Une foule de gens, des nobles et des roturiers, s'étaient massés devant les murailles de la maison d'or, et même le rivage interdit était couvert de barques, bateaux à rames en bois des riches et esquifs de roseau poissé des pauvres. Quand ils nous virent, on entendit dans la foule un long murmure, semblable au bruit lointain des eaux, et de bouche en bouche se répandit la nouvelle que le trépanateur royal était arrivé. Alors les gens levèrent le bras en signe de deuil, les gémissements et les lamentations nous précédèrent dans le palais, car tous savaient qu'aucun pharaon n'avait survécu plus de trois jours à sa trépanation.
De la porte des lys, on nous conduisit dans les appartements royaux, et les hauts dignitaires de la cour étaient à notre service et s'inclinaient jusqu'au sol devant Ptahor et devant moi, parce que nous portions la mort dans nos mains. On nous avait préparé une chambre spéciale pour nous purifier, mais après avoir échangé quelques mots avec le médecin royal, Ptahor leva simplement le bras en signe de deuil et exécuta négligemment les cérémonies de purification. Le feu sacré fut porté derrière nous et, à travers les merveilleux appartements royaux, nous pénétrâmes dans la chambre à coucher.
Le grand pharaon reposait dans son lit sous un baldaquin doré, des dieux formant les piliers du lit le protégeaient, et des lions supportaient la couche. Il était étendu sans aucun des emblèmes de sa puissance, le corps tuméfié et nu, sans connaissance, la tête inclinée de côté, râlant péniblement, tandis que la salive coulait du coin des lèvres. La puissance et la gloire terrestres sont si périssables que le pharaon ne se distinguait en rien de n'importe quel agonisant dans une salle de la Maison de la Vie. Mais sur les parois de la chambre, des chevaux enrubannés continuaient à le tirer dans le chariot royal, sa main puissante bandait l'arc et les lions périssaient sous ses traits. Le rouge, l'or et le bleu brillaient sur les murs, et sur le plancher nageaient des poissons, des canards volaient de leurs ailes rapides et les roseaux se penchaient dans le vent.
Nous nous inclinâmes profondément devant le pharaon mourant, et chacun se rendit compte que tout l'art de Ptahor était vain. Mais de tout temps le pharaon a été trépané à ses derniers instants, s'il n'est pas mort d'une mort naturelle, et cette fois aussi il fallait procéder au rite. J'ouvris la boîte d'ébène, je nettoyai encore une fois les instruments au feu, et je tendis à Ptahor le couteau de silex. Le médecin du roi avait déjà rasé le crâne, si bien que Ptahor ordonna à l'homme hémostatique de s'asseoir sur le lit et de prendre la tête du pharaon sur ses genoux.
Alors la grande épouse royale Tii s'approcha du lit et dit:
– Non.
Jusqu'ici elle s'était tenue contre le mur, les bras levés en signe de deuil et immobile comme une statue. Derrière elle on voyait le jeune héritier et sa sœur Baketamon, mais je n'avais pas encore osé lever les yeux sur eux. Maintenant, à la faveur de la confusion, je les reconnus d'après leurs portraits dans les temples. L'héritier avait mon âge, mais il était plus grand que moi. Il tenait droite sa tête au menton proéminent, les yeux fermés. Ses membres étaient maladivement débiles, ses paupières et les muscles de ses joues frémissaient. La princesse Baketamon avait de beaux traits nobles et de longs yeux ovales. Sa bouche et ses joues étaient peintes en rouge, elle était vêtue de lin royal, si bien que ses membres transparaissaient comme ceux des déesses. Mais plus imposante qu'eux était l'épouse royale Tii, bien qu'elle fût petite et corpulente. Son teint était très foncé, les pommettes étaient larges et saillantes. On disait qu'elle avait été une simple femme du peuple et qu'elle avait du sang nègre, mais je ne puis l'affirmer. Tout ce que je sais, c'est que, quoique dans les inscriptions les titres de ses parents ne soient pas indiqués, elle avait des yeux réfléchis, intrépides et perçants, et que toute son allure était majestueuse. Quand elle leva la main et regarda l'esclave hémostatique, celui-ci ne fut plus que poussière devant ses larges pieds brun foncé. Je la compris, car l'homme n'était qu'un vulgaire bouvier qui ne savait ni lire ni écrire. Il avait la nuque voûtée, les bras ballants, la bouche bêtement ouverte et une expression stupide. Il n'avait ni talent ni mérite, mais il possédait le don d'arrêter le sang par sa simple présence, et c'est pourquoi on l'avait enlevé à sa charrue et à ses bœufs pour l'engager au service du temple. En dépit de toutes les purifications, il répandait sans cesse une odeur de fumier, et il était incapable de dire d'où lui venait son don. Ce n'était pas un art ni même un exercice de la volonté. Ce don était en lui comme une pierre précieuse repose dans la gangue, on ne pouvait l'acquérir par l'étude ni par un exercice spirituel.
– Je ne permets pas qu'il touche à un être divin, dit la grande reine. C'est moi qui tiendrai la tête du dieu, s'il le faut.
Ptahor protesta en relevant que l'opération était sanglante et désagréable à voir. Malgré cela, l'épouse royale prit place au bord du lit et souleva très doucement la tête de son époux mourant, sans s'inquiéter de la salive qui coulait sur ses mains.
– Il est à moi, dit-elle encore. Que personne d'autre ne le touche. C'est sur mes genoux qu'il entrera dans le royaume de la mort.
– Lui, le dieu, montera dans la barque du soleil son père et gagnera directement le pays des bienheureux, dit Ptahor qui, de son couteau de silex, fendit le cuir chevelu. Il est issu du soleil et il y retournera et son nom sera célébré par tous les peuples d'éternité en éternité. Au nom de Seth et de tous les diables, que fait donc notre hémostatique?
Il se proposait de bavarder simplement pour détourner l'attention de l'épouse royale, comme un médecin qui parle à son malade en lui faisant mal. La dernière phrase, dite à mi-voix, s'adressait à l'homme qui restait appuyé contre la porte, le regard tout endormi, alors que le sang commençait à couler sur les genoux de l'épouse royale qui tressaillit et qui pâlit. L'homme eut un sursaut, il pensait peut-être à ses bœufs et à ses canaux d'irrigation, mais soudain il se rappela ses fonctions, il s'approcha et regarda le pharaon les bras levés. Le sang cessa aussitôt de couler, et je pus laver et nettoyer la tête.
– Pardon, madame, dit Ptahor en prenant le foret. Oui, dans le soleil, tout droit vers son père dans une barque dorée, qu'Amon le bénisse.
Tout en parlant, avec des gestes rapides et habiles, il tournait entre ses mains le foret qui s'enfonçait en grinçant dans l'os. Alors l'héritier ouvrit les yeux, s'avança d'un pas et dit, le visage tout tremblant:
– Ce n'est pas Amon, mais Rê-Herakhti qui le bénira, et Aton est sa manifestation.
Je levai la main respectueusement, bien que je ne susse pas de quoi il parlait, car qui peut se vanter de connaître tous les mille dieux de l'Egypte? Surtout pas un prêtre d'Amon qui a déjà fort à faire avec les saintes triades et ennéades.
– Mais oui, Aton, murmura Ptahor placidement. Pourquoi pas Aton, j'ai eu un lapsus.
Il reprit le couteau de silex et le marteau à manche d'ébène, puis, à petits coups, il détacha l'os.
– C'est vrai, j'avais oublié que dans sa sagesse divine il avait érigé un temple à Aton. C'était peu après la naissance du prince, n'est-ce pas, belle Tii? Bien, bien, encore un petit instant.
Il jeta un regard soucieux sur le prince qui, debout près du lit, serrait les poings et sanglotait.
– En somme, une petite goutte de vin raffermirait la main et ne ferait pas de mal au prince non plus. A cette occasion il vaudrait la peine de briser le cachet d'une amphore royale. Hop!
Je lui tendis les pinces et il enleva le morceau d'os, si bien que la tête oscilla sur les genoux de la reine.
– Un peu de lumière, Sinouhé.
Ptahor soupira, car le pire était passé. Je soupirai aussi instinctivement, et le même sentiment de soulagement sembla se répandre aussi sur le visage du pharaon évanoui, car il bougea les membres, la respiration se calma et il sombra dans une inconscience plus profonde. A la lumière, Ptahor examina un instant le cerveau royal dont la matière était d'un beau gris et palpitait.
– Hum! fit Ptahor d'un air absorbé. Ce qui est fait est fait. C'est à Aton de pourvoir au reste, car c'est l'affaire des dieux et non des hommes.
Légèrement et prudemment il remit en place le morceau d'os, boucha la fente avec une pommade et replaça la peau, puis il pansa la plaie. L'épouse royale posa la tête sur le coussin en bois richement taillé et regarda Ptahor. Le sang avait séché sur ses genoux, mais elle ne s'en souciait pas. Ptahor croisa son regard impavide sans s'incliner et dit à voix basse:
– Il vivra jusqu'au lever du jour, si son dieu le permet.
Puis il leva le bras en signe de deuil et je fis comme lui. Ensuite je lavai et nettoyai les instruments à la flamme et les remis dans la boîte d'ébène.
– Ton cadeau sera important, dit la grande reine qui, d'un geste de la main, nous autorisa à nous retirer.
On nous avait servi un repas dans une salle du palais et Ptahor vit avec joie de nombreuses jarres de vin le long de la paroi. Il en fit ouvrir une après en avoir bien examiné le cachet, et les esclaves nous versèrent de l'eau sur les mains.
Resté seul avec Ptahor, j'osai le questionner sur Aton, car j'ignorais vraiment qu'Amenhotep III avait fait construire un temple à ce dieu. Ptahor m'expliqua que Rê-Herakhti était le dieu familial des Amenhotep, parce que le plus grand des rois guerriers, le premier Thotmès, avait eu dans le désert, près du sphinx, un rêve durant lequel ce dieu lui apparut et lui prédit qu'un jour il porterait la couronne des deux royaumes, ce qui semblait incroyable à ce moment, car il y avait de nombreux héritiers avant lui. Dans les jours de sa folle jeunesse, Ptahor avait lui-même vu entre les pattes du sphinx le temple élevé en souvenir du rêve de Thotmès et la table où était racontée l'apparition. Dès lors, la famille avait honoré Rê-Herakhti qui habitait à Héliopolis et dont la forme d'apparition était Aton. Cet Aton était un antique dieu, plus ancien qu'Amon, mais oublié jusqu'au jour où la grande épouse royale avait mis au monde un fils après avoir été implorer Aton à Héliopolis. C'est pourquoi on avait érigé un temple à ce dieu à Thèbes aussi, bien qu'on n'y vît guère que les membres de la famille royale, et Aton y était figuré par un taureau portant un soleil sur ses cornes et Horus aussi y était représenté sous la forme d'un faucon.
– C'est ainsi que le prince héritier est le fils céleste de cet Aton, dit Ptahor qui prit une rasade. L'épouse royale eut sa vision dans le temple Rê-Herakhti et mit au monde un fils. Elle en ramena aussi un prêtre très ambitieux qui avait su gagner sa faveur. Il s'appelle Aï et c'est sa femme qui fut la nourrice du prince. Il a une fille dont le nom est Nefertiti et qui a sucé le même lait que l'héritier du trône et joué avec lui comme une sœur, aussi peux-tu imaginer ce qui va arriver. Ptahor reprit du vin, soupira et dit:
– Ah, rien n'est plus agréable à un vieillard que de boire du bon vin et de bavarder de ce qui ne le regarde pas. Sinouhé, mon fils, si tu savais combien de secrets sont enfouis derrière le front d'un vieux trépanateur! On y trouverait même des secrets royaux, et bien des gens se demandent pourquoi les garçons ne sont jamais nés vivants dans le gynécée du palais, car c'est contraire à toutes les lois de la médecine. Et pourtant le souverain actuellement trépané ne crachait pas dans son verre aux jours de sa force et de sa joie. Il fut un grand chasseur qui abattit mille lions et cinq cents buffles; mais combien de filles culbuta-t-il à l'ombre de son baldaquin, cela même le gardien du harem n'arriverait pas à le dire, et pourtant il n'eut qu'un fils avec la seule Tii.
