LIVRE VII. Minea

Une fois sorti de la ville sans avoir été interpellé par les gardes, car le fleuve n'est pas barré la nuit, je me glissai dans le tendelet pour y reposer ma tête fatiguée. Les soldats du roi m'avaient réveillé avant l'aube, comme je l'ai raconté, et la journée avait été riche en inquiétude et en incidents et en vacarme, au point que jamais encore je n'en avais vécu de pareille. Mais je ne trouvai pas encore la paix, car Minea s'était débarrassée du tapis et se lavait en puisant de l'eau dans le fleuve, et les gouttes qui tombaient de sa main brillaient au clair de lune. Elle me regarda sans sourire et me dit d'un ton de reproche:

– Je me suis affreusement salie en suivant tes conseils et j'empeste le sang et je ne pourrai jamais me débarrasser de cette odeur, et c'est ta faute. Et en m'emportant dans le tapis, tu m'as pressée contre ta poitrine plus que c'était nécessaire, si bien que j'avais peine à respirer.

Mais j'étais très fatigué, et ces paroles augmentèrent encore ma lassitude. C'est pourquoi j'étouffai un bâillement en lui disant:

– Tais-toi, maudite femme, car en pensant à tout ce que tu m'as fait faire, mon cœur se révolte, et je suis prêt à te lancer dans le fleuve, où tu pourrais te nettoyer à ta guise. Car sans toi je serais assis à la droite du roi de Babylone et les prêtres de la Tour m'enseigneraient toute leur sagesse sans rien me cacher, si bien que je serais bientôt le plus éminent de tous les médecins du monde. Et j'ai aussi perdu à cause de toi mes cadeaux de médecin, et mon or a fondu et je n'ose utiliser mes tablettes d'argile pour retirer de l'argent dans les caisses des temples. Tout cela est arrivé à cause de toi, et vraiment je maudis le jour où je t'ai vue, et chaque année je me rappellerai cette journée en me couvrant d'un sac et de cendres.

Elle laissait sa main dans le courant au clair de lune, et l'eau se fendait comme de l'argent liquide. Puis elle me dit d'une voix grave, sans me regarder:

– S'il en est ainsi, il vaut mieux que je saute à l'eau, comme tu le désires. Tu seras débarrassé de moi.

Elle se leva pour se précipiter dans le fleuve, mais je la pris par le bras et je lui dis:

– Cesse de déraisonner, car si tu sautes à l'eau, tout ce que j'ai fait aujourd'hui sera vain et ce serait le comble de la bêtise. C'est pourquoi, au nom de tous les dieux, laisse-moi me reposer un instant, Minea, et ne me dérange pas par des caprices, car je suis vraiment très fatigué.

Ayant dit ces mots, je me glissai sous le tapis et le tirai sur ma tête, car la nuit était fraîche, bien que ce fût le printemps et que les cigognes criassent dans les joncs. Mais elle rampa à côté de moi sous le tapis et dit doucement:

– Puisque je ne peux rien faire d'autre pour toi, je veux te réchauffer avec mon corps, parce que la nuit est froide.

Je n'eus plus la force de protester, mais je m'endormis et pus reposer, car son jeune corps était comme un mince poêle contre moi.

A l'aube, nous étions déjà bien loin de la ville, et les rameurs murmurèrent:

– Nos épaules sont comme du bois et nos dos sont douloureux. Veux-tu nous faire périr aux avirons, puisque nous n'allons pas éteindre un incendie?

Mais je me durcis le cœur et je leur dis:

– Quiconque cessera de ramer goûtera de mon bâton, car nous ne nous arrêterons qu'au milieu de la journée. Alors vous pourrez manger et boire et chacun recevra une gorgée de vin de datte, et vous en serez ragaillardis et vous vous sentirez légers comme des oiseaux. Mais si vous regimbez contre moi, je lâcherai sur vous tous les démons des enfers, car sachez que je suis prêtre et sorcier et que je connais des diables nombreux qui adorent la chair humaine.

Je parlais ainsi pour les effrayer, mais ils ne me crurent point, car le soleil brillait et ils dirent:

– Il est seul et nous sommes dix!

Et l'un d'eux chercha à me frapper de sa rame.

Mais alors le vase placé à la poupe se mit à retentir, car Kaptah donnait des coups et hurlait et pestait d'une voix aiguë, et les rameurs devinrent gris de peur et sautèrent dans l'eau l'un après l'autre et disparurent au fil du courant. La barque se mit à chavirer et à se pencher, mais je pus la guider vers la rive et je jetai l'ancre. Minea sortit du tendelet, en se peignant les cheveux, et je n'eus plus peur de rien, car elle était belle à mes yeux et le soleil brillait et les cigognes criaient dans les joncs. J'allai vers le vase et je cassai la glaise et criai à haute voix:

– Sors, homme qui reposes ici!

Kaptah sortit du vase sa tête ébouriffée et jeta autour de lui des regards étonnés, et jamais je n'avais vu une mine aussi stupéfaite. Il gémit et dit:

– Qu'est-ce que cette farce? Où suis-je et où est ma coiffure royale et où a-t-on caché mes emblèmes royaux, car me voici nu et j'ai froid. Et ma tête est pleine de guêpes et mes membres sont de plomb, comme si j'avais été mordu par un serpent venimeux. Prends garde, Sinouhé, de me jouer des tours, car avec les rois on ne badine pas.

Je voulais le punir de son arrogance de la veille. C'est pourquoi je feignis l'ignorance et lui dis:

– Je ne comprends rien à tes paroles, Kaptah, et tu es certainement encore ivre, car tu te souviens qu'hier avant notre départ de Babylone, tu as trop bu de vin et tu as fait tant de bruit à bord que les rameurs t'ont enfermé dans ce vase pour que tu ne les blesses pas. Tu parlais d'un roi et de juges et tu débitais des fariboles.

Kaptah ferma les yeux et réfléchit un bon moment, puis il dit:

– O mon maître, je ne veux plus jamais boire du vin, car le vin et le sommeil m'ont entraîné dans des aventures si effrayantes que je ne peux te les raconter. Mais je puis tout de même te dire que par la grâce du scarabée je me figurais être un roi et je rendais la justice, et je suis même allé dans le harem royal et je me suis diverti royalement avec une belle fille. Et j'ai eu encore bien d'autres aventures, mais je n'ai plus la force d'y penser, car la tête me fait mal et tu serais miséricordieux de me donner le remède que les ivrognes de cette maudite Babylone utilisent le lendemain.

C'est alors que Kaptah aperçut Minea et il disparut dans le vase et dit d'une voix plaintive:

– O mon maître, je ne suis pas très bien ou je rêve, car je crois voir là-bas la fille que j'ai rencontrée dans le harem royal pendant mon rêve. Que le scarabée me protège, car je crains de perdre la raison!

Il tâta son œil poché et son nez tuméfié, et il se mit à pleurer tristement. Mais Minea s'approcha du vase et saisit la tignasse de Kaptah et lui sortit la tête du vase en disant:

– Regarde-moi! Suis-je la femme avec laquelle tu t'es diverti la nuit dernière?

Kaptah lui jeta un regard craintif, ferma les yeux et dit en geignant:

– Que tous les dieux de l'Egypte aient pitié de moi et me pardonnent d'avoir adoré les dieux étrangers, mais c'est bien toi et tu dois me pardonner, car c'était un rêve.

Minea enleva une babouche et lui en donna deux coups sur les joues, en disant:

– Voilà le châtiment pour ton rêve indécent, afin que tu saches que maintenant tu es bien éveillé.

Mais Kaptah redoubla ses cris et dit:

– En vérité, je ne sais pas si je dors ou si je suis éveillé, car j'ai subi le même traitement dans mon rêve, lorsque cette affreuse femme s'est jetée sur moi dans le harem.

Je l'aidai à sortir du vase et je lui donnai un remède amer pour le purger et je lui nouai une corde à la taille pour le plonger dans l'eau malgré ses cris, et je l'y laissai patauger pour dissiper son ivresse de vin et de pavot. Quand je le sortis de l'eau, je lui pardonnai et je lui dis:

– Que ce soit pour toi une leçon pour ton effronterie envers moi, ton maître. Mais sache que tout ce qui t'est arrivé est vrai, et sans moi tu reposerais inanimé dans ce vase à côté des autres faux rois.

Puis je lui racontai tout ce qui s'était passé, et je dus le lui répéter plusieurs fois, pour qu'il en fût persuadé. Pour terminer, je lui dis:

– Notre vie est en danger et je n'ai aucune envie de rire, car aussi vrai que nous sommes dans cette barque, nous pendrons aux murailles de la ville, la tête en bas, si le roi nous met le grappin dessus, et il pourra nous infliger un châtiment encore pire. C'est pourquoi les bons avis sont précieux, puisque nos rameurs ont disparu, et c'est à toi, Kaptah, de trouver un moyen de nous conduire sains et saufs dans le pays de Mitanni.

Kaptah se gratta la tête et réfléchit longtemps. Puis il parla:

– Si j'ai bien compris tes paroles, tout ce qui m'est arrivé est vrai et je n'ai point rêvé et le vin ne m'a pas joué de vilain tour. C'est pourquoi cette journée est heureuse, car je peux sans souci boire du vin pour m'éclaircir les idées, alors que je croyais déjà que jamais plus je ne pourrais toucher à ce nectar.

