Samwell

La Brise cannelle était un bateau-cygne originaire de Grand-Banian, dans les îles d’Eté où les hommes étaient noirs, les femmes lubriques, et où les dieux étaient eux-mêmes bizarres. Comme elle n’avait pas à son bord de septon susceptible d’assurer la conduite des prières pour les trépassés, ce fut à Samwell Tarly qu’échut la tâche de les prononcer, quelque part au large de la côte méridionale de Dorne calcinée par le soleil.

Sam revêtit ses noirs à cet effet, en dépit de l’absence du moindre souffle de vent pour atténuer la chaleur suffocante de l’après-midi. « Il fut un homme de bien… », débuta-t-il, mais à peine eut-il proféré ces mots qu’il se rendit compte qu’ils ne convenaient nullement. « Non. Il fut un grand homme. Un mestre de la Citadelle, pourvu d’une chaîne et assermenté, ainsi qu’un frère juré de la Garde de Nuit, d’une fidélité dans faille. A sa naissance, il a reçu le nom d’un héros disparu trop jeune, mais cela ne l’a pas empêché de vivre très, très longtemps, et sa propre existence ne fut pas moins héroïque. Aucun homme ne s’est révélé plus sage, plus noble et plus aimable. Au Mur, une douzaine de lords Commandants se sont succédé au cours de ses années de service, mais il s’est toujours trouvé là pour les conseiller. Il a également conseillé des rois. Il aurait pu être roi lui-même, mais lorsqu’on lui a offert la couronne, il répondit qu’il fallait la donner à son frère cadet. Combien d’hommes feraient cela ? » Sam sentit ses yeux se gonfler de larmes, et il comprit qu’il ne pourrait guère aller plus loin. « Il était le sang du dragon, mais son feu l’a maintenant délaissé. Il était Aemon Targaryen. Et voici que sa veille est terminée.

— Et voici que sa veille est terminée », murmura Vère après lui, tout en berçant le bébé dans ses bras. Kojja Mo lui fit écho dans la Langue Commune de Westeros puis elle répéta la formule en langue d’Eté pour son capitaine de père, pour Xhondo et le reste de l’équipage assemblé là. Sam baissa la tête et se mit à pleurer en sanglotant à fendre l’âme et si violemment qu’il en était secoué de tous ses membres. Vère vint se planter à ses côtés pour lui permettre d’épancher toutes ses larmes sur son épaule. Elle en avait elle-même plein les yeux.

L’air était moite et brûlant, d’un calme mortel, et La Brise cannelle dérivait sur une mer bleu sombre, fort en deçà de la vue des terres. « Noir Sam avoir dit bonnes paroles, fit Xhondo. Maintenant, nous boire sa vie. » Il cria quelque chose en langue d’Eté, et un tonneau de rhum aux épices fut roulé sur la plate-forme du gaillard arrière et mis en perce, de manière à ce que les hommes de vigie puissent vider une coupe en mémoire du vieux dragon aveugle. L’équipage ne l’avait connu que peu de temps, mais les insulaires d’Eté révéraient les gens d’âge et célébraient des cérémonies en l’honneur de leurs propres défunts.

Sam n’avait jamais bu de rhum jusque-là. C’était un breuvage étrange et entêtant ; doux d’abord, mais qui, après coup, lui embrasa sauvagement la langue. Il était fatigué, tellement fatigué… Chacun de ses muscles lui faisait mal, et mal il avait également dans des endroits où il n’avait jamais su qu’il avait des muscles. Ses genoux étaient raides, ses mains couvertes de nouvelles ampoules toutes fraîches et de plaques de peau gluantes et à vif, là où les précédentes avaient éclaté. Mais à eux deux, le rhum et la tristesse semblaient balayer ses douleurs. « Si seulement nous avions réussi à l’amener jusqu’à Villevieille, les archimestres auraient pu le sauver », dit-il à Vère, pendant qu’ils sirotaient leur rhum, juchés sur l’impressionnant château de proue de La Brise cannelle. Les guérisseurs de la Citadelle sont les meilleurs des Sept Couronnes. Pendant quelque temps, je me suis dit… j’espérais que… »