Je me sentis inquiet, car j'avais aussi bu du vin. C'est pourquoi je soupirai en regardant la pierre verte à mon doigt. Mais Ptahor poursuivait implacablement:
– Il trouva sa grande épouse royale au cours d'une partie de chasse. On dit qu'elle était la fille d'un oiseleur dans les roseaux du Nil, mais le roi l'éleva à ses côtés à cause de sa sagesse et honora aussi ses parents indignes dont il remplit la tombe de cadeaux précieux. Tii n'avait rien à objecter aux frasques de son époux, tant que les femmes du harem ne mettaient au monde que des filles. Et sur ce point, elle fut favorisée par une chance merveilleuse. Mais si l'homme qui repose là-bas tenait le sceptre et le fouet, c'est la grande épouse royale qui dirigeait la main et le bras. Lorsque pour des raisons politiques le roi épousa la fille du roi de Mitanni pour éviter à jamais les guerres avec le pays des rivières qui coulent vers le haut, Tii réussit à lui faire croire que la princesse avait un sabot de chèvre à l'endroit que vise le membre de l'homme et qu'elle puait le bouc, à ce qu'on disait, et cette princesse finit par sombrer dans la folie.
Ptahor me jeta un coup d'oeil et ajouta précipitamment:
– Sinouhé, n'accorde jamais créance à ces racontars, car ils ont été inventés par des gens malveillants et chacun connaît la douceur et la sagesse de la grande épouse royale et sait qu'elle est habile à s'entourer d'hommes capables. C'est sûr.
Et Ptahor me dit:
– Conduis-moi, Sinouhé mon fils, car je suis déjà vieux et mes jambes sont faibles.
Je le menai dehors, la nuit était tombée et à l'est l'éclat des lumières de Thèbes jetait dans le ciel une lueur rouge. J'avais bu du vin et je sentais de nouveau dans mon sang la passion de Thèbes, tandis que les fleurs embaumaient et que les étoiles scintillaient au-dessus de ma tête.
– Ptahor, j'ai soif d'amour, quand le reflet des lumières de Thèbes embrase le ciel nocturne.
– L'amour n'excite pas. L'homme est triste s'il n'a pas de femme avec qui coucher. Mais quand il a couché avec une femme, il est encore plus triste qu'avant. C'est ainsi et ce sera toujours ainsi.
– Pourquoi?
– Les dieux mêmes ne le savent pas. Ne me parle pas d'amour, sinon je te percerai le crâne. Je le ferai gratuitement et sans la moindre rétribution, car ainsi je t'épargnerai bien des chagrins.
Je jugeai alors opportun de remplir l'office d'un esclave: je le pris dans mes bras et le portai dans la chambre qui nous était destinée. Il était si petit et si vieux que je pus le porter sans haleter. Dès qu'il fut sur son lit, il s'endormit après avoir en vain cherché une coupe près de lui. Je le couvris soigneusement, car la nuit était fraîche, et je retournai vers les plates-bandes de fleurs, car j'étais jeune et la jeunesse n'a pas besoin de sommeil la nuit où meurt un roi.
Les voix basses des gens massés pour la nuit au pied des murailles du palais me parvenaient comme le bruit du vent dans une lointaine jonchaie.
Je veillais sur la terrasse fleurie, tandis que les lumières de Thèbes rougeoyaient dans le ciel oriental, et je songeais à des yeux qui étaient verts comme le Nil sous le soleil estival, quand je constatai que je n'étais pas seul.
La lune était mince et la lumière des étoiles faible et tremblante, si bien que ne savais pas si c'était un homme ou une femme qui s'approchait de moi. Mais quelqu'un venait et cherchait à voir mon visage pour me reconnaître. Je bougeai, et l'inconnu dit d'une voix enfantine et impérieuse à la fois:
– Est-ce toi, solitaire?
Alors je reconnus à sa voix et à son corps frêle l'héritier du trône; je m'inclinai jusqu'à terre devant lui sans oser ouvrir la bouche. Mais il me poussa du pied avec impatience et dit:
– Lève-toi et ne fais pas l'imbécile. Personne ne nous voit et tu n'as pas besoin de te prosterner devant moi. Réserve tes hommages au dieu dont je suis le fils, car il y a un seul dieu et tous les autres sont ses formes d'apparition. Ne le sais-tu pas?
Sans attendre ma réponse, il reprit après un instant de réflexion:
– Tous les dieux sauf peut-être Amon qui est un faux dieu.
Je fis de la main un geste de réprobation et je dis «Oh!» pour montrer que je redoutais pareils propos.
– C'est bon, dit-il. Je t'ai vu près de mon père, quand tu tendais le couteau et le marteau à ce vieux fou de Ptahor. C'est pourquoi je t'ai nommé le Solitaire. Mais ma mère a donné à Ptahor le nom de Vieux Singe. Ce seront vos noms, si vous devez mourir avant de quitter le palais. Mais c'est moi qui ai trouvé le tien.
Je me dis qu'il était vraiment malade et dérangé pour proférer de telles insanités; mais Ptahor aussi m'avait dit que nous devrions périr si le pharaon mourait. C'est pourquoi mes cheveux commencèrent à me chatouiller et je levai le bras, car je ne désirais pas mourir.
L'héritier respirait irrégulièrement à côté de moi; il agitait les bras et parlait avec excitation.
– Je suis inquiet, je voudrais être ailleurs qu'ici.
Mon dieu va m'apparaître, je le sais, mais je le redoute. Reste avec moi, Solitaire, car le dieu me broiera le corps avec sa force, et ma langue sera malade, quand il me sera apparu.
Je fus pris d'un tremblement, car je croyais qu'il délirait. Mais il me dit d'un ton impérieux:
– Viens!
Je le suivis. Il me fit descendre de la terrasse et longer le lac royal, tandis que les murmures de la foule en deuil nous parvenaient comme un lugubre bruissement. Nous dépassâmes les écuries et les chenils, et nous sortîmes par la porte de service sans être retenus par les gardiens. J'avais peur, car Ptahor avait dit que nous ne devions pas quitter le palais avant la mort du roi; mais je ne pouvais résister à l'héritier.
Il marchait le corps tendu, à pas rapides et glissants, si bien que je peinais à le suivre. Il n'avait qu'un pagne et la lune éclairait sa peau blanche et ses cuisses minces qui ressemblaient à celles d'une femme. La lune éclairait ses oreilles décollées et son visage excité et souffrant, comme s'il avait poursuivi une vision invisible à autrui.
Parvenu sur la rive, il me dit:
– Prenons une barque. Je dois aller vers le levant à la rencontre de mon père.
Il monta dans la première barque venue et je le suivis; nous traversâmes le fleuve sans que personne ne nous en empêchât, bien que nous eussions volé la barque. La nuit était inquiète, de nombreuses barques sillonnaient le fleuve, et devant nous l'éclat des lumières de Thèbes rougissait le ciel avec une splendeur accrue. A peine débarqué, il abandonna la barque à son sort et se mit à marcher droit devant lui, sans regarder en arrière, comme s'il avait déjà maintes fois accompli ce trajet. Ne pouvant faire autrement, je le suivais en tremblant.
Il marchait à vive allure, et j'admirais la résistance de son corps frêle, car bien que la nuit fût froide, la sueur me coulait dans le dos. La position des étoiles changea et la lune baissa, mais il continuait à marcher et nous quittâmes la vallée pour une solitude stérile, et Thèbes disparut au loin, tandis que les trois montagnes orientales, gardiennes de Thèbes, se détachaient en noir sur le ciel. Je me demandais où et comment je trouverais une chaise à porteur pour rentrer, car je pensais qu'il n'aurait plus la force de revenir à pied.
Il finit par s'asseoir sur le sable en haletant et dit d'un ton craintif:
– Tiens-moi les mains, Sinouhé, car mes mains tremblent et mon cœur bat. L'instant approche, car le monde est désert et il n'y a plus au monde que toi et moi, mais tu ne pourras me suivre où je vais. Et pourtant je ne veux pas rester seul.
Je le pris par les poignets et je sentis que tout son corps frémissait et était couvert d'une sueur froide. Le monde était désert autour de nous, et quelque part au loin un chacal se mit à glapir à la mort. Les étoiles pâlissaient très lentement et l'air ambiant devenait gris comme la mort. Soudain l'héritier dégagea violemment ses mains, il se dressa et leva le visage vers les collines de l'est.
– Le dieu vient! dit-il à voix basse. Et son visage prit un éclat maladif.
– Le dieu vient! cria-t-il dans le désert.
Et la lumière jaillit autour de nous, embrasant et dorant les montagnes. Le soleil se leva. Alors le jeune homme poussa un cri et s'affaissa évanoui. Mais ses membres s'agitaient encore, la bouche s'ouvrait et les pieds battaient le sable. Je n'avais plus peur, car j'avais déjà entendu de pareils cris dans la Maison de la Vie et je savais ce qu'il fallait faire. Je n'avais pas de morceau de bois à lui placer entre les dents, mais je déchirai mon pagne et le mis dans sa bouche, puis je lui massai les membres. Je savais qu'il serait malade et confus en reprenant ses esprits, et je regardais autour de moi où je trouverais de l'aide. Mais Thèbes était loin et je n'aperçus pas la moindre cabane dans le voisinage.
Au même instant, un faucon vola près de moi en criant. Il avait l'air de sortir tout droit des rayons brillants du soleil et il décrivit un grand cercle au-dessus de nous. Puis il descendit, comme s'il avait voulu se poser sur le front de l'héritier. Je fus tellement saisi que je fis instinctivement le signe sacré d'Amon. Peut-être que le prince avait songé à Horus en parlant de son dieu, et celui-ci nous apparaissait sous l'aspect d'un faucon. Le prince gémissait, je me penchai sur lui pour le soigner. Quand je relevai la tête, je vis que l'oiseau s'était mué en un jeune homme, qui se tenait devant moi, beau comme un dieu dans le rayonnement du soleil. Il avait une lance à la main et sur les épaules la veste grossière des pauvres. Je ne croyais vraiment pas aux dieux, mais pour toute sûreté je me prosternai devant lui.
– Qu'y a-t-il? demanda-t-il dans le dialecte du bas pays en montrant l'héritier. Est-il malade?
J'eus honte et je me mis sur mes genoux en le saluant.
– Si tu es un bandit, ton butin sera maigre, mais ce jeune homme est malade, et les dieux te béniront peut-être si tu nous aides.
Il poussa un cri violent, et aussitôt un faucon tomba du ciel pour se poser sur ses épaules. Je me dis qu'il valait mieux être prudent, pour le cas où tout de même il serait un dieu, voire un dieu mineur. C'est pourquoi je lui parlai avec un certain respect et je lui demandai poliment qui il était, d'où il venait et où il allait.
– Je suis Horemheb, le fils du faucon, dit-il fièrement. Mes parents sont de simples fromagers, mais on m'a prédit dès ma naissance que je commanderais à beaucoup de gens. Le faucon volait devant moi, c'est pourquoi je suis venu ici, n'ayant point trouvé de gîte en ville. Les habitants de Thèbes redoutent la lance après la tombée de la nuit. Mais je me propose de m'engager comme soldat, car on dit que le pharaon est malade et je pense qu'il a besoin de bras solides pour le protéger.
Son corps était beau comme celui d'un jeune lion et son regard perçait comme une flèche ailée. Je pensai avec une certaine envie que mainte femme lui dirait: «Beau garçon, ne veux-tu pas me réjouir dans ma solitude?»
L'héritier du trône laissa échapper un gémissement, il se passa la main sur le visage et bougea les pieds. J'ôtai le bâillon de sa bouche et j'aurais bien voulu avoir de l'eau pour le restaurer. Horemheb l'observait avec curiosité et il demanda froidement:
– Va-t-il mourir?
– Non, il ne mourra pas, dis-je avec impatience. Il souffre du mal sacré.
