Jon

Ce n’était pas un géant que Tormund Fléau-d’Ogres, mais les dieux lui avaient accordé un torse large et un ventre massif. Mance Rayder l’avait surnommé Tormund Cor-Souffleur pour la puissance de ses poumons, et avait coutume de dire que Tormund était capable, de son rire, de balayer la neige des cimes. Dans son courroux, ses beuglements rappelaient à Jon les barrissements d’un mammouth.

Ce jour-là, Tormund beugla maintes fois, et avec vigueur. Il rugit, il cria, il tapa du poing sur la table si fort qu’une carafe d’eau se renversa et se vida. Une corne d’hydromel ne se trouvait jamais très loin de sa main, si bien que les nuées de postillons qui accompagnaient ses menaces se sucraient de miel. Il traita Jon Snow de poltron, de menteur, de tourne-casaque, le maudit d’être un bougre d’agenouillé au cœur noir, un voleur et un charognard de corbac, l’accusa de vouloir embourrer le peuple libre par-derrière. En deux occasions, il jeta sa corne à boire à la tête de Jon, mais seulement après l’avoir vidée. Tormund n’était point homme à gâcher du bon hydromel. Jon laissa tout cela déferler sur lui. Jamais il n’éleva la voix lui-même, ni ne répondit à la menace par la menace, mais il ne lâcha pas non plus davantage de terrain qu’il n’était dès le départ préparé à en concéder.

Finalement, alors que les ombres de l’après-midi s’étiraient à l’extérieur de la tente, Tormund Fléau-d’Ogres – Haut-Disert, Cor-Souffleur et Brise Glace, Tormund Poing-la-Foudre, Époux-d’Ourses, sire Hydromel de Cramoisi, Parle-aux-Dieux et Père Hospitalier – tendit sa main. « Tope là, et qu’ les dieux me pardonnent. Y a cent mères qui m’ pardonneront jamais, ça, j’le sais. »

Jon serra la main offerte. Les paroles de son serment lui résonnaient dans le crâne. Je suis l’épée dans les Ténèbres. Je suis le veilleur aux remparts. Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs, le bouclier protecteur des Royaumes humains. Et pour lui, un nouveau refrain : Je suis le garde qui a ouvert la porte et laissé entrer les cohortes de l’ennemi. Il aurait donné tant et plus pour savoir s’il agissait au mieux. Mais il était allé trop loin pour faire demi-tour. « Topé et conclu », déclara-t-il.

La poigne de Tormund broyait les phalanges. Voilà au moins chez lui une chose qui n’avait pas changé. Sa barbe était identique aussi, bien que, sous cette broussaille de poil blanc, le visage eût considérablement maigri et qu’il y eût des rides profondes gravées dans ces joues rubicondes. « Mance aurait dû t’ tuer lorsqu’il en avait l’occasion », dit-il en s’efforçant de son mieux de transformer la main de Jon en bouillie et en os. « De l’or contre du gruau, et des garçons… c’est cruel, comme prix. Où il est passé, le gentil p’tit gars que j’ai connu ? »

On l’a nommé lord Commandant. « Un marché équitable laisse les deux camps mécontents, ai-je ouï dire. Trois jours ?

— Si je vis jusque-là. Certains des miens vont m’ cracher à la gueule en entendant ces termes. » Tormund libéra la main de Jon. « Tes corbacs vont râler aussi, si j’ les connais bien. Et j’ devrais. J’ai tué tant de tes bougres noirs que j’en ai perdu le compte.

— Mieux vaudrait ne pas en faire si bruyamment mention quand vous viendrez au sud du Mur.

— Har ! » Tormund s’esclaffa. Cela non plus n’avait pas changé ; il riait encore facilement et souvent. « Sages paroles. J’ voudrais pas mourir becqu’té par ta bande de corbacs ! » Il flanqua une claque dans le dos de Jon. « Une fois qu’ tout mon peuple sera à l’abri derrière ton Mur, on partagera un peu de viande et d’hydromel, toi et moi. D’ici là… » Le sauvageon retira le torque de son bras gauche et le lança à Jon, puis procéda de même avec son jumeau au bras droit. « Ton premier paiement. J’ tiens ces deux-là de mon père, et lui du sien. Maintenant, ils sont à toi, salaud de voleur noir. »

Les bracelets étaient en vieil or, massif, lourd, gravé des runes anciennes des Premiers Hommes. Tormund Fléau-d’Ogres les arborait depuis que Jon le connaissait ; ils semblaient faire autant partie de lui que sa barbe. « Les Braaviens vont les fondre pour en récupérer l’or. Ça me paraît dommage. Tu devrais peut-être les conserver.

— Non. J’ refuse qu’on raconte que Tormund Poing-la-Foudre a poussé le peuple libre à céder ses trésors alors qu’il gardait les siens. » Il sourit. « Mais j’ vais garder l’anneau qu’je porte autour du membre. L’est bien plus gros qu’ ces babioles. Sur toi, il servirait de torque. »

Jon ne put se retenir de rire. « Tu ne changes pas.

— Oh, que si. » Le sourire s’évapora comme neige en été. « J’ suis pas çui que j’étais à Cramoisi. J’ai vu trop de morts, et pire encore. Mes fils… » Le chagrin tordit le visage de Tormund. « Dormund est tombé durant la bataille du Mur, lui qu’était à moitié un enfant. C’est un chevalier d’un de tes rois qui lui a réglé son compte, une ordure en acier gris avec des papillons de nuit sur son bouclier. J’ai vu le coup, mais mon p’tit était mort avant que j’aie pu le r’joindre. Et Torwynd… c’est l’ froid qui l’a pris. Toujours dolent, qu’il était, çui-là. Il est mort comme ça, d’un coup, une nuit. Et le pire, c’est qu’avant même qu’on sache qu’il était mort, il s’est r’levé, tout pâle, avec les yeux tout bleus. J’ai dû m’en charger moi-même. Ça a été dur, Jon. » Des larmes brillaient dans ses yeux. « Il était pas bien solide, faut dire, mais ç’avait été mon p’tit gars, avant, et je l’aimais. »

Jon posa une main sur l’épaule de Tormund. « Je suis vraiment désolé.

