Theon

Le jour surgit exactement comme l’avait fait Stannis : sans qu’on l’eût vu venir.

Winterfell était réveillé depuis des heures, ses chemins de ronde et ses tours grouillant d’hommes vêtus de laine, de maille et de cuir, qui attendaient une attaque qui jamais ne vint. Le temps que le ciel commençât à s’éclaircir, le battement des tambours s’était effacé, bien que des trompes de guerre sonnassent trois fois encore, chaque fois un peu plus près. Et toujours la neige tombait.

« La tempête va cesser aujourd’hui, insistait bruyamment un des palefreniers survivants. Allons, quoi ! On n’est même pas encore en hiver ! » Theon aurait ri, s’il avait osé. Il se souvenait des contes de la vieille nourrice, des blizzards qui faisaient rage quarante jours et quarante nuits, un an, ou dix… des tourmentes qui engloutissaient châteaux, villes et royaumes entiers sous une centaine de pieds de neige.

Assis au fond de la grande salle, non loin des chevaux, il observait Abel, Aveline et une lavandière aux cheveux bruns, vive et menue, nommée Escurel, s’attaquer à de larges tranches de pain bis rassis, frit dans la graisse de bacon. Pour sa part, Theon déjeuna d’une chope de bière brune, fumeuse de levure et assez épaisse pour étouffer son monde. Encore quelques chopes, et peut-être le plan d’Abel ne semblerait-il plus aussi insensé.

Roose Bolton entra, bâillant, les yeux pâles, accompagné de sa grassouillette épouse enceinte, Walda la Grosse. Plusieurs lords et capitaines l’avaient précédé, parmi lesquels Pestagaupes Omble, Aenys Frey et Roger Ryswell. Plus loin au long de la table siégeait Wyman Manderly, dévorant saucisses et œufs pochés, tandis qu’à côté de lui le vieux lord Locke enfournait des cuillerées de gruau dans sa bouche édentée.

Lord Ramsay ne tarda pas à apparaître à son tour, bouclant son baudrier tandis qu’il se dirigeait vers le haut bout de la salle. Il est d’humeur massacrante ce matin. Theon savait le discerner. Les tambours l’ont tenu éveillé toute la nuit, supposa-t-il, ou quelqu’un l’a irrité. Un mot de travers, un regard inconsidéré, un rire à contretemps, tout cela pouvait soulever l’ire de Sa Seigneurie et coûter à quelqu’un une lanière de peau. De grâce, m’sire, ne regardez pas par ici. Il suffirait à Ramsay d’un coup d’œil pour tout comprendre. Il le lira sur mon visage. Il saura. Il sait toujours tout.

Theon se tourna vers Abel. « Ça ne marchera jamais. » Il gardait la voix si basse que même les chevaux n’auraient pu surprendre ses paroles. « Nous serons pris avant que de quitter le château. Même si nous nous échappons, lord Ramsay nous traquera, lui, Ben-les-Os et les filles.

— Lord Stannis se trouve devant les murs, et pas loin, à en juger par le raffut. Il nous suffit simplement de parvenir jusqu’à lui. » Les doigts d’Abel dansaient sur les cordes de son luth. Le chanteur avait la barbe brune, bien que ses cheveux eussent largement viré au gris. « Si le Bâtard se lance à nos trousses, il pourrait vivre assez longtemps pour le regretter. »

Dis-toi ça, pensa Theon. Crois-y. Répète-toi que c’est vrai. « Ramsay usera de tes femmes comme de proies, expliqua-t-il au chanteur. Il les chassera à courre, les violera et donnera leurs cadavres à dévorer à ses dogues. Si leur traque lui procure du plaisir, il pourrait gratifier de leurs noms sa prochaine portée de chiennes. Toi, il t’écorchera. Lui, l’Écorcheur et Damon Danse-pour-moi, ils s’en feront un jeu. Tu les supplieras de te tuer. » Il saisit le bras du chanteur avec une main mutilée. « Tu as juré que tu ne me laisserais pas retomber entre ses griffes. J’ai ta parole sur ce point. » Il avait besoin de l’entendre encore.

« La parole d’Abel, assura Escurel. Forte comme le chêne. » Abel pour sa part se borna à hausser les épaules. « Quoi qu’il arrive, mon prince. »

Sur l’estrade, Ramsay se disputait avec son père. Ils étaient trop éloignés pour que Theon distinguât leurs paroles, mais la peur sur le visage rond et rose de Walda la Grosse était éloquente. Il entendit toutefois Wyman Manderly réclamer un supplément de saucisses et Roger Ryswell rire à quelque saillie d’Harbois Stout, le manchot.

Theon se demanda s’il verrait jamais les demeures liquides du dieu Noyé, ou si son fantôme s’attarderait ici, à Winterfell. Mort, c’est mort. Plutôt mort que Schlingue. Si le plan d’Abel échouait, Ramsay rendrait leur agonie longue et pénible. Il m’écorchera de pied en cap cette fois-ci, et nulle mesure de supplication ne mettra un terme aux tourments. Aucune douleur qu’avait jamais ressentie Theon n’approchait de celle que l’Écorcheur savait conjurer avec un petit couteau à dépecer. Abel apprendrait vite la leçon. Et pour quoi ? Jeyne, son nom est Jeyne, et elle n’a pas des yeux de la bonne couleur. Un baladin tenant un rôle. Lord Bolton le sait, et Ramsay, mais les autres sont aveugles, même ce foutu barde avec ses sourires madrés. La plaisanterie se joue à tes dépens, Abel, aux tiens et à ceux de tes putains assassines. Vous allez crever pour une fille qui n’est pas la bonne.

