Cersei

Septa Mohelle était une mégère à cheveux blancs, dont la figure était aussi fine qu’une lame de hache et la lippe constamment pincée d’un air réprobateur. En voilà une qui a toujours son pucelage, je parie, songea Cersei, sauf qu’il doit être maintenant aussi coriace et racorni que du cuir bouilli. Six des chevaliers du Grand Moineau escortaient la religieuse, munis des boucliers découpés en forme de cerf-volant noir et blasonnés de l’épée arc-en-ciel typiques de leur ordre ressuscité.

« Septa. » Vêtue de soie verte et de dentelle d’or, Cersei occupait son siège au-dessous du Trône de Fer. « Dites à Sa Sainteté Suprême que Nous sommes mécontente d’Elle. Elle outrepasse toutes les bornes. » Des émeraudes étincelaient à ses doigts et dans ses cheveux d’or. Les yeux de la Cour et de la ville étaient attachés sur sa personne, et elle entendait qu’ils voient en elle la fille de lord Tywin. Lorsque cette farce bouffonne serait terminée, tous ces gens-là sauraient qu’ils avaient une seule et unique reine véritable. Mais d’abord il nous faut danser la danse et sans rater le moindre pas. « Lady Margaery est la gente et légitime épouse de mon fils, sa compagne et consort. Sa Sainteté Suprême n’avait aucun motif de porter la main sur sa personne pas plus que de les faire incarcérer, elle et ses cousines qui nous sont si chères à tous. J’exige qu’on les relâche. »

La physionomie sévère de Septa Mohelle ne broncha pas. « Je rapporterai les paroles de Votre Grâce à Sa Sainteté Suprême, mais je suis navrée de le dire, la jeune reine et ses dames ne peuvent être relâchées, le cas échéant, tant que leur innocence n’a pas été dûment prouvée.

— Innocence ? Mais vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil sur leurs jeunes et charmants visages pour voir à quel point elles sont innocentes !

— Un charmant visage masque souvent un cœur de pécheur. »

De la table du Conseil, lord Merryweather intervint alors. « De quelle faute ces jouvencelles ont-elles été accusées, et par qui ? »

La septa répondit : « Megga Tyrell et Elinor Tyrell se trouvent accusées de lubricité, de fornication et de complot visant à la haute trahison. Alla Tyrell est accusée d’avoir été témoin de leur infamie et de les avoir aidées à la dissimuler. Tous ces chefs d’inculpation s’appliquent également à la reine Margaery, avec en plus ceux d’adultère et de haute trahison. »

Cersei posa une main sur sa poitrine. « Dites-moi qui répand de telles calomnies sur le compte de ma belle-fille ! Je ne crois pas un mot de tout cela. Mon cher fils aime lady Margaery de tout son cœur, elle n’aurait jamais été capable de pousser la cruauté jusqu’à jouer double jeu avec lui.

— L’accusateur est un chevalier de votre propre maisonnée. Ser Osney Potaunoir a confessé son commerce charnel avec la reine à Sa Sainteté Suprême en personne, devant l’autel du Père. »

A la table du Conseil, Harys Swyft eut le souffle coupé, tandis que le Grand Mestre Pycelle détournait sa face. L’atmosphère s’emplit de bourdonnements, comme si l’on venait de lâcher dans la salle du Trône un millier de guêpes. Certaines des dames installées dans les tribunes commencèrent à s’esquiver, suivies du fond de la salle par un flot de menus seigneurs et de chevaliers. Les manteaux d’or les laissèrent se défiler, mais la reine avait intimé l’ordre à ser Osfryd de prendre note de tous ceux qui décamperaient. Voilà que, brusquement, la rose Tyrell n’exhale plus un parfum si suave que ça…

« Ser Osney est jeune et paillard, je veux bien vous l’accorder, fit la reine, mais il n’en est pas moins un chevalier loyal. S’il déclare qu’il a pris part à ce… Non, cela ne saurait être. Enfin, Margaery est vierge !

— Elle ne l’est pas. Je l’ai examinée moi-même, sur les instances de Sa Sainteté Suprême. Son pucelage n’est pas intact. Septa Aglantine et Septa Melicent le confirmeront, tout comme le confirmera la septa personnelle de la reine Margaery, Nysterica, que l’on a recluse dans une cellule de pénitente pour son rôle dans l’opprobre de sa maîtresse. Lady Megga et lady Elinor ont été examinées, elles aussi. On a découvert que toutes deux sont également déjà déflorées. »

Les bourdonnements de guêpes devenaient si forts que la reine pouvait à peine s’entendre elle-même penser. J’espère, oh, sincèrement ! que la petite reine et ses cousines se sont bien régalées de leurs chevauchées…

Lord Merryweather tapa du poing sur la table. « Lady Margaery avait solennellement attesté par serment de sa virginité tant à Sa Grâce qu’à feu messire son père. Nombre d’autres personnes en ont aussi témoigné ici même. Lord Tyrell en personne s’est lui-même porté garant de son innocence, ainsi que lady Olenna, que nous savons tous être au-dessus de tout reproche. Prétendriez-vous donc nous faire accroire que toutes ces nobles gens nous en ont menti ?

— Il se peut qu’on les ait eux-mêmes trompés tout autant, messire, répondit Septa Mohelle. Je ne saurais me prononcer là-dessus. Je puis exclusivement jurer de la véracité de ce que j’ai découvert par moi-même lorsque j’ai examiné la reine. »

Le tableau formé par cette aigre sorcière antique fourrant ses paluches fripées dans le petit con rose de Margaery était si burlesque que Cersei faillit éclater de rire. « Nous insistons pour que Sa Sainteté Suprême autorise nos propres mestres à examiner ma belle-fille, afin de déterminer si ces allégations diffamatoires recèlent la moindre parcelle de vérité. Grand Mestre Pycelle, vous raccompagnerez Septa Mohelle au Septuaire du Bien-Aimé Baelor, et vous reviendrez nous dire ce qu’il en est exactement du pucelage de notre Margaery. »

Le teint de Pycelle était devenu d’une blancheur de lait caillé. Aux séances du Conseil, ce maudit vieil imbécile est intarissable, mais à présent que trois mots de sa part me rendraient service, voilà qu’il a perdu sa puissante éloquence, eut le temps de songer la reine, avant que le vieillard ne réussisse finalement à déballer : « Il n’est pas nécessaire que j’examine ses… ses parties intimes. » Sa voix n’était qu’un trémolo gélatineux. « Je suis affligé de le déclarer… mais la reine Margaery n’est pas vierge. Elle m’a prié de lui faire son thé de lune, non pas une fois, mais à maintes reprises. »

Le tollé qui suivit sa déclaration fut mieux que tout ce que Cersei Lannister aurait jamais pu espérer.