A Braavos, il avait semblé possible qu’Aemon parvienne à se rétablir. L’entretien qu’il avait eu avec Xhondo à propos des dragons paraissait presque l’avoir rendu à lui-même. Il avala ce soir-là chaque bouchée que Sam lui présentait. « Jamais personne ne s’est mis en quête d’une fille, dit-il. C’est un prince qui était promis, pas une princesse. Rhaegar, je pensais… La fumée était celle de l’incendie qui a ravagé Lestival le jour de sa naissance, le sel celui des larmes versées pour ceux qui avaient péri. Il partageait ma conviction quand il était jeune, mais ensuite il en vint à se persuader que c’était son fils qui accomplirait la prophétie, car on avait vu une comète au-dessus de Port-Réal la nuit où fut conçu Aegon, et Rhaegar était certain que l’étoile sanglante devait être une comète. Quels niais nous étions, nous qui nous flattions d’être si sages ! L’erreur s’était sournoisement insinuée à partir de la transcription. Les dragons ne sont ni mâles ni femelles, Barth l’avait parfaitement discerné, mais tantôt l’un et tantôt l’autre, aussi changeants que la flamme. Le langage nous a tous induits en erreur pendant un millier d’années. Daenerys est l’élue véritable, elle qui est née parmi le sel et la fumée. Les dragons le prouvent. » Rien que parler d’elle semblait le revigorer. « Il faut que j’aille la rejoindre. C’est mon devoir. Que ne suis-je plus jeune, ne serait-ce même que de dix ans ! »

Le vieillard avait dès lors fait preuve d’une telle détermination qu’il était même arrivé à gravir la passerelle de La Brise cannelle sur ses deux jambes, après que Sam se fut débrouillé pour négocier vaille que vaille leur embarquement. Le manteau de plumes que ce colosse de Xhondo avait gâché pour le sauver de la noyade ayant déjà été remboursé par la donation de son épée et de son fourreau, les seuls objets de valeur qu’ils possédaient encore étaient les vieux grimoires péchés dans les souterrains de Châteaunoir. Sam ne s’en sépara pas sans une mine des plus maussades. « Ils étaient destinés à la Citadelle », expliqua-t-il lorsque Xhondo lui demanda ce qui n’allait pas. Une fois la réflexion traduite par son second, le capitaine répondit quelque chose en riant. « Quhuru Mo dit que les hommes gris auront ces livres quand même, rapporta Xhondo, seulement, ils vont avoir à les acheter à Quhuru Mo. Les mestres donnent du bon argent pour les livres qu’ils n’ont pas encore, et quelquefois de l’or jaune et rouge. »

Le capitaine réclama par surcroît la chaîne d’Aemon, mais là, Sam avait refusé tout net. C’était pour tout mestre un comble de honte que de se dépouiller de sa chaîne, expliqua-t-il. Xhondo dut répéter la chose à trois reprises avant que Quhuru Mo ne renonce à ses prétentions. Le temps de conclure enfin le marché, Sam n’avait plus que ses noirs, ses sous-vêtements, ses bottes et le cor brisé que Jon avait découvert sur le Poing des Premiers Hommes. Je n’avais pas le choix, se dit-il. Il nous était impossible de rester à Braavos et, à moins de nous mettre à voler ou à mendier, nous n’avions pas d’autre moyen pour payer le passage. Celui-ci lui eût-il d’ailleurs coûté trois fois plus cher qu’il aurait encore estimé s’en tirer à bon compte si seulement ils étaient arrivés à ramener mestre Aemon sain et sauf à Villevieille.

