Brienne

Ce n’est qu’un vilain rêve, songea-t-elle. Mais si elle était seulement en train de rêver, pourquoi cela faisait-il si mal ?

La pluie avait cessé de tomber, mais l’univers était saturé d’humidité. Son manteau lui faisait l’effet de peser aussi lourd que sa maille. Les cordes qui lui ligotaient les poignets étaient détrempées, ce qui ne faisait que les resserrer davantage encore. De quelque façon qu’elle tournât ses mains, il lui était impossible de les faire glisser pour les dégager. Elle ne comprenait pas qui l’avait attachée ni pourquoi. Elle essaya d’interroger les ombres, mais elles ne répondirent pas. Peut-être qu’elles ne l’entendaient pas. Peut-être qu’elles n’étaient pas réelles. Sous ses strates de lainages imbibés d’averse et de mailles en train de se rouiller, elle avait la peau fiévreuse et enflammée. Elle se demanda si tout cela n’était pas qu’un cauchemar de fièvre, justement.

Elle avait un cheval sous elle, mais elle ne réussissait pas à se rappeler l’avoir enfourché. Elle était vautrée à plat ventre sur sa croupe, comme un sac d’avoine. Une lanière lui emprisonnait à la fois les chevilles et les poignets. L’air était comme gorgé de crachin, le sol tapissé de brume. Sa tête la lancinait à chaque pas. Elle pouvait entendre des voix, mais elle ne pouvait rien voir d’autre que la terre sous les sabots du cheval. Il y avait des choses brisées en elle. Elle sentait que sa figure était enflée, que sa joue était poisseuse de sang, et la moindre secousse, le moindre tressautement faisait fulgurer dans son bras une douleur atroce. Elle entendait distinctement Podrick l’appeler, mais comme s’il était loin, très très loin. « Ser ? répétait-il inlassablement. Ser ? Ma dame ? Ser ? Ma dame ? » Sa voix était très faible et très difficile à percevoir. Finalement, il n’y eut plus que le silence.

Elle rêva qu’elle se trouvait à Harrenhal, dans la fosse à l’ours, une fois de plus. Sauf que, ce coup-ci, c’était Mordeur qui lui faisait face, gigantesque et chauve et blanchâtre comme un asticot, des plaies suintantes aux joues. Nu il avançait, caressant son membre et faisant grincer les unes contre les autres ses dents limées. Elle lui échappait en fuyant. « Mon épée ! criait-elle. Féale ! S’il vous plaît ! » Les spectateurs ne répondaient pas. Renly était là, avec Dick Main-leste et Catelyn Stark. Huppé-le-Louf, Pyg et Timeon s’étaient déplacés, tout comme les cadavres des arbres avec leurs joues creuses, leurs langues enflées et leurs orbites vides. En les apercevant, Brienne poussait des hurlements d’horreur, et Mordeur l’empoignait par le bras et l’attirait plus près d’une saccade irrésistible et puis lui déchiquetait un morceau du visage. « Jaime ! s’entendit-elle s’époumoner, Jaime ! »

Même dans les profondeurs de son cauchemar, la souffrance demeurait présente. La figure lui élançait. Son épaule saignait. Respirer lui faisait mal. La douleur déchirait son bras, fulgurante comme un éclair. Elle réclama un mestre à grands cris.

« Nous n’avons pas de mestre, dit une voix de fille. Y a rien que moi. »

Je suis à la recherche d’une fille, se rappela Brienne. Une jouvencelle de haute naissance qui a treize ans, des yeux bleus et des cheveux auburn. « Ma dame ? dit-elle. Lady Sansa ? »

Un homme rigola. « Elle croit que t’es Sansa Stark.

— Elle ne pourra pas aller beaucoup plus loin. Elle va mourir.

— Un lion de moins. Pas moi qui pleurerai. »

Brienne entendit que quelqu’un priait. Elle pensa à Septon Meribald, mais les paroles étaient toutes fausses. La nuit est sombre et pleine de terreurs, et de même en va-t-il des rêves.

Ils circulaient dans des bois lugubres, un endroit froid, trempé, sombre et silencieux, où les pins étaient à touche-touche. Le sol était mou sous les sabots de son cheval, et les empreintes qu’elle laissait dans son sillage se remplissaient de sang. A ses côtés chevauchaient lord Renly, Dick Crabbe et Varshé Hèvre. Du sang coulait à flots de la gorge de Renly. L’oreille arrachée de la Chèvre dégouttait de pus. « Où sommes-nous en train d’aller ? demanda Brienne. Où m’emmenez-vous ? » Aucun d’entre eux ne voulut lui répondre Comment pourraient-ils répondre ? Ils sont tous morts. Cela signifiait-il qu’elle aussi était morte ?

Lord Renly était en avant, son roi souriant bien-aimé. Il menait le cheval de Brienne par la bride pour l’aider à se faufiler parmi les troncs. Elle le héla pour lui dire combien elle l’adorait, mais lorsqu’il se tourna vers elle d’un air renfrogné, elle constata que tout compte fait ce n’était pas lui. Renly ne se renfrognait jamais. Il avait toujours un sourire pour moi, pensa-t-elle, hormis…

« Froid », dit son roi d’un ton perplexe, et une ombre se déplaça sans qu’il y ait quiconque pour la projeter, et le sang de son seigneur et maître idolâtré se mit à gicler à travers l’acier vert de son gorgerin et à lui tremper les mains. Il avait été un homme chaleureux, mais son sang était d’un froid glacial. Ceci n’est pas réel, songea-t-elle. Ceci est un nouveau cauchemar, et je vais bientôt me réveiller.