Même le héraut royal martelant le dallage avec son bâton ne réussit guère à restreindre le vacarme. La reine s’en laissa submerger pendant quelques battements de cœur, toute à la jouissance de la disgrâce tapageuse de la petite reine. Quand ce charmant scandale eut assez duré, elle se leva et, les traits pétrifiés, commanda aux manteaux d’or de faire évacuer la salle. C’en est fini, de Margaery Tyrell, songea-t-elle, au comble de l’exultation. Pendant qu’elle opérait sa sortie par la porte du roi, derrière le Trône de Fer, ses blancs chevaliers se reployèrent autour d’elle : Boros Blount, Meryn Trant et Osmund Potaunoir, derniers des membres de la Garde Royale encore présents dans la ville.

Sa marotte à la main, Lunarion se tenait auprès du chambranle à contempler tout ce tohu-bohu de ses gros yeux écarquillés. Bouffon il peut être, mais du moins arbore-t-il franchement sa bouffonnerie. Maggy la Grenouille aurait dû porter le même costume arlequiné, vu sa science incomparable de l’avenir. Cersei fît vœu que la vieille fût en train de glapir en enfer pour expier ses charlataneries. Liquidée, la reine plus jeune dont elle avait prophétisé la venue, et puisqu’il était possible de faire échec à cette prédiction-là, de même en irait-il pour tout le restant. Pas de linceuls dorés, pas de valonqar, me voici enfin libérée de tes coassements, sale bête.

Les vestiges de son Conseil restreint la suivirent à l’extérieur. Harys Swyft était manifestement hébété. Il trébucha sur le seuil et se serait flanqué par terre si Aurane Waters ne l’avait empoigné par le bras. Orton Merryweather lui-même paraissait très inquiet. « Les gens du peuple aiment beaucoup la petite reine, dit-il. Cette histoire ne va sûrement pas leur plaire. Je redoute ce qu’il pourrait résulter de là, Votre Grâce.

— Lord Merryweather a raison, abonda lord Waters. S’il plaît à Votre Grâce, je procéderai au lancement de tous nos autres nouveaux dromons. Leur vue sur la Néra, avec la bannière du roi Tommen flottant en haut de leurs mâts, ne manquera pas de rappeler à la ville qui gouverne ici, et elle assurera par la même occasion leur sécurité, au cas où la populace serait à nouveau tentée de déclencher des émeutes. »

Il laissa le reste inexprimé ; une fois sur la Néra, ses dromons pourraient empêcher Mace Tyrell de ramener son armée de l’autre côté de la rivière, exactement comme Tyrion avait déjà empêché Stannis de le faire. Hautjardin ne possédait pas de forces maritimes en propre dans cette partie de Westeros. Il dépendait de la flotte Redwyne, laquelle était actuellement en train de retourner à la Treille.

« Une mesure prudente, approuva la reine. En attendant que cet orage soit passé, je veux vos vaisseaux munis de leurs équipages et sur l’eau. »

Ser Harys Swyft était si livide et en nage qu’il semblait sur le point de s’évanouir. « Quand lord Tyrell apprendra ce qui se passe ici, sa fureur ne connaîtra pas de bornes. Il y aura du sang dans les rues… »

Le chevalier au poulet jaune, musa Cersei. Vous devriez adopter un ver pour emblème, ser. Un poulet est trop hardi pour vous. Si Mace Tyrell ne cherche même pas à assaillir Accalmie, comment vous figurez-vous qu’il aurait jamais l’audace de s’attaquer aux dieux ? Lorsqu’il eut fini de débiter ses sornettes, elle dit : « Il ne saurait être question d’en venir à verser le sang, et j’entends veiller à ce que cela n’arrive pas. Je vais me rendre en personne au Septuaire de Baelor pour m’entretenir avec la reine Margaery et avec le Grand Septon. Tommen les aime tous les deux, je le sais, et il souhaiterait que je m’emploie à faire la paix entre eux.

— La paix ? » Ser Harys s’épongea le front avec une manche de velours. « Si la paix est possible… C’est très courageux de votre part.

— Une espèce de procès peut se révéler nécessaire, reprit-elle, afin de réfuter ces mensonges et ces calomnies ignobles et d’établir aux yeux du monde que notre chère Margaery est bel et bien l’innocente que nous savons tous qu’elle est.

— Ouais, fit Merryweather, mais ce Grand Septon-là risque de vouloir se charger de juger la reine lui-même, ainsi que la Foi jugeait les gens dans les anciens temps. »

Et c’est bien ce que j’espère, songea Cersei. Un tribunal de cet acabit était peu susceptible de se montrer bien indulgent vis-à-vis d’une reine qui écartait ses cuisses pour des chanteurs et profanait les rituels sacrés de la Jouvencelle afin de cacher son ignominie. « Ce qui importe, c’est de découvrir la vérité, je suis persuadée que nous en sommes tous d’accord, déclara-t-elle. Et maintenant, messires, vous devez m’excuser. Il me faut aller voir le roi. Il ne devrait pas se trouver seul en un moment pareil. »

Tommen était à la pêche aux chats lorsque sa mère vint le retrouver. Avec des bribes de fourrure, Dorcas lui avait bricolé une souris qu’elle avait ensuite attachée au bout d’un long fil fixé sur une ancienne canne à pêche. Les chatons adoraient pourchasser ce leurre, et le petit n’aimait rien tant que de le faire prestement sauter sur le plancher quand ils bondissaient à sa suite. Il se montra tout étonné quand Cersei le cueillit dans ses bras et le baisa sur le front. « Qu’est-ce qui vous arrive, Mère ? Pourquoi est-ce que vous pleurez ? »

Parce que te voici sain et sauf, fut-elle tentée de lui dire. Parce qu’il ne t’arrivera jamais de mal. « Tu te trompes. Un lion ne pleure jamais. » Il serait toujours temps de lui parler plus tard de Margaery et de ses cousines. « Il y a quelques mandats pour lesquels j’ai besoin de ta signature. »

Par égard pour lui, la reine n’avait pas inscrit de nom sur les mandats d’arrestation. Tommen les signa tous en blanc puis, comme il le faisait toujours, imprima joyeusement son sceau dans la cire chaude. Après quoi, elle le confia à Jocelyn Swyft et le congédia.