Or, leur descente au sud avait été de l’espèce orageuse, et chaque bourrasque prélevait sa dîme sur les forces et la lucidité du vieillard. A Pentos, il demanda à être transporté sur le pont pour que Sam lui dépeigne la ville, mais ce fut en cette occasion qu’il quitta la couchette du capitaine pour la dernière fois. Peu après, son esprit se mit à battre à nouveau la campagne. Quand La Brise cannelle dépassa la tour Sanglante pour entrer dans le port de Tyrosh, Aemon ne parlait plus de quérir un navire qui l’emmène à l’est. Au lieu de cela, ses propos concernèrent à nouveau Villevieille et les archimestres de la Citadelle.

« Tu dois les avertir, Sam, dit-il. Les archimestres. Tu dois leur faire comprendre. Les hommes qui se trouvaient à la Citadelle quand j’y étais moi-même sont morts depuis cinquante ans. Les autres n’ont jamais rien su de moi. Mes lettres… A Villevieille, ils ont dû les prendre pour les divagations d’un vieux gâteux. Tu dois les convaincre, alors que moi je n’ai pas su. Dis-leur, Sam… dis-leur comment c’est, sur le Mur… les spectres et les marcheurs blancs et le froid qui progresse en rampant…

— Je le ferai, promit Sam. J’ajouterai ma voix à la vôtre, mestre. Nous le leur dirons tous les deux… tous les deux, ensemble.

— Non, fit le vieil homme. Il faudra que ce soit toi. Dis-leur. La prophétie… le rêve de mon frère… Lady Mélisandre a mal interprété les signes. Stannis… Stannis a un peu de sang du dragon dans les veines, oui. Ses frères en avaient aussi. Rhaella, la gamine de l’Œuf, c’est par elle qu’il leur en est venu… la mère de leur père… elle m’appelait Oncle Mestre quand elle était toute petite. Je me suis souvenu de ça, alors je me suis permis d’espérer…, peut-être bien que je l’ai voulu… nous nous abusons tous nous-mêmes, quand nous voulons croire à tout prix. Mélisandre plus que quiconque, à mon avis. L’épée est fausse, il faut qu’elle sache ça…, de la lumière sans chaleur… un prestige vide… l’épée est fausse, et la lumière fallacieuse ne peut nous mener que plus profondément dans les ténèbres, Sam. Daenerys est notre espoir. Dis-le-leur, à la Citadelle. Fais-toi écouter d’eux. Ils doivent lui envoyer un mestre. Daenerys doit être conseillée, instruite, protégée. Pendant toutes ces années, je me suis attardé à attendre, à guetter, et maintenant que le jour a commencé à poindre, je suis trop vieux. Je suis en train de mourir, Sam. » Ce constat fit couler des larmes de ses yeux blanchis par la cécité. « La mort ne devrait pas inspirer la moindre crainte à un homme aussi vieux que moi, et pourtant elle m’en inspire. N’est-ce pas risible ? Alors qu’il fait toujours noir où je suis, pourquoi devrais-je avoir peur des ténèbres ? Et néanmoins je ne puis m’empêcher de m’interroger sur ce qui s’ensuivra, lorsque les derniers vestiges de chaleur auront abandonné mon corps. Festoierai-je à jamais dans la grand-salle en or du Père, comme les septons le prétendent ? Causerai-je avec l’Œuf de nouveau, retrouverai-je Daeron entier et heureux, entendrai-je mes sœurs chanter pour leurs enfants ? Qu’adviendra-t-il de moi si ce sont les seigneurs du cheval qui détiennent la vérité ? Chevaucherai-je à travers le firmament nocturne, éternellement, monté sur un étalon de flammes ? Ou bien devrai-je revenir encore dans cette vallée d’affliction ? Qui peut le dire, à la vérité ? Qui est allé voir au-delà du mur de la mort ? Uniquement les spectres, et nous savons de quoi ils ont l’air. Nous savons. »

Il n’y avait pas grand-chose à répondre à cela, mais Sam avait fait tout son possible pour le réconforter si peu que ce fut. Et Vère vint ensuite chanter une chanson pour le vieillard, une espèce de chansonnette absurde qu’elle avait apprise de l’une des autres épouses de Craster mais qui n’en fit pas moins sourire le destinataire et l’aida à se rendormir.

