LIVRE IV. Nefernefernefer

De bonne heure, je me rendis chez Nefernefernefer, mais elle dormait encore, et ses domestiques dormaient aussi, et ils pestèrent contre moi et me jetèrent de l'eau sale lorsque je les eus réveillés. C'est pourquoi je m'assis sur le seuil comme un mendiant jusqu'au moment où j'entendis du bruit et des voix dans la maison.

Nefernefernefer était étendue sur son lit, et son visage était petit et mince, et ses yeux étaient encore embués par le vin.

– Tu m'ennuies, Sinouhé, dit-elle. Vraiment tu m'ennuies beaucoup. Que veux-tu?

– Je veux boire et manger et me divertir avec toi, répondis-je la gorge serrée, ainsi que tu me l'as promis.

– C'était hier, et aujourd'hui est un autre jour, dit-elle, tandis que son esclave lui enlevait sa robe froissée et lui massait les membres avec des onguents.

Puis elle se mira dans une glace et se farda, elle mit sa perruque et prit un diadème dans l'or duquel étaient serties des perles et des pierres précieuses et qu'elle se posa sur le front.

– Cette parure est belle, dit-elle. Elle vaut certainement son prix, bien que je sois fort lasse et que mes membres soient épuisés, comme si j'avais lutté toute la nuit.

Elle bâilla et but une gorgée de vin pour se remettre. Elle m'offrit aussi du vin, mais je le bus sans plaisir devant elle.

– Ainsi, tu m'as menti hier, en me disant que tu ne pouvais te divertir avec moi. Mais je savais hier déjà que ce n'était pas vrai.

– Je me suis trompée, dit-elle. C'était pourtant le moment. Je suis fort inquiète, et peut-être suis-je enceinte de tes œuvres, Sinouhé, car j'ai été faible dans tes bras et tu étais fougueux.

Mais en disant ces mots elle souriait d'un air espiègle, si bien que je compris qu'elle se moquait de moi.

– Ce bijou provient certainement d'une tombe royale de Syrie, lui dis-je. Je me rappelle que tu m'en as parlé hier.

– Oh, fit-elle. En réalité je l'ai trouvé sous l'oreiller d'un commerçant syrien, mais tu n'as pas à t'inquiéter, car le bonhomme est ventru, gras comme un porc, et il pue l'ail. Je ne veux plus jamais le revoir, maintenant que j'ai obtenu ce que je convoitais.

Elle ôta sa perruque et le diadème et les laissa négligemment tomber sur le plancher à côté du lit, puis elle s'étendit. Son crâne était lisse et beau, et elle étira tout son corps, en mettant les mains sous sa nuque.

– Je suis faible et lasse, Sinouhé, dit-elle. Tu abuses de mon épuisement en me dévorant ainsi des yeux alors que je ne peux l'empêcher. Tu dois te rappeler que je ne suis point une femme méprisable, bien que j'habite seule, et que je dois veiller sur ma réputation.

– Tu sais que je n'ai plus rien à t'offrir, puisque tu possèdes déjà tout ce que j'avais, lui dis-je en penchant le front sur son lit.

Et je sentis l'odeur de ses onguents et le parfum de sa peau. Elle me caressa les cheveux, mais elle retira vite sa main, éclata de rire et secoua la tête.

– Comme les hommes sont perfides et trompeurs, dit-elle. Toi aussi tu me mens, mais je t'aime et je suis faible, Sinouhé. Tu m'as dit une fois que mon sein brûlait plus que la flamme, mais ce n'est pas du tout vrai. Tu peux tâter ma poitrine, elle est fraîche et douce pour toi. Et mes seins aimeraient tes caresses, car ils sont fatigués.

Mais quand je voulus me divertir avec elle, elle me repoussa, se mit sur son séant et dit d'un ton vexé:

– Bien que je sois faible et seule, je ne permets pas à un homme perfide de me toucher. Car tu ne m'as pas dit que ton père Senmout possède une maison dans le quartier des pauvres. Certes, elle n'a pas grande valeur, mais le terrain est proche des quais, et on pourrait tirer quelque chose du mobilier en le vendant sur la place. Peut-être pourrais-je boire et manger et me divertir avec toi aujourd'hui, si tu me donnais ces biens, car de demain nul n'est certain, et je dois veiller sur ma réputation.

– La fortune de mon père n'est pas à moi, dis-je avec effroi. Tu ne peux me demander ce qui ne m'appartient pas, Nefernefernefer.

Mais elle pencha la tête et me regarda de ses yeux verts, et son visage était pâle et fin, quand elle me dit:

– La fortune de ton père est ton héritage légal, Sinouhé, tu le sais fort bien, car tes parents n'ont pas de fille qui aurait la priorité pour l'héritage, mais tu es fils unique. Tu me caches aussi que ton père est aveugle et qu'il t'a remis son sceau, avec le droit de gérer ses biens et d'en disposer comme s'ils étaient à toi.

C'était vrai. Sur le point de perdre la vue, Senmout mon père m'avait confié son cachet et chargé de veiller à ses intérêts, car il ne pouvait plus signer son nom. Kipa et lui disaient souvent que la maison devrait être vendue pour un bon prix, afin qu'ils puissent s'acheter une petite ferme en dehors de la ville pour y vivre jusqu'au jour où ils entreraient dans la tombe et avanceraient vers la vie éternelle.

Je ne sus que répondre, tant me remplissait d'horreur l'idée que j'allais tromper mon père et ma mère qui avaient toute confiance en moi. Mais Nefernefernefer ferma à demi les yeux et dit:

– Prends ma tête dans tes mains et pose tes lèvres sur ma poitrine, car tu as quelque chose qui me rend faible, Sinouhé. C'est pourquoi je néglige pour toi mes vrais intérêts, et toute cette journée je me divertirai avec toi, si tu me cèdes la fortune de ton père, bien qu'elle n'ait pas grande valeur.

Je pris sa tête dans mes mains, et elle était petite et lisse dans mes mains, et une excitation indicible s'empara de moi:

– Qu'il en soit comme tu le désires, lui dis-je.

Et ma voix se brisa. Mais lorsque je voulus la toucher, elle dit:

– Tu auras bientôt ce que tu désires, mais va d'abord chercher un scribe pour qu'il rédige tous les actes conformément aux lois, car je ne me fie pas aux promesses des hommes qui sont tous perfides, et je dois veiller sur ma réputation.

J'allai chercher un scribe, et chacun de mes pas me fut une souffrance. Je pressai le scribe, j'apposai le cachet de mon père sur le papier, si bien que le scribe put remettre le même jour le document aux archives. Mais je n'avais plus ni argent ni cuivre pour le payer, et il en fut mécontent, mais il consentit à attendre le payement jusqu'au jour où l'on vendrait la maison, ce qui fut aussi consigné sur l'acte de cession.

A mon retour chez Nefernefernefer, les domestiques me dirent que leur maîtresse dormait, et je dus attendre son réveil jusqu'au soir. Enfin elle me reçut et je lui remis le papier du scribe qu'elle enferma négligemment dans un coffret noir.

– Tu es obstiné, Sinouhé, dit-elle, mais je suis une femme honnête et je tiens toujours mes promesses. Prends donc ce que tu es venu chercher.

Elle s'étendit sur son lit et m'ouvrit ses bras, mais elle ne se divertit pas du tout avec moi: elle détourna la tête pour se mirer dans une glace et de la main elle étouffait ses bâillements, si bien que la jouissance que je désirais ne fut que cendres pour moi. Quand je me levai, elle me dit:

– Tu as reçu ce que tu voulais, Sinouhé. Laisse-moi maintenant en paix, car tu m'ennuies prodigieusement. Tu ne me donnes pas le moindre plaisir, car tu es gauche et violent, et tes mains me font mal. Mais je ne veux pas t'énumérer les peines que tu me causes, puisque tu es si nigaud. Allons, retire-toi vite. Tu pourras revenir un autre jour, à moins que tu ne sois déjà rassasié de moi.

J'étais comme une coquille d'œuf vide. Tout chancelant je la quittai et rentrai chez moi. Je voulais m'enfermer dans une chambre obscure pour y enfouir ma tête dans mes mains et gémir sur mon infortune et ma misère, mais sur le seuil était assis un homme avec une perruque tissée et un costume syrien bigarré. Il me salua avec arrogance et me demanda un conseil de médecin.

– Je ne reçois plus de malades, car cette maison n'est plus à moi, lui dis-je.

– J'ai des varices, ajouta-t-il dans une langue parsemée de mots syriens. Ton brave esclave Kaptah t'a recommandé à moi pour ton savoir en matière de varices. Délivre-moi de mes douleurs, et tu n'auras pas à t'en repentir.

Il était si insistant que je finis par le faire entrer et que j'appelai Kaptah pour qu'il m'apportât de l'eau chaude pour me laver. Mais Kaptah était absent, et c'est seulement en examinant les varices du Syrien que je reconnus que c'étaient celles de mon esclave. Kaptah enleva sa perruque et éclata de rire.

– Qu'est-ce donc que cette farce? lui dis-je en lui donnant un coup de canne qui transforma ses rires en gémissements.

Quand j'eus jeté la canne, il me dit:

– Puisque je ne suis plus ton esclave, mais celui d'un autre, je peux bien t'avouer que je me propose de fuir, et j'ai essayé de voir si mon déguisement était bon.

Je lui rappelai les châtiments réservés aux esclaves marrons, et je lui dis qu'il se ferait certainement prendre un jour, car de quoi vivrait-il? Mais il me répondit:

– Après avoir bu beaucoup de bière cette nuit, j'ai eu un rêve. Dans ce rêve, toi, mon maître, tu étais étendu dans une fournaise, mais je survenais brusquement et, après t'avoir couvert de reproches, je te tirais par la nuque et te plongeais dans une eau courante qui t'emportait au loin. Je suis allé au marché et j'ai demandé à un oniromancien ce que signifiait mon rêve, et il m'a dit que mon maître courait un grand danger, que je recevrais de nombreux coups de bâton à cause de mon impertinence et que mon maître allait entreprendre un long voyage. Ce rêve est vrai, car il suffit de voir ton visage pour savoir que tu es en grand danger; quant aux coups de canne, je les ai déjà reçus, si bien que la fin du songe doit être vraie aussi. C'est pourquoi je me suis procuré ce costume, afin qu'on ne me reconnaisse pas, car sérieusement je compte bien t'accompagner en voyage.

– Ta fidélité me touche, Kaptah, lui dis-je en affectant un ton ironique. Il se peut qu'un long voyage m'attende, mais si c'est le cas, il me conduira à la Maison de la Mort, et tu ne tiendras guère à m'y suivre.

– De demain nul n'est certain, dit-il effrontément. Tu es encore jeune et vert comme un veau que sa mère n'a pas assez léché. C'est pourquoi je n'ose pas te laisser partir seul pour le pénible voyage à la Maison de la Mort et au pays de l'occident. Il est probable que je t'accompagnerai pour t'aider de mes expériences, car mon cœur s'est attaché à toi, en dépit de toute ta folie, et je n'ai pas de fils, bien que j'aie probablement engendré bien des enfants. Mais je ne les ai jamais vus, et c'est pourquoi je veux penser que tu es mon fils. Je ne dis pas cela pour te mépriser, mais pour te montrer quels sont mes sentiments envers toi.

