleurs et à mon désespoir.

Kaptah me raconta qu'il avait longtemps gémi près de mon corps, car il m'avait cru mort, et il pleurait aussi sur Minea. Puis il reprit ses esprits et me tâta et s'assura que je vivais, et il se dit qu'il devait me sauver, puisqu'il ne pouvait rien faire pour Minea. Il avait vu d'autres corps entièrement rongés par les crabes, et dont les os reposaient blancs et lisses au fond de la mer. En tout cas, la puanteur commença à l'incommoder, et ayant constaté qu'il ne pouvait porter ensemble mon corps et la cruche de vin, il vida résolument la cruche et la lança dans l'eau, et le vin lui donna tellement de force qu'il arriva à me ramener vers les portes de bronze, en suivant le fil déroulé. Après avoir bien réfléchi, il enroula le fil, afin de ne pas laisser trace de notre passage dans le labyrinthe, et il m'affirma avoir aperçu sur les parois et aux croisements des signes secrets que le Minotaure avait certainement marqués pour se reconnaître dans le dédale des couloirs. Quant à la cruche, il l'avait lancée dans l'eau pour causer au Minotaure une bonne surprise lors de sa prochaine visite d'égorgeur.

Le jour se levait au moment où il me sortit du labyrinthe, et il alla remettre la clef à sa place dans la maison du prêtre, car les gardes et le prêtre dormaient encore sous l'effet de la drogue. Puis il me porta au bord d'un ruisseau et me cacha dans les buissons et me lava le visage avec de l'eau et me massa les bras, jusqu'à ce que j'eusse repris connaissance. Mais je n'en ai gardé aucun souvenir, car je ne retrouvai mes esprits que beaucoup plus tard, quand nous approchions de la ville, et Kaptah me soutenait sous les bras. Dès lors je me souviens de tout.

Je ne me rappelle pas avoir ressenti alors une violente douleur, et je ne pensais pas beaucoup à Minea qui était comme une ombre lointaine dans ma mémoire, une femme rencontrée jadis dans une autre existence. En revanche je me disais que le dieu de la Crète était mort et que la puissance Crétoise allait s'écrouler conformément aux prédictions, et je n'en étais pas fâché, bien que les Crétois eussent été aimables pour moi et que leur existence insouciante fût comme une écume étincelante au bord de la mer. En approchant de la ville, je ressentis de la joie en me disant que ces belles maisons légères se tordraient dans les flammes et que les cris des femmes en chaleur se mueraient en hurlements d'agonie et que la tête dorée du Minotaure serait aplatie à coups de massue et mise en pièce lors du partage du butin, et que rien ne subsisterait de la puissance Crétoise, mais que leur île sombrerait dans les flots d'où elle avait émergé avec le monstre.

Je pensais aussi au Minotaure et pas seulement avec colère, car la mort de Minea avait été douce et elle n'avait pas dû fuir devant le monstre en bandant toutes ses forces, mais elle avait péri sans trop savoir ce qui lui arrivait. Je pensais au Minotaure comme au seul homme qui savait que leur dieu était mort et que la Crète allait s'effondrer, et je comprenais que ce secret était dur à porter. Non, je ne nourrissais aucune haine pour le Minotaure, mais je fredonnais et riais bêtement avec Kaptah qui me soutenait, si bien qu'il pouvait tout naturellement expliquer aux gens que nous croisions que j'étais encore ivre d'avoir trop attendu Minea, ce qui était compréhensible, puisque j'étais un étranger et que je ne connaissais pas bien les coutumes du pays et que j'ignorais que c'était indécent de se montrer ivre en plein jour. Kaptah finit par trouver une litière et me ramena à l'auberge où je bus beaucoup de vin à ma guise et dormis ensuite longtemps et profondément.

Mais à mon réveil j'étais de nouveau frais et dispos et éloigné de tout le passé, si bien que je songeai au Minotaure et que je me dis que je pourrais aller le tuer, mais je réfléchis que cela ne me vaudrait ni joie ni profit. Je pourrais aussi révéler au peuple du port que le dieu de la Crète était mort, afin que les gens boutent le feu partout et que le sang coule dans la ville, mais cela non plus ne m'aurait donné ni profit ni joie. Certes, en racontant la vérité, j'aurais pu sauver la vie de tous ceux que le sort avait désignés ou désignerait pour entrer dans la maison du dieu, mais je savais que la vérité est un poignard nu dans la main d'un enfant et qu'il se retourne contre son porteur.