A ces mots, il rampa sous le tendelet et brisa le cachet d'une cruche et but longuement en louant tous les dieux d'Egypte et de Babylone dont il citait les noms, et en louant aussi les aïeux inconnus dont il ignorait les noms. A chaque nom de dieu, il penchait la cruche, et finalement il s'affala sur le tapis et se mit à ronfler d'une voix sourde comme un hippopotame. J'étais si furieux de sa conduite que je me préparais à le précipiter dans l'eau, lorsque Minea me dit:

– Ce Kaptah a raison, car à chaque jour suffit sa peine. Pourquoi ne boirions-nous pas du vin pour nous réjouir en cet endroit où le courant nous a menés, car la contrée est belle et les joncs nous ombragent et les cigognes crient dans les roseaux. Je vois aussi des canards voler le cou tendu pour construire leurs nids, et l'eau brille verte et jaune au soleil et mon cœur est léger comme un oiseau libéré de la captivité.

Ces paroles me parurent sages. Aussi lui dis-je:

– Puisque tous les deux vous êtes fous, pourquoi ne le serais-je pas aussi, car en vérité il m'est tout à fait égal que ma peau sèche demain sur les murs ou seulement dans dix ans, car tout est écrit dans les étoiles dès avant le jour de notre naissance, ainsi que me l'ont enseigné les prêtres de la Tour. Le soleil brille délicieusement et le jeune blé verdoie sur la rive. C'est pourquoi je veux aller nager dans le fleuve et prendre des poissons à la main, comme dans mon enfance, car cette journée est aussi bonne qu'une autre.

Et nous nageâmes dans le fleuve et le soleil sécha nos vêtements, puis nous mangeâmes et bûmes et Minea offrit une libation à son dieu et dansa devant moi dans la barque, si bien que j'en avais le souffle coupé. C'est pourquoi je lui dis:

– Une seule fois dans ma vie j'ai dit à une femme «ma sœur», mais ses bras furent pour moi comme une fournaise ardente et son corps était comme un désert aride. C'est pourquoi, Minea, je t'en supplie, délivre-moi de l'ensorcellement où me plongent tes membres, et ne me regarde pas de ces yeux qui sont comme un clair de lune sur le miroir du fleuve, car autrement je te dirai «ma sœur», et toi aussi tu me conduiras sur la voie des crimes et de la mort, comme cette maudite femme.

Minea me regarda d'un air surpris et dit:

– Tu as vraiment fréquenté des femmes étranges, Sinouhé, pour me tenir de pareils propos, mais peut-être que dans ton pays les femmes sont ainsi. Mais je ne veux nullement te séduire, comme tu semblés le craindre. En effet, mon dieu m'a interdit de me donner à un homme, et si je le fais, je devrai mourir.

Elle me prit la tête entre les mains et la posa sur ses genoux et me caressa les joues et les cheveux, en disant:

– Tu es vraiment méchant de dire ainsi du mal des femmes, car s'il existe des femmes qui empoisonnent tous les puits, il en est d'autres qui sont comme une source dans le désert ou une rosée sur la prairie desséchée. Mais bien que ta caboche soit épaisse et bornée et que tes cheveux soient noirs et rudes, je tiens volontiers ta tête sur mes genoux, car en toi et dans tes bras et dans tes yeux se cache une force qui me plaît délicieusement. C'est pourquoi je suis désolée de ne pouvoir te donner ce que tu désires, et j'en suis désolée non seulement pour toi, mais aussi pour moi, si cette confession impudique peut te réjouir.

L'eau coulait verte et jaune contre la barque, et je tenais les mains de Minea, qui étaient fermes et belles.

Comme un noyé je me cramponnais à ses mains et je regardais ses yeux qui étaient comme un clair de lune sur le fleuve et chauds comme une caresse, et je lui dis:

– Minea, ma sœur! Le monde a bien des dieux et chaque pays possède les siens, et le nombre des dieux est infini et je suis las de tous les dieux que les hommes inventent seulement par crainte, à ce que je crois. C'est pourquoi renonce à ton dieu, car ses exigences sont cruelles et inutiles et surtout cruelles aujourd'hui. Je te mènerai dans un pays où ne s'étend pas le pouvoir de ton dieu, même si nous devions aller jusqu'au bout du monde et manger de l'herbe et du poisson séché dans le pays des barbares et passer les nuits dans les roseaux jusqu'à la fin de nos jours.

Mais elle détourna les yeux et dit:

– Où que j'aille, le pouvoir de mon dieu s'étend sur moi et je devrai mourir si je me donne à un homme. Aujourd'hui, en te regardant, je crois que mon dieu est peut-être cruel et qu'il exige un vain sacrifice, mais je n'y peux rien changer, et demain tout sera différent, lorsque tu seras las de moi et que tu m'oublieras, car les hommes sont ainsi.

– De demain nul n'est certain, lui dis-je avec impatience.

En moi tout flamba pour elle comme si mon corps avait été un tas de roseaux grillés par le soleil et brusquement allumés par une étincelle.

– Tes paroles ne sont que de vains prétextes et tu veux seulement me tourmenter, selon l'habitude des femmes, pour jouir de mes peines.

Mais elle retira sa main et me jeta un regard de reproche, puis elle dit:

– Je ne suis pas une femme ignorante, car je parle outre ma langue maternelle celle de Babylone et la tienne et je sais écrire mon nom de trois manières différentes, aussi bien sur l'argile que sur le papier. J'ai aussi visité plusieurs grandes villes et je suis allée jusqu'en Egypte pour mon dieu et j'ai dansé devant des spectateurs nombreux qui ont admiré mon art, jusqu'au jour où des marchands m'ont ravie lors du naufrage de notre navire. Je sais que les hommes et les femmes sont pareils dans tous les pays, malgré la différence de leur teint et de leur langue, mais ils adorent des dieux différents. Je sais aussi que les gens cultivés dans toutes les grandes villes sont pareils et qu'ils ne diffèrent guère par leurs pensées et leurs mœurs, mais qu'ils se réjouissent le cœur avec du vin et qu'au fond ils ne croient plus aux dieux, bien qu'ils les servent, parce que c'est la coutume et qu'il vaut mieux être sûr. Je sais tout cela, mais depuis mon enfance j'ai été élevée dans les écuries de mon dieu, et on m'a initiée à tous les rites secrets du culte, et aucune puissance et aucune magie ne peuvent me séparer de mon dieu. Si tu avais toi aussi dansé devant les taureaux et en dansant sauté entre les cornes acérées et touché du pied le mufle mugissant du taureau, tu pourrais peut-être me comprendre. Mais je crois que tu n'as jamais vu des filles et des jeunes gens danser devant les taureaux.

– J'en ai entendu parler, lui dis-je. Et je sais aussi qu'on a pratiqué ces jeux dans le bas pays, mais je pensais que c'était pour amuser le peuple et pourtant j'aurais dû deviner que les dieux y étaient pour quelque chose. En Egypte aussi on adore un taureau qui porte les marques du dieu et qui naît seulement une fois par génération, mais je n'ai jamais entendu dire qu'on ait dansé devant lui ou sauté sur sa nuque, ce qui aurait été une profanation. Mais je trouve inouï que tu doives réserver ta virginité aux taureaux, bien que je sache que dans les rites secrets de Syrie les prêtres sacrifient aux boucs des fillettes vierges choisies dans le peuple.

Elle m'appliqua deux soufflets cuisants et ses yeux brillèrent comme ceux d'un chat sauvage dans la nuit et elle cria:

– Tes paroles me montrent qu'il n'y a pas de différences entre un homme et un bouc, et tes pensées se meuvent seulement dans les questions charnelles, si bien qu'une chèvre pourrait satisfaire ta passion aussi bien qu'une femme. Va au diable et cesse de me tourmenter avec ta jalousie, car tu parles de choses que tu comprends aussi peu qu'un pourceau s'entend à l'argent.

Ses paroles étaient méchantes et les joues me brûlaient, c'est pourquoi je me calmai et me retirai à l'arrière de la barque. Pour tuer le temps, je me mis à nettoyer mes instruments et à peser des remèdes. Assise à la proue, elle tapait nerveusement du pied le fond de la barque, puis au bout d'un instant elle se déshabilla et s'oignit d'huile, avant de se mettre à danser et à s'exercer avec tant d'ardeur que la barque oscillait. Je l'observais en cachette, car son habileté était grande et incroyable, et elle faisait le pont sans peine, bandant son corps comme un arc et se tenant debout sur les mains. Tous les muscles de son corps frémissaient sous la peau luisante d'huile et ses cheveux flottaient autour de sa tête, car cette danse exigeait une grande force et jamais je n'avais vu rien de pareil, bien que j'eusse admiré dans bien des maisons de joie le talent des danseuses.

Tandis que je la regardais, la colère fondait dans mon cœur et je ne pensais plus aux pertes que j'avais subies en enlevant cette fille capricieuse et ingrate dans le gynécée royal. Je me disais aussi qu'elle avait été prête à s'ôter la vie pour conserver sa virginité, et je compris que j'agissais mal et lâchement en exigeant d'elle ce qu'elle ne pouvait me donner. Epuisée par la danse, le corps tout en sueur et les membres brisés de fatigue, elle se massa et se baigna dans le fleuve. Puis elle se rhabilla et se couvrit aussi la tête, et je l'entendis pleurer. Alors j'oubliai mes instruments et mes remèdes, je courus vers elle et je lui touchai doucement l'épaule en disant:

– Es-tu malade?