Horemheb me regarda et serra sa lance.
– Tu n'as pas à me mépriser, dit-il, bien que je marche nu-pieds et que je sois encore pauvre. Je sais écrire convenablement et lire les inscriptions, et je commanderai à beaucoup de gens. Quel dieu est entré en lui?
C'est que le peuple croit qu'un dieu parle par la bouche des épileptiques.
– Il a un dieu particulier, dis-je. Je crois qu'il est un peu fou. Quand il aura repris ses esprits, tu m'aideras à le porter en ville où on trouvera une litière pour le mener chez lui.
– Il a froid, dit Horemheb qui ôta sa veste pour en couvrir l'héritier. Les aubes de Thèbes sont froides, mais mon sang me réchauffe. En outre, je connais de nombreux dieux et je pourrais t'en citer un grand nombre qui m'ont été propices. Mais mon dieu particulier est Horus. Ce garçon est certainement un enfant de riches, car sa peau est blanche et fine, et il n'a jamais travaillé de ses mains. Et toi, qui es-tu?
Il parlait beaucoup et avec vivacité, car il était un pauvre garçon qui avait fait un grand trajet pour arriver à Thèbes et qui avait en cours de route éprouvé bien des mécomptes et des avanies.
– Je suis médecin. J'ai aussi été ordonné prêtre du premier degré dans le grand temple d'Amon à Thèbes.
– Tu l'as certainement amené dans le désert pour le guérir, déclara Horemheb. Mais tu aurais dû l'habiller davantage. Ce n'est pas que je veuille critiquer, ajouta-t-il aussitôt.
Le sable rouge luisait à la lumière du soleil levant, la pointe de la lance rougeoyait, et le faucon décrivait de larges orbes au-dessus de la tête du jeune homme. L'héritier du trône se mit sur son séant, ses dents claquaient, il gémissait doucement et regardait autour de lui avec étonnement.
– Je l'ai vu, dit-il. Cet instant est comme un siècle, je n'avais plus d'âge et il a tendu mille mains bénissantes sur ma tête et chaque main me donnait un gage de vie éternelle. Ne croirais-je pas?
– J'espère que tu ne t'es pas mordu la langue, dis-je plein de souci. J'ai essayé de te soigner, mais je n'avais pas de morceau de bois à te glisser entre les dents.
Mais ma voix n'était qu'un bourdonnement de moustique dans ses oreilles. Il regardait Horemheb, ses yeux brillèrent et s'écarquillèrent, et il était beau avec son sourire étonné.
– Est-ce toi qu'Aton, l'unique, a envoyé? demanda-t-il d'un air surpris.
– Un faucon a volé devant moi et j'ai suivi mon faucon, dit Horemheb. C'est pourquoi je suis ici, je ne sais rien d'autre.
Mais l'héritier vit la lance et son visage s'assombrit.
– Tu as une lance, dit-il d'un ton de reproche. Horemheb montra sa lance.
– Le manche en est d'un bois excellent, dit-il. Sa pointe de cuivre a soif de boire le sang des ennemis du pharaon, ma lance a soif, et son nom est Egorgeuse.
– Pas de sang, dit l'héritier. Aton a horreur du sang. Il n'y a rien de plus affreux que le sang répandu.
Bien que j'eusse vu comment l'héritier fermait les yeux pendant que Ptahor trépanait son père, je ne savais pas encore qu'il était de ces gens que la vue du sang rend malades jusqu'à causer un évanouissement.
– Le sang purifie les peuples et les rend forts, affirma Horemheb. C'est le sang qui engraisse les dieux et leur assure la santé. Tant qu'il y aura des guerres, le sang devra couler.
– Il n'y aura plus jamais de guerre, dit l'héritier.
– Cet enfant est toqué, dit Horemheb. Il y a toujours eu des guerres, et il y en aura toujours, car les peuples doivent mettre leurs forces à l'épreuve pour vivre.
– Tous les peuples sont ses enfants, toutes les langues et toutes les couleurs, la terre rouge et la terre noire, dit le prince en regardant le soleil. Je dresserai son temple dans tous les pays et j'enverrai aux rois le symbole de vie, car je le vois, je suis né de lui et je retournerai à lui.
– Il est vraiment fou, dit Horemheb en secouant la tête. Je comprends qu'il ait besoin de soins.
– Son dieu vient de lui apparaître, dis-je gravement pour mettre Horemheb en garde, car déjà il me plaisait. Le haut mal lui a fait voir un dieu, et nous ne sommes pas compétents pour discuter ce que le dieu lui a dit. Chacun fait son salut à sa manière.
– Moi je crois à ma lance et à mon faucon, dit Horemheb.
Mais l'héritier leva la main pour saluer le soleil, et son visage redevint beau et brillant, comme s'il contemplait un autre monde que le nôtre. Après l'avoir laissé prier à sa convenance, nous l'entraînâmes vers la ville sans qu'il résistât. L'accès de maladie l'avait épuisé, il avait de la peine à marcher. C'est pourquoi nous le portâmes entre nous, précédés par le faucon.
Parvenu à la lisière des champs cultivés, jusqu'où s'étendaient les canaux d'irrigation, nous vîmes qu'une litière royale nous attendait. Les esclaves s'étaient étendus sur le sol, et un prêtre imposant s'avança à notre rencontre. Il avait la tête rasée, ses traits sombres étaient fort beaux. Je mis les mains à la hauteur de mes genoux devant lui, car j'avais deviné qu'il était le prêtre de Rê-Herakhti dont Ptahor m'avait parlé. Mais il ne s'occupa pas de moi. Il se prosterna devant l'héritier et le salua du nom de roi. C'est ainsi que je sus que le pharaon Amenhotep III était mort. Les esclaves s'empressèrent autour du nouveau roi, on lui lava les membres, on le massa et l'oignit, on le vêtit de lin royal et on plaça sur sa tête une coiffure royale.
Sur ces entrefaites, Aï m'adressa la parole:
– A-t-il rencontré son dieu, Sinouhé?
– Il a rencontré son dieu, répondis-je. Mais j'ai veillé sur lui, pour qu'il ne lui arrive rien de mal. Comment sais-tu mon nom?
Il sourit et dit:
– C'est mon devoir de savoir tout ce qui se passe dans le palais, jusqu'à ce que mon temps soit venu. Je connais ton nom et je sais que tu es médecin. C'est pourquoi je l'ai confié à ta garde. Je sais aussi que tu es prêtre d'Amon et que tu lui as prêté serment.
Il dit ces derniers mots avec une menace dans la voix, mais je levai le bras en disant:
– Que signifie un serment à Amon?
– Tu as raison, dit-il, et tu n'as pas besoin de te repentir. Sache donc qu'il devient inquiet quand le dieu s'approche de lui. Rien ne peut le retenir alors et il ne permet pas aux gardiens de le suivre. Vous avez néanmoins été en sécurité toute la nuit, aucun danger ne vous a menacés, et tu vois qu'une litière l'attend. Mais qui est ce lancier?
Il montra Horemheb qui, un peu à l'écart, éprouvait le fer de sa lance, son faucon sur l'épaule.
– Il vaudrait peut-être mieux le faire périr, car il n'est pas bon que les secrets des pharaons soient trop connus.
– Il a couvert le pharaon de sa veste, car il faisait froid, dis-je. Il est prêt à brandir sa lance contre les ennemis du pharaon. Je crois que tu auras plus de profit de lui vivant que mort, prêtre Aï.
Alors Aï lui lança nonchalamment un bracelet d'or en disant:
– Viens me voir un jour dans la maison dorée, lancier.
Mais Horemheb laissa le bracelet tomber à ses pieds dans le sable et jeta à Aï un regard de défi:
– Je ne reçois d'ordres que du pharaon, dit-il. Si je ne me trompe, le pharaon est celui qui porte la couronne. Mon faucon m'a conduit vers lui, c'est un signe suffisant.
Aï ne se fâcha pas.
– L'or est précieux et on en a toujours besoin, dit-il en ramassant le bracelet qu'il se remit au poignet. Incline-toi devant ton pharaon, mais dépose ta lance en sa présence.
L'héritier s'approcha de nous. Son visage était pâle et tiré, mais il y subsistait un éclat étrange qui réchauffait le cœur.
– Suivez-moi, dit-il, suivez-moi tous sur la voie nouvelle, car la vérité m'a été révélée.
Nous le suivîmes vers la litière, mais Horemheb bougonna pour lui:
– La vérité est dans la lance.
Il consentit tout de même à remettre son arme au coureur, et nous pûmes nous asseoir sur le timon, quand la litière fut emportée. Les porteurs se mirent à trotter, une cange attendait sur la rive, et nous regagnâmes le palais comme nous l'avions quitté, sans attirer l'attention, bien que la foule grouillât autour du palais.
On nous admit dans l'appartement de l'héritier qui nous montra de grands vases Crétois sur lesquels étaient peints des poissons et des animaux. J'aurais bien voulu que Thotmès pût les admirer, car ils prouvaient que l'art pouvait être autre chose qu'en Egypte. Maintenant qu'il était remis et calmé, l'héritier se comportait et parlait comme un jeune homme raisonnable, sans exiger de nous une politesse exagérée ni des marques de respect. Bientôt on annonça que la grande épouse royale allait venir rendre ses hommages et il prit congé de nous, en promettant de ne pas nous oublier. Une fois dehors, Horemheb me regarda tout déconcerté:
– Je suis bien ennuyé, dit-il, je ne sais où aller.
– Reste tranquillement ici. Il a promis de ne pas t'oublier. C'est pourquoi il est bon que tu sois à portée quand il se souviendra de toi. Les dieux sont capricieux et oublient vite.
– Je devrais rester ici dans cet essaim de mouches? dit-il en montrant les courtisans qui s'affairaient aux portes conduisant aux appartements royaux. Non, je suis inquiet, reprit-il d'un air sombre. Que va devenir l'Egypte avec un pharaon qui a peur du sang et pour qui tous les peuples, quelles que soient leurs langues et leur couleur, sont égaux? Je suis né soldat et mon bon sens de soldat me dit que c'est fâcheux pour les soldats. En tout cas, je vais aller reprendre ma lance, le coureur l'a gardée.
Nous nous séparâmes après que je l'eus invité à me demander à la Maison de la Vie, s'il avait besoin d'un ami.
Ptahor m'attendait dans notre chambre, les yeux rouges et de méchante humeur.
– Tu étais absent quand le pharaon a rendu l'âme à l'aube. Tu étais absent et je dormais, de sorte qu'aucun de nous n'a vu comment son âme sous la forme d'un oiseau lui est sortie par le nez pour voler tout droit vers le soleil. De nombreux témoins le certifient. Moi aussi, j'aurais bien voulu être présent, car j'aime ces miracles, mais tu étais absent et tu ne m'as pas réveillé. Avec quelle fille as-tu passé la nuit?
Je lui racontai ce qui m'était arrivé, et il leva la main en signe de grand étonnement.
– Qu'Amon nous protège, dit-il. Le nouveau pharaon est donc fou?
– Je ne crois pas qu'il soit fou, dis-je en hésitant, car mon coeur avait un penchant mystérieux pour le jeune homme malade que j'avais protégé et qui avait été bienveillant pour moi. Je crois qu'il a trouvé un nouveau dieu. Quand ses idées se seront éclaircies, nous verrons peut-être des miracles dans le pays de Kemi.
– Qu'Amon nous en protège, dit Ptahor tout effrayé. Verse-moi plutôt du vin, car mon gosier est sec comme la poussière du chemin.
On vint alors nous conduire dans la Maison de Justice où le vieux garde du sceau était installé devant quarante rouleaux de cuir où était consignée la loi. Des soldats armés nous entouraient, si bien que nous ne pouvions fuir, et le garde du sceau nous lut la loi et nous informa que nous devions mourir, puisque le pharaon ne s'était pas remis de sa trépanation. Je regardai Ptahor, mais il se borna à sourire quand le bourreau entra avec son épée.
– Commencez par l'homme hémostatique, dit-il, il est plus pressé que nous, car sa mère lui prépare déjà une soupe aux pois dans le pays de l'Occident.
