CHAPITRE XII

La Mamma gardait un vieux fond chrétien de morale stricte sur la famille, les relations entre époux et les perversions sexuelles, et si elle se montrait assez libérale avec les jeunes elle regrettait parfois le temps de ses vingt ans, la virginité des filles, la galanterie respectueuse des hommes et le sens de l’honneur. La contraception, la libéralisation des mœurs ne la choquaient pas vraiment mais elle restait souvent perplexe. Pour elle une famille c’était d’abord les enfants. Les problèmes du mari et de la femme venaient ensuite. Mais elle ne comprenait pas que des femmes mariées à des maris stériles aient recours à des donneurs anonymes pour procréer.

Kovask venait de lui raconter dans le détail ce qui se passait dans la luxueuse clinique de Santa Monica :

— Il y a une dizaine de donneurs. Tous beaux garçons, âgés de vingt-cinq à trente ans car on estime qu’ensuite, c’est trop vieux pour fournir un produit sans défaut.

La Mamma baissa pudiquement les yeux.

— Ces garçons sont tous blonds, bien bâtis, faisant au moins un mètre quatre-vingts, et ont subi des examens approfondis. D’ailleurs ils sont soumis chaque trimestre à un check-up complet. Au moindre signe suspect on les élimine. C’est d’ailleurs pourquoi aucun Noir ne travaille là-bas malgré les salaires ridicules qu’on leur donne. Pour inspirer la confiance aux femmes qui viennent se faire féconder. Certaines veulent voir la photographie du futur père. Elles payent alors un supplément car le directeur estime que le donneur peut être ennuyé par la suite. Les photographies sont intégrales afin que la cliente : se rende compte que l’individu est parfait.

— Vous pourriez dire l’étalon, fit la Mamma avec son franc-parler habituel. Notre conducteur de la Ford bleue serait l’un de ces donneurs ?

— Il se nomme Stewe Score. J’ai également son adresse à Jefferson City, une banlieue populeuse de Los Angeles. Ce garçon est très sérieux. Il est marié, père de deux enfants.

— Mais comment peut-il ?…

— Il a perdu sa situation il y a cinq ans. Il était représentant en boutons et sa maison a dû restreindre le nombre de ses employés. Il a trouvé ce job et vit très bien.

— Drôle de façon de travailler.

— Deux fois par semaine et une matinée chaque fois. En comptant le trajet bien sûr, fit Kovask goguenard.

— Et sa femme est au courant ?

Le Commander redevint plus sérieux :

— Non. Et c’est ce qui devient intéressant. Stewe Score aime sa femme et ses enfants au point que contrairement aux autres donneurs il… Comment dirais-je ?… Il n’a pas besoin d’une intervention étrangère pour donner satisfaction.

Le visage de la femme exprima une indignation très forte :

— Parce que, par dessus le marché, les autres ont besoin de quelqu’un pour cela ?

— Une hôtesse ou une infirmière pas trop bégueule. Pourquoi pas après tout ?

— C’est de la prostitution.

— Mais non. Pour en revenir à Stewe il est catégorique. Et c’est ce qui me fait penser que Petrus le fait chanter en le menaçant de tout révéler à sa femme.

— Un racket ?

— Pourquoi pas ? Avez-vous vu s’il donnait de l’argent à Petrus ?

— Placée comme je l’étais je n’ai pas pu m’en rendre compte. Mais c’est possible.

Kovask alluma une cigarette, l’air préoccupé. Ils étaient auprès de la piscine du motel. Quelques filles splendides plongeaient, nageaient ou se faisaient bronzer. Deux d’entre elles ne portaient pas de soutien-gorge et avaient des seins splendides. La Mamma leur jetait parfois un regard songeur, comme si elle se demandait ce qu’elle aurait fait en supposant qu’elle ait eu entre vingt et trente ans en 1974.

— Si c’est un banal racket, Stewe Score ne nous intéresse pas. Petrus vit de ce genre d’expédient. Nous savions qu’il était un peu maquereau, joueur, maintenant il est maître chanteur. Après tout ça ne nous regarde pas et Stewe n’a qu’à s’adresser à la police. Ce qu’il fait à la clinique n’est pas illégal.

— Il a peur que le scandale ne finisse par rejaillir. Petrus, même arrêté, pourrait se venger. Faire envoyer des lettres anonymes ou quelque chose comme ça.

