Frédéric Beigbeder 99 francs (14, 99 €)

«II n’y a, bien entendu, aucune raison pour que les totalitarismes nouveaux ressemblent aux anciens. Le gouvernement au moyen de triques et de pelotons d’exécution, de famines artificielles, d’emprisonnements et de déportations en masse, est non seulement inhumain (cela, personne ne s’en soucie fort de nos jours); il est — on peut le démontrer — inefficace: et, dans une ère de technologie avancée, l’inefficacité est le péché contre le Saint-Esprit. Un Etat totalitaire vraiment «efficient» serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. La leur faire aimer — telle est la tâche assignée dans les Etats totalitaires d’aujourd’hui aux ministères de la propagande, aux rédacteurs en chef de journaux et aux maîtres d’école».

ALDOUS HUXLEY, nouvelle préface au Meilleur des mondes, 1946.

«On nous inflige

Des désirs qui nous affligent».

ALAIN SOUCHON, Foule sentimentale, 1993.

«Le capitalisme a survécu au communisme. Il ne lui reste plus qu’à se dévorer lui-même».

CHARLES BUKOWSKI, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, 1998.

I. Je

«Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire».

RAINER WERNER FASSBINDER

1

Tout est provisoire: l’amour, l’art, la planète Terre, vous, moi. La mort est tellement inéluctable qu’elle prend tout le monde par surprise. Comment savoir si cette journée n’est pas la dernière? On croit qu’on a le temps. Et puis, tout d’un coup, ça y est, on se noie, fin du temps réglementaire. La mort est le seul rendez-vous qui ne soit pas noté dans votre organizer.

Tout s’achète: l’amour, l’art, la planète Terre, vous, moi. J’écris ce livre pour me faire virer. Si je démissionnais, je ne toucherais pas d’indemnités. Il me faut scier la branche sur laquelle mon confort est assis. Ma liberté s’appelle assurance chômage. Je préfère être licencié par une entreprise que par la vie. CAR J’AI PEUR. Autour de moi, les collègues tombent comme des mouches: hydrocution dans la piscine, overdose de cocaïne maquillée en infarctus du myocarde, crash de jet privé, cabrioles en cabriolet. Or cette nuit, j’ai rêvé que je me noyais. Je me suis vu couler, caresser les raies manta, les poumons remplis d’eau. Au loin, sur la plage, une jolie dame m’appelait. Je ne pouvais lui répondre car j’avais la bouche pleine d’eau salée. Je me noyais mais ne criais pas au secours. Et tout le monde faisait pareil dans la mer. Tous les nageurs coulaient sans appeler à l’aide. Je crois qu’il est temps que je quitte tout parce que je ne sais plus flotter.

Tout est provisoire et tout s’achète. L’homme est un produit comme les autres, avec une date limite de vente. Voilà pourquoi j’ai décidé de prendre ma retraite à 33 ans. C’est, paraît-il, l’âge idéal pour ressusciter.

2

Je me prénomme Octave et m’habille chez APC. Je suis publicitaire: eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.

Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée «la déception post-achat». Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L’hédonisme n’est pas un humanisme: c’est du cash-flow. Sa devise? «Je dépense donc je suis». Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l’inassouvissement: telles sont mes munitions. Et ma cible, c’est vous.

Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement. Je gagne 13 000 euros (sans compter les notes de frais, la bagnole de fonction, les stockoptions et le golden parachute). L’euro a été inventé pour rendre les salaires des riches six fois moins indécents. Connaissez-vous beaucoup de mecs qui gagnent 13 K-euros à mon âge? Je vous manipule et on me file la nouvelle Mercedes SLK (avec son toit qui rentre automatiquement dans le coffre) ou la BMW Z 3 ou la Porsche Boxter ou la Mazda MX 5. (Personnellement, j’ai un faible pour le roadster BMW Z3 qui allie esthétisme aérodynamique de la carrosserie et puissance grâce à son 6 cylindres en ligne qui développe 321 chevaux, lui permettant de passer de 0 à 100 kilomètres/ heure en 5,4 secondes. En outre, cette voiture ressemble à un suppositoire géant, ce qui s’avère pratique pour enculer la Terre).

J’interromps vos films à la télé pour imposer mes logos et on me paye des vacances à Saint Barth’ ou à Lamu ou à Phuket ou à Lascabanes (Quercy). Je rabâche mes slogans dans vos magazines favoris et on m’offre un mas provençal ou un château périgourdin ou une villa corse ou une ferme ardéchoise ou un palais marocain ou un catamaran antillais ou un yacht tropézien. Je Suis Partout. Vous ne m’échapperez pas. Où que vous posiez les yeux, trône ma publicité. Je vous interdis de vous ennuyer. Je vous empêche de penser. Le terrorisme de la nouveauté me sert à vendre du vide. Demandez à n’importe quel surfeur: pour tenir à la surface, il est indispensable d’avoir un creux en dessous. Surfer, c’est glisser sur un trou béant (les adeptes d’Internet le savent aussi bien que les champions de Lacanau). Je décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien. Je caste les mannequins qui vous feront bander dans six mois. A force de les placarder, vous les baptisez top-models; mes jeunes filles traumatiseront toute femme qui a plus de 14 ans. Vous idolâtrez mes choix. Cet hiver, il faudra avoir les seins plus hauts que les épaules et la foufoune dépeuplée. Plus je joue avec votre subconscient, plus vous m’obéissez. Si je vante un yaourt sur les murs de votre ville, je vous garantis que vous allez l’acheter. Vous croyez que vous avez votre libre arbitre, mais un jour ou l’autre, vous allez reconnaître mon produit dans le rayonnage d’un supermarché, et vous l’achèterez, comme ça, juste pour goûter, croyezmoi, je connais mon boulot.