Ser Osfryd Potaunoir survint alors que l’encre était en train de sécher. Cersei avait inscrit les noms manquants de sa propre main : ser Tallad le Grand, Jalabhar Xho, Hamish le Harpiste, Hugh Clifton, Mark Mullendor, Bayard Norcroix, Lambert Tournebaie, Horas Redwyne, Hobber Redwyne et un certain manant nommé Wat qui se faisait appeler le Barde Bleu.

« Tant que ça… » Ser Osfryd feuilleta les mandats d’un air aussi méfiant que si les mots qui grouillaient sur les parchemins avaient été des cafards. Aucun des Potaunoir ne savait lire.

« Dix. Vous avez six mille manteaux d’or. Suffisamment pour dix, je dirais. Certains des malins risquent d’avoir pris la fuite, si les rumeurs ont frappé leurs oreilles à temps. Dans ce cas-là, inutile de se tracasser, leur absence ne sert qu’à leur donner l’air d’autant plus coupables. Ser Tallad est un rien godiche, et il se peut qu’il tente de vous résister. Veillez à ce qu’il ne meure pas avant d’avouer, et ne faites aucun mal à aucun des autres. Il n’y a rien d’impossible à ce que quelques-uns soient innocents. » Il était important que les jumeaux Redwyne se révèlent en définitive avoir fait l’objet de fausses accusations. Cela contribuerait à démontrer l’équité des jugements rendus contre les autres.

« Nous les aurons tous avant le lever du soleil, Votre Grâce. » Ser Osfryd hésita. « Y a une foule qu’est en train de s’amasser devant les portes du Septuaire de Baelor.

— Quel genre de foule ? » N’importe quel fait inattendu la mettait sur ses gardes. Elle se rappela ce que lord Waters avait dit à propos d’émeutes éventuelles. Je n’avais pas réfléchi à la façon dont cette affaire pourrait faire réagir le petit peuple. Margaery en a été le toutou chéri. « Combien de manifestants ?

— Une centaine à peu près. Ils gueulent après le Grand Septon pour qu’il relâche la petite reine. On peut les débander vite fait, si ça vous plaît.

— Non. Laissez-les gueuler jusqu’à ce qu’ils soient complètement enroués, cela n’ébranlera pas le Moineau. Il écoute seulement les dieux. » Il y avait une certaine ironie du sort dans le fait que de la bougraille en colère campait actuellement sur le seuil de Sa Sainteté Suprême, alors que c’était tout à fait le même genre de bougraille qui l’avait bombardé à la couronne de cristal. Qu’il s’est empressé de vendre. « La Foi possède à présent ses propres chevaliers. A eux de défendre le Grand Septuaire. Oh, et puis fermez aussi les portes de la ville. D’ici à ce que cette affaire soit totalement terminée et réglée, personne ne doit sortir de Port-Réal ni y pénétrer sans mon autorisation.

— Aux ordres de Votre Grâce. » Ser Osfryd s’inclina et partit à la recherche de quelqu’un qui lui déchiffre les mandats.

Vers l’heure où le soleil se coucha, ce jour-là, les accusés de trahison se trouvaient déjà tous en détention. Hamish le Harpiste s’était évanoui lorsqu’on était venu le chercher, et ser Tallad le Grand avait blessé trois manteaux d’or avant d’être submergé sous le nombre. Cersei commanda de donner aux jumeaux Redwyne des chambres de tour confortables. On descendit les autres dans les cachots.

« Hamish éprouve du mal à respirer, l’informa Qyburn quand il se présenta chez elle ce soir-là. Il réclame l’intervention d’un mestre.

— Dites-lui qu’il en aura un sitôt qu’il passera aux aveux. » Elle réfléchit un moment. « Il est trop vieux pour avoir été du nombre des amants, mais sans doute le faisait-on chanter et jouer pour Margaery pendant qu’elle divertissait d’autres hommes. Nous aurons besoin de détails.

— Je vais l’aider à se les rappeler, Votre Grâce. »

Le lendemain, Cersei se fit seconder par lady Merryweather pour décider de la tenue qu’elle porterait à l’occasion de leur visite à la petite reine. « Rien de trop riche ou de trop vif comme coloris, décréta-t-elle. Quelque chose de convenablement pieux et terne pour le Grand Septon. Il est pis que probable qu’il va me contraindre à prier avec lui. »

En fin de compte, elle choisit une robe de laine douillette qui la couvrait de la gorge aux chevilles et qui n’avait, pour adoucir la sévérité de ses lignes, que quelques petites feuilles de vigne brodées en fil d’or sur le corsage et sur les manches. Mieux encore, sa couleur marron contribuerait à camoufler les traces de sale s’il fallait à toute force s’agenouiller. « Pendant que je m’emploierai à réconforter ma belle-fille, vous causerez avec les trois cousines, enjoignit-elle à Taena. Gagnez Alla si vous le pouvez, mais faites attention à ce que vous direz. Il se peut que les dieux ne soient pas seuls à écouter. »

Jaime disait toujours que la partie la plus ardue de toute bataille était juste avant, celle où l’on attendait que débute le carnage. En mettant le pied dehors, Cersei s’aperçut que le ciel était d’un gris des plus maussades. Elle ne pouvait pas courir le risque de se faire doucher par une averse et d’arriver au Septuaire de Baelor trempée et débraillée. La litière s’imposait donc. Elle prit pour escorte dix gardes de la maison Lannister et Boros Blount. « La racaille de Margaery n’a pas forcément la jugeote de distinguer un Potaunoir d’un autre, dit-elle à ser Osmund, et je ne peux pas vous laisser tailler votre passage au travers du commun. Mieux vaut que nous vous maintenions hors de vue pendant quelque temps. »

Tandis que l’on traversait Port-Réal, Taena fut prise d’un brusque accès de doute. « Ce procès…, dit-elle à voix basse, qu’en adviendra-t-il si Margaery exige que son innocence ou sa culpabilité soient déterminées par le hasard d’un duel judiciaire ? »

Un sourire effleura les lèvres de Cersei. « En tant que reine, son honneur doit être défendu par un chevalier de la Garde Royale. Enfin bref, le dernier des mioches de Westeros sait de quelle manière le prince Aemon Chevalier-dragon servit de champion à sa sœur la reine Naerys contre les accusations de ser Morghil. Mais avec ser Loras blessé si grièvement, je crains que le rôle du prince Aemon ne doive échoir à l’un de ses frères jurés. » Elle haussa les épaules. « Lequel, seulement ? Ser Arys et ser Balon sont au diable, à Dorne, Jaime est parti pour Vivesaigues, et ser Osmund est le frère du dénonciateur de Margaery, ce qui laisse seulement… oh, là, là…

— Boros Blount et Meryn Trant. » Lady Taena se mit à rire.

