Cersei

La journée avait été froide, grise et humide. Il avait plu des trombes tout le matin, et même après que le déluge s’était arrêté, dans l’après-midi, les nuages avaient refusé de se dissiper. On n’avait pas une seconde entrevu le soleil. Un temps si détestable était de nature à décourager même la petite reine. Au lieu d’aller se balader à cheval avec ses volailles et sa suite de gardes et d’admirateurs, elle resta constamment recluse dans la Crypte-aux-Vierges en compagnie de ses caqueteuses à écouter chanter le Barde Bleu.

La journée personnelle de Cersei fut un peu meilleure jusqu’au crépuscule. Le ciel plombé commençait à virer au noir quand on lui annonça que Chère Cersei avait profité de la marée du soir pour rentrer, et qu’Aurane Waters était dans l’antichambre et demandait une audience.

Elle l’envoya quérir tout de suite. Aussitôt qu’il pénétra dans la loggia, elle comprit qu’il était porteur de bonnes nouvelles. « Votre Grâce, dit-il avec un large sourire, Peyredragon est à vous.

— Merveilleux ! » Elle lui prit les mains et l’embrassa sur les deux joues. « Je sais que Tommen en sera enchanté lui aussi. Cela signifie que nous allons pouvoir libérer la flotte de lord Redwyne et chasser les Fer-nés des Boucliers. » Les nouvelles en provenance du Bief semblaient devenir de plus en plus désastreuses à chaque arrivée de corbeau. Selon toute apparence, les Fer-nés ne s’étaient pas contentés de leurs nouveaux cailloux. Ils lançaient des raids en force vers l’amont de la Mander, et ils avaient poussé l’audace jusqu’à attaquer la Treille et les îles plus petites qui l’entouraient. Les Redwyne n’avaient pas laissé dans leurs eaux plus d’une douzaine de vaisseaux de guerre, qui s’étaient tous fait battre à plate couture, capturer ou couler. Et maintenant, certains rapports mentionnaient que le fou furieux qui se faisait appeler Euron Œil de Choucas était en train d’expédier des boutres remonter la Chuchoteuse en direction de Villevieille.

« Lord Paxter était en train d’embarquer des provisions pour sa navigation de retour personnelle quand Chère Cersei a mis a la voile, spécifia lord Waters. Je serais prêt à parier que le gros de sa flotte a déjà appareillé maintenant.

— Espérons qu’ils bénéficieront d’une navigation rapide et d’un temps meilleur que celui d’aujourd’hui. » La reine entraîna Waters vers la banquette de la fenêtre et le fit s’asseoir auprès d’elle. « Nous faudra-t-il remercier ser Loras pour ce triomphe ? »

Le sourire du visiteur s’évanouit. « D’aucuns seront de cet avis, Votre Grâce.

— D’aucuns ? » Elle lui décocha un regard interrogatif. « Pas vous ?

— Je n’ai jamais vu de chevalier plus courageux, lui répondit Waters, mais il a transformé en carnage ce qui aurait pu être une victoire sans effusion de sang. Un millier d’hommes ont péri, ou il s’en faut de trop peu pour qu’on pinaille sur le chiffre exact. Des nôtres pour la plupart. Et pas seulement de la piétaille, Votre Grâce, mais des chevaliers et de jeunes lords, les plus valeureux et les plus braves.

— Et ser Loras lui-même ?

— Il fera le mille et unième. On l’a transporté dans le château après la bataille, mais ses blessures sont d’une extrême gravité. Il a perdu tant de sang que les mestres ne veulent même pas lui poser de sangsues.

— Oh, quelle tristesse. Tommen va en avoir le cœur brisé. Il éprouvait tant d’admiration pour notre vaillant Chevalier des Fleurs.

— Le petit peuple aussi, déclara son amiral. Le royaume sera inondé de jouvencelles pleurnichant dans leur vin quand Loras mourra. »

Il ne se trompait pas, la reine le savait. Trois mille badauds du commun s’étaient engouffrés dans la porte de la Gadoue pour assister au départ de ser Loras le jour de son appareillage, et trois sur quatre étaient des femmes. Ce spectacle n’avait servi qu’à l’emplir, elle, de mépris. Elle brûlait de leur crier qu’elles étaient de vulgaires brebis, de les avertir que tout ce qu’elles pourraient jamais espérer de Loras Tyrell était une risette et une fleur. Au lieu de quoi elle l’avait proclamé le chevalier le plus hardi des Sept Couronnes, et elle avait souri quand Tommen lui avait offert en prévision de la bataille une épée sertie de pierreries. Le roi l’avait même étreint à pleins bras, geste qui n’entrait nullement dans les plans de Cersei mais qui n’avait plus la moindre importance à présent. Elle pouvait se permettre d’être généreuse. Loras Tyrell était à deux doigts de crever.

« Racontez-moi, commanda-t-elle. Je veux savoir tous les détails de cette affaire, et du début jusqu’à la fin. »

Quand il en eut terminé, les ténèbres avaient envahi la pièce. La reine alluma quelques chandelles et dépêcha Dorcas aux cuisines leur chercher du fromage et du pain, ainsi qu’un morceau de bœuf bouilli avec du raifort. Pendant qu’ils soupaient, elle intima l’ordre à Aurane de lui répéter le récit des combats pour qu’elle s’en rappelle correctement les moindres péripéties. « Tout bien réfléchi, je m’en voudrais mortellement de laisser notre précieuse Margaery apprendre ces nouvelles par un étranger, dit-elle. Je lui en ferai part moi-même.

— Votre Grâce est la bonté même », commenta Waters avec un sourire. Un sourire malicieux, songea la reine. Aurane Waters ressemblait moins au prince Rhaegar qu’elle ne l’avait d’abord pensé. Il en a les cheveux, mais c’est le cas de la moitié des putains de Lys, s’il faut en croire les racontars. Rhaegar était un homme. Lui n’est qu’un garçon matois, pas plus. Mais utile à sa manière.

Margaery se trouvait dans la Crypte-aux-Vierges, à siroter du vin et à essayer de deviner, de conserve avec ses trois cousines, les arcanes d’un nouveau jeu venu de Volantys. En dépit de l’heure tardive, les gardes introduisirent Cersei sur-le-champ. « Votre Grâce, débuta celle-ci, mieux vaut que vous appreniez les nouvelles de ma propre bouche. Aurane est revenu de Peyredragon. Votre frère est un héros.

— J’ai toujours su qu’il l’était. » Margaery ne manifesta pas de surprise. Pourquoi le ferait-elle ? Elle n’a pas cessé de s’attendre à cela, depuis le moment où Loras a quémandé le commandement. Toutefois, quand Cersei eut fini de lui raconter les choses, des larmes luisaient sur les joues de la reine cadette. « Redwyne avait attelé des sapeurs à creuser un tunnel sous les murailles de la forteresse, mais leur travail était trop lent pour le Chevalier des Fleurs. Sans doute était-il obsédé par les souffrances des ressortissants de votre seigneur père sur les Boucliers. D’après ce que dit lord Waters, il a ordonné l’assaut moins d’une demi-journée après sa prise de commandement, une fois que le gouverneur de lord Stannis eut décliné son offre de régler la question du siège en l’affrontant en combat singulier. Loras fut le premier sur la brèche quand le bélier défonça les portes du château. Il se précipita tout droit dans la gueule du dragon, dit-on, tout de blanc vêtu et, la tête auréolée par les tournoiements de son fléau d’armes, massacrant tout de droite et de gauche. »

Megga Tyrell sanglotait ouvertement pour lors. « Comment est-il mort ? interrogea-t-elle. Qui l’a tué ?