— Ce qu’il faudrait savoir c’est s’il connaît Diana Jellis. Il faut que je m’occupe de ça.

— Et Billie Ganaway ?

Kovask tira doucement sur sa cigarette. L’une des filles qui ne portait qu’un slip de bain s’approchait du petit plongeoir, roulant un peu des hanches. Elle était splendide. Brune avec de longs cheveux, des seins opulents mais fermes, un ventre à peine arrondi par une fine musculature.

— Vous avez entendu ma question ? demanda la Mamma avec indulgence. Ginger Machin ne vous suffit pas ?

— Ginger Manheim. Une brave fille. Vous irez chez Billie Ganaway.

— Elle travaille dans une boîte. Il faut que j’y aille le matin où attendre son jour de congé.

— Allez quand même faire un tour chez elle.

— J’ai l’impression que Petrus Lindson se doute de quelque chose. Hier il est sorti le premier du parking de la clinique. Or je me souviens que les fois précédentes la Ford bleue de Score démarrait la première. Il faut se méfier de ce type-là.

— Vous avez toujours votre arsenal ? demanda le Commander en désignant le grand sac de cuir qui ne quittait jamais la Mamma.

L’espèce de cabas contenait beaucoup d’objets insolites et inattendus. Une bombe à gaz lacrymogène, ce qui était assez normal pour une vieille femme seule pouvant devenir la victime de voleurs, mais il y avait aussi un vaporisateur plein de vitriol, un fume-cigarette pouvant projeter du poivre fin, très fin, puis dans le double fond un petit pistolet extraplat. Mais elle emportait aussi quelques lames de rasoir à tout hasard, un somnifère si puissant que quelques gouttes dans un liquide pouvaient assommer en quelques secondes un homme pour des heures.

— N’empêche que ce Petrus ne me plaît pas, dit-elle. Bon, je vais aller faire un tour chez cette fille, on ne sait jamais. Elle a une voisine bavarde qui me dira quand je peux la trouver.

— Pour ma part, dit Kovask, je vais essayer de rencontrer Stewe Score.

* * *

Stewe Score regardait ses enfants barboter dans la piscine sans les voir. A côté, Nelly, en maillot deux pièces, faisait griller des saucisses sur un barbecue. De temps en temps elle jetait un regard appuyé à son mari. Depuis son retour il ne paraissait pas dans son assiette. Elle l’avait interrogé en vain et maintenant elle respectait son mutisme. Elle réfléchissait que la morosité de Stewe remontait à deux mois environ. Parfois son naturel gai reprenait le dessus mais elle remarquait que c’était lorsqu’il se rendait à Los Angeles, une fois sur deux qu’il en revenait l’air contrarié. Peut-être qu’il avait de mauvais résultats aux courses ou au jeu.

— Tu veux une saucisse avec du ketchup ?

— Non, je n’ai pas faim. Redonne-moi un verre.

Il buvait beaucoup ces jours-là mais comme il se montrait sobre en général elle n’était pas inquiète. Elle lui prépara un Americano 505, ajouta une rondelle d’orange, de citron et même un peu de Bitter car il l’aimait plus corsé. Il but presque d’un trait, se leva soudain.

— Je vais faire un tour chez Joe.

C’était une cafétéria, avec des serveuses en mini. On y jouait aux boules car beaucoup d’Italiens s’y rencontraient pour disputer des parties à longueur de journée.

Il passa devant les pavillons identiques au sien, les mêmes pelouses. Mais lui avait planté quelques arbres fruitiers et tenait son jardin propre. Les voisins transformaient leur coin en véritable dépotoir, les gosses y construisaient des cabanes ou y creusaient des tranchées et ce spectacle le déprimait encore plus. Il avait l’impression d’habiter dans la zone. Vivement qu’ils puissent déménager pour le ranchito.

Lorsqu’il arriva chez Joe une voiture s’immobilisa derrière lui et un homme entra en même temps dans le bar. Il n’y prêta aucune attention, commanda une bière, la paya et passa dans la cour pour suivre les parties de boules. Il n’y comprenait pas grand-chose mais en général les attitudes et les disputes des joueurs l’amusaient. Un grand type blond tenant un verre de bière à la main vint se placer à côté de lui. Score lui jeta un regard indifférent. Il ne le connaissait pas et n’avait pas envie de lier connaissance.