— Pourquoi ? T’avais rien à voir là-dedans. T’as du sang sur les mains, ouais ; moi aussi. Mais pas l’sien. » Tormund secoua la tête. « J’ai encore deux fils vigoureux.

— Ta fille…?

— Munda. » Cela ramena le sourire de Tormund. « Elle a pris c’t Échalas Ryk pour époux, tu crois ça, toi ? Il a plus de couilles que de cervelle, ce gamin, si tu veux mon avis, mais il la traite plutôt correctement. J’ lui ai dit, si jamais il lui fait du mal, j’ lui arrache la queue et j’ le fouette au sang avec ! » Il assena à Jon une autre bourrade cordiale. « Temps que tu rentres. Si on t’ garde encore, ils vont s’imaginer qu’on t’a bouffé.

— À l’aube, donc. Dans trois jours. Les garçons d’abord.

— J’avais bien entendu les dix premières fois, corbac. On pourrait croire qu’on s’ fait pas confiance, nous deux. » Il cracha. « Les garçons d’abord, oui-da. Les mammouths feront le tour. Assure-toi bien que Fort-Levant s’attende à les voir. Moi, j’ veillerai à c’ qu’y ait pas de bagarre ni de cohue vers ta foutue porte. On sera bien tous sages et en ordre, des canetons à la file. Et ça s’ra moi, la mère cane ! Har ! » Tormund raccompagna Jon hors de sa tente.

À l’extérieur, le jour était lumineux et le ciel dégagé. Le soleil était revenu dans le ciel après quinze jours d’absence et, au sud, le Mur se dressait, blanc bleuté et miroitant. Il existait un dicton, que Jon avait entendu les vétérans à Châteaunoir répéter : le Mur a plus d’humeurs que le roi Aerys le Fol, disaient-ils, ou parfois : le Mur a plus d’humeurs qu’une femme. Quand le temps était couvert, il semblait bâti de roc blanc. Par les nuits sans lune, il était noir charbon. Durant les tourmentes, on l’aurait cru taillé dans la neige. Mais lors de journées comme celle-ci, on ne pouvait confondre sa glace avec quoi que ce soit d’autre. Par de telles journées, le Mur miroitait avec l’éclat d’un cristal de septon, chaque crevasse, chaque fissure, soulignées de soleil, tandis que des arcs-en-ciel transis dansaient et mouraient derrière des ondoiements diaphanes. Par de telles journées, le Mur était beau.

L’aîné de Tormund se tenait près des chevaux, en train de causer avec Cuirs. Toregg le Grand, on l’appelait parmi le peuple libre. Bien qu’il mesurât à peine plus d’un pouce que Cuirs, il dominait son père d’un bon pied. Harse, le solide gars de La Mole qu’on surnommait Tocard, était blotti près du feu, le dos tourné aux deux autres. Cuirs et lui étaient les seuls hommes que Jon avait amenés avec lui aux pourparlers ; davantage aurait pu être interprété comme un signe de peur, et vingt hommes n’auraient pas été plus utiles que deux, si Tormund avait été d’humeur à verser le sang. Fantôme était la seule protection dont Jon eût besoin ; le loup géant savait flairer les ennemis, même ceux qui masquaient leur animosité sous des sourires.

Fantôme avait disparu, toutefois. Jon retira un de ses gants noirs, porta deux doigts à sa bouche et siffla. « Fantôme ! À moi ! »

D’en haut résonna un soudain claquement d’ailes. Le corbeau de Mormont s’abattit de la branche d’un vieux chêne pour venir se percher sur la selle de Jon. « Grain », grommela-t-il, dodelinant de la tête d’un air sage. Puis Fantôme émergea d’entre deux arbres, Val à ses côtés.

Ils semblent faits l’un pour l’autre. Val était tout de blanc vêtue ; des culottes de laine blanche enfoncées dans de hautes bottes d’un cuir teint en blanc, une cape en peau d’ours blanc, agrafée à l’épaule par un visage en barral sculpté, une tunique blanche avec des attaches en os. Son souffle aussi était blanc… mais elle avait les yeux bleus, une longue tresse couleur de miel sombre et des pommettes rougies par le froid. Voilà bien longtemps que Jon n’avait pas vu si charmant spectacle.

« Est-ce que vous cherchiez à me voler mon loup ? lui demanda-t-il.

— Et pourquoi non ? Si chaque femme avait un loup géant, les hommes seraient bien plus aimables. Même les corbacs.

— Har ! s’esclaffa Tormund Fléau-d’Ogres. Fais pas assaut de mots avec celle-là, lord Snow, elle est trop fine mouche pour des gens comme toi et moi. Vole-la vite, ça vaut mieux, avant que Toregg se réveille et qu’il s’en empare le premier. »

Qu’avait dit de Val ce balourd d’Axell Florent ? « Une fille nubile, et point déplaisante à voir. De bonnes hanches, une bonne poitrine, bien faite pour pondre des enfants. » Fort juste, tout cela, mais la sauvageonne dépassait tellement cette description. Elle l’avait prouvé en retrouvant Tormund, quand des patrouilleurs vétérans de la Garde y avaient échoué. Elle n’est pas princesse, mais elle ferait une digne épouse pour n’importe quel lord.

Mais ces ponts étaient coupés depuis bien longtemps, et Jon avait lui-même officié. « Toregg a la voie libre, annonça-t-il. J’ai prononcé des vœux.

— C’est pas ça qui va la déranger. Pas vrai, ma fille ? »

Val tapota le long couteau en os sur sa hanche. « Lord Corbac est le bienvenu s’il veut se glisser une nuit dans mon lit, s’il l’ose. Une fois chaponné, il éprouvera bien plus d’aisance à respecter ses vœux.

Har ! s’esclaffa de nouveau Tormund. T’entends ça, Toregg ? Garde tes distances, avec celle-là ! J’ai déjà une fille, j’en ai pas b’soin d’ deux. » Secouant la tête, le chef sauvageon replongea sous sa tente.

Tandis que Jon grattait Fantôme derrière l’oreille, Toregg apporta le cheval de Val pour elle. Elle montait encore le poney gris que lui avait donné Mully au jour de son départ du Mur, une créature borgne, hirsute et contrefaite. Alors qu’elle le tournait vers le Mur, elle demanda : « Comment se porte le petit monstre ?