— Cet honneur ne revient pas à un seul homme, répondit Cersei. Ser Loras prit un carreau dans la cuisse et un autre dans l’épaule, mais il continua vaillamment de se battre, malgré le sang qu’il perdait à flots. Plus tard, il se vit infliger un coup de masse qui lui brisa quelques côtes. Après quoi… mais non, j’aimerais mieux vous épargner le pire de tout.

— Parlez, dit Margaery. C’est un ordre. »

Un ordre ? Cersei demeura muette un moment, puis décida de laisser passer l’impudence. « Les défenseurs se replièrent vers un fort intérieur après la prise du rempart de courtine. Loras y prit également la tête de l’attaque. Il fut arrosé d’huile bouillante. »

Lady Alla devint d’un blanc de craie puis sortit de la pièce en courant.

« Les mestres sont en train de faire tout leur possible, m’assure lord Waters, mais je crains que votre frère ne soit trop grièvement brûlé. » Cersei prit Margaery dans ses bras pour la réconforter. « Il a sauvé le royaume. » Lorsqu’elle déposa un baiser sur la joue de la petite reine, ses lèvres y perçurent la saveur salée des larmes. « Jaime inscrira tous ses exploits dans le Blanc Livre, et les chanteurs chanteront sa personne pendant mille ans. »

Margaery se dégagea si violemment de l’étreinte de Cersei que cette dernière faillit s’affaler par terre. « Mourant ne signifie pas mort, fit-elle.

— Non, mais les mestres disent…

— Mourant ne signifie pas mort !

— Je souhaite seulement vous épargner…

— Je sais ce que vous souhaitez. Sortez. »

Maintenant, tu sais quelles affres j’ai éprouvées, la nuit où mon Joffrey est mort. Elle s’inclina, un masque de politesse froide plaqué sur sa physionomie. « Ma chère fille. Je suis tellement affligée pour vous. Je vais vous laisser avec votre chagrin. »

Lady Merryweather ne fit pas son apparition, cette nuit-là, et Cersei se découvrit trop agitée pour fermer l’œil. Si lord Tywin pouvait me voir, maintenant, il reconnaîtrait que je suis bel et bien son héritière, une héritière digne du Roc, songea-t-elle allongée dans son lit, sur l’autre oreiller duquel Jocelyn Swyft ronflait doucement. Margaery verserait bientôt les larmes amères qu’elle aurait dû verser pour Joffrey. Quant à Mace Tyrell, libre à lui de chialer aussi, mais du moins ne lui avait-elle pas donné le moindre motif de rompre avec elle. Qu’avait-elle fait d’autre, après tout, que d’honorer Loras de sa confiance ? C’était bien lui qui l’avait priée de lui confier le commandement, un genou en terre, au vu et au su de la moitié de la Cour, non ?

A sa mort, il me faudra lui faire ériger quelque part une statue, et je lui donnerai des funérailles telles que Port-Réal n’en a jamais vu. Le petit peuple aimerait bien ça. Et Tommen aussi. Mace lui-même risque de m’en savoir gré, pauvre homme. Quant à madame sa mère, cette nouvelle la tuera, si les dieux ont un peu de bonté.

Le lever du soleil fut le plus ravissant que Cersei eût contemplé depuis des années. Taena se présenta peu après et confessa qu’elle avait passé la nuit à consoler Margaery et ses dames, à boire du vin, pleurer et raconter des anecdotes sur Loras. « Margaery demeure convaincue qu’il ne mourra pas, rapporta-t-elle, pendant qu’on habillait la reine en tenue de Cour. Elle projette d’envoyer son mestre personnel prendre soin de lui. Les cousines sont en prière pour obtenir miséricorde de la Mère.

— Je prierai moi-même. Demain, vous m’accompagnerez au septuaire de Baelor, et nous allumerons une centaine de cierges pour notre vaillant Chevalier des Fleurs. » Elle se tourna vers sa camériste. « Dorcas, apporte ma couronne. La nouvelle, s’il te plaît. » Celle-ci était plus légère que l’ancienne, et les émeraudes enchâssées dans son filigrane d’or pâle jetaient mille feux au moindre mouvement de tête.

« Il y en a quatre de venus pour le Lutin, ce matin, annonça ser Osmund, sitôt que Jocelyn l’eût laissé pénétrer.

— Quatre ? » La reine fut agréablement surprise. Un flot ininterrompu d’informateurs était déjà venu au Donjon Rouge se flatter d’avoir repéré Tyrion, mais quatre en un seul jour, voilà qui était inhabituel.

« Ouais, fit Osmund. Avec même un qu’a amené une tête pour vous.

— Je le verrai en premier. Emmenez-le à ma loggia. » Cette fois, puisse-t-il n’y avoir pas d’erreur. Puissé-je être enfin vengée, pour permettre à Joff de reposer en paix. Les septons prétendaient que le chiffre sept était sacré au regard des dieux. Si tel était vraiment le cas, peut-être que cette septième tête lui procurerait le baume qu’elle désirait de toute son âme.

L’individu se révéla être originaire de Tyrosh ; courtaud, trapu et suant, il affichait un sourire onctueux qui lui rappela Varys et une barbe teinte en vert et rose. Cersei le prit en grippe à première vue, mais elle était toute prête à lui passer ses tares si le coffret qu’il portait recelait véritablement la tête de Tyrion. Le bois de cèdre en était marqueté d’ivoire formant un motif de pampres et de fleurs, et ses charnières et fermoirs étaient en or blanc. Bref, une chose exquise, mais la reine ne prêta d’intérêt qu’à ce qu’il pouvait bien contenir. Il est assez grand, du moins. Tyrion avait une tête grotesquement énorme, pour quelqu’un de si malingre et de si petit.

« Votre Grâce, murmura le Tyroshi en s’inclinant bien bas, je constate que vous êtes aussi adorable que dans les contes. Même au-delà du détroit, nous avons entendu parler de votre splendeur insigne et du chagrin qui déchire votre noble cœur. Nul être au monde n’est capable de vous rendre votre brave jouvenceau de fils, mais mon espoir est de pouvoir au moins vous offrir de quoi adoucir votre peine. » Il posa sa main sur le coffret. « Je vous apporte la justice. Je vous apporte la tête de votre valonqar. »

L’antique terme valyrien donna des sueurs froides à la reine, mais également un picotement d’espoir. « Le Lutin n’est plus mon frère, s’il le fut jamais, déclara-t-elle. Et je ne veux plus prononcer son nom. C’était un nom dont on se glorifia jadis avant qu’il ne le déshonore.