« Oui, et ser Meryn se sentait bien patraque, ces derniers temps. Faites-moi penser à le lui rappeler lorsque nous retournerons au château.

— Comptez-y, mon cœur. » Taena lui prit la main et la baisa. « Les dieux me préservent de vous offenser jamais. Vous êtes terrible, une fois en colère.

— N’importe quelle mère agirait de même pour protéger ses enfants, répondit Cersei. Au fait, quand avez-vous donc l’intention d’amener à la Cour votre petit garçon ? Russell, c’est cela, n’est-ce pas, son nom ? Il pourrait s’entraîner avec Tommen.

— Il en serait aux anges, je le sais… Mais les choses sont si incertaines, juste en ce moment, j’ai cru préférable d’attendre que le danger soit passé.

— Cela ne tardera plus guère, affirma Cersei. Envoyez un message à Longuetable et faites en sorte que Russell emballe d’ores et déjà son meilleur doublet et son épée de bois. Un jeune ami nouveau sera exactement la chose qui aidera le mieux Tommen à oublier le chagrin de sa perte, après que la petite tête de Margaery aura fait la cabriole. »

Elles descendirent de la litière sous la statue de Baelor le Bienheureux. La reine eut le plaisir de constater qu’on avait déblayé les ordures et les ossements qui en déshonoraient naguère le piédestal. Ser Osfryd avait dit vrai ; l’attroupement n’était ni aussi nombreux ni aussi insubordonné que l’avaient été les moineaux. Les protestataires se tenaient çà et là, par petits groupes, à fixer d’un air rechigné les portes du Grand Septuaire, devant lesquelles avait été établie une ligne de septons novices munis de bâtons. Point d’acier, remarqua Cersei. Ce qui était ou bien sacrément sage ou bien follement stupide, elle ne savait trop pour laquelle des deux solutions pencher.

En tout cas, personne ne fit la moindre tentative pour lui barrer la route. Les bonnes gens comme les novices s’écartèrent sur son passage. Les portes une fois franchies, les deux femmes furent accueillies dans la salle aux Lampes par trois chevaliers, tous revêtus des robes à rayures irisées des Fils du Guerrier. « Je suis ici pour voir ma belle-fille, leur déclara Cersei.

— Sa Sainteté Suprême vous attendait. Je suis ser Theodan le Véridique, anciennement ser Theodan Puits. Si Votre Grâce veut bien m’accompagner. »

Le Grand Septon était sur ses genoux, comme toujours. Cette fois, il se trouvait en prière devant l’autel du Père. Et, loin d’interrompre ses patenôtres quand la reine approcha, il la laissa attendre et s’impatienter jusqu’à ce qu’il en eût terminé. C’est seulement alors qu’il se releva et s’inclina devant elle. « Votre Grâce. Ceci est un triste jour.

— Bien triste, en effet. Consentiriez-vous à nous accorder votre permission de nous entretenir avec Margaery et ses cousines ? » Elle s’était décidée à opter pour des manières humbles et dociles ; avec ce bougre-là, c’était le genre de tactique qui semblait marcher le mieux.

« Si tel est votre désir. Venez me retrouver ensuite, mon enfant. Il faut que nous priions ensemble, vous et moi. »

La petite reine avait été enfermée au sommet de l’une des tours élancées du Grand Septuaire. Sa cellule avait huit pieds de long sur six de large, et elle ne comportait pour tout mobilier qu’un matelas bourré de paille et un prie-dieux, une cruche d’eau, un exemplaire de L’Etoile à sept branches et une chandelle pour en permettre la lecture. L’unique fenêtre était à peine moins exiguë qu’une archère.

Cersei trouva Margaery pieds nus et frissonnante, habillée d’une simple chemise de bure de sœur novice. Ses mèches étaient tout enchevêtrées, et ses pieds d’une saleté repoussante. « Ils m’ont pris mes vêtements, lui dit la petite reine aussitôt qu’elles se retrouvèrent seule à seule. Je portais une robe de dentelle ivoire, avec des perles d’eau douce sur le corsage, mais les septas ont posé leurs mains sur moi et m’ont déshabillée jusqu’à la peau. Et elles ont fait pareil avec mes cousines. Megga en a expédié une paître dans les chandelles où sa robe a pris feu. Mais c’est pour Alla que je suis inquiète. Elle est devenue aussi blanche que du lait, trop effrayée pour avoir la force de pleurer.

— Pauvre enfant. » Comme il n’y avait pas de sièges, Cersei s’assit sur la paillasse aux côtés de la petite reine. « Lady Taena est allée lui parler, pour qu’elle sache bien qu’on ne l’oublie pas.

— Il ne veut même pas me laisser les voir ! fulmina Margaery. Il nous maintient toutes séparées les unes des autres. Jusqu’à ce que vous veniez, on ne me permettait de recevoir aucune visite, excepté celles des septas. Il en vient une toutes les heures me demander si je désire confesser mes fornications. Elles ne consentent même pas à me laisser dormir. Elles me réveillent pour réclamer des confessions. La nuit dernière, j’ai confessé à Septa Unella que je désirais lui arracher les yeux. »

Dommage que tu ne l’aies pas fait, songea Cersei. Aveugler une pauvre vieille septa persuaderait certainement le Grand Moineau de ta culpabilité. « Elles passent leur temps à questionner vos cousines de la même façon.

— Que le diable les emporte, alors ! s’exclama Margaery. Que le diable les emporte toutes aux sept enfers ! Alla est douce et timide, comment peuvent-elles lui faire subir, à elle, un pareil traitement ? Et Megga… Elle rit aussi fort qu’une putain de la zone des docks, je le sais, mais elle n’est encore, intérieurement, rien d’autre qu’une petite fille. Je les aime toutes, et elles m’aiment. Si ce moineau s’imagine qu’il va les faire mentir à mon sujet…

— Elles sont elles-mêmes accusées, je crains. Toutes les trois.