Mmm, c’est si bon de pénétrer votre cerveau. Je jouis dans votre hémisphère droit. Votre désir ne vous appartient plus: je vous impose le mien. Je vous défends de désirer au hasard. Votre désir est le résultat d’un investissement qui se chiffre en milliards d’euros. C’est moi qui décide aujourd’hui ce que vous allez vouloir demain.

Tout cela ne me rend probablement pas très sympathique à vos yeux. En général, quand on commence un livre, il faut tâcher d’être attachant et tout, mais je ne veux pas travestir la vérité: je ne suis pas un gentil narrateur. En fait je serais plutôt du genre grosse crapule qui pourrit tout ce qu’il touche. L’idéal serait que vous commenciez par me détester, avant de détester aussi l’époque qui m’a créé.

N’est-il pas effarant de voir à quel point tout le monde semble trouver normale cette situation? Vous me dégoûtez, minables esclaves soumis à mes moindres caprices. Pourquoi m’avez-vous laissé devenir le Roi du Monde? Je voudrais percer ce mystère: comment, au sommet d’une époque cynique, la publicité fut couronnée Impératrice. Jamais crétin irresponsable n’a été aussi puissant que moi depuis deux mille ans.

Je voudrais tout quitter, partir d’ici avec le magot, en emmenant de la drogue et des putes sur une connerie d’île déserte. (A longueur de journée, je regarderais Soraya et Tamara se doigter en m’astiquant le jonc). Mais je n’ai pas les couilles de démissionner. C’est pourquoi j’écris ce livre. Mon licenciement me permettra de fuir cette prison dorée. Je suis nuisible, arrêtez- moi avant qu’il ne soit trop tard, par pitié! Filezmoi cent plaques et je déguerpis, promis-juré. Qu’y puis-je si l’humanité a choisi de remplacer Dieu par des produits de grande consommation?

Je souris parce que, si ça se trouve, dès que ce livre sortira, au lieu d’être foutu à la porte, je serai augmenté. Dans le monde que je vais vous décrire, la critique est digérée, l’insolence encouragée, la délation rémunérée, la diatribe organisée. Bientôt on décernera le Nobel de la Provoc et je ferai un candidat difficile à battre. La révolte fait partie du jeu. Les dictatures d’autrefois craignaient la liberté d’expression, censuraient la contestation, enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés. Le bon temps des vilains autodafés permettait de distinguer les gentils des méchants. Le totalitarisme publicitaire, c’est bien plus malin pour se laver les mains. Ce fascisme-là a retenu la leçon des ratages précédents (Berlin, 1945 et Berlin, 1989 — au fait, pourquoi toutes les barbaries sont-elles mortes dans la même ville?).

Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme par l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Tout est permis, personne ne vient t’engueuler si tu fous le bordel. Le système a atteint son but: même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance.

Nos destins brisés sont joliment mis en page. Vousmême, qui lisez ce livre, je suis sûr que vous vous dites: «Comme il est mignon, ce petit pubard qui crache dans la soupe, allez, à la niche, tu es coincé ici comme les autres, tu paieras tes impôts comme tout le monde». Il n’y a aucun moyen d’en sortir. Tout est verrouillé, le sourire aux lèvres. On vous bloque avec des crédits à rembourser, des mensualités, des loyers à payer. Vous avez des états d’âme? Des millions de chômeurs dehors attendent que vous libériez la place. Vous pouvez rouspéter autant que vous voulez, Churchill a déjà répondu: il a dit «c’est le pire système à l’exception de tous les autres». Il ne nous a pas pris en traître. Il n’a pas dit le meilleur système; il a dit le pire.

3

Ce matin à 9 heures, j’ai petit déjeuné avec le Directeur du Marketing de la Division Produits Frais de Madone, l’un des plus grands groupes agroalimentaires du monde (84,848 milliards de francs de chiffre d’affaires en 1998, soit 12,935 milliards d’euros), dans un bunker d’acier et de verre décoré à la Albert Speer. Pour entrer là-dedans, il faut montrer patte blanche: l’empire du yaourt est sous haute sécurité. Jamais produits laitiers n’ont été si bien protégés. Il ne manque plus que la date limite de fraîcheur au-dessus des portes automatiques. On m’a filé une carte magnétique pour accéder aux ascenseurs et ensuite j’ai traversé un sas avec des tourniquets métalliques comme dans le métro et tout d’un coup je me suis senti hyper-important, comme si j’allais rendre visite au Président de la République, alors que j’allais juste voir un vieux HEC en chemisette rayée. Dans l’ascenseur, je me suis récité un quatrain de Michel Houellebecq:

«Les cadres montent vers leur calvaire

Dans des ascenseurs de nickel

Je vois passer les secrétaires

Qui se remettent du rimmel».