— Deux fois plus gros que lorsque vous nous avez quittés, et trois fois plus bruyant. Quand il veut la tétée, on l’entend brailler jusqu’à Fort-Levant. » Jon enfourcha sa propre monture.

Val vint se ranger à sa hauteur. « Alors… Je vous ai ramené Tormund, comme je l’avais dit. Et maintenant ? Il faut que je regagne mon ancienne cellule ?

— Votre ancienne cellule est occupée, désormais. La reine Selyse s’est approprié la tour du Roi. Vous souvient-il de la tour d’Hardin ?

— Celle qui semble prête à s’écrouler ?

— Elle a cet aspect depuis cent ans. Je vous ai fait préparer le dernier étage, madame. Vous y aurez plus d’espace que dans la tour du Roi, même si ce ne sera pas aussi confortable. Personne ne l’a jamais appelée le palais d’Hardin.

— Je placerai toujours la liberté avant le confort.

— Vous aurez toute liberté d’aller et de venir dans l’enceinte du château, mais je regrette de dire que vous devez demeurer captive. Je peux toutefois vous promettre que vous ne serez pas importunée par les visiteurs indésirables. Ce sont mes propres hommes qui gardent la tour d’Hardin, et non ceux de la reine. Et Wun Wun dort dans le hall d’entrée.

— Un géant pour protecteur ? Même Della n’aurait pu se vanter d’autant. »

Les sauvageons de Tormund les regardèrent passer, sortant la tête de tentes et d’appentis en toile tendus sous des arbres dénudés. Pour tout homme en âge de combattre, Jon vit trois femmes et autant d’enfants, des créatures aux visages hâves, aux joues creuses et aux regards perdus. Quand Mance Rayder avait mené le peuple libre contre le Mur, ses fidèles poussaient devant eux de larges troupeaux de moutons, de chèvres et de pourceaux, mais les seuls animaux visibles désormais étaient les mammouths. Sans la férocité des géants, on les aurait dévorés aussi, Jon n’en doutait pas. Une carcasse de mammouth représentait beaucoup de viande.

Jon repéra également des signes de maladie. Cela l’inquiéta plus qu’il n’aurait su le dire. Si la bande de Tormund était affamée et malade, qu’en était-il des milliers qui avaient suivi la mère Taupe à Durlieu ? Cotter Pyke ne tardera sans doute plus à les rejoindre. Si les vents ont été propices, sa flotte pourrait fort bien se trouver en ce moment même sur le chemin du retour à Fort-Levant, avec tous ceux du peuple libre qu’il aura pu entasser à bord.

« Comment les choses se sont-elles passées avec Tormund ? demanda Val.

— Posez-moi la question dans un an. Le plus dur m’attend encore. La partie où je dois convaincre les miens de s’attabler au repas que je leur ai préparé. Aucun d’entre eux ne va en apprécier le goût, je le crains.

— Laissez-moi vous aider.

— Vous l’avez fait. Vous m’avez ramené Tormund.

— Je peux accomplir davantage. »

Pourquoi pas ? se dit Jon. Ils sont tous convaincus qu’elle est princesse. Val avait la figure du rôle et montait comme si elle était née à cheval. Une princesse guerrière, décida-t-il, et non une de ces graciles créatures, assise toute droite dans sa tour, à brosser sa chevelure en attendant qu’un chevalier vienne à sa rescousse. « Je dois informer la reine de cet accord, poursuivit-il. Si vous voulez la rencontrer, vous êtes la bienvenue, si vous pouvez vous astreindre à ployer le genou. » Il ne faudrait surtout pas que Sa Grâce soit froissée avant même qu’il ait ouvert la bouche.

« Puis-je rire en m’agenouillant ?

— Absolument pas. Ce n’est pas un jeu. Un fleuve de sang sépare nos deux peuples, ancien, rouge et profond. Stannis Baratheon est une des rares personnes qui soient disposées à admettre les sauvageons dans le royaume. J’ai besoin que sa reine soutienne ce que j’ai fait. »

Le sourire mutin de Val mourut. « Vous avez ma parole, lord Snow. Je serai pour votre reine une princesse sauvageonne convenable. »

Elle n’est pas ma reine, aurait-il pu répondre. Et s’il faut dire le vrai, le jour de son départ ne saurait arriver trop vite à mon goût. Et, si les dieux sont bons, elle emportera Mélisandre avec elle.

Ils chevauchèrent en silence sur le reste du trajet, Fantôme trottant sur leurs talons. Le corbeau de Mormont les suivit jusqu’à la porte, puis s’enleva vers le haut d’un battement d’ailes tandis que le reste de l’équipage mettait pied à terre. Tocard ouvrit la voie avec un brandon pour éclairer le passage à travers le tunnel de glace.

Une petite cohorte de frères noirs attendait à la porte lorsque Jon et ses compagnons émergèrent au sud du Mur. Ulmer de Bois-du-Roi figurait parmi eux, et ce fut le vieil archer qui s’avança, afin de parler pour les autres. « N’ vous déplaise, m’sire, les gars, y s’demandaient. Y aura-t-y la paix, m’sire ? Ou le fer et le sang ?

— La paix, répondit Jon Snow. Dans trois jours, Tormund Fléau-d’Ogres conduira son peuple à travers le Mur. En amis, et non en ennemis. Certains pourraient même venir grossir nos rangs, comme frères. Ce sera à nous de les accueillir. À présent, retournez à vos tâches. » Jon remit à Satin les rênes de son cheval. « Je dois rencontrer la reine Selyse. » Sa Grâce s’estimerait offensée qu’il ne vînt pas la voir sur-le-champ. « Ensuite, j’aurai des lettres à écrire. Apporte dans mes quartiers du parchemin, des plumes et un pot de noir de mestre. Ensuite, convoque Marsh, Yarwyck, le septon Cellador et Clydas. » Cellador serait à moitié soûl, et Clydas était un piètre succédané à un véritable mestre, mais ils étaient tout ce dont il disposait. Jusqu’au retour de Sam. « Les Nordiens également. Flint et Norroit. Cuirs, toi aussi, tu devras être présent.