— A Tyrosh, nous l’appelons Mains rouges, en raison du sang qui ruisselle de ses doigts. Le sang d’un roi, le sang d’un père. Certains affirment qu’il fut aussi l’assassin de sa mère en s’arrachant de ses entrailles à coups de griffes impitoyables. »

Quelle absurdité, songea Cersei. « C’est vrai, dit-elle. Si la tête du Lutin se trouve dans ce coffret, je vous élèverai à la dignité de lord et vous accorderai de riches terres et des places fortes. » Les titres coûtaient moins cher que de la crotte, et le Conflans foisonnait de castels dont les ruines désolées se dressaient au milieu de champs en friche et de villages incendiés. « Ma Cour attend. Ouvrez la boîte et voyons cela. »

Le Tyroshi souleva le couvercle d’un geste théâtral et se recula, tout sourires. A l’intérieur reposait sur un lit de velours bleu douillet la tête d’un nain qui la regardait fixement.

Cersei l’examina avec attention. « Ce n’est pas mon frère. » Elle avait dans la bouche un goût aigre. Je suppose que c’était me bercer d’un excès d’espoir, surtout après Loras. Les dieux ne sont jamais généreux à ce point. « Cet homme a des yeux marron. Le Lutin en avait un noir et un vert.

— Les yeux, c’est un fait… Votre Grâce, les yeux de votre frère s’étaient quelque peu… décomposés. J’ai pris la liberté de les remplacer par du verre… mais pas de la bonne couleur, comme vous le dites. »

La réflexion ne fit que l’exaspérer davantage. « Votre tête peut bien avoir des yeux de verre, mais moi non. Il y a des gargouilles à Peyredragon qui présentent plus de similitudes avec le Lutin que cette créature. Il est chauve, et deux fois plus vieux que mon frère. Qu’est-il arrivé à ses dents ? »

La fureur contenue de ses intonations fit se ratatiner l’homme. « Il avait un superbe râtelier d’or, Votre Grâce, mais nous… Je regrette…

— Oh, pas encore. Mais vous n’y couperez pas. » Je devrais le faire étrangler. Qu’il halète pour reprendre souffle jusqu’à ce que sa figure vire au noir, de la même manière que mon fils bien-aimé. La sentence était sur ses lèvres.

« Une simple méprise, en toute honnêteté. Un nain a tellement l’air pareil à un autre, et puis… Votre Grâce remarquera, il n’a pas de nez…

— Il n’a pas de nez parce que vous le lui avez coupé.

— Non ! » La sueur qui lui perlait au front trahissait le mensonge de sa dénégation.

« Si. » Une douceur empoisonnée se glissa dans la voix de Cersei. « Au moins avez-vous eu suffisamment de bon sens pour ça. Le crétin précédent a essayé de me faire gober qu’un magicien errant le lui avait fait repousser. Cependant, il me semble que vous êtes redevable d’un nez à ce nain-ci. La maison Lannister paie ses dettes, et vous en agirez de même. Ser Meryn, emmenez ce fraudeur chez Qyburn. »

Ser Meryn Trant empoigna le Tyroshi par le bras et l’entraîna, malgré sa persistance à protester. Quand ils furent partis, Cersei se tourna vers Osmund Potaunoir. « Ser Osmund, retirez cette immondice de ma vue, et faites entrer les trois autres qui se prétendent détenteurs de renseignements sur le Lutin.

— Ouais, Votre Grâce. »

Chose navrante à dire, les trois soi-disant informateurs se révélèrent tout aussi judicieux que le Tyroshi. L’un d’eux garantit que le Lutin se planquait dans un bordel de Villevieille où il faisait jouir les hommes en les suçant. Tout bouffon que c’était à imaginer, Cersei n’y crut pas un seul instant. Le second se fit fort d’avoir vu le nain dans un spectacle d’histrions à Braavos. Le troisième soutint mordicus que Tyrion s’était fait ermite dans le Conflans et qu’il vivait sur une colline hantée. La reine leur répondit à tous de la même manière. « Si vous voulez bien pousser l’obligeance jusqu’à mener quelques-uns de mes vaillants chevaliers jusqu’à ce nain-là, vous serez richement récompensés, promit-elle. Pourvu toutefois qu’il s’agisse effectivement du Lutin. Dans le cas contraire… eh bien, mes chevaliers n’ont pas plus de patience pour les insolents qui cherchent à les duper que pour les imbéciles qui les lancent aux trousses d’ombres chimériques. On risque sa langue dans l’aventure… » Et, du coup, les trois zèbres perdirent tous instantanément leur bel aplomb et concédèrent qu’il se pouvait, somme toute, que le nain qu’ils avaient repéré ne fut pas forcément le bon.

Cersei ne s’était jamais doutée jusqu’alors qu’il y eût un si grand nombre de nains. « Ces petits monstres contrefaits pulluleraient-ils dans l’univers entier ? se lamenta-t-elle, tandis qu’on flanquait dehors le dernier des mouchards. Combien peut-il donc y en avoir ?

— Un peu moins qu’auparavant, répondit lady Merryweather. Me serait-il permis d’avoir l’honneur d’accompagner Votre Grâce à la Cour ?

— S’il vous est possible d’en supporter l’ennui, fit Cersei. Robert ne comprenait rien à rien dans la plupart des domaines, mais il y en avait un sur lequel il ne se trompait pas. C’est une assommante corvée que de gouverner un royaume.

— Cela m’afflige de voir Votre Grâce aussi accablée de soucis. Moi, je dis, courez vous divertir et laissez à la Main du Roi le soin de subir ces fastidieuses pétitions. Nous pourrions nous déguiser en servantes et passer la journée parmi les gens du vulgaire, pour écouter ce qu’ils disent de la chute de Peyredragon. Je connais l’auberge où se produit le Barde bleu, quand il ne chante pas sur convocation expresse de la petite reine, et certaine cave où un conjurateur transforme le plomb en or, l’eau en vin et les filles en garçons. Peut-être qu’il consentirait à mettre en œuvre ses sortilèges sur nous deux. Cela n’amuserait pas Votre Grâce d’être un homme pendant une nuit ? »

Si j’étais un homme, je serais Jaime, songea la reine. Si j’étais un homme, je pourrais gouverner le royaume en mon propre nom à la place de Tommen. « Seulement si vous restiez vous-même une femme, répliqua-t-elle, sachant que c’était là ce que Taena avait envie d’entendre. Vous êtes une diablesse de me tenter comme vous le faites, mais quelle espèce de reine serais-je si je plaçais mon royaume entre les mains tremblantes d’Harys Swyft ? »

Taena fit une moue. « Votre Grâce est trop consciencieuse.

— C’est exact, concéda Cersei, et je m’en repentirai d’ici à la fin de la journée. » Elle glissa son bras sous celui de lady Merryweather. « Venez. »

Jalabhar Xho fut le premier à lui présenter une requête, ce jour-là, conformément à la préséance que lui conférait son statut de prince en exil. Tout splendide qu’il paraissait dans son rutilant manteau de plumes, il n’était venu que pour mendier. Cersei le laissa débiter sa sempiternelle demande d’hommes et d’armes pour l’aider à reconquérir le Val de l’Hibiscus rouge puis déclara : « Sa Majesté mène actuellement sa propre guerre, prince Jalabhar. Elle n’a pas de troupes disponibles pour appuyer les vôtres en ce moment même. L’année prochaine, peut-être. » C’était le discours que lui tenait invariablement Robert. L’année prochaine, elle lui dirait jamais, mais pas aujourd’hui. Peyredragon était à elle.