Il était passé à un cheveu de leur avouer la vérité, lorsque Aveline l’avait livré à Abel dans les ruines de la tour Brûlée, mais au tout dernier instant il avait tenu sa langue. Le chanteur semblait résolu à fuir avec la fille d’Eddard Stark. S’il savait que l’épouse de lord Ramsay n’était qu’une simple gamine d’intendant, eh bien…

Les portes de la grande salle s’ouvrirent avec fracas.

Un vent glacial entra en tourbillons, et un nuage de cristaux de givre scintilla, bleu-blanc dans l’air. En son sein avança d’un pas résolu ser Hosteen Frey, gansé de neige jusqu’à la taille, un corps dans ses bras. Tout au long des bancs, les hommes posèrent coupes et cuillères pour contempler bouche bée l’affreux spectacle. Le silence se fit dans la salle.

Encore un meurtre.

De la neige se détacha de la cape de ser Hosteen alors qu’il marchait vers le haut bout de la table, ses pas résonnant sur le parquet. Une douzaine de chevaliers et d’hommes d’armes de Frey entrèrent à sa suite. Theon reconnut l’un d’entre eux, un gamin – Grand Walder, le plus petit, avec son visage de renard et sa maigreur de brindille. Son torse, ses bras et sa cape étaient éclaboussés de sang.

L’odeur fit hennir les chevaux. Des chiens émergèrent de sous les tables, en flairant l’air. Des hommes se levèrent de leur banc. Le corps dans les bras de ser Hosteen scintillait à la lueur des flambeaux, tout enarmuré d’un givre rosé. Le froid à l’extérieur lui avait gelé le sang.

« Le fils de mon frère Merrett. » Hosteen Frey déposa le cadavre sur le sol devant l’estrade. « Saigné comme un pourceau et enfoncé sous une congère. Un enfant. »

Petit Walder, se dit Theon. Le plus grand. Il jeta un coup d’œil vers Aveline. Elles sont six, se remémora-t-il. N’importe laquelle d’entre elles aurait pu faire ça. Mais la lavandière perçut son regard. « C’est pas notre ouvrage, affirma-t-elle.

— Tais-toi », lui intima Abel.

Lord Ramsay descendit de l’estrade jusqu’à l’enfant mort. Son père se leva avec plus de lenteur, les yeux pâles, le visage de marbre, solennel. « C’est un forfait ignoble. » Pour une fois, Roose Bolton s’exprimait assez haut pour que sa voix portât. « Où a-t-on découvert le corps ?

— Sous le donjon en ruine, messire, expliqua Grand Walder. Çui qu’a les vieilles gargouilles. » Les gants du garçon étaient nappés du sang de son cousin. « Je lui ai dit de pas sortir seul, mais il a répondu qu’il devait retrouver un homme qui lui devait de l’argent.

— Quel homme ? demanda Ramsay. Qu’on me donne son nom. Indique-le-moi, petit, et je t’offre une cape de sa peau.

— Il n’en a rien dit, messire. Uniquement qu’il avait gagné la somme aux dés. » Le jeune Frey hésita. « C’étaient des hommes de Blancport qui lui apprenaient à jouer aux dés. Je ne saurais dire lesquels, mais c’étaient eux.

— Messire, tonna Hosteen Frey. Nous connaissons l’homme qui a fait ceci. Qui a tué cet enfant, et tous les autres. Oh, pas de ses propres mains, non. Il est trop suiffeux, trop pleutre pour tuer lui-même. Mais sur son ordre. » Il se retourna vers Wyman Manderly. « Le niez-vous ? »

Le sire de Blancport sectionna une saucisse en deux d’un coup de dents. « Je le confesse… » Avec la manche, il essuya la graisse sur ses babines. « Je le confesse, je ne sais pas grand-chose sur ce pauvre garçon. L’écuyer de lord Ramsay, non ? Quel âge avait l’enfant ?

— Neuf ans, à son dernier anniversaire.

— Si jeune, prononça Wyman Manderly. Mais peut-être est-ce au fond une bénédiction. S’il avait vécu, en grandissant il serait devenu un Frey. »

Ser Hosteen percuta du pied le plateau de la table, le propulsant sur ses tréteaux jusque contre la bedaine boursouflée de lord Wyman. Coupes et plats volèrent, les saucisses s’éparpillèrent à la ronde, et une douzaine d’hommes de Manderly se levèrent en sacrant. Certains se saisirent de couteaux, de vaisselle, de carafes, de tout ce qui pouvait servir d’arme.

Ser Hosteen Frey arracha sa longue épée à son fourreau et bondit en direction de Wyman Manderly. Le sire de Blancport essaya de s’écarter dans un sursaut, mais le plateau de la table le clouait à son siège. La lame tailla trois des replis de son quadruple menton avec une gerbe de sang rouge vif. Lady Walda poussa un cri et saisit le bras du seigneur son époux. « Arrêtez, s’écria Roose Bolton. Arrêtez, vous êtes fous. » Ses propres hommes se ruèrent en avant tandis que les Manderly sautaient par-dessus les bancs pour s’en prendre aux Frey. L’un d’eux se jeta avec un poignard sur ser Hosteen, mais le grand chevalier pivota et lui trancha le bras à l’épaule. Lord Wyman se remit debout avec effort, pour s’écrouler aussitôt. Le vieux lord Locke réclama à grands cris un mestre, tandis que Manderly se convulsait sur le sol comme un morse assommé, dans une mare de sang qui allait grandissant. Autour de lui, les dogues se disputaient les saucisses.