Son effronterie dépassait les bornes, mais je renonçai à le rosser, parce qu'il n'était plus mon esclave. Je m'enfermai dans ma chambre, je me couvris la tête et je dormis comme un mort jusqu'au matin, car lorsque la honte et le repentir sont assez grands, ils agissent comme un soporifique. Mais dès que j'ouvris les yeux, je pensai à Nefernefernefer, à ses yeux et à son corps et je crus la serrer dans mes bras et caresser sa tête lisse. Pourquoi? je ne le sais pas, peut-être m'avait-elle enchanté par un sortilège mystérieux, et pourtant je ne crois guère à la magie. Tout ce que je sais, c'est que je fis ma toilette et me fardai pour aller chez elle.

Elle me reçut dans le jardin, près de l'étang aux lotus. Ses yeux étaient brillants et joyeux et plus verts que l'eau du Nil. Elle poussa un cri en me voyant et dit:

– Oh, Sinouhé, tu me reviens quand même. Peut-être ne suis-je pas encore vieille et laide, puisque tu n'es pas rassasié de moi. Que veux-tu de moi?

Je la regardai, comme un affamé regarde du pain, et elle pencha la tête, prit un air fâché et dit:

– Sinouhé, Sinouhé, désires-tu vraiment te divertir de nouveau avec moi? Certes, j'habite seule, mais je ne suis pas pour cela une femme méprisable et je dois songer à ma réputation.

– Je t'ai cédé hier toute la fortune de mon père, lui dis-je. Maintenant il est ruiné, bien qu'il ait été un médecin respecté, et il devra peut-être mendier le pain de ses vieux jours, et ma mère ira faire des lessives.

– Hier était hier et aujourd'hui est aujourd'hui, dit-elle en me regardant les yeux mi-clos. Mais je ne suis pas exigeante et je te permets volontiers de t'asseoir à côté de moi et tu peux me prendre la main, si cela t'amuse. Aujourd'hui mon cœur est joyeux et je veux partager avec toi la joie de mon cœur, bien que je n'ose probablement pas me divertir avec toi de quelque autre manière.

Elle me regardait malicieusement, elle souriait en me caressant le genou.

– Tu ne me demandes pas pourquoi mon cœur est joyeux, dit-elle sur un ton de reproche. Mais je peux tout de même te le dire. Sache donc qu'un noble vient d'arriver du bas pays, et il apporte un vase en or qui pèse près de cent deben et dont les flancs sont ornés de nombreux dessins amusants. Il est vieux et si maigre que ses os me piqueront probablement les cuisses, mais je crois que demain ce beau vase décorera ma maison. C'est que je ne suis pas une femme méprisable, et je dois veiller avec vigilance sur ma réputation.

Elle respira profondément, comme je ne disais rien, et elle regarda rêveusement les lotus et les autres fleurs du jardin. Puis elle se déshabilla sans hâte et se mit à nager dans l'étang. Sa tête émergeait de l'eau à côté des lotus, et elle était plus belle que les lotus. Elle se laissa flotter sur l'eau devant moi, un bras sous la nuque, et elle me dit:

– Tu es bien silencieux aujourd'hui, Sinouhé. J'espère que je ne t'ai pas vexé sans le vouloir. Si je puis compenser ma méchanceté, je le ferai volontiers.

Alors je ne pus plus me retenir:

– Tu sais fort bien ce que je veux, Nefernefernefer

– Ton visage est rouge et toutes les artères battent dans tes tempes, Sinouhé, dit-elle. Tu ferais bien de te déshabiller et de venir te rafraîchir dans l'étang avec moi, car la journée est vraiment très chaude. Ici personne ne nous voit, tu n'as rien à redouter.

Je me déshabillai et descendis à côté d'elle, et sous l'eau mon flanc toucha le sien. Mais quand je voulus la prendre, elle s'enfuit en riant et m'aspergea le visage.

– Je sais bien ce que tu veux, Sinouhé, quoique je sois trop timide pour oser te regarder. Mais tu dois commencer par me donner un cadeau, car tu sais bien que je ne suis pas une femme méprisable.

Je m'emportai et lui criai:

– Tu es folle, Nefernefernefer, car tu sais bien que tu m'as dépouillé de tout. J'ai déjà honte de moi et je n'oserai plus rencontrer mes parents. Mais je suis encore médecin et mon nom est inscrit dans le Livre de la Vie. Peut-être qu'un jour je gagnerai assez pour te donner un cadeau digne de toi, mais prends pitié de moi, car même dans l'eau mon corps est comme dans les flammes et je me mords les doigts jusqu'au sang en te regardant.

Elle se remit à nager sur le dos, se balançant légèrement, et ses seins émergeaient comme des fleurs rouges.

– Un médecin exerce sa profession avec ses mains et ses yeux, n'est-ce pas, Sinouhé? Sans mains et sans yeux tu ne serais plus un médecin, même si ton nom était inscrit mille fois dans le Livre de la Vie. Peut-être que je boirais et mangerais et me divertirais avec toi aujourd'hui, si tu me laissais te crever les yeux et te couper les mains, afin que je puisse les suspendre en guise de trophées au chambranle de ma porte, pour que mes amis me respectent et sachent que je ne suis pas une femme méprisable.

Elle me regarda sous ses sourcils peints en vert et reprit:

– Non, j'y renonce, car je ne ferais rien de tes yeux et tes mains pourriraient et attireraient les mouches. Mais ne pouvons-nous vraiment rien trouver que tu puisses me donner, car tu me rends faible, Sinouhé, et je suis impatiente en te voyant nu dans mon étang. Tu es certes gauche et inexpérimenté, mais je crois pouvoir au cours de la journée t'apprendre bien des choses que tu ignores encore, car je connais d'innombrables manières qui plaisent aux hommes et qui peuvent aussi amuser une femme. Réfléchis un peu, Sinouhé.

Mais lorsque j'essayai de la saisir, elle s'échappa, sortit de l'eau et se réfugia sous un arbre, toute dégoulinante.

– Je ne suis qu'une faible femme, et les hommes sont perfides et traîtres, dit-elle. Toi aussi, Sinouhé, puisque tu continues à me mentir. Mon cœur est triste quand j'y pense, et les larmes ne sont pas loin, puisque manifestement tu es las de moi. Autrement tu ne me cacherais pas que tes parents se sont aménagé une belle tombe dans la Ville des défunts et qu'ils ont déposé au temple une somme suffisante pour que leurs corps soient embaumés et puissent supporter la mort et pour qu'ils aient le nécessaire durant le voyage vers le pays du Couchant.

En entendant ces mots, je me déchirai la poitrine, si bien que le sang coula, et je criai:

– En vérité, ton nom est Tabouboué, j'en suis certain maintenant.

Mais elle me répondit tranquillement:

– Tu ne dois pas me reprocher de ne pas vouloir être une femme méprisable. Ce n'est pas moi qui t'ai invité à venir ici, tu es venu tout seul. Mais c'est bien. Je sais maintenant que tu ne m'aimes pas, mais que tu viens seulement pour te moquer de moi, puisqu'une pareille bagatelle est un obstacle entre nous.

Les larmes roulèrent sur mes joues et je soupirai de chagrin, mais je m'approchai d'elle, et elle appuya légèrement son corps contre le mien.

– Cette idée est vraiment coupable et impie, lui dis-je. Je devrais priver mes parents de la vie éternelle et laisser leurs corps se dissoudre dans le néant, comme ceux des esclaves et des pauvres et ceux des criminels jetés dans le fleuve? Est-ce donc ce que tu exiges de moi?

Elle serra son corps nu contre le mien et dit:

– Cède-moi la tombe de tes parents, et je te murmurerai à l'oreille le mot frère, et mon corps sera pour toi plein d'un feu délicieux et je t'enseignerai mille secrets que tu ignores et qui plaisent aux hommes.

Je ne pus plus me contenir et je fondis en larmes en disant:

– Je ferai ce que tu veux, et que mon nom soit maudit durant toute l'éternité. Mais je ne peux te résister, si grande est ta force magique sur moi.

Mais elle dit:

– Ne parle pas de magie en ma présence, car c'est une offense pour moi, parce que je ne suis pas une femme méprisable et que j'habite dans une maison à moi et que je veille sur ma réputation. Mais puisque tu es mal tourné et ennuyeux; je vais envoyer un esclave chercher un scribe, et en l'attendant nous allons nous restaurer et boire du vin, pour que ton cœur se réjouisse et que nous puissions nous divertir ensemble, une fois que les papiers seront signés.

Elle partit d'un gai éclat de rire et rentra en courant.

Je m'habillai et la suivis, et les serviteurs me versèrent de l'eau sur les mains et s'inclinèrent devant moi, les mains à la hauteur des genoux. Derrière mon dos, ils riaient et se moquaient de moi, et je m'en aperçus fort bien, mais j'affectai de me comporter comme si leurs railleries n'étaient qu'un bourdonnement de mouche dans mes oreilles. Ils se turent dès que Nefernefernefer fut redescendue et nous mangeâmes et bûmes ensemble, et il y avait cinq espèces de viande et douze sortes de gâteaux et nous bûmes du vin mélangé qui monte vite à la tête. Le scribe arriva et rédigea les papiers nécessaires, par lesquels je cédais à Nefernefernefer la tombe de mes parents dans la Ville des défunts avec tout son mobilier et avec l'argent déposé au temple, si bien qu'ils perdirent la vie éternelle et la possibilité d'accomplir après leur mort le voyage vers le pays du Couchant. J'apposai sur les actes le cachet de mon père et je signai de son nom et le scribe emporta les papiers pour les déposer tout de suite dans les archives, afin qu'ils eussent force de loi. Il remit à Nefernefernefer un reçu qu'elle plaça négligemment dans son coffret noir, puis elle lui fit un cadeau, si bien qu'il sortit après s'être incliné devant elle, les mains à la hauteur des genoux. Dès qu'il fut parti, je dis:

– Dès ce moment, je suis maudit et honni devant les dieux et devant les hommes, Nefernefernefer. Montre-moi maintenant que mon acte mérite sa récompense.

Mais elle répondit en souriant:

– Bois du vin, mon frère, pour que ton cœur se réjouisse.

Quand je voulus la prendre, elle se dégagea et versa du vin dans ma coupe. Au bout d'un instant, elle regarda le soleil et dit:

– Tiens, le jour touche à sa fin. Que veux-tu encore, Sinouhé?

– Tu sais fort bien ce que je veux, lui dis-je. Mais elle répondit:

– Tu sais que je dois aller m'habiller et me farder, car une coupe d'or m'attend pour que j'en orne demain ma maison.

Quand je voulus la toucher, elle m'échappa et appela à haute voix, si bien que ses esclaves accoururent, elle leur dit:

– Qui a laissé entrer cet importun mendiant? Jetez-le vite à la rue et ne lui rouvrez plus jamais ma porte, et s'il insiste, donnez-lui du bâton.