Subitement, sa monture s’immobilisa. Des mains brutales s’emparèrent de sa propre personne, et elle vit des traits de lumière rougis par l’après-midi transpercer en biais la ramure d’un châtaignier. Un cheval farfouillait parmi les feuilles mortes en quête de châtaignes, et des hommes bougeaient dans les environs, bavardant à voix basse. Dix ou douze, peut-être davantage. Brienne ne reconnut pas leurs silhouettes. On la déposa par terre, adossée à un tronc d’arbre. « Buvez ceci, m’dame », dit la voix de fille. Elle haussa une coupe vers les lèvres de la prisonnière. Le liquide avait un goût fort et acide. Brienne le recracha. « De l’eau, hoqueta-t-elle. S’il vous plaît. De l’eau.

— L’eau n’empêchera pas la souffrance. Ceci le fera. Un peu. » La fille lui porta de nouveau la coupe aux lèvres.

Même boire était douloureux. Du vin lui dégoulina le long du menton et puis de là sur sa poitrine. Quand la coupe fut vide, la fille la remplit à une outre. Brienne biberonna jusqu’à la dernière goutte puis bredouilla : « Ça suffit comme ça.

— Buvez encore. Vous avez une fracture du bras, et je ne sais combien de côtes cassées. Deux, peut-être trois.

— Mordeur, dit Brienne, se rappelant le poids qu’il pesait, la manière dont il lui avait défoncé le thorax avec son genou.

— Ouais. Un vrai monstre, celui-là. »

Tout lui revint alors d’un coup ; les éclairs au-dessus, la boue en dessous, la pluie faisant ding ding, doucement, sur l’acier sombre du heaume du Limier, la force terrible qu’il y avait dans les pattes de Mordeur. Subitement, il lui devint insupportable d’être attachée. Elle essaya de se délivrer de ses liens, mais tous ses efforts n’aboutirent qu’à l’entamer encore plus avant. Ses poignets étaient trop étroitement ligotés. Il y avait du sang séché sur le chanvre. « Est-il mort ? » Brienne se mit à trembler. « Mordeur. Est-il mort ? » Elle se ressouvint des dents voraces qu’il plantait dans la chair de son visage. La seule idée qu’il rôdait peut-être encore dehors, quelque part par là, toujours vivant, suffit à lui donner envie de hurler.

« Il est mort. Gendry lui a transpercé l’échine avec une pointe de pique. Buvez ça, m’dame, ou je vous le verserai moi-même dans le gosier. »

Elle but. « Je suis à la recherche d’une jeune fille », chuchota-t-elle entre deux gorgées. Elle faillit dire ma sœur. « Une jouvencelle de haute naissance, âgée de treize ans. Elle a des yeux bleus et des cheveux auburn.

— Ce n’est pas moi. »

Non. Brienne n’avait pas de peine à s’en rendre compte. La fille était maigre au point de paraître affamée. Elle portait ses cheveux bruns nattés en une seule tresse, et ses yeux étaient plus vieux qu’elle. Des cheveux bruns, des yeux bruns, quelconque. Saule, avec six ans de plus. « Vous êtes la sœur. L’aubergiste.

— Il se pourrait que je le sois. » La fille loucha. « Et quand bien même je le serais ?

— Avez-vous un nom ? » demanda Brienne. Son estomac gargouilla. Elle eut peur d’être prise de vomissements.

« Heddle. Pareil que Saule. Jeyne Heddle.

— Jeyne. Détachez mes mains. S’il vous plaît. Ayez pitié. Les cordes m’entament les poignets. Je saigne.

— Ce n’est pas permis. Vous devez rester attachée, jusqu’à…

— … jusqu’à ce qu’on vous amène devant m’dame. » Campé derrière la fille, Renly repoussa les cheveux noirs qui lui retombaient sur les yeux. Pas Renly. Gendry. « M’dame entend que vous répondiez de vos crimes.

— M’dame. » Le vin lui faisait déjà tourner la tête. Elle avait du mal à rassembler ses idées. « Cœurdepierre. C’est cela que vous voulez dire ? » Lord Randyll avait parlé d’elle, naguère, à Viergétang. « Lady Cœurdepierre.

— Il y a des gens qui l’appellent comme ça. Il y en a d’autres qui l’appellent différemment. La Sœur Silencieuse. Mère Sans-Merci. La Pendeuse. »

La Pendeuse. En fermant les yeux, Brienne vit les cadavres qui se balançaient sous les branches brunes dénudées, le visage noir et boursouflé. Elle fut tout à coup en proie à une panique désespérée. « Podrick. Mon écuyer. Où est Podrick ? Et les autres… ser Hyle, Septon Meribald ? Chien ? Qu’avez-vous fait de Chien ? »

Gendry et la fille échangèrent un coup d’œil. Brienne se démena pour se relever, et elle avait même réussi à s’étayer sur un genou quand le monde se mit à tournoyer. « C’est vous qui avez tué le chien, m’dame », s’entendit-elle répondre par Gendry, juste avant que les ténèbres ne l’engloutissent de nouveau.

Et puis elle se retrouva aux Murmures, plantée parmi les ruines, prête à affronter Clarence Crabbe. Il était gigantesque et avait l’air d’autant plus féroce qu’il chevauchait un aurochs encore plus hirsute que lui. Les pattes de la monstrueuse bête grattaient furieusement la terre et y creusaient de profonds sillons. Les dents de Crabbe avaient été limées en pointes. Quand Brienne prétendit tirer l’épée, elle découvrit que le fourreau était vide. « Non ! » cria-t-elle au moment même où ser Clarence chargeait. Ce n’était pas juste. Elle ne pouvait pas combattre sans son épée magique. C’était ser Jaime qui la lui avait offerte. L’idée de lui manquer comme elle avait déjà manqué à lord Renly lui donna envie de pleurer. « Mon épée. S’il vous plaît, il faut que je trouve mon épée.

— La garce veut qu’on lui rende son épée, dit une voix.