Il fallut une quarantaine des piquiers de Fort-Terreur pour séparer les combattants et mettre un terme au carnage. Sur le sol gisaient déjà, morts, six hommes de Blancport et deux Frey. Une douzaine d’autres étaient blessés et un des gars du Bâtard, Luton, agonisait à grand bruit, réclamant sa mère en tentant de renfourner une poignée d’entrailles visqueuses par une blessure béante à son ventre. Lord Ramsay le réduisit au silence, arrachant une pique à l’un des hommes de Jarret d’Acier pour la ficher dans la poitrine de Luton. Et tout du long, les poutres continuaient à résonner de cris, de prières et de jurons, des hennissements des chevaux terrifiés et des grondements des chiennes de Ramsay. Walton Jarret d’Acier dut cogner une dizaine de fois du bout de sa pique contre le sol avant que la salle s’apaisât suffisamment pour qu’on entendît Roose Bolton.

« Je vois que vous avez tous soif de sang », déclara le sire de Fort-Terreur. Mestre Rhodry se tenait à côté de lui, un corbeau sur son bras. À la clarté des flambeaux, le plumage noir de l’oiseau brillait comme de l’huile de charbon. Trempé, comprit Theon. Et dans la main de Sa Seigneurie, un parchemin. Il doit être mouillé aussi. Noires ailes, noires nouvelles. « Plutôt que d’user de vos épées les uns contre les autres, vous devriez les essayer contre lord Stannis. » Lord Bolton déroula le parchemin. « Son ost se trouve à moins de trois journées d’ici à cheval, prisonnier des neiges et mourant de faim et, pour ma part, je suis las d’attendre son bon plaisir. Ser Hosteen, rassemblez vos chevaliers et vos hommes d’armes aux portes principales. Puisque vous bouillez tant d’impatience à vous battre, vous porterez notre premier coup. Lord Wyman, réunissez vos hommes de Blancport près de la porte est. Ils effectueront eux aussi une sortie. »

L’épée d’Hosteen Frey était rougie presque jusqu’à la garde. Des éclaboussures de sang lui piquetaient les joues comme des taches de rousseur. Il abaissa sa lame et répliqua : « À vos ordres, messire. Mais une fois que je vous aurai livré le chef de Stannis Baratheon, j’ai bien l’intention de finir de trancher celui de lord La Graisse. »

Quatre chevaliers de Blancport avaient formé un cercle autour de lord Wyman, tandis que mestre Medrick s’activait sur lui afin d’étancher le flot de sang. « Il vous faudra nous passer sur le corps d’abord, ser », déclara le plus âgé d’entre eux, un ancien au visage dur, blanchi sous le harnois, dont le surcot maculé de sang arborait trois sirènes d’argent sur un champ violet.

« Volontiers. Un par un ou tous à la fois, peu me chaut.

Assez », rugit lord Ramsay, en brandissant sa pique ensanglantée. « Encore une menace, et je vous embroche tous moi-même. Le seigneur mon père a parlé ! Réservez votre courroux pour Stannis le prétendant. »

Roose Bolton hocha la tête avec approbation. « Il dit juste. Vous aurez assez de temps pour vous battre entre vous une fois que nous en aurons fini avec Stannis. » Il tourna la tête, ses pâles yeux froids fouillant la salle jusqu’à trouver Abel le barde, auprès de Theon. « Barde, appela-t-il, viens nous donner quelque air apaisant. »

Abel s’inclina. « Comme il plaira à Votre Seigneurie. » Luth à la main, il avança d’une démarche guillerette jusqu’à l’estrade, enjambant avec souplesse un cadavre ou deux, pour s’asseoir en tailleur au haut bout de la table. Au moment où il commença à jouer – une triste et douce mélodie que Theon Greyjoy ne reconnut pas – ser Hosteen, ser Aenys et leurs congénères Frey tournèrent les talons pour mener leurs chevaux hors de la salle.

Aveline saisit Theon par le bras. « Le bain. Il faut que ce soit maintenant. »

Il s’arracha à sa poigne. « De jour ? On va nous voir.

— La neige nous dissimulera. Tu es sourd ? Bolton dépêche ses épées. Nous devons rejoindre le roi Stannis avant eux.

— Mais… Abel…

— Abel saura s’occuper de lui-même », marmonna Escurel.

C’est de la folie. Insensé, absurde, perdu d’avance. Theon vida le fond de sa bière et se leva à contrecœur. « Va trouver tes sœurs. Il faut beaucoup d’eau pour remplir la baignoire de Madame. »

Escurel s’enfuit, de son pas toujours léger. Aveline escorta Theon hors de la salle. Depuis qu’elle et ses sœurs l’avaient découvert dans le bois sacré, une d’entre elles était attachée en permanence à ses pas, sans jamais le quitter des yeux. Elles n’avaient aucune confiance en lui. Et pourquoi en auraient-elles ? Schlingue j’étais, et Schlingue je pourrais redevenir. Schlingue, Schlingue, ça commence comme chafouin.

Dehors, la neige tombait toujours. Les bonshommes de neige dressés par les écuyers avaient enflé en géants monstrueux, hauts de dix pieds et épouvantablement déformés. En prenant le chemin du bois sacré, Aveline et lui se virent encadrés étroitement par de blancs remparts ; les passages reliant le donjon, la tour et la grande salle s’étaient changés en un dédale de tranchées verglacées, déblayées toutes les heures à la pelle pour les maintenir praticables. On pouvait aisément se perdre dans un tel labyrinthe givré, mais Theon Greyjoy en connaissait chaque tour et détour.