Et cela me faisait tout drôle de me sentir à l’intérieur d’un poème froid.

A la réflexion, il est exact que la réunion de ce matin était sans doute plus importante qu’une entrevue avec le Chef de l’État. C’était la réunion la plus importante de ma vie, puisqu’elle a déterminé tout le reste.

Au 8e étage chez Madone, tous les chefs de produit portent des chemisettes rayées et des cravates avec des petits animaux dessus. Le Directeur du Marketing terrorise ses grosses assistantes qui en font de la rétention d’eau. Son nom est Alfred Duler. Alfred Duler commence tous ses meetings par la même phrase: «Nous ne sommes pas ici pour nous faire plaisir mais pour faire plaisir au consommateur». Comme si le consommateur était quelqu’un d’une autre race — un «untermensch»? Il me donne envie de gerber: pour quelqu’un qui bosse dans l’alimentaire, c’est embêtant. Je l’imagine, le matin, en train de se raser, de nouer sa cravate, de traumatiser ses enfants avec son haleine, d’écouter France-Info vachement fort, de lire Les Echos en buvant son café debout dans la cuisine. Il ne touche plus sa femme depuis 1975 mais ne la trompe même pas (elle, si). Il ne lit qu’un livre par an, et en plus il est d’Alain Duhamel. Il enfile son costard, croit sincèrement jouer un rôle crucial au sein de son holding, possède une grosse Mercedes qui fait vroum-vroum dans les embouteillages et un cellulaire Motorola qui fait pilim-pilim dans son étui accroché au-dessus de l’autoradio Pioneer qui diffuse des messages pour Casto-Casto-Castorama, Mammouth écrase les prix, Choisissez bien choisissez But. Il est convaincu que le retour de la croissance est une bonne nouvelle alors que la croissance signifie seulement de plus en plus de production vaine, «une immense accumulation de marchandises» (Karl Marx), une montagne d’objets supplémentaires pour nous ensevelir. Il a la Foi. Il l’a appris dans la Haute Ecole: en la Croissance tu Croiras. Produisons des millions de tonnes de produits entassés et nous serons heureux! Gloire à l’expansion qui fait tourner les usines qui font grimper l’expansion! Surtout ne nous arrêtons pas pour réfléchir!

Nous sommes assis dans une salle de réunion glauque comme il y en a dans tous les immeubles d’affaires du monde, autour d’une grande table ovale avec des verres de jus d’orange posés dessus et une esclave-secrétaire qui apporte un Thermos de café en baissant les yeux, dans l’odeur d’aisselles des réunions tardives de la veille.

Duler commence la réunion en précisant que «tout ce qui va être dit ici est confidentiel; il n’y aura pas de chartes pour ce meeting; ceci est une réunion de crise; faudra voir le réachat mais je suis un peu inquiet des rotations; un concurrent lance un me-too avec une grosse campagne; selon des sources concordantes, ils auraient l’intention de nous piquer des parts de marché; nous nous considérons comme attaqués». En une fraction de seconde, tous les participants attablés se mettent à froncer les sourcils. Il ne manque plus que les casques kaki et les cartes d’état-major pour se retrouver dans Le Jour le plus long.

Après les commentaires météorologiques d’usage, Jean-François, le Directeur de Clientèle de notre agence, prend la parole pour résumer le brief, tout en projetant des transparents sur le mur avec un rétroprojecteur:

— Donc nous venons vous montrer un script de trente secondes pour défendre Maigrelette contre l’attaque des me-too distributeurs. Je rappelle l’objectif stratégique que nous nous étions fixé à la précédente réunion: «Dans un marché en érosion, Maigrelette innove et souhaite offrir une vision nouvelle du fromage blanc grâce à un nouveau pack ergonomique».

Il relève le nez de ses fiches et change de transparent. Sur le mur, on peut lire ceci en caractères gras:

«Un constat en demi-teinte (suite):

Émotionnel

Gourmand/irrésistible

Plaisir/Fashion MAIGRELETTE Minceur/Beauté

Sain/nutritionnel

Rationnel».

Comme personne ne moufte, il continue de paraphraser ce qui a été tapé sur Word 6 par son assistante (dont l’enfant était en train d’attraper une otite à la crèche municipale):

— Comme il avait été décidé le 23 avec Luc et Alfred, notre réflexion s’est appuyée sur le bénéfice conso: «Avec Maigrelette, je reste mince mais en plus je mange intelligent grâce à ses vitamines et son apport en calcium». Sur ce secteur très encombré, la brand review nous a montré en effet qu’il fallait miser sur le double insight: beauté + santé. Maigrelette, c’est bon pour mon corps et pour mon esprit. La tête et les jambes en quelque sorte, ha ha hem.

Ce discours est le fruit de la réflexion du département planning stratégique (deux quadragénaires dépressives) et de ses sous-chefs de pub (sortis de Sup de Co Dijon). Il est surtout calqué sur les désirs et les goûts du client et sert à justifier a priori le script que j’ai pondu la veille au soir. Ici Jef s’arrête de rire car il se sent un peu seul. Il continue sa danse du ventre:

— Nous avons trouvé un concept fédérateur qui, je crois, tout en collant à la copy-strat, permet vraiment de conférer un maximum d’impact à la promesse produit, notamment au niveau du code visuel. Bon, eh bien, je laisse la parole à Octave.