— Mes cousines ? » Margaery pâlit. « Alla et Megga sont à peine plus que des enfants. Votre Grâce, ceci… ceci est obscène. Voulez-vous bien nous faire sortir d’ici ?

— Si seulement je le pouvais ! » Sa voix était pleine de chagrin. « Sa Sainteté Suprême vous fait garder par ses nouveaux chevaliers. Pour vous libérer, il me faudrait envoyer les manteaux d’or et profaner ce lieu saint par une tuerie. » Elle prit la main de Margaery dans la sienne. « Je n’ai pas chômé, toutefois. J’ai fait rassembler tous ceux qui ont été nommément désignés par ser Osney comme vos amants. Ils protesteront de votre innocence auprès de Sa Sainteté Suprême, j’en suis certaine, et ils en jureront lors de votre procès.

— De mon procès ? » Il y avait désormais de la peur au fond de sa voix. Une peur incontestable. « Faut-il absolument qu’il y ait un procès ?

— De quelle autre manière voulez-vous prouver votre innocence ? » Cersei exerça une pression rassurante sur sa main. « Vous avez le droit de décider quel type de procès, d’ailleurs. Vous êtes la reine. Les chevaliers de la Garde Royale sont tenus par serment de vous défendre. »

Margaery comprit instantanément. « Un duel judiciaire ? Loras est blessé, malheureusement, sans quoi il…

— Il a six frères. »

Margaery la dévisagea puis lui retira sa main. « Est-ce une plaisanterie ? Boros Blount est un pleutre, Meryn Trant est vieux et lent, votre frère est manchot, les deux autres, Du Rouvre et Swann, se trouvent à Dorne, et Osmund est un bougre de Potaunoir. Loras a deux frères, pas six. S’il doit y avoir un duel judiciaire, c’est Garlan que je veux pour champion.

— Ser Garlan n’est pas membre de la Garde Royale, objecta Cersei. Quand c’est l’honneur d’une reine qui est en jeu, la règle et la coutume exigent qu’elle ait pour champion l’un des sept assermentés du roi. Le Grand Septon sera inflexible à cet égard, je crains. » Je m’assurerai qu’il le soit.

Margaery ne répondit pas tout de suite, mais ses yeux bruns se plissèrent de suspicion. « Blount ou Trant, dit-elle finalement. Il faudrait que ce soit l’un d’entre eux. Vous aimeriez bien ça, n’est-ce pas ? Ils se feraient si gentiment tailler en pièces l’un et l’autre par Osney Potaunoir… ! »

Par les sept enfers ! Cersei afficha une mine blessée. « Vous me mésestimez, ma fille. Tout ce que je souhaite…

— … c’est votre fils, pour vous seule et sans partage. Il n’aura jamais d’épouse que vous ne haïssiez. Et je ne suis pas votre fille, dieux merci. Laissez-moi.

— Votre attitude est ridicule. Je ne suis venue ici que pour vous aider.

— Pour m’aider à creuser ma tombe. Je vous ai demandé de me laisser. Voulez-vous me contraindre à appeler mes geôlières pour qu’elles vous jettent dehors, espèce d’odieuse garce infâme et pourrie d’intrigues ? »

Cersei rassembla ses jupes et sa dignité. « Je conçois que vous soyez complètement affolée par toute cette histoire. Je vous pardonnerai ces paroles. » Ici, comme à la Cour, on ne savait qui pouvait se trouver à l’écoute. « Je serais terrifiée moi-même, à votre place. Le Grand Mestre Pycelle a reconnu qu’il vous procurait du thé de lune, et votre Barde Bleu… Si j’étais vous, ma dame, je prierais l’Aïeule de m’accorder la sagesse et la Mère de me faire miséricorde. Je crains que vous n’ayez sous peu un besoin urgent de toutes les deux. »

Quatre septas ratatinées raccompagnèrent la reine jusqu’au bas de l’escalier de la tour. Ces antiquités semblaient toutes plus vermoulues les unes que les autres. En atteignant le niveau du sol, elles n’en poursuivirent pas moins la descente vers le cœur de la colline de Visenya. L’escalier s’achevait beaucoup plus bas, sur un long corridor éclairé par une rangée de torches aux flammes vacillantes.

Cersei trouva le Grand Septon qui l’attendait dans une petite salle d’audience heptagonale. La pierre des murs de la pièce était nue, le mobilier des plus simples et réduit à une table grossièrement équarrie, à trois sièges et à un prie-dieux. Les faces des Sept étaient sculptées dans les parois. Cersei les trouva laides et d’un travail grossier, mais une certaine puissance se dégageait de leurs effigies, notamment des yeux globuleux d’onyx, de malachite et de pierre de lune jaune qui d’une certaine façon leur conféraient un air plus ou moins vivant.

« Vous avez parlé avec la reine », attaqua d’emblée le Grand Septon.

Elle refoula sa violente envie de répliquer : La reine, c’est moi. « En effet.

— Tous les êtres humains pèchent, même les rois et les reines. J’ai péché aussi pour ma part, et j’ai été pardonné. Mais, à défaut de confession, il ne peut pas y avoir de pardon. La reine refuse de se confesser.

— Peut-être est-elle innocente.

— Elle ne l’est pas. De saintes septas l’ont examinée, et elles certifient que son pucelage est rompu. Elle a bu du thé de lune pour assassiner dans son sein le fruit de ses fornications. Un chevalier oint a juré sur son épée la connaître charnellement, elle-même et deux de ses trois cousines. D’autres ont également couché avec elle, dit-il, et il n’hésite pas à nommer nombre d’hommes tant de grande que d’humble condition.

— Mes manteaux d’or les ont tous incarcérés, lui garantit la reine. On n’en a encore questionné qu’un seul, un chanteur appelé le Barde Bleu. Ce qu’il avait à dire était troublant. Néanmoins, je prie pour que l’on puisse encore prouver l’innocence de ma belle-fille, lorsqu’elle sera présentée devant le tribunal. » Elle hésita. « Tommen aime si passionnément sa petite reine, Votre Sainteté, je crains qu’il ne soit terriblement dur pour lui ou ses lords de la juger équitablement. Peut-être que la Foi devrait instruire elle-même le procès ? »

Le Grand Moineau dressa ses mains jointes paume contre paume. « J’ai eu spontanément la même idée, Votre Grâce. Exactement comme Maegor le Cruel retira jadis les épées à la Foi, ainsi Jaehaerys le Conciliateur nous priva-t-il de la balance de la justice. Mais qui est véritablement apte à juger une reine, hormis les Sept d’En Haut et les dieux-voués d’ici-bas ? Une cour sacrée composée de sept juges sera instituée pour traiter de cette affaire. Trois d’entre eux seront de votre propre sexe. Une vierge, une mère et une aïeule. Qui d’autre serait mieux à même de juger de la perversité des femmes ?