— Et moi, je veux que Cersei Lannister me suce la queue. Et alors ?

— Jaime l’a baptisée Féale. S’il vous plaît. » Mais les voix n’écoutaient pas, et Clarence Crabbe fondit sur elle comme la foudre et lui décolla la tête des épaules. Brienne tomba en spirale dans des ténèbres encore plus insondables.

Elle rêva qu’elle était allongée à bord d’une barque, la tête calée dans le giron de quelqu’un. Il y avait des ombres tout autour d’eux, des hommes encapuchonnés, vêtus de mailles et de cuir, qui leur faisaient traverser une rivière perdue dans le brouillard en pagayant avec des rames soigneusement assourdies. Elle était trempée de sueur, en feu, ce qui bizarrement ne l’empêchait pas de grelotter aussi. La purée de pois était pleine de visages. « La Belle », chuchotaient les saules de la rive, mais les roseaux répliquaient : « Hideuse, hideuse. » Brienne frissonna. « Arrêtez, dit-elle. Que quelqu’un les force à arrêter. »

La fois suivante où elle se réveilla, Jeyne lui portait aux lèvres une coupe de soupe chaude. De la soupe à l’oignon, songea Brienne. Elle en but autant qu’il lui fut possible, avant qu’un bout de carotte ne lui bouche le gosier et ne la fasse s’étrangler. Tousser était un martyre. « Doux, doux, dit la fille.

— Gendry, chuinta-t-elle. Il faut que je parle à Gendry.

— Il est retourné à la rivière, m’dame. Il est reparti pour sa forge, et puis s’occuper de Saule et des petits, pour qu’ils soient en sécurité. »

Personne ne peut assurer leur sécurité. Elle se remit à tousser. « Ah, laisse-la s’étouffer. Economise-nous une corde. » L’une des ombres d’hommes écarta la fille d’une poussée. Il était revêtu d’anneaux de mailles rouillés et avait une ceinture cloutée. Une interminable rapière et un poignard lui battaient la hanche. Un immense manteau jaune était collé sur ses épaules, crasseux et trempé. Son encolure servait de support à une tête de chien à mufle d’acier dont un grondement retroussait les babines et dénudait les crocs.

« Non, protesta Brienne en un gémissement. Non, vous êtes mort. Je vous ai tué. »

Le Limier éclata de rire. « Tu retardes d’un tour. Ce coup-ci, c’est moi qui vais te tuer. Je le ferais bien tout de suite, mais m’dame tient à te voir pendue. »

Pendue. Le terme déclencha en elle une brusque décharge de peur. Elle examina la fille, Jeyne. Elle est trop jeune pour être aussi dure. « Le pain et le sel… haleta Brienne. L’auberge… Septon Meribald a nourri les enfants… Nous avons rompu le pain avec votre sœur…

— Le droit de l’hôte n’a plus tant de sens comme que c’était avant, répondit la fille. Plus depuis que m’dame est revenue des noces. Y en a, dans ceux qui se balancent au bord de la rivière, qui se sont figuré qu’ils étaient des hôtes, eux aussi.

— Mais nous, on s’est pas figuré pareil, dit le Limier. Ils voulaient des lits. On leur a filé des arbres.

— Même que des arbres, on s’en est dégotté tout plein d’autres, intervint une autre ombre, un type avec un seul œil et coiffé d’un bassinet rouillé. On s’en est toujours dégotté tout plein de nouveaux. »

Quand le temps fut venu de se remettre en selle, on lui enfonça sur le crâne un capuchon de cuir. Il ne comportait pas de trous pour les yeux, et le cuir étouffait tous les bruits autour d’elle. Le goût des oignons s’attardait sur sa langue, aussi virulent que la certitude de son échec. Ils comptent me pendre. Elle pensa à Jaime, à Sansa, à son père, là-bas, à Torth, et rendit grâces à la cagoule qui servait au moins à dissimuler ses yeux gonflés de larmes. De temps à autre, elle entendait les hors-la-loi causer, mais il lui était impossible de distinguer leurs propos. Au bout de quelque temps, elle s’abandonna à son épuisement et au rythme lent et régulier des pas de son cheval.

Cette fois, elle rêva qu’elle était de retour chez elle, à la Vesprée. A travers les hautes fenêtres en ogive de la grande salle de messire son père, elle voyait le soleil tout juste en train de se coucher. J’étais en sécurité, ici. J’étais en sécurité.

Elle était habillée de brocart de soie, portant une robe écartelée de bleu et de rouge qu’ornaient des soleils d’or et des croissants de lune argent. Ce costume aurait été ravissant sur une autre fille, mais pas sur elle. Elle était âgée de douze ans, mal à l’aise, empruntée, et elle attendait le jeune chevalier auquel son père avait combiné de la marier, un garçon qui était son aîné de six ans et qui avait la certitude d’être un jour un champion célèbre. Elle appréhendait son arrivée. Elle avait des seins trop petits, des mains et des pieds trop grands. Ses cheveux persistaient à se montrer rebelles, et elle avait un bouton niché dans le pli voisin de son nez. « Il t’apportera une rose », lui avait promis son père, mais une rose ne rimait à rien, une rose ne pouvait pas garantir sa sécurité. C’était une épée qu’elle voulait. Féale. Il faut que je retrouve la petite. Il faut que je retrouve l’honneur de Jaime.

Finalement, les portes s’ouvrirent à deux battants, et son promis pénétra dans la grande salle de Père. Elle s’efforça de l’accueillir conformément aux instructions qu’elle avait reçues, mais sa bouche ne réussit à déverser que du sang. Elle s’était mordu la langue pendant qu’elle attendait. Elle la cracha aux pieds du jeune chevalier dont la physionomie manifesta l’écœurement. « Brienne la Belle, lâcha-t-il d’un ton railleur. J’ai vu des truies plus belles que vous. » Il lui jeta la rose à la figure. Comme il s’éloignait, les griffons qui ornaient son manteau se ridèrent et se brouillèrent et se transformèrent en lions. Jaime ! voulut-elle crier. Jaime, revenez pour moi ! Mais sa langue gisait par terre auprès de la rose, noyée dans le sang.