Je me disais que le dieu de la Crète ne me concernait pas, puisque j'étais étranger et que rien ne me rendrait Minea, mais que les crabes et les écrevisses dénudaient ses os fins qui reposaient sur le sable marin pour l'éternité. Je me disais que tout cela avait été écrit dans les étoiles dès avant ma naissance. Cette pensée me procura du réconfort et je m'en ouvris à Kaptah, mais il répliqua que j'étais malade et que j'avais besoin de repos, et il ne permit à personne de venir me voir.

En général j'étais fort mécontent de Kaptah qui m'apportait sans cesse à manger, bien que je n'eusse pas faim et que je me fusse contenté de vin. En effet j'avais une soif continuelle que seul le vin pouvait étancher, car j'étais le plus calme durant les instants où le vin me faisait tout voir double. Je savais alors que rien n'est pareil à son apparence, puisqu'un buveur voit double lorsqu'il a bu, et qu'il le croit vrai, alors qu'il sait parfaitement que ce n'est pas vrai. C'était à mon avis l'essence de toute vérité, mais quand j'essayais patiemment de l'expliquer à Kaptah, il ne m'écoutait pas et m'ordonnait de m'étendre et de fermer les yeux pour me calmer. Et pourtant je me sentais calme et de sang-froid comme un poisson mort dans un pot et je ne tenais pas à garder les yeux fermés, parce que je voyais alors des objets désagréables, comme des ossements humains blanchis dans une eau croupissante ou une certaine Minea que j'avais connue jadis, tandis qu'elle exécutait une danse compliquée devant un serpent à tête de taureau. C'est pourquoi je refusais de fermer les yeux et je cherchais ma canne pour rosser Kaptah dont j'étais dégoûté. Mais il l'avait cachée, ainsi que le poignard si précieux que j'avais reçu en présent du commandant des gardes hittites du port, et je ne le trouvais pas quand j'aurais aimé voir couler le sang de mon artère.

Et Kaptah fut assez effronté pour refuser d'appeler chez moi le Minotaure, en dépit de mes instances, car j'aurais voulu discuter avec lui et il me paraissait être le seul homme au monde capable de me comprendre et d'apprécier mes vues profondes sur les dieux et sur la vérité et sur l'imagination. Et Kaptah refusa même de m'apporter une tête de bœuf saignante pour que je puisse m'entretenir avec elle des taureaux et de la mer et des danses devant les taureaux. Il repoussait même mes demandes les plus modestes, si bien que j'étais sérieusement irrité contre lui.

Après coup je comprends bien qu'à ce moment j'étais malade et je ne cherche plus à retrouver toutes mes pensées d'alors, parce que le vin me troublait l'esprit et m'affaiblissait la mémoire. Mais je crois cependant que le bon vin me sauva la raison et m'aida à passer le plus mauvais moment, une fois que j'eus perdu à jamais Minea, avec ma foi dans les dieux et la bonté humaine.

Le fleuve de ma vie s'arrêta dans son cours et s'étala en un vaste étang qui était beau à voir et qui reflétait les étoiles et le ciel, mais si tu y plongeais un bâton, l'eau était basse et le fond plein de vase et de charognes. Puis vint le jour où je me réveillai de nouveau dans l'auberge et vis Kaptah assis au coin de la chambre, en train de pleurer doucement en balançant la tête. J'inclinai la cruche de vin de mes mains tremblantes, et après avoir bu je dis avec irritation:

– Pourquoi pleures-tu, chien?

C'était la première fois depuis longtemps que je lui adressais la parole, tant j'étais las de ses soins et de sa bêtise. Il leva la tête et dit:

– Dans le port un bateau est en partance pour la Syrie, et ce sera probablement le dernier avant les grandes tempêtes de l'hiver. Voilà pourquoi je pleure.