— Ce serait une garantie idéale. Certes, Margaery a sans conteste le droit de réclamer que la preuve de son innocence ou de sa culpabilité soit établie par un duel judiciaire. Dans ce cas-là, son champion doit être l’un des Sept de Tommen.

— Les chevaliers de la Garde Royale ont tenu lieu de champions légitimes au roi comme à la reine depuis l’époque d’Aegon le Conquérant. La Couronne et la Foi parlent d’une seule voix sur ce point. »

Comme terrassée par le chagrin, Cersei enfouit son visage dans ses mains. Lorsqu’elle finit par relever la tête, une larme luisait dans l’un de ses yeux. « Voilà des jours de tristesse, décidément, dit-elle, mais je suis charmée de nous découvrir tellement d’accord. Si Tommen était ici, je sais bien qu’il vous remercierait. Il faut absolument que vous et moi mettions au jour ensemble la vérité.

— Nous le ferons.

— Je dois retourner au château. Avec votre permission, je remmènerai avec moi ser Osney Potaunoir. Les membres du Conseil restreint vont vouloir l’interroger et l’entendre par eux-mêmes formuler ses accusations.

— Non », dit le Grand Septon.

Ce n’était qu’un mot, un tout petit mot, mais il fit à Cersei l’effet qu’on venait de lui jeter un seau d’eau glacée en pleine figure. Elle battit des paupières, et sa certitude vacilla, juste un peu. « Ser Osney sera tenu solidement, je vous le promets.

— Il est solidement tenu ici. Venez. Je vais vous montrer. »

Cersei se sentait dévisagée par les yeux des Sept, des yeux de jade et de malachite et d’onyx, et un frisson de peur la parcourut subitement, froid comme de la glace. Je suis la reine, se dit-elle. La fille de lord Tywin. Non sans répugnance, elle suivit son hôte.

Ser Osney n’était pas bien loin. Une porte de fer massive signalait son logis. Le Grand Septon produisit la clef pour l’ouvrir et décrocha une torche du mur pour éclairer la pièce plongée dans le noir. « Après vous, Votre Grâce. »

A l’intérieur, Osney Potaunoir était suspendu au plafond par une paire de lourdes chaînes de fer et s’y balançait, nu. On l’avait fouetté. Il ne lui restait pour ainsi dire plus de peau sur le dos ni sur les épaules, et il avait aussi des cinglures et des lacérations qui s’entrecroisaient sur ses jambes et ses fesses.

La reine pouvait à peine supporter de le regarder. Elle se tourna vers le Grand Septon. « Qu’avez-vous fait là ?

— Nous avons cherché à connaître la vérité, le plus sérieusement du monde.

— Il vous a dit la vérité. Il est venu vous voir en toute liberté, de son propre mouvement, pour vous confesser ses péchés.

— Oui. Il a fait cela. J’ai entendu bien des confessions, Votre Grâce, mais j’ai rarement entendu quelqu’un qui soit aussi content d’être aussi coupable.

— Vous l’avez fouetté !

— Il ne saurait y avoir de pénitence sans souffrance. Nul être humain ne devrait s’épargner la discipline, ainsi que je l’ai dit à ser Osney. Je me sens rarement aussi proche de la divinité que lorsque je me fais flageller pour peine de ma propre perversité, encore que mes péchés les plus noirs ne soient en aucune façon aussi ténébreux que les siens.

— M-m-mais, bredouilla-t-elle, vous prônez la miséricorde de la Mère…

— Ser Osney goûtera de ce lait suave après cette vie. Il est écrit dans L’Etoile à sept branches que tous les péchés peuvent être pardonnés, mais que les crimes doivent être néanmoins punis. Osney Potaunoir est coupable de trahison et de meurtre, et le salaire de la trahison est la mort. »

Il n’est qu’un prêtre, il n’a pas le droit de s’arroger ce pouvoir. « Il n’appartient pas à la Foi de condamner un homme à mort, quelle que soit sa faute.

— Quelle que soit sa faute. » Le Grand Septon répéta lentement la formule, comme pour en soupeser les termes. « Chose étrange à dire, Votre Grâce, plus nous avons apporté de diligence à lui appliquer la discipline, plus les fautes de ser Osney ont eu l’air de se modifier. Il voudrait à présent nous faire accroire qu’il n’a jamais touché Margaery Tyrell. N’est-ce pas, ser Osney ? »

Osney Potaunoir ouvrit les yeux. Quand il vit que la reine se tenait là, devant lui, il passa sa langue sur ses lèvres enflées et dit : « Le Mur. Vous m’avez promis le Mur.

— Il est fou, fit Cersei. Vous l’avez rendu fou.

— Ser Osney, reprit le Grand Septon d’une voix ferme et claire, avez-vous eu des relations charnelles avec la reine ?

— Ouais. » Les chaînes ferraillèrent à petit bruit quand Osney se tortilla dans ses fers. « Celle qu’est là. C’est celle-là, la reine que je m’ai baisée, celle-là qui m’a envoyé zigouiller le vieux Grand Septon. Il avait jamais de gardes. J’ai eu qu’à entrer pendant qu’il dormait puis qu’à lui plaquer un oreiller sur la figure. »

Cersei pivota sur elle-même et s’enfuit.