Les esclaves me jetèrent dehors, car le vin et la colère m'avaient privé de forces, et ils me donnèrent des coups de bâton, parce que je ne voulais pas m'éloigner. Je me mis à crier et à hurler, et des gens s'attroupèrent, mais les esclaves leur dirent:

– Cet ivrogne a offensé notre maîtresse qui habite dans une maison à elle et qui n'est pas du tout une femme méprisable.

Ils me rouèrent alors de coups et m'abandonnèrent évanoui dans le ruisseau où les gens crachaient sur moi, tandis que les chiens m'arrosaient.

Ayant repris mes esprits et constaté ma triste situation, je renonçai à me lever et restai étendu sur place jusqu'à l'aube. L'obscurité me protégeait et il me semblait que je ne pourrais plus jamais aborder un être humain. L'héritier du trône m'avait appelé «Celui qui est solitaire», et vraiment j'étais solitaire parmi les hommes cette nuit. Mais à l'aube, lorsque les gens recommencèrent à circuler, que les marchands sortirent leurs étalages et que les bœufs passèrent avec les chariots, je sortis de la ville et me cachai trois jours et trois nuits sans boire ni manger dans les roseaux. Mon corps et mon cœur ne formaient qu'une plaie, et si quelqu'un m'avait adressé la parole, j'aurais hurlé comme un dément.

Le troisième jour, je me lavai le visage et les pieds, je rinçai mes vêtements ensanglantés et je retournai en ville. Ma maison n'était plus à moi, elle portait l'affiche d'un autre médecin. J'appelai Kaptah qui sortit en courant et pleura de joie à ma vue.

– O mon maître, dit-il, car dans mon cœur tu restes mon maître, peu importe qui me donne des ordres. Ton successeur est un jeune homme qui se croit un grand médecin, il essaye tes habits et rit de contentement. Sa mère est déjà installée dans la cuisine et elle m'a jeté de l'eau bouillante dans les jambes et appelé rat et mouche à fumier. Mais tes malades te regrettent et ils disent que sa main n'est pas aussi légère que la tienne et que ses soins causent des douleurs exagérées et qu'en outre il ne connaît pas leurs maux comme toi.

Il continua à bavarder ainsi et son œil bordé de rouge exprimait la crainte, si bien que je finis par lui dire:

– Raconte-moi tout, Kaptah. Mon cœur est comme une pierre dans mon corps et plus rien ne me touche.

Alors il leva le bras pour exprimer le chagrin le plus profond et dit:

– J'aurais donné mon seul œil pour t'épargner cette douleur. Car cette journée est mauvaise pour toi: sache que tes parents sont morts.

– Mon père Senmout et ma mère Kipa, dis-je en levant le bras comme l'exige la coutume, et mon cœur sauta dans ma poitrine.

– Ce matin, les serviteurs de la justice ont forcé leur porte, après leur avoir donné hier l'ordre de partir, raconta Kaptah, mais ils reposaient sur leur lit et ne respiraient plus. Tu as la journée d'aujourd'hui pour emporter leurs corps à la Maison de la Mort, car demain la maison sera démolie, selon les ordres du nouveau propriétaire.

– Est-ce que mes parents savaient pourquoi on les expulsait ainsi?

– Ton père Senmout est venu te chercher, dit Kaptah. Ta mère le conduisait, car il avait perdu la vue, et tous deux étaient vieux et décrépits et ils marchaient en tremblant. Mais je ne savais pas où tu étais. Alors ton père a dit que c'était peut-être mieux ainsi. Et il a raconté que les serviteurs de la justice avaient apposé les scellés sur tous leurs biens, de sorte qu'ils ne possédaient plus que leurs vieux vêtements. Quand il avait demandé pourquoi on l'expulsait ainsi, les serviteurs avaient répondu en riant que son fils Sinouhé avait vendu la maison et les meubles et même la tombe de ses parents pour pouvoir donner de l'or à une femme de mauvaise vie. Après avoir bien hésité, ton père m'a demandé une piécette pour pouvoir dicter à un scribe une lettre pour toi. Mais le nouveau médecin était déjà entré dans ta maison et juste à ce moment sa mère vint m'appeler et me donna un coup de bâton parce que je perdais mon temps à bavarder avec des mendiants. Tu me croiras si je te dis que j'aurais donné une piécette à ton père, car bien que je n'aie pas encore eu le temps de voler mon nouveau maître, j'ai économisé un peu de cuivre et même d'argent sur mes anciens chapardages. Mais quand je revins dans la rue, tes parents s'en étaient allés et ma nouvelle maîtresse m'interdit de leur courir après et m'enferma pour la nuit.

– Ainsi, mon père ne t'a laissé aucun message pour moi?

Et Kaptah répondit:

– Ton père n'a laissé aucun message pour toi. Mon cœur était comme une pierre dans ma poitrine et il ne bougeait plus, mais mes pensées étaient semblables à des oiseaux dans l'air glacial. Au bout d'un instant, je dis à Kaptah:

– Donne-moi tout ton cuivre et tout ton argent. Donne-les moi vite, et peut-être qu'Amon ou quelque autre dieu t'en récompensera si je ne peux le faire, car il me faut mener mes parents dans la Maison de la Mort et je n'ai rien pour payer la conservation de leurs corps.

Kaptah se mit à gémir et à pleurer, il leva plusieurs fois le bras en signe de grande douleur, mais finalement il alla dans un coin du jardin en regardant en arrière comme un chien qui va déterrer un os. Il déplaça une pierre et sortit un chiffon dans lequel il avait emballé son cuivre et son argent, et il n'y en avait pas pour deux deben, mais c'était le pécule de toute une vie d'esclavage. Il me le donna, en pleurant et en étalant une vive douleur, et c'est pourquoi son nom mérite d'être béni à jamais et son corps conservé éternellement.

En vérité j'avais des amis, car Ptahor et Horemheb m'auraient peut-être prêté de l'argent et Thotmès aussi aurait pu m'aider, mais j'étais jeune et je croyais que mon déshonneur était déjà connu de chacun et que je n'aurais pu regarder mes amis en face. Plutôt mourir. J'étais maudit et honni devant les dieux et devant les hommes, et je ne pus pas même remercier Kaptah, car la mère de son nouveau maître apparut sur la véranda et l'appela d'une voix méchante, avec un visage pareil à celui d'un crocodile, et une canne à la main. C'est pourquoi Kaptah me quitta en courant et se mit à crier déjà sur l'escalier de la véranda, avant même que la canne l'eût touché. Et cette fois, il n'avait pas besoin de simuler la douleur, car il pleurait amèrement son petit pécule.

Je me rendis aussitôt chez mes parents; les portes étaient forcées et tout portait les scellés de la justice. Des voisins étaient réunis dans la cour et ils levèrent le bras en signe de douleur et personne ne m'adressa la parole, mais tous s'écartèrent de moi avec horreur. Senmout et Kipa reposaient sur leur lit et leurs visages étaient encore rouges, comme s'ils avaient dormi, et sur le plancher fumait une chaufferette, car ils s'étaient asphyxiés après avoir fermé portes et fenêtres. J'enveloppai leurs corps dans une couverture, sans me soucier du cachet de la justice et j'allai chercher un ânier qui accepta de transporter les corps. Il m'aida à charger les dépouilles mortelles sur le dos de l'âne et nous partîmes pour la Maison de la Mort. Mais on refusa de nous laisser entrer, car je n'avais pas assez d'argent pour payer l'embaumement même le plus rudimentaire. Je dis alors aux laveurs de cadavres:

– Je suis Sinouhé, fils de Senmout, et mon nom est inscrit dans le registre de la Vie, bien qu'un dur sort m'ait éprouvé au point que je n'ai pas assez d'argent pour payer l'enterrement de mes parents. C'est pourquoi, par Amon et par tous les dieux de l'Egypte, je vous supplie d'embaumer les corps de mes parents pour qu'ils résistent à la destruction, et je vous servirai de tout mon art tant que durera l'embaumement.

Ils pestèrent contre mon insistance et m'injurièrent, mais finalement leur chef accepta le pécule de Kaptah et planta son croc sous le menton de mon père, puis jeta le corps dans le grand bassin des pauvres. Il fit la même chose pour ma mère. Il y avait trente bassins et chaque jour on en vidait un et on en remplissait un, si bien que les corps des pauvres restaient en tout trente jours et trente nuits dans l'eau salée et lixiviée pour pouvoir résister à la destruction, et on ne faisait rien d'autre pour leur conservation, ainsi que je l'appris plus tard.

Je dus encore retourner dans la maison de mon père pour rapporter la couverture munie du sceau de la justice. Le chef embaumeur se moqua de moi et dit:

– Reviens avant l'aube, car si tu n'es pas rentré alors, nous sortirons du bassin les corps de tes parents et nous les jetterons en proie aux chiens.

Cela me fit penser qu'il ne me croyait pas médecin légalisé, mais qu'il était sûr que j'avais menti.

Je rentrai dans la maison de mon père, et mon cœur était lourd comme une pierre. Chaque brique des murs me criait des reproches, le vieux sycomore criait et la mare de mon enfance criait. C'est pourquoi je m'éloignai rapidement après avoir remis la couverture à sa place, mais sur le seuil je croisai un scribe qui exerçait son métier au coin de la rue devant le magasin de l'épicier. Il leva le bras en signe de douleur et dit:

– Sinouhé, fils du juste Senmout, est-ce bien toi? Et je lui répondis:

– Oui, c'est moi. Le scribe parla:

– Ne t'enfuis pas, car ton père m'a confié un message pour toi, puisqu'il ne t'a pas trouvé chez toi.

Alors je m'affaissai par terre et mis mes mains sur ma tête, tandis que le scribe sortait un papier et lisait:

– «Senmout, dont le nom est inscrit dans le Livre de la Vie, et sa femme Kipa envoient ce salut à leur fils Sinouhé à qui fut donné dans le palais du pharaon le nom de Celui qui est solitaire. Les dieux t'ont envoyé à nous, et chaque jour de ta vie tu ne nous as causé que de la joie et jamais du chagrin, et notre fierté a été grande à cause de toi. Maintenant nous sommes tristes à cause de toi, parce que tu as eu des revers et que nous n'avons pu t'aider comme nous l'aurions voulu. Et nous croyons que tout ce que tu as fait, tu as eu raison de le faire et que tu n'aurais pu agir autrement. Ne te désole pas pour nous, bien que tu aies dû vendre jusqu'à notre tombeau, car tu ne l'aurais pas fait sans raison impérieuse. Mais les serviteurs de la justice sont pressés et nous n'avons plus le courage d'attendre le jour de notre mort, mais la mort est la bienvenue pour nous comme le sommeil pour l'homme fatigué et la maison pour l'absent. Notre vie a été longue et les joies ont été nombreuses, mais c'est toi, Sinouhé, qui nous a donné les plus grandes, quand tu es venu chez nous, alors que nous étions déjà vieux et solitaires. C'est pourquoi nous te bénissons et tu ne dois pas te tracasser de ce que nous n'avons pas de tombe, car la vanité de toute chose est grande et il vaut peut-être mieux pour nous disparaître dans le néant, sans plus connaître la détresse et les dangers durant le long voyage au royaume du Couchant. Souviens-toi toujours que notre mort a été facile et que nous t'avons béni avant de partir. Que tous les dieux de l'Egypte te protègent de tous les dangers, que le chagrin soit épargné à ton cœur et que tu aies autant de joie de tes enfants que nous en avons eu de toi. C'est ce que te souhaitent ton père Senmout et ta mère Kipa.»