Un joueur lança une boule qui vint prendre la place d’une autre près du but, projetant la précédente à quelques mètres. Il y eut des acclamations, des applaudissements et l’auteur d’un tel exploit, un gros Italien en bras de chemise, se pavana un peu.

— Intéressant, non, fit l’inconnu aux cheveux si blonds qu’ils en étaient blancs. Le regard lui-même était très décoloré.

— Oui, pas mal, dit sèchement Score.

— Je ne vous ai pas rencontré un jour ? continua Kovask d’un ton tranquille. Il me semble vous reconnaître.

— Possible, dit Score en faisant quelques pas pour s’éloigner mais l’autre se cramponnait.

— J’y suis, à Santa Monica… La clinique…

En même temps il avait fait claquer ses doigts. Score tourna vivement la tête vers lui et l’examina. Un « donneur » lui aussi ? Ou un infirmier.

— Il m’arrive d’aller dans les cliniques en effet.

— Pour votre métier ?

— Pour mon métier, dit Score pour en finir.

— Monsieur Score, dit doucement Kovask, je voudrais avoir une petite conversation avec vous. C’est pourquoi j’ai été heureux que vous quittiez votre domicile. Nous n’aurions pas pu discuter ainsi devant votre femme, n’est-ce pas ?

Stewe le regarda avec une telle expression qu’il crut à l’imminence d’une bagarre.

— Du calme, mon vieux. Je ne vous veux aucun mal. Juste discuter un peu et nous nous séparerons.

— Foutez-moi la paix ! Vous voulez me faire chanter ? Vous tombez mal. Je suis prêt à courir le risque que ma femme apprenne tout. J’en ai ras le bol.

— C’est ce que vous avez dit à Petrus Lindson ce matin ?

Stewe en resta la bouche ouverte, le regard flou. Comme s’il venait de recevoir un coup.

— Venez, dit Kovask. On sera plus tranquille là-bas.

Il y avait une table avec des chaises. Score se laissa entraîner par le bras.

— Je veux que vous soyez certain d’une chose, monsieur Score. Je fais une enquête officieuse sur Petrus Lindson. Je cherche à savoir quel genre d’individu il est.

Ils s’assirent, posèrent leur chope sur la table. Stewe était encore sous le choc. L’inconnu savait beaucoup de choses sur lui. Le Noir lui avait aussi parlé d’une vieille femme ressemblant à une Métisse ? Combien étaient-ils en train de fouiner dans la vie de Petrus Lindson et dans la sienne ?

— Petrus a mauvaise réputation, continua Kovask. Lors des événements de Watts en 65 il poussait les autres à la révolte, les dirigeait vers les boutiques à piller. Il raflait l’argent puis faisait mettre le feu.

— Ils n’avaient pas besoin de meneur, répondit Score. Vous croyez que c’est une vie pour eux ?

— Non, vous avez raison. La révolte était justifiée. Mais Petrus s’en moquait bien du sort de ses compatriotes. Maintenant il est tout à la fois maquereau et maître chanteur. Il vous fait chanter n’est-ce pas ?

Stewe regarda la mousse au fond de son verre. Il n’avait pas l’intention de répondre.

— Aidez-moi, monsieur Score. Je peux vous débarrasser de lui.

— Montrez-moi votre carte de flic.

— Je n’appartiens pas à la police. Ni au F.B.I.

— Alors que cherchez-vous ? C’est illégal ce que vous faites.

— Ecoutez, Score. Une seule question, lui donnez-vous de l’argent ?

Tout de suite Score comprit qu’il pouvait s’en tirer en répondant oui. L’homme ne chercherait pas plus loin.

— Et si je vous réponds que oui ?

— Je vous remercie. Nous buvons un verre et je vous laisse car c’est votre affaire. Mais je me permettrai de vous conseiller d’aller trouver la police. En leur demandant la discrétion vous pouvez faire arrêter Petrus Lindson sans que votre femme, vos voisins apprennent comment vous gagnez de l’argent.

— Alors, dit Score avec le maximum de persuasion, allez chercher deux autres demis.

Il supporta le regard de Kovask. Ce dernier emporta les chopes, les ramena pleines.

— Je vous remercie. Votre situation ne me regarde pas. Je cherche autre chose. De beaucoup plus grave et de beaucoup plus compliqué certainement. Je peux vous poser une autre question ?