Brienne se réveilla subitement, le souffle coupé.

Elle ne savait pas où elle était. L’atmosphère était froide et confinée, elle sentait l’humus et les vers et la moisissure. On l’avait étendue sur une paillasse sous des monceaux de peaux de mouton, elle avait au-dessus d’elle une voûte rocheuse, et des racines jaillissaient des murs. L’unique lumière provenait d’un bout de chandelle qui fumait au milieu d’une flaque de cire fondue.

Elle rejeta les peaux de mouton. Quelqu’un l’avait dépouillée de son armure et de ses vêtements, s’avisa-t-elle. Elle était habillée d’une chemise de laine marron, pas bien épaisse mais lavée de frais. Elle avait l’avant-bras placé dans une éclisse et enveloppé de bandages, toutefois. Un côté de sa figure était tout humide et comme paralysé. En se palpant, elle découvrit une espèce de cataplasme flasque qui lui recouvrait la joue, la mâchoire et l’oreille. Mordeur…

Brienne se mit debout. Elle eut l’impression que ses jambes avaient autant de consistance que de l’eau, que sa tête était aussi légère qu’une baudruche d’air. « Il y a quelqu’un, ici ? »

Quelque chose remua dans l’obscurité de l’un des renfoncements qui se devinaient derrière la chandelle ; un vieil homme gris vêtu de haillons. Les couvertures qui l’avaient protégé jusque-là glissèrent par terre. Il se dressa sur son séant et se frotta les yeux. « Lady Brienne ? Vous m’avez flanqué une de ces frousses ! J’étais en train de rêver. »

Non, songea-t-elle, mais moi si. « Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? C’est un cachot ?

— Une grotte. Il nous faut faire comme les rats, retourner dare-dare à nos trous quand les chiens nous pourchassent au flair, et il y a de plus en plus de chiens chaque jour. » Les loques qu’il portait étaient les vestiges d’une vieille robe rose et blanche. Ses cheveux étaient longs, gris, enchevêtrés, les peaux flasques de ses joues et de son menton tapissées de picots rêches. « Avez-vous faim ? Parviendriez-vous à garder une tasse de lait ? Peut-être un peu de pain et de miel ?

— Je veux mes vêtements. Mon épée. » Elle se sentait nue sans sa maille, et elle brûlait d’avoir Féale contre son flanc. « La sortie. Montrez-moi la sortie. » Le sol de la caverne était en pierre et en terre battue, rugueux sous la plante de ses pieds. Même à présent, elle était consciente du délire qui lui donnait comme l’illusion qu’elle était en train de flotter. Les vacillations de la flamme projetaient des ombres bizarres. Les esprits des tués, songea-t-elle, que ma présence met tous en transe, et qui se planquent dès que je me tourne pour les regarder. De toutes parts, elle distinguait des trous, des failles et des crevasses, mais il n’y avait pas moyen de savoir quels passages menaient à l’extérieur, lesquels ne feraient que l’entraîner plus profondément dans la grotte et lesquels n’allaient nulle part. Ils étaient tous d’un noir de poix.

« Pourrais-je me permettre de tâter votre front, ma dame ? » La main de son geôlier était durcie de cals et couturée de cicatrices et pourtant singulièrement douce. « Votre fièvre a baissé, annonça-t-il d’une voix qu’embaumaient les intonations des Cités libres. Bel et bien. Rien qu’hier, votre chair faisait encore l’effet d’être en feu. Jeyne redoutait que nous ne vous perdions.

— Jeyne ? La grande fille ?

— Celle-là même. Quoiqu’elle ne soit pas aussi grande que vous, ma dame. Longue Jeyne, les gens l’appellent. C’est elle qui vous a remis le bras et vous l’a éclissé, aussi bien que n’importe quel mestre. Elle a fait aussi tout ce qu’elle a pu pour votre visage en nettoyant les plaies avec de la bière bouillie pour couper net à la gangrène. Malgré cela… une morsure humaine est une chose répugnante. C’est de là qu’est venue la fièvre, j’en suis convaincu. » L’homme gris toucha les pansements de sa figure. « Nous avons été obligés de trancher un peu dans la chair. Vous ne serez pas bien jolie, j’ai peur. »

Je ne l’ai jamais été. « Des cicatrices, vous voulez dire ?

— Ma dame, cette créature vous a déchiqueté la moitié de la joue. »

Brienne ne put s’empêcher de tressaillir. Chaque chevalier porte des stigmates de bataille, l’avait prévenue ser Bonvainc, lorsqu’elle l’avait prié de lui enseigner l’escrime. Est-ce de cela que tu as envie, mon enfant ? Mais là, son vieux maître d’armes parlait des marques de coups d’épée ; il n’aurait jamais pu prévoir les dents effilées de Mordeur. « Pourquoi remettre mes os en place et nettoyer mes blessures si vous avez seulement l’intention de me pendre, et c’est tout ?