Étant donné qu’Octave c’est moi, je suis bien obligé de me lever et de raconter le projet de film dans un silence de mort, en montrant le storyboard de douze images couleurs dessinées par un roughman surpayé.

— Bon ben, voilà: nous sommes sur la plage de Malibu, en Californie. Il fait un temps superbe. Deux sublimes blondes courent sur le sable en maillot de bain rouge. Tout à coup, l’une dit à l’autre: «L’exégèse onomastique se trouve en butte au rédhibitoire herméneutique». L’autre répond: «Attention toutefois à ne pas tomber dans la paronomase ontologique». Pendant ce temps, dans l’océan, deux surfeurs bronzés s’engueulent: «Sais-tu que Nietzsche fait un éloge complètement hédoniste de la natation dans Ecce Homo?» L’autre rétorque, très fâché: «Pas du tout, il défend seulement le concept de «Grande Santé» en tant que solipsisme allégorique!» Nous revenons sur la plage où les deux filles dessinent à présent des équations mathématiques sur le sable. Dialogue: «Si l’on prend comme hypothèse que la racine cubique de x varie en fonction de l’infini…» «Oui, dit l’autre, tu n’as qu’à subdiviser l’ensemble qui tendra vers l’asymptote».

Le film s’achève sur un plan de la barquette Maigrelette avec cette signature: «MAIGRELETTE. ÊTRE MINCE REND INTELLIGENT».

Le silence continue d’être silencieux. Le Directeur du Marketing regarde ses chefs de produit qui prennent des notes pour éviter d’avoir un avis. Jean-François tente un numéro de claquettes sans conviction:

— Bien sûr, il y a la signalétique «mm Madone» à la fin, cela va sans dire. Euh… Nous nous sommes dit que ce serait intéressant de prendre des symboles de la minceur et de les montrer en train d’avoir des conversations très intellectuelles… En plus, il faut savoir que les sports outdoor deviennent de plus en plus mainstream. Bon, et puis il y aurait des déclinaisons possibles: des Miss France qui se disputent à propos de géopolitique et notamment à propos du traité de Brest-Litovsk (1918); des Chippendales à poil qui glosent sur la nudité en tant que libération corporelle et négation de l’aliénation post-moderne, tout en montrant leur musculature, etc. Marrant, non?

Les sous-chefs se mettent à prendre la parole à tour de rôle pour donner leurs commentaires: «j’aime moyen», «j’adhère plutôt», «je suis pas hyperconvaincu même si je saisis bien l’idée», «c’est une piste à investiguer»… A noter que, tel un perroquet, chaque participant répète exactement ce qu’a dit son inférieur hiérarchique. Jusqu’au moment où c’est Duler qui parle. Le grand chef n’est pas d’accord avec ses subalternes:

— Pourquoi faire de l’humour?

Après tout, Alfred Duler a raison: si j’étais lui, moi non plus, je ne rirais pas. Réprimant la montée de mon vomi, j’essaie d’argumenter:

— C’est bon pour votre marque. L’humour vous rend sympathiques. Et c’est excellent pour la mémorisation. Les consommateurs se souviennent mieux de ce qui les fait rire: après ils se raconteront la blague dans les dîners, les bureaux, les cours de récréation. Regardez les comédies qui marchent en ce moment. Les gens qui vont au cinéma, ils aiment s’amuser un peu…

Alfred Duler laisse alors tomber cette phrase immortelle:

— Oui, mais ils ne mangent pas la pellicule après.

Je le prie de m’excuser pour aller aux toilettes, en pensant: «Toi ma grosse merde, tu as gagné ta place dans mon livre. Tu y figureras en bonne place. Dès le troisième chapitre. ALFRED DULER EST UNE GROSSE MERDE»

Tout écrivain est un cafteur. Toute littérature est délation. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire des livres si ce n’est pas pour cracher dans la soupe. Il se trouve que j’ai été le témoin d’un certain nombre d’événements, et que par ailleurs, je connais un éditeur assez fou pour m’autoriser à les raconter. Au départ, je n’avais rien demandé. Je me suis retrouvé au sein d’une machinerie qui broyait tout sur son passage, je n’ai jamais prétendu que je parviendrais à en sortir indemne. Je cherchais partout à savoir qui avait le pouvoir de changer le monde, jusqu’au jour où je me suis aperçu que c’était peut-être moi.

4

En gros, leur idée c’était de détruire les forêts et de les remplacer par des voitures. Ce n’était pas un projet conscient et réfléchi; c’était bien pire. Ils ne savaient pas du tout où ils allaient, mais y allaient en sifflotant — après eux, le déluge (ou plutôt, les pluies acides). Pour la première fois dans l’histoire de la planète Terre, les humains de tous les pays avaient le même but: gagner suffisamment d’argent pour pouvoir ressembler à une publicité. Le reste était secondaire, ils ne seraient pas là pour en subir les conséquences.

Une petite mise au point. Je ne suis pas en train de faire mon autocritique, ni une psychanalyse publique. J’écris la confession d’un enfant du millénaire. Si j’emploie le terme «confession», c’est au sens catholique du terme. Je veux sauver mon âme avant de déguerpir. Je rappelle qu’«il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir». (Évangile selon saint Luc.) Désormais, la seule personne avec qui j’accepte de passer un contrat à durée indéterminée, c’est Dieu.