C’avait été là l’un de ses derniers bons jours. Ensuite, il finit par passer plus de temps assoupi qu’éveillé, pelotonné sous des tas de fourrures dans la cabine du capitaine. Il lui arrivait parfois de marmonner dans son sommeil. Dès son réveil, il faisait appeler Sam, affirmant qu’il avait quelque chose à lui dire, mais le plus souvent, quand Sam arrivait, il avait oublié ce dont il comptait lui parler. Et quand bien même il s’en souvenait, ses propos étaient totalement chaotiques. Il évoquait des rêves dont il ne nommait jamais celui qui les avait faits, une chandelle de verre qu’on ne pouvait pas allumer et des œufs qui ne pouvaient pas éclore. Il disait que le sphinx était l’énigme et non pas l’énigmateur, mais allez savoir, vous, ce que cela pouvait bien signifier. Il priait Sam de lui lire des extraits d’un livre de Septon Barth, dont les écrits avaient été brûlés sous le règne de Baelor le Bienheureux. Une fois, il se réveilla en larmes. « Les dragons doivent avoir trois têtes, pleurnicha-t-il, mais je suis trop vieux et fragile pour être du nombre. Je devrais être avec elle afin de lui montrer la voie, mais mon corps m’a trahi. »

Tandis que La Brise cannelle frayait sa route parmi les Degrés de Pierre, mestre Aemon en était venu à ne plus guère se rappeler le nom de Sam. Certains jours, il le prenait pour l’un de ses frères morts. « Il était trop fragile pour faire un aussi long voyage », dit Sam à Vère sur le château de proue, après avoir siroté trois nouvelles gouttes de rhum. « Jon aurait dû s’en rendre compte. Aemon étant âgé de cent deux ans, jamais il n’aurait fallu lui faire prendre la mer. S’il était resté à Châteaunoir, il aurait pu vivre dix ans de plus.

— Elle aurait aussi bien pu le brûler, dans ce cas. La femme rouge. » Même ici, à mille lieues du Mur, Vère répugnait à prononcer tout haut le nom de lady Mélisandre. « Elle voulait du sang de roi pour ses feux. Val le savait. Lord Snow aussi. C’est pour ça qu’ils m’ont fait emporter l’enfant de Délia et laisser le mien à la place. Mestre Aemon s’est endormi pour ne plus se réveiller, mais s’il était resté là-bas, elle l’aurait brûlé. »

Il va brûler, de toute manière, songea misérablement Sam, simplement, c’est moi qui vais devoir me charger de cette besogne. Les Targaryens donnaient toujours leurs défunts aux flammes. Mais comme Quhuru Mo ne voulait pas entendre parler de bûcher funéraire à bord de La Brise cannelle, on avait fourré la dépouille d’Aemon dans un baril d’alcool de mûres pour qu’elle se conserve jusqu’à ce que le navire ait atteint Villevieille.

« La nuit d’avant sa mort, il m’a demandé la permission de tenir le bébé, poursuivit Vère. J’avais peur qu’il le lâche, mais il ne l’a pas lâché. Il l’a bercé et lui a fredonné une chanson, et le fils de Délia a levé sa menotte pour toucher son visage. A la façon dont il lui tiraillait la lèvre, j’ai cru qu’il risquait de lui faire mal, mais le vieil homme n’a fait qu’en rire. » Elle caressa la main de Sam. « Nous pourrions baptiser le petit Mestre, si ça te plaît. Quand il sera assez vieux pour ça, pas maintenant. Nous pourrions, non ?

— Mestre n’est pas un prénom. Mais tu pourrais toujours le nommer Aemon. »

Vère réfléchit à la suggestion. « Délia l’a mis au monde pendant la bataille, pendant que les épées chantaient tout autour d’elle. Aemon des Combats. Aemon Chant d’Acier. »

Un nom qui pourrait plaire même à mon père. Un nom de guerrier. Le gosse était le fils de Mance Rayder et le petit-fils de Craster, après tout. Il n’avait pas une seule goutte du sang pleutre de Sam. « Oui. Appelle-le comme ça.