Elle ne me répondit pas, mais repoussa ma main et redoubla de pleurs.

Je m'assis à côté d'elle et, le cœur gonflé de chagrin, je lui dis:

– Minea, ma sœur, cesse de pleurer, car en vérité je ne veux plus songer à te prendre, pas même si tu me le demandais, car je veux t'épargner peine et chagrin.

Elle leva la tête et s'essuya rageusement les yeux, puis elle s'écria:

– Je ne crains ni la peine ni le chagrin, comme tu le penses, nigaud. Je ne pleure pas à cause de toi, mais bien sur mon destin qui m'a séparée de mon dieu et rendue faible comme un chiffon mouillé, si bien que le regard d'un homme amoureux suffit à me troubler.

En disant ces mots, elle ne me regardait pas.

Je lui pris les mains qu'elle ne retira pas, puis elle tourna la tête vers moi et dit:

– Sinouhé l'Egyptien, je suis vraiment très ingrate et irritante à tes yeux, mais je n'y peux rien, car je ne me connais plus. Je te parlerais aussi volontiers de mon dieu afin que tu me comprennes mieux, mais il est interdit d'en rien dire à des profanes. Sache cependant qu'il est un dieu de la mer et qu'il habite dans une grotte obscure de la montagne et que personne n'est jamais ressorti de son antre après y être entré, mais on y vit éternellement avec lui. Certains disent qu'il a la forme d'un taureau, bien qu'il vive dans la mer, et c'est pourquoi on nous enseigne à danser devant des taureaux. Mais d'autres prétendent qu'il est semblable à un homme, avec une tête de taureau, mais je crois que c'est de la légende. Tout ce que je sais, c'est que chaque année on tire au sort douze initiés qui peuvent entrer dans sa grotte, un à chaque pleine lune, et c'est le plus grand bonheur pour un initié. Le sort m'avait désignée, mais avant que mon tour fût venu, mon navire fit naufrage, comme je te l'ai raconté, et des marchands me vendirent au marché d'esclaves de Babylone. Pendant toute ma jeunesse j'ai rêvé des merveilleuses salles du dieu et de la couche divine et de la vie éternelle, car après être restée un mois près du dieu, l'initiée peut rentrer chez elle, si elle le désire, mais aucune n'est encore revenue. C'est pourquoi je crois que la vie terrestre n'offre plus aucun attrait à celle qui a rencontré le dieu.

Tandis qu'elle parlait, une ombre semblait voiler le soleil et tout devenait livide à mes yeux et je me mis à trembler, car je comprenais que Minea n'était pas pour moi. Son récit était pareil à ceux des prêtres dans tous les pays du monde, mais elle y croyait et cela la séparait à jamais de moi. Et je ne voulus pas ébranler sa foi ni la chagriner, mais je lui réchauffai les mains, et finalement je lui dis:

– Je comprends que tu désires retourner vers ton dieu. C'est pourquoi je te reconduirai en Crète, car maintenant je sais que tu es Crétoise. Je l'avais pressenti quand tu m'as parlé des taureaux, mais à présent je le sais, puisque ton dieu habite dans une demeure ténébreuse, car des marchands et des navigateurs m'en ont parlé à Simyra, quoique je ne les aie point crus jusqu'ici.

– Je dois rentrer, tu le sais, dit-elle d'un ton résolu, car nulle part je ne trouverais la paix. Et pourtant, Sinouhé, je me réjouis de chaque journée que je passe avec toi, et de chaque instant où je te vois. Non pas parce que tu m'as sauvée du danger, mais bien parce que personne n'est comme toi pour moi, et ce n'est pas avec allégresse que j'entrerai dans la maison du dieu, mais le cœur gros de tristesse. Si c'est permis, j'en ressortirai pour te rejoindre, mais c'est peu probable, puisque personne encore n'en est revenu. Mais notre temps est bref et de demain nul n'est certain, comme tu le dis. C'est pourquoi, Sinouhé, jouissons de chaque journée, jouissons des canards qui volent sur nos têtes en battant des ailes, jouissons du fleuve et des roseaux, de la nourriture et du vin, sans penser à l'avenir.

Cachés dans les roseaux, nous nous restaurâmes et l'avenir était loin de nous, Minea baissa la tête et me caressa le visage de ses cheveux et me sourit, et après avoir bu du vin, elle toucha mes lèvres de ses lèvres humides, et la douleur qu'elle causait à mon cœur était délicieuse, plus délicieuse peut-être que si je lui avais fait violence.

A la tombée de la nuit, Kaptah se réveilla et se frotta les yeux en bâillant, puis il dit:

– Par le scarabée, et sans oublier Amon, ma tête n'est plus comme une enclume dans la forge, mais je me sens réconcilié avec le monde, à condition que je puisse manger, car j'ai l'impression d'avoir dans l'estomac quelques lions jeûnant depuis longtemps.

Sans en demander la permission, il s'associa à notre repas et avala des oiseaux rôtis dans la glaise, en crachant les os dans l'eau.

Mais en le revoyant, je songeai brusquement à notre situation qui était effrayante, et je dis:

– Chouette ivre, tu aurais dû nous aider de tes conseils et nous tirer d'embarras, afin que nous ne pendions pas bientôt tous les trois côte à côte aux murs, la tête en bas, mais voilà que tu t'es saoulé pour croupir comme un porc dans la fange. Dis-nous vite ce qu'il faut faire, car les soldats du roi sont certainement à nos trousses.

Mais Kaptah ne s'affola pas, il dit:

– J'avais cru comprendre à tes paroles que le roi ne s'attend pas à te revoir de trente jours et qu'il a promis de te chasser à coups de canne si tu apparaissais avant l'expiration de ce délai. C'est pourquoi, à mon avis, rien ne nous presse, mais si les porteurs ont dénoncé ta fuite ou si les eunuques ont embrouillé leur affaire dans le harem, tous nos efforts seront inutiles. Mais je garde confiance dans notre scarabée, et à mon avis tu as eu grand tort de me donner ce breuvage de pavot qui m'a rendu la tête malade, comme si un tailleur la piquait de son alêne, car si tu n'avais pas brusqué les choses ainsi, Bourrabouriash aurait pu s'étouffer avec un os ou trébucher et se casser la nuque, si bien que je serais devenu roi de Babylonie et maître des quatre continents, et nous n'aurions rien à redouter. Telle est ma foi dans le scarabée, mais je te pardonne quand même, parce que tu es mon maître et que tu ne peux faire mieux. Et je te pardonne aussi de m'avoir enfermé dans un vase d'argile où j'ai failli étouffer, ce qui est une offense à ma dignité. Mais à mon avis, le plus urgent était de me guérir la tête, pour que je puisse te donner de bons conseils, car ce matin tu aurais pu en tirer plus facilement d'une racine pourrie que de ma tête. Par contre, je suis maintenant prêt à mettre à ta disposition toute mon ingéniosité, car je sais bien que sans moi tu serais comme un agneau égaré qui pleure sa mère.

Je mis fin à ses sempiternels bavardages en lui demandant ce que nous devions faire pour quitter la Babylonie. Il se gratta la tête et dit:

– En vérité cette barque est trop grande pour que nous puissions à nous trois lui faire remonter le courant, et du reste les rames m abîment les mains. C'est pourquoi il nous faut descendre à terre et voler deux ânes pour y charger nos bagages. Pour ne pas éveiller l'attention, nous nous vêtirons pauvrement et nous marchanderons tout dans les auberges et dans les villages et tu cacheras que tu es médecin. Nous serons une troupe de baladins qui amuse le peuple le soir dans les aires des villages, car personne ne maltraite les baladins, et les brigands les jugent indignes d'être pillés. Tu diras l'avenir dans l'huile, comme tu as appris à le faire, et moi je raconterai des légendes drôles comme j'en connais à l'infini, et Minea pourra gagner son pain en dansant. Mais nous devons partir tout de suite, et si les rameurs essayent d'envoyer les gardes à nos trousses, je crois que personne ne les croira, car ils parleront de diables déchaînés dans des vases funéraires et de prodiges effarants, si bien que les soldats et les juges les expédieront au temple sans se donner la peine d'examiner leurs fariboles.

Le soir tombait, si bien qu'il fallait nous dépêcher, car Kaptah avait certainement raison de penser que les rameurs surmonteraient leur crainte et essayeraient de reprendre leur barque, et ils étaient dix contre nous. C'est pourquoi nous nous oignîmes de l'huile des rameurs et souillâmes nos habits de glaise, puis nous nous partageâmes l'or et l'argent en le cachant dans nos ceintures. Quant à ma boîte de médecin, que je ne voulais pas abandonner, je la roulai dans un tapis que Kaptah dut charger sur ses épaules, malgré ses protestations. Nous abandonnâmes la barque dans les roseaux, avec des vivres et deux jarres de vin, si bien que Kaptah pensa que les rameurs s'en contenteraient et s'enivreraient sans se soucier de se mettre à notre poursuite. Une fois dégrisés, s'ils s'avisaient de s'adresser aux juges, ils seraient incapables d'expliquer leur affaire.