— Pourquoi, effectivement ? » Il se tourna vers la chandelle comme s’il ne pouvait plus supporter de regarder Brienne. « Vous vous êtes vaillamment battue, à l’auberge, on me dit. Lim n’aurait pas dû quitter le carrefour. Il avait pour consigne de rester à proximité, caché, d’arriver tout de suite s’il voyait de la fumée s’élever de la cheminée… Mais quand il a reçu la nouvelle qu’on avait vu le Chien Fou de Salins se diriger vers le nord le long de la Ruffurque, il a mordu à l’hameçon. Cela faisait si longtemps que nous recherchions cette clique-là… N’empêche qu’il aurait dû se montrer plus malin. En tout état de cause, il s’est passé une demi-journée avant qu’il ne saisisse que les Pitres s’étaient servis d’un cours d’eau pour brouiller leur piste et rebrousser chemin derrière lui, et puis il a perdu encore plus de temps à contourner une colonne de chevaliers Frey. Sans vous, il aurait pu ne rester à l’auberge que des cadavres quand Lim et ses hommes sont finalement revenus. est peut-être la raison pour laquelle Jeyne a pansé vos blessures. Quelque forfait que vous ayez pu perpétrer par ailleurs, ces blessures-là, vous les avez gagnées honorablement, au service de la meilleure des causes. »

Quelque forfait que vous ayez pu perpétrer par ailleurs. « De quel forfait vous figurez-vous donc que j’aie pu me rendre coupable ? dit-elle. Qui êtes-vous ?

— A nos débuts, nous étions des hommes du roi, lui répondit son interlocuteur, mais il faut un roi à des hommes du roi, et nous n’en avons aucun. Nous étions des frères aussi, mais maintenant notre fraternité est rompue. Je ne sais pas qui nous sommes, à franchement parler, ni quelle pourrait bien être notre destination. Je sais seulement que la route est sombre. Les feux ne m’ont pas révélé sur quoi elle finit par aboutir. »

Je sais où elle s’achève. J’ai vu les cadavres dans les arbres. « Les feux », répéta Brienne. Elle comprit tout à coup. « Vous êtes le prêtre de Myr. Le magicien rouge. »

Il abaissa son regard sur ses robes dépenaillées et sourit tristement. « Le prétendant rose, plutôt. Je suis Thoros, dit jadis de Myr, ouais. Mauvais prêtre et pire magicien.

— Vous chevauchez avec Dondarrion. Le seigneur la Foudre.

— La foudre arrive et part et puis ne se voit plus. Pareil aussi avec les hommes. Le feu de lord Béric est sorti de ce monde, je crains. Une ombre plus sinistre nous conduit à sa place.

— Le Limier ? »

Le prêtre fit une moue pincée. « Le Limier est mort et enterré.

— Je l’ai vu. Dans les bois.

— Un rêve de fièvre, ma dame.

— Il a dit qu’il me pendrait bien volontiers.

— Les rêves eux-mêmes peuvent mentir. Ma dame, combien de temps cela fait-il que vous n’avez pas mangé ? Vous devez avoir faim, sûrement ? »

Elle se rendit compte que c’était le cas, effectivement. Elle se sentait le ventre creux. « Quelque chose… quelque chose à avaler serait le bienvenu, je vous remercie.

— Un repas, alors. Asseyez-vous. Nous bavarderons ensuite plus longuement, mais d’abord un repas. Attendez ici. » Thoros alluma un bougeoir à la chandelle qui s’affaissait peu à peu et s’évanouit dans un trou noir qui s’ouvrait sous une saillie du roc. Brienne se retrouva toute seule dans la petite grotte. Mais pour combien de temps ?

Elle y rôda de-ci de-là, en quête d’une arme. N’importe quelle espèce d’arme lui aurait convenu : bâton, canne, dague. Elle découvrit uniquement des cailloux. L’un d’eux s’adaptait joliment à son poing. Mais elle se souvint des Murmures et de ce qui s’était produit quand Huppé-le-Louf avait prétendu opposer une pierre à un poignard. En entendant revenir et se rapprocher les pas du prêtre, elle laissa tomber son bout de rocher sur le sol de la caverne et se rassit.

Thoros apportait du pain, du fromage et une bolée de ragoût. « Je suis désolé, dit-il. Ce qu’il restait de lait s’est aigri, et il n’y a plus une larme de miel. Les vivres se raréfient. Ceci vous remplira tout de même l’estomac. »

Le ragoût était froid et graisseux, le pain coriace et le fromage encore plus coriace. Brienne n’avait jamais rien mangé d’aussi succulent. « Mes compagnons se trouvent-ils ici ? » demanda-t-elle au prêtre, tout en raclant avec sa cuillère les derniers reliefs de rata figé.

« Le septon a été laissé libre de poursuivre sa route à sa guise. Il était l’innocence même. Les autres sont bien ici, dans l’attente de leur jugement.

— Jugement ? » Elle fronça les sourcils. « Podrick Payne n’est qu’un gosse !

— Il se dit écuyer.

— Vous connaissez la propension des petits garçons aux fanfaronnades…

— L’écuyer du Lutin. Il a pris part à des batailles, de son propre aveu. Il a même tué, d’après ce qu’il raconte.

— Un gosse, répéta-t-elle. Ayez pitié de lui.

— Ma dame, répliqua Thoros, je ne doute pas que l’on ne puisse encore trouver quelque part dans ces Sept Couronnes de la bonté, de la miséricorde et du pardon, mais ne les cherchez pas ici. Nous sommes dans une caverne, pas dans un temple. Lorsque des hommes se voient contraints de vivre comme des rats sous terre, dans le noir, ils sont bientôt à court de compassion comme de miel et de lait.

— Et la justice ? Est-ce là une denrée impossible à dénicher dans des cavernes ?

— La justice. » Thoros sourit d’un air las. « Je me souviens de la justice. La saveur en était agréable. La justice était l’unique objet de nos vœux, quand Béric a pris notre tête, ou du moins nous le sommes-nous dit. Nous étions des hommes du roi, des chevaliers et des héros… Mais il en va de certains chevaliers comme des nuits, ils sont sombres et pleins de terreurs. La guerre nous transforme en monstres tous tant que nous sommes.

— Etes-vous en train de dire que vous êtes des monstres ?