Mon cœur n'était plus comme une pierre, il vivait et fondait et versait des larmes dans la poussière devant moi. Mais le scribe dit:

– Voici la lettre. Il y manque certes le cachet de ton père et il n'a pu y signer son nom, mais tu me croiras certainement si je te dis que j'ai écrit sous sa dictée et que les larmes de ta mère ont laissé ici et là des traces.

Il me montra le billet, mais mes yeux étaient aveuglés par les larmes et je ne vis rien. Il enroula le papier et me le mit à la main en disant:

– Ton père Senmout était juste et ta mère Kipa était une brave femme, bien que parfois un peu prompte de la langue, selon l'habitude des femmes. C'est pourquoi j'ai écrit ce billet, bien que ton père n'eût plus le moindre cadeau pour moi, et je te donne aussi ce papier, bien qu'il soit de première qualité et que je puisse le raturer et l'utiliser encore une fois.

Je réfléchis un instant, puis je lui dis:

– Je n'ai pas non plus de cadeau pour toi, mon ami. Mais prends ma tunique, qui est de bonne étoffe, bien qu'elle soit sale et froissée.

J'enlevai ma veste et je la lui tendis et il en tâta l'étoffe avec méfiance, puis il leva les yeux, tout étonné, et dit:

– Ta générosité est grande, Sinouhé, quoi que les gens disent de toi. Si même ils prétendaient que tu as dépouillé ton père et ta mère et que tu les as chassés tout nus dans la mort, je te défendrai. Mais je ne peux vraiment accepter ta tunique, car l'étoffe en est précieuse, et sans elle le soleil te rôtira le dos, comme celui des esclaves, et il y soulèvera des cloques qui te démangeront terriblement.

Mais je lui dis:

– Prends-la et que tous les dieux de l'Egypte te bénissent et que ton corps se conserve éternellement, car tu ne sais pas quel bienfait tu m'as accordé.

Alors il accepta la tunique et s'en alla, la tenant bien haut au-dessus de sa tête et riant de bonheur. Mais moi, je retournai à la Maison de la Mort, vêtu de mon seul pagne, comme les esclaves et les bouviers, pour y servir les embaumeurs pendant trente jours et trente nuits.

Comme médecin, je m'imaginais être familiarisé avec la mort et la souffrance, être endurci aux puanteurs et au contact des abcès et des plaies purulentes; mais lorsque j'eus commencé le travail dans la Maison de la Mort, je compris que je n'étais qu'un novice et que je ne savais rien. A la vérité, les pauvres ne donnaient guère de peine, car ils reposaient tranquillement dans leur bain de natron, à l'odeur âcre, et j'appris vite à manier le croc avec lequel on les déplaçait. Mais les corps du degré supérieur exigeaient beaucoup d'habileté, et le lavage des intestins et leur mise en canopes demandaient de l'endurcissement. Mais ce qui m'écœura surtout, ce fut de constater que les prêtres d'Amon volaient les gens encore plus après leur mort qu'avant, car le prix des conservations variait selon la fortune, et les embaumeurs roulaient les parents des défunts et leur facturaient de nombreux baumes et onguents coûteux qu'ils affirmaient avoir utilisés, bien qu'ils n'employassent qu'une seule et même espèce d'huile pour tout le monde. Les cadavres des grands étaient préparés selon toutes les règles de l'art, mais dans les cavités des autres on se bornait à injecter une huile qui dissolvait les entrailles, et on y insérait des roseaux trempés dans la poix. Pour les pauvres, on ne se donnait même pas cette peine; on les laissait sécher, après les avoir sortis du bassin salé au bout de trente jours, et on les remettait à leur famille. Les prêtres surveillaient la Maison de la Mort, mais malgré cela les embaumeurs volaient tout ce qu'ils pouvaient, et ils jugeaient en avoir le droit. Ils dérobaient des plantes médicinales et des huiles et onguents précieux et des bandelettes de toile pour les revendre et les voler de nouveau, et les prêtres ne pouvaient les en empêcher, car ces hommes savaient leur métier, s'ils le voulaient, et il n'était point facile de recruter des ouvriers pour la Maison de la Mort. Seuls les gens maudits par les dieux et les criminels s'engageaient comme embaumeurs, pour échapper à la justice, et on les reconnaissait de loin à leur odeur de saumure et de morgue, si bien que tout le monde les évitait et qu'on ne les admettait pas dans les tavernes ni dans les maisons de joie.

C'est pourquoi ils me prirent pour un de leurs semblables, puisque je m'étais offert à eux, et ils ne me cachèrent rien de leurs tours. Si je n'avais commis moi-même un forfait pire encore, je me serais enfui avec horreur en voyant comment ils maltraitaient les corps des nobles eux-mêmes et les dépeçaient pour vendre aux sorciers les organes humains dont ils ont besoin. S'il existe un royaume du Couchant, comme je l'espère pour mes parents, je crois que maints défunts seront surpris de constater combien leur corps est incomplet pour entreprendre le long voyage, bien qu'ils aient déposé de l'argent au temple pour leur repos éternel. Mais la joie était à son comble lorsqu'on apportait le cadavre d'une jeune femme; peu importait qu'elle fût belle ou laide. On ne la jetait pas tout de suite dans le bassin, mais elle devait passer une nuit sur le grabat d'un embaumeur, et ceux-ci la tiraient au sort. Car tel était l'effroi inspiré par les embaumeurs que même la plus vile fille de rue refusait de se divertir avec eux, malgré l'or qu'ils lui offraient; et les négresses aussi les craignaient trop pour les accueillir. Jadis, ils se cotisaient pour acheter des esclaves en commun, lorsqu'on en vendait bon marché après les grandes expéditions guerrières, mais la vie était si atroce dans la Maison de la Mort que ces femmes ne tardaient pas à y perdre la raison et causaient du bruit et du scandale, de sorte que les prêtres durent interdire d'acheter des esclaves. Dès lors les embaumeurs durent eux-mêmes préparer leurs repas et laver leurs vêtements et ils se contentèrent de se divertir avec des cadavres. Mais ils s'en expliquaient en disant qu'une fois, au temps du grand roi, on avait apporté dans la Maison de la Mort une femme qui s'était réveillée pendant le traitement, ce qui fut un miracle en l'honneur d'Amon et une joie pour les parents et le mari de la femme. C'est pourquoi c'était pour eux un pieux devoir de chercher à renouveler le miracle en réchauffant de leur affreuse chaleur les femmes qu'on leur apportait, sauf si elles étaient trop vieilles pour que leur résurrection causât de la joie à qui que ce fût. Je ne saurais dire si les prêtres étaient au courant de ces pratiques, car tout cela se passait de nuit et en secret, lorsque la Maison de la Mort était fermée. Quiconque s'était embauché comme embaumeur dans la Maison de la Mort en ressortait rarement, pour éviter les railleries des gens, et il vivait sa vie parmi les cadavres. Les premiers jours, je les considérai tous comme des réprouvés des dieux, et leur propos, tandis qu'ils profanaient les corps et les raillaient, me causaient de l'effroi. C'est qu'au début je n'avais vu que les plus endurcis et les plus impudiques, qui jouissaient de me donner des ordres et de me confier les tâches les plus rebutantes; mais plus tard je m'aperçus que parmi eux se trouvaient aussi des professionnels habiles dont la science se transmettait du meilleur au meilleur et qui considéraient leur art comme très digne de respect et tout à fait essentiel. Chacun avait son domaine spécial, tout comme les médecins dans la Maison de la Vie, et l'un traitait la tête du cadavre, un autre le ventre, un troisième le cœur, un quatrième les poumons, jusqu'à ce que toutes les parties du corps eussent été préparées pour l'éternité.

L'un d'eux s'appelait Ramôse, un homme déjà âgé, dont la tâche était la plus délicate. C'est lui qui détachait et sortait par le nez, avec des pinces, la cervelle du cadavre, pour laver ensuite le crâne avec une huile spéciale. Il remarqua mon habileté manuelle et s'en étonna, puis il décida de m'instruire dans son art, si bien qu'à la moitié de mon séjour dans la Maison des Morts, il me prit pour assistant, ce qui me rendit l'existence supportable. Alors qu'à mes yeux tous les embaumeurs étaient des brutes possédées dont les pensées et les paroles ne rappelaient plus celles des hommes vivant à la lumière du soleil, Ramôse, comme animal, faisait penser surtout à une tortue vivant tranquillement dans sa carapace. Sa nuque était courbée comme celle d'une tortue et son visage et ses bras étaient ridés comme une peau de tortue. Je l'aidais dans son travail qui était le plus propre et le plus considéré dans la Maison, et son autorité était si grande que les autres n'osèrent plus me faire des niches ni me lancer des intestins et des excréments. Mais je ne saurais dire d'où lui venait cette autorité, car il n'élevait jamais la voix.

En voyant comment tous les embaumeurs volaient et combien peu on se souciait de la conservation des corps des pauvres, bien que le prix en fût élevé, je résolus d'aider mes parents dans la mesure du possible et de voler pour leur assurer la vie éternelle. Car j'estimais que mon péché contre eux était-il abominable que le vol ne pourrait le rendre plus noir. Dans sa bonté, Ramôse m'apprit comment et combien je pouvais décemment dérober à chaque cadavre de grand, car il ne traitait que les cadavres des nobles et j'étais son assistant. C'est ainsi que je pus retirer du bassin commun les corps de mes parents et mettre des roseaux poissés dans leur ventre et les entourer de bandelettes, mais je ne pus aller plus loin, car le vol avait des limites précises que Ramôse lui-même ne pouvait dépasser.

En outre, durant son lent et calme travail dans les cavernes de la Maison de la Mort, il me donna bien de sages enseignements. Avec le temps, je me risquai aussi à lui poser des questions, et il ne s'en offusqua point. Mon nez était déjà habitué à la puanteur de la Maison, car l'homme s'adapte facilement à tout, et la sagesse de Ramôse dissipa mon effroi.

Je lui demandai tout d'abord pourquoi les embaumeurs juraient sans cesse et se battaient pour les cadavres de femmes et ne pensaient qu'à leur passion charnelle, alors qu'on aurait pu croire qu'ils s'étaient calmés en vivant des années, jour après jour, en compagnie de la mort. Ramôse me dit:

– Ce sont des hommes de basse extraction et leur volonté se meut dans la fange, tout comme le corps de l'homme n'est que boue, si on le laisse se décomposer. Mais la boue recèle une passion pour la vie, et cette passion a fait naître les bêtes et les hommes, et elle a suscité aussi les dieux, j'en suis sûr. Mais plus l'homme est près de la mort, plus fort surgit en lui l'appel de la boue, si sa volonté vit dans la fange. C'est pourquoi la mort apaise le sage, mais elle transforme l'homme vil en une bête qui, même transpercée par une flèche, répand sa semence dans le sable. Or, le corps de ces hommes a été transpercé par une flèche, car sans cela ils ne seraient point ici. Ne t'étonne donc pas de leur conduite, mais aie pitié d'eux. Car ils ne causent plus de dommage ni de mal au cadavre, puisque le cadavre est froid et ne sent rien, mais chaque fois ils se font du tort à eux-mêmes en retombant dans la boue.