C'est ainsi que nous partîmes vers les terres cultivées et parvînmes à la route des caravanes que nous suivîmes toute la nuit, bien que Kaptah pestât à cause du paquet qui lui écrasait la nuque. A l'aube, nous arrivâmes dans un village dont les habitants nous accueillirent bien et nous honorèrent, parce que nous avions osé marcher de nuit sans redouter les diables. Ils nous donnèrent du gruau au lait et nous vendirent deux ânes et nous fêtèrent à notre départ, car c'étaient des gens simples qui n'avaient pas vu d'argent timbré depuis des mois, mais qui payaient leurs impôts en blé et en bétail et qui habitaient dans des cabanes d'argile avec leurs animaux.

Ainsi, jour après jour, nous avançâmes par les chemins de Babylonie, en croisant des marchands et en nous écartant devant les litières des grands. Le soleil nous brunissait la peau, et nos vêtements se déguenillaient et nous donnions des représentations sur les aires de terre battue. Je versais de l'huile sur l'eau et je promettais de bonnes récoltes et des jours heureux, des garçons et des mariages riches, car j'avais pitié de leur misère et je ne voulais pas leur annoncer des malheurs. Ils me croyaient et se réjouissaient. Mais si je leur avais dit la vérité, je leur aurais prédit des percepteurs cruels, des coups de bâton et des juges iniques, la famine dans les années de disette, les fièvres durant les crues du fleuve, les sauterelles et les moustiques, la sécheresse ardente et l'eau croupie en été, le labeur et après le labeur la mort, car telle était leur vie. Kaptah leur racontait des légendes de sorciers et de princesses et de pays étrangers où les gens se promenaient la tête sous le bras et se changeaient en loups une fois par an, et les gens le croyaient et le respectaient et le comblaient de victuailles. Minea dansait devant eux, afin de conserver sa souplesse et son art pour son dieu, et on l'admirait en disant:

– Nous n'avons jamais vu rien de pareil.

Ce voyage me fut très utile, et j'appris à voir que les pauvres sont plus compatissants que les riches, car nous croyant pauvres, ils nous donnaient du gruau et du poisson séché sans rien réclamer en échange, par pure bonté. Mon cœur s'attendrissait devant ces malheureux à cause de leur simplicité et je ne pouvais me retenir de soigner les malades et de percer des abcès et de nettoyer des yeux qui perdraient la vue sans mes soins. Et je ne demandais pas de cadeaux pour ces soins.

Mais je ne saurais dire pourquoi j'agissais ainsi, au risque de nous faire découvrir. Peut-être mon cœur était-il tendre à cause de Minea que je voyais chaque jour et dont la jeunesse réchauffait mon corps chaque nuit sur les aires battues qui sentaient la paille et le fumier. Peut-être que je cherchais ainsi à fléchir les dieux par mes bonnes œuvres, mais il se peut aussi que je désirais entretenir mon art pour ne pas perdre mon habileté manuelle et la précision de mes yeux dans l'examen des malades. Car plus j'ai vécu, et plus j'ai constaté que, quoi que fasse l'homme, il agit pour bien des causes et qu'il ignore souvent par quels mobiles il agit. C'est pourquoi tous les actes des hommes sont de la poussière à mes pieds, tant que je n'en sais pas le but et l'intention.

Durant le voyage, les épreuves furent nombreuses, et mes mains se durcirent et la peau de mes pieds se tanna, le soleil me dessécha le visage et la poussière m'aveugla, mais malgré tout, en y pensant après coup, ce voyage sur les routes poudreuses de Babylonie fut beau, et je ne peux l'oublier, et je donnerais beaucoup pour pouvoir le recommencer aussi jeune, aussi infatigable et aussi curieux que lorsque Minea marchait à mes côtés, les yeux brillants comme un clair de lune sur le fleuve. Tout le temps, la mort nous accompagna comme une ombre, et elle n'eût point été facile si nous étions tombés entre les mains du roi. Mais en ces temps lointains je ne songeais pas à la mort et je ne la redoutais point, bien que la vie me fût très chère depuis que j'avais Minea près de moi et que je la voyais danser sur les aires arrosées pour abattre la poussière. Elle me faisait oublier la honte et le forfait de ma jeunesse, et chaque matin en me réveillant au bêlement des moutons mon cœur était léger comme un oiseau, tandis que je regardais le soleil se lever et naviguer comme une barque dorée le long du firmament bleui par la nuit.

Nous finîmes par arriver dans les régions frontières qui avaient été ravagées, mais des pâtres, nous prenant pour des pauvres, nous guidèrent dans le pays de Mitanni, en évitant les gardes des deux royaumes. Parvenus dans une ville, nous entrâmes dans les magasins pour y acheter des vêtements, nous nous lavâmes et nous habillâmes selon notre rang pour descendre dans l'hôtellerie des nobles. Comme je n'avais que peu d'or, je restai quelque temps dans cette ville pour y pratiquer mon art et j'eus beaucoup de clients et je guéris de nombreux malades, car les Mitanniens étaient curieux et aimaient tout ce qui était nouveau. Minea suscitait aussi de l'admiration par sa beauté et on m'offrit souvent de l'acheter. Kaptah se remettait de ses peines et engraissait, et il rencontra de nombreuses femmes qui furent aimables pour lui à cause de ses histoires. Après avoir bu dans les maisons de joie, il racontait sa journée comme roi de Babylone et les gens riaient et disaient en se tapant les cuisses:

– On n'a jamais entendu pareil menteur. Sa langue est longue et rapide comme un fleuve.

Ainsi passèrent les jours, jusqu'au moment où Minea commença à me regarder d'un œil inquiet et à pleurer la nuit. Finalement je lui dis:

– Je sais que tu t'ennuies de ton pays et de ton dieu et qu'un long voyage nous attend. Mais je dois d'abord aller dans le pays des Khatti où habitent les Hittites, pour des raisons que je ne puis t'exposer. Après avoir interrogé les marchands et les voyageurs et les aubergistes, j'ai recueilli bien des renseignements, qui sont souvent contradictoires, mais je crois que du pays des Khatti nous pourrons nous embarquer pour la Crète, et si tu le veux, je te conduirai sur la côte de Syrie d'où partent chaque semaine des bateaux pour la Crète. Mais j'ai appris ici que bientôt une ambassade va partir pour porter le tribut annuel des Mitanniens au roi des Hittites, et avec elle nous pourrons voyager en sécurité et voir et connaître bien des choses que nous ignorons, et cette occasion ne reviendra pour moi que dans un an. Je ne veux cependant pas t'imposer une décision, prends-la toi-même.

Dans mon cœur, je savais que je la trompais, car mon projet de voir le pays des Khatti n'était inspiré que par le désir de la garder le plus longtemps possible près de moi, avant que je sois obligé de la remettre à son dieu.

Mais elle me dit:

– Qui suis-je pour bouleverser tes projets? Je t'accompagnerai volontiers où que tu ailles, puisque tu m'as promis de me ramener dans mon pays. Je sais aussi que sur la côte, dans le pays des Hittites, les jeunes filles et les adolescents ont coutume de danser devant des taureaux, si bien que la Crète ne doit pas en être éloignée. Et j'aurai ainsi l'occasion de m'entraîner un peu, car depuis un an bientôt je n'ai plus dansé devant des taureaux et je crains qu'ils ne me percent de leurs cornes si je dois danser en Crète sans m'être exercée.

Je lui dis:

– Je ne sais rien des taureaux, mais je dois te dire que selon tous les renseignements les Hittites sont un peuple cruel, si bien que durant le voyage bien des dangers et même la mort peuvent nous menacer. C'est pourquoi tu ferais mieux de nous attendre à Mitanni, et je te laisserai assez d'or pour y vivre convenablement.

Mais elle dit:

– Sinouhé, tes paroles sont stupides. Où que tu ailles, je te suivrai, et si la mort nous surprend, je n'en serai pas fâchée pour moi, mais bien pour toi.

C'est ainsi que je décidai de me joindre à l'ambassade royale comme médecin pour gagner en sécurité le pays des Khatti. Mais en entendant cela, Kaptah se mit à pester et à invoquer tous les dieux et il dit:

– A peine avons-nous échappé à un danger mortel que mon maître veut se jeter dans une autre aventure périlleuse. Chacun sait que les Hittites sont semblables à des fauves et qu'ils se nourrissent de chair humaine et qu'ils crèvent les yeux aux étrangers pour les mettre à tourner leurs lourdes meules. Les dieux ont frappé mon maître de folie, et toi aussi, Minea, tu es folle, puisque tu prends son parti, et il vaudrait mieux pour nous ficeler notre maître et l'enfermer dans une chambre et lui poser des sangsues aux jarrets pour qu'il se calme. Par le scarabée, j'ai à peine retrouvé mon embonpoint qu'il faudrait entreprendre sans motif un nouveau voyage pénible. Maudit soit le jour où je suis né pour subir les caprices insensés d'un maître déraisonnable.

Il me fallut de nouveau lui donner du bâton pour le calmer, et je lui dis:

– Il en sera comme tu le désires. Je t'enverrai avec des marchands à Simyra et je payerai ton voyage. Soigne ma maison jusqu'à mon retour, car vraiment je suis excédé de tes sempiternels bavardages.