— Quand il aura deux ans, promit-elle, pas avant.

— Où est-il, au fait ? » s’avisa subitement Sam. Entre le rhum et le chagrin, il lui avait fallu tout ce temps pour s’apercevoir que Vère ne l’avait pas avec elle.

« C’est Kojja qui le garde. Je l’ai priée de s’en occuper pendant un moment.

— Ah. » Fille du capitaine, Kojja Mo était plus grande que Sam et svelte comme une pique, et elle avait la peau aussi noire et lisse que du jais poli. Elle commandait en outre les archers rouges du navire, et l’arc d’orcœur à double courbure qu’elle maniait pouvait décocher des traits à quelque quatre cents pas. Quand ils avaient été attaqués dans les Degrés de Pierre par les pirates, ses flèches avaient abattu une douzaine d’individus, pendant que celles de Sam tombaient toutes à la mer. La seule chose que Kojja préférait à son arc était de faire sauter l’enfant de Délia sur ses genoux et de lui chanter des chansons en langue d’Eté. Le petit prince sauvageon était devenu le chouchou de toutes les femmes de l’équipage, et Vère paraissait le leur confier plus volontiers qu’elle ne l’avait jamais fait avec n’importe quel homme.

« C’est bien aimable à elle, commenta Sam.

— Elle me faisait une peur bleue, au début, reconnut Vère. Elle était si noire, et elle avait des dents si grandes et si blanches, je craignais qu’elle soit une bête fauve ou un monstre, mais elle ne l’est pas. Elle a bon cœur. Je l’aime bien.

— Je le sais. » Pendant la plus grande partie de son existence, Vère n’avait pas connu d’autre homme que le terrifiant Craster. Le reste de son univers était alors composé de femmes. Les hommes lui font peur, mais pas les femmes, saisit brusquement Sam. Il n’avait pas de mal à le comprendre. A Corcolline, il avait lui-même préféré la compagnie des filles. Ses sœurs étaient gentilles avec lui, et les autres filles avaient beau l’accabler parfois de railleries, les cruautés verbales étaient plus faciles à ignorer que les coups et les mauvais traitements que lui infligeaient les autres garçons du château. Même maintenant, là, sur La Brise cannelle, Sam se sentait beaucoup plus à l’aise avec Kojja Mo qu’avec son Quhuru Mo de père, mais peut-être cela tenait-il à ce qu’elle parlait la Langue Commune et lui non.

« Je t’aime bien toi aussi, Sam, chuchota Vère. Et j’aime bien cette boisson. Elle a un goût de feu. »

Oui, songea Sam, une boisson pour dragons. Leurs coupes étant vides, il se rendit auprès du baril afin de les remplir une nouvelle fois. Le soleil était bas, à l’ouest, vit-il, et boursouflé au point d’avoir le triple de sa dimension normale. Son éclat rougeâtre donnait au visage de Vère un aspect cramoisi. Ils burent une coupe en l’honneur de Kojja Mo, puis une pour l’enfant de Délia, et encore une pour celui de Vère, là-bas, sur le Mur. Après quoi, force leur fut d’en vider deux à la mémoire d’Aemon, de la maison Targaryen. « Puisse le Père le juger en toute équité », fit Sam en reniflant. Le soleil avait presque disparu quand ils en eurent terminé de l’hommage à mestre Aemon. Seul brillait encore, à l’ouest, au-dessus de l’horizon, un long filet ténu, telle une écorchure sanguinolente en travers du ciel. Vère ayant dit que la boisson faisait toupiller le bateau, Sam l’aida à descendre l’échelle qui conduisait aux quartiers des femmes, à l’avant.

Une lanterne était suspendue juste au-delà du seuil de la cabine, et il se débrouilla pour s’y cogner le crâne en entrant. « Aïe ! » lâcha-t-il, et Vère demanda : « Tu t’es blessé ? Montre voir. » Elle se pencha tout près…

… et l’embrassa sur la bouche.

