CHAPITRE XIV

Elle n’avait que quelques secondes pour se décider et elle fit son choix. Kovask était un homme expérimenté, habile, capable de faire face à la situation la plus dangereuse. Billie Ganaway se trouvait désarmée devant une menace impitoyable. Elle choisit la jeune Noire en demandant pardon au Commander.

— Décidez-vous, dit Petrus frémissant d’impatience et du désir de faire souffrir la jeune femme.

— Il s’agit d’un motel isolé sur la route de San Bernardino. Le Hoom Motel.

— Je connais, dit Petrus avec une déception visible. Qui auriez-vous rencontré là-bas ?

— Un homme.

— Son nom, ses coordonnées, dépêchez-vous.

Le nom de Kovask ne pouvait plus sortir de sa bouche. Il comprit qu’elle était bloquée et d’une main rapide il retourna Billie sur le ventre, lui appliqua le bout rouge du cigarillo sur la fesse droite. Elle hurla de surprise et de douleur. La Mamma eut l’impression qu’une odeur de chair grillée venait jusqu’à ses narines.

— Non, je vais vous le dire. Il s’appelle Serge Kovask…

— Pour qui travaille-t-il ?

— Une commission d’enquête.

Cette précision parut faire un effet profond sur Petrus Lindson. Il regarda la Mamma longuement, les sourcils froncés.

— Vous mentez. Cette fois je vais enfoncer le cigarillo entre ses reins et je le laisse en place si vous continuez de me mener en bateau. Vous m’avez compris ?

Mais elle le sentait inquiet. Une commission d’enquête frappait plus les imaginations que le F.B.I. ou la C.I.A… Lorsque les commissions sénatoriales siégeaient et interrogeaient les prévenus les retransmissions télévisées de ces séances faisaient le plein de téléspectateurs. L’indice d’écoute atteignait alors un pourcentage extraordinaire.

— Je ne mens pas, cria la Mamma haletante. Serge Kovask, pavillon 17.

— Quel genre d’homme est-ce ?

— Un fonctionnaire. Un homme paisible.

Petrus eut un sourire méprisant :

— Je vois ; un crâne d’œuf, en quelque sorte. Un pauvre type qui croit que sa profession lui sert de gilet pare-balles ?

Il s’en pourléchait les lèvres à l’avance. La Mamma n’avait trouvé que cette ruse. Lui laisser croire que le Commander n’était pas un type dangereux. Il ne prendrait pas trop de précautions et son ami avait encore plus de chances de s’en tirer.

— Très bien, madame Pepini. Voici ce que je vais faire. On va vous attacher encore plus solidement et vous laisser ici. Billie va venir avec moi au Hoom Motel. Si vous m’avez menti elle ne reviendra jamais plus ici, vous me comprenez ? Et moi je reviendrai vous tuer. M’avez-vous bien compris ?

La Mamma supporta très bien son regard et il fut persuadé qu’elle avait dit toute la vérité, en ressentit une fierté vertigineuse. Il était vraiment le plus fort. Simon Borney serait heureux du travail qu’il aurait accompli quand tout serait terminé. On lui avait demandé de veiller au grain durant neuf mois.

— Mais elle est malade, dit la Mamma. Elle risque d’attraper une pneumonie si vous la faites sortir.

— Pas avec cette chaleur. Elle va s’habiller et me suivre. Pas vrai, Billie. Tu sais ce qui arriverait sinon ?

Elle inclina la tête, se leva.

— Il faudrait vous soigner, dit la Mamma. Les brûlures risquent de s’infecter.

— La ferme ! cria Petrus. On part tout de suite.

Il trouva des cordes solides pour ligoter la Mamma qu’il força à s’allonger sur le sol. Il lui fixa les chevilles à une canalisation d’eau qui courait en plinthe dans la chambre et lui rejeta ses poignets liés en arrière. Il avait trouvé un gros piton à boucle qu’il vissa dans le plancher. Ainsi elle ne pouvait plus faire un geste.

— Vous avez bien réfléchi, madame Pepini. Nous pouvons partir maintenant ?

— Oui. J’ai dit la vérité, dit-elle les yeux fermés.

Il la bâillonna avec un torchon.