Mais il s'emporta de nouveau et s'écria:

– Crois-tu vraiment possible que je laisse mon maître aller seul dans le pays des Khatti? Il vaudrait tout autant mettre un agneau nouveau-né dans un chenil et mon cœur ne cesserait de me reprocher un pareil crime. C'est pourquoi je te prie de répondre franchement à une seule question: Va-t-on chez les Khatti par mer?

Je lui dis qu'à ma connaissance il n'existait pas de mer entre le pays des Khatti et Mitanni, bien que les renseignements fussent incertains, et que le voyage serait probablement long.

Il répondit:

– Que mon scarabée soit béni, car s'il avait fallu aller par mer, je n'aurais pu t'accompagner, car j'ai juré aux dieux, pour des raisons qu'il serait trop long d'expliquer, que je ne mettrais plus jamais le pied sur un navire. Pas même pour toi ni pour cette arrogante Minea qui parle et se comporte comme un garçon, je ne saurais rompre ce serment à des dieux dont je puis t'énumérer les noms, si tu le désires.

Ayant parlé ainsi, il prépara nos effets pour le voyage, et je me fiai à lui, car il y était plus expert que moi.

J'ai déjà rapporté ce qu'on disait des Hittites dans le pays de Mitanni, et désormais je me bornerai à exposer ce que j'ai vu de mes yeux et sais exact. Mais j'ignore si l'on me croira, tant la puissance hittite a inspiré de terreur dans le monde et tant on raconte d'horreurs sur leur compte. Et pourtant ils ont aussi des qualités, et on peut s'instruire d'eux, quoiqu'ils soient un peuple redoutable. Dans leur pays ne règne nullement le désordre, comme on l'a dit, mais l'ordre y est strict et aussi la discipline, si bien que le voyage dans leurs montagnes est sans danger pour ceux qui ont obtenu un sauf-conduit, à ce point même que si un voyageur autorisé disparaît ou est dévalisé en route, leur roi l'indemnise au double de ses pertes, et si le voyageur périt par la main des Hittites, le roi paye aux parents, d'après un barème spécial, une somme correspondant à la valeur de ce que gagnait le mort.

C'est pourquoi le voyage en compagnie des envoyés du roi de Mitanni fut monotone et sans incident, car des chars de guerre hittites nous escortèrent tout le temps et les Hittites veillèrent à ce que nous eussions des victuailles et des boissons aux étapes. Les Hittites sont endurcis et ne redoutent ni le chaud ni le froid, car ils habitent des montagnes arides et doivent dès l'enfance s'habituer aux fatigues imposées par le climat. C'est pourquoi ils sont sans peur au combat et ne s'épargnent pas et méprisent les peuples amollis en les soumettant, mais ils respectent les braves et les courageux et recherchent leur amitié.

Leur peuple est divisé en nombreuses tribus et villages que des princes gouvernent souverainement, mais ces princes sont soumis à leur grand roi qui habite la ville de Khattoushash au milieu des montagnes. Il est leur grand prêtre et leur chef suprême et leur grand juge, si bien qu'il cumule toute la puissance, et je ne connais pas de roi qui possède un pouvoir aussi absolu. En effet, dans les autres pays et en Egypte aussi, les prêtres et les juges déterminent les actes du roi plus que celui-ci ne le croit.

Et je vais raconter comment est leur capitale au milieu des montagnes, bien que je sache qu'on ne me croira pas, si on lit mon récit.

En traversant les régions frontières dominées par les garnisons qui pillent les pays voisins ou déplacent à leur guise les bornes pour s'assurer une solde, personne ne peut soupçonner la richesse du royaume hittite, et pas non plus en voyant leurs montagnes stériles que le soleil brûle en été, mais qui en hiver sont couvertes de plumes froides, ainsi qu'on me l'a raconté, mais que je n'ai pas vues. Ces plumes tombent du ciel et couvrent le sol, fondant en eau quand vient l'été. J'ai vu tant de choses étonnantes dans le pays des Hittites que je crois aussi ce récit, bien que je ne comprenne pas comment des plumes peuvent se changer en eau. Mais de mes yeux j'ai vu au loin des montagnes couvertes de ces plumes blanches.

Dans la plaine désolée à la frontière de Syrie ils ont la forteresse de Karchemish dont les murailles sont construites en pierres énormes et couvertes d'images effrayantes. C'est de là qu'ils prélèvent des impôts sur toutes les caravanes et sur les marchands qui traversent leur pays, et ils amassent ainsi d'abondantes richesses, car leurs impôts sont lourds et Karchemish est situé au croisement de nombreuses routes de caravanes. Quiconque a vu cette forteresse se dresser effrayante sur sa montagne dans le crépuscule matinal au milieu du plateau où les corbeaux s'abattent pour ronger des crânes et des os blanchis croira ce que je raconte sur les Hittites et ne doutera pas de mes dires. Mais ils ne permettent aux caravanes et aux marchands de traverser leur pays que par des routes déterminées, et le long de ces routes les villages sont pauvres et simples, et les voyageurs voient seulement de rares champs cultivés, et si quelqu'un s'écarte du chemin autorisé, il est emprisonné et dévalisé et conduit en esclavage dans les mines.

Car je crois que la richesse des Hittites provient des mines où des esclaves et des prisonniers extraient, outre l'or et le cuivre, un métal inconnu qui a un éclat gris et bleuté et qui est plus dur que tous les métaux et si cher qu'à Babylone on l'utilisait pour des bijoux, mais les Hittites en font des armes. J'ignore comment on arrive à forger ou à façonner ce métal, car il ne fond pas à la chaleur, comme le cuivre. Je l'ai vu moi-même. Outre les mines, les vallées entre les montagnes possèdent des champs fertiles et de clairs ruisseaux, et ils cultivent des arbres fruitiers qui couvrent les pentes des montagnes, et sur la côte ils ont aussi des vignes. Leur plus grande richesse visible à chacun est constituée par les troupeaux de bétail.

Lorsqu'on cite les grandes villes du monde, on mentionne Thèbes et Babylone, et parfois Ninive, bien que je n'y sois pas allé, mais personne ne mentionne Khattoushash, qui est la capitale des Hittites et le foyer de leur puissance, comme l'aigle possède son aire sur les montagnes au centre de son terrain de chasse. Et pourtant, par sa puissance, cette ville soutient la comparaison avec Thèbes et Babylone, et lorsqu'on pense que ses bâtiments effrayants sont construits en pierres taillées et hauts comme des montagnes, et que les murailles ne peuvent s'écrouler et sont plus solides que toutes celles que j'ai vues, j'estime que cette ville est une des plus grandes merveilles du monde, car je ne m'attendais pas à ce que je découvris. Mais le mystère de cette ville provient de ce que leur roi l'a interdite aux étrangers, si bien que seuls les envoyés des rois y sont admis pour apporter les cadeaux, et on les surveille étroitement pendant tout leur séjour. C'est pourquoi les habitants ne parlent pas volontiers avec les étrangers, même s'ils connaissent leur langue, et si on leur pose une question, ils répondent: «Je ne comprends pas» ou «Je ne sais pas», et regardent autour d'eux, avec crainte, si on les a aperçus en conversation avec des étrangers. Et pourtant ils ne sont pas méchants, et leur nature est aimable et ils observent les vêtements des étrangers, si ceux-ci sont superbes, et ils les suivent dans les rues.

Or les vêtements de leurs nobles et de leurs grands sont aussi beaux que ceux des étrangers et des envoyés, car ils aiment les étoffes bigarrées qui sont brodées d'or et d'argent, et ces insignes sont des créneaux et une hache double, qui sont les emblèmes de leurs dieux. Sur leurs habits de fête, on voit aussi souvent l'image d'un disque ailé. Ils portent des bottes en cuir souple et peint ou des souliers dont la pointe est longue et relevée, ils ont de hauts chapeaux pointus et leurs manches sont amples, tombant parfois jusqu'à terre, et ils portent des robes longues qui sont habilement plissées. Ils diffèrent des habitants de Syrie, de Mitanni et de Babylone en ceci qu'ils se rasent le menton à la mode égyptienne, et quelques nobles se rasent aussi le crâne, ne laissant sur la tête qu'une touffe de cheveux qu'ils tressent. Ils ont le menton épais et puissant, et leurs nez sont larges et crochus comme ceux des oiseaux de proie. Les nobles et les grands qui habitent en ville sont gras et leur visage est luisant, car ils sont habitués à une nourriture abondante.

Ils n'engagent pas de mercenaires, comme les peuples civilisés, mais ils sont tous soldats, et on les répartit entre les grades d'une façon telle que les plus élevés sont ceux qui peuvent entretenir un char de guerre, et le rang n'est pas fixé d'après la naissance, mais d'après l'habileté dans le maniement des armes. C'est pourquoi tous les hommes se réunissent une fois par an sous le commandement de leurs chefs et de leurs princes pour des exercices militaires. Et Khattoushash n'est pas une ville commerçante comme toutes les autres grandes cités, mais elle est pleine d'ateliers et de forges d'où sort sans cesse un fracas de métal, car ils y forgent des pointes de lances et de flèches, ainsi que des roues et des affûts de chars de guerre.