Même le bois sacré blanchissait. Une pellicule de glace s’était déposée sur l’étang au pied de l’arbre-cœur, et le visage sculpté sur son tronc pâle s’était paré d’une moustache de petits glaçons. À cette heure, ils ne pouvaient espérer avoir les anciens dieux pour eux seuls. Aveline entraîna Theon à l’écart des Nordiens qui priaient devant l’arbre, vers un recoin retiré le long du mur des casernements, près d’une mare de boue tiède qui puait l’œuf pourri. Même la boue givrait sur les bords, remarqua Theon. « L’hiver vient… »

Aveline lui jeta un regard dur. « Tu n’as aucun droit de prononcer la mise en garde de lord Eddard. Pas toi. Jamais. Après ce que tu as fait…

— Tu as tué un gamin, toi aussi.

— Ce n’était pas moi. Je te l’ai dit.

— Les mots sont du vent. » Ils ne valent pas mieux que moi. Nous sommes exactement pareils. « Vous avez tué les autres, pourquoi pas lui ? Dick le Jaune…

— … puait autant que toi. Un vrai porc.

— Et Petit Walder était un porcelet. Son meurtre a déclenché les hostilités entre les Frey et les Manderly, c’était adroit, vous…

Pas nous. » Aveline l’empoigna par la gorge et le repoussa contre le mur de la caserne, gardant le visage à un pouce du sien. « Répète encore ça et je t’arrache ta langue de menteur, fratricide. »

Il sourit à travers ses dents cassées. « Tu ne le feras pas. Vous avez besoin de ma langue pour franchir l’obstacle des gardes. Besoin de mes mensonges. »

Aveline lui cracha au visage. Puis elle le lâcha et essuya ses mains gantées sur ses cuisses, comme si le simple fait de le toucher l’avait souillée.

Theon savait qu’il n’aurait pas dû l’agacer. À sa façon, cette fille était aussi dangereuse que l’Écorcheur ou que Damon Danse-pour-Moi. Mais il était frigorifié et épuisé, sa tête battait, il n’avait pas dormi depuis des jours. « J’ai commis des horreurs… trahi les miens, retourné ma casaque, ordonné la mort d’hommes qui se fiaient à moi… Mais je ne suis pas un fratricide.

— Les fils Stark n’ont jamais été tes frères, certes. Nous le savons. »

Le fait était exact, mais ce n’était pas ce que Theon entendait par là. Ils n’étaient pas de mon sang, mais je ne leur ai néanmoins fait aucun mal. Les deux que nous avons tués n’étaient que les fils d’un meunier. Theon ne voulait pas songer à leur mère. Il connaissait l’épouse du meunier depuis des années, il avait même couché avec elle. De gros seins lourds, avec de larges aréoles sombres, une bouche agréable, un rire joyeux. Autant de plaisirs que je ne goûterai jamais plus.

Mais il ne servirait à rien de raconter à Aveline tout cela. Jamais elle ne croirait à ses dénégations, pas plus que lui aux siennes. « J’ai du sang sur les mains, mais pas le sang de frères, déclara-t-il avec lassitude. Et j’ai été puni.

— Pas assez. » Aveline lui tourna le dos.

Idiote. Toute créature brisée qu’il était, Theon avait encore son poignard avec lui. Il aurait eu beau jeu de le faire coulisser hors du fourreau pour le lui planter entre les omoplates. Cela au moins demeurait parmi ses capacités, malgré ses dents manquantes ou cassées, et tout le reste. Il se pourrait même que ce fût de la miséricorde – un trépas plus rapide et plus propre que celui que connaîtraient ses sœurs et elle, si Ramsay les attrapait.

Schlingue aurait pu le faire. Il l’aurait fait, dans l’espoir de complaire à lord Ramsay. Ces traînées avaient l’intention d’enlever l’épouse de ce dernier ; Schlingue ne pouvait laisser se perpétrer un tel acte. Mais les anciens dieux l’avaient reconnu, et appelé Theon. Fer-né, j’étais fer-né, fils de Balon Greyjoy et héritier légitime de Pyk. Les moignons de ses doigts le démangeaient et dansaient, mais il conserva son poignard au fourreau.

Lorsque Escurel revint, les quatre autres l’accompagnaient ; Myrte, maigre et grisonnante, Saule Œil-de-sorcière avec sa longue tresse noire, Frenya à la taille lourde et aux seins énormes, Houssie avec son coutelas. Vêtues en servantes de plusieurs couches de triste coutil gris, elles portaient des capes en laine brune doublées de fourrure de lapin. Pas d’épées, nota Theon. Ni haches, ni masse, pas d’autres armes que des poignards. La cape de Houssie était retenue par une agrafe en argent et Frenya arborait une cordelière de chanvre, serrée autour du milieu du corps, des hanches aux seins. Celle-ci la faisait paraître encore plus massive que nature.

Myrte avait pour Aveline une tenue de servante. « Les cours grouillent d’imbéciles, les mit-elle en garde. Ils ont l’intention de faire une sortie.

— Des agenouillés, répliqua Saule avec un bruit de mépris. Leur seigneurial seigneur a parlé, faut obéir.

— Ils vont mourir, pépia Houssie, ravie.

— Eux et nous, intervint Theon. Même si nous passons l’obstacle des gardes, comment avez-vous l’intention de faire sortir lady Arya ? »

Houssie sourit. « Six femmes qui entrent, six qui sortent. Qui regarde des servantes ? Nous donnerons à la fille Stark la tenue d’Escurel. »

Theon jeta un coup d’œil à cette dernière. Elles ont pratiquement la même taille. Ça pourrait marcher. « Et Escurel, comment sortira-t-elle ? »

L’intéressée répondit elle-même. « Par une fenêtre, et tout droit jusqu’au bois sacré. J’avais douze ans la première fois que mon frère m’a emmenée pour une razzia au sud de ton Mur. C’est là que j’ai reçu mon nom. Mon frère trouvait que je ressemblais à un écureuil qui court sur un arbre. Je l’ai escaladé six fois, ce Mur, depuis. Aller et retour. J’ me dis que j’arriverai à descendre d’une tour de pierre.

