Valiha avait troqué ses béquilles pour l’équivalent titanide d’un fauteuil roulant. Il était muni de deux roues composées de bandages d’un mètre de rayon qui s’assujettissaient à un cadre de bois légèrement plus large que son corps. Passant juste devant et derrière le bas de son torse humain, de robustes traverses soutenaient une litière de toile percée pour le passage des antérieurs et munie de brides pour attacher solidement le tout. Chris avait au début trouvé l’ensemble bizarre mais il n’avait pas tardé à n’y plus penser tant il se révélait pratique. Elle devrait encore l’utiliser quelque temps ; ses jambes étaient maintenant guéries mais les soigneuses Titanides étaient prudentes en matière de blessures aux membres.
Elle était capable de marcher plus vite encore que ne courait Chris. Son seul problème était celui des virages qu’elle devait négocier lentement. Et, à l’instar de n’importe quel fauteuil roulant, l’engin s’accommodait mal des escaliers.
Elle contempla la large volée de marches en bois qui descendait du toit de verdure à la lisière de l’arbre de Titanville, retroussa le coin des lèvres puis dit : « Je pense pouvoir le monter.
— Et moi, je te vois déjà le dégringoler, dit Chris. Je n’en ai que pour une minute à aller chercher Robin. Serpent, où est le panier du pique-nique ? »
L’enfant parut surpris, puis honteux.
« Je crois bien que je l’ai oublié.
— Alors, cours vite à la maison le rechercher et ne t’arrête pas partout en chemin.
— D’accord. À tout à l’heure ! » Il disparut dans un nuage de poussière.
Chris commença l’ascension. L’escalier avait un aspect rustique pour s’harmoniser à l’environnement végétal : une suite de lettres formées de bouts de bois liés par des cordes – comme à l’entrée d’un camp de scouts – annonçait : « Hôtel de Titanville ».
Il monta jusqu’au troisième et toqua à la porte de la chambre trois. Robin répondit que c’était ouvert et il entra, pour la découvrir en train de bourrer de vêtements son sac à dos.
« Je n’ai jamais eu l’habitude d’entasser les affaires », dit-elle en s’essuyant le front du revers de la main. C’était encore une journée caniculaire à Hypérion. « Voilà encore une chose qui m’a l’air d’avoir changé chez moi : maintenant, j’ai l’impression d’être incapable de jeter quoi que ce soit. Pourquoi ne t’assois-tu pas ? Je vais te dégager une place…» Et elle entreprit de déplacer des piles de chemises et de pantalons, pour la plupart de provenance titanide.
« Je confesse que le spectacle me surprend, dit-il en s’asseyant. Je pensais que tu comptais rester dans le coin, le temps au moins qu’on sache si Cirocco a réussi à…»
Robin lança sur le lit près de lui un méchant gros truc de métal. C’était son bijou de famille, le colt 11,43.
« On me l’a livré il y a quelques heures. Tu n’es pas au courant ? J’avais cru que toute la ville se répétait les nouvelles. Les signes entrevus l’autre jour se sont confirmés : il y a eu une grande bataille dans le ciel et la Sorcière s’est échappée. Mais Gaïa n’est pas contente et ses espions sont partout. Le Carnaval est définitivement annulé, la race est condamnée. Ou bien le Carnaval se déroulera quand même mais il sera trop tard. Cirocco est gravement blessée. Elle est dans le coma. Ou bien elle va très bien et c’est elle qui a blessé Gaïa. Telles sont les rumeurs que j’ai entendues et je ne suis même pas sortie de l’hôtel. »
Chris était surpris, mais pas d’avoir manqué les nouvelles : il avait passé toute la journée à la maison avec Valiha et Serpent puis était venu directement à l’hôtel, une fois le déjeuner emballé. Ils avaient parlé des troubles plusieurs décarevs plus tôt, lorsqu’on avait vu le câble de la Porte des Vents onduler lentement et perçu un roulement de tonnerre ininterrompu en provenance de Rhéa.
« Que sais-tu avec certitude ? »
Robin étendit la main et tapota son arme : « Ça. S’il est là, c’est que Cirocco est parvenue à redescendre. J’espère qu’elle en aura fait bon usage. Ce qu’il est advenu d’elle à partir de là, je ne puis même pas le deviner.
— Peut-être n’ose-t-elle pas se montrer ici ? hasarda Chris.