— Je suis en train de dire que nous sommes des humains. Vous n’êtes pas la seule à avoir des blessures, lady Brienne. Certains de mes frères étaient des hommes de bien quand tout ceci a débuté. Certains autres l’étaient… plutôt moins, dirons-nous. Encore qu’il y ait des gens pour prétendre que peu importe comment un homme commence et qu’il n’y a d’essentiel que sa manière de finir. Je suppose que c’est la même chose pour les femmes. » Il se remit debout. « Je crains que notre temps d’aparté ne soit maintenant terminé. J’entends arriver mes frères. Notre dame vous envoie chercher. »

Brienne entendit leurs bruits de pas et vit se mouvoir la lumière des torches dans le passage. « Vous m’aviez dit qu’elle était partie pour Beaumarché.

— Et c’était le cas. Elle en est revenue pendant que nous dormions. Elle-même ne dort jamais. »

Je ne veux pas avoir peur, se dit-elle, mais il était déjà trop tard pour cela. Je ne veux pas leur laisser voir ma peur, se jura-t-elle à la place. Ils étaient quatre, des durs à cuire à la mine hâve, vêtus de mailles, d’écailles et de cuir. Elle reconnut l’un d’entre eux ; le borgne qu’elle avait distingué dans ses rêves.

Le plus grand des quatre portait un manteau jaune en guenilles et couvert de taches. « Bouffé avec plaisir ? demanda-t-il. J’espère. C’est le dernier repas que vous risquez d’avoir fait, toujours. » Il avait les cheveux bruns, de la barbe, des muscles impressionnants, et un nez cassé qui s’était mal réparé. Je connais ce type, songea Brienne. « Vous êtes le Limier. »

Il se fendit d’un large sourire. Ses dents étaient épouvantables : crochues et striées de caries brunes. « Je suppose que oui. Vu la façon que m’dame y est allée pour tuer le dernier. » Il détourna la tête pour cracher.

Elle se ressouvint des éclairs qui zébraient la nuit, de la boue sous ses pieds. « C’est Rorge que j’ai tué. Il avait pris le heaume sur la tombe de Clegane, et vous en avez vous-même dépouillé son cadavre.

— Je ne l’ai pas entendu soulever d’objection. »

Thoros ravala son souffle, consterné. « Est-ce vrai ? Le heaume d’un mort ? Sommes-nous tombés si bas ? »

Le grand diable lui décocha un coup d’œil renfrogné. « C’est du bon acier.

— Il n’y a rien de bon dans ce heaume, pas plus que dans les hommes qui l’ont porté, déclara le prêtre rouge. Sandor Clegane était un homme à la torture, et Rorge une bête fauve planquée dans une peau humaine.

— J’suis pas eux.

— Alors, pourquoi montrer leur face au monde ? Sauvage, grondant, tordu… Est-ce là ce que tu voudrais être, Lim ?

— Sa vision foutra la trouille à mes adversaires.

— Sa vision me fout la trouille, à moi.

— Z’avez qu’à fermer les yeux, dans ce cas. » L’individu au manteau jaune fit un geste brusque. « Aboulez la pute. »

Brienne ne résista pas. Ils étaient quatre, et elle était faible et blessée, nue sous la chemise de laine. Il lui fallut courber l’échine pour éviter de se cogner le crâne dans le passage sinueux qu’ils lui firent emprunter. Droit devant, le chemin se mit à grimper sec puis vira par deux fois avant de déboucher dans une caverne beaucoup plus importante que la première et bondée, elle, de hors-la-loi.

Un brasier brûlait dans une fosse creusée au beau milieu, et l’atmosphère était bleue de fumée. Des hommes s’agglutinaient auprès des flammes afin de tromper l’ambiance glaciale des lieux. D’autres se tenaient debout le long des parois ou bien assis, les jambes en tailleur, sur des matelas de paille. Il y avait également des femmes, et même quelques enfants qui pointaient un œil furtif de derrière les jupes de leurs mères. Le seul visage connu de Brienne était celui de Longue Jeyne Heddle.

Une table à tréteaux avait été dressée en travers de la grotte, dans une faille du rocher. Derrière était assise une femme tout en gris, revêtue d’un manteau et coiffée d’un capuchon. Ses mains tenaient une couronne, un simple bandeau de bronze entouré d’épées de fer. Elle était en train de l’examiner, le bout de ses doigts caressant les lames comme pour en éprouver le tranchant. Ses prunelles luisaient sous le capuchon.

Le gris était la couleur des sœurs silencieuses, les servantes attitrées de l’Etranger. Brienne sentit un frisson lui parcourir l’épine dorsale. Cœurdepierre.

« M’dame, dit le grand diable. La voici.

— Ouais, ajouta le borgne. La pute au Régicide. »

Brienne sursauta. « Qu’est-ce qui vous autorise à m’appeler de cette façon ?

— Si j’avais eu un cerf d’argent pour chacune des fois que vous avez prononcé son nom, je serais aussi riche que vos Lannister d’amis.

— C’était seulement… Vous ne comprenez pas…

— Ah bon, non ? » Le grand diable se mit à rire. « Je crois qu’on pourrait. Y a comme qui dirait du puant de lion dans les entours de votre personne, dame.

— Il n’en est rien. »

Un autre des hors-la-loi s’avança, un homme plus jeune en justaucorps graisseux de peau de mouton. Dans son poing se trouvait Féale. « Ça prouve que si. » Sa voix était comme givrée par les intonations du Nord. Il tira l’épée de son fourreau et la déposa devant lady Cœurdepierre. A la lumière qui émanait du feu de la fosse, les rides rouges et noires incluses dans la lame avaient presque l’air de se mouvoir, mais la femme en gris n’eut d’yeux que pour le pommeau : une tête de lion en or, avec des yeux de rubis qui brillaient comme deux étoiles sanglantes.