— Puisque vous y êtes, dit Score en essuyant la mousse du dos de sa main.

— Connaissez-vous Diana Jellis ?

— La révolutionnaire noire ? Je l’ai vue à la télé et j’ai lu plusieurs articles sur elle.

— Vous ne la connaissez pas personnellement ?

— Pas du tout.

Score était sincère et il ne comprenait pas le sens de cette question. Kovask eut la certitude qu’il avait répondu plus franchement à cette deuxième question qu’à la première.

— Vous êtes de ses amis ou de ses ennemis ? dit Stewe.

Kovask prit le temps de réfléchir :

— Ni l’un ni l’autre. Mais Petrus Lindson s’intéresse à cette fille. Les gens pour lesquels je travaille voudraient savoir pourquoi.

— Le gouvernement ?

— Non, mais mon patron est un homme estimable. Je vous demande de ne rien dire de tout ceci.

— Je ne parle jamais de politique, dit Score. Mais je vous jure que je n’ai jamais rencontré Diana Jellis. C’est une très jolie fille d’ailleurs mais elle m’impressionnerait. Je suis un peu vieux jeu vous comprenez et ce genre de femmes si engagées dans les luttes politiques et sociales me font un peu peur. C’est peut-être stupide car je crois que dans l’avenir les femmes prendront de plus en plus d’importance. Et pas seulement les horribles « Moms » de la société actuelle, ces veuves abusives couvertes de dollars et d’honneur…

Kovask souriait. Il but sa bière et se leva :

— Toutes mes excuses, monsieur Score, et sachez que pour ma part je serai d’une discrétion absolue. Mais vous devriez en finir avec Petrus. Il vous pique beaucoup d’argent ?

— Oui, encore assez, dit Score gêné, encore assez.

Kovask lui serra la main et regagna sa voiture. Il était certain que Stewe Score ne lui avait pas dit toute la vérité.

* * *

Bien que sa fièvre soit un peu tombée, Billie Ganaway se trouvait dans un état très dépressif. La raclée que lui avait administrée Petrus la veille n’avait rien arrangé. Elle avait très mal à la tête et souffrait d’une humiliation rentrée. Ella était venue la voir. Petrus lui avait rendu visite mais elle avait été très discrète à ce sujet. Billie avait cependant remarqué que le menton de sa sœur était enflé. Il avait dû s’en prendre également à elle.

Elle dormait depuis une heure lorsque la certitude que quelqu’un la fixait lui fit ouvrir les yeux. Tout d’abord elle ne fut pas effrayée par cette vieille femme aux cheveux blancs, au visage lourd et olivâtre. Puis elle découvrit le cabas et eut l’impression de faire un mauvais cauchemar.

La Mamma se rendit compte qu’elle effrayait la jeune femme et donna beaucoup de chaleur à son sourire :

— Je suis entrée puisque la porte était ouverte. Ce n’est guère prudent. Je n’ai pas voulu vous réveiller. Voulez-vous que je vous prépare quelque chose ? Un peu de café ? Mon nom est Cesca Pepini. Mais qu’avez-vous ? Je vous fais peur ?

Billie essaya de secouer sa tête mais elle était trop douloureuse encore.

— Je suis déjà venue mais je n’ai rencontré que votre voisine. Charmante d’ailleurs. Je vais faire un peu de café, ça vous fera du bien.

Seule Billie n’eut pas le courage de se lever, de s’habiller pour s’enfuir. Cette vieille femme était là, telle que la lui avait décrite Marina. Et quand Petrus l’apprendrait ! Sa sœur lui avait quand même dit qu’il avait repris les lettres avant qu’elle ait pu les porter au solicitor. Elles n’avaient plus rien pour les garantir.

La Mamma revint avec un plateau.

— Je l’ai fait un peu corsé. Vous avez la grippe ? J’ai l’impression que votre visage est gonflé. Vous avez pleuré ?

— Ce n’est rien.

— Vos enfants sont ailleurs ?

— Chez une voisine.

La Mamma empila les coussins pour qu’elle puisse s’appuyer et boire le café. Puis elle attaqua sans autre préambule.

— C’est Petrus Lindson qui vous a frappée ?

Billie but son café à petites gorgées sans répondre.