— Il y a une rumeur en ce sens. J’avais espéré… oh, qu’elle viendrait me rendre le pistolet, ainsi j’aurais eu une chance de… eh bien, quand elle est partie, je ne l’avais pas encore remerciée convenablement. Peut-être qu’à présent, je n’en aurai même plus l’occasion. D’avoir envoyé la Titanide m’attendre.
— Je doute que tu aies pu trouver les mots qu’il fallait.
— Tu as sans doute raison.
— Et la dernière fois que je l’ai vue, elle ne cessait de s’excuser de m’avoir causé de tels ennuis.
— Moi aussi. Je pense qu’elle s’attendait à mourir. Mais, comment le lui reprocher ? Elle n’avait aucun moyen de savoir ce que… ce qui allait…» Elle porta la main à son estomac et parut hésiter.
« Fais attention ! l’avertit Chris.
— Je suis censée être capable d’en parler avec toi, quand même ?
— Tu t’es sentie mal ?
— Je ne sais pas vraiment. Je crois surtout que j’ai eu peur d’être malade. Ça ne va pas être facile de vivre avec ça ! »
Chris voyait ce qu’elle voulait dire mais son opinion était que d’ici quelques mois ils remarqueraient à peine l’existence de cette ultime blague de Gaïa.
Cela avait résolu un problème mais la nature même de la solution leur interdisait de la divulguer à quiconque. En y repensant, l’un et l’autre avaient trouvé bizarre que malgré toutes les analyses effectuées sur Gaïa et les expériences multiples des pèlerins venus se faire soigner, aucun livre n’avait jamais fait mention du Grand Plongeon. La raison en était simple : Gaïa voulait que personne n’en parle. Ni qu’on discute de quoi que ce soit concernant son épreuve ou celle des autres ; pratiquement, il était impossible aux pèlerins de Gaïa de mentionner qu’on exigeait d’eux absolument n’importe quoi sous prétexte de traitement.
Chris était persuadé que c’était le secret le mieux gardé du siècle. À l’instar des milliers d’autres à le partager, il n’était pas étonné que personne ne l’eût dévoilé. Robin et lui avaient éprouvé l’irrésistible envie de tester le dispositif de sécurité dont on leur avait mentionné l’existence, peu après leur retour à Titanville.
Ni l’un ni l’autre n’avait envie de recommencer. Chris n’en était pas fier mais il savait que c’était vrai : Gaïa l’avait gratifié d’un blocage psychologique. Avec toutefois une certaine flexibilité : il pouvait en parler librement avec Robin ou quiconque était déjà au courant. Mais qu’il s’avise de raconter à d’autres le Grand Plongeon, ses aventures en Gaïa ou bien les exploits de n’importe quel pèlerin en quête d’une guérison miracle, et il ressentirait une douleur si intense qu’elle le rendrait incapable de proférer le moindre mot. Cela commençait par l’estomac avant d’irradier bientôt dans tous les muscles, comme si des serpents chauffés à blanc lui transperçaient la chair.
Il n’existait aucune échappatoire ; c’est du moins ce qu’on lui avait dit. Là non plus, il sut qu’il ne ferait pas un nouvel essai : s’il tentait de retranscrire ses expériences par écrit, le résultat était identique. Aux questions qui empiétaient sur le domaine interdit, il ne pouvait pas même répondre par oui ou par non ; « rien à déclarer » était permis et « mêlez-vous de vos affaires » vivement conseillé. Mais le plus sûr encore était de ne rien répondre du tout.
Ce système dégageait une certaine beauté pour qui n’en était pas la victime. À ce que Chris en savait, il était infaillible. Tous les visiteurs pour Gaïa devaient emprunter son réseau de capsules élévatrices pour gagner, ne serait-ce que l’intérieur de la jante, à partir des appontements extérieurs et, dans le processus, on les endormait et on les examinait avant de les relâcher. Nul ne pouvait quitter Gaïa, détenteur de connaissances prohibées, sans recevoir un blocage.
Chris avait donc jugé plus sûr d’observer la plus absolue prudence avec quiconque, hormis Robin, Valiha et les autres Titanides. D’autres humains en Gaïa savaient ce qu’il savait, mais il était difficile de les distinguer avec certitude. S’il ne tombait pas juste, il sentait une décharge annonciatrice, analogue à une rage de dents, dès lors qu’il ouvrait la bouche pour évoquer son périple. Il n’en fallait pas plus : une seule dose du conditionnement répulsif de Gaïa avait suffi.