Il prit le bras de Billie, ouvrit la porte de la chambre, la referma. Il en fit autant pour la porte de l’appartement. A ce moment-là, Marina arrivait d’acheter de la bière glacée pour son homme qui rentrait exténué et mort de soif du travail.

— Hé, Billie, ce n’est pas prudent de sortir.

— Elle va chez le docteur, dit Petrus avec un sourire aimable. Passer une radio. On ne sait jamais.

Perplexe, Marina se retourna, les vit monter dans la Chrysler jaune, puis ayant hâte de rejoindre son ami elle monta l’escalier. Une fois qu’il aurait bu, Paul lui ferait certainement l’amour.

Allongée sur le plancher de la chambre de Billie, la Mamma songeait qu’elle disposait tout au plus d’une demi-heure. Le temps qu’il faudrait à Petrus pour rejoindre le Hoom Motel. Quel que soit le trajet emprunté il serait pris dans la circulation. Mais elle ne se faisait aucune illusion. Ainsi étiré par une corde côté pieds et une autre côté bras elle ne pouvait prétendre se délivrer. Tout juste si elle pouvait tourner la tête à droite et à gauche. Le bâillon l’étouffait et elle transpirait beaucoup.

* * *

Au volant de sa Chrysler jaune Petrus Lindson chantait à tue-tête. Il était follement gai. Volontiers il se serait écrié comme Cassius Clay qu’il était le plus fort, qu’il était le roi. A côté de lui Billie regardait droit devant elle sans rien voir. Elle souffrait de ses brûlures et sentait que la fièvre revenait. Elle avait peur aussi, peur que la vieille dame n’ait menti. Petrus serait alors sans pitié et la tuerait aussitôt.

— Tu as vu comme il faut faire avec ces sales Blancs ? Moi j’ai la méthode. Maintenant on va aller cueillir Kovask. On le fera chanter un peu. Il faudra qu’il nous raconte tout. Puis on le tuera. Personne ne saura pourquoi il sera mort. La vieille aussi je la tuerai. Il ne doit pas rester de témoin.

Billie se recroquevilla sur son siège. Il était allé trop loin et elle savait maintenant qu’il ne pourrait pas non plus la laisser vivre. A son tour Petrus se rendit compte de son erreur. Il essaya de la rassurer.

— Toi, je te laisserai vivre. Mais attention. Si tu parles, tes enfants ne vivront pas. Et si tu es gentille avec moi tu n’auras pas à le regretter. Tu vois ce que je veux dire ?

Il restait sous le coup de son excitation perverse. Il lui prit la main et la posa sur lui.

— Amuse-toi, ma jolie.

Elle obéit en silence et en pensant à autre chose.

* * *

Revenu de Jefferson City où il avait rencontré Stewe Score, Kovask alla enfiler son maillot de bain et piqua une tête dans la piscine. Il nagea paresseusement dans l’eau tiède puis remonta se faire sécher sur le terre-plein dallé. Il était assez déçu par ce qu’il avait appris, était certain que Score lui avait menti. Mais comment l’amener à dire la vérité ? Il n’avait aucune fonction officielle, même pas une lettre de recommandation du sénateur Holden. Jamais il ne s’était senti aussi dépourvu, inutile au cours d’une mission. Les choses paraissaient se dérouler sans lui. Le ghetto de Watts lui était pratiquement interdit et la Mamma prenait de gros risques en se faisant passer pour une Métisse. Et puis il y avait cette chaleur, le smog sur Los Angeles. Depuis le motel on pouvait le voir étreindre la ville qui n’était plus qu’une masse cotonneuse avec parfois le sommet d’un gratte-ciel qui émergeait de cette brume empoisonnée.

Il devait y avoir un moyen de tendre un piège à Petrus Lindson, de lui soutirer la vérité. Le Noir était la clé de l’énigme mais se montrait prudent. La Mamma avait déjà eu l’impression qu’il se méfiait. S’il se persuadait qu’il était en danger il ne quitterait plus Watts. Restaient Billie Ganaway dont la Mamma s’occupait, sa sœur. Comment la rencontrer ? Impossible de lui fixer rendez-vous par téléphone sans préliminaires. Elle aussi se méfierait.