Je tiens à ce qu’on se souvienne que j’ai tenté de résister, même si je savais que participer aux réunions, c’était déjà collaborer. Rien que de t’asseoir à leur table, dans leurs morbides salles de marbre climatisées, tu participes au décervelage général. Leur vocabulaire belliqueux les trahit: ils parlent de campagnes, de cibles, de stratégies, d’impact. Ils planifient des objectifs, une première vague, une deuxième vague. Ils craignent la cannibalisation, refusent de se faire vampiriser. J’ai entendu dire que chez Mars (le fabricant de barres chocolatées qui porte le nom du dieu de la Guerre), ils numérotent l’année en 12 périodes de 4 semaines; ils ne disent pas le 1er avril mais «P4 SI»! Ce sont des militaires, tout bonnement, en train de mener la Troisième Guerre mondiale. Permettez- moi de vous rappeler que si la publicité est une technique d’intoxication cérébrale qui fut inventée par l’Américain Albert Davis Lasker en 1899, elle a surtout été développée avec beaucoup d’efficacité par un certain Joseph Goebbels dans les années 1930, dans le but de convaincre le peuple allemand de brûler tous les juifs. Goebbels fut un concepteur-rédacteur émérite: «DEUTSCHLAND ÙBER ALLES», «EIN VOLK, EIN REICH, EIN FÙHRER», «ARBEIT MACHT FREI»… Gardez toujours cela à l’esprit: on ne badine pas avec la pub.

Il n’y a pas une grande différence entre consommer et consumer.

A un moment, j’ai cru que je pourrais être le grain de sable dans l’engrenage. Le rebelle dans le ventre encore fécond de la bête; soldat de première classe dans l’infanterie du global marketplace. Je disais: «on ne peut pas détourner un avion sans monter dedans, il faut changer les choses de l’intérieur, comme disait Gramsci» (Gramsci fait plus chic que Trotski mais prône le même entrisme. J’aurais aussi bien pu citer Tony Blair ou Daniel Cohn-Bendit). Cela m’aidait à accomplir le sale boulot. Après tout, les soixante-huitards ont commencé par faire la révolution, puis ils sont entrés dans la pub — moi, je voulais faire l’inverse.

Je m’imaginais comme une sorte de Che Guevara libéral, un révolté en veste Gucci. Tenez, j’étais le Sous-Commandant Gucche! Viva el Gucche! Excellente marque. Très bonne mémorisation. Deux problèmes au niveau du percept:

1) elle sonne comme «Duce»;

2) le plus grand révolutionnaire du XX siècle n’est pas Che Guevara mais Mikhaïl Gorbatchev.

Le soir, en rentrant dans mon gigantesque appartement, j’avais parfois du mal à m’endormir en pensant aux sans-logis. En fait c’est la coke qui me maintenait éveillé. Son goût métallique remontait dans ma gorge. Je me masturbais dans le lavabo avant d’avaler un Stilnox. Je me réveillais vers midi. Je n’avais plus de femme.

Je crois qu’à la base, je voulais faire le bien autour de moi. Cela n’a pas été possible pour deux raisons: parce qu’on m’en a empêché, et parce que j’ai abdiqué. Ce sont toujours les gens animés des meilleures intentions qui deviennent des monstres. Aujourd’hui je sais que rien ne changera, c’est impossible, il est trop tard. On ne peut pas lutter contre un adversaire omniprésent, virtuel et indolore. Contrairement à Pierre de Coubertin, je dirais qu’aujourd’hui l’essentiel, c’est de ne pas participer. Il faut foutre le camp comme Gauguin, Rimbaud ou Castaneda, voilà tout. Partir sur l’île déserte avec Angelica qui met de l’huile sur les seins de Juliana qui te pompe le dard. Cultiver son jardin de marijuana en espérant seulement qu’on sera mort avant la fin du monde. Les marques ont gagné la World War III contre les humains. La particularité de la Troisième Guerre mondiale, c’est que tous les pays l’ont perdue en même temps. Je vous annonce un scoop: David ne bat jamais Goliath. J’étais naïf. La candeur n’est pas une qualité requise dans cette corporation. Je me suis bien fait avoir. C’est, d’ailleurs, mon seul point commun avec vous.

5

J’ai dégueulé mes douze cafés dans les toilettes de Madone International puis je me suis tapé un trait pour me remettre d’aplomb. Je me suis aspergé le visage d’eau glacée avant de retourner en réunion. Pas étonnant qu’aucun créatif ne veuille travailler pour Madone. On n’y boit pas du petit lait. Mais j’avais d’autres scénarios en réserve: je leur ai proposé un pastiche de Drôles de Dames avec trois jolies femmes qui gambadent en braquant des pistolets vers la caméra sur une musique soûl des années 70; elles arrêtent des malfaiteurs en leur récitant des poèmes de Baudelaire (prises de judo, coups de pied kung-fu, roulades et cabrioles à l’appui); l’une d’elles regarde alors l’objectif tout en tordant le bras d’un pauvre gangster qui gémit de douleur; elle s’écrie:

— Nous n’aurions pas pu réaliser cette arrestation sans Maigrelette 0 % aux fruits. Pour être en forme physique et mentale!