— Satisfait, tourne-casaque ? demanda Aveline. Allons, en route. »

Les cuisines de Winterfell, vastes comme une caverne, occupaient une dépendance dédiée, bien séparée des salles et des donjons principaux du château, en cas d’incendie. À l’intérieur, les fumets évoluaient d’heure en heure – un parfum sans cesse changeant de rôts, de poireaux et d’oignons, de pain cuit. Roose Bolton avait posté des gardes à la porte de la cuisine. Avec tant de bouches à satisfaire, chaque miette de nourriture était précieuse. Les cuisinières et les marmitons eux-mêmes étaient surveillés en permanence. Mais les gardes connaissaient Schlingue. Ils aimaient le railler, quand il venait chercher l’eau chaude du bain de lady Arya. Aucun d’eux n’osait aller plus loin que cela, cependant. On savait bien que Schlingue était le familier de lord Ramsay.

« Le Prince qui pue s’en vient quérir de l’eau chaude », annonça un garde lorsque Theon et ses servantes parurent devant lui. Il ouvrit pour eux la porte d’une poussée. « Allez, dépêchez, avant que toute cette bonne chaleur se sauve. »

À l’intérieur, Theon crocha au passage un galopin par le bras. « De l’eau pour m’dame, petit, ordonna-t-il. Six pleins seaux, et veille à c’qu’ l’eau soit bien chaude. Lord Ramsay la veut toute rose et propre.

— Bien, m’sire, répondit le gamin. Tout d’ suite, m’sire. »

« Tout d’ suite » nécessita plus de temps que ne l’aurait préféré Theon. Aucune des grandes marmites n’était propre, aussi le galopin dut-il en récurer une avant de la remplir d’eau. Ensuite, elle sembla requérir un temps infini avant de s’agiter à gros bouillons et deux fois plus longtemps pour que six seaux de bois soient pleins. Et tout ce temps, les filles d’Abel attendaient, leur visage dissimulé sous leurs cagoules. Elles s’y prennent mal. Les vraies servantes taquinaient sans cesse les marmitons, contaient fleurette aux cuisiniers, quémandaient une bouchée de ceci, une miette de cela. Aveline et ses sœurs conspiratrices ne voulaient pas attirer l’attention, mais leur silence morose incita bientôt les gardes à leur lancer des regards intrigués. « Où qu’elles sont, Maisie, Jez et les autres ? demanda l’un d’eux à Theon. Celles qui viennent d’habitude ?

— Elles ont fâché lady Arya, mentit-il. Son eau était froide avant d’atteindre sa baignoire, la dernière fois. »

L’eau chaude emplissait l’air de volutes de vapeur, faisant fondre les flocons de neige qui descendaient. La procession retraversa dans l’autre sens le labyrinthe des tranchées aux parois de glace. À chaque pas qui faisait tanguer le contenu des seaux, l’eau refroidissait. Les passages étaient encombrés de soldats : des chevaliers en armure, avec surcots en laine et capes fourrées, des hommes d’armes chargés de piques en travers des épaules, des archers portant leurs arcs sans la corde et des boisseaux de flèches, des francs-coureurs, des valets d’écurie menant des palefrois. Les hommes de Frey exhibaient l’emblème aux deux tours, ceux de Blancport arboraient triton et trident. Ils fendaient la tempête dans des directions opposées et se jetaient des regards méfiants en se croisant, mais on ne tirait pas l’épée. Pas ici. Ce sera peut-être une autre affaire dans les bois.

Une demi-douzaine de guerriers d’expérience de Fort-Terreur gardaient les portes du Grand Donjon. « Putain ! Encore un bain ? » s’écria leur sergent en voyant les seaux d’eau fumante. Il avait enfoncé les mains sous les aisselles pour se protéger du froid. « Elle en a pris un hier au soir. Comment est-ce qu’on peut se salir dans son propre lit ? »

Plus aisément que tu ne crois, quand on le partage avec Ramsay, songea Theon, en se remémorant la nuit de noces et ce que lui et Jeyne avaient été contraints de faire. « Ordres de lord Ramsay.

— Entrez, alors, avant que l’eau ne gèle », leur enjoignit le sergent. Deux des gardes poussèrent le double vantail pour l’ouvrir.

L’entrée était pratiquement aussi froide que l’air du dehors. Houssie tapa ses bottes pour en décrocher la neige et baissa la cagoule de sa cape. « J’aurais cru que ce serait plus difficile. » Son souffle givra dans l’air.

« Il y a encore des gardes en haut de la porte de Sa Seigneurie, la prévint Theon. Des hommes de Ramsay. » Il n’osait pas les appeler les Gars du Bâtard, pas ici. On ne savait jamais qui risquait d’entendre. « Gardez la tête baissée et les capuchons levés.

— Fais ce qu’il dit, Houssie, déclara Aveline. Y en a qui connaissent ton visage. On a pas besoin de problèmes de ce genre. »

Theon ouvrit la voie dans la montée de l’escalier. J’ai grimpé cet escalier mille fois auparavant. Enfant, il les gravissait en courant ; pour descendre, il sautait les marches trois par trois. Une fois, il avait bondi tout droit contre la vieille nourrice, qu’il avait jetée par terre. Cela lui avait valu la pire fessée qu’il avait jamais reçue à Winterfell, bien qu’elle fût presque tendre comparée aux raclées que lui infligeaient ses frères, sur Pyk. Robb et lui avaient livré bien des combats héroïques sur ces marches, s’estoquant à grands coups d’épées de bois. Une excellente pratique, ça ; cela vous faisait comprendre la difficulté de s’ouvrir un passage jusqu’au sommet d’un escalier en spirale face à une opposition déterminée. Ser Rodrik aimait à dire qu’un bon guerrier pouvait en retenir une centaine, s’il combattait en position haute.