Le Grand Septon tenta de la saisir, mais il n’était qu’un vieux moineau, et elle était une lionne du Roc. Elle l’écarta d’une poussée et franchit la porte en trombe tout en la claquant, vlan ! derrière elle. Les Potaunoir, j’ai besoin des Potaunoir, je dépêcherai Osfryd avec les manteaux d’or et Osmund avec la Garde Royale, Osney niera tout aussitôt qu’ils l’auront détaché, et je me débarrasserai de ce Grand Septon-là comme je me suis déjà débarrassée de son prédécesseur. Les quatre vieilles septas lui bloquèrent le passage et s’agrippèrent à elle de leurs mains fripées. Elle en flanqua une première par terre et griffa le museau d’une seconde avant de gagner l’escalier. Elle était parvenue à mi-hauteur lorsqu’elle se rappela lady Merryweather. Cela la fit trébucher, haletante. Les Sept me préservent ! pria-t-elle. Taena est au courant de tout. S’ils s’emparent aussi d’elle et la fouettent…

Sa course la mena jusqu’au septuaire, mais pas au-delà. Des femmes s’y trouvaient à l’attendre, d’autres septas, ainsi que des sœurs silencieuses, et toutes plus jeunes que les quatre vieilles sorcières d’en bas. « Je suis la reine ! cria-t-elle, tout en reculant pour les esquiver. Vous me paierez ça de vos têtes. Vous me le paierez de vos têtes à toutes. Laissez-moi passer ! » Cela ne les empêcha nullement de porter la main sur sa personne. Elle se précipita vers l’autel de la Mère, mais c’est là qu’elles l’attrapèrent, une vingtaine elles étaient, puis la traînèrent, ruant et se débattant, vers le haut des escaliers de la tour. Une fois parvenues à l’intérieur de la cellule, trois sœurs silencieuses la maintinrent au sol, pendant qu’une certaine Septa Scolera la mettait entièrement à poil, allant même jusqu’à lui ôter ses sous-vêtements. Une autre septa lui jeta une chemise de bure grossière. « Vous n’avez pas le droit de faire cela, persistait à leur glapir Cersei. Je suis une Lannister, lâchez-moi, mon frère vous tuera, Jaime vous fendra en deux de la gorge au con, lâchez-moi ! Je suis la reine !

— La reine devrait prier », dit Septa Scolera, avant de se retirer avec les autres et de l’abandonner seule et nue dans le froid et l’obscurité.

Cersei n’était pas une agnelle à la Margaery Tyrell pour endosser sa petite chemise et se soumettre à une semblable captivité. Je vais leur apprendre quel sens ça a de mettre un lion en cage, songea-t-elle. Elle déchira la chemise en une multitude de lambeaux, découvrit une cruche d’eau et la réduisit en miettes contre le mur puis fit subir le même sort au pot de chambre. Personne ne s’étant dérangé pour autant, elle entreprit de marteler la porte à coups de poing. Son escorte était en bas, là, sur l’esplanade : dix gardes Lannister et ser Boros Blount. Lorsqu’ils m’entendront, ils viendront me délivrer, et nous retournerons au Donjon Rouge en traînant enchaîné derrière nous le maudit Grand Moineau.

Elle distribua force coups de pied, poussa des rugissements et des hurlements stridents tant à la porte qu’à la fenêtre jusqu’au point d’en avoir la gorge à vif, mais nul cri ne lui fit écho, et personne ne vint à sa rescousse. Les ténèbres envahissaient peu à peu la cellule. Le froid devenait lui aussi plus vif. Cersei commença à frissonner. Comment peuvent-ils me laisser comme ça, sans même ne serait-ce qu’un peu de feu ? Je suis leur reine. Elle se mit à déplorer d’avoir réduit à néant la chemise qu’on lui avait donnée. Il y avait sur la paillasse installée dans l’angle une mince couverture, une misérable chose élimée de lainage marron. C’était rêche et râpeux, mais elle n’avait rien d’autre. Et à peine se fut-elle pelotonnée dessous pour réprimer ses frémissements qu’elle avait déjà sombré dans un sommeil éreinté.

Lorsqu’elle reprit conscience, une main la secouait sans ménagement pour la réveiller. Il faisait un noir de poix dans la cellule, et une géante affreuse était agenouillée au-dessus d’elle, un bougeoir à la main. « Qui êtes-vous ? demanda la reine. Etes-vous venue pour me remettre en liberté ?

— Je suis Septa Unella. Je suis venue pour vous entendre parler de tous vos meurtres et fornications. »

Cersei lui balaya violemment la main. « J’aurai votre tête. Ne vous permettez pas de me toucher. Sortez. »

La femme se leva. « Votre Grâce. Je serai de retour dans une heure. Peut-être qu’alors vous serez prête à vous confesser. »

Une heure et une heure et une heure. Ainsi s’écoula la plus longue nuit que Cersei Lannister eût jamais connue, mis à part la nuit des noces de Joffrey. Ses vociférations lui avaient mis la gorge tellement en feu qu’elle pouvait à peine avaler. Le froid de la cellule se faisait glacial. Comme elle avait fracassé le pot de chambre, il lui fallait s’accroupir dans un coin pour faire son eau et la regarder ruisseler sur le sol. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, la silhouette menaçante d’Unella se penchait de nouveau sur elle pour la secouer et lui demander si d’aventure elle ne souhaitait pas enfin confesser ses péchés.

Le jour ne lui procura pas de relâche. Comme le soleil était en train de se lever, Septa Mohelle survint avec un bol d’une espèce de gruau grisâtre et aqueux. Cersei le lui jeta à la tête. Mais lorsqu’on lui apporta un pichet d’eau fraîche, elle était si assoiffée qu’elle dut bien se résigner à boire, faute de mieux. Et lorsqu’on lui livra une nouvelle chemise, une grise et diaphane et puant le moisi, elle se dépêcha cette fois de l’enfiler sur sa nudité. Et lorsque, ce soir-là, Septa Mohelle reparut avec du pain et du poisson, elle les dévora puis réclama du vin pour en assurer la descente. De vin, point n’apparut, mais uniquement Septa Unella, fidèle à ses visites de toutes les heures pour demander si Sa Grâce était prête à se confesser.

Qu’est-ce qui peut bien être en train de se passer ? s’inquiéta Cersei quand la fine lamelle de ciel qui se découpait dans sa fenêtre commença à s’assombrir de nouveau. Pourquoi personne n’est-il venu m’arracher d’ici ? Que fabriquait donc son Conseil ? Des pleutres et des traîtres. Quand je sortirai de ce maudit trou, je les ferai décapiter, la clique tout entière, et je trouverai des hommes de meilleure qualité pour occuper leur poste.

A trois reprises, ce jour-là, elle entendit retentir des clameurs lointaines qui s’élevaient de l’esplanade, mais le nom que scandaient les voix de la populace, c’était non pas le sien mais celui de Margaery.

L’aube allait poindre, le second jour, et Cersei lapait les dernières particules de bouillie d’avoine demeurées au fond de son bol quand la porte de la cellule s’ouvrit à la volée contre toute attente devant lord Qyburn. Ce fut de justesse qu’elle parvint à ne pas se jeter dans ses bras. « Qyburn, chuchota-t-elle, oh, dieux, je suis si contente de vous voir. Emmenez-moi chez moi.