Cette proposition n’a pas plus été couronnée de succès que les suivantes: une parodie de film hindou structuraliste, des James Bond Girls chez le psychanalyste, un remake de Wonderwoman par Jean-Luc Godard, une conférence de Julia Kristeva filmée par David Hamilton…

L’idiot du village global poursuivait sa diatribe contre l’humour:

— Vous les créas, vous vous prenez pour des artistes, vous ne pensez qu’à gagner des prix à Cannes, moi j’ai des comptes à rendre, je suis en Go/No Go sur ce truc-là, il faut déstocker en linéaire, on a des impératifs, vous comprenez, Octave, vous m’êtes très sympathique, vos blagues me font marrer, mais moi je ne suis pas la ménagère de moins de cinquante ans, on travaille sur un marché, il faut faire abstraction de notre propre jugement et s’adapter à notre cible, penser à la tête de gondole de Vesoul…

— Venise, ai-je rétorqué. Laissez les gondoles à Venise.

Le proctérien n’a pas ri. Il a embrayé sur une apologie des tests. Ses sous-fifres cravatés continuaient de gribouiller sur leurs blocs-notes.

— On a réuni vingt acheteuses et elles n’ont rien capté à vos délires: elles ne nous ont rien restitué. Ce qu’elles veulent, c’est de l’info, qu’on leur montre le produit et le prix, point barre. Et puis il est où mon key visual, là-dedans? Vos idées créatives, c’est bien joli, mais moi, je suis un lessivier, j’ai besoin de quelque chose de déclinable en PLV! Et comment je fais ma pub sur Internet? Les Américains sont déjà en train d’inventer le «spam», c’est-à-dire l’envoi de promos par e-mail, et vous, vous raisonnez encore comme au XXesiècle! Vous me la ferez pas! J’ai fait l’école de la déterge, moi! Le terrain, y a que ça de vrai! Alors je suis prêt à acheter quelque chose d’étonnant mais en tenant compte de nos contraintes!

J’ai fait le maximum pour garder mon calme:

— Monsieur, permettez-moi de vous poser une question: comment voulez-vous étonner vos consommatrices si vous leur demandez leur avis auparavant? Est-ce que par hasard vous demandez à votre femme de choisir la surprise que vous allez lui faire pour son anniversaire?

— Ma femme déteste les surprises.

— C’est pour ça qu’elle vous a épousé?

Jean-François a été pris d’une quinte de toux.

J’avais beau sourire poliment à Duler, je ne pouvais m’empêcher de songer à cette phrase d’Adolf Hitler: «Si vous désirez la sympathie des masses, vous devez leur dire les choses les plus stupides et les plus crues». Ce mépris, cette haine du peuple considéré comme une entité vague… Parfois, j’ai l’impression que, pour obliger les consommateurs à bouffer leurs produits, les industriels seraient presque prêts à ressortir les wagons à bestiaux. Puis-je hasarder trois autres citations? «Ce que nous recherchons, ce n’est pas la vérité, c’est l’effet produit». «La propagande cesse d’être efficace à l’instant où sa présence devient visible». «Plus un mensonge est gros, plus il passe». Elles sont de Joseph Goebbels (encore lui).

Alfred Duler poursuivait sa diatribe:

— On a un objectif qui est de fourguer 12 000 tonnes cette année. Vos filles qui courent sur la plage en parlant philo, c’est trop intello, c’est bien pour le Café de Flore, mais la consommatrice lambda elle y pigera que dalle! Quant à citer Ecce Homo, moi je sais de quoi il s’agit, mais pour le grand public, ça risque de faire un peu pédé! Non, franchement, il faut me retravailler tout ça, je suis désolé. Vous savez, chez Procter on a un dicton: «Ne prenez pas les gens pour des cons, mais n’oubliez jamais qu’ils le sont».

— C’est atroce, ce que vous dites! Cela veut dire que la démocratie conduit à l’autodestruction. C’est avec ce genre de maximes qu’on fera revenir le fascisme: on commence par dire que le peuple est con, ensuite on le supprime.

— Oh! vous n’allez quand même pas nous ressortir le couplet du créatif rebelle. On vend du yaourt, on n’est pas là pour faire la révolution, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui? On ne t’a pas laissé rentrer aux Bains hier soir, c’est ça?

L’ambiance devenait houleuse. Jean-François a tenté de dévier la conversation:

— Mais franchement, le décalage entre ces filles sexy qui parlent d’herméneutique platonicienne… ça exprime exactement ce que vous voulez dire: beauté et intellect… non?

— La phrase est trop longue pour une bâche de camion, a tranché un des sbires binoclards.

— Puis-je vous rappeler le principe de la pub: créer un décalage humoristique (ce que l’on appelle «saut créatif» dans notre jargon) qui provoque le sourire chez le spectateur, créant ainsi une connivence, laquelle permet de vendre la marque? D’ailleurs pour des soi-disant proctériens, votre stratégie est plutôt bancale, excusez-moi: minceur et intelligence, comme «unique selling proposition», ça se pose là!!