Leur justice diffère aussi de celle de tous les autres peuples, car leurs châtiments sont étranges et ridicules. C'est ainsi que si un prince intrigue contre le roi pour le renverser, on ne le met pas à mort, mais on l'envoie à la frontière pour y acquérir des mérites et améliorer sa réputation. Et ils n'ont guère de crime qu'on ne puisse expier par des amendes, car un homme peut en tuer un autre sans subir de peine corporelle, et il doit simplement indemniser les parents de sa victime. Ils ne punissent pas non plus l'adultère, car si une femme trouve un homme qui la satisfasse mieux que son mari, elle a le droit de quitter son foyer, mais son nouveau mari doit dédommager le précédent. Les mariages stériles sont annulés publiquement, car le roi exige de ses sujets beaucoup d'enfants. Si quelqu'un tue une personne dans un lieu désert, il n'a pas à payer autant que si le meurtre a été commis en ville et en public, car à leur avis un homme qui se rend seul dans un endroit solitaire induit autrui en tentation de le tuer pour s'exercer. Il n'y a que deux crimes qui sont punis de mort, et c'est dans ce châtiment que s'observe le mieux la folie de leur système judiciaire. Les frères et sœurs ne peuvent se marier entre eux sous peine de mort, et personne ne doit exercer la magie sans permission, mais les sorciers doivent démontrer leur habileté devant les autorités et en obtenir une autorisation de se livrer à leur métier.

A mon arrivée dans le pays des Khatti, leur grand roi Shoubbilouliouma régnait depuis vingt-huit ans déjà et son nom était si redouté que les gens s'inclinaient et levaient le bras en l'entendant, et qu'ils criaient à haute voix en son honneur, car il avait ramené l'ordre dans le pays et soumis de nombreux peuples. Il habitait un palais de pierre au centre de la ville, et on racontait force légendes sur ses exploits et ses hauts faits, comme c'est le cas de tous les grands rois, mais je ne pus le voir, pas plus que les envoyés de Mitanni qui durent déposer leurs cadeaux sur le plancher de la grande salle de réception, et les soldats se moquaient d'eux et les brocardaient.

Il ne me parut pas au début qu'un médecin devait avoir bien du travail dans cette ville, car à ce que je compris, les Hittites ont honte de la maladie et la cachent tant qu'ils peuvent, et les enfants infirmes ou faibles sont mis à mort à leur naissance, et on tue aussi les esclaves malades. Leurs médecins ne me semblent pas être fort habiles, ce sont des hommes incultes qui ne savent pas lire, mais ils soignent habilement les blessures et les contusions et ils ont d'excellents remèdes contre les maladies des montagnes et contre les fièvres. Sur ce point, je m'instruisis auprès d'eux. Mais si quelqu'un tombait mortellement malade, il préférait la mort à la guérison, par peur de rester infirme ou maladif jusqu'à la fin de ses jours. En effet, les Hittites ne redoutent pas la mort, comme le font tous les peuples civilisés, mais ils craignent davantage la débilité du corps.

Mais, en somme, toutes les grandes villes sont semblables, et aussi les nobles de tous les pays. C'est ainsi que lorsque ma réputation se fut répandue, de nombreux Hittites vinrent recourir à mes soins, et je pus les guérir, mais ils venaient sous un déguisement et en cachette et de nuit, pour ne pas se déconsidérer. Et ils me remirent des présents généreux, si bien que je finis par amasser passablement d'or et d'argent à Khattoushash, alors que j'avais cru que j'en repartirais comme un mendiant. Le grand mérite en revient à Kaptah qui, selon son habitude, passait son temps dans les auberges et les tavernes et partout où les gens se réunissent, et qui chantait mes louanges et vantait mon savoir dans toutes les langues possibles, et ainsi les serviteurs parlaient de moi à leurs maîtres.

Les mœurs des Hittites sont austères et un grand ne pouvait se montrer ivre dans la rue sans se perdre de réputation, mais, comme partout dans les villes, les grands et les riches buvaient beaucoup de vin et aussi de perfides vins mélangés, et je les guéris des maux causés par le vin et les délivrai du tremblement des mains lorsqu'ils devaient se présenter devant le roi, et à certains je prescrivis des bains et des calmants, quand ils disaient que des souris leur rongeaient le corps. Je permis aussi à Minea de danser devant eux, et ils l'admirèrent beaucoup et lui firent de nombreux présents sans rien lui demander, car les Hittites étaient généreux, si quelqu'un leur plaisait. Je sus ainsi gagner leur amitié, si bien que j'osai leur poser beaucoup de questions sur des sujets que je n'aurais pas pu aborder en public. Je fus surtout renseigné par l'épistolographe royal qui parlait et écrivait plusieurs langues et qui s'occupait de la correspondance étrangère du roi et qui n'était pas lié par les coutumes. Je lui fis entendre que j'avais été chassé d'Egypte et que je ne pourrais jamais y retourner, et que je parcourais les pays pour gagner de l'or et pour accroître mon savoir, et que mes voyages n'avaient pas d'autre but. C'est pourquoi il m'accorda sa confiance et répondit à mes questions lorsque je lui offrais du bon vin et que je faisais danser Minea devant lui. C'est ainsi que je lui demandai un jour:

– Pourquoi Khattoushash est-elle fermée aux étrangers et pourquoi les caravanes et les marchands sont-ils obligés de suivre certaines routes, alors que votre pays est riche et que votre ville rivalise en curiosités avec n'importe quelle autre? Ne vaudrait-il pas mieux que les autres peuples puissent connaître votre puissance pour vous louer entre eux, comme vous le méritez?

Il dégusta le vin et jeta des regards admiratifs sur les membres souples de Minea et dit:

– Notre grand roi Shoubbilouliouma a dit en montant sur le trône: «Donnez-moi trente ans et je ferai du pays des Khatti l'empire le plus puissant que le monde ait jamais vu». Ce délai est bientôt écoulé et je crois que le monde entendra parler du pays des Khatti plus qu'il ne le désirerait.

– Mais, lui dis-je, j'ai vu à Babylone soixante fois soixante soldats défiler devant le roi et le bruit de leurs pas était comme le fracas de la mer. Ici, je n'ai guère vu plus de dix fois dix soldats ensemble, et je ne comprends pas ce que vous faites des nombreux chars de guerre qu'on construit dans votre ville, car qu'en ferez-vous dans vos montagnes, puisqu'ils sont destinés aux combats en plaine?

Il rit et dit:

– Tu es bien curieux pour un médecin, Sinouhé l'Egyptien. C'est peut-être pour gagner notre maigre pain en vendant des chars de guerre aux rois des plaines.

En disant ces mots, il cligna des yeux et prit un air malin.

– Je n'en crois rien, lui dis-je hardiment. Le loup prêterait plus volontiers ses dents et ses griffes au lièvre, si je vous connais bien.

Il rit bruyamment et se tapa les cuisses, puis il but une gorgée et dit:

– Je vais le raconter au roi, et peut-être verras-tu encore une grande chasse au lièvre, car le droit des Hittites est différent de celui des plaines. A ce que je comprends, dans vos pays, les riches gouvernent les pauvres, mais chez nous les forts gouvernent les faibles, et je crois que le monde connaîtra la nouvelle doctrine avant que tes cheveux aient grisonné, Sinouhé.

– Mais le nouveau pharaon en Egypte a aussi découvert un nouveau dieu, dis-je en affectant la naïveté.

– Je le sais, dit-il, parce que je lis toutes les lettres de mon roi, et ce nouveau dieu aime beaucoup la paix et dit qu'il n'y a pas entre les peuples de querelles qu'on ne puisse liquider à l'amiable, et nous n'avons rien contre ce dieu, au contraire nous l'apprécions beaucoup, tant qu'il régnera en Egypte et dans les plaines. Votre pharaon a envoyé à notre grand roi une croix égyptienne qu'il appelle le signe de vie, et il jouira certainement de la paix quelques années encore, s'il nous envoie assez d'or pour que nous puissions emmagasiner plus de cuivre et de fer et de céréales et fonder de nouveaux ateliers et préparer des chars de guerre encore plus lourds, car tout cela exige beaucoup d'or, et notre roi a attiré à Khattoushash les plus habiles armuriers de tous les pays, en leur offrant des salaires abondants, mais pourquoi il l'a fait, je ne crois pas que la sagesse d'un médecin puisse répondre à pareille question.

– L'avenir que tu prédis réjouira les corbeaux et les chacals, lui dis-je, mais moi il ne me réjouit pas du tout et je n'y vois rien d'amusant. C'est que j'ai remarqué que les meules de vos moulins sont tournées par des esclaves aux yeux crevés et à Mitanni on raconte sur vos cruautés dans les régions frontières des histoires que je ne veux pas répéter pour ne pas t'offusquer, car elles sont indécentes pour un peuple civilisé.

– Qu'est-ce que la civilisation? demanda-t-il en se reversant du vin. Nous aussi nous savons lire et écrire et nous conservons des tablettes d'argile numérotées dans nos archives. C'est par pure philanthropie que nous crevons les yeux aux esclaves condamnés à tourner les meules, car ce travail est très pénible et il leur paraîtrait encore plus pénible, s'ils voyaient le ciel et la terre et les oiseaux volant dans l'air. Cela éveillerait en eux de vaines pensées, et on devrait les mettre à mort pour des tentatives d'évasion. Si sur les frontières nos soldats coupent les mains à certains et à d'autres retroussent la peau du crâne sur les yeux, ce n'est pas par cruauté, car tu as pu remarquer que chez nous nous sommes hospitaliers et aimables, nous aimons les enfants et les petites bêtes et nous ne battons pas nos femmes. Mais notre but est d'éveiller la crainte et la terreur chez les peuples hostiles, afin qu'à la longue ils se soumettent à notre pouvoir sans combat, s'épargnant ainsi de vains dommages et des destructions. Car nous n'aimons pas du tout les ravages et les dégâts, mais nous désirons trouver les pays aussi intacts que possible et les villes épargnées. Un ennemi qui a peur est à moitié vaincu.