Lord Hallyne, de la Guilde des Alchimistes, se présenta lui-même pour quémander que ses pyromants soient autorisés à faire éclore tout œuf de dragon qui serait découvert à Peyredragon, le cas échéant, maintenant que l’île était dûment rentrée en sécurité dans le giron royal. « S’il subsistait de tels œufs, Stannis les aurait vendus pour solder sa rébellion », lui objecta la reine. Elle se retint de déclarer que c’était un projet dément. Depuis le décès du dernier dragon targaryen, toutes les tentatives de ce genre s’étaient infailliblement soldées par une mort, un désastre ou du déshonneur.

Un groupe de marchands lui succéda devant elle pour conjurer le Trône d’intercéder en leur faveur auprès de la Banque de Fer de Braavos. Les Braaviens exigeaient d’eux le remboursement de leurs dettes en souffrance, paraît-il, et refusaient tout nouveau prêt. Il nous faut avoir une banque à nous, décida Cersei, la Banque d’Or de Port-Lannis. Elle serait peut-être en mesure, une fois assurée la stabilité du trône de Tommen, de concrétiser cette idée. Dans les circonstances présentes, elle n’eut d’autre solution que d’inviter les marchands à payer leur dû aux usuriers.

La délégation de la Foi était conduite par son vieil ami Septon Raynard. Six des Fils du Guerrier l’ayant escorté à travers la ville, ils étaient en tout et pour tout sept, nombre sacré d’heureux présage. Le nouveau Grand Septon – ou Grand Moineau, selon le sobriquet dont l’avait affublé Lunarion – faisait absolument tout par septaines. Les chevaliers portaient des baudriers d’épée rayés aux sept couleurs de la Foi. Des cristaux adornaient le pommeau de leur longue rapière et la pointe de leur heaume. Ils trimbalaient des boucliers en forme de cerf-volant d’un style tombé en désuétude depuis la conquête et frappés d’un emblème que l’on n’avait pas vu depuis des siècles dans les Sept Couronnes : une épée arc-en-ciel dont les diaprures éclatantes se détachaient sur un champ de ténèbres. Près d’une centaine de chevaliers s’étaient déjà solennellement engagés à consacrer leur existence et leur lame au service de l’ordre ressuscité, relatait Qyburn, et de nouveaux adeptes grossissaient chaque jour leurs rangs. Poivrots des dieux, toute leur clique. Qui aurait cru que le royaume contenait tant et tant de soiffards mystiques ?

La plupart n’avaient été jusque-là que des chevaliers servants d’une maisonnée ou bien des chevaliers errants, mais voici qu’une poignée d’entre eux étaient désormais de haute naissance ; on trouvait dans ce ramassis des fils puînés, des lords de troisième classe, des vieillards désireux d’expier leurs péchés d’autrefois. Et puis il y avait Lancel. Elle s’était figuré que Qyburn devait lui faire une farce quand il l’avait informée que son lunatique de cousin venait de tout lâcher, château, domaines, épouse, pour revenir à Port-Réal s’affilier au Noble et Puissant Ordre des Fils du Guerrier, mais non, il se tenait bel et bien là, sous son nez, planté parmi les autres pieux écervelés.

Cersei n’apprécia pas du tout cela. Pas plus que ne furent à son gré l’ingratitude et la goujaterie sans fond du Grand Moineau. « Où est le Grand Septon ? lança-t-elle à Raynard d’un ton impérieux. C’est lui que j’avais convoqué. »

Septon Raynard adopta une voix vibrante de regrets. « Sa Sainteté Suprême a envoyé mon humble personne à sa place et prié de transmettre à Votre Grâce que les Sept l’ont dépêchée combattre la mauvaiseté.

— Comment cela ? En prêchaillant la chasteté le long de la rue de la Soie ? S’imagine-t-il qu’à force de prier sur les putains, il leur rendra leur virginité ?

— Nos corps ont été façonnés par nos Père et Mère d’En Haut pour nous permettre d’accoupler mâle et femelle afin de procréer des enfants légitimes, expliqua benoîtement Raynard. Il est ignoble et peccamineux aux femmes de vendre à prix d’argent l’intimité de leurs parties sacrées. »

Cette attitude dévotieuse aurait été plus convaincante si la reine n’avait pas su que Septon Raynard jouissait d’amitiés on ne pouvait plus spécifiques dans chacun des bordels de la rue de la Soie. Mais sans doute avait-il fini par trouver que se faire l’écho docile des babillages du Grand Septon l’échinait moins que le récurage des sols. « Ne vous avisez pas d’aller me sermonner, dit-elle. Les tenanciers de bordels nous ont fait part de leurs doléances, et à juste titre.

— Si les pécheurs parlent, qu’est-ce qui obligerait les vertueux à écouter ?

— Ces pécheurs-là alimentent les caisses royales, répliqua-t-elle vertement, et leurs liards aident à payer la solde de mes manteaux d’or et à construire des galères pour défendre nos côtes. Il faut aussi prendre en considération le commerce. Si Port-Réal n’avait pas de bordels, les navires s’en détourneraient au profit de Sombreval ou de Goëville. Sa Sainteté Suprême m’a promis la paix dans mes rues. Le putanat contribue au maintien de cette paix. Privés de putains, les hommes du commun sont enclins à recourir au viol. Dorénavant, que Sa Sainteté Suprême fasse ses prières dans le septuaire, c’est là qu’est leur place. »

La reine s’était attendue à devoir subir aussi les prônes quinteux de lord Gyles, mais au lieu de cela, ce fut le Grand Mestre Pycelle qui apparut, la mine grise et contrite, pour annoncer que Rosby était trop faible pour quitter son lit. « A mon grand regret, je crains fort que lord Gyles ne doive incessamment rejoindre ses nobles ancêtres. Puisse le Père le juger en toute équité. »

Si Rosby meurt, Mace Tyrell et la petite reine essaieront à nouveau de m’imposer Garth la Brute. « Lord Gyles a cette toux depuis des années, et elle ne l’a pas tué jusqu’à présent, gémit-elle. Il a toussé pendant la moitié du règne de Robert et pendant tout celui de Joffrey. S’il est maintenant en train de mourir, ce ne peut être que parce que quelqu’un veut sa mort. »

Le Grand Mestre Pycelle clignota d’un air incrédule. « Votre Grâce ? Qui… qui donc pourrait vouloir la disparition de lord Gyles ?