« Il y a également ceci. » Thoros de Myr tira un parchemin de sa manche et le déposa auprès de l’épée. « Le document est frappé du sceau du marmot royal, et il affirme que le porteur a reçu pour mission une affaire qui le concerne. »

Lady Cœurdepierre reposa l’épée pour lire la lettre.

« L’épée m’a été donnée dans un but louable, intervint Brienne. Ser Jaime avait solennellement juré à Catelyn Stark…

— Avant ou après que ses potes à lui tranchent sa gorge à elle ? la coupa le grand diable au manteau jaune. On sait tous à quoi s’en tenir sur le Régicide et sur ses serments. »

Ça ne sert à rien, comprit brusquement Brienne. Rien de ce que je pourrai dire ne les ébranlera. Elle ne s’en jeta pas moins éperdument à l’eau. « Il avait promis à lady Catelyn de lui rendre ses filles, mais quand nous avons fini par atteindre Port-Réal, elles en avaient déjà disparu. Jaime m’a envoyé à la recherche de la lady Sansa…

— Et si vous aviez trouvé la petite, demanda le jeune Nordien, qu’étiez-vous censée faire d’elle ?

— La protéger. L’emmener quelque part en sécurité. »

Le grand diable s’esclaffa. « Où ça, quelque part ? Dans les oubliettes à Cersei ?

— Non.

— Niez-le tant qu’il vous plaira. Cette épée dit que vous êtes une menteuse. Sommes-nous supposés gober que les Lannister offrent des épées d’or et de rubis à des ennemis ? Que le Régicide comptait sur vous pour dérober la petite aux poursuites de son propre frère ? Je suppose que le papier frappé du sceau du marmot royal était juste pour le cas où vous auriez eu besoin de vous torcher le cul ? Et puis, y a la compagnie que vous avez… » Le grand diable se tourna pour faire signe d’amener, les rangs des hors-la-loi s’ouvrirent, et l’on fit avancer deux captifs de plus. « Le gamin, c’était le propre écuyer au Lutin, m’dame, annonça-t-il à lady Cœurdepierre. Et l’aut’, c’est un des chevaliers de la putain de maisonnée de cette ordure de Randyll Tarly. »

Hyle Hunt avait été si salement tabassé que sa figure était boursouflée au point de le rendre presque méconnaissable. Il trébucha lorsque ses gardes le poussèrent et faillit tomber. Podrick le rattrapa par le bras. « Ser, dit le gamin d’un ton misérable, lorsqu’il aperçut Brienne. Ma dame, je veux dire. Pardon.

— Tu n’as aucune raison de demander pardon. » Brienne se tourna vers lady Cœurdepierre. « De quelque trahison que vous m’accusiez, ma dame, Podrick et ser Hyle n’y ont eu nulle part.

— Ils sont des lions, fit le borgne. C’est suffisant. Z’ont qu’à pendre, moi je dis. Tarly a pendu une vingtaine des nôtres, il est plus que temps qu’on lui encorde aussi à notre tour quelques-uns des siens. »

Ser Hyle adressa à Brienne un vague sourire. « Ma dame, fit-il, vous auriez dû m’épouser quand je vous ai fait ma proposition. Maintenant, je crains que votre sort ne soit de mourir vierge et le mien de mourir pauvre hère.

— Laissez-les partir ! » supplia Brienne.

La femme en gris ne répondit pas. Elle examina l’épée, le parchemin, la couronne de bronze et de fer. Finalement, sa main s’éleva jusque sous sa mâchoire, et elle s’étreignit le cou comme si elle voulait s’étrangler elle-même. Au lieu de quoi, elle parla… Elle avait une voix hésitante, brisée, torturée. Le son semblait provenir du fin fond de sa gorge, croassement pour une part, pour une part chuintement, pour une part râle d’agonie. Le langage des damnés, songea Brienne. « Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’elle vient de dire ?

— Elle a demandé le nom de votre lame, expliqua le jeune Nordien au justaucorps en peau de mouton.

— Féale », répondit Brienne.

La femme en gris siffla à travers ses doigts. Ses yeux étaient deux puits rouges qui flamboyaient dans l’ombre. Elle parla de nouveau.

« Non, elle dit. Appelez-la plutôt Félonne, elle dit. Elle a été forgée pour le meurtre et la trahison. Elle la baptise, elle, Fausse Amie. Comme vous.

— Envers qui me suis-je jamais montrée fausse ?

— Envers elle, répondit le Nordien. Se peut-il que ma dame ait oublié de lui avoir jadis juré de la servir ? »

Il y avait une seule femme au monde que la Pucelle de Torth eût jamais juré de servir. « C’est absolument impossible, répliqua-t-elle. Elle est morte.

— La mort et les droits de l’hôte, marmonna Longue Jeyne Heddle. C’est des trucs qu’ont plus tant de sens comme que ç’avait avant, l’un pas plus que l’autre. »

Lady Cœurdepierre repoussa son capuchon et dénoua l’écharpe de laine grise qui enveloppait ses traits. Elle avait des cheveux secs et cassants, d’une blancheur d’os. Son front était tout bariolé de taches grises et vertes, moucheté des efflorescences brunes de la putréfaction. La chair de sa figure pendait en lambeaux lacérés du bas de ses yeux jusqu’à sa mâchoire. Certaines des griffures qui la sillonnaient étaient encroûtées de sang séché, mais d’autres, béantes, laissaient distinguer l’ossature sous-jacente du crâne.

Son visage, songea Brienne. Son visage était si énergique et beau, sa peau si lisse et satinée. « Lady Catelyn ! » Des larmes emplirent ses yeux. « On a dit… on disait que vous étiez morte.