– Est-ce que tous les peuples sont donc vos ennemis? lui demandai-je ironiquement. N'avez-vous aucun ami?

– Nos amis sont tous les peuples qui se soumettent à notre autorité et qui nous versent un tribut, dit-il d'un ton didactique. Nous les laissons vivre à leur guise et nous ne blessons guère leurs traditions ou leurs dieux, pourvu que nous puissions les gouverner. Nos amis sont aussi en général tous les peuples qui ne sont pas nos voisins, en tout cas jusqu'au moment où ils le deviennent, car alors nous observons chez eux bien des traits irritants qui troublent la bonne entente et nous forcent à leur déclarer la guerre. Ce fut le cas jusqu'ici, et je crains fort qu'il en sera de même à l'avenir, pour autant que je connais notre grand roi.

– Et vos dieux n'ont rien à objecter? lui dis-je. Car dans les autres pays ils décident souvent du juste et du faux.

– Qu'est-ce qui est juste et qu'est-ce qui est faux? demanda-t-il à son tour. Pour nous, est juste ce que nous désirons, et faux ce que les voisins désirent. C'est une doctrine très simple qui rend la vie facile et la diplomatie aisée, et cela ne diffère guère à mon avis de la théologie des plaines, car à ce que j'ai compris, les dieux des plaines estiment juste ce que les riches désirent, et faux ce que les pauvres désirent. Mais si tu veux réellement t'informer de nos dieux, sache que nos seuls dieux sont la Terre et le Ciel, et nous les honorons chaque printemps, lorsque la première pluie du ciel fertilise la terre, comme la semence de l'homme fertilise la femme. Durant ces fêtes, nous relâchons l'austérité de nos mœurs, car le peuple doit pouvoir se détendre au moins une fois par an. C'est pourquoi on engendre alors beaucoup d'enfants, ce qui est bon, car un pays grandit par les enfants et par les mariages précoces. Le peuple possède naturellement un grand nombre de dieux mineurs, comme chaque peuple, mais tu n'as pas à en tenir compte, car ils n'ont pas d'importance politique. Dans ces conditions, je ne crois pas que tu puisses dénier à notre religion une certaine grandeur, si j'ose m'exprimer ainsi.

– Plus j'entends parler des dieux, et plus j'en suis dégoûté, lui dis-je avec abattement.

L'épistolographe se borna à ricaner et se renversa sur son siège, le nez rubicond.

– Si tu es sage et prévoyant, reprit-il, tu resteras chez nous et te mettras à honorer nos dieux, car tous les autres peuples ont dominé chacun à son tour le monde connu, et maintenant c'est à nous. Nos dieux sont très puissants et leurs noms sont Pouvoir et Peur, et nous allons leur élever de grands autels avec des crânes blanchis. Je ne te défends pas de répéter ces paroles, si tu es assez bête pour nous quitter, car personne ne te croira, parce que tout le monde sait que les Hittites n'aiment que les pâturages et qu'ils sont de pauvres bergers qui vivent dans les montagnes avec leurs chèvres et leurs moutons. Mais je me suis déjà trop attardé chez toi, et il me faut aller surveiller mes scribes et imprimer les coins sur l'argile tendre, pour assurer tous les peuples de nos bonnes intentions, ainsi qu'il appartient à mes fonctions. Il partit, et le même soir je dis à Minea: – J'en sais assez sur le pays des Khatti et j'ai trouvé ce que je cherchais. C'est pourquoi je suis prêt à quitter ce pays avec toi, si les dieux le permettent, car ici tout empeste le cadavre et une odeur de mort me serre la gorge. Vraiment, la mort planera sur moi comme une ombre pesante, tant que nous resterons ici, et je ne doute pas que leur roi me ferait empaler, s'il savait tout ce que j'ai appris. Car ceux qu'ils veulent tuer, ils ne les pendent pas aux murs, comme chez les peuples civilisés, mais ils les empalent. C'est pourquoi, tant que je serai à l'intérieur de ces frontières, je serai inquiet. Après tout ce que j'ai entendu, je préférerais être né corbeau.

Grâce à mes malades influents, j'obtins un sauf-conduit qui m'autorisait à suivre une route fixée jusqu'à la côte et à y prendre un bateau pour quitter le pays, bien que mes clients regrettassent vivement mon départ, insistant pour que je reste et assurant qu'en quelques années j'aurais amassé une fortune. Mais personne ne s'opposa à mon départ, et je souriais et riais et je leur racontais des histoires qu'ils aimaient, si bien que nous nous séparâmes en bonne amitié et que j'emportai de riches cadeaux. C'est ainsi que nous nous éloignâmes des murailles horribles de Khattoushash derrière lesquelles se préparait le monde futur, et nous passâmes à dos d'âne près des moulins bruyants mus par les esclaves aveugles, et nous aperçûmes au bord du chemin les corps empalés des sorciers, car on condamnait comme sorciers tous ceux qui enseignaient des doctrines non reconnues par l'Etat, et l'Etat n'en reconnaissait qu'une. J'accélérai l'allure le plus possible, et le vingtième jour nous arrivâmes au port.

A ce port abordaient des navires de Syrie et de toutes les îles de la mer, et il était pareil à tous les autres ports, bien que les Hittites le surveillassent de près pour percevoir un impôt sur les navires et pour vérifier les tablettes de tous ceux qui quittaient le pays. Mais personne ne débarquait pour gagner l'intérieur, et les capitaines, les seconds et les marins ne connaissaient du pays des Khatti que ce port et, dans ce port, les mêmes tavernes, les mêmes maisons de joie, les mêmes filles et la même musique syrienne que dans tous les autres ports du monde. C'est pourquoi ils s'y sentaient à l'aise et s'y plaisaient, et pour toute sûreté ils sacrifiaient aussi aux dieux des Hittites, au Ciel et à la Terre, sans pour cela oublier leurs propres dieux que les capitaines gardaient enfermés dans leurs cabines. Nous séjournâmes un certain temps dans cette ville, bien qu'elle fût bruyante et pleine de vices et de crimes, car chaque fois que nous voyions un bateau en partance pour la Crète, Minea disait:

– Il est trop petit et pourrait faire naufrage, et je ne veux pas repasser par là.

Si le navire était plus grand, elle disait:

– C'est un navire syrien, et je ne veux pas voyager avec lui.

Et d'un troisième, elle disait:

– Le capitaine a un méchant regard, et je crains qu'il ne vende ses passagers comme esclaves à l'étranger.

Ainsi notre séjour se prolongeait, et je n'en étais pas fâché, car j'étais fort occupé à recoudre et à nettoyer les blessures et à trépaner les crânes fracturés. Le chef des gardes du port recourut aussi à moi, parce qu'il souffrait d'une maladie des ports et qu'il ne pouvait toucher aux filles sans en éprouver de vives douleurs. Or, je connaissais cette maladie depuis mon séjour à Simyra et je pus la guérir avec les remèdes des médecins syriens, et la gratitude du chef envers moi n'eut pas de limite, puisqu'il pouvait de nouveau se divertir sans encombre avec les filles du port. C'était en effet une de ses prérogatives, et chaque fille qui voulait exercer sa profession dans le port devait se donner gratuitement à lui et à ses secrétaires. C'est pourquoi il avait été désolé de devoir renoncer à ce privilège. Sitôt guéri, il me dit:

– Quel cadeau puis-je te faire pour ton habileté, Sinouhé? Dois-je peser ce que tu as guéri et t'en donner le poids en or?

Mais je répondis:

– Je n'ai cure de ton or. Mais donne-moi le poignard de ta ceinture, je t'en serai reconnaissant, et j'aurai ainsi un souvenir de toi.

Il se récria en disant:

– Ce poignard est commun, et aucun loup ne court le long de sa lame et le manche n'est pas argenté.

Mais il parlait ainsi, parce que cette arme était en métal hittite et qu'il était interdit d'en donner ou d'en vendre à des étrangers, de sorte qu'à Khattoushash je n'avais pu en acquérir, n'osant pas trop insister de peur d'éveiller les soupçons. On ne voyait de ces poignards qu'aux grands seigneurs de Mitanni, et leur prix était dix fois celui de leur poids en or et quatorze fois celui de l'argent, et leurs possesseurs ne voulaient pas s'en défaire, parce qu'il n'y en avait que très peu dans le monde connu. Mais pour un Hittite, cette arme n'avait pas grande valeur, puisqu'il n'avait pas le droit de la vendre.

Mais le chef des gardes savait que je quitterais bientôt le pays et il se dit qu'il pourrait utiliser son or à de meilleures fins qu'à payer un médecin. C'est pourquoi il finit par me donner le poignard, qui était si tranchant qu'il coupait mieux les poils de barbe que le meilleur rasoir de silex et il pouvait sans dommage entailler une lame de cuivre. Ce cadeau me fit un très grand plaisir et je décidai de l'argenter et de le dorer comme le faisaient les nobles de Mitanni quand ils arrivaient à s'en procurer un. Le chef des gardes, loin de m'en vouloir, devint mon ami, parce que je l'avais radicalement guéri. Mais je lui conseillai de chasser du port la fille qui l'avait infecté, et il me dit qu'il l'avait déjà fait empaler, parce que cette maladie résultait certainement d'une sorcellerie.