L'homme prit aimablement congé de nous, fit les signes sacrés d'Amon et s'agenouilla humblement devant les rouleaux de cuir. Le bourreau brandit son épée et la fit tournoyer au-dessus de la tête de la victime, puis il lui toucha légèrement le cou. Le bouvier s'écroula sur le plancher et nous pensâmes que la peur lui avait fait perdre connaissance, car il n'avait pas la moindre blessure. Quand mon tour vint, je m'agenouillai sans peur, le bourreau me sourit et se borna à m'effleurer le cou. Ptahor se jugeait si petit qu'il ne daigna pas s'agenouiller, et le bourreau ne fit que le simulacre de le décapiter. Ainsi, nous étions morts, le jugement avait été exécuté, et l'on nous donna de nouveaux noms qui avaient été gravés dans de lourds bracelets d'or. Celui de Ptahor portait ces mots: «Celui qui ressemble à un babouin», et le mien: «Celui qui est solitaire». Après cela, on pesa pour Ptahor une rétribution en or, et je reçus aussi beaucoup d'or. On nous remit des vêtements neufs, et pour la première fois j'eus une robe plissée en lin royal et un col alourdi par de l'argent et des pierres précieuses. Mais quand les serviteurs essayèrent de relever l'homme hémostatique pour le ranimer, il ne se réveilla plus, il était bel et bien mort. C'est ce que j'ai vu de mes propres yeux. Quant à dire pourquoi il mourut, je n'y comprends rien, à moins qu'il ne soit mort parce qu'il croyait qu'il allait mourir. Car malgré sa bêtise, il avait le pouvoir d'arrêter les hémorragies et un tel homme n'est point semblable aux autres.
La nouvelle de cette mort étrange se répandit rapidement, et ceux qui l'apprenaient ne pouvaient s'empêcher de rire. Ils se tapaient les, cuisses et pouffaient, car vraiment la chose était tout à fait risible.
Quant à moi, j'étais officiellement mort, et dès lors je ne pus plus signer de documents sans ajouter à mon nom Sinouhé les mots «Celui qui est solitaire». A la cour, c'est seulement sous ce dernier nom qu'on me connaissait.
A mon retour à la Maison de la Vie, avec mes vêtements neufs et le lourd bracelet d'or, mes maîtres s'inclinèrent devant moi et mirent les mains à la hauteur des genoux. Mais je n'étais encore qu'un étudiant, et je dus rédiger un rapport détaillé sur la trépanation et sur la mort du pharaon et en attester l'exactitude. Ce travail exigea beaucoup de temps, et je terminai mon récit en racontant comment l'esprit s'était échappé de son nez sous la forme d'un oiseau pour voler tout droit vers le soleil. On insista pour me faire dire si le pharaon n'avait pas repris ses esprits un instant avant sa mort pour dire «Qu'Amon soit béni», comme le certifiaient plusieurs témoins. Après avoir bien réfléchi, je jugeai sage d'attester aussi l'exactitude de ce fait, et j'eus la joie d'entendre mon rapport lu au peuple dans les cours du temple chacun des soixante-dix jours pendant lesquels le corps du pharaon était préparé pour l'éternité dans la Maison de la Mort. Durant tout le deuil, les maisons de joie, les cabarets et les débits furent fermés dans la ville de Thèbes, si bien qu'on ne pouvait boire du vin ou entendre de la musique qu'en y entrant par la porte de derrière.
C'est pendant ces journées que l'on m'informa que j'étais parvenu au terme de mes études et que je pourrais pratiquer mon art dans le quartier de mon choix. Si je désirais poursuivre mes études et me spécialiser, pour devenir médecin des oreilles ou des dents, surveillant des accouchements, imposeur des mains, manieur du couteau guérisseur, ou pour exercer l'une quelconque des quatorze spécialités que l'on enseignait sous la direction des médecins royaux, je n'avais qu'à dire quelle branche je choisissais. C'était là une faveur toute spéciale qui montrait combien Amon savait récompenser ses serviteurs.
J'étais jeune, et la science dans la Maison de la Vie ne m'intéressait plus. J'avais été saisi par la passion de Thèbes, je voulais m'enrichir, devenir célèbre et profiter du temps où tous connaissaient encore le nom de Sinouhé, Celui qui est solitaire. J'avais de l'or, et j'achetai une petite maison à l'entrée du quartier des riches, je la meublai selon mes ressources et je fis l'acquisition d'un esclave qui, à la vérité, était maigre et borgne, mais à ma convenance pour le reste. Il s'appelait Kaptah et il affirmait que c'était bien qu'il fût borgne, car il pourrait déclarer à mes futurs clients que je l'avais acheté aveugle et que j'avais rendu la vue à un des yeux. C'est pourquoi je l'achetai. Je fis exécuter des peintures dans la chambre d'attente. L'une d'elle montrait comment Imhotep, le dieu des médecins, donnait des leçons à Sinouhé. J'étais petit devant lui, comme il convient, mais sous l'image on pouvait lire ces mots: «Le plus savant et le plus habile de mes élèves est Sinouhé, fils de Senmout, Celui qui est solitaire». Sur une autre image, j'offrais un sacrifice à Amon, pour rendre à Amon ce qui est à Amon, et pour que mes clients eussent confiance en moi. Et sur la troisième image, le pharaon, sous la forme d'un oiseau, me contemplait du haut des cieux et ses serviteurs pesaient de l'or pour moi et me couvraient de vêtements neufs. C'est Thotmès qui peignit ces images, bien qu'il ne tut pas un artiste légalise et que son nom ne figurât pas dans le registre du temps de Ptah. Mais il était mon ami. Il consentit, au nom de notre vieille amitié, à peindre à l'ancienne mode, et son œuvre fut si habilement exécutée, le rouge et le jaune, les moins chères des couleurs, y resplendissaient d'un tel éclat, que ceux qui voyaient ces peintures pour la première fois s'écriaient avec émerveillement:
– Vraiment, Sinouhé, fils de Senmout, Celui qui est solitaire, inspire confiance et guérit habilement ses malades.
Quand tout fut prêt, je m'assis pour attendre les clients et les malades, mais personne ne se montra. Le soir, j'allai dans un cabaret et me réjouis le cœur avec du vin, car il me restait encore un peu d'or et d'argent. J'étais jeune, je me croyais un habile médecin et j'avais confiance en l'avenir. C'est pourquoi je buvais avec Thotmès, et nous parlions à haute voix des affaires des deux pays, car à cette époque tout le monde sur les places, devant les magasins, dans les tavernes et dans les maisons de joie parlait des affaires des deux pays.
En effet, lorsque le corps du pharaon eut été préparé pour durer une éternité et déposé dans la vallée des rois, lorsque les portes de la tombe eurent été scellées avec les empreintes royales, la grande épouse monta sur le trône, munie du fouet et du sceptre, une barbe royale au menton et une queue de lion autour de la taille. L'héritier ne fut pas couronné pharaon, on disait qu'il voulait se purifier et implorer les dieux avant de prendre le pouvoir. Mais quand la grande mère royale congédia le vieux garde du sceau et éleva à sa place le prêtre inconnu Aï qui fut ainsi placé au-dessus de tous les grands d'Egypte et qui siégea dans le pavillon de la justice devant les quarante livres en cuir de la loi, pour nommer les percepteurs et les constructeurs du pharaon, tout le temple d'Amon se mit à bruire comme une ruche, on vit de nombreux présages funestes, et les sacrifices royaux ne réussirent plus. Il y eut aussi des rêves étranges que les prêtres interprétaient. Les vents changèrent de direction contre toutes les règles de la nature, si bien qu'il plut pendant deux jours de suite en Egypte et que les marchandises se gâtèrent dans les dépôts et que les tas de blé pourrirent sur les quais. En dehors de Thèbes, quelques étangs se changèrent en mares de sang et beaucoup de gens allèrent les voir. Mais on ne ressentait encore aucune crainte, car cela s'était vu de tous temps, lorsque les prêtres étaient en colère.
Mais il régnait une sourde inquiétude et une foule de bruits circulaient. Cependant les mercenaires du pharaon, égyptiens, syriens, nègres, recevaient de la mère royale d'abondantes soldes; leurs chefs se partageaient sur la terrasse du palais des colliers d'or et des décorations, et l'ordre était maintenu. Rien ne menaçait la puissance de l'Egypte, car en Syrie aussi les garnisons veillaient à l'ordre, et les princes de Byblos, de Simyra, de Sidon et de Ghaza, qui avaient passé leur enfance aux pieds du pharaon et reçu leur éducation dans la maison dorée, déploraient sa mort comme s'il se fût agi d'un père et ils écrivaient à la mère royale des lettres dans lesquelles ils déclaraient être de la poussière devant ses pieds. Dans le pays de Kousch, en Nubie et aux frontières du Soudan, on avait de tout temps l'habitude de guerroyer à la mort du pharaon comme si les nègres voulaient mettre à l'épreuve la longanimité du nouveau souverain. C'est pourquoi le vice-roi des terres du sud, le fils de dieu dans les garnisons du sud, mobilisa des troupes dès qu'il apprit la mort du pharaon, et ses hommes franchirent la frontière et incendièrent de nombreux villages après avoir capturé un riche butin de bétail, d'esclaves, de queues de lion et de plumes d'autruche, si bien que les routes vers le pays de Kousch furent de nouveau sûres et que toutes les tribus pillardes déplorèrent vivement la mort du pharaon, en voyant leurs chefs pendus la tête en bas aux murs des postes frontières.
Jusque dans les îles de la mer, on pleura la mort du grand pharaon, et le roi de Babylone et celui du pays des Khattis, qui régnait sur les Hittites, envoyèrent à la mère royale des tablettes d'argile pour déplorer la mort du pharaon et pour demander de l'or, afin de pouvoir dresser son image dans les temples, parce que le pharaon avait été pour eux comme un père et un frère. Quant au roi de Mitanni, à Naharina, il envoya sa fille pour qu'elle épousât le futur pharaon, comme son père l'avait fait avant lui et ainsi qu'il avait été convenu avec Je pharaon céleste avant sa mort. Tadu-Hépa, tel était le nom de la princesse, arriva à Thèbes avec des serviteurs, des esclaves et des ânes chargés de marchandises précieuses, et elle était une enfant de guère plus de six ans, et l'héritier la prit pour femme, car le pays de Mitanni était un boulevard entre la riche Syrie et les pays du nord et il protégeait toutes les routes de caravane du pays des deux fleuves jusqu'au rivage de la mer. C'est ainsi que les prêtres de la fille céleste d'Amon, Sekhmet à la tête de lionne, perdirent leur joie, et les gonds des portes de leur temple se rouillèrent.
Voilà de quoi Thotmès et moi nous parlions à haute voix, en réjouissant nos cœurs avec le vin en écoutant la musique syrienne et en regardant les jolies danseuses. La passion de Thèbes était en moi, mais chaque matin mon esclave borgne s'approchait de mon lit, mettait les mains à la hauteur des genoux et me tendait un pain, du poisson salé et un verre de bière. Je me lavais et je m'asseyais pour attendre les clients, je les recevais, j'écoutais leurs doléances et je les guérissais.
Parfois, des femmes m'amenaient des enfants, et si ces mères étaient maigres et leurs enfants débiles, avec des paupières dévorées par les mouches, j'envoyais Kaptah leur acheter de la viande et des fruits, et je leur en faisais cadeau, mais de cette manière je ne m'enrichissais pas et le lendemain, devant ma porte, cinq à dix mères attendaient avec leurs enfants, si bien que je ne pouvais les recevoir, mais que je devais ordonner à mon esclave de leur fermer la porte et de les envoyer au temple où, les jours de grands sacrifices, on distribuait aux pauvres les reliefs des prêtres rassasiés. Et chaque nuit torches et lampes brillaient dans les rues de Thèbes, la musique résonnait dans les maisons de joie et dans les cabarets, le ciel rougeoyait sur la ville. Je voulais réjouir mon cœur avec le vin, mais mon cœur ne se réjouissait plus, mes ressources s'épuisaient et je dus emprunter de l'or au temple pour m'habiller correctement et pour chercher à oublier mes soucis.