Sam se surprit à lui retourner son baiser. J’ai prononcé les vœux, songea-t-il, mais les mains de Vère fourrageaient déjà ses noirs et tiraillaient sur le laçage de ses chausses. Il dégagea ses lèvres le temps de dire : « Nous ne pouvons pas », mais Vère riposta : « Nous pouvons », et plaqua de nouveau sa bouche sur la sienne. La Brise cannelle tournoyait autour d’eux, et il perçut le goût du rhum sur la langue de sa compagne, et puis elle eut là-dessus les seins dénudés et il était en train de les palper. J’ai prononcé les vœux, songea-t-il à nouveau, mais l’un des tétons de Vère sut venir se loger entre ses lèvres. Celui-ci était rose et dur, et lorsque Sam se mit à le sucer, du lait lui emplit la bouche, s’y mêlant à la saveur du rhum, et il n’avait jamais rien goûté d’aussi délicat, d’aussi suave et d’aussi succulent. Si je fais ça, je ne vaux pas mieux que Dareon, songea-t-il, mais c’était trop bon pour qu’il s’interrompe. Et subitement, sa queue se trouva à l’air libre, émergeant de ses chausses comme un gros mât rose. Elle avait l’air si comique, érigée là, qu’il y avait presque de quoi rire, mais Vère le fit basculer en arrière sur sa paillasse, retroussa ses jupes sur ses cuisses et s’accroupit sur lui en exhalant une espèce de vague gémissement. C’était encore meilleur que ses tétons. Elle est si humide, songea-t-il, haletant. Je ne savais pas qu’une femme pouvait être aussi humide à cet endroit-là. « Je suis ta femme, maintenant », souffla-t-elle en allant et venant sur lui. Et Sam émit une plainte et pensa : Non, non, tu ne peux pas l’être, j’ai prononcé les vœux, j’ai prononcé les vœux… mais le seul mot qu’il proféra fut : « Oui. »

Après, elle s’endormit, l’enlaçant dans ses bras et la tête sur sa poitrine. Sam avait besoin de dormir lui aussi, mais il était ivre de rhum, de lait maternel et de Vère. Il avait beau savoir qu’il devait retourner en tapinois à son propre hamac dans la cabine des hommes, il éprouvait un tel bien-être avec elle lovée contre lui qu’il lui était en quelque sorte impossible de bouger.

D’autres personnes entrèrent, tant hommes que femmes, et il les écouta s’embrasser, rire et s’accoupler. Des insulaires d’Eté. C’est leur façon de porter le deuil. Ils répliquent à la mort par la vie. Il avait lu ça quelque part, voilà fort longtemps. Il se demanda si Vère était au courant, si ce n’était pas plutôt Kojja Mo qui lui avait indiqué la conduite à tenir.

Tout en respirant le parfum de sa chevelure, il fixa la lanterne qui se balançait au plafond. L’Aïeule en personne ne saurait me guider pour me tirer sans dommage de ce guêpier. La meilleure chose qu’il pouvait faire était de s’esquiver pour aller se jeter dans la mer. Si je me noie, personne ne saura jamais que je me suis couvert d’opprobre en rompant mes vœux, et Vère pourra toujours se trouver un homme de meilleure qualité, un qui ne soit pas un gros lard de pleutre.

C’est dans son hamac personnel de la cabine des hommes qu’il fut réveillé le lendemain matin par les beuglements de Xhondo concernant le vent. « Le vent s’est levé ! continua de rugir le second. Réveil et travail, Noir Sam ! Le vent s’est levé ! » Il compensait les lacunes de son vocabulaire en forçant le volume vocal. Sam se laissa rouler hors de son hamac pour se mettre debout, et il déplora aussitôt son geste. Il avait des maux de tête épouvantables, l’une des ampoules de sa paume s’était ouverte pendant la nuit, et il avait l’impression qu’il allait se mettre à vomir.