— Hobb prépare des tartes à l’oignon, signala Satin. Dois-je leur demander de tous vous retrouver au dîner ? »

Jon y réfléchit. « Non. Dis-leur de venir me rejoindre au sommet du Mur, au coucher du soleil. » Il se tourna vers Val. « Madame. Suivez-moi, si vous voulez bien.

— Le corbac ordonne, la captive se doit d’obéir. » Elle parlait sur un ton espiègle. « Votre reine doit être terrible, si les jambes d’hommes faits ploient sous eux quand ils se présentent devant elle. Aurais-je dû revêtir de la maille, plutôt que de la laine et des fourrures ? Ces vêtements m’ont été donnés par Della, je préférerais ne pas les tacher de sang.

— Si les mots faisaient couler le sang, vous auriez motif à quelque crainte. Je crois que votre tenue n’a pas grand-chose à redouter, madame. »

Ils se dirigèrent vers la tour du Roi, en suivant des chemins fraîchement déblayés entre des monticules de neige sale. « J’ai entendu raconter que votre reine portait une grande barbe noire. »

Jon savait qu’il ne devrait pas sourire, mais il ne put s’en empêcher. « Une simple moustache. Très duveteuse. On peut en compter les poils.

— Je suis très déçue. »

En dépit de son désir tant proclamé d’être maîtresse en son propre domaine, Selyse Baratheon ne semblait guère pressée d’abandonner le confort de Châteaunoir pour les ombres de Fort-Nox. Elle conservait des gardes, bien entendu – quatre hommes, en faction à la porte, deux dehors sur le parvis, deux à l’intérieur près du brasero. Pour les commander, ser Patrek du Mont-Réal, revêtu de sa parure blanche, bleue et argent de chevalier, sa cape un semis d’étoiles à cinq branches. Quand on le présenta à Val, le chevalier tomba un genou en terre pour lui baiser le gant. « Vous êtes encore plus charmante qu’on ne me l’avait dit, princesse, déclara-t-il. La reine m’a tant et plus vanté votre beauté.

— Voilà qui est singulier, car elle ne m’a jamais vue. » Val tapota ser Patrek sur la tête. « Allons, debout maintenant, ser agenouillé. Debout, debout… » Elle donnait l’impression de parler à un chien.

Jon eut toutes les peines du monde à ne pas rire. Le visage de marbre, il annonça au chevalier qu’ils requéraient audience auprès de la reine. Ser Patrek envoya un des hommes d’armes gravir en courant l’escalier pour demander si Sa Grâce acceptait de les recevoir. « Le loup restera ici, toutefois », insista ser Patrek.

Jon s’y attendait. La proximité du loup géant angoissait la reine Selyse, presque autant que celle de Wun Weg Wun Dar Wun. « Fantôme, pas bouger. »

Ils trouvèrent Sa Grâce en train de broder au coin du feu, tandis que son fou dansait au son d’une musique qu’il était seul à entendre, dans le tintement des grelots accrochés à ses andouillers. « Le corbeau, le corbeau, s’exclama Bariol en voyant paraître Jon. Sous la mer, blancs comme neige sont les corbeaux, je sais, je sais, ohé, ohé. » La princesse Shôren était pelotonnée sur la banquette bordant la fenêtre, son capuchon remonté pour cacher le pire de la léprose qui la défigurait.

Il n’y avait aucune trace de lady Mélisandre. De cela au moins, Jon fut reconnaissant. Tôt ou tard, il devrait affronter la prêtresse rouge, mais il préférait que ce ne fût pas en présence de la reine. « Votre Grâce. » Il posa un genou en terre. Val l’imita.

La reine Selyse mit son ouvrage de côté. « Relevez-vous.

— S’il plaît à Votre Grâce, puis-je lui présenter la dame Val ? Sa sœur Della était…

— … la mère du marmot braillard qui nous empêche de dormir la nuit. Je sais qui elle est, lord Snow. » La reine renifla. « Vous avez de la chance qu’elle nous soit revenue avant le roi mon époux, sinon la situation aurait pu mal tourner pour vous. Très mal, en vérité.

— Êtes-vous la princesse des sauvageons ? s’enquit Shôren auprès de Val.

— Certains m’appellent ainsi, répondit Val. Ma sœur était l’épouse de Mance Rayder, le Roi au-delà du Mur. Elle est morte en lui donnant un fils.

— Je suis princesse, moi aussi, mais je n’ai jamais eu de sœur. J’ai eu un cousin, naguère, avant qu’il ne prenne la mer. Ce n’était qu’un bâtard, mais je l’aimais bien.

— Franchement, Shôren, intervint sa mère. Je suis sûre que le lord Commandant n’est pas venu entendre parler des incartades de Robert. Bariol, sois un gentil bouffon et conduis la princesse dans sa chambre. »

Les grelots sonnaillèrent sur le couvre-chef du fou. « Allons, allons, chantonna-t-il. Venez avec moi sous la mer, allons, allons, allons. » Il prit la petite princesse par une main et l’entraîna hors de la pièce, en sautillant.

« Votre Grâce, commença Jon, le chef du peuple libre a accepté mes conditions. »

La reine Selyse donna un infime hochement de tête. « Le vœu du seigneur mon époux a toujours été d’accorder sanctuaire à ces peuples sauvages. Tant qu’ils respectent la paix du roi, ils sont bienvenus en notre royaume. » Elle pinça les lèvres. « On me dit qu’ils ont d’autres géants avec eux. »

Ce fut Val qui répondit. « Presque deux cents, Votre Grâce. Et plus de quatre-vingts mammouths. »

La reine frémit. « Affreuses créatures. » Jon ne sut pas si elle parlait des mammouths ou des géants. « Quoique de tels animaux puissent être utiles au seigneur mon époux dans ses batailles.

— Il se peut, Votre Grâce, reprit Jon, mais les mammouths sont trop gros pour franchir notre porte.

— Ne peut-on élargir la porte ?

— Ce… ce ne serait pas sage, je pense. »

Selyse renifla. « Si vous le dites. Vous êtes sans doute versé en ces questions. Où avez-vous l’intention d’établir ces sauvageons ? Assurément, La Mole n’est point assez vaste pour contenir… combien sont-ils ?