C'était de nouveau l'époque de la crue et l'eau montait jusqu'aux murs du temple. Quand elle se fut retirée, la terre verdoya, les oiseaux bâtirent leurs nids et les lotus fleurirent dans les étangs, tandis qu'embaumaient les buissons d'acacia. Un jour, Horemheb vint me voir. Il était vêtu de lin royal, il portait un collier d'or, et il tenait une cravache à la main, insigne de sa dignité d'officier du pharaon. Mais il n'avait plus de lance. Je levai le bras pour lui témoigner ma joie de le revoir, il fit de même et me sourit.
– Je suis venu te demander un conseil, Sinouhé le solitaire, me dit-il.
– Je ne comprends pas. Tu es fort comme un taureau et hardi comme un lion. Comment un médecin pourrait-il t'aider?
– Je viens consulter l'ami et non pas le médecin, dit-il en s'asseyant.
Mon serviteur borgne lui versa de l'eau sur les mains et je lui offris des biscuits envoyés par ma mère Kipa et du vin cher, car mon cœur était ravi de le voir.
– Tu es monté en grade, tu es un officier royal et sûrement les femmes te sourient.
Mais il s'assombrit et dit:
– Foin de cela!
Puis il poursuivit avec excitation:
– Le palais est plein de mouches qui me couvrent de chiures. Les rues de Thèbes sont dures et me blessent les pieds, et les sandales me serrent les orteils.
(Il se débarrassa de ses sandales et se massa les pieds.) Je suis officier des gardes du corps, mais mes camarades sont des gamins de dix ans qui se moquent de moi, parce qu'ils sont de haute naissance. Leur bras est trop faible pour bander un arc, leurs épées sont des jouets dorés et incrustés, bonnes pour trancher du rôti, mais pas pour répandre le sang de l'ennemi. Ils passent sur leurs chars de guerre, incapables de maintenir l'ordre, ils mélangent les rênes, et les roues de leurs chars heurtent celles de leurs voisins. Les soldats s'enivrent et couchent avec les esclaves du palais, et ils n'obéissent plus aux ordres. A l'école de guerre, des hommes qui n'ont jamais vu de bataille ni connu la faim, la soif et la peur devant l'ennemi, lisent de vieux récits. Il secoua rageusement son collier d'or et dit: – Qu'importent les colliers et les décorations, puisqu'on ne les gagne pas au combat, mais en se prosternant devant le pharaon? La mère royale a fixé une barbe à son menton et s'est ceinte d'une queue de lion, mais comment un soldat pourrait-il respecter une femme comme souverain?… Je sais, je sais, dit-il lorsque je fis allusion à la grande reine qui avait envoyé une flotte dans le pays de Pount. Ce qui a été jadis doit exister maintenant aussi. Mais du temps des grands pharaons, les soldats n'étaient pas méprisés comme à présent. Aux yeux des Thébains, le métier militaire est le plus vil de tous, et ils interdisent leur porte aux soldats. Je perds mon temps. Je perds ma jeunesse et mes forces en apprenant l'art militaire chez des hommes qui se sauveraient en hurlant devant les cris de guerre des nègres. Oui, ils s'évanouiraient de peur, si la flèche d'un habitant des déserts sifflait à leurs oreilles. Oui, ils se cacheraient sous les robes de leur mère, s'ils entendaient le fracas des chars lancés à l'attaque. Par mon faucon, seule la guerre forme le soldat, et c'est au cliquetis des armes qu'on voit ce dont on est capable. C'est pourquoi je veux partir.
Il donna un coup de cravache sur la table, renversant les coupes, et mon serviteur se sauva en criant.
– Tu es vraiment malade, ami Horemheb, lui dis-je. Tu as les yeux fébriles et tu transpires.
– Ne suis-je pas un homme? s'écria-t-il en se frappant la poitrine de ses poings. Je peux soulever de chaque main un esclave et entrechoquer leurs têtes. Je peux porter de lourds fardeaux, comme il convient à un soldat, je ne m'essouffle pas à la course, je ne crains ni la faim, ni la soif, ni l'ardeur du soleil dans le désert. Mais pour eux tout cela est méprisable, et les femmes de la maison dorée n'admirent que les gamins qui ne se rasent pas encore. Elles admirent les hommes dont les bras sont minces et qui ont des hanches de filles. Elles admirent les hommes qui emploient des parasols, qui se peignent la bouche en rouge et qui gazouillent comme des oiseaux sur la branche. Moi, on me méprise, parce que je suis robuste et que le soleil m'a tanné le cuir et qu'on voit à mes mains que je peux travailler de mes mains.
Il se tut, le regard fixe, et but du vin.
– Tu es solitaire, Sinouhé, dit-il. Moi aussi je suis solitaire, plus solitaire que quiconque, car je devine ce qui va arriver et je sais que je suis destiné à commander les foules et qu'un jour les deux royaumes auront besoin de moi. C'est pourquoi je suis plus solitaire que tous les autres, mais je n'ai plus la force de rester seul, Sinouhé, car mon cœur est rempli d'étincelles de feu, ma gorge est serrée et je ne dors plus la nuit.
J'étais médecin et je croyais avoir quelque connaissance des hommes et des femmes. C'est pourquoi je lui dis:
– Elle est certainement mariée et son mari la surveille de près?
Horemheb me jeta un regard si sombre que je me hâtai de ramasser une coupe et de lui offrir du vin. Il se calma et dit en se tâtant la poitrine et la gorge:
– Je dois quitter Thèbes, car ici j'étouffe dans le fumier, et les mouches me salissent.
Puis brusquement il s'affaissa et me dit à voix basse:
– Sinouhé, tu es médecin. Donne-moi un philtre qui me permette de vaincre l'amour.
– C'est bien facile. Je puis te donner des pilules qui, dissoutes dans le vin, te rendront fort et passionné comme un babouin, si bien que les femmes soupireront dans tes bras et se pâmeront. C'est facile.
– Non, non, tu m'as mal compris, Sinouhé. Je ne suis pas impuissant. Mais je désire un remède qui me guérisse de ma folie. Je veux un remède qui calme mon cœur et le rende dur comme le roc.
– Il n'existe pas de remède pareil. Il ne faut qu'un sourire et le regard d'yeux verts pour que la médecine soit réduite à l'impuissance. Je le sais moi-même. Mais les sages ont dit qu'un diable chasse l'autre. Je ne sais si c'est vrai, mais il arrive que le second diable soit pire que le premier.
– Que veux-tu dire? demanda-t-il d'un ton irrité. Je suis las des phrases qui ne font qu'entortiller les choses et les embrouiller.
– Tu dois trouver une autre femme qui chasse la première de ton cœur. Voilà mon idée. Thèbes regorge de femmes belles et séduisantes qui se fardent et se vêtent du lin le plus fin. Il en existe certainement une qui sera disposée à te sourire. Tu es jeune et fort, tu as les membres longs et une chaîne d'or au cou. Mais je ne comprends pas ce qui te sépare de celle que tu désires. Même si elle est mariée, aucun mur n'est assez haut pour arrêter l'amour, et la ruse de la femme qui convoite un homme surmonte tous les obstacles. C'est ce que prouvent les légendes des deux royaumes. On dit aussi que la fidélité de la femme est comme le vent: elle reste la même, mais elle peut changer de direction. On dit aussi que la vertu de la femme est comme la cire: elle fond quand on la réchauffe. Le galant n'encourt aucune honte, mais on brocarde le mari cocu. Il en fut ainsi, il en sera toujours ainsi.
– Elle n'est pas mariée, dit Horemheb avec agacement. Cesse de me parler de fidélité, de vertu et de honte. Elle ne me regarde même pas, bien que je sois sous ses yeux. Elle ne touche pas à ma main si je la lui tends pour l'aider à monter dans sa litière. Peut-être me croit-elle sale, parce que le soleil m'a bronzé.
– C'est donc une femme noble?
– Inutile de parler d'elle. Elle est plus belle que la lune et les étoiles, plus éloignée de moi que la lune et les étoiles. Vraiment, il me serait plus facile de saisir la lune dans mes bras. C'est pourquoi je dois oublier. C'est pourquoi je dois quitter Thèbes. Sinon je mourrai.
– Tu n'as pourtant pas porté tes regards sur la grande mère royale? dis-je en plaisantant, car je voulais le faire rire. Je la croyais vieille et boulotte, au moins pour le goût d'un jeune homme.
– Elle a son prêtre, dit-il avec mépris. Je crois qu'ils forniquaient déjà du vivant du roi.
Mais je levai le bras pour l'arrêter et je lui dis:
– Vraiment, tu t'es désaltéré à maint puits empoisonné depuis ton arrivée à Thèbes.
Horemheb dit:
– Celle qui est l'objet de ma flamme se peint les lèvres et les joues en ocre rouge, ses yeux sont ovales et foncés, et personne n'a encore caressé ses membres sous le lin royal. Elle s'appelle Baketamon et dans ses veines coule le sang des pharaons. Tu connais maintenant ma folie, Sinouhé. Mais si tu en parles à qui que ce soit, même à moi, je te tuerai, où que tu sois, et je placerai ta tête entre tes jambes et je jetterai ton corps dans le fleuve. Garde-toi aussi bien de jamais mentionner son nom en ma présence, sinon je te tuerai.
Je fus saisi d'horreur, car il était effrayant qu'un vilain eût osé lever les yeux sur la fille du pharaon et la convoiter dans son cœur. C'est pourquoi je lui dis:
– Aucun mortel ne peut porter la main sur elle, et si quelqu'un l'épouse, ce ne peut être que son frère, l'héritier du trône, pour la hausser à son côté comme grande épouse royale. C'est ce qui arrivera, je l'ai lu dans le regard de la princesse auprès du lit de mort de son père, car elle ne regarda personne sauf son frère. Je la craignais, car elle est une femme dont les membres ne réchauffent personne, et dans ses yeux ovales se lisent le vide et la mort. C'est pourquoi je te dis: Pars, Horemheb, mon ami, car Thèbes n'est pas pour toi.
Mais il me dit avec impatience:
– Tout cela, je le sais fort bien et mieux que toi, si bien que tes paroles sont comme un bourdonnement de mouche dans mes oreilles. Mais revenons-en à ce que tu disais tout à l'heure des diables, car mon cœur est vide et une fois que j'ai bu je voudrais qu'une femme me sourie. Mais elle doit être vêtue de lin royal et porter une perruque, elle doit se peindre les lèvres et les joues en ocre rouge, et mon désir ne s'éveillera pour elle que si ses yeux sont ovales comme l'arc de la lune au ciel.
Je souris et lui dis:
– Tes paroles sont sages. Examinons ensemble, en amis, comment tu dois te comporter. As-tu de l'or?
Il répondit avec jactance:
– Je n'ai cure de peser mon or, car l'or n'est que fumier à mes pieds. Mais j'ai un collier et des bracelets. Est-ce suffisant?
– Ce n'est pas sûr. Il est peut-être plus sage que tu te bornes à sourire, car les femmes qui portent du lin royal sont capricieuses, et ton sourire pourrait enflammer l'une d'elles. N'en existe-t-il aucune au palais? Car pourquoi gaspiller l'or dont tu risques d'avoir besoin plus tard?
– Je me moque des femmes du palais, répondit Horemheb. Mais je connais un autre moyen. Parmi mes camarades, il y a un certain Kefta, un Crétois, à qui j'ai botté le derrière, parce qu'il s'était moqué de moi, et qui maintenant me respecte. Il m'a invité à l'accompagner aujourd'hui à une fête de nobles dans une maison située près du temple d'un dieu à tête de chat, dont je ne me rappelle pas le nom, car je ne pensais pas y aller.
– Il s'agit de Bastet, dis-je. Je connais le temple, et c'est un endroit propice à tes intentions, car les femmes légères invoquent volontiers la déesse à tête de chat et lui offrent des sacrifices pour qu'elle leur donne des amants riches.