Le soleil était trop fort et il préféra rentrer dans son pavillon. Il régla le thermostat du conditionneur d’air sur une température agréable et s’installa sur son lit, une cigarette aux lèvres. Les persiennes fermées il régnait une pénombre agréable dans la pièce.

* * *

Essayant de ne pas penser à Kovask, la Mamma étudiait chaque détail de la pièce en procédant par élimination. Sur sa gauche elle voyait sous le lit des monticules de moutons. Billie n’était pas une maniaque du ménage. Les pieds du lit étaient en bois à angle vif. Elle aurait pu les utiliser pour trancher ses liens mais elle ne pouvait se déplacer de plus de deux centimètres. Ensuite il y avait une chaise encombrée de revues licencieuses, un meuble mi-armoire mi-commode. Puis elle arriva au mur décoré de photographies de chanteurs de rock et de vedettes de cinéma. Il y avait dix minutes que Petrus Lindson et Billie Ganaway avaient quitté la chambre. Elle se souvint que Kovask devait aller chez Stewe Score. Peut-être n’était-il pas revenu de Jefferson City. Mais Petrus se planquerait dans le pavillon et l’y attendrait. Il ne servirait alors à rien de lui avoir laissé croire que Kovask était un fonctionnaire incapable de se défendre physiquement.

Farouchement elle continua sa prospection visuelle. Elle découvrait des quantités d’objets qu’elle aurait pu utiliser pour trancher ses liens. Un vase qu’il suffisait de faire tomber et de casser pour en récupérer les morceaux, des flacons également. Et même, ironie du sort, une paire de ciseaux qu’elle apercevait sur une petite étagère. Des ciseaux à bouts ronds pour enfants mais des ciseaux quand même.

Un instant elle avait cru que le Noir lui laisserait le sac. Peut-elle aurait-elle pu en utiliser le contenu mais à la condition qu’il soit à hauteur de ses mains. Elle était vexée qu’il lui ait pris tout cet argent qui ne lui appartenait pas et qui représentait les « frais » de la mission.

Sort regard finit par regarder moins en hauteur mais à ras du sol où elle se trouvait. En face d’elle il y avait ce tuyau d’eau peint en jaune qui suivait la plinthe avant de disparaître en direction de la cuisine. Un assez gros tuyau qu’elle avait d’abord pris pour une conduite du chauffage central. Pourquoi était-il si gros ? Les conduites d’eau courante étaient maintenant en cuivre. Celui-là était-il en fer ? Son cœur se mit soudain à battre un peu plus fort. Si par hasard il était en plomb comme dans toutes les vieilles maisons ? La peinture empêchait de s’en rendre compte mais en tirant elle pouvait le faire venir, suffisamment pour se donner les quelques centimètres nécessaires pour donner du mou au système général.

Sans vouloir sentir la corde qui pénétrait dans la chair de ses poignets elle commença de replier ses jambes. Au début il lui fut impossible de faire jouer son articulation puis il lui sembla que le tuyau cédait petit à petit.

Elle s’arrêta pour reprendre son souffle. A cause de ses tractions le sang ne circulait plus dans ses mains qui commençaient de gonfler. Bientôt la souffrance serait intolérable. Il lui fallait poursuivre ses efforts.

* * *

— Continue.

— Les passants peuvent voir.

— On s’en fout.

La Chrysler jaune était immobilisée dans un embouteillage assez important. Petrus s’en moquait. Il avait tout le temps pour s’emparer de ce petit fonctionnaire qui dirigeait tout ce cirque. Il savait qu’il l’étranglerait de ses mains. Il l’imaginait freluquet avec un petit cou d’oiseau. Cette pensée l’excitait autant que la main habile de Billie Ganaway.

Enfin la circulation reprit. Un camion-grue venait d’enlever une voiture pour la conduire en fourrière et Petrus put appuyer sur l’accélérateur.

— Tire la fermeture, fit-il avec un sourire éblouissant.

Elle obéit. Jamais elle n’avait rencontré un homme qui lui faisait aussi peur que Petrus mais qui en même temps troublait si profondément sa féminité.

Загрузка...