— Quatre mille, Votre Grâce. Ils nous aideront à installer des garnisons dans nos châteaux abandonnés, afin de mieux défendre le Mur.

— On m’a laissé entendre que ces châteaux étaient des ruines. Des lieux sinistres, tristes et froids, à peine plus que des amoncellements de décombres. À Fort-Levant, on nous a parlé de rats et d’araignées. »

Le froid a dû tuer les araignées, désormais, songea Jon, et les rats fourniront une utile source de viande, quand l’hiver sera venu. « Tout cela est vrai, Votre Grâce… mais même des ruines offrent quelque abri. Et le Mur se dressera entre eux et les Autres.

— Je vois que vous avez considéré tout cela avec soin, lord Snow. Je suis convaincue que le roi Stannis sera satisfait lorsqu’il rentrera triomphant de sa bataille. »

En supposant qu’il rentre.

« Bien entendu, poursuivit la reine, les sauvageons doivent commencer par reconnaître Stannis comme leur roi et R’hllor comme leur dieu. »

Et nous y voilà, face à face dans le goulet d’étranglement. « Votre Grâce, pardonnez-moi. Tels ne sont pas les termes de notre accord. »

Le visage de la reine se durcit. « Une sérieuse négligence. » Les vagues traces de chaleur qu’avait contenues sa voix s’évanouirent sur-le-champ.

« Le peuple libre ne s’agenouille pas, lui exposa Val.

— Alors on l’agenouillera, déclara la reine.

— Faites cela, Votre Grâce, et nous nous soulèverons de nouveau à la première occasion, promit Val. Et nous prendrons les armes. »

Les lèvres de la reine se pincèrent, et son menton fut pris d’un léger frémissement. « Vous êtes insolente. Je suppose qu’on ne peut pas s’attendre à autre chose, de la part d’une sauvageonne. Nous devrons vous trouver un époux qui vous enseignera la courtoisie. » La reine tourna ses regards vers Jon. « Je n’approuve pas, lord Commandant. Et le seigneur mon époux ne le fera pas non plus. Je ne puis vous retenir d’ouvrir votre porte, nous le savons fort bien tous les deux. Mais je vous promets que vous en répondrez quand le roi reviendra de la bataille. Peut-être souhaiterez-vous y réfléchir à deux fois.

— Votre Grâce. » Jon mit de nouveau un genou en terre. Cette fois-ci, Val ne suivit pas son exemple. « Je regrette que mes actes vous aient déplu. J’ai agi selon ce que j’estimais être le mieux. Ai-je votre autorisation de me retirer ?

— Vous l’avez. Sans délai. »

Une fois au-dehors, et hors de portée des hommes de la reine, Val laissa éclater son courroux. « Vous m’avez menti sur sa barbe. Cette femme a plus de poil au menton que je n’en ai entre les cuisses. Et la fille… son visage…

— La léprose.

— Nous appelons ça la mort grise.

— Elle n’est pas toujours mortelle, chez les enfants.

— Au nord du Mur, si. La ciguë est un remède sûr, mais un oreiller ou une lame opère aussi bien. Si j’avais donné naissance à cette pauvre enfant, je lui aurais accordé le don de miséricorde depuis longtemps. »

C’était une Val que Jon n’avait encore jamais vue. « La princesse Shôren est la fille unique de la reine.

— Je les plains toutes deux. L’enfant n’est pas saine.

— Si Stannis remporte sa guerre, Shôren deviendra l’héritière du trône de Fer.

— Alors, je plains vos Sept Couronnes.

— Les mestres disent que la léprose n’est pas…

— Que les mestres croient ce qu’ils veulent. Demandez à une sorcière des bois, si vous voulez la vérité. La mort grise sommeille, mais ce n’est que pour se réveiller. Cette enfant n’est pas saine !

— C’est une jeune fille qui semble gentille. Vous ne pouvez pas savoir…

— Si. Vous n’y connaissez rien, Jon Snow. » Val le saisit par le bras. « Je veux qu’on sorte le monstre d’ici. Lui, et ses nourrices. On ne peut pas les laisser dans la même tour que la morte. »

Jon dégagea sa main d’une secousse. « Elle n’est pas morte.

— Si. Sa mère ne le voit pas. Vous non plus, apparemment. Cependant, la mort est là. » Elle s’éloigna de lui, s’arrêta, se retourna. « Je vous ai amené Tormund Fléau-d’Ogres. Amenez-moi mon monstre.

— Si je le peux, je le ferai.

— Faites-le. Vous avez une dette envers moi, Jon Snow. »

Jon la regarda s’éloigner à grands pas. Elle se trompe. Il faut qu’elle se trompe. La léprose n’est pas aussi mortelle qu’elle le prétend, pas chez les enfants.

Fantôme avait à nouveau disparu. Le soleil était bas à l’ouest. Un gobelet de vin épicé me ferait du bien, en ce moment précis. Et deux, encore davantage. Mais cela devrait attendre. Il avait des adversaires à affronter. Des adversaires de la pire sorte : des frères.

Il trouva Cuirs qui patientait près de la cage à poulie. Tous deux montèrent ensemble. Plus ils s’élevaient et plus le vent forcissait. À cinquante pieds de hauteur, la lourde cage se mit à tanguer à chaque rafale. De temps en temps elle raclait contre le Mur, déclenchant de petites averses cristallines de glace qui scintillaient au soleil dans leur chute. Ils dépassèrent les plus hautes tours du château. À quatre cents pieds de hauteur, le vent avait des crocs, et il tirait sur sa cape noire, si bien qu’elle claquait bruyamment contre les barreaux de fer. À sept cents, il transperçait Jon tout net. Le Mur m’appartient, se remémora Jon, tandis que les hommes se balançaient dans la cage, pour deux jours encore, au moins.

Jon sauta sur la glace, remercia les hommes qui actionnaient la poulie et adressa un signe de tête aux piquiers en faction. Tous deux portaient des cagoules en laine enfoncée sur leur tête, si bien qu’on ne pouvait rien voir de leur visage, sinon leurs yeux, mais Jon reconnut Ty à la tresse brouillonne de noirs cheveux graisseux qui lui tombait dans le dos, et Owen à la saucisse qu’il avait enfoncée dans le fourreau à sa hanche. Il les aurait reconnus, de toutes façons, rien qu’à leur posture. Un bon seigneur doit connaître ses hommes. Son père avait un jour déclaré cela devant Robb et lui, à Winterfell.