Cela remontait loin, toutefois. Tous étaient morts, désormais. Jory, le vieux ser Rodrik, lord Eddard, Harwin et Hullen, Cayn et Desmond, et Tom le Gros, Alyn qui rêvait de chevalerie, Mikken qui lui avait donné sa première vraie épée. Même la vieille nourrice, selon toute vraisemblance.

Et Robb. Robb, qui avait été plus un frère pour Theon que n’importe quel fils né des œuvres de Balon Greyjoy. Assassiné aux Noces pourpres, massacré par les Frey. J’aurais dû être à ses côtés. Où étais-je ? J’aurais dû périr avec lui.

Theon s’arrêta si brusquement que Saule faillit percuter son dos. La porte de la chambre à coucher de Ramsay se dressait devant lui. Et, pour la garder, il y avait deux des Gars du Bâtard, Alyn le Rogue et Grogne.

Les anciens dieux doivent nous vouloir du bien. Grogne n’avait pas de langue et Alyn le Rogue pas de tête, aimait à répéter lord Ramsay. L’un était brutal, l’autre méchant, mais tous deux avaient passé le plus clair de leur vie au service de Fort-Terreur. Ils exécutaient les ordres.

« J’ai de l’eau chaude pour lady Arya, leur annonça Theon.

— Essaie d’ te laver, toi, Schlingue, répliqua Alyn le Rogue. Tu pues la pisse de cheval. » Grogne bougonna une approbation. Ou peut-être ce bruit voulait-il exprimer un rire. Mais Alyn déverrouilla la porte de la chambre, et Theon fit signe aux femmes de passer.

Aucune aube n’avait paru dans cette pièce. Les ombres recouvraient tout. Une ultime bûche crépitait pauvrement dans les braises expirantes de l’âtre, et une chandelle vacillait sur la table, auprès d’un lit défait, vide. La fille a filé, fut la première pensée de Theon. Elle s’est jetée par la fenêtre, de désespoir. Mais ici, les volets des fenêtres étaient clos contre la tempête, calfatés par des carapaces de neige plaquée et de givre. « Où est-elle ? » interrogea Houssie. Ses sœurs vidèrent leurs seaux dans le grand baquet rond en bois. Frenya referma la porte de la chambre et y colla le dos. « Où est-elle ? » répéta Houssie. Dehors, un cor sonnait. Une trompe. Les Frey, qui s’assemblent pour la bataille. Theon sentait ses doigts manquants le démanger.

Puis il la vit. Elle était recroquevillée dans le recoin le plus noir de la chambre, par terre, roulée en boule sous une pile de peaux de loups. Theon ne l’aurait jamais repérée sans la façon dont elle tremblait. Jeyne avait tiré sur elle les fourrures afin de se cacher. De nous ? Ou attendait-elle le seigneur son époux ? La pensée que Ramsay pouvait surgir lui donna envie de hurler. « Madame. » Theon n’arrivait pas à l’appeler Arya et il n’osait l’appeler Jeyne. « Inutile de vous cacher. Ce sont des amies. »

Les fourrures remuèrent. Un œil apparut, brillant de larmes. Sombre, trop sombre. Un œil brun. « Theon ?

— Lady Arya. » Aveline s’approcha. « Il vous faut nous suivre, et promptement. Nous sommes venues vous mener auprès de votre frère.

— Mon frère ? » Le visage de la fille émergea de sous les peaux de loups. « Je… je n’ai pas de frère. »

Elle a oublié qui elle est. Elle a oublié son nom. « C’est vrai, répondit Theon, mais vous en avez eu naguère. Trois. Robb, Bran et Rickon.

— Ils sont morts. Je n’ai plus de frères.

— Zavez un demi-frère, lui dit Aveline. Lord Corbac, qu’il est.

— Jon Snow ?

— Nous allons vous conduire à lui, mais faut venir sur-le-champ. »

Jeyne remonta les peaux de loups jusqu’à son menton. « Non. C’est une ruse. C’est lui, c’est mon… mon seigneur, mon doux seigneur, c’est lui qui vous a envoyés, c’est juste une sorte de mise à l’épreuve pour s’assurer que je l’aime. Oui, oui, je l’aime plus que tout. » Une larme coula sur sa joue. « Dites-le, dites-le-lui. Je ferai ce qu’il voudra… tout ce qu’il voudra… avec lui ou… ou avec le chien, ou… de grâce… il n’aura nul besoin de me couper les pieds, je ne tenterai pas de m’enfuir, jamais, je lui donnerai des fils, je le jure, je le jure… »

Aveline siffla doucement. « Les dieux maudissent cet homme.

— Je suis une bonne fille, geignit Jeyne. Ils m’ont dressée. »

Saule grimaça. « Faites-la arrêter de chialer, quelqu’un. L’autre garde est muet, pas sourd. Ils vont finir par entendre.

— Fais-la se lever, tourne-casaque. » Houssie avait son poignard à la main. « Fais-la se lever, sinon c’est moi qui m’en charge. Il faut qu’on parte. Remets-moi cette petite conne debout et secoue-la pour lui faire retrouver un peu de courage.

— Et si elle crie ? » s’inquiéta Aveline.