Le port possédait aussi une prairie où l'on gardait des taureaux sauvages comme dans la plupart des ports, et les jeunes gens éprouvaient leur souplesse et leur courage en se battant avec ces bêtes, en leur plantant des banderilles dans la nuque et en sautant par-dessus. Minea fut ravie de voir ces taureaux et désira s'entraîner avec eux. C'est ainsi que je la vis pour la première fois danser devant les taureaux, et jamais je n'avais vu pareil spectacle, et mon cœur frémissait d'angoisse pour elle. Car un taureau sauvage est le plus redoutable de tous les fauves, pire même qu'un éléphant qui est tranquille si on ne le dérange pas, et ses cornes sont longues et pointues, et il transperce facilement un homme et le lance en l'air et le foule sous ses sabots.

Mais Minea dansa devant les taureaux, légèrement vêtue, et elle évitait habilement les cornes quand la bête baissait la tête et attaquait en mugissant. Son visage s'excitait, et elle s'animait et jetait le filet d'or de ses cheveux qui flottaient au vent, et sa danse était si rapide que l'œil ne pouvait en discerner les mouvements, lorsqu'elle sautait entre les cornes du taureau et, se tenant aux cornes, posait le pied sur le front velu pour s'élancer en l'air et retomber sur le dos du taureau, j'admirais son art et elle en était consciente, car elle accomplit des prouesses que j'aurais jugées impossibles au corps humain, si on me les avait racontées. C'est pourquoi je la regardais, le corps baigné de sueur, incapable de rester assis à ma place, malgré les protestations des spectateurs placés derrière moi qui me tiraient par les pans de ma tunique.

A son retour du champ, elle fut abondamment fêtée, et on lui mit des couronnes de fleurs sur la tête et au cou, et les jeunes gens lui donnèrent une coupe superbe sur laquelle étaient peintes en rouge et en noir des images de taureau. Tous disaient:

– C'est le plus beau spectacle que nous ayons vu. Et les capitaines qui étaient allés en Crète, disaient:

– On trouverait difficilement dans toute la Crète une pareille danseuse.

Mais elle s'approcha de moi et s'appuya contre moi, toute couverte de sueur. Elle appuya contre moi son jeune corps mince et souple, chaque muscle tremblant de fatigue et de fierté, et je lui dis:

– Je n'ai jamais vu personne qui te ressemble. Mais mon cœur était gros de mélancolie, car après l'avoir vue danser devant les taureaux, je savais que les taureaux la séparaient de moi comme une funeste magie.

Peu après arriva dans le port un navire de Crète, qui n'était ni trop petit, ni trop grand, et dont le capitaine n'avait pas le mauvais œil et parlait la langue de Minea. C'est pourquoi elle dit:

– Ce navire m'emmènera en sécurité vers le dieu de ma patrie, si bien que tu pourras me quitter en te réjouissant d'être enfin débarrassé de moi, puisque je t'ai causé tant d'ennuis et de dommages. Mais je lui dis:

– Tu sais bien, Minea, que je te suivrai en Crète. Elle me regarda et ses yeux étaient comme la mer au clair de lune; elle s'était peint les lèvres et ses sourcils étaient de minces lignes noires sous son front, et elle dit:

– Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu désires me suivre, Sinouhé, puisque ce navire m'emmènera directement dans mon pays et qu'il ne pourra m'arriver aucun malheur en route.

Je lui dis:

– Tu le sais aussi bien que moi, Minea.

Alors elle mit ses longs doigts robustes dans mes mains et soupira et dit:

– J'ai eu bien des épreuves en ta compagnie, Sinouhé, et j'ai vu bien des peuples, de sorte que dans mon esprit ma patrie s'est estompée comme un beau rêve et que je n'aspire plus comme avant à revoir mon dieu. C'est pourquoi j'ai différé mon départ, comme tu t'en es aperçu, mais en dansant devant les taureaux j'ai senti de nouveau que je devrais mourir si tu portais la main sur moi.

Je lui dis:

– Oui, oui, oui, nous en avons déjà parlé bien souvent, et je ne porterai pas la main sur toi, car il serait vain d'irriter ton dieu pour une bagatelle que n'importe quelle fille peut me donner, comme le dit Kaptah.

Alors ses yeux flamboyèrent comme ceux d'un chat sauvage dans l'obscurité et elle enfonça ses ongles dans mes paumes et s'écria:

– Cours chez tes filles, car ta présence me dégoûte. Cours chez les sales filles du port, puisque tu en as envie, mais sache qu'ensuite je ne te connaîtrai plus, mais que je te saignerai peut-être avec mon poignard. Tu peux fort bien te passer de ce dont je me passe aussi.

Je lui souris et lui dis:

– Aucun dieu ne me l'a interdit. Mais elle reprit:

– C'est moi qui te l'interdis, et essaye de t'approcher de moi après l'avoir fait.

Je lui dis:

– Sois sans souci, Minea, car je suis profondément dégoûté de la chose dont tu parles, et il n'y a rien de plus fastidieux que de se divertir avec une femme, si bien qu'après en avoir tâté, je ne veux plus renouveler l'expérience.

Mais elle s'emporta de nouveau et dit:

– Tes paroles offensent gravement la femme en moi, et je suis sûre que tu ne te lasserais pas de moi.

Ainsi, il m'était impossible de la contenter, malgré tous mes efforts, et cette nuit elle ne vint pas à côté de moi, comme d'habitude, mais elle emporta son tapis et alla dans une autre chambre et se couvrit la tête pour dormir.

Alors je l'appelai et lui dis:

– Minea, pourquoi ne réchauffes-tu plus mon flanc, comme naguère, puisque tu es plus jeune que moi, et la nuit est froide et je grelotte sur mon tapis.

– Tu ne dis pas la vérité, car mon corps est brûlant, comme si j'étais malade, et je ne peux pas respirer dans cette chaleur étouffante. C'est pourquoi je préfère dormir seule, et si tu as froid, demande une chaufferette ou prends un chat à côté de toi et ne me dérange plus.

J'allai vers elle et je lui tâtai le front et son corps était vraiment fiévreux et tremblait sous la couverture, si bien que je lui dis:

– Tu es peut-être malade, permets que je te soigne. Mais elle repoussa du pied la couverture et dit avec colère:

– Va-t'en, je ne doute pas que mon dieu ne guérisse ma maladie.

Mais au bout d'un moment, elle dit:

– Donne-moi tout de même un remède, Sinouhé, car j'étouffe et j'ai envie de pleurer.

Je lui donnai un calmant, et elle finit par s'endormir, mais moi je veillai sur elle jusqu'à l'aube, lorsque les chiens commencèrent à aboyer dans le crépuscule livide.

Puis ce fut le jour du départ, et je dis à Kaptah:

– Rassemble nos effets, car nous nous embarquons pour l'île de Keftiou qui est la patrie de Minea.

Mais Kaptah dit:

– Je m'en doutais, et je ne déchirerai pas mes vêtements, puisque je devrais les recoudre, et ta perfidie ne mérite pas que je répande de la cendre sur mes cheveux, car à notre départ de Mitanni, n'as-tu pas promis que nous ne prendrions plus jamais de navire? Cette maudite Minea finira par nous conduire au trépas, ainsi que je l'ai senti dès notre première rencontre. Mais je me suis endurci le cœur, et je ne proteste plus et je ne hurle pas, pour ne pas perdre la vue de mon seul œil, car j'ai déjà trop pleuré à cause de toi dans tous les pays où ta sacrée folie nous a entraînés. Je te dis simplement que je sais à l'avance que ce sera mon dernier voyage, et je renonce même à te couvrir de reproches. J'ai déjà préparé nos effets et je suis prêt pour le départ et je n'ai pas d'autre consolation que de savoir que tu as déjà écrit tout cela sur mon dos à coups de canne le jour même où tu m'as acheté au marché des esclaves à Thèbes.

La docilité de Kaptah me surprit fort, mais je constatai bientôt qu'il avait questionné de nombreux marins et qu'il leur avait acheté très cher divers remèdes contre le mal de mer. Avant notre départ, il se mit au cou une amulette et jeûna et serra fortement sa ceinture et but une potion calmante, si bien qu'il monta à bord avec des yeux de poisson cuit et demanda d'une voix pâteuse de la viande de porc grasse qui, selon les affirmations des marins, était le meilleur remède contre le mal de mer. Puis il s'étendit et s'endormit, une épaule de porc dans une main et le scarabée dans l'autre. Le chef des gardes prit ma tablette et me souhaita bon voyage, puis les rameurs sortirent les avirons et le bateau gagna le large. Ainsi commença le voyage vers la Crète, et devant le port le capitaine offrit un sacrifice au dieu de la mer et aux dieux secrets de sa cabine, il fit hisser les voiles et le bateau pencha et fendit les flots et l'estomac me remonta à la gorge, car la mer immense était très agitée et on ne voyait plus du tout la côte.

Загрузка...