Prudemment et lentement, avec de courts instruments enfilés dans le nez, il brisait les minces os intérieurs du crâne d'un noble, puis, prenant de longues pinces flexibles, il extrayait la cervelle et la déposait dans un vase contenant une huile forte.

– Pourquoi, lui demandai-je, faut-il conserver éternellement le corps, bien qu'il soit froid et ne sente rien?

Ramôse me regarda de ses petits yeux ronds de tortue, s'essuya les mains à son tablier et but de la bière.

– On l'a fait et on le fera toujours, dit-il. Qui suis-je pour expliquer une coutume qui remonte au début des temps? Mais on dit que, dans la tombe, le Kâ de l'homme, qui est son âme, regagne le corps et mange la nourriture qu'on lui offre et se réjouit des fleurs qu'on place devant lui. Mais Kâ consomme très peu, si peu que l'œil humain ne peut le mesurer. C'est pourquoi la même offrande peut servir à plusieurs, et l'offrande au pharaon passe de sa tombe à celles de ses nobles et enfin les prêtres la mangent, quand le soir est venu. Mais Bâ, qui est l'esprit de l'homme, sort par le nez au moment de la mort, et personne ne sait où il s'envole. Mais bien des gens ont attesté que c'est vrai. Entre Kâ et l'homme, il n'y a pas d'autre différence que celle-ci: Kâ n'a pas d'ombre à la lumière, tandis que l'homme en a une. Pour le reste, ils sont pareils. C'est ce qu'on dit.

– Tes paroles sont comme un bourdonnement de mouche dans mes oreilles, Ramôse, lui dis-je. Je ne suis pas un nigaud et tu n'as pas besoin de me raconter de vieilles légendes que j'ai lues à satiété. Mais où est la vérité?

Ramôse reprit de la bière et regarda distraitement le cerveau qui, en menus fragments, flottait à la surface de l'huile.

– Tu es encore jeune et ardent pour poser de pareilles questions, dit-il en souriant. Ton cœur est enflammé pour parler ainsi. Mon cœur est vieux et cicatrisé, et il ne se tourmente plus pour de vaines questions. Quant à savoir s'il est utile ou non pour l'homme que son corps se conserve éternellement, je ne pourrais le dire, et personne, pas même les prêtres, n'en sait rien. Mais puisqu'on l'a fait et le fera de tous temps, le plus sûr est de respecter la coutume, car ainsi on ne causera aucun dommage. Ce que je sais, c'est que personne encore n'est revenu du pays du Couchant pour raconter ce qui s'y passe. Certains prétendent bien que les Kâ de leurs chers défunts reviennent en rêve près d'eux pour leur donner des conseils, des avertissements ou des enseignements, mais les rêves sont des rêves, et à l'aube il n'en reste rien, ils se sont dissipés. Il est vrai qu'une fois une femme s'est réveillée dans la Maison de la Mort et qu'elle est retournée chez son mari et ses parents, et qu'elle a encore vécu longtemps avant de mourir de nouveau, mais il est probable qu'elle n'était pas vraiment morte et que quelqu'un l'avait envoûtée pour lui voler son corps et le diriger à sa guise, car cela arrive. Cette femme a raconté qu'elle était descendue dans la vallée des morts où il faisait sombre et où des êtres affreux l'avaient pourchassée, entre autres des babouins qui voulaient l'embrasser et des monstres à tête de crocodile qui lui mordillaient les seins, et tout cela a été consigné par écrit dans un document qui est conservé dans le temple et qu'on lit contre payement à ceux qui le désirent. Mais qui peut ajouter foi à des récits de femmes? En tout cas, la mort a eu sur elle pour effet de la rendre bigote jusqu'à la fin de sa vie, elle allait chaque jour dans le temple où elle dissipa en offrandes sa dot et la fortune de son mari, si bien que ses enfants furent ruinés et qu'ils n'eurent plus les moyens de faire embaumer son corps, une fois qu'elle fut vraiment morte. Par contre, le temple lui donna une tombe et fit conserver son corps. On montre encore cette tombe dans la Ville des défunts, comme tu le sais peut-être. Mais à mesure qu'il parlait, je me confirmais dans ma résolution de faire embaumer les corps de mes parents, car je le leur devais, bien que je ne susse plus, depuis que j'habitais dans la Maison de la Mort, s'ils en retireraient du profit ou non. Leur seule joie et le seul espoir de leurs vieux jours avaient été de penser que leurs corps se conserveraient éternellement, et je tenais à ce que leur désir se réalisât. C'est pourquoi, avec l'aide de Ramôse, je les embaumai et les entourai de bandelettes de toile, ce qui m'obligea de rester quarante jours et quarante nuits dans la Maison de la Mort, sinon je n'aurais pas eu le temps de dérober assez pour les traiter correctement. Mais je n'avais pas de tombe pour eux et pas même de cercueil en bois.

C'est pourquoi je les cousis tous les deux dans une peau de bœuf, afin qu'ils vécussent éternellement ensemble.

Rien ne me retenait plus dans la Maison de la Mort, mais j'hésitais à la quitter et mon cœur était angoissé. Ramôse, connaissant l'habileté de mes mains, me demandait de rester auprès de lui, et comme assistant j'aurais pu gagner largement ma vie et voler et vivre sans inquiétude dans les antres de la maison, sans que personne ne sût où j'étais, sans éprouver les chagrins et les tristesses de l'existence. Et pourtant je ne restai pas dans la Maison de la Mort. Pourquoi? je l'ignore, car maintenant que j'étais habitué aux lieux, je m'y trouvais bien et je ne regrettais rien.

C'est pourquoi je me lavai et me purifiai de mon mieux, puis je sortis de la Maison de la Mort, sous les brocards et les railleries des embaumeurs. Ils n'étaient pas mal disposés pour moi, c'était simplement leur façon de se parler entre eux. Ils m'aidèrent à porter la peau de bœuf dans laquelle étaient cousus les corps de mes parents. Mais bien que je me fusse lavé soigneusement, les gens s'écartaient de moi et se bouchaient le nez et témoignaient leur dégoût par des gestes, tellement l'odeur de la Maison de la Mort m'avait imprégné, et personne n'accepta de me passer au-delà du fleuve. C'est pourquoi j'attendis la tombée de la nuit et, sans craindre les gardes, je volai une barque et transportai les corps embaumés de mes parents dans la nécropole.

La Ville des défunts était étroitement surveillée la nuit aussi et je ne trouvai pas une seule tombe où j'aurais pu cacher les corps de mes parents pour qu'ils y vécussent à jamais en jouissant des offrandes apportées aux riches et aux nobles. C'est pourquoi je les emportai dans le désert, et le soleil me brûlait le dos et m'épuisait, si bien que je me crus sur le point de mourir. Mais, mon fardeau sur l'épaule, je m'engageai sur les dangereux sentiers le long des collines, où seuls les pilleurs de tombes osaient s'aventurer, et j'entrai dans la vallée interdite où sont enterrés les pharaons. Les chacals aboyaient et les serpents venimeux du désert sifflaient à ma vue et des scorpions se mouvaient sur les rocs chauds, mais je n'avais pas peur, car mon cœur était endurci à tout risque, et bien que je fusse jeune, j'aurais salué la mort avec joie si elle avait voulu de moi. Je ne savais pas encore que la mort évite les gens qui l'appellent et qu'elle ne frappe que ceux dont le cœur est attaché à la vie. C'est pourquoi les serpents s'écartaient de moi et les scorpions ne m'assaillaient point et la chaleur du soleil n'arrivait pas à m'étouffer. Les gardiens de la vallée interdite furent aveugles et sourds, ils ne me virent pas et n'entendirent pas rouler les cailloux sous mes pieds. Car s'ils m'avaient aperçu, ils m'auraient mis à mort tout de suite, abandonnant mon corps aux chacals. Mais j'arrivais de nuit et ils craignaient peut-être la vallée qu'ils gardaient, car les prêtres avaient ensorcelé et enchanté toutes les tombes royales avec leur magie puissante. En entendant rouler les pierres sur les flancs de la montagne ou en me voyant passer dans la nuit, une peau de bœuf sur l'épaule, ils détournaient probablement la tête et se voilaient la face, pensant que des défunts erraient dans la vallée. En effet, je ne les évitais point, et je n'aurais pu les éviter, puisque j'ignorais l'emplacement de leurs postes, et je ne me cachais pas. La vallée des rois s'ouvrit devant moi, tranquille comme la mort et, dans toute sa désolation, plus majestueuse à mes yeux que les pharaons ne l'avaient été sur leur trône de leur vivant.

Je rôdai toute la nuit dans la vallée à la recherche de la tombe d'un grand pharaon dont la porte avait été cachetée par les prêtres, car parvenu jusqu'ici je ne trouvais rien d'assez bon pour mes parents. Je voulais aussi trouver une tombe dont le pharaon n'était pas monté dans la barque d'Amon depuis trop longtemps, pour que les offrandes fussent encore fraîches et le service irréprochable dans le temple mortuaire au bord du fleuve, car seul le meilleur était assez bon pour mes parents, puisque je ne pouvais pas leur donner une tombe particulière.

Quand la lune se coucha, je creusai une fosse à côté de la porte tombale d'un grand pharaon et j'y enfouis la peau de bœuf où étaient enfermées les dépouilles de mes parents, et je la recouvris de sable. Au loin, dans le désert, les chacals hurlaient, si bien que je sus qu'Anubis errait dans les solitudes et qu'il s'occuperait de mes parents pour les guider durant leur dernier voyage. Et j'étais sûr que devant Osiris mes parents subiraient avec succès le pesage des cœurs même sans avoir un Livre des Morts écrit par les prêtres et farci de mensonges. C'est pourquoi j'éprouvais un intense soulagement en amassant le sable sur la tombe de mes parents. Je savais qu'ils vivraient éternellement à proximité du grand pharaon et qu'ils jouiraient humblement des bonnes offrandes. Dans le pays du Couchant, ils pourraient naviguer dans la cange royale et manger le pain du pharaon et boire ses vins. C'est ce que j'avais obtenu en exposant mon corps aux lances des gardiens de la vallée interdite, mais on ne saurait m'en faire un mérite, car je ne redoutais pas leurs lances, puisque cette nuit la mort m'aurait été plus délicieuse que la myrrhe.

Tandis que je refermais la tombe, ma main heurta un objet dur et ramena un scarabée taillé dans une roche rouge, et dont les yeux étaient des pierres précieuses et qui était couvert de signes sacrés. Alors un tremblement s'empara de moi et mes larmes ruisselèrent dans le sable, car en pleine vallée de la mort je m'imaginais avoir reçu de mes parents un signe indiquant qu'ils étaient apaisés et heureux. C'est ce que je voulais croire, et pourtant je savais que ce scarabée était sûrement tombé du mobilier du pharaon lors de l'enterrement.