Jon s’avança jusqu’au bord du Mur et baissa le regard vers la zone de bataille où avait péri l’ost de Mance Rayder. Il se demanda où était Mance, à cette heure. T’a-t-il jamais retrouvée, petite sœur ? Ou n’étais-tu qu’une ruse dont il a usé pour que je le relâche ?

Voilà si longtemps qu’il n’avait plus vu Arya. À quoi ressemblait-elle, à présent ? La reconnaîtrait-il, seulement ? Arya sous-mes-pieds. Elle avait tout le temps le visage sale. Aurait-elle encore cette petite épée qu’il avait demandé à Mikken de forger à son intention ? Frappe avec le bout pointu, lui avait-il dit. Sages paroles pour sa nuit de noces, si la moitié de ce qu’il avait entendu dire sur Ramsay Snow était véridique. Ramène-la à la maison, Mance. J’ai sauvé ton fils de Mélisandre et je vais maintenant sauver quatre mille personnes de ton peuple libre. Cette unique petite fille, tu me la dois.

Dans la forêt hantée au nord, les ombres de l’après-midi se faufilaient entre les arbres. Le ciel à l’occident était un embrasement rouge, mais à l’est pointaient les premières étoiles. Jon Snow plia les doigts de sa main d’épée, se remémorant tout ce qu’il avait perdu. Sam, bon gros couillon, tu m’as joué un tour bien cruel en me faisant lord Commandant. Un lord Commandant n’a pas d’amis.

« Lord Snow ? intervint Cuirs. La cage monte.

— Je l’entends. » Jon s’écarta du bord.

Les premiers à accomplir l’ascension furent les chefs de clan Flint et Norroit, vêtus de fourrures et de fer. Le Norroit ressemblait à un vieux goupil – ridé et menu de carrure, mais vif et l’œil rusé. Torghen Flint avait une demi-tête de moins mais devait peser le double – un homme rogue et trapu aux mains aussi massives que des jambons, noueuses, avec des articulations rougies, qui s’appuyait lourdement sur une canne en prunellier, tandis qu’il avançait sur la glace en clopinant. Puis vint Bowen Marsh, emmitouflé dans une peau d’ours. Ensuite, Othell Yarwyck. Enfin le septon Cellador, dans une semi-ébriété.

« Marchons ensemble », leur proposa Jon. Ils suivirent le Mur vers l’ouest, empruntant des passages semés de gravier en direction du soleil couchant. Une fois qu’ils se furent éloignés de cinquante pas de la guérite de réchauffage, Jon déclara : « Vous savez pourquoi je vous ai convoqués. Dans trois jours, la porte s’ouvrira, pour permettre à Tormund et à son peuple de franchir le Mur. Nous avons beaucoup à faire, en préparation. »

Un silence accueillit son annonce. Puis Othell Yarwyck objecta : « Lord Commandant, il y a des milliers de

— … de sauvageons efflanqués, épuisés, affamés, loin de chez eux. » Jon indiqua du doigt les lueurs de leurs feux de camp. « Les voilà. Quatre mille, selon Tormund.

— J’en compte trois mille, d’après leurs feux. » Pour Bowen Marsh, compter et mesurer était une raison d’exister. « Plus de deux fois autant à Durlieu avec la sorcière des bois, nous dit-on. Et ser Denys évoque dans ses messages de grands camps dans les montagnes, au-delà de la tour Ombreuse… »

Jon ne le nia pas. « Tormund affirme que le Chassieux a l’intention de retraverser le pont des Crânes. »

La Vieille Pomme Granate effleura sa cicatrice. Il l’avait reçue en défendant le pont à la dernière tentative du Chassieux pour s’ouvrir un chemin à travers les Gorges. « Le lord Commandant n’a sûrement pas l’intention de permettre à ce… ce démon de passer, lui aussi ?

— Pas de grand cœur. » Jon n’avait pas oublié les têtes que lui avait laissées le Chassieux, avec des cavités sanglantes où s’étaient trouvés leurs yeux. Jack Bulwer le Noir, Hal le Velu, Garth Plumegrise. Je ne peux les venger, mais je n’oublierai pas leurs noms. « Mais pourtant si, messire, lui aussi. Nous ne pouvons faire un choix au sein du peuple libre, en décidant que celui-ci passera, et point celui-là. La paix doit signifier la paix pour tous. »

Le Norroit se racla la gorge et cracha par terre. « Autant faire la paix avec les loups et les corneilles qui s’nourrissent de carognes.

— La paix règne, dans mes cachots, bougonna le Vieux Flint. Donnez-moi le Chassieux.

— Combien de patrouilleurs le Chassieux a-t-il tués ? interrogea Othell Yarwyck. Combien de femmes a-t-il violées, tuées ou capturées ?

— Trois d’ ma lignée, déclara le Vieux Flint. Et celles qu’y prend pas, il leur crève les yeux.

— Quand un homme revêt le noir, ses crimes sont pardonnés, leur rappela Jon. Si nous voulons voir le peuple libre se battre à nos côtés, nous devons pardonner leurs crimes passés comme nous le ferions des nôtres.

— Jamais le Chassieux dira les vœux, insista Yarwyck. Il prendra pas le noir. Même les autres razzieurs ont pas confiance en lui.

— Il n’est pas utile d’avoir confiance en un homme pour se servir de lui. » Sinon, comment pourrais-je vous utiliser tous ? « Nous avons besoin du Chassieux, et d’autres comme lui. Qui mieux qu’un sauvageon connaît les étendues sauvages ? Qui mieux qu’un homme qui les a combattus connaît nos ennemis ?

— Tout ce que connaît le Chassieux, c’est le viol et le meurtre, contra Yarwyck.

— Une fois le Mur franchi, les sauvageons seront trois fois plus nombreux que nous, fit observer Bowen Marsh. Et cela, en ne comptant que la bande de Tormund. Ajoutez-y les hommes du Chassieux et ceux de Durlieu, et ils auront assez de forces pour en finir avec la Garde en une seule nuit.