Robin avait rempli son sac et passait à présent au suivant. Chris la vit prendre un petit thermomètre, l’examiner, puis le fourrer dans le sac. Il imaginait sans peine son problème. Une grande partie de son équipement avait acquis une valeur sentimentale. Qui plus est, depuis leur retour, ils avaient l’impression que chaque Titanide sans exception désirait passer leur faire don de quelque adorable babiole. Il n’y avait plus assez d’étagères chez Valiha pour y exposer tout son butin.
« Je ne saisis toujours pas », dit Robin tout en emballant soigneusement dans des mouchoirs en papier un service de table en bois délicatement ouvragé. « Ce n’est pas que je m’en plaigne – sauf que je ne sais pas comment emballer le tout – mais, en quoi avons-nous mérité tout ce fourbi ? Nous n’avons rien fait pour elles !
— Valiha l’a expliqué ; en un sens, nous sommes plus ou moins des célébrités. Pas autant que Cirocco, mais nous étions des pèlerins et nous sommes revenus guéris : c’est donc que Gaïa nous a considérés comme des héros. Ce qui signifie que nous méritons des cadeaux. Et puis, les Titanides se défendent à longueur de temps d’être superstitieuses mais pour qu’on ait survécu à de telles épreuves, elles supposent qu’on bénéficie d’une sacrée veine. Et, en nous faisant plaisir, elles espèrent en récolter une partie, au moment du prochain Carnaval. » Il regarda ses mains. « Avec moi, il y a une autre raison. Appelle ça le comité d’accueil, ou la poignée de riz. Je vais faire partie de leur communauté et elles désirent que je me sente chez moi. »
Robin leva les yeux sur lui, ouvrit la bouche pour dire quelque chose puis la referma. Elle reprit son paquetage.
« Tu penses que je fais une erreur.
— Je n’ai pas dit ça. Je suppose que je ne le dirais pas, même si je le pensais ; mais je ne crois pas. Je sais ce que représente pour toi Valiha. Du moins, je pense le savoir, bien que je n’aie personnellement jamais éprouvé un tel sentiment.
— Je crois bien que c’est toi qui fais une erreur. »
Robin leva les mains, se tourna et lui cria : « Mais écoute-toi un peu ! Brusquement, c’est moi la diplomate et toi qui te mets à déblatérer tous les vieux trucs qui te passent par la tête ! Va te faire voir ! J’essayais d’être sympa mais j’aurais pu te dire que je savais parfaitement que tu n’étais pas sûr de toi. Pas complètement sûr. Et d’un, tu es parti pour avoir la trouille de Gaïa jusqu’au restant de tes jours ; et de deux, tu ne sais toujours pas comment tu vas réagir lorsque Valiha ramènera à la maison ses autres amants. Tu crois pouvoir supporter ça, mais tu n’en as pas la certitude.
— Puis-je m’excuser ?
— Encore une minute, je n’ai pas fini de crier », mais elle haussa les épaules, s’assit sur le lit à ses côtés et poursuivit d’une voix plus calme : « Je ne sais pas non plus si je ne fais pas une erreur. Trini…» Elle hocha furieusement la tête. « Mes yeux se sont ouverts sur un tas de choses qui n’ont pas toutes été désagréables. J’ai peur qu’après les changements que j’ai subis, la vie chez moi ne devienne difficile à supporter. Et à propos de chez moi, certains jours, c’est à peine si je parviens à m’en souvenir. J’ai l’impression d’être ici depuis un million d’années. J’ai appris qu’une partie de ce que croient mes sœurs n’est que pur conte de fées et je ne me sens pas capable de le leur annoncer.
— Quoi, par exemple ? »
Elle le regarda de biais et le coin de ses lèvres se retroussa. « Tu veux le rapport final de la femme venue de Mars, hein ? D’accord, ce que j’ai appris avec certitude, c’est que le pénis de l’homme n’est pas aussi long que mon bras, quels que soient ses désirs. Ma mère s’est complètement gourée là-dessus. Elle se plantait aussi en affirmant que tous les hommes passaient leur temps à vouloir violer toutes les femmes. Et que tous les hommes étaient mauvais.
« Mais j’ai beaucoup discuté avec Trini, ces jours derniers. C’était la première fois que j’avais l’occasion de passer du temps avec une femme au fait de la société terrestre. J’ai pu constater qu’on avait quelque peu exagéré : le système de répression et d’exploitation n’est pas aussi dur ni apparent qu’on me l’avait laissé croire mais il est là malgré tout, même un siècle après le départ de mes sœurs. Je me suis demandé si je ne devrais pas suggérer quelques changements au Covent ; et ma réponse est non. Si j’avais découvert une société parfaitement égalitaire, peut-être ma réponse aurait-elle été différente et encore, je n’en suis pas certaine. À quoi bon ? Nous nous débrouillons bien. Nous n’avons rien d’anormal. Rares, bien rares parmi mes sœurs sont celles qui pourraient jamais se fier à un homme, sans parler de l’aimer. Alors, que pourrions-nous bien faire sur Terre ?