Nous sommes tous morts, répondit dans sa tête Theon. Je leur avais dit que c’était une folie, mais aucune n’a voulu m’écouter. Abel les avait tous perdus. Tous les chanteurs étaient à demi fous. Dans les ballades, le héros sauvait toujours la belle du château du monstre, mais la vie n’était pas une ballade, pas plus que Jeyne n’était Arya Stark. Ses yeux n’ont pas la bonne couleur. Et il n’y a pas de héros, ici, rien que des putains. Néanmoins, il s’agenouilla à côté d’elle, abaissa les fourrures, lui toucha la joue. « Tu me connais. Je suis Theon, tu te souviens. Moi aussi, je te connais. Je sais ton nom.

— Mon nom ? » Elle secoua la tête. « Mon nom… c’est… »

Il lui posa un doigt sur les lèvres. « Nous pourrons en discuter plus tard. Il faut que tu fasses silence, maintenant. Viens avec nous. Avec moi. Nous allons t’emmener loin d’ici. Loin de lui. »

Elle écarquilla les yeux. « De grâce, chuchota-t-elle. Oh, de grâce. »

Theon glissa la main dans celle de Jeyne. Les moignons de ses doigts perdus fourmillèrent tandis qu’il halait la jeune femme afin de la mettre debout. Les peaux de loups churent autour d’elle. Au-dessous, elle était nue, ses petits seins pâles marqués de traces de dents. Il entendit une des femmes hoqueter de surprise. Aveline lui fourra un ballot de vêtements entre les mains. « Habille-la. Il fait froid, dehors. » Escurel s’était dévêtue jusqu’au petit linge, et fouillait dans un coffre en cèdre sculpté, en quête de quelque chose de plus chaud. Finalement, elle opta pour un des pourpoints matelassés de lord Ramsay, et une paire de chausses usées qui battaient sur ses jambes comme les voiles d’un navire dans la tempête.

Avec l’aide d’Aveline, Theon fit entrer Jeyne Poole dans les vêtements d’Escurel. Si les dieux sont bons et que les gardes sont aveugles, elle pourrait faire illusion. « À présent, nous allons sortir et descendre les marches, annonça Theon à la jeune femme. Tiens la tête baissée et le capuchon enfoncé. Suis Houssie. Ne cours pas, ne crie pas, ne dis rien, ne regarde personne en face.

— Reste près de moi, demanda Jeyne. Ne me quitte pas.

— Je serai juste à côté de toi », promit Theon tandis qu’Escurel se coulait dans le lit de lady Arya et remontait la couverture.

Frenya ouvrit la porte de la chambre.

« Alors, tu l’as bien lavée, Schlingue ? » demanda Alyn le Rogue, quand ils émergèrent. Grogne pinça le sein de Saule au passage. Ils eurent de la chance que l’homme l’eût choisie. S’il avait porté la main sur Jeyne, elle aurait probablement poussé un hurlement. Et là, Houssie aurait ouvert la gorge de Grogne avec le coutelas dissimulé dans sa manche. Saule se contenta de se tordre pour se dégager et passer.

Un instant, Theon fut presque pris de vertige. Ils n’ont pas jeté un regard. Ils n’ont rien vu. On a fait passer la fille sous leur nez !

Mais sur les marches, sa peur revint. Et s’ils rencontraient l’Écorcheur, Damon Danse-pour-Moi ou Walton Jarret d’Acier ? Ou Ramsay en personne ? Que les dieux me préservent, pas Ramsay, n’importe qui sauf lui. À quoi bon extraire la fille de sa chambre à coucher ? Ils étaient toujours à l’intérieur du château, avec toutes les portes fermées et barrées, et des remparts grouillant de sentinelles. Selon toute probabilité, les gardes à l’extérieur du donjon allaient les arrêter. Houssie et son coutelas ne serviraient pas à grand-chose contre six hommes bardés de maille, avec épées et piques.

À moins de dix pas de la porte, Aveline laissa choir son seau vide, et ses sœurs l’imitèrent. Le Grand Donjon était déjà invisible derrière elles. La cour était un désert blanc, rempli de sons à demi perçus qui résonnaient curieusement au sein de la tempête. Les tranchées de glace s’élevèrent autour d’eux, leur arrivant d’abord aux genoux, puis à la taille, puis plus haut que leurs têtes. Ils étaient au cœur de Winterfell, entourés de toutes parts par le château, mais on n’en discernait aucun signe. Ils auraient aussi bien pu être perdus dans les Contrées de l’éternel hiver, mille lieues au-delà du Mur. « Il fait froid », geignit Jeyne Poole tandis qu’elle avançait d’un pas mal assuré aux côtés de Theon.

Et ça ne tardera pas à empirer. Au-delà des remparts du château attendait l’hiver avec ses crocs de glace. Si nous parvenons jusque-là. « Par ici », indiqua-t-il quand ils arrivèrent à un embranchement où se croisaient trois tranchées.

« Frenya, Houssie, allez avec eux, ordonna Aveline. On va suivre, avec Abel. Ne nous attendez pas. » Et sur ces mots, elle pivota et plongea dans la neige, en direction de la grande salle. Saule et Myrte se hâtèrent à sa suite, leurs capes claquant dans le vent.