— Elle l’est, dit Thoros de Myr. Les Frey lui ont ouvert la gorge d’une oreille à l’autre. Quand nous l’avons découverte au bord de la rivière, elle était morte depuis trois jours. Harwin m’a conjuré de la ranimer en lui donnant le baiser de vie, mais il s’était écoulé beaucoup trop de temps. Je me suis refusé à le faire, alors lord Béric m’a suppléé en la baisant sur les lèvres, et la flamme de l’existence est passée de lui à elle. Et… et elle s’est finalement levée. Puisse le Maître de la Lumière nous protéger. Elle s’est levée. »

Suis-je encore en train de rêver ? se demanda Brienne. Est-ce là un cauchemar supplémentaire né des dents de Mordeur ? « Jamais je ne l’ai trahie. Dites-le-lui. Je le jure par les Sept. Je le jure par mon épée. »

La chose qui avait été Catelyn Stark s’empoigna de nouveau la gorge, ses doigts pinçant les lèvres de l’abominable plaie qui lui balafrait le cou de part en part, et elle éructa de nouveaux gargouillis. « Les mots sont du vent, elle dit, traduisit le Nordien. Elle dit que vous devez prouver votre fidélité.

— Comment ? questionna Brienne.

— Elle veut son fils vivant, ou bien la mort des hommes qui l’ont assassiné, déclara le grand diable. Elle veut engraisser les corbeaux, comme ils l’ont fait aux Noces Pourpres. Les Frey et les Bolton, ouais. Nous les lui offrirons, ceux-là, nous, et autant qu’elle en voudra. Vous, tout ce qu’elle réclame de vous, c’est Jaime Lannister. »

Jaime. Le nom lui fit l’effet d’un poignard qu’on vrillait dans ses entrailles. « Lady Catelyn, je… vous ne comprenez pas… Jaime… C’est grâce à lui que je n’ai pas été violée quand les Pitres Sanglants nous ont faits prisonniers, et il est revenu sur ses pas me chercher, par la suite, il a sauté dans la fosse à l’ours, les mains vides… Je vous le jure, il n’est plus l’homme qu’il fut. Il m’a lancée à la recherche de Sansa pour que j’en assure la sécurité, il n’a pas pu prendre la moindre part aux Noces Pourpres. »

Les doigts de lady Catelyn s’enfoncèrent profondément dans sa gorge, et les mots sortirent en crépitant, étranglés, démantibulés, froids comme un filet d’eau gelée. Le Nordien tint à nouveau lieu de truchement : « Elle dit que vous devez choisir. Prendre l’épée et tuer le Régicide, ou subir la pendaison des traîtres. L’épée ou le nœud coulant, elle dit. Choisissez, elle dit. Choisissez. »

Brienne se rappela le rêve où elle attendait dans la grande salle de son père le garçon qu’elle devait épouser. Dans le rêve, elle s’était sectionné la langue en la mordant. J’avais la bouche pleine de sang. Elle prit son souffle vaille que vaille. « Je ne veux pas faire un choix pareil. »

Il s’ensuivit un long silence. Puis lady Cœurdepierre reprit la parole. Cette fois, Brienne comprit les termes utilisés. Il y en avait seulement deux. « Pendez-les, avait-elle croassé.

— A vos ordres, m’dame », fit le grand diable.

On attacha de nouveau les poignets de Brienne avec de la corde puis on lui fit quitter la caverne par un sentier rocheux qui grimpait en méandres jusqu’à l’air libre. Elle eut la surprise de constater que c’était le matin. Une aurore pâlotte dardait des rayons obliques à travers les bois. Ils n’ont que l’embarras du choix pour les arbres. Ils ne seront pas obligés de nous emmener bien loin.

Ils ne s’en donnèrent pas la peine, effectivement. Sous un saule tordu, les hors-la-loi lui enfilèrent un nœud coulant par-dessus la tête, le lui arrimèrent d’une saccade autour du cou puis balancèrent l’autre extrémité de la corde en travers d’une grosse branche. Hyle Hunt et Podrick Payne se virent attribuer des ormes. Comme ser Hyle vociférait qu’il voulait bien tuer Jaime Lannister, lui, le Limier le souffleta en pleine figure pour qu’il se taise une fois pour toutes. Il s’était recoiffé du heaume. « Si vous avez des crimes à confesser à vos dieux, ce serait le moment de vous en occuper.

— Podrick ne vous a jamais fait de mal. Mon père versera une rançon pour lui. Torth est appelée l’île aux saphirs. Envoyez Podrick apporter mes os à la Vesprée, et l’on vous offrira des saphirs, de l’argent, tout ce que vous voudrez.

— Je veux qu’on me rende ma femme et ma fille, répliqua le Limier. Est-ce que votre père peut me donner ça ? Sinon, qu’il aille se faire foutre. Le gamin pourrira à côté de vous. Quant à vos os, les loups se chargeront de les ronger.

— Tu comptes vraiment la pendre, Lim ? demanda le borgne. Ou t’as envie, c’te chienne, d’y causer à mort ? »

Le Limier rafla à la volée l’extrémité de la corde des mains de l’homme qui la tenait. « Voyons voir si elle sait danser », dit-il, en tirant un coup sec.

Brienne sentit le chanvre se contracter, s’enfoncer dans sa peau, projeter son menton vers le haut. Ser Hyle était en train de maudire éloquemment leurs bourreaux, mais le gamin ne pipait mot. Podrick ne releva jamais les yeux, pas même lorsqu’une secousse fit décoller ses pieds du sol. Si ceci est encore un rêve de plus, il est temps que je me réveille. Si c’est en revanche la réalité, il est temps que je meure. Elle était dans l’incapacité de rien voir d’autre que Podrick, le nœud coulant qui emprisonnait son cou grêle, ses jambes qui soubresautaient. Elle ouvrit la bouche. Pod était en train de ruer, de s’étouffer, d’agoniser. Brienne aspira l’air désespérément, au moment même où la corde se mettait à l’étrangler. Jamais rien n’avait été si douloureux.

Elle cria un mot.

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