Jean-François m’a fait signe de ne pas insister. J’ai failli proposer «Madone über ailes» comme signature mais je me suis dégonflé. Vous allez penser que j’exagère un peu, que ce n’est pas si grave. Mais regardez ce qui se joue dans la petite réunion de ce matin. Ce n’est pas juste une présentation de campagne anodine: c’est une réunion plus importante que les accords de Munich. (A Munich, en 1938, des chefs d’État français et anglais, Edouard Daladier et Neville Chamberlain, ont abandonné la Tchécoslovaquie aux nazis, comme ça, sur un coin de table.) Des centaines de réunions comme celle de chez Madone abandonnent le monde chaque jour. Des milliers de Munichs quotidiens! Ce qui se passe là est essentiel: le meurtre des idées, l’interdiction du changement. Vous êtes en face d’individus qui méprisent le public, qui veulent le maintenir dans un acte d’achat stupide et conditionné. Dans leur esprit ils s’adressent à la «mongolienne de moins de cinquante ans». Vous tentez de leur proposer quelque chose de marrant, qui respecte un peu les gens, qui tente de les tirer vers le haut, parce que c’est une question de politesse quand on interrompt un film à la télé. Et on vous en empêche. Et c’est toujours pareil, tout le temps, tous les jours, tous les jours… Des milliers de capitulations journalières, la queue basse dans des costumes de Tergal. Des milliers de «lâches soulagements» quotidiens. Petit à petit, ces centaines de milliers de meetings débiles organisent le triomphe de la connerie calculée et méprisante sur la simple et naïve recherche du progrès humain. Idéalement, en démocratie, on devrait avoir envie d’utiliser le formidable pouvoir de la communication pour faire bouger les mentalités au lieu de les écrabouiller. Cela n’arrive jamais car les personnes qui disposent de ce pouvoir préfèrent ne prendre aucun risque. Les annonceurs veulent du prémâché, prétesté, ils ne veulent pas faire fonctionner votre cerveau, ils veulent vous transformer en moutons, je ne plaisante pas, vous verrez qu’un jour ils vous tatoueront un codebarre sur le poignet. Ils savent que votre seul pouvoir réside dans votre Carte bleue. Ils ont besoin de vous empêcher de choisir. Il faut qu’ils transforment vos actes gratuits en actes d’achat.

La résistance au changement, c’est dans toutes ces salles de réunion impersonnelles qu’elle se pratique de la façon la plus violente. Le coeur de l’immobilisme réside dans cet immeuble, entre ces petits cadres à pellicules et talonnettes. On leur a confié les clés du pouvoir, personne ne sait pourquoi. Ils sont le centre du monde! Les hommes politiques ne contrôlent plus rien; c’est l’économie qui gouverne. Le marketing est une perversion de la démocratie: c’est l’orchestre qui gouverne le chef. Ce sont les sondages qui font la politique, les tests qui font la publicité, les panels qui choisissent les disques diffusés à la radio, les «sneak previews» qui déterminent la fin des films de cinéma, les audimats qui font la télévision, toutes ces études manipulées par tous les Alfreds Dulers de la terre. Plus personne n’est responsable, sauf les Alfreds Dulers. Les Alfreds Dulers tiennent les rênes, mais ne vont nulle part. Big Brother is not watching you, Big Brother is testing you. Mais le sondagisme est un conservatisme. C’est une abdication. On ne veut plus vous proposer quoi que ce soit qui puisse RISQUER de vous déplaire. C’est ainsi qu’on tue l’innovation, l’originalité, la création, la rébellion. Tout le reste en découle. Nos existences clonées… Notre hébétude somnambule… L’isolement des êtres… La laideur universelle anesthésiée… Non, ce n’est pas une petite réunion. C’est la fin du monde en marche. On ne peut pas à la fois obéir au monde et le transformer. Un jour, on étudiera à l’école comment la démocratie s’est autodétruite.

Dans cinquante ans, Alfred Duler sera poursuivi pour crimes contre l’humanité. Chaque fois que ce type emploie le mot «marché», il faut comprendre «gâteau». S’il dit «Études de marché», cela veut dire «Études du gâteau»; «économie de marché» signifie «économie du gâteau». Cet homme est favorable à la libéralisation du gâteau, il veut lancer de nouveaux produits sur le gâteau, se lancer à la conquête de nouveaux gâteaux, et n’oublie jamais de préciser que le gâteau est mondial. Il vous hait, sachez-le. Pour lui, vous n’êtes que du bétail à gaver, des chiens de Pavlov, tout ce qui l’intéresse c’est votre fric dans la poche de ses actionnaires (les fonds de pension américains, c’est-à-dire une bande de retraités liftés en train de crever au bord des piscines de Miami, Floride). Et que tourne le Meilleur des Mondes Matérialistes.