— Son héritier, peut-être. » Ou bien la petite reine. « Une femme qu’il aura dédaignée, dans le temps. » Margaery et Mace et la Reine des Epines, pourquoi pas ? Gyles est en travers de leur route. « Un vieil ennemi. Un nouveau. Vous. »

Le vieillard blêmit. « Vo… votre Grâce plaisante. Je… j’ai purgé Sa Seigneurie, je l’ai saignée, je l’ai soignée avec des cataplasmes et des infusions… Les inhalations lui procurent un peu de soulagement, et le bonsomme atténue la violence de sa toux, mais j’ai bien peur qu’en plus du sang il n’expectore maintenant des morceaux de poumon.

— Libre à lui de le faire. Mais vous allez retourner tout de suite à son chevet et l’informer que je ne lui permets absolument pas de mourir.

— Si tel est le bon plaisir de Votre Grâce. » Pycelle s’inclina avec raideur.

Il survint de nouveaux pétitionnaires, et puis d’autres et encore d’autres, chacun plus assommant que le précédent. Et, ce soir-là, quand le dernier d’entre eux eut fini par se retirer et qu’elle était en train d’avaler un souper tout simple en compagnie de son fils, elle lui dit soudain : « Tommen, lorsque tu fais tes prières avant de te coucher, ne manque pas d’exprimer à la Mère et au Père ta reconnaissance d’être encore un enfant. Régner est une rude besogne. Je te le garantis, tu n’aimeras pas beaucoup ça. Les gens te dévorent à coups de bec comme des corbeaux meurtriers. Tout le monde veut une lichette de ta chair.

— Oui, Mère », lui répondit Tommen d’un ton tristounet. La petite reine lui avait parlé de ser Loras, se souvint-elle. D’après ser Osmund, il avait fondu en larmes. Il est jeune. Quand il aura l’âge de Joff, il ne se rappellera même pas à quoi ressemblait Loras. « Mais ça me serait égal, les coups de bec, poursuivit-il. Je devrais quand même vous accompagner tous les jours à la Cour, afin d’écouter. Margaery dit…

— … beaucoup trop de choses ! jappa Cersei. Je lui ferais volontiers arracher la langue pour un demi-sol.

— Ne dites pas ça, vous ! » cria subitement Tommen, sa petite bouille ronde virant au rouge. « Laissez sa langue tranquille. Ne la touchez pas ! C’est moi, le roi, pas vous. »

Elle le dévisagea, suffoquée. « Qu’est-ce que tu as dit ?

— C’est moi qui suis le roi. C’est à moi qu’il appartient de dire qui mérite d’avoir la langue arrachée, pas à vous. Je ne tolérerai pas que vous fassiez du mal à Margaery. Je ne le tolérerai pas. Je vous l’interdis. »

Elle le saisit par l’oreille et, malgré ses piaulements, le traîna vers la porte devant laquelle ser Boros Blount se trouvait chargé de monter la garde. « Ser Boros, Sa Majesté Tommen vient d’oublier ce qu’il doit à sa dignité. Reconduisez-le gentiment à sa chambre à coucher et faites-y monter Pat. Cette fois-ci, je veux qu’il le fouette lui-même. Il devra continuer jusqu’à ce que les deux fesses du garçon soient en sang. Si Sa Majesté refuse ou émet un seul mot de protestation, convoquez Qyburn et ordonnez-lui d’arracher la langue à Pat, de sorte que Sa Majesté puisse apprendre ce que coûte l’insolence.

— A vos ordres, bougonna ser Boros, tout en jetant un coup d’œil embarrassé du côté du roi. Sire, veuillez avoir l’obligeance de m’accompagner. »

Cependant que la nuit tombait sur le Donjon Rouge, Jocelyn fit une flambée dans la cheminée de la reine tandis que Dorcas allumait les chandelles au chevet du lit. Cersei ouvrit la fenêtre pour prendre un peu d’air, et elle constata que les nuages s’étaient de nouveau amoncelés et masquaient les étoiles. « Que cette nuit est noire, Votre Grâce ! » murmura Dorcas.

Mouais, songea la reine, mais pas aussi noire que dans la Crypte-aux-Vierges ou sur Peyredragon, où Loras Tyrell gît sanglant et brûlé, ou bien encore tout au fond des cellules aveugles sous le Donjon Rouge. Elle ne comprit pas pourquoi cette dernière idée lui avait traversé l’esprit. Elle s’était résolue à ne plus repenser à Falyse. Un combat singulier. Falyse aurait dû se montrer assez perspicace pour ne pas épouser un pareil imbécile. De Castelfoyer était arrivée la nouvelle que lady Tanda était morte d’un refroidissement de poitrine consécutif à la fracture de sa hanche. Lollys la Simplette avait été solennellement accoutrée du titre de lady Castelfoyer, avec son ser Bronn pour seigneur et maître. Tanda morte et Gyles en train de mourir. Heureusement que nous avons Lunarion, sans quoi la Cour serait entièrement privée de bouffons. La reine sourit en s’allongeant, la tête sur l’oreiller. Quand j’ai embrassé cette chère Margaery sur la joue, j’ai pu savourer le goût de ses larmes.

Elle fit un rêve ancien, dans lequel figuraient trois fillettes en manteau brun, une sorcière aux fanons flasques, et une tente qui puait la mort.

La tente de la sorcière était sombre et surmontée d’un grand toit pointu. Cersei Lannister n’avait pas plus envie d’y pénétrer maintenant que lorsqu’elle était seulement âgée de dix ans, mais ses deux compagnes ne la lâchaient pas de l’œil, de sorte qu’il lui était impossible de se dérober. Elles étaient trois dans le rêve, comme elles l’avaient été dans la réalité vécue. La grosse Jeyne Farman traînassait en arrière, ainsi qu’elle le faisait toujours. C’était même miraculeux qu’elle soit venue jusque-là. Melara Cuillêtre était plus audacieuse, plus âgée et plus jolie dans son genre, l’espèce de genre à taches de rousseur. Emmitouflées dans des pèlerines de grosse bure dont elles avaient rabattu les capuchons, toutes les trois s’étaient esquivées de leur lit pour aller en tapinois consulter la sorcière en traversant les lices de tournoi. Melara avait entendu les servantes chuchoter que l’horrible vieille était capable de frapper les gens de malédiction, de les faire tomber amoureux, d’évoquer les démons et de prédire l’avenir.

Dans la réalité vécue, la tête leur tournait, le souffle leur manquait, elles se chuchotaient des trucs pendant le trajet, et elles étaient aussi excitées qu’apeurées. Le rêve était différent. Dans le rêve, les pavillons étaient plongés dans l’ombre, et les chevaliers et serviteurs qu’elles croisaient étaient faits de brouillard. Elles erraient longuement avant de trouver la tente de la sorcière. Lorsqu’elles y parvenaient enfin, toutes les torches étaient sur le point de s’éteindre. Cersei regardait les deux autres se recroqueviller en échangeant tout bas des cachotteries. Rebroussez chemin, tentait-elle de leur dire. Allez-vous-en. Il n’y a rien pour vous ici. Mais ses lèvres avaient beau bouger, pas un mot n’en sortait.

La fille de lord Tywin fut la première à franchir la portière, suivie de près par Melara. Jeyne Farman entra la dernière, tout en tâchant de rester planquée derrière ses amies, comme elle le faisait invariablement.