– Mais je n'y irai que si tu m'accompagnes, dit Horemheb tout déconcerté. Je suis de basse extraction, je sais donner des coups de pied et de cravache, mais je ne sais comment me comporter à Thèbes, ni surtout comment on y traite les femmes. Tu es un homme du monde, Sinouhé, et né à Thèbes. C'est pourquoi tu dois m'aider.
J'avais bu du vin, et sa confiance me flattait, et je ne voulais pas lui avouer que je connaissais les femmes aussi peu que lui. Mais j'avais tellement bu de vin que j'envoyai Kaptah à la recherche d'une litière, et que je convins du prix de la course, tandis que Horemheb continuait à boire pour se donner du courage. Les porteurs nous déposèrent près du temple de Bastet et, voyant des torches et des lampes devant la maison où nous allions, ils commencèrent à discuter le prix de la course, jusqu'au moment où Horemheb leur distribua quelques coups de cravache qui leur imposèrent silence. Devant le temple, quelques filles nous sourirent et nous demandèrent de sacrifier avec elles; mais elles n'étaient point vêtues de lin royal, elles avaient leurs cheveux naturels, aussi ne voulûmes-nous rien d'elles.
Nous entrâmes, je marchais devant, et personne ne s'étonna de notre arrivée; de joyeux serviteurs nous versèrent de l'eau sur les mains, et l'arôme des plats chauds, des onguents et des fleurs parvenait jusqu'au portail. Les esclaves nous ornèrent de couronnes fleuries et nous pénétrâmes dans la salle, car le vin nous avait rendus hardis.
Sitôt entré, je n'eus plus d'yeux que pour une femme qui vint à notre rencontre. Elle était vêtue de lin royal, de sorte que ses membres apparaissaient à travers l'étoffe comme ceux d'une déesse. Elle portait une lourde perruque bleue, surmontée de nombreux bijoux rouges, ses paupières étaient peintes en noir, avec du vert sous les yeux. Mais plus vertes que tous les verts étaient ses prunelles qui étaient comme le Nil sous l'ardeur du soleil, et mon cœur s'y noya, car c'était Nefernefernefer que j'avais rencontrée jadis dans le grand temple d'Amon. Elle ne me reconnut pas, elle nous regarda avec curiosité et sourit à Horemheb qui leva sa cravache pour la saluer. Un jeune homme, le Crétois Kefta, vit aussi Horemheb et accourut en titubant, l'embrassa et l'appela son ami. Personne ne prit garde à moi, si bien que j'eus tout loisir d'observer la sœur de mon cœur. Elle était plus vieille que je ne pensais et ses yeux ne souriaient plus, ils étaient durs comme des pierres vertes. Ses yeux ne souriaient pas, bien que sa bouche sourît, et tout d'abord elle regarda la chaîne d'or au cou de Horemheb. Mais malgré tout mes genoux faiblirent sous moi.
Les murs de la Salle étaient ornés de peintures dues aux meilleurs artistes, et des colonnes bigarrées soutenaient le plafond. Il y avait là des femmes mariées et des célibataires, et toutes avaient des vêtements de lin, des perruques et beaucoup de bijoux. Elles souriaient aux hommes qui s'empressaient autour d'elles, et ces hommes étaient jeunes ou vieux, beaux ou laids, et ils avaient aussi des bijoux en or et leurs collets étaient lourds de pierres précieuses et d'or. Tous criaient et riaient, des cruches et des coupes jonchaient le plancher, on marchait sur des fleurs, et les musiciens syriens agitaient leurs instruments bruyants qui couvraient le bruit des paroles. Ils avaient bu beaucoup de vin, car une femme se sentit mal et l'esclave lui tendit trop tard un vase, si bien qu'elle souilla sa robe, et tous se moquèrent d'elle.
Kefta le Crétois m'embrassa aussi et me tacha le visage de son fard en m'appelant son ami. Mais Nefernefernefer me regarda et dit:
– Sinouhé! J'ai connu jadis un Sinouhé. Comme toi, il voulait devenir médecin.
– Je suis ce même Sinouhé, dis-je en la regardant droit dans les yeux, tout tremblant.
– Non, tu n'es pas le même Sinouhé, dit-elle en faisant un geste de la main pour m'écarter. Le Sinouhé que j'ai connu était un jeune homme, et ses yeux étaient clairs comme ceux d'une gazelle. Mais tu es un homme, entre tes sourcils passent deux sillons et ton visage n'est pas lisse comme le sien.
Je lui montrai la bague et la pierre verte à ma main, mais elle secoua la tête et dit:
– J'ai accueilli un brigand chez moi, car tu as certainement tué le Sinouhé dont la vue me réjouissait le cœur. Vraiment tu l'as tué et tu lui as volé la bague que j'avais tirée de mon pouce pour la lui remettre en gage d'amitié. Tu lui as même volé son nom, et il n'existe plus, le Sinouhé qui me plaisait.
Elle leva le bras pour montrer son chagrin. Alors mon cœur se remplit d'amertume et le chagrin m'envahit les membres. Je sortis la bague et je la lui tendis en disant:
– Reprends ta bague. Je vais partir, car je ne veux pas t'importuner.
Mais elle dit:
– Ne pars pas.
Elle posa légèrement la main sur mon bras, comme l'autre fois, et elle dit à voix basse:
– Ne pars pas.
En cet instant, je sus que son sein me brûlerait plus que le feu et que je ne pourrais jamais être heureux sans elle. Mais les serviteurs nous apportèrent du vin et nous bûmes pour nous réjouir le cœur et jamais vin ne fut plus délicieux à mon palais.
La femme, qui s'était trouvée mal, se rinça la bouche et se remit à boire. Puis elle ôta sa robe tachée et la lança au loin, elle enleva sa perruque, si bien qu'elle était toute nue, et de ses mains elle se serra la poitrine et elle ordonna à un esclave de verser du vin entre ses seins, pour que chacun pût s'y désaltérer à sa guise. D'un pas chancelant, elle allait par la salle en riant à haute voix. Elle était jeune, belle et ardente, et elle s'arrêta devant Horemheb et lui offrit de boire entre ses seins. Horemheb se pencha et but, et quand il releva la tête, son visage était congestionné; il regarda la femme dans les yeux, prit sa tête nue entre ses mains et y déposa un baiser. Tout le monde rit, et la femme aussi, mais soudain elle s'effaroucha et demanda des vêtements propres. Les serviteurs l'habillèrent, elle reprit sa perruque et s'assit à côté de Horemheb et ne but plus de vin. Les musiciens syriens continuaient à jouer, je sentais dans mes membres et dans mon sang l'ardeur de Thèbes et je savais que j'avais vu le jour au déclin du monde; plus rien ne m'importait, pourvu que je pusse m'asseoir près de la sœur de mon cœur et contempler le vert de ses yeux et le rouge de ses lèvres. C'est ainsi qu'à cause de Horemheb je rencontrai de nouveau Nefernefernefer, ma bien-aimée; mais il eût mieux valu pour moi ne jamais la revoir.
– Est-ce que cette maison est à toi? lui demandai-je, tandis qu'assise à côté de moi elle m'examinait de ses yeux durs et verts.
– Elle est à moi, et ces invités sont mes hôtes; il en vient chaque soir, car je n'aime pas être seule.
– Tu es certainement très riche, dis-je avec découragement, car je craignais de n'être pas digne d'elle.
Mais elle me sourit comme à un enfant et dit en citant plaisamment les paroles de la légende:
– Je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. Que veux-tu de moi?
Mais je ne compris pas ce qu'elle voulait dire par ces mots.
– Et Metoufer, lui demandai-je, car je voulais tout savoir, même au risque d'en souffrir.
Elle me jeta un regard interrogateur et fronça légèrement ses sourcils peints.
– Ne sais-tu pas qu'il est mort? Il avait détourné des fonds que le pharaon avait confiés à son père pour construire des temples. Metoufer est mort et son père n'est plus architecte royal. Tu ne le savais pas?
– Si c'est vrai, dis-je en souriant, je croirais presque qu'Amon l'a puni de l'avoir bafoué.
Et je lui racontai comment le prêtre et lui avaient craché au visage de la statue du dieu et s'étaient oints avec les onguents sacrés. Elle sourit aussi, mais ses yeux restaient durs, et elle regardait au loin. Brusquement, elle dit:
– Pourquoi n'es-tu pas venu chez moi alors, Sinouhé? Si tu m'avais cherchée, tu m'aurais trouvée. Tu as eu grand tort de ne pas venir chez moi et de courir chez d'autres femmes, avec ma bague à ton doigt.
– J'étais encore un enfant, et j'avais peur de toi. Mais dans mes rêves tu étais ma sœur. Tu vas te moquer de moi, quand je t'avouerai que je ne me suis encore jamais diverti avec une femme, car j'espérais bien te rencontrer un jour.
Elle sourit et fit un geste de la main.
– Tu mens avec effronterie, dit-elle. Pour toi je suis certainement une vieille femme laide, et tu t'amuses à me moquer et à me berner.
Elle me regarda, et ses yeux souriaient gentiment comme jadis, et elle rajeunissait à mes yeux et était pareille à autrefois, si bien que mon cœur se gonflait d'allégresse.
– C'est vrai que je n'ai jamais touché à une femme, lui dis-je. Mais ce n'est peut-être pas vrai que je n'ai attendu que toi, car je veux être franc. Bien des femmes ont passé près de moi, des jeunes et des vieilles, des intelligentes et des stupides, mais je les ai regardées seulement avec des yeux de médecin et mon cœur ne s'est embrasé pour aucune d'elles; pourquoi? je n'en sais rien. Et je dis encore:
– Il me serait facile de dire que cela provient de la pierre que tu m'as donnée en souvenir de ton amitié. Sans que je le sache, peut-être m'as-tu enchanté en appuyant tes lèvres sur les miennes, tellement tes lèvres étaient douces. Mais ce n'est pas une explication. C'est pourquoi tu pourrais me demander mille fois: Pourquoi? je ne saurais te répondre.
– Peut-être que dans ton enfance tu es tombé à califourchon sur un timon, ce qui t'a rendu triste et solitaire, dit-elle avec raillerie et en me touchant doucement de la main, comme aucune femme ne me l'avait fait encore.
Je n'eus pas besoin de lui répondre, car elle savait bien qu'elle avait plaisanté. C'est pourquoi elle retira vite sa main et chuchota:
– Buvons ensemble pour nous réjouir le cœur. Peut-être bien que je me divertirai avec toi, Sinouhé.
Nous bûmes du vin, les esclaves emportèrent quelques hôtes dans leurs litières, et Horemheb passa le bras autour de sa voisine, en l'appelant sœur. La femme sourit, lui ferma la bouche de sa main et lui dit de ne pas raconter des bêtises dont il se repentirait le lendemain. Mais Horemheb se leva et cria, un verre à la main:
– Quoi que je fasse, je ne m'en repentirai jamais, car à partir d'aujourd'hui je veux regarder seulement en avant et jamais en arrière. Je le jure par mon faucon et par les mille dieux des deux royaumes dont je suis incapable d'énumérer les noms, mais qui peuvent bien recevoir mon serment.
Il prit son collier d'or et voulut le passer au cou de la femme, mais celle-ci refusa:
– Je suis une femme respectable et pas une gourgandine.
Elle se leva tout irritée et sortit, mais sur la porte, en catimini, elle fit signe à Horemheb de la suivre; et il partit derrière elle, et ce soir on ne les revit plus.
Mais ce départ passa inaperçu, car la soirée était avancée, et les invités auraient déjà dû s'en aller. Pourtant, ils continuaient à boire du vin et à trébucher en brandissant les instruments qu'ils avaient pris aux musiciens.
Ils s'embrassaient et s'appelaient frères et amis, et au bout d'un instant ils se donnaient des coups et se traitaient de verrats ou de castrats. Les femmes ôtaient impudiquement leurs perruques et permettaient aux hommes de caresser leur crâne lisse, car depuis que les femmes riches et nobles se sont mises à se raser la tête, aucune caresse n'est plus excitante pour les hommes. Quelques hommes s'approchèrent aussi de Nefernefernefer, mais elle les repoussa des deux mains, et je leur marchais sur les orteils quand ils insistaient, sans me soucier de leur rang ni de leur dignité, car ils étaient tous ivres.