La lune se couchait et le ciel prenait une couleur grise. Je me prosternai sur le sable et levai le bras et saluai mon père Senmout et ma mère Kipa. Que leurs corps durent éternellement et que leur vie soit heureuse dans le royaume du Couchant, car c'est seulement pour eux que je voulais croire à l'existence de ce pays. Puis je m'éloignai sans regarder derrière moi. Mais je tenais à la main le scarabée sacré et sa force était grande, car les gardiens ne me virent pas, bien que je les visse lorsqu'ils sortaient de leurs huttes et allumaient les feux pour préparer leur repas. Le scarabée était très puissant, car mon pied ne glissa pas sur le rocher et ni les serpents ni les scorpions ne me touchèrent, bien que je ne portasse plus la peau de bœuf sur mes épaules. Le même soir, j'atteignis la rive du Nil et je bus l'eau du Nil, puis je m'affaissai dans les roseaux et m'endormis. Mes pieds étaient en sang et mes mains étaient écorchées, et le désert m'avait ébloui et mon corps était brûlant et couvert de cloques. Mais je vivais, et la douleur ne m'empêcha pas de dormir, car j'étais très fatigué.

Le matin, je m'éveillai aux cris des canards dans les roseaux. Amon traversait le ciel dans sa barque dorée et le bruit de la ville me parvenait par-dessus le fleuve. Les barques et les navires descendaient le courant avec des voiles propres et les lessiveuses agitaient leurs battoirs et riaient et criaient en travaillant. L'aube était jeune et claire, mais mon cœur était vide et la vie était de la cendre dans mes mains.

Les douleurs de mon corps me causaient de la joie, car elles donnaient un certain sens à mon existence. Jusqu'ici, j'avais eu un but et ma seule tâche avait été d'assurer à mes parents la vie éternelle que je leur avais ravie en les précipitant dans une mort prématurée.

Mon forfait était expié, mais maintenant ma vie n'avait plus de but ni de sens. Je n'avais sur moi qu'un pagne déguenillé, comme celui d'un esclave, mon dos était couvert d'ampoules, et je n'avais pas la moindre piécette de cuivre pour acheter à manger. Si je me déplaçais, je savais que bientôt des gardiens me demanderaient qui j'étais et d'où je venais, et je ne saurais que répondre, car je me figurais que le nom de Sinouhé était maudit et honni à jamais. C'est pourquoi je ne pouvais non plus m'adresser à mes amis, je ne devais pas leur faire partager mon infamie et je ne voulais pas les voir lever les bras en signe de reproche ou me tourner le dos. Je trouvais que j'avais déjà causé assez de scandale.

Telles étaient mes réflexions quand je remarquai qu'un être vivant rôdait autour de moi, mais je ne pus d'abord le prendre pour un homme, tant il avait l'air d'un fantôme de cauchemar. Un trou occupait la place de son nez, et ses oreilles étaient coupées, et sa maigreur était effrayante; en le regardant mieux, je vis que ses mains étaient grosses et noueuses et son corps vigoureux et couvert d'ecchymoses produites par des fardeaux ou des cordes.

Il m'adressa la parole dès qu'il eut remarqué que je l'avais vu, et il me dit:

– Que tiens-tu donc dans ton poing fermé? J'ouvris la main et je lui montrai le scarabée sacré du pharaon, que j'avais trouvé dans le sable, et il dit:

– Donne-le moi, pour qu'il me porte bonheur, car j'ai bien besoin de chance.

Mais je lui répondis:

– Moi aussi je suis pauvre et je ne possède que ce scarabée. Je veux le garder comme talisman, pour qu'il me porte chance. Il dit:

– Bien que je sois pauvre et misérable, je te donnerai une pièce d'argent, et pourtant c'est beaucoup trop pour un simple caillou bigarré. Mais j'ai pitié de ta pauvreté. C'est pourquoi je te donnerai une pièce d'argent.

Il tira une pièce de sa ceinture, mais j'étais fermement résolu à garder le scarabée, car brusquement je m'imaginais qu'il allait m'assurer le succès, et je le dis à l'homme. Alors il reprit avec colère:

– Tu oublies que j'aurais pu t'assassiner pendant que tu dormais, car je t'ai observé longtemps et je me demandais ce que tu tenais si fermement dans ton poing crispé. J'ai attendu ton réveil, mais à présent je regrette de ne pas t'avoir tué pendant ton sommeil, puisque tu es si ingrat.

Je lui répondis en ces termes:

– A ton nez et à tes oreilles, je vois que tu es un criminel et que tu t'es enfui des mines. Si tu m'avais tué pendant que je dormais, tu aurais accompli une bonne action, car je suis solitaire et je ne sais où diriger mes pas. Mais prends garde et sauve-toi, car si les gardes t'aperçoivent ici, ils te saisiront et te pendront aux murs la tête en bas ou te renverront en tout cas aux mines d'où tu t'es sauvé.

Il dit:

– Je pourrais te tuer maintenant encore, si je le voulais, car dans toute ma misère je suis fort. Mais je renonce à le faire pour un morceau de pierre, car nous sommes près de la Ville des défunts, et les gardes pourraient entendre tes cris. Garde donc ton talisman, tu en as peut-être plus besoin que moi. Je me demande aussi d'où tu viens, puisque tu ignores que je n'ai plus à redouter les gardes, parce que je suis libre et non plus esclave. Je pourrais aller en ville, mais je n'y tiens pas, car les enfants ont peur de mon visage.

– Comment un condamné à perpétuité dans les mines pourrait-il être libre? Ton nez et tes oreilles coupées te trahissent, lui dis-je ironiquement, car je m'imaginais qu'il se vantait.

– Je ne me fâche pas de tes paroles, parce que je suis pieux et que je crains les dieux, dit-il. C'est pour cela que je ne t'ai pas tué pendant ton sommeil. Mais ignores-tu vraiment que lors de son couronnement le prince héritier a ordonné de briser tous les liens et de libérer tous les condamnés des mines et des carrières, de sorte que désormais seuls des hommes libres y travaillent pour un salaire?

C'est ainsi que j'appris que le nouveau pharaon était monté sur le trône sous le nom d'Amenhotep IV et qu'il avait libéré tous les esclaves, si bien que les mines et les carrières sur les rivages de la mer orientale s'étaient vidées, ainsi que celles du Sinaï. Car personne en Egypte n'était assez fou pour aller travailler volontairement dans les mines. La grande épouse royale était maintenant la princesse de Mitanni qui jouait aux poupées, et le pharaon était un jouvenceau qui servait un dieu nouveau.

– Son dieu est certainement très remarquable, déclara l'ancien mineur, puisqu'il peut inciter le pharaon à des actes insensés. Car les brigands et les assassins se promènent maintenant en liberté dans les deux royaumes, les mines sont désertées et l'Egypte ne s'enrichit plus. Certes, je suis innocent de tout méfait et j'ai été puni à tort, mais il en fut toujours ainsi et il en sera toujours ainsi. C'est pourquoi il est insensé de libérer des centaines et des milliers de criminels, afin de rendre justice à un seul innocent. Mais c'est l'affaire du pharaon et pas la mienne.

Tout en parlant, il me regardait et me tâtait les mains et les cloques de mon dos. L'odeur de la Maison de la Mort ne l'incommodait point et il avait probablement pitié de ma jeunesse, car il me dit:

– Le soleil t'a brûlé la peau. J'ai de l'huile. Veux-tu que je t'en oigne?

Il me frotta le dos et les bras et les jambes, mais en le faisant il pestait et disait:

– Par Amon, je ne sais vraiment pas pourquoi je te soigne, car je n'en retirerai aucun profit et personne ne m'a soigné quand j'étais battu et meurtri et que je maudissais les dieux pour l'injustice dont j'étais victime.

Je savais que tous les esclaves et les condamnés protestaient de leur innocence, mais cet homme était bon pour moi. C'est pourquoi je voulus lui montrer ma reconnaissance, et j'étais si abandonné que je redoutais de le voir partir et de rester seul avec mon cœur. C'est pourquoi je lui dis:

– Raconte-moi l'injustice dont tu as été victime, afin que je puisse la déplorer avec toi.

Il parla ainsi:

– Le chagrin a été extirpé de moi à coups de trique dès la première année dans la mine. La colère fut plus résistante, car il fallut cinq ans pour m'en débarrasser et pour que mon cœur fût devenu chauve de tout sentiment humain. Mais pourquoi ne pas te raconter toute l'histoire, pour te distraire, car je te fais certainement mal en frottant tes cloques. Sache donc que j'étais un homme libre et que je cultivais la terre et que je possédais une cabane et des bœufs et une femme et de la bière dans ma cruche. Or j'avais pour voisin un homme puissant nommé Anoukis (que son corps pourrisse!). L'œil ne pouvait mesurer ses domaines et son bétail était nombreux comme le sable et mugissait aussi fort que le fracas de la mer, mais malgré cela il convoitait mes modestes biens. C'est pourquoi il me cherchait des querelles et après chaque crue, lorsqu'on remesurait les terres, la borne se rapprochait de ma cabane et je perdais du terrain. Je n'y pouvais rien, car les géomètres l'écoutaient et repoussaient mes doléances parce qu'il leur donnait de beaux cadeaux. Il obstruait aussi mes canaux d'irrigation et empêchait l'eau d'arroser mes champs, si bien que mes bœufs souffraient de la soif et que mes céréales dépérissaient et que la bière s'épuisait dans ma cruche. Mais il faisait la sourde oreille à mes plaintes, il habitait l'hiver à Thèbes dans une belle maison, et l'été il se délassait dans ses vastes domaines, et ses esclaves me donnaient des coups de bâton et excitaient les chiens à mes trousses si j'osais m'approcher.

L'homme au nez coupé poussa un profond soupir et recommença à m'oindre le dos. Puis il reprit son récit:

– Mais je vivrais encore dans ma cabane, si les dieux ne m'avaient pas maudit en me donnant une fille d'une grande beauté. J'avais cinq fils et trois filles, car un pauvre se reproduit vite, et une fois que les enfants furent grands, ils purent me seconder et ils me causèrent bien de la joie, quoiqu'un marchand syrien m'en ait volé un. Mais la plus jeune des filles était belle et dans ma folie je m'en réjouissais, de sorte qu'elle n'avait pas besoin de faire de gros travaux ni de se rôtir la peau aux champs ni de porter l'eau. J'aurais agi plus sagement en lui coupant les cheveux et en lui noircissant le visage, car mon voisin Anoukis la vit et la convoita et dès lors je n'eus plus de tranquillité. Il me cita en justice et jura que mes bœufs avaient foulé ses champs et que mes fils avaient méchamment obstrué ses canaux d'irrigation et lancé des charognes dans ses puits. Il jura aussi que je lui avais emprunté du blé pendant les mauvaises années, et ses esclaves certifièrent l'exactitude de ces plaintes et le juge refusa de m'écouter. Mais le voisin m'aurait laissé mes champs, si je lui avais donné ma fille. Je n'y consentis pas, car j'espérais qu'à cause de sa beauté elle trouverait un époux convenable qui m'entretiendrait aux jours de ma vieillesse et qui serait généreux pour moi. Finalement les esclaves d'Anoukis me tombèrent dessus et je n'avais qu'un bâton, mais l'un d'eux reçut un coup sur la tête et mourut. Alors on me coupa le nez et les oreilles et on m'envoya dans les mines, et ma femme et mes enfants furent vendus pour payer mes dettes, mais la cadette échut à Anoukis qui, après s'être diverti avec elle, la passa à ses esclaves. C'est pourquoi je dis qu'on a commis une injustice en m'envoyant dans les mines. Maintenant qu'au bout de dix ans le pharaon m'a rendu à la liberté, je suis vite allé chez moi, mais la cabane avait été démolie et un troupeau inconnu broutait dans mon pré et ma fille ne voulut pas me reconnaître, mais elle me lança de l'eau chaude dans les jambes. J'ai appris qu'Anoukis est mort et que sa grande tombe est dans la Ville des défunts à Thèbes, avec une grande inscription sur la porte. Je suis venu à Thèbes pour réjouir mon cœur en lisant ce qui est dit dans cette inscription, mais je ne sais pas lire et personne ne me l'a lue.