— Cette permission-là ne sera pas accordée. Vous devez être jugée devant un tribunal sacré composé de sept membres pour meurtre, trahison et fornication. »

Elle était tellement à bout de forces que ces mots lui parurent d’abord absurdes. « Tommen. Parlez-moi de mon fils. Est-il toujours roi ?

— Oui, Votre Grâce. Il est en bonne santé et ne risque rien, bien à l’abri dans les murs de la Citadelle de Maegor et protégé par la Garde Royale. Mais il souffre de sa solitude. Il est agité. Il vous réclame, et il réclame sa petite reine. Jusqu’ici, personne ne lui a parlé de vos… vos…

— … difficultés ? suggéra-t-elle. Et pour ce qui concerne Margaery ?

— Elle doit être également jugée, par le même tribunal qui instruit votre propre procès. J’ai fait livrer le Barde Bleu au Grand Septon, conformément aux ordres de Votre Grâce. Il se trouve ici désormais, quelque part au-dessous de nous. Mes chuchoteurs me disent qu’on est en train de le fouetter mais qu’il n’en continue pas moins à chanter immuablement pour l’instant la jolie chanson que nous lui avons serinée. »

Immuablement la jolie chanson. Le manque de sommeil avait émoussé son esprit. Wat, son nom véritable est Wat. Si les dieux se montraient bienveillants, Wat mourrait peut-être sous la mèche du fouet, laissant Margaery sans recours pour réfuter son témoignage. « Où sont mes chevaliers ? Ser Osfryd… ? Alors que le Grand Septon entend faire périr son frère Osney, ses manteaux d’or doivent bien…

— Osfryd Potaunoir n’est plus le commandant du Guet. Le roi l’a démis de sa charge, et il a promu à sa place le capitaine de la porte du Dragon, un certain Humfrey Waters. »

Elle était si vannée que rien de tout cela n’avait ni rime ni raison. « Pourquoi Tommen ferait-il une chose pareille ?

— Ce n’est pas sa faute. Il suffit que son Conseil dépose un décret devant lui pour qu’il le signe de son nom et l’estampille de son sceau.

— Mon Conseil… qui ? Qui ferait cela ? Pas vous ?

— Hélas, j’ai été renvoyé du Conseil, encore que l’on me permette pour le moment de poursuivre mon travail avec les chuchoteurs de l’eunuque. Le royaume est actuellement gouverné par ser Harys Swyft et par le Grand Mestre Pycelle. Ils ont dépêché un corbeau à Castral Roc pour inviter votre oncle à revenir à la Cour et à assumer la régence. S’il compte accepter, il ferait mieux de se dépêcher. Mace Tyrell a abandonné le siège d’Accalmie pour regagner Port-Réal avec son armée, et l’on rapporte que Randyll Tarly serait lui-même en train de redescendre de Viergétang.

— Est-ce avec l’agrément de lord Merryweather qu’ils ont fait cela ?

— Merryweather a résigné son siège au Conseil et s’est empressé d’aller se réfugier à Longuetable avec son épouse, qui a été la première à nous apporter la nouvelle de… des accusations… portées contre Votre Grâce.

— Ils ont laissé partir Taena. » C’était la meilleure chose qu’elle eût entendue depuis que le Grand Moineau avait dit non. Taena aurait pu lui être fatale. « Et lord Waters ? Ses vaisseaux… S’il débarque ses équipages, il devrait avoir suffisamment d’hommes pour…

— Aussitôt que le bruit des ennuis actuels de Votre Grâce a atteint la rivière, lord Waters a hissé la voile, sorti ses rames et fait prendre le large à sa flotte. Ser Harys redoute qu’il n’ait l’intention de rallier lord Stannis. Pycelle le croit pour sa part en train de cingler pour les Degrés de Pierre afin de s’établir à son propre compte comme pirate.

— Tous mes adorables dromons. » Cersei s’en esclaffa presque. « Messire mon père se plaisait à dire que les bâtards étaient naturellement félons. Que ne l’ai-je écouté. » Elle frissonna. « Je suis perdue, Qyburn.

— Non. » Il lui prit la main. « L’espoir demeure. Votre Grâce a le droit de prouver son innocence par combat. Ma reine, votre champion se tient prêt. Il n’y a pas dans l’ensemble des Sept Couronnes un seul homme qui puisse se flatter de lui tenir tête. Si vous consentez seulement à en donner l’ordre… »

Cette fois, elle éclata carrément de rire. C’était drôle, terriblement drôle, hideusement drôle. « Ces blagueurs de dieux se gaussent de tous nos espoirs et de tous nos plans. Je possède un champion que personne ne saurait vaincre, mais il m’est interdit de l’utiliser. Je suis la reine, Qyburn. Mon honneur ne peut être défendu que par un frère juré de la Garde Royale.

— Je vois. » Le sourire mourut sur les traits de Qyburn « Votre Grâce, là, me voici pantois. Je ne sais désormais comment vous conseiller… »

Malgré son état de peur et d’épuisement, la reine eut conscience qu’il n’était pas question qu’elle confie son sort à un tribunal de moineaux. Il ne lui était pas davantage possible de compter sur ser Kevan pour intervenir, après les mots qu’ils avaient échangés lors de leur dernière entrevue. Il va falloir recourir au duel judiciaire. Il n’y a pas d’autre voie. « Qyburn, au nom de l’amour que vous me portez, je vous en conjure, envoyez un message pour moi. Un corbeau, si vous le pouvez. Un cavalier, sinon. Vous devez l’envoyer à Vivesaigues, à mon frère. Dites-lui ce qui s’est passé, et écrivez… écrivez…

— Oui, Votre Grâce ? »

Elle se lécha les lèvres, toute frissonnante. « "Viens tout de suite. Aide-moi. Sauve-moi. J’ai besoin de toi aujourd’hui comme jamais je n’ai eu besoin de toi auparavant. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Viens tout de suite."

— A vos ordres. "Je t’aime", trois fois ?

— Trois fois. » Elle devait absolument le joindre. « Il viendra. Je sais qu’il viendra. C’est son devoir. Jaime est mon seul espoir.

— Ma reine, dit Qyburn, avez-vous… oublié ? Ser Jaime n’a pas de main d’épée. S’il devait vous tenir lieu de champion et perdre… »

Nous quitterons ce monde ensemble, comme nous y sommes jadis entrés. « Il ne perdra pas. Pas Jaime. Pas alors qu’il y va de mon existence. »

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