Et moi je n'étais pas ivre de vin, mais bien de sa présence et du contact de ses mains. Enfin elle fit un signe et les esclaves éteignirent les lampes, emportèrent les tables et les tabourets, ramassèrent les fleurs écrasées et les couronnes et portèrent dans leurs litières les hommes qui s'étaient endormis sur leurs coupes de vin. Je lui dis alors:
– Je dois certainement m'en aller.
Mais chacun de ces mots me faisait saigner le cœur, comme le sel brûle dans une plaie, car je ne voulais pas la perdre et tout instant passé loin d'elle serait vide pour moi.
– Où veux-tu aller? me demanda-t-elle avec un étonnement feint.
– Je veillerai toute la nuit devant ta porte. J'irai sacrifier dans tous les temples de Thèbes pour remercier les dieux de t'avoir rencontrée enfin, car depuis que je t'ai vue, je crois de nouveau aux dieux. J'irai cueillir des fleurs aux arbres pour les semer sur ton passage, quand tu sortiras de chez toi. J'irai acheter de la myrrhe pour en oindre les montants de ta porte.
Mais elle sourit et dit:
– Il vaut mieux que tu ne sortes pas, car j'ai déjà des fleurs et de la myrrhe. Il vaut mieux que tu ne sortes pas, car excité par le vin tu pourrais échouer chez d'autres femmes, et je ne le veux point.
Ces paroles m'enthousiasmèrent à un tel degré que je voulus la prendre, mais elle me repoussa en disant:
– Cesse! Mes domestiques nous voient et je ne veux pas que, alors même que j'habite seule, on me prenne pour une femme méprisable. Mais puisque tu as été franc avec moi, je veux aussi être franche avec toi. C'est pourquoi nous ne ferons pas encore ce qui t'a amené ici, mais nous irons au jardin où je te raconterai une légende.
Elle m'entraîna dans le jardin éclairé par la lune, et les myrtes et les acacias embaumaient, les lotus avaient fermé leurs fleurs pour la nuit dans le bassin au bord pavé de pierres de couleurs. Les domestiques versèrent de l'eau sur nos mains et nous apportèrent une oie rôtie et des fruits au miel, et Nefernefernefer dit:
– Mange et réjouis-toi avec moi, Sinouhé.
Mais la passion me serrait la gorge et je ne pus avaler un seul morceau. Elle m'observait d'un air espiègle et se régalait, et chaque fois qu'elle me regardait la lune se reflétait dans ses yeux. Quand elle eut fini de manger, elle dit:
– Je t'ai promis une légende et je vais te la raconter, car l'aube est encore lointaine et je n'ai pas sommeil. C'est la légende de Satné et de Tabouboué, prêtresse de Bastet.
– J'ai déjà entendu cette légende, lui dis-je sans pouvoir dominer mon impatience. Je l'ai entendue maintes fois, ma sœur. Viens avec moi, afin que je te prenne dans mes bras sur ton lit et que tu dormes contre moi. Viens, ma sœur, car mon corps est malade de langueur, et si tu ne viens pas, je me blesserai le visage sur les pierres et je hurlerai de passion.
– Silence, silence, Sinouhé, dit-elle en me touchant de la main. Tu es trop violent, tu me fais peur. Je veux te raconter une légende pour te calmer. Il arriva que Satné, fils de Khemvésé, en cherchant le livre cadenassé de Thoth, aperçut dans le temple Tabouboué, prêtresse de Bastet, et il en fut si bouleversé qu'il envoya son serviteur lui offrir dix deben d'or pour qu'elle passât une heure à se divertir avec lui. Mais elle lui dit: «Je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. Si ton maître désire vraiment ce qu'il dit, qu'il vienne dans ma maison où personne ne nous verra, si bien que je n'aurai pas à me conduire comme une fille de rue.» Satné en fut ravi et se rendit aussitôt dans la maison où Tabouboue lui souhaita la bienvenue et lui offrit du vin. Après s'être ainsi réjoui le cœur, il voulut accomplir ce qui l'avait amené là-bas, mais elle lui dit: «N'oublie pas que je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. Si vraiment tu désires avoir ton plaisir de moi, tu dois me donner tes biens et ta fortune, ta maison et tes champs et tout ce que tu possèdes.» Satné la regarda et envoya chercher un scribe qui rédigea un acte par lequel il cédait à Tabouboue tout ce qu'il possédait. Alors elle se leva, se vêtit de lin royal à travers lequel ses membres apparaissaient comme ceux des déesses, et elle se fit belle. Mais quand il voulut passer à la chose pour laquelle il était venu, elle le repoussa et dit: «N'oublie pas que je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. C'est pourquoi tu dois chasser ta femme, afin que je n'aie pas à craindre que ton cœur se tourne vers elle.» Il la regarda et envoya des serviteurs chasser sa femme. Alors elle lui dit: «Entre dans ma chambre et étends-toi sur mon lit, tu recevras ta récompense.» Il alla s'étendre sur le lit, mais alors survint un esclave qui lui dit: «Tes enfants sont ici et réclament leur mère en pleurant.» Mais il fit la sourde oreille et voulut passer à la chose pour laquelle il était venu. Alors Tabouboue dit: «Je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. C'est pourquoi je me dis que tes enfants pourraient chercher querelle aux miens pour ton héritage. Cela ne doit pas arriver et tu dois me permettre de tuer tes enfants.» Satné lui donna la permission de tuer ses enfants en sa présence et de jeter les corps par la fenêtre aux chiens et aux chats. Tout en buvant du vin avec elle, il entendit les chiens et les chats se disputer la chair de ses enfants.
Alors je l'interrompis, et mon cœur se contracta dans ma poitrine, comme aux jours de mon enfance quand ma mère me racontait cette légende. Je dis:
– Mais ce n'est qu'un songe. Car en s'étendant sur le lit de Tabouboue, Satné entendit un cri et se réveilla. Et il était comme s'il avait passé dans une fournaise ardente, il n'avait plus un lambeau de vêtement sur le corps. Tout n'avait été qu'un songe.
Mais Nefernefernefer dit tranquillement:
– Satné a eu un songe et s'est éveillé, mais bien d'autres ne se sont réveillés de leur songe que dans la Maison de la Mort. Sinouhé, je dois te dire que moi aussi je suis une prêtresse et pas une femme méprisable. Mon nom pourrait aussi être Tabouboue.
Mais le clair de lune jouait dans ses yeux et je ne la crus pas. C'est pourquoi je la pris dans mes bras, mais elle se dégagea et me demanda:
– Sais-tu pourquoi Bastet, la déesse de l'amour, est représentée avec une tête de chat?
– Je me moque des chats et des dieux, dis-je en cherchant à la prendre, les yeux humides de passion.
Mais elle me repoussa et dit:
– Tu pourras bientôt toucher mes membres et mettre ta main sur ma poitrine et mon sein, si cela est propre à te calmer, mais tu dois d'abord m'écouter et savoir que la femme est pareille au chat et que la passion aussi est comme un chat. Ses pattes sont douces, mais elles recèlent des griffes acérées qui plongent sans pitié jusqu'au cœur. Vraiment, la femme est pareille au chat, car le chat aussi jouit de tourmenter sa victime et de la faire souffrir de ses griffes sans jamais se lasser de ce jeu. Une fois sa victime paralysée, il la dévore et en cherche une autre. Je te raconte tout cela pour être franche avec toi, car je ne voudrais pas te faire du mal. Non, en vérité, je ne voudrais pas te faire le moindre mal, répéta-t-elle.
D'un air distrait, elle me prit les mains et en mit une sur son sein et l'autre sur sa cuisse. Je me mis à trembler et des larmes jaillirent de mes yeux. Mais brusquement elle repoussa mes mains et dit:
– Je m'appelle Tabouboué. Maintenant que tu le sais, sauve-toi et ne reviens jamais chez moi, afin que je ne te fasse pas de mal. Mais si tu restes, tu ne pourras rien me reprocher des ennuis qui pourraient t'arriver.
Elle me laissa le temps de réfléchir, mais je ne partis pas. Alors elle eut un léger soupir, comme si elle était lasse de ce jeu, et elle dit:
– D'accord. Je dois certainement te donner ce que tu es venu chercher. Mais ne sois pas trop ardent, car je suis fatiguée et je crains de m'endormir dans tes bras.
Elle m'emmena dans sa chambre. Son lit était en ivoire et en bois noir. Elle se déshabilla et m'ouvrit les bras. J'avais le sentiment que mon corps et mon cœur et tout mon être étaient réduits en cendres. Mais bientôt elle bâilla et dit:
– Je suis vraiment fatiguée et je crois réellement que tu n'as encore jamais touché à une femme, car tu es bien gauche et tu ne me donnes aucun plaisir. Mais un jeune homme qui vient pour la première fois chez une femme lui fait un cadeau irremplaçable. C'est pourquoi je ne te demande rien d'autre. Va maintenant et laisse-moi dormir, car tu as reçu ce que tu cherchais ici. Je voulus l'embrasser de nouveau, mais elle me repoussa et me renvoya, si bien que je rentrai chez moi. Mais mon corps était embrasé, en moi tout bouillonnait, et je savais que jamais je ne pourrais l'oublier.
Le lendemain, je dis à mon serviteur Kaptah de renvoyer tous les malades qui se présenteraient, en les engageant à s'adresser à un autre médecin. Je me rendis chez le coiffeur, je me lavai et me purifiai, je m'oignis d'onguents parfumés.
Je commandai une chaise à porteur pour aller chez Nefernefernefer sans souiller mes pieds et mes habits à la poussière de la rue. Mon esclave borgne me suivit d'un regard inquiet et secoua la tête, car je n'avais encore jamais quitté mon travail en plein jour, et il craignait de voir diminuer les présents, si je négligeais mes malades. Mais mon esprit était accaparé par une pensée unique et mon cœur brûlait comme dans un brasier. Et pourtant cette flamme était délicieuse.
Un serviteur me fit entrer et me conduisit dans la chambre de sa maîtresse. Elle se fardait devant un miroir et me regarda de ses yeux durs et indifférents comme les pierres vertes.
– Que veux-tu, Sinouhé? demanda-t-elle. Ta présence m'importune.
– Tu sais bien ce que je veux, dis-je en cherchant à l'embrasser, car je me rappelais sa bienveillance de la dernière nuit.
Mais elle me repoussa avec impatience.
– Tu es méchant ou malveillant, puisque tu me déranges, dit-elle avec vivacité. Ne vois-tu pas que je dois me faire belle, car j'attends un riche marchand de Sidon qui possède un bijou de reine trouvé dans une tombe. Ce soir, on m'offrira ce bijou que je convoite, car personne n'en a un pareil. C'est pourquoi je dois me parer et me faire masser.
Sans pudeur, elle se dévêtit et s'étendit sur son lit, pour qu'une esclave pût l'oindre et la masser. Le cœur me monta à la gorge et mes mains se couvrirent de sueur, tandis que j'admirais sa beauté.
– Pourquoi restes-tu ici, Sinouhé? demanda-t-elle après le départ de l'esclave. Pourquoi n'es-tu pas parti? Je dois m'habiller.
Alors la passion s'empara de moi et je me jetai sur elle, mais elle se débattit habilement, et je fondis en larmes dans mon ardeur impuissante. Pour finir, je lui dis:
– Si j'en avais les moyens, je t'achèterais ce bijou, tu le sais bien. Mais je ne veux pas qu'un autre te touche. Je préfère mourir.
– Vraiment? dit-elle en fermant les yeux. Tu veux que personne ne m'embrasse? Et si je te sacrifiais cette journée? Et si je buvais et me divertissais avec toi aujourd'hui, car de demain nul n'est certain? Que me donnerais-tu?