L’intérieur de la tente était plein d’odeurs. Cannelle et muscade. Poivres, et tant rouge et noir que blanc. Lait d’amande et oignons. Clous de girofle et citronnelle et safran précieux, sans compter des épices plus étranges et plus rares encore. L’unique lumière émanait d’un brasero de fer forgé en forme de tête de basilic, et c’était une lumière d’un vert lugubre qui donnait aux parois de la tente un air froid, mort et putréfié. Est-ce que ç’avait été comme ça dans la réalité vécue ? Il semblait à Cersei qu’elle n’arrivait pas à s’en souvenir.

La sorcière était en train de dormir dans le rêve, comme elle l’avait été jadis dans la réalité. Laissez-la tranquille ! voulait crier la reine. Petites folles que vous êtes, ne réveillez jamais une sorcière endormie ! Faute de langue, tout ce qu’elle pouvait faire était regarder la gamine se débarrasser de son manteau, donner des coups de pied dans le lit de la sorcière et commander « Réveillez-vous, nous voulons nous faire prédire nos avenirs. »

Quand Maggy la Grenouille ouvrit les yeux, Jeyne Farman poussa un couinement d’effroi et s’enfuit de la tente, retournant se plonger tête baissée dans la nuit. Rondouillarde stupide timide petite Jeyne, le teint terreux, grosse et crevant de trouille devant chaque ombre. Mais c’était elle, la sage du lot. Jeyne était toujours vivante, à Belle Ile. Elle avait épousé l’un des bannerets du seigneur son frère et mis bas une douzaine de moutards.

Les yeux de la vieille étaient jaunes et tout encroûtés de quelque chose d’immonde. A Port-Lannis, on racontait l’avoir connue jeune et belle à l’époque où son mari l’avait rapportée de l’est avec une cargaison d’épices, mais l’âge et le mal l’avaient marquée de manière indélébile. Elle était courtaude, trapue, tapissée de verrues, pourvue de bajoues granuleuses et verdâtres. Il ne lui restait plus de dents, et ses mamelles lui pendouillaient jusqu’aux genoux. De toute sa personne se dégageait une odeur de vomi si vous vous teniez trop près d’elle et, quand elle parlait, son haleine puissante vous révulsait par une étrange fétidité. « Dehors ! leur dit-elle en un souffle coassant.

— Nous sommes venues pour une prédiction, lui répliqua la petite Cersei.

— Dehors ! coassa derechef la vieille.

— Nous avons entendu dire que vous saviez lire dans l’avenir, intervint Melara. Nous désirons simplement savoir quels hommes nous allons épouser.

— Dehors ! » coassa Maggy pour la troisième fois.

Ecoutez son conseil ! aurait crié la reine si elle avait eu sa langue. Vous avez encore le temps de déguerpir. Filez au galop, petites folles que vous êtes !

Mais la fillette aux boucles dorées se campa, mains sur les hanches. « Donnez-nous notre prédiction, ou bien j’irai trouver le seigneur mon père, et je vous ferai fouetter pour insolence.

— S’il vous plaît…, conjura Melara. Révélez-nous seulement notre avenir, et puis nous partirons.

— Il y en a ici qui n’ont pas d’avenir », marmonna Maggy de sa terrible voix grave. Elle attira sa robe sur ses épaules puis invita les gamines à se rapprocher. « Venez çà, puisque vous ne voulez pas filer. Idiotes. Venez çà, oui. Il me faut goûter votre sang. »

Melara pâlit, mais pas Cersei. Une lionne n’a pas peur d’une grenouille, si vieille et laide que puisse être celle-ci. Elle aurait dû décamper, elle aurait dû suivre le conseil, elle aurait dû prendre ses jambes à son cou. Au lieu de quoi elle saisit la dague que lui présentait Maggy, et elle s’entailla le gras du pouce avec la lame de fer tordue. Puis elle fit de même avec Melara.

Dans le vert lugubre de la tente, le sang paraissait plutôt noir que rouge. Sa vue fit trembler la bouche édentée de Maggy. « Ici, dit-elle, donne-le ici. » Une fois que Cersei lui eut tendu sa main, elle suçota le sang avec des gencives aussi douces que celles d’un nouveau-né. La reine conservait encore le souvenir de la sensation que lui avait fait éprouver le froid singulier de cette bouche-là.

« Il t’est permis de poser trois questions, reprit la sorcière, après avoir dégusté sa boisson. Tu ne vas pas aimer mes réponses. Demande, ou débarrasse le plancher. »

Pars, songea la reine dans son rêve, tiens ta langue et fuis. Mais la fillette n’avait pas suffisamment de jugeote pour être effrayée si peu que ce soit.

« Quand vais-je épouser le prince ? interrogea-t-elle.

— Jamais. Tu épouseras le roi. »

Sous ses boucles dorées, le minois de la gamine se plissa de perplexité. Durant des années, ensuite, elle crut que ces mots signifiaient qu’elle n’épouserait Rhaegar qu’après la mort d’Aerys, son père. « Mais je serai bien reine ? insista son moi d’autrefois.

— Ouais. » Une malignité fit étinceler les yeux jaunes de Maggy. « Reine tu seras, jusqu’à ce qu’en survienne une autre, plus jeune et plus belle, pour te jeter à bas et s’emparer de tout ce qui te tient le plus chèrement au cœur. »

La colère fulgura sur les traits de la petite. « Qu’elle essaie seulement, et je la ferai tuer par mon frère ! » Même alors, rien au monde ne l’aurait empêchée de continuer, en gosse opiniâtre qu’elle était. Elle avait encore le droit de poser une question de plus, de jeter un coup d’œil supplémentaire dans son existence future. « Est-ce que nous aurons des enfants, le roi et moi ? s’enquit-elle.

— Oh, ouais. Lui seize et toi trois. »

Cette réponse lui parut totalement absurde. La coupure qu’elle s’était faite au pouce la lancinait, et son sang coulait goutte à goutte sur le tapis. Comment cela se pourrait-il ? brûla-t-elle de demander, mais c’était terminé pour elle, d’interroger.

La vieille n’en avait pas fini avec elle, en revanche. « D’or seront leurs couronnes et d’or leurs linceuls, reprit-elle. Et lorsque tes larmes t’auront noyée, les mains du valonqar se resserreront autour de ta gorge blanche et te feront exhaler ton dernier souffle de vie.

— Qu’est-ce que c’est, un valonqar ? Une espèce de monstre ? » La fillette aux cheveux d’or avait peu goûté cette ultime prophétie. « Vous êtes une menteuse et une grenouille cloquée de verrues et une vieille sauvage puante, et je ne crois pas un seul mot de ce que vous dites. Viens, Melara, partons. Elle ne mérite pas qu’on lui prête l’oreille.

— J’ai droit à trois questions, moi aussi », protesta son amie. Et, quand Cersei lui tirailla le bras, elle se démena pour se libérer et retourner vers la sorcière. « Est-ce que j’épouserai Jaime ? » lâcha-t-elle tout à trac.