– Si tu veux, je te la lirai, car je sais lire, lui dis-je.

– Que ton corps se conserve éternellement, dit-il, si tu veux bien me rendre ce service. Car je suis un pauvre homme et je crois tout ce qui est écrit. C'est pourquoi je veux savoir avant de mourir ce qu'on a écrit sur Anoukis.

Il acheva de m'oindre le corps et lava mon pagne dans le fleuve. Nous allâmes ensemble dans la Ville des défunts, et les gardes ne nous arrêtèrent pas. Après avoir marché entre les rangées de tombes, il parvint à un grand tombeau devant lequel étaient déposés de la viande et beaucoup de gâteaux, des fruits et des fleurs. Une jarre de vin scellée était placée devant la porte. L'homme au nez coupé se servit et m'offrit aussi à manger, puis il me demanda de lui lire l'inscription:

– «Moi, Anoukis, j'ai cultivé du blé et planté des arbres et mes récoltes ont été abondantes, car je craignais les dieux et je leur offrais le cinquième de toutes mes récoltes. Le Nil me témoignait sa faveur et dans mes domaines personne ne connut la faim de mon vivant et mes voisins non plus ne connurent point la faim, car j'amenais l'eau dans leurs champs et je leur donnais du blé pendant les années de disette. Je séchais les larmes des orphelins et je ne dépouillais point les veuves, mais je renonçais à toutes mes créances sur elles, si bien que chacun d'un bout à l'autre du pays bénissait mon nom. A quiconque avait perdu un bœuf, moi, Anoukis, j'en donnais un beau. Je m'opposais au déplacement frauduleux des bornes et je n'empêchais pas l'eau de couler sur les champs de mes voisins, car j'étais juste et pieux chaque jour de ma vie. Voilà tout ce que j'ai fait, moi, Anoukis, afin que les dieux me soient propices et qu'ils facilitent mon voyage vers le pays du Couchant.»

L'homme au nez coupé m'avait écouté avec attention et à la fin de ma lecture il pleurait amèrement. Puis il me dit:

– Je suis un pauvre homme et je crois tout ce qui est écrit. Je vois donc qu'Anoukis était un homme pieux et qu'on l'honore après sa mort. Les générations futures liront l'inscription sur la porte de sa tombe et l'honoreront. Mais moi je suis un criminel et un misérable et je n'ai plus ni nez ni oreilles, si bien que chacun voit mon infamie, et lorsque je mourrai, mon corps sera jeté dans le fleuve et je n'existerai plus. Est-ce que tout n'est pas vanité en ce bas monde?

Il brisa le cachet de la jarre et but une rasade. Un gardien s'approcha et le menaça de sa canne, mais l'homme dit:

– Anoukis m'a fait beaucoup de bien durant sa vie. C'est pourquoi je veux honorer sa mémoire en mangeant et buvant devant sa tombe. Mais si tu portes la main sur moi ou sur mon ami, qui est un homme instruit, puisqu'il sait lire les inscriptions, ou si tu appelles à l'aide, sache que nous sommes nombreux dans les roseaux et que nous avons des couteaux et que nous viendrons de nuit te couper la gorge. Mais cela me ferait de la peine, parce que je suis un homme pieux et que je crois aux dieux et que je ne veux causer de tort à personne. C'est pourquoi il vaut mieux que tu nous laisses en paix et fasses semblant de ne pas nous voir. Ce sera bien pour toi.

Il roulait les yeux et il était effrayant à voir dans ses haillons, si bien que le gardien jugea prudent de se retirer. Nous mangeâmes et bûmes près de la tombe d'Anoukis et l'abri à offrandes était frais et ombragé. Après avoir bu, l'homme au nez coupé parla:

– Je comprends maintenant que j'aurais dû céder volontairement ma fille à Anoukis. Peut-être m'aurait-il alors laissé ma cabane et même fait des cadeaux, car ma fille était belle et innocente, alors qu'à présent elle n'est plus qu'une natte usée pour les esclaves d'Anoukis. Je sais maintenant que dans ce monde il n'y a pas d'autre droit que celui du riche et du fort et que la plainte du pauvre ne parvient pas aux oreilles du pharaon.

Il souleva la cruche et rit bruyamment, puis il dit:

– A ta santé, juste Anoukis, et que ton corps se conserve éternellement, car je n'ai aucune envie de te suivre dans le pays du Couchant où toi et tes semblables vous vivez une vie joyeuse avec la permission des dieux. Mais à mon avis il serait équitable que tu continues tes bontés sur la terre et que tu partages avec moi les coupes d'or et les bijoux qui sont dans ta tombe. C'est pourquoi, la nuit prochaine, je vais revenir te saluer, si la lune se cache dans les nuages.

– Que dis-tu, homme? m'écriai-je tout effrayé, et instinctivement je fis de la main le signe sacré d'Amon. Tu ne vas pas te mettre à piller les tombes, car c'est le plus infamant de tous les crimes devant les dieux et devant les hommes.

Mais, sous l'effet du vin, il reprit:

– Tu divagues avec éloquence, mais Anoukis est mon débiteur et je ne suis pas aussi généreux que lui, j'exige ma créance. Si tu veux m'en empêcher, je te briserai la nuque, mais si tu es raisonnable, tu m'aideras, car quatre yeux voient mieux que deux, et ensemble nous pourrons emporter de la tombe le double de ce qu'un homme peut prendre.

– Je ne tiens pas à pendre aux murailles la tête en bas, dis-je tout inquiet.

Mais en réfléchissant, je me dis que ma honte ne serait pas accrue si mes amis me voyaient dans cette posture, et la mort elle-même ne m'effrayait pas.

Quand nous eûmes vidé la jarre, nous la brisâmes et en lançâmes les tessons sur les tombes voisines. Les gardiens ne nous dirent rien, ils nous tournèrent le dos, car ils avaient peur. Pour la nuit, des soldats venaient protéger les tombes dans la Ville des défunts, mais le nouveau pharaon ne leur avait pas donné de cadeaux, comme c'était l'usage après le couronnement. C'est pourquoi ils murmuraient et allumaient des torches et pénétraient par effraction dans les tombes pour les piller, après avoir bu du vin, car il y avait beaucoup de jarres dans les abris à offrandes. Personne ne nous empêcha de forcer la tombe d'Anoukis, de renverser son cercueil et d'emporter des coupes en or et des bijoux autant que nous en pûmes prendre. A l'aube, de nombreux marchands syriens attendaient sur la rive, prêts à acheter les objets volés pour les emporter sur leurs barques. Nous leur vendîmes notre butin et reçûmes de l'or et de l'argent pour près de deux cents deben, et nous le partageâmes entre nous d'après le poids marqué sur l'or et l'argent. Mais le prix que nous avions obtenu n'était qu'une infime fraction de la valeur réelle des objets, et l'or remis en payement n'était pas pur. L'homme au nez coupé était malgré tout au comble de la joie, et il me dit:

– Me voici riche, car vraiment ce métier est plus lucratif que celui de débardeur dans le port ou de porteur d'eau dans les champs.

Mais je lui répondis:

– Tant va la cruche à l'eau qu'elle se brise. C'est pourquoi nous nous séparâmes et un marchand me ramena dans sa barque sur l'autre rive et à Thèbes. Je m'achetai des habits neufs et je bus et mangeai dans un cabaret, car mon corps ne sentait plus la Maison de la Mort. Mais pendant toute la journée, on entendit au-delà du fleuve des sonneries de trompettes et un fracas d'armes. Des chars de guerre parcouraient les allées et les gardes du corps du pharaon transperçaient de leurs lances les soldats pillards et les mineurs affranchis, dont les hurlements parvenaient jusqu'à la ville. Ce soir-là, le mur fut couvert de corps pendus la tête en bas, et l'ordre régna à Thèbes.

Après une nuit passée dans une auberge, je m'approchai de mon ancienne maison et appelai Kaptah. Il arriva en boitant et sa joue était tuméfiée, mais en me voyant il pleura de joie de son seul œil et se jeta à mes pieds en disant:

– O mon maître, te voici, alors que je te croyais déjà mort. Car je me disais que si tu vivais, tu serais certainement revenu me demander encore du cuivre et de l'argent. C'est que si l'on donne une fois, on doit toujours donner. Mais tu ne venais pas, et pourtant je volais pour toi à mon nouveau maître (que son corps se décompose!) autant que je pouvais, ainsi que tu le constates à ma joue et à mon genou qui ont encaissé les coups. Sa mère, ce crocodile (qu'elle se dissolve en poussière!), a menacé de me vendre et j'en suis tout effrayé. C'est pourquoi hâtons-nous de fuir cette maudite maison, toi et moi.

J'hésitais, et il en comprit les motifs, car il ajouta:

– En vérité, j'ai tellement volé que pendant quelque temps je pourrai t'entretenir, ô maître, et lorsque l'argent prendra fin, je travaillerai pour toi, à condition que te me tires des griffes de cette mère crocodile et de son benêt de fils.

– Je suis venu pour te rembourser ma dette, Kaptah, dis-je en lui remettant de l'or et de l'argent, beaucoup plus que la somme qu'il m'avait prêtée. Mais si tu le désires, je puis te racheter à ton maître, afin que tu puisses aller librement où tu voudras.

En sentant dans sa main le poids de l'or et de l'argent, Kaptah fut au comble de la joie et se mit à danser, bien qu'il fût âgé, et il en oublia de boiter. Puis il eut honte de sa conduite et dit:

– En vérité, j'ai versé des pleurs amers après t'avoir donné mon pécule, mais ne m'en veuille pas. Et si tu me rachetais pour me libérer, où irais-je, après avoir été esclave toute ma vie? Sans toi, je suis un chaton aveugle ou un agneau abandonné par sa mère. Et puis, c'est inutile de gaspiller ton précieux argent pour racheter ce qui t'appartient déjà.