De plus en plus insensé, estima Theon Greyjoy. L’évasion avait paru invraisemblable, avec les six femmes d’Abel au complet ; avec seulement deux, elle semblait impossible. Mais ils étaient allés trop loin pour ramener la fille dans sa chambre et feindre que rien de tout ceci n’était arrivé. Aussi prit-il Jeyne par le bras pour l’entraîner le long du chemin qui menait à la porte des Remparts. Rien qu’une demi-porte, se remémora-t-il. Même si les gardes nous autorisent à passer, il n’y a aucune issue à travers le mur extérieur. Par d’autres nuits, les gardes avaient laissé sortir Theon, mais chaque fois il était venu seul. Il ne s’en tirerait pas si facilement avec trois servantes aux basques, et si les gardes jetaient un coup d’œil en dessous du capuchon de Jeyne et reconnaissaient l’épouse de lord Ramsay…

Le passage se tordit vers la gauche. Là, face à eux, derrière un voile de neige qui tombait, béait la porte des Remparts, flanquée d’une paire de gardes. Sous la laine, la fourrure et le cuir, ils paraissaient grands comme des ours. Ils brandissaient des piques de huit pieds de long. « Qui va là ? » lança l’un des deux. Theon ne reconnut pas la voix. L’essentiel des traits de l’homme étaient recouverts par l’écharpe qui lui entourait le visage. On ne voyait que ses yeux. « Schlingue, c’est toi ? »

Oui, avait-il l’intention de dire. Mais il s’entendit répondre : « Theon Greyjoy. Je… je vous ai amené des filles.

— Les malheureux, s’apitoya Houssie. Vous devez être gelés. Viens, que je te réchauffe. » Elle contourna la pointe de la pique du garde et tendit la main vers son visage, dégageant l’écharpe à demi gelée pour lui coller un baiser à pleine bouche. Et à l’instant où leurs lèvres se touchèrent, sa lame trancha la chair de son cou, juste en dessous de l’oreille. Theon vit les yeux de l’homme s’écarquiller. Il y avait du sang sur les lèvres de Houssie quand elle recula d’un pas, et du sang qui coulait de la bouche de l’homme quand il s’effondra.

Le deuxième garde était encore abasourdi, désorienté, quand Frenya empoigna sa pique par la hampe. Ils luttèrent un moment, tirant jusqu’à ce que la femme lui arrachât l’arme des doigts et le percutât à la tempe avec le manche. Alors que l’homme reculait en chancelant, elle renversa la pique pour lui planter le fer dans le ventre avec un grognement.

Jeyne Poole poussa un long cri suraigu.

« Oh, putain de merde, commenta Houssie. Pour le coup, les agenouillés vont nous tomber dessus, y a pas de doute. Courez ! »

Theon plaqua une main sur la bouche de Jeyne, l’attrapa avec l’autre par la taille et l’entraîna au-delà des gardes, celui qui était mort et celui qui mourait, pour passer la porte et franchir les douves gelées. Et peut-être les anciens dieux veillaient-ils encore sur eux : on avait laissé le pont-levis baissé, pour permettre aux défenseurs de Winterfell d’effectuer plus rapidement la traversée entre la chemise et le mur extérieur. Derrière eux sonnèrent des alarmes et des bruits de pieds qui couraient, puis l’éclat d’une trompette, venu du chemin de ronde de la chemise.

Sur le pont-levis, Frenya s’arrêta et se retourna. « Continuez. Je vais retenir les agenouillés ici. » Elle serrait encore la pique ensanglantée dans ses grandes mains.

Theon titubait quand il atteignit le pied de l’escalier. Il jeta la jeune femme sur son épaule et entama l’ascension. Jeyne avait désormais cessé de se débattre, et elle était si menue, d’ailleurs… mais, sous la neige qui les saupoudrait, le verglas rendait les degrés glissants et, à mi-chemin, Theon perdit l’équilibre et tomba durement sur un genou. Il ressentit une douleur si intense qu’il faillit lâcher la fille et, l’espace d’un demi-battement de cœur, il craignit de ne pouvoir aller plus loin. Mais Houssie le releva et, à eux deux, ils finirent par haler Jeyne jusqu’au chemin de ronde.

En s’adossant contre un merlon, le souffle court, Theon entendit crier en contrebas, à l’endroit où Frenya se battait dans la neige contre une demi-douzaine de gardes. « De quel côté ? cria-t-il à Houssie. Où est-ce qu’on va, à présent ? Comment est-ce qu’on sort ? »

La fureur sur le visage de Houssie se changea en horreur. « Oh, bordel de merde. La corde. » Elle éclata d’un rire de folle. « C’est Frenya qui a la corde. » Puis elle poussa un grognement et s’agrippa le ventre. Un carreau venait d’en jaillir. Quand elle l’empoigna d’une main, du sang lui suinta entre les doigts. « Des agenouillés sur la chemise… », hoqueta-t-elle avant qu’un second vireton n’apparût entre ses seins. Houssie crocha le merlon le plus proche et tomba. La neige qu’elle avait délogée l’ensevelit avec un choc étouffé.

Des cris montèrent à leur gauche. Jeyne Poole fixait Houssie à ses pieds tandis que la couverture de neige qui la nappait virait du blanc au rouge. Sur la muraille interne l’arbalétrier devait être occupé à recharger, Theon le savait. Il partit vers la droite, mais il y avait des hommes qui arrivaient de cette direction également, courant vers eux, épée à la main. Loin au nord, il entendit sonner une trompe de guerre. Stannis, songea-t-il, affolé. Stannis est notre seul espoir, si nous pouvons l’atteindre. Le vent hurlait, et la fille et lui étaient pris au piège.

L’arbalète claqua. Un carreau passa à moins d’un pied de lui, crevant la carapace de neige gelée qui avait bouché le plus proche créneau. D’Abel, Aveline, Escurel et les autres, il n’y avait aucun signe. La fille et lui étaient seuls. S’ils nous prennent vivants, ils nous livreront à Ramsay.

Theon attrapa Jeyne par la taille et sauta.

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