— Je ne vois vraiment pas, en effet. » Puis, craignant de paraître trop désapprobateur, il ajouta : « Je n’ai rien contre le Covent. Je ne te demandais pas de défendre ton mode de vie. Il n’a pas besoin d’être défendu. »
Robin haussa les épaules. « Peut-être que si, en partie, sinon je n’aurais pas sauté là-dessus aussi vite. Mais ça ne me dérange pas trop. Au début, j’aurai du mal à la boucler sur certains des sujets que j’ai appris mais ça me fera un excellent entraînement pour les autres points où je devrai la boucler. »
Ils restèrent assis ensemble quelque temps sans mot dire, chacun drapé dans ses réflexions. Chris songeait à ce qui, il le sentait, avait failli se produire entre eux – ou plutôt à cette porte qui s’était presque ouverte pour laisser entrevoir cette éventualité… Les spéculations étaient vaines. Il avait éprouvé un profond respect et beaucoup d’affection pour la frêle jeune femme qu’elle avait été. À présent, elle était quelque peu assagie, mais loin d’être soumise et son affection pour elle demeurait inchangée.
Il eut une idée et décida de la risquer :
« Je ne m’inquiéterais pas trop au sujet de ton intégration dans la communauté, lança-t-il.
— Que veux-tu dire ?
— Ton nouveau doigt : il doit falloir un labra terrible pour arriver à en faire repousser un ! »
Elle contempla sa main quelques instants puis eut un sourire malicieux : « Tu sais, je crois que t’as raison. »
Il s’approcha de l’unique fenêtre de la chambre et regarda Valiha qui l’attendait patiemment au pied de l’escalier.
« À quelle heure part ton vaisseau ? »
Elle consulta son bracelet-montre et Chris sourit. Il en portait un, lui aussi. Ils partageaient ce même désir de savoir l’heure en permanence.
« Il me reste encore un déca… dix heures.
— Valiha a préparé un pique-nique. Elle avait en tête un coin frais et sympa près du fleuve. On comptait de toute façon t’inviter mais à présent, ça pourra tenir lieu de repas d’adieux. Tu veux venir ? »
Elle lui sourit : « Avec plaisir. Le temps d’emballer tout ce fourbi. »
Il l’aida et bientôt, trois sacs boursouflés s’alignaient sur le plancher. Robin en souleva deux puis se battit pour prendre le troisième.
« Je peux t’aider ?
— Non ! Je suis bien capable de… mais, qu’est-ce que je raconte ? Je vais prendre ces deux-là et toi, tu portes celui-ci. On peut les laisser à la réception : ils se chargeront de les expédier au vaisseau. »
Il la suivit hors de la chambre et dans l’escalier puis il l’aida à enregistrer ses bagages. Ils rejoignirent Valiha et Serpent et tous les quatre quittèrent d’un pas tranquille le couvert de l’arbre de Titanville pour se retrouver sous l’arche titanesque de la fenêtre d’Hypérion. La journée était torride et d’Océan soufflait une brise légère, annonciatrice d’un temps plus frais. Une brume flottait dans l’air en provenance d’un point lointain sur les hauts plateaux, là où l’aviation de Cirocco avait découvert une créature productrice de carburant, apparentée aux bombourdons et leurs alliés. Elle brûlait depuis un demi-kilorev.
L’air était doux malgré tout, empli de l’odeur des blés titanides mûrissants et purifié de toute menace. Ils marchaient sur un sentier poudreux, sinuant entre les vagues des collines. Et la courbe puissante de Gaïa se refermait de part et d’autre, comme les bras enveloppants d’une mère.
Ils étalèrent la nappe sur les berges de l’Ophion. Tandis qu’ils mangeaient, Chris observait le fleuve en se demandant combien de fois ses eaux avaient coulé devant cet endroit et combien de fois encore le fleuve accomplirait son périple avant que ne s’achève la longue vie de Gaïa. Lorsque les Titanides se mirent à chanter, il se joignit à leur chœur sans réserve. Au bout d’un moment, Robin chanta elle aussi. Ils rirent, ils burent, pleurèrent un peu et chantèrent jusqu’à ce que vienne l’heure du départ.