Il cligna malicieusement son œil unique et prit un air roué:

– En t'attendant, je me suis informé chaque jour des bateaux en partance. En cet instant, un navire dont l'apparence inspire confiance appareille pour Simyra, et on oserait s'y risquer, après une offrande suffisante aux dieux. Le seul ennui, c'est que je n'ai pas encore trouvé un dieu assez puissant pour remplacer Amon que j'ai renié parce qu'il n'amène que des embêtements. Je me suis informé activement de nombreux dieux et j'ai aussi essayé le nouveau dieu du pharaon, dont le temple vient de se rouvrir et où bien des gens se rendent pour gagner la faveur du roi. Mais on dit que le pharaon affirme que son dieu vit de la vérité, et c'est pourquoi je crains qu'il ne soit un dieu fort compliqué, qui ne me serait guère utile.

Je me rappelai le scarabée que j'avais trouvé et je le tendis à Kaptah en disant:

– Voici un dieu qui est très puissant, bien que de format modeste. Conserve-le soigneusement, car je crois qu'il nous portera bonheur, puisque j'ai déjà de l'or dans ma bourse. Déguise-toi en Syrien et fuis, si tu le désires vraiment, mais ne me reproche rien, si on te rattrape. Puisse ce petit dieu t'aider, car vraiment il vaut mieux épargner notre argent pour payer notre passage jusqu'à Simyra. A Thèbes, en effet, je n'ose plus regarder les gens en face, et pas non plus dans toute l'Egypte. C'est pourquoi je veux partir, puisqu'il me faut bien vivre quelque part, et je ne reviendrai plus jamais à Thèbes. Mais Kaptah dit:

– Il ne faut jurer de rien, ô maître, car de demain nul ne sait rien, et quiconque a bu l'eau du Nil ne peut étancher sa soif avec une autre eau. Mais pour le reste ta décision est sage, et tu feras encore plus sagement de me prendre avec toi, car sans moi tu es comme un enfant incapable de plier ses langes. Je ne sais quel méfait tu as commis, bien que tes yeux se révulsent quand tu en parles, mais tu es encore jeune et tu oublieras. Un acte humain est semblable à une pierre jetée dans la mer. Elle tombe à grand bruit et agite l'eau, mais au bout d'un instant la surface est de nouveau lisse et on ne voit plus trace de la pierre. Il en va de même pour la mémoire. Avec le temps, tout s'oublie, et tu pourras revenir et j'espère qu'alors tu seras assez puissant et assez riche pour me protéger, si par hasard le catalogue des esclaves marrons me causait des difficultés.

– Je pars pour ne jamais revenir, dis-je résolument. Mais au même moment Kaptah fut appelé d'une voix perçante par sa maîtresse. J'allai l'attendre au coin de la rue, et il ne tarda pas à m'y rejoindre avec un panier et un baluchon et en secouant des pièces de cuivre dans la main.

– La mère de tous les crocodiles m'envoie faire des commissions au marché, dit-il tout joyeux. Naturellement, comme d'habitude, elle m'a donné trop peu d'argent, mais ce sera tout de même une petite contribution à la caisse du voyage, car je crois que Simyra est bien loin d'ici.

Il avait dans la corbeille son costume et sa perruque. Nous allâmes sur la rive et il changea de vêtements dans les roseaux et je lui achetai un superbe bâton, comme en ont les serviteurs des grands et les coureurs. Puis nous nous rendîmes au quai de Syrie, et nous y trouvâmes un grand bateau, à trois mâts, avec un hauban épais comme un homme de la poupe à la proue, et le pavillon du départ flottait au mât. Le capitaine était syrien, et il fut heureux d'apprendre que j'étais médecin, car il respectait la médecine égyptienne et beaucoup de ses matelots étaient malades. Le scarabée nous avait réellement porté bonheur, car le capitaine nous inscrivit dans le registre du navire et ne nous demanda rien pour la traversée, mais nous devrions payer nos repas. Dès cet instant, Kaptah honora le scarabée comme un dieu, il l'oignit chaque jour d'un baume précieux et l'emballa dans une étoffe fine.

Le bateau s'éloigna du quai, les esclaves souquèrent ferme, et après un voyage de douze jours on atteignit la frontière des deux royaumes, puis, au bout de douze jours encore, on arriva à un endroit où le fleuve se partage en deux pour se jeter dans la mer, et deux jours plus tard la mer se déployait devant nous. En cours de route, nous avions longé des villes et des temples, vu des champs et des troupeaux, mais la richesse de l'Egypte ne m'avait pas réjoui le cœur, car j'étais impatient de quitter le pays des terres noires. Mais lorsque la mer s'étendit devant nous sans qu'on vît la rive opposée, Kaptah se sentit inquiet et me demanda s'il ne serait pas sage de débarquer et de se rendre par terre à Simyra, bien que ce voyage fût pénible et dangereux à cause des brigands. Son inquiétude augmenta quand les marins et les rameurs s'avisèrent, selon leur habitude, de gémir et de se taillader le visage avec des cailloux acérés, malgré la défense donnée par le capitaine qui ne voulait pas que la vue du sang effrayât ses nombreux passagers. Le nom du bateau était le Dauphin. Le capitaine fit fouetter les rameurs et les marins, mais cela ne diminua point leurs cris et leurs gémissements, si bien que de nombreux passagers se mirent à se lamenter et à sacrifier à leurs dieux. Les Egyptiens invoquaient Amon et les Syriens s'arrachaient la barbe en appelant les Baal de Simyra, de Sidon, de Byblos et des autres villes, selon leur origine.

C'est pourquoi je dis à Kaptah d'offrir un sacrifice à notre dieu, s'il avait peur, et il sortit le scarabée et se prosterna devant lui et lança dans l'eau une piécette d'argent pour apaiser les divinités marines, et ensuite il pleura aussi bien sur lui que sur la piécette perdue. Les marins cessèrent de crier et hissèrent les voiles, le bateau donna de la bande et se mit à rouler, et les rameurs reçurent de la bière et du pain.

Mais dès que le navire commença à rouler, Kaptah changea de couleur et ne cria plus, mais se cramponna au hauban. Au bout d'un instant il me dit d'une voix plaintive que son estomac lui remontait jusqu'aux oreilles et qu'il allait mourir. Il ne m'adressait aucun reproche pour l'avoir attiré dans cette aventure, mais il me pardonnait tout, afin que les dieux lui en fussent reconnaissants et propices, car il avait le faible espoir que l'eau de mer serait assez salée pour conserver son corps, si bien que même noyé il parviendrait dans le pays du Couchant. Mais les marins qui l'avaient entendus se moquèrent de lui et dirent que la mer regorgeait de monstres qui le dévoreraient avant qu'il eût atteint le fond.

Le vent fraîchit et le bateau dansa terriblement et le capitaine gagna le large, perdant la côte de vue. Je commençai moi aussi à m'inquiéter un peu, car je me demandais comment on retrouverait le rivage. Et je cessai de brocarder Kaptah, j'éprouvais un vague vertige et me sentais mal à l'aise. Au bout de quelque temps, Kaptah vomit et s'affaissa sur le pont et son visage devint verdâtre et il ne dit plus rien. Alors je pris peur et, voyant que de nombreux passagers vomissaient et verdissaient et pensaient rendre l'âme, je courus vers le capitaine et lui dis que manifestement les dieux avaient maudit son navire, puisque malgré tout mon savoir médical une terrible épidémie avait éclaté à bord. C'est pourquoi je le conjurais de faire demi-tour et de regagner la côte, pendant que c'était possible, sinon, comme médecin, je ne répondais pas des conséquences. J'ajoutai que la tempête qui sévissait autour de nous et qui secouait le navire au point que les jointures craquaient, était épouvantable, bien que je ne voulusse pas intervenir dans des questions relevant de son métier.

Mais le capitaine me calma et dit pour me rassurer que nous avions seulement un vent excellent pour naviguer, propre à accélérer la traversée, si bien que je ne devais pas railler les dieux en parlant de tempête. Quant à la maladie qui avait éclaté parmi les passagers, telle provenait uniquement du fait qu'ils avaient aussi payé pour la nourriture à bord et qu'ils s'en étaient gobergés à l'excès, ce qui causait un tort considérable i la compagnie syrienne qui possédait le navire. C'est pourquoi, à Simyra, la compagnie avait certainement donné des offrandes aux dieux convenables pour que les passagers rendissent ce qu'ils avaient englouti en trop et qu'ils n'épuisassent pas comme des fauves les modestes provisions du bord.

Cette explication ne me convainquit guère et j'osai demander s'il était bien sûr de retrouver le rivage, maintenant que la nuit tombait. Il m'affirma que sa cabine abritait un bon nombre de divinités qui l'aidaient à trouver la bonne direction aussi bien la nuit que le jour, à condition seulement que les étoiles fussent visibles de nuit ou le soleil de jour. Mais c'était certainement un mensonge, car à ma connaissance il n'existe pas de dieux de ce genre.

C'est pourquoi, désireux de le blaguer un peu, je lui demandai pourquoi je n'étais pas malade comme les autres passagers. Il dit que c'était tout naturel, parce que je payais pour ma nourriture à bord et qu'ainsi je ne causais pas de tort à la compagnie de navigation. Quant à Kaptah, il dit que les esclaves étaient un cas particulier: les uns tombaient malades, les autres pas. Mais il jura par sa barbe que chaque passager serait sain comme un jeune bouc en mettant pied à terre à Simyra, si bien que je n'avais rien à redouter pour ma réputation de médecin. Mais j'eus peine à le croire, en constatant l'état misérable des passagers.

Quant à savoir pourquoi je ne fus pas aussi malade que les autres, je l'ignore, mais cela provient peut-être du fait que sitôt après ma naissance on m'avait confié à une barque de roseau pour descendre le Nil. Je ne vois pas d'autre explication.

Je cherchais à soigner de mon mieux Kaptah et les passagers, mais quand je les touchais ils pestaient contre moi, et Kaptah, lorsque je lui offris de la nourriture pour le fortifier, détourna la tête et lâcha des bruits incongrus comme un hippopotame en train de se soulager le ventre, bien qu'il n'eût rien à évacuer. Jamais encore il n'était arrivé que Kaptah se fût détourné d'un plat, et c'est pourquoi je commençai vraiment à croire qu'il allait mourir, et j'en étais fort affligé, car je m'étais déjà habitué à ses vains bavardages.

La nuit vint et je finis par m'endormir, bien que le roulis et le claquement des voiles et le fracas des vagues contre les flancs du navire fussent terrifiants. Plusieurs jours passèrent, et aucun des passagers ne mourut, certains se remirent même à manger et à se promener sur le pont. Kaptah restait accroupi et ne touchait pas à la nourriture, mais il donnait des signes de vie en implorant l'aide de notre scarabée, ce qui me fit penser que malgré tout il espérait parvenir vivant au port. Le septième jour la côte apparut au loin, et le capitaine me dit avoir navigué au large de Joppe et de Tyr directement vers Simyra, grâce au vent favorable. Mais j'ignore comment il le savait. En tout cas, Simyra se montra le lendemain, et le capitaine donna des offrandes aux dieux de la mer et à ceux de sa cabine. On cargua les voiles, les rameurs plongèrent les avirons dans l'eau et le navire fit son entrée dans le port. Sitôt dans les eaux calmes, Kaptah se leva et jura par le scarabée que jamais plus il ne mettrait le pied sur un navire.

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