Quelle gourde tu fais ! songea la reine, avec une colère intacte comme au premier jour. Jaime ne sait même pas que tu existes. A cette époque-là, il ne vivait que pour les épées, les chevaux, les chiens… et pour elle, sa sœur jumelle.

« Jaime, non, ni aucun autre homme, répondit Maggy. Les vers auront ta virginité. Ta mort est présente ici, cette nuit, petiote. Ne sens-tu pas son haleine ? Elle est tout près.

— La seule haleine que nous sentions est la vôtre », déclara Cersei. Il y avait, posé sur une table à portée de sa main, un pot de terre empli d’une espèce de potion visqueuse. Elle le saisit à la volée et le lança dans les yeux de la vieille. Dans la réalité vécue, la sorcière leur avait glapi quelque chose dans une langue étrangère bizarre et les avait maudites pendant qu’elles s’enfuyaient de sa tente. Mais dans le rêve, sa trogne se dissolvait, se dissipait en effilochures de brouillard gris, jusqu’à ce que n’en subsistent plus que deux yeux jaunes et louchons, les yeux de la mort.

Les mains du valonqar se resserreront autour de ta gorge, entendit la reine, mais la voix n’était pas celle de la vieille femme. Les mains émergèrent des brumes de son rêve et se reployèrent sur son cou ; des mains épaisses et vigoureuses. Au-dessus d’elles flottait sa figure, dont les yeux dépareillés la lorgnaient sournoisement. Non ! tenta de hurler la reine, mais les doigts du nain s’enfouirent si profondément dans sa chair qu’ils étranglèrent ses protestations. Elle eut beau ruer et glapir, peine perdue. Et elle ne fut pas longue à émettre un son identique à celui qu’avait émis son fils, le terrible et infime bruit de succion caractéristique du dernier souffle terrestre de Joff.

Cersei se réveilla dans le noir, hors d’haleine, la gorge enchevêtrée dans un pan de sa couverture. Elle l’en arracha si violemment que le tissu se déchira, puis elle se dressa sur son séant, les seins haletants. Un rêve, se dit-elle, un vieux rêve et le méli-mélo d’un dessus-de-lit, voilà tout ce que c’était.

Comme Taena passait de nouveau la nuit avec la petite reine, c’était Dorcas qui dormait en l’occurrence aux côtés de Cersei. Celle-ci la secoua sans ménagement par l’épaule. « Réveille-toi et va chercher Pycelle. Il doit se trouver au chevet de lord Gyles, je pense. Ramène-le ici tout de suite. » Encore à moitié assoupie, Dorcas dégringola du lit et, ses pieds nus faisant crisser la jonchée, s’empressa de traverser la chambre afin de récupérer ses vêtements.

Il s’écoula une éternité avant que le Grand Mestre Pycelle n’entre d’un pas traînant pour se présenter devant la reine, la tête baissée, l’œil papillotant sous ses pesantes paupières, et la lippe luttant pour réprimer ses bâillements. On aurait juré que le poids de l’énorme chaîne mestrale qui entourait les caroncules de son cou l’attirait invinciblement vers le plancher. Si loin que Cersei pût remonter dans ses souvenirs, elle ne l’avait jamais connu qu’âgé, mais il y avait eu une époque où il avait eu grande allure aussi : somptueusement vêtu, plein de dignité, d’une exquise courtoisie. Son immense barbe blanche lui conférait alors un air de sagesse ineffable. Mais le rasoir de Tyrion l’en avait dépouillé depuis, et ce qui avait repoussé était pitoyable, quelques maigres touffes erratiques de poil cassant qui ne réussissaient guère à camoufler les pendeloques de viande rose ballottantes sous son menton flasque. Ce n’est pas un homme, songea-t-elle, c’en est seulement les ruines. Son séjour dans les cellules aveugles lui a retiré ce qu’il pouvait encore avoir d’énergie. Ça, et le coupe-chou du Lutin.

« Quel âge avez-vous ? lui demanda-t-elle d’un ton brusque

— Quatre-vingt-quatre ans, pour plaire à Votre Grâce.

— Un homme plus jeune me plairait davantage. »

Il se lécha les lèvres d’un bref coup de langue. « Je n’étais âgé que de quarante-deux ans quand le Conclave fit appel à moi. Kaeth en avait quatre-vingts lorsqu’il fut élu, et Ellendor près de quatre-vingt-dix. Les soucis de la charge les écrasèrent, et tous les deux étaient morts moins d’un an après leur élévation. Merion leur succéda quand il en avait seulement soixante-six, mais une pneumonie l’emporta pendant qu’il se rendait à Port-Réal. A la suite de quoi le roi Aegon pria la Citadelle d’envoyer quelqu’un de plus jeune. Il fut le premier roi que je servis. »

Et Tommen sera le dernier. « J’ai besoin que vous me donniez une potion. Quelque chose qui m’aide à dormir.

— Une coupe de vin avant de se mettre au lit suffit souvent à…

— Du vin, j’en bois, bougre de crétin ! Il me faut quelque chose de plus fort. Quelque chose qui m’empêche de rêver.

— Vous… Votre Grâce n’a pas envie de rêver ?

— Qu’est-ce que je viens de dire ? Vos oreilles sont-elles devenues aussi débiles que votre queue ? Etes-vous capable de me faire une telle potion, ou dois-je commander à lord Qyburn de réparer encore une de vos défaillances ?

— Non. Il n’est pas nécessaire de recourir à ce… de recourir à Qyburn. Un sommeil sans rêves. Vous aurez votre potion.

— Bon. Vous pouvez vous retirer. » Comme il se tournait vers la porte, elle le rappela. « Encore une chose. Qu’enseigne la Citadelle en matière de prophéties ? Est-il possible de nous prédire notre avenir ? »

Le vieil homme hésita. L’une de ses mains fripées tâtonna pour tripoter sa poitrine, comme afin d’y caresser la barbe qui n’existait plus. « Est-il possible de nous prédire notre avenir ? répéta-t-il lentement. Peut-être bien. Les grimoires anciens font état de certains sortilèges… Mais la question de Votre Grâce mériterait plutôt d’être formulée de la façon suivante : "Devrait-on nous prédire notre avenir ?" Et là, force me serait de répondre : "Non." Il est des portes que mieux vaut laisser fermées.

— Veillez à bien refermer la mienne en sortant. » Elle aurait dû savoir qu’il lui fournirait une réponse aussi dénuée d’utilité que lui-même.

Le lendemain matin, elle prit son petit déjeuner avec Tommen. Il semblait plus soumis ; l’administration du châtiment à Pat avait apparemment atteint son but. Ils mangèrent des œufs frits, du pain frit, du petit lard et des oranges sanguines nouvellement arrivées par bateau de Dorne. Le petit s’était fait escorter par ses chatons. En les regardant batifoler autour des pieds de son fils, Cersei se sentit un peu mieux. Il ne lui arrivera jamais le moindre mal tant qu’il me restera un souffle de vie. Elle tuerait de bon cœur la moitié des lords de Westeros et la totalité des gens du commun si tel était le prix à payer pour garantir la sécurité de Tommen. « Va avec Jocelyn », lui dit-elle quand leur repas fut achevé.