— Le nombre ne suffit pas à remporter une guerre. Vous ne les avez pas vus. La moitié d’entre eux sont morts sur pied.

— Je les préférerais encore morts sous terre, déclara Yarwyck. Ne vous en déplaise, messire.

— Il m’en déplaît. » La voix de Jon était aussi froide que le vent qui faisait claquer leurs capes. « Il y a des enfants, dans ce camp, par centaines, par milliers. Des femmes, aussi.

— Des piqueuses.

— Quelques-unes. Ainsi que des mères, des grand-mères, des veuves et des pucelles… et vous les condamneriez toutes à périr, messire ?

— Des frères ne devraient point se disputer, intervint le septon Cellador. Agenouillons-nous et prions l’Aïeule d’éclairer notre voie vers la sagesse.

— Lord Snow, annonça le Norroit, où vous avez l’intention de loger vos sauvageons ? Pas sur mes terres, j’espère ?

— Certes, renchérit le Vieux Flint. Si vous les voulez installer sur le Don, c’t une folie qui regarde que vous, mais veillez à ce qu’ils s’égarent pas, sinon j’ vous renverrai leurs têtes. L’hiver est proche, j’ veux pas d’autres bouches à nourrir.

— Les sauvageons demeureront sur le Mur, assura Jon. La plupart seront logés dans un des châteaux abandonnés. » La garde avait désormais des garnisons installées à Glacière, Longtertre, Sablé, Griposte et Noirlac, toutes sérieusement en sous-effectif, mais dix châteaux restaient encore vides, à l’abandon. « Des hommes avec femmes et enfants, tous les orphelins, filles et garçons, en dessous de dix ans, les vieilles, les mères veuves, toutes les femmes qui ne souhaitent pas combattre. Nous enverrons les piqueuses rejoindre leurs sœurs à Longtertre, et les hommes non mariés dans les autres forts que nous avons rouverts. Ceux qui prendront le noir s’établiront ici ou seront postés à Fort-Levant, ou à Tour Ombreuse. Tormund s’établira à Chêne Égide, afin qu’on puisse le conserver à portée de main. »

Bowen Marsh poussa un soupir. « Si leurs épées ne nous tuent pas, leurs bouches le feront. De grâce, comment le lord Commandant se propose-t-il de nourrir Tormund et ses multitudes ? »

Jon avait anticipé la question. « Par Fort-Levant. Nous ferons venir la nourriture par navires, autant qu’il sera nécessaire. De Conflans, des terres de l’Orage et du Val d’Arryn, de Dorne et du Bief, de l’autre côté du détroit, des Cités libres.

— Et tous ces vivres seront payés… comment, si je puis poser la question ? »

Avec l’or de la Banque de Fer de Braavos, aurait pu rétorquer Jon. Mais il annonça : « J’ai accepté que le peuple libre conserve ses fourrures et ses peaux. Ils en auront besoin pour se tenir chaud quand viendra l’hiver. Ils devront céder toute autre richesse. L’or et l’argent, l’ambre, les pierres précieuses, les sculptures, tout ce qui a de la valeur. Nous l’expédierons de l’autre côté du détroit pour le vendre dans les Cités libres.

— Toute la fortune des sauvageons, commenta le Norroit. Voilà qui devrait vous payer un boisseau d’orge. Deux, peut-être.

— Lord Commandant, pourquoi ne pas leur demander de céder leurs armes, également ? » s’enquit Clydas.

En entendant sa question, Cuirs se mit à rire. « Vous voulez que le peuple libre se batte à vos côtés contre l’ennemi commun. Et comment, sans armes ? Voudriez-vous nous voir cribler les spectres de boules de neige ? Ou allez-vous nous donner des bâtons, pour les frapper avec ? »

Les armes que possèdent la plupart des sauvageons ne valent guère mieux que des bâtons, se dit Jon. Des gourdins de bois, des haches en pierre, des casse-tête, des piques à la pointe durcie au feu, des couteaux d’os, de silex et de verredragon, des boucliers d’osier, des armures d’os ou de cuir bouilli. Les Thenns forgeaient le bronze, et des razzieurs comme le Chassieux arboraient des épées d’acier ou de fer, volées sur des cadavres… Mais même celles-là étaient souvent d’une grande ancienneté, émoussées par des années d’emploi soutenu et piquetées de rouille.

« Jamais Tormund Fléau-d’Ogres n’acceptera de désarmer son peuple, répliqua Jon. Sans être le Chassieux, il n’est point poltron, non plus. Si j’avais exigé cela de lui, le sang aurait coulé. »

Le Norroit tripota sa barbe. « Vous pouvez installer vos sauvageons dans les forts en ruine, lord Snow, mais comment les contraindrez-vous à y rester ? Qu’est-ce qui les retiendra de partir au sud, vers des terres plus agréables et plus chaudes ?

— Les nôtres, précisa le Vieux Flint.

— Tormund m’a donné sa parole. Il servira jusqu’au printemps à nos côtés. Le Chassieux et leurs autres capitaines prêteront le même serment, sinon nous ne les laisserons pas passer. »

Le Vieux Flint secoua la tête. « Ils nous trahiront.

— La parole du Chassieux vaut rien, expliqua Othell Yarwyck.

— Ce sont des sauvages sans dieux, affirma le septon Cellador. Même dans le Sud, la fourberie des sauvageons est réputée. »

Cuirs croisa les bras. « La bataille, là, en bas ? J’étais de l’autre côté, vous vous souvenez ? À présent, je porte le noir comme vous, et j’apprends à vos gamins à tuer. Y en a qui pourraient me traiter de tourne-casaque. Ça se peut… mais je suis pas plus sauvage que vous autres, les corbacs ! On a des dieux, nous aussi. Les mêmes que ceux qu’on respecte à Winterfell.

— Les dieux du Nord, et avant même qu’on ait élevé ce Mur, compléta Jon. Voilà sur quels dieux Tormund a juré. Il tiendra parole. Je le connais, comme je connaissais Mance Rayder. J’ai marché un temps à leurs côtés, vous vous rappelez sans doute.

— J’avais pas oublié », commenta le lord Intendant.

Non, songea Jon. De ta part, le contraire m’aurait étonné.