Elle écarta les bras et se prélassa sur son lit, et tout son beau corps était soigneusement épilé.
– Que me donnerais-tu? répéta-t-elle en me regardant.
– Je n'ai rien à te donner, dis-je en admirant son lit qui était d'ivoire et d'ébène, le plancher de lapis-lazuli orné de turquoises, les nombreux vases d'or. Non, je ne possède vraiment rien que je puisse te donner.
Et mes genoux fléchirent. Je fis mine de me retirer, mais elle me retint.
– J'ai pitié de toi, Sinouhé, dit-elle à voix basse en s'étirant voluptueusement. Tu m'as déjà donné ce que tu avais de plus précieux, bien qu'après coup je trouve qu'on en exagère beaucoup l'importance. Mais tu possèdes encore une maison, des habits et des instruments de médecin. Tu n'es pas tout à fait pauvre.
Je tremblais de la tête aux pieds, mais je répondis tout de même:
– Tout sera à toi, Nefernefernefer, si tu le désires. Tout sera à toi si tu te divertis avec moi aujourd'hui. Certes, la valeur n'en est pas bien grande, mais la maison est installée pour un médecin, et un élève de la Maison de la Vie pourrait en donner un bon prix, si ses parents ont de la fortune.
– Vraiment? dit-elle en tournant son dos nu vers moi pour se regarder dans un miroir et corriger de ses doigts fins les lignes noires de ses sourcils. Soit, comme tu le veux. Va chercher un scribe pour rédiger l'acte, afin que je puisse transférer en mon nom tout ce que tu possèdes. Car bien que j'habite seule, je ne suis point une femme méprisable et je dois penser à l'avenir, si jamais tu m'abandonnes, Sinouhé.
Je regardais son dos nu, ma langue devenait épaisse dans ma bouche, et mon cœur battait si follement que je me détournai et courus chercher un scribe qui rédigea rapidement tous les papiers nécessaires et alla les déposer dans les archives royales. Quand je revins, Nefernefernefer était vêtue de lin transparent, elle portait une perruque rouge comme le feu, son cou, ses poignets et ses chevilles s'ornaient de bijoux merveilleux, et une splendide litière l'attendait devant la maison. Je lui remis le reçu du scribe:
– Tout ce que je possède est maintenant à toi, Nefernefernefer, tout est à toi, jusqu'aux vêtements que je porte. Mangeons et buvons et divertissons-nous aujourd'hui, car de demain nul n'est certain.
Elle prit le papier et l'enferma négligemment dans un coffret d'ébène, en disant:
– Je suis désolée, Sinouhé, mais je viens de m'apercevoir que j'ai mes règles, si bien que tu ne peux me toucher. C'est pourquoi il vaut mieux que tu te retires, pour que je puisse me purifier, car j'ai la tête lourde et des douleurs aux reins. Tu peux revenir une autre fois, et tu obtiendras ce que tu désires.
Je la regardai, la mort dans l'âme, sans pouvoir parler. Elle s'impatienta et frappa du pied en disant:
– Va-t'en, car je suis pressée. Quand je voulus la toucher, elle cria:
– Tu vas brouiller mon fard!
Je rentrai chez moi et mit tout en ordre pour le nouveau propriétaire. Mon esclave borgne me suivait pas à pas en hochant la tête, sa présence finit par m'excéder et je lui dis avec violence:
– Cesse de me suivre, car je ne suis plus ton maître. Sois obéissant à ton nouveau maître, quand il viendra, et ne le vole pas autant que tu m'as volé, car sa canne sera peut-être plus dure que la mienne.
Alors il se prosterna devant moi et leva la main au-dessus de sa tête en signe de deuil, puis il versa des larmes amères en disant:
– Ne me renvoie pas, ô maître, car mon vieux cœur s'est attaché à toi et il se brisera si tu me chasses. Je t'ai toujours été fidèle, bien que tu sois très jeune et simple, et ce que je t'ai dérobé, je l'ai pris en tenant compte de ton propre intérêt et en calculant ce qu'il valait la peine de te dérober. Avec mes vieilles jambes j'ai couru les rues pendant les heures chaudes de la journée en chantant ton nom et ta réputation de guérisseur en dépit des serviteurs des autres médecins qui me donnaient des coups de bâton ou me lançaient des crottes.
Mon cœur était plein de sel, un goût amer m'empestait la bouche; mais pourtant je fus ému et je le touchai de la main à l'épaule en lui disant:
– Lève-toi, Kaptah!
Tel était bien son nom, mais je ne l'appelais jamais ainsi, pour ne pas qu'il en fût flatté et se crût mon égal. Quand je l'appelais, je disais habituellement: «esclave, imbécile, vaurien» ou «voleur».
En entendant son nom, il redoubla de larmes et toucha de son front mes mains et mes jambes, il posa mon pied sur sa tête. Mais je finis par me fâcher et lui allongeai un coup de bâton en lui ordonnant de se lever.
– Rien ne sert de pleurer, lui dis-je. Mais sache bien que je ne t'ai pas cédé à autrui par dépit, car je suis content de tes services, bien que trop souvent tu manifestes ton impertinence en claquant les portes et en bousculant la vaisselle. Quant à tes larcins, je ne t'en veux pas, car c'est un droit de l'esclave. Il en fut ainsi, il en sera toujours ainsi. Mais je suis obligé de renoncer à tes services, parce que je n'ai rien d'autre à donner. J'ai aussi cédé ma maison et tout ce que je possède, si bien que même les vêtements que je porte ne sont plus à moi. C'est pourquoi tu as beau pleurer devant moi. Alors Kaptah se leva, se gratta la tête et se mit à parler:
– C'est un jour néfaste.
Il réfléchit un moment et ajouta:
– Tu es un grand médecin, Sinouhé, bien que tu sois jeune, et le monde entier s'ouvre à toi. C'est pourquoi tu ferais sagement de rassembler tous tes biens les plus précieux et de détaler avec moi cette nuit, dans l'obscurité, pour nous cacher dans un bateau dont le capitaine ne serait pas trop minutieux, et on descendrait le fleuve. Dans les deux royaumes il existe de nombreuses villes, et si l'on te reconnaît comme un homme recherché par la justice ou si l'on me reconnaît comme un esclave fugitif, nous irons dans les pays rouges où personne ne saura qui nous sommes. On pourra gagner les îles de la mer, où les vins sont lourds et les femmes joyeuses. De même dans le pays de Mitanni et à Babylone, où les fleuves coulent à contresens, on honore grandement la médecine égyptienne, si bien que tu pourras t'y enrichir et je serai le serviteur d'un homme considéré. Dépêche-toi, mon maître, afin que nous puissions tout préparer avant la tombée de la nuit.
Il me tira par la manche.
– Kaptah! Cesse de m'importuner de tes vains bavardages, car mon cœur est sombre comme la mort et mon corps n'est plus à moi. Je suis lié par des entraves qui sont plus solides que des fils de cuivre, bien que tu ne les voies pas. C'est pourquoi je ne peux fuir, car tout instant passé loin de Thèbes serait pour moi pire qu'une fournaise ardente.
Mon serviteur s'assit sur le plancher, car ses jambes étaient pleines de varices que je soignais de temps en temps. Il dit:
– Amon nous a manifestement abandonnés, ce qui ne m'étonne guère, car tu ne vas pas souvent lui porter des offrandes. Moi, en revanche, je lui ai scrupuleusement offert le cinquième de ce que je te volais, pour le remercier d'avoir un maître jeune et simple, mais malgré tout il m'a aussi abandonné. Peu importe. Il nous faut simplement changer de dieu et offrir rapidement nos hommages à un autre dieu qui peut-être détournera le mal de nous et remettra tout en ordre.
– Cesse de radoter, dis-je en regrettant déjà de l'avoir appelé par son nom, puisqu'il devenait si vite familier. Tes paroles sont comme un bourdonnement de mouche dans mes oreilles, et tu oublies que nous n'avons plus rien à offrir, puisqu'un autre possède tout ce que nous avons.
– Est-ce un homme ou une femme? demanda-t-il avec curiosité.
– Une femme, répondis-je.
Car pourquoi le lui aurais-je caché? A ces mots il se remit à pleurer, s'arracha les cheveux et cria:
– Pourquoi suis-je né dans ce monde? O ma mère, pourquoi ne m'as-tu pas étouffé avec le cordon ombilical le jour même de ma naissance? Car il n'est pas de destin plus cruel pour un esclave que de servir une maîtresse sans cœur, et elle est certainement sans cœur, la femme qui t'a traité ainsi. Elle m'ordonnera de sauter et de trotter du matin au soir avec mes jambes malades, elle me piquera avec ses épingles et me rouera de coups. Voilà ce qui m'attend, bien que j'aie sacrifié à Amon pour le remercier de m'avoir donné un maître jeune et inexpérimenté.
– Elle n'est pas sans cœur, dis-je (car l'homme est si insensé que je consentais à parler d'elle avec un esclave, puisque je n'avais pas d'autre confident). Nue sur son lit, elle est plus belle que la lune et ses membres sont lisses sous les onguents précieux et ses yeux sont verts comme le Nil sous le soleil estival. Ton sort est digne d'envie, Kaptah, parce que tu pourras vivre près d'elle et respirer l'air qu'elle respire.
Kaptah redoubla ses cris:
– Elle me vendra sûrement comme porteur de mortier ou ouvrier de mines, mes poumons halèteront et le sang jaillira sous mes ongles, et je crèverai dans la fange comme un âne épuisé.
Je savais dans mon cœur qu'il avait probablement raison, car dans la maison de Nefernefernefer il n'y avait pas de place ni de pain pour un homme de sa sorte. Les larmes me vinrent aussi aux yeux, mais je ne sais pas si je pleurais sur lui ou sur moi. A cette vue, il se tut et me regarda avec anxiété. Mais je me pris la tête dans les mains et je pleurai, sans me soucier d'être vu de mon esclave. Kaptah me toucha la tête de sa large main et dit mélancoliquement:
– Tout ceci est de ma faute, parce que je n'ai pas mieux veillé sur mon maître. Mais je ne savais pas qu'il était candide et pur comme un drap encore jamais lavé. Autrement, je n'y comprends rien. A la vérité, je me suis souvent étonné que mon maître ne m'ait jamais envoyé chercher une fille en rentrant de l'auberge. Et les femmes que je t'adressais pour qu'elles se découvrent devant toi et t'incitent à te divertir avec elles, tu les renvoyais insatisfaites, et elles me traitaient de rat et de bousier. Et pourtant, parmi elles, il y avait des femmes relativement jeunes et jolies. Mais toute ma sollicitude a été inutile, et dans ma bêtise je me réjouissais que tu n'amènes pas à la maison une femme qui me donnerait des coups ou lancerait de l'eau chaude sur mes pieds en se disputant avec toi. Que j'étais bête! Quand on jette un premier tison dans une cabane de pisé, elle flambe tout de suite.
Il ajouta encore:
– Pourquoi ne m'as-tu pas demandé de conseils dans ton inexpérience? Car j'ai vu bien des choses et je sais beaucoup de choses, bien que tu ne le croies pas. Moi aussi j'ai couché avec des femmes, il y a certes belle lurette, et je puis t'assurer que le pain, la bière et la panse pleine valent mieux que le sein de la femme même la plus belle. Hélas, maître, quand un homme va chez une femme, il doit emporter une canne, sinon la femme le domine et l'attache avec des liens qui s'enfoncent dans la chair comme un fil mince et qui frottent le cœur, comme une pierre dans la sandale râpe le pied. Par Amon, ô maître, tu aurais dû amener ici des filles, toute cette misère nous aurait été épargnée. Tu as perdu ton temps dans les tavernes et les maisons de joie, puisqu'une femme a fait de toi son esclave.
Il continua de parler longtemps ainsi, mais ses paroles n'étaient qu'un bourdonnement de mouche dans mes oreilles. Il finit par se calmer, et il me prépara un repas et versa de l'eau sur mes mains. Mais je ne pus manger, car mon corps était embrasé, et toute la soirée une seule et unique pensée m'accapara l'esprit.