Puis elle envoya quérir Qyburn. « Lady Falyse est-elle encore vivante ?

— Vivante, oui. Peut-être pas entièrement… à son aise.

— Je vois. » Elle réfléchit un moment. « Ce Bronn…, je ne saurais dire que l’idée d’avoir un ennemi si près d’ici me plaise beaucoup. C’est de Lollys que dérive tout son pouvoir. Si nous nous voyions obligés de produire sa sœur aînée…

— Hélas, dit Qyburn, j’ai peur que lady Falyse ne soit plus capable de gouverner Castelfoyer. Ou, en fait, de s’alimenter elle-même. J’ai appris d’elle des tas de choses, je me plais à le reconnaître, mais les leçons n’ont pas été totalement gratuites. J’espère n’avoir pas outrepassé les instructions de Votre Grâce.

— Non. » Quelles qu’eussent été ses intentions, il était trop tard. Il était absurde de s’appesantir sur de telles choses. Tant mieux si elle meurt, se dit-elle. Elle n’aurait pas envie de continuer à vivre sans son mari. Tout balourd qu’il était, cette buse avait l’air de l’aimer. « Voici un tout autre chapitre. La nuit dernière, j’ai fait un rêve effroyable.

— Tous les humains sont affligés de ce genre de chose, de temps à autre.

— Ce rêve-là concernait une sorcière à qui j’ai rendu visite quand j’étais enfant.

— Une sorcière des bois ? La plupart sont des créatures inoffensives. Elles ont quelques notions rudimentaires d’herboristerie, elles savent un rien d’obstétrique, mais autrement…

— Elle était plus que ça. La moitié de Port-Lannis allait lui demander des charmes et des potions. Elle était la mère d’une manière de lord, un riche marchand parvenu du fait de mon grand-père. Le père de ce nobliau l’avait découverte pendant qu’il trafiquait dans l’est. D’aucuns la soupçonnaient de lui avoir jeté un sort, mais le plus vraisemblable est que le seul sortilège dont elle avait eu besoin se trouvait entre ses cuisses. Elle n’avait pas toujours été laide, à ce qu’on prétendait du moins. Je ne me souviens pas de son nom. Quelque chose de long, d’oriental et d’extravagant. Le petit peuple l’appelait Maggy.

— Maegi ?

— Est-ce ainsi que vous le prononcez ? Elle suçait une goutte de sang tirée de votre doigt puis vous révélait le contenu de votre avenir.

— La sangmagie est ce qu’il y a de plus noir en matière de sorcellerie. Il y a des gens pour prétendre que c’en est aussi la variété la plus puissante. »

Cersei ne tenait pas à l’entendre de cette oreille. « Cette maegi donc me débita certaines prophéties. Je m’en gaussai d’abord, mais… mais elle se mit à prédire la mort d’une de mes compagnes de lit. Quand elle fit cette prédiction, la fillette avait onze ans, elle jouissait d’une santé de cheval et vivait au Roc en toute sécurité. Elle n’en tomba pas moins peu après dans un puits et s’y noya. » Melara l’avait suppliée de ne jamais parler de ce qu’elles avaient entendu cette nuit-là dans la tente de la sorcière. Si nous n’en parlons jamais, nous ne tarderons pas à l’oublier, et puis ce sera juste comme un mauvais rêve que nous aurions fait, avait-elle dit. Les mauvais rêves ne se réalisent jamais. Elles étaient si jeunes alors toutes les deux que ce point de vue leur avait paru plutôt sage.

« Est-ce que vous continuez à pleurer cette amie d’enfance ? interrogea Qyburn. Est-ce son triste sort qui vous perturbe, Votre Grâce ?

— Melara ? Non. J’arrive à peine à me rappeler son aspect. C’est uniquement… La maegi savait combien j’aurais d’enfants, tout comme le nombre des bâtards de Robert. Des années avant qu’il n’ait engendré ne serait-ce que le premier, elle savait. Elle m’affirma que j’étais appelée à devenir reine, mais elle ajouta que surviendrait une autre reine… » Plus jeune et plus belle. « … une autre reine qui me dépouillerait de tout ce que j’aimais.

— Et vous voulez contrecarrer la prophétie ? »

Plus que tout au monde, songea-t-elle. « Est-il possible de la contrecarrer ?

— Oh, oui. N’ayez aucun doute à cet égard.

— Comment ?

— Je pense que Votre Grâce sait comment. »

Elle le savait, effectivement. Je n’ai jamais cessé de le savoir, reconnut-elle. Même dans la tente. "Qu’elle essaie seulement, et je la ferai tuer par mon frère. "

Mais savoir ce qu’il fallait faire était une chose, et savoir comment le faire, une autre. Il n’était plus possible de compter sur Jaime. Une maladie subite serait l’idéal, mais les dieux se montraient rarement aussi obligeants. Comment, alors ? Un poignard, un oreiller, une coupe de corvenin ? Toutes ces solutions posaient des problèmes. Quand un vieillard mourait durant son sommeil, personne n’y réfléchissait à deux fois, mais la découverte d’une fille de seize ans morte dans son lit était assurée de soulever des questions embarrassantes. En outre, Margaery ne dormait jamais seule. Ser Loras avait beau être à l’agonie, elle était environnée d’épées nuit et jour.

Les épées ont deux tranchants, néanmoins. Les hommes mêmes qui la gardent pourraient être utilisés pour l’abattre. Il faudrait que les preuves soient si accablantes que le propre seigneur père de Margaery n’ait pas lui-même d’autre solution que de consentir à son exécution. Ce ne serait pas chose aisée. Il est improbable que ses amants passent aux aveux, sachant pertinemment qu’ils le paieraient de leur tête comme elle. A moins…

Le lendemain, la reine tomba dans la cour sur ser Osmund Potaunoir, alors qu’il s’entraînait avec l’un des jumeaux Redwyne. Elle n’aurait su dire lequel des deux ; elle n’avait jamais été capable de les différencier l’un de l’autre. Elle regarda les épées se croiser pendant un moment puis manda ser Osmund à part. « Venez faire quelques pas avec moi, lui commanda-t-elle, et dites-moi la vérité. Je ne veux pas de fanfaronnades creuses maintenant, pas de jacasseries tendant à faire accroire qu’un Potaunoir vaut trois fois mieux que n’importe quel autre chevalier. De votre réponse peuvent dépendre bien des choses. Votre frère Osney. Quelle est la valeur de son épée ?

— Bonne. Vous l’avez vu se battre. Il n’est pas aussi fort que moi ni qu’Osfryd, mais il va vite à tuer.

— Si les choses en venaient là, serait-il capable de vaincre ser Boros Blount ?

— Boros la Bedaine ? » Ser Osmund pouffa. « Il a quoi, quarante ans ? Cinquante ? A moitié soûl la plupart du temps, gras même quand il est à jeun. S’il a jamais eu du goût pour se battre, il l’a perdu. Ouais, Votre Grâce, si ser Boros est en manque de meurtre, Osney pourrait assez facilement le soigner. Mais pourquoi ça ? Boros a commis une trahison ?

— Non », répondit-elle. Mais Osney, oui.

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