Je lui dis:

– Cours vite t'embarquer, avant que je te rosse, et débarrasse-moi de ta présence odieuse et de tes incessantes lamentations.

Mais j'eus honte de ces paroles, et je posai la cruche et j'éprouvai une douce consolation à l'idée qu'il existait au monde un être qui était dépendant de moi, bien que ce ne fût qu'un esclave fugitif.

Mais Kaptah dit:

– En vérité, ô mon maître, moi aussi je suis las de voir ton ivrognerie et ta vie de pourceau, au point que le vin a perdu son goût dans ma bouche, ce que je n'aurais jamais cru possible, et j'ai même renoncé à boire de la bière au chalumeau. Ce qui est mort est mort et ne revient pas, si bien qu'à mon avis nous ferions sagement de déguerpir d'ici, tant que nous le pouvons. En effet, tu as déjà jeté par les fenêtres tout l'or et l'argent que tu as gagné pendant tes voyages, et je ne crois pas qu'avec tes mains tremblantes tu puisses soigner qui que ce soit, puisque tu arrives à peine à porter une cruche à tes lèvres. Je dois avouer qu'au début j'ai vu avec plaisir comment tu buvais du vin pour te calmer, et je t'ai poussé à boire et je décachetais pour toi de nouvelles jarres, et je buvais aussi. Et je me vantais aux autres: Regardez quel maître j'ai! Il boit comme un hippopotame et noie sans barguigner son or et son argent dans les jarres de vin, en menant joyeuse vie. Mais je ne me vante plus, car j'ai honte de mon maître, parce qu'il y a des limites à tout, et toi tu vas toujours aux extrêmes. Je ne blâme pas un homme qui a un verre dans le nez et qui se bat aux carrefours et reçoit des bosses et se réveille dans une maison de joie, car c'est une habitude raisonnable et cela soulage merveilleusement l'esprit dans maint chagrin et j'ai longtemps pratiqué cette recette. Mais on remédie sagement à cette ivresse avec de la bière et du poisson salé, et on retourne au travail, comme les dieux l'ont prescrit et comme l'exigent les convenances. Mais toi, tu bois comme si chaque jour était ton dernier, et je crains que tu boives pour mourir, mais si tu veux le faire, noie-toi de préférence dans une cuve de vin, car cette méthode est plus rapide et plus agréable et elle ne te fait pas honte.

Je réfléchis à ces paroles et je regardai mes mains qui avaient été celles d'un guérisseur, mais qui tremblaient maintenant, comme si elles avaient eu leur volonté à elles, et je ne pouvais plus les dominer. Je pensai aussi à tout le savoir que j'avais amassé dans maint pays, et je compris que l'exagération était une folie et qu'il était tout aussi insensé d'exagérer dans le boire et le manger que dans le chagrin et la joie. C'est pourquoi je dis à Kaptah:

– Il en sera comme tu le désires, mais tu dois savoir que je suis moi-même parfaitement au clair de tout ce que tu viens de dire, et que tes paroles n'exercent aucune influence sur mes décisions, mais qu'elles sont comme le bourdonnement de mouches importunes à mes oreilles. Mais je vais cesser de boire pour cette fois et pendant un certain temps je n'ouvrirai plus une seule cruche de vin. Je suis en effet parvenu à voir clair en moi et je veux quitter la Crète et retourner à Simyra.

A ces mots, Kaptah bondit de joie à travers la chambre en riant et sautant d'un pied sur l'autre, à la façon des esclaves.

Puis il sortit préparer notre départ, et le même jour nous nous embarquâmes. Les rameurs mirent les avirons à l'eau et sortirent le bateau du port en longeant des dizaines et des centaines de navires et des vaisseaux de guerre crétois aux bords couverts de boucliers de cuivre. Mais en dehors du port les rameurs retirèrent leurs rames de l'eau et le capitaine fit un sacrifice au dieu de la mer et à ceux de sa cabine, et on hissa les voiles. Le bateau pencha et les vagues heurtèrent les flancs en bruissant. Nous mîmes le cap sur le rivage de la Syrie, puis la Crète disparut à l'horizon comme un nuage bleu ou une ombre ou un songe, et autour de nous ne restait plus que l'immensité agitée de la mer.

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