— Je sais qu’il est brutal, sans scrupules. Il ne peut-être l’homme de votre vie.

— Fichez le camp ! dit Billie. Je ne vous connais pas et vous n’avez rien à faire ici. Vous n’êtes pas une Noire.

— Tiens qu’en savez-vous ? Mon nom ? Mais je pourrais être métisse.

— Vous êtes une sale espionne qui fourrez votre gros nez partout. Vous êtes allée chez ma sœur. Je ne sais pas ce que vous voulez mais si vous ne sortez pas je crie.

— Ah ! dit la Mamma. En aurez-vous la force ?

La jeune femme lui jeta un regard apeuré. Malgré son âge la Mamma l’impressionnait. Il y avait une certaine dureté dans ce regard qui de prime abord paraissait si maternel.

— Nous pourrions parler comme deux femmes sensées, dit la Mamma. Je sais que Petrus vous fait peur mais je voudrais bien savoir pourquoi.

Billie s’enfonça dans ses oreillers et ferma les yeux. Sa bouche tuméfiée prit un pli boudeur.

— Petrus est capable de vous tuer un jour, dit la Mamma tranquillement. Et vous le laisserez faire sans réagir ? Il est capable de s’en prendre à vos deux enfants si ce n’est déjà fait. Il vous menace et vous n’osez pas lui tenir tête. Votre sœur est donc au courant puisque vous avez parlé de moi.

La jeune femme gardait les yeux fermés, respirant un peu plus rapidement.

— Vous ne voulez pas répondre ? Dites-moi au moins si vous connaissez un certain Stewe Score.

Billie souleva ses paupières :

— Je ne connais personne de ce nom et maintenant foutez le camp !

— Connaissez-vous une certaine clinique de Santa Monica ?

— Non.

— Pourtant vous travaillez dans une boîte de ce coin-là ?

— Et puis ?

— Vous pourriez avoir des renseignements sur cette clinique.

— Vous m’emmerdez. Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.

— Bien, et Diana Jellis ?

L’étonnement de la jeune femme lui parut sincère.

— Quoi, Diana Jellis ?

— Vous la connaissez ?

— Comme tous les Noirs je suppose. Elle est chouette, gonflée à bloc et je l’aime bien.

— Vous l’avez déjà rencontrée ?

— Dans une réunion oui mais je n’ai pas pu l’approcher tellement il y avait du monde.

— Votre sœur la connaît mieux n’est-ce pas ?

— Elle vient se faire soigner chez elle mais je n’en sais pas plus.

La Mamma sortit un cigarillo mais le remit dans son sac. Dans son état la jeune femme devait difficilement supporter la fumée.

— Ça fait longtemps qu’elles sont amies ?

— Oui, assez ; mais qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Je ne comprends pas que votre sœur vous laisse fréquenter ce Petrus.

— Elle ne se mêle pas de ma vie privée comme vous. Maintenant ça suffit. Vous me pompez l’air. Vous n’avez pas autre chose à faire que venir me casser les pieds ? Je suis malade et j’ai envie de dormir.

Une lueur cupide s’alluma dans l’œil fatigué de Billie.

— Que diriez-vous de deux cents dollars ?

— Je n’ai pas besoin d’argent.

— Vous n’êtes pas sincère. Vous êtes capable de perdre votre emploi à cause de votre maladie et vous n’avez pas d’économies.

Elle ouvrit son sac et en sortit une grosse liasse. Elle compta vingt billets de dix dollars sous l’œil plus qu’intéressé de Billie Ganaway.

— Je voudrais savoir quelles sont vos relations avec Petrus Lindson. Il est votre amant ?

Billie haussa les épaules, suivant les gestes de la Mamma qui remettait le reste de la liasse dans son sac.

— Si c’est tout ce que vous voulez savoir… Il nous arrive de coucher ensemble. Mais ce n’est pas la grande passion.

— Dites que vous le subissez par peur ?

Billie s’avouait qu’elle ne le désirait pas et pensait rarement à lui comme partenaire idéal, mais lorsqu’il la prenait elle aimait parce qu’il était brutal, viril, lubrique.

— Il vous soutire de l’argent ?

— Non.

La Mamma en fut assez surprise.

— Comment vit-il ?

— Je ne sais pas. Il travaille pour des gens. Je ne sais qui. Il a beaucoup d’argent.