« Mance Rayder a prêté serment, lui aussi, continua Marsh. Il a juré de pas porter de couronne, de pas prendre femme, de pas engendrer. Et puis il a retourné sa casaque et fait tout cela, et il a mené un ost terrible contre le royaume. Ce sont les vestiges de cet ost qui attendent, au-delà du Mur.

— Les vestiges brisés.

— On peut reforger une épée brisée. On peut tuer, avec une épée brisée.

— Le peuple libre n’a ni lois, ni lords, dit Jon, mais ils aiment leurs enfants. Voulez-vous bien reconnaître cela, au moins ?

— C’est pas leurs enfants qui nous importent. Nous redoutons les pères, pas les fils.

— Moi aussi. Aussi ai-je insisté pour avoir des otages. » Je ne suis pas l’idiot confiant pour lequel tu me prends… Pas plus que je ne suis à moitié sauvageon, quoi que tu puisses en penser. « Cent garçons, entre les âges de huit et seize ans. Un fils de chacun de leurs chefs et capitaines, le reste choisi par tirage au sort. Les garçons aideront comme pages et écuyers, libérant nos propres hommes pour d’autres tâches. Certains pourront choisir de prendre le noir, un jour. On a vu plus étrange. Le reste nous servira d’otages pour assurer la loyauté de leurs géniteurs. »

Les Nordiens se dévisagèrent. « Des otages, répéta le Norroit sur un ton songeur. Tormund a accepté ça ? »

C’était cela ou regarder mourir son peuple. « Il a nommé cela mon prix du sang, répondit Jon Snow, mais il paiera.

— Certes, et pourquoi pas ? » Le Vieux Flint tapa de sa canne contre la glace. « Des pupilles, on a toujours appelé ça, quand Winterfell exigeait de nous des garçons, mais c’étaient des otages et ils s’en portaient pas plus mal.

— Sauf ceux dont les pères déplaisaient aux rois d’ l’Hiver, fit le Norroit. Ceux-là, y rentraient chez eux raccourcis d’une tête. Alors, dis-moi, mon garçon… si tes amis sauvageons se montrent traîtres, t’auras le cran de faire ce qu’y faudra ? »

Demande à Janos Slynt. « Tormund Fléau-d’Ogres sait qu’il vaut mieux ne pas me mettre au défi. Je peux vous sembler un gamin encore vert, lord Norroit, mais je demeure un fils d’Eddard Stark. »

Et pourtant, même cela ne parut pas apaiser son lord Intendant. « Vous dites que ces garçons serviront comme écuyers. Le lord Commandant ne sous-entend quand même pas qu’on les formera au maniement des armes ? »

La colère de Jon éclata. « Non, messire, j’entends par là qu’on leur apprendra à coudre des dessous en dentelle. Bien sûr, qu’on les formera au maniement des armes ! Et de même, ils baratteront le beurre, couperont du bois de chauffage, nettoieront les écuries, videront les pots de chambre et porteront des messages… et, entre-temps, on les exercera à manier une pique, une épée et un arc. »

Marsh vira à une nuance plus sombre de rouge. « Le lord Commandant devra excuser mon franc-parler, mais je n’ai aucune façon plus modérée de dire ceci. Huit mille ans durant, les hommes de la Garde de Nuit se sont tenus sur le Mur et ont combattu ces sauvageons. Et maintenant, vous avez l’intention de les laisser passer, de les abriter dans nos châteaux, de les nourrir, de les vêtir et de leur apprendre à se battre. Lord Snow, dois-je vous le rappeler ? Vous avez prononcé un serment.

— Je sais ce que j’ai juré. » Jon récita les paroles. « Je suis l’épée dans les Ténèbres. Je suis le veilleur aux remparts. Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs, le bouclier protecteur des Royaumes humains. Étaient-ce ces mêmes paroles que vous avez prononcées quand vous avez vous-même prêté serment ?

— En effet. Comme le lord Commandant le sait bien.

— Êtes-vous certain que je n’en ai pas oublié ? Celles qui parlent du roi et de ses lois, et de la façon dont nous devons défendre chaque pied de cette terre et nous accrocher à chaque château en ruine ? Que dit-elle, précisément ? » Jon attendit une réponse. Il n’en vint aucune. « Je suis le bouclier protecteur des Royaumes humains. Voilà les termes. Alors, dites-moi, messire – que sont ces sauvageons, sinon des hommes ? »

Bowen Marsh ouvrit la bouche. Aucun mot n’en sortit. Une rougeur monta sur son cou.

Jon Snow se détourna. La dernière clarté du soleil commençait à s’effacer. Il regarda les crevasses sur le Mur virer du rouge au gris, puis au noir, de bandeaux ardents à des flots de glace noire. En contrebas, lady Mélisandre devait allumer son feu nocturne et entonner : Maître de la lumière, défends-nous, car la nuit est sombre et pleine de terreurs.

« L’hiver vient, dit enfin Jon, brisant le pesant silence, et avec lui viennent les marcheurs blancs. C’est au Mur que nous les arrêterons. Le Mur a été construit pour les arrêter… Mais il faut des gardes sur le Mur. La discussion est close. Nous avons beaucoup à faire avant que la porte ne s’ouvre. Il faudra nourrir, habiller et loger Tormund et son peuple. Certains d’entre eux sont malades et auront besoin de soins. Cela vous échoira, Clydas. Sauvez-en autant que vous le pourrez. »

Clydas cligna ses yeux roses et troubles. « Je ferai de mon mieux, Jon. Messire, je veux dire.

— Nous aurons besoin de préparer tous les chariots et les carrioles pour transporter le peuple libre jusqu’à leurs nouveaux logis. Othell, vous y veillerez. »

Yarwyck fit une grimace. « Bien, lord Commandant.

— Lord Bowen, vous percevrez le péage. L’or et l’argent, l’ambre, les torques, les bracelets et les colliers. Triez tout cela, comptez-le, veillez à ce que cela parvienne en toute sécurité à Fort-Levant.

— Oui, lord Snow », dit Bowen Marsh.

Et Jon se souvint : « De la glace, a-t-elle dit, et des dagues dans le noir. Du sang gelé, rouge et dur, et l’acier nu. » Il fit jouer sa main d’épée. Le vent se levait.

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