Xhondo se montrant dépourvu de la moindre commisération, Sam se trouva réduit à la nécessité de renfiler tant bien que mal ses noirs. Il les découvrit par terre, sous son hamac, empilés en vrac en un seul tas humide. Il les flaira pour en évaluer la pestilence et inhala des relents de sel et de mer et de bitume, de toile mouillée, de moisissure, de fruit, de poisson et d’alcool de mûres, d’épices étranges et de bois exotiques, ainsi qu’un capiteux bouquet de ses suées successives à lui. Toutefois, l’odeur de Vère s’y mêlait aussi, la senteur proprette de ses cheveux, la senteur suave de son lait, et cela le rendit tout aise de les porter. Il aurait néanmoins volontiers donné tant et plus pour avoir des chaussettes bien chaudes et sèches. Des espèces de champignons s’étaient mis à proliférer entre ses orteils.

La caisse de livres avait été loin de suffire à payer le passage pour quatre de Braavos à Villevieille. Mais comme La Brise cannelle manquait de main-d’œuvre, Quhuru Mo avait consenti à les prendre, pourvu qu’ils travaillent à bord durant le trajet. Sam avait protesté que mestre Aemon était trop faible, le petit encore au berceau, et que Vère avait une peur panique de la mer, mais Xhondo s’était contenté de répondre en riant : « Noir Sam est grand gros homme. Noir Sam travaillera pour quatre. »

Pour parler franc, Sam était si gauche de ses doigts qu’il doutait être seulement capable d’accomplir le boulot d’un seul bon ouvrier, mais il s’y essaya de son mieux. Il récurait les ponts et les ponçait avec des pierres pour les lisser, il hissait les chaînes d’ancre, il enroulait des cordages et pourchassait les rats, il ravaudait des voiles déchirées, calfatait les voies d’eau avec du goudron bouillant, désarêtait du poisson et hachait des fruits pour le cuisinier. Vère s’efforçait aussi de se rendre utile. Elle était plus douée pour le gréement que Sam, malgré le fait que de temps à autre la seule vue de tant d’eau déserte alentour l’obligeait encore à fermer les yeux.

Vère, songea Sam, qu’est-ce que je vais faire de Vère ?

La journée, torride et poisseuse, n’en finissait pas, rendue plus interminable encore par les martèlements de la migraine. Sam la meubla à s’occuper de cordages, de voiles et à exécuter les autres tâches que lui imposa Xhondo, tout en essayant de ne pas laisser ses yeux s’égarer ni vers le baril de rhum qui contenait le corps de mestre Aemon… ni du côté de Vère. Il lui était impossible de regarder la jeune sauvageonne en face, là, tout de suite, après ce qu’ils avaient fait la nuit précédente. Quand elle monta sur le pont, il alla se réfugier en bas. Quand elle se rendit à l’avant, il gagna l’arrière. Quand elle lui adressa un sourire, il se détourna, submergé par la honte. J’aurais dû sauter dans la mer pendant qu’elle était encore endormie, songea-t-il. J’ai toujours été un lâche, mais je n’avais jamais été un parjure jusqu’à maintenant.

Si mestre Aemon n’était pas mort, Sam aurait pu lui demander ce qu’il devait faire. Si Jon Snow s’était trouvé à bord, ou même Pyp et Grenn, il aurait pu s’adresser à eux. A la place, il avait Xhondo. Xhondo ne comprendrait pas ce que j’étais en train de me dire. Et s’il le comprenait, il me conseillerait tout simplement de baiser de nouveau la fille. « Baiser » était le premier mot de la Langue Commune que Xhondo avait appris, et il adorait s’en servir.