— Il ne fait plus le souteneur ?

— Plus du tout. Il a autant d’argent qu’il le désire.

— Pourquoi vous menace-t-il.

Elle resta silencieuse, les yeux fixés sur les billets. Deux cents dollars. Une somme importante pour elle.

— Je peux aller jusqu’à trois cents dollars.

— Je ne peux pas le dire.

— Est-ce que ça concerne votre sœur ? Billie eut l’expression tellement effrayée qu’elle jugea inutile d’insister.

— Il a menacé de s’en prendre à vos enfants ?

— Il l’a fait, murmura Billie avec des larmes dans les yeux.

A la fin elle n’en pouvait plus, se serait confiée à n’importe qui. Sa sœur Ella était très gentille mais elle ne la comprenait pas toujours. Certes elle aimait ses neveux mais ne se rendait pas compte du désarroi dans lequel elle vivait depuis deux mois.

— Il vous les a pris ?

— Une fois. Pendant huit jours. Je ne savais pas ce qu’ils étaient devenus.

— A quelle époque ?

— Au mois de mai.

— Pourquoi ?

— Je ne peux pas le dire. Même si vous me donniez mille dollars je ne peux pas. Et d’ailleurs je ne sais pas grand-chose.

— Ce n’est pas sur vous qu’il voulait faire pression n’est-ce pas, mais sur votre sœur ?

Billie grimaça comme si elle souffrait. Son visage luisait de transpiration et la fièvre était revenue. La Mamma s’en voulait de poursuivre dans ces circonstances mais jamais elle ne parlerait si elle retrouvait son état normal.

— Il a obligé votre sœur à faire quelque chose et dès qu’il l’a obtenu il vous a rendu les enfants ?

— C’est ça.

— Mais pourquoi continue-t-il à vous harceler ?

— Parce qu’il est méchant. C’est un sale type. Il aime torturer les gens, les faire souffrir. Mais pas toujours…

— Physiquement ?

— C’est ça. C’est un aigri qui voudrait dominer tout le monde. Dans ce quartier tout le monde le méprise plus ou moins et il en souffre. Il aurait aimé devenir un caïd mais on ne l’a jamais pris au sérieux.

— Parce qu’il louche ?

— Oui c’est ça. Déjà tout petit on se moquait de lui et il se vengeait plus tard avec des raffinements. Je ne peux vous en dire plus. Il vaudrait mieux que vous me laissiez. Je ne suis pas tranquille. Il pourrait revenir et serait capable de nous tuer toutes les deux.

— Il est armé ?

— Oui. J’ai vu un revolver à sa ceinture.

— Croyez-vous qu’il ait déjà tué quelqu’un ?

— On le dit mais on n’a jamais pu en faire la preuve. Il a fait partie d’une bande redoutable quand il était beaucoup plus jeune.

Kovask et elle s’étaient un peu trompés sur le personnage de Petrus Lindson. Il ne vivait plus de proxénétisme ni de racket mais recevait beaucoup d’argent d’origine inconnue.

— Lorsqu’il a enlevé vos enfants il était seul ?

Le silence de la jeune femme était un aveu.

— Il y avait un autre homme ? Plusieurs ?

— Non, un seul.

— Il habite Watts ?

— Je ne l’ai plus jamais revu.

— Petrus reste-t-il en rapport avec lui ?

— Ça je l’ignore.

La Mamma reprit cent dollars dans son sac, les ajouta au reste et les tendit à Billie. Celle-ci les feuilleta d’un air satisfait avant de les glisser sous son oreiller.

— Maintenant partez, dit-elle. Mettez d’abord le plateau dans la cuisine qu’il ne se doute de rien.

Cesca Pepini poussa même la prudence jusqu’à tout laver et essuyer. Nul ne saurait qu’elles avaient bu le café ensemble. Elle aurait certainement pu obtenir davantage de la jeune femme mais elle finissait elle aussi par craindre une irruption de Petrus Lindson. Elle retourna dans la chambre :

— Si vous avez autre chose à me dire je vais vous laisser mon adresse où vous pourrez me contacter. Vous pourrez recevoir encore de l’argent.

Le regard de Billie l’avertit soudain du danger. Elle se retourna avec une rapidité ahurissante pour une femme de cet âge et de ce poids. Petrus était à la porte de la chambre. Le visage contracté par une rage folle.

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