C’était une chance, en tout cas, pour Sam que La Brise cannelle soit un aussi gros bâtiment. A bord du Merle, Vère lui aurait mis la main dessus en un rien de temps. « Bateaux-cygnes », tel était le nom qu’on donnait dans les Sept Couronnes aux grands vaisseaux des îles d’Eté, eu égard aux battements de leurs voiles blanches et à leurs figures de proue qui représentaient pour la plupart des oiseaux. En dépit de leur masse énorme, ils chevauchaient les vagues avec une grâce qui n’appartenait qu’à eux. Par bon vent vif arrière, La Brise cannelle était capable de distancer à la course n’importe quelle galère, mais elle était réduite à l’impuissance quand elle se trouvait encalminée. Ce qui ne l’empêchait pas d’offrir à un couard d’innombrables cachettes.

Le terme de son tour de veille approchait quand Sam finit par se faire coincer. Il était en train de dévaler d’une échelle quand Xhondo l’empoigna par son col. « Noir Sam venir avec Xhondo », dit-il en le traînant à travers le pont puis en le déballant aux pieds de Kojja Mo.

Dans le lointain, au nord, se discernait une brume basse sur l’horizon. Kojja la désigna du doigt. « Voilà la côte de Dorne. Des rochers, du sable et des scorpions, et pas un seul bon mouillage sur des centaines de lieues. Tu peux la gagner à la nage, si ça te chante, et puis marcher jusqu’à Villevieille. Il te faudra traverser le fin fond du désert, escalader quelques montagnes et franchir à la nage la Torentine. Autrement, tu pourrais toujours aller rejoindre Vère.

— Vous ne comprenez pas. La nuit dernière, nous…

— … vous avez honoré votre défunt, ainsi que les dieux qui vous ont créés tous les deux. Xhondo a fait la même chose. Je gardais l’enfant, sans quoi j’aurais été avec lui. Vous autres, à Westeros, vous faites tous une honte d’aimer. Il n’y a pas de honte à aimer. Si vos septons disent qu’il y en a, vos sept dieux doivent être des démons. Dans les îles, nous sommes plus perspicaces. Nos dieux nous ont procuré des jambes pour nous permettre de courir, des nez pour nous permettre de sentir, des mains sensibles pour toucher. Quel dément dieu cruel donnerait des yeux à un homme et lui dirait qu’il doit les garder fermés pour toujours et ne jamais accorder un regard à toute la beauté du monde ? Seulement un dieu monstre, un démon des ténèbres. » Kojja mit sa main entre les jambes de Sam. « Les dieux t’ont donné ça pour une raison aussi, pour…

— Baiser, proposa obligeamment Xhondo.

— Oui, pour baiser. Pour offrir du plaisir et pour fabriquer des enfants. Il n’y a pas de honte à ça. »

Sam se recula. « J’ai prêté un serment. Je ne prendrai pas d’épouse et je n’engendrerai pas d’enfants. Tels sont les vœux que j’ai prononcés.

— Elle sait les vœux que tu as prononcés. Elle est une enfant par certains côtés, mais elle n’est pas aveugle. Elle sait pourquoi tu portes le noir, pourquoi tu vas à Villevieille. Elle sait qu’elle ne peut pas te garder. Elle te veut pour un petit bout de temps, c’est tout. Elle a perdu son père et son mari, sa mère et ses sœurs, sa maison, son monde. Tout ce qu’elle a, c’est toi et le bébé. Aussi, ou tu vas la rejoindre, ou tu nages. »

Sam regarda désespérément la brume qui signalait la ligne lointaine des côtes. Il n’arriverait jamais à nager jusque-là, il le savait trop bien.

Il alla rejoindre Vère. « Ce que nous avons fait… S’il m’était permis de prendre une épouse, je te préférerais à n’importe quelle princesse ou jouvencelle de haute naissance, mais cela m’est interdit. Je suis et demeure un corbeau. J’ai prononcé les vœux, Vère. Je suis allé avec Jon dans les bois, et j’ai prononcé les vœux devant un arbre-cœur.

— Les arbres nous surveillent, chuchota Vère, tout en essuyant ses joues baignées de larmes. Dans la forêt, ils voient tout… mais il n’y a pas d’arbres, ici. Rien que de l’eau, Sam. Rien que de l’eau. »

Загрузка...