J’ai prié Alfred de m’excuser à nouveau car je sentais que j’étais sur le point de saigner du nez. C’est le problème avec la cocaïne parisienne: elle est tellement coupée qu’il faut avoir les narines solides. Je sentais le sang affluer. Je me suis levé en reniflant à toute berzingue pour foncer aux chiottes et là, mon nez s’est mis à pisser comme jamais, il n’arrêtait pas de dégouliner, il y avait du sang partout, sur le miroir, sur ma chemise, sur le rouleau de serviette automatisé, sur le carrelage, et mes narines faisaient de grosses bulles rouges. Heureusement que personne n’est entré à ce moment-là, je me suis regardé dans la glace et j’ai vu mon visage ensanglanté, du rouge partout, sur le menton, la bouche, le col, le lavabo cramoisi, et j’avais du sang sur les mains — cette fois ça y est, ils avaient gagné, j’avais littéralement du sang sur les mains — et ça m’a donné une idée, alors j’ai écrit sur les murs de leurs chiottes «Pigs», «PIGS» sur la porte, et je suis sorti dans le couloir, pigs sur le contreplaqué, pigs sur la moquette, pigs dans l’ascenseur, et je me suis enfui, je crois que les caméras de surveillance doivent avoir immortalisé cet instant glorieux. Le jour où j’ai baptisé le capitalisme de mon propre sang.

6

Oups! Le Président de mon agence vient d’entrer dans mon bureau. Il porte un pantalon blanc, un blazer marine avec une pochette blanche et des boutons dorés, une chemise à carreaux roses en vichy (évidemment). J’ai à peine eu le temps de faire disparaître ce texte de mon écran. Il m’a tapé sur l’épaule avec paternalisme: «Alors, ça usine sec?» Philippe m’aime bien car il subodore que j’ai conservé une certaine distance avec ce métier. Il sait que sans moi il n’est rien — et c’est réciproque: moi, sans lui, adieu l’île déserte, la coke et les putes (Véronika alanguie sur Fiona engodée, avec moi dans Véronika). Il fait partie des gens que je regretterai quand je serai grillé avec l’ensemble de la publicité française dès la parution de cet opuscule. Il me paie cher pour me prouver son amour. Je le respecte parce qu’il a un plus grand appartement que moi. Là il me tape sur l’épaule bizarrement, et me souffle à l’oreille d’une voix tendue:

— Dis-moi… T’es fatigué en ce moment?

Je hausse les épaules:

— Depuis que je suis né.

— Octave, tu sais qu’on t’adore ici. Mais fais un peu gaffe, il paraît que tu as pété un câble ce matin chez Madone. Duler m’a appelé pour gueuler et j’ai dû envoyer une équipe de nettoyage pour effacer tes oeuvres d’art. Peut-être que tu devrais prendre du repos…

— Tu ne crois pas qu’il faudrait plutôt me virer?

Philippe rigole, me tape encore dans le dos.

— Tout de suite les grands mots. Il n’en est pas question, on apprécie trop ton talent. Ta présence fait beaucoup de bien à la Rosse — tu sais que les Américains ont adoré les films Orangina-Cola et ta baseline «C’EST BEAUCOUP TROP WONDERFUL» a obtenu un bon score Ipsos — mais simplement peut-être qu’il faut que tu ailles moins souvent chez le client, pas vrai?

— Attends, j’ai été très calme: ce débile de Duler m’a sermonné avec le «spamming» sur le web, j’aurais très bien pu demander à Charlie de lui envoyer un virus «cheval de Troie» en pièce jointe par e-mail pour dézinguer son système. Ça lui aurait coûté plus cher qu’un ravalement des chiottes.

Philippe est sorti en gloussant très fort, signe chez lui qu’il n’a pas compris une vanne. Ce qui est néanmoins de bon augure pour mon licenciement, c’est que le pédégé soit venu me sermonner en personne parce que lui aussi aurait très bien pu le faire par cc-mail sur l’intranet. Les gens se parlent de plus en plus rarement; en général, quand on se force à dire la vérité en face, c’est qu’il est PRESQUE trop tard.

7

Les gens me demandent souvent pourquoi les créatifs sont surpayés. Un pigiste qui met une semaine à rédiger un article pour Le Figaro va être payé cinquante fois moins qu’un rédac qui prend dix minutes pour pondre une affiche en free-lance. Pourquoi? Tout simplement parce que le rédac fait un boulot qui rapporte plus de fric. L’annonceur dispose d’un budget annuel de plusieurs dizaines ou centaines de millions à dépenser en publicité. L’agence calcule ses honoraires en pourcentage de l’achat d’espace: en général une commission de 9 % (autrefois c’était 15 % mais les annonceurs se sont aperçus de l’arnaque). En réalité, les créatifs sont sous-payés par rapport à ce qu’ils rapportent. Quand on voit l’argent qui leur passe sous le nez, les sommes qu’ils permettent à leurs employeurs de brasser, en regard leur salaire paraît infime. D’ailleurs si un concepteur demande une faible rémunération, il sera pris pour un rigolo. Un jour, en sortant d’une réunion avec Marc Marronnier, je lui ai posé la question:

— Pourquoi tout le monde écoute Philippe et pas moi?

— Parce que, m’a-t-il répondu du tac au tac, Philippe gagne 50 000 euros par mois, et pas toi.

Créatif n’est pas un métier où l’on doit justifier son salaire; c’est un job où ton salaire te justifie. Comme chez les animateurs de télé, la carrière est très éphémère. C’est pourquoi un créatif touche en quelques années ce qu’un individu normal gagne en une vie entière. Il y a toutefois une différence de taille entre la pub et la télé: un créatif met un an à faire un film de trente secondes alors qu’un animateur télé met trente secondes à concevoir un programme d’un an.

Et puis, créatif n’est pas un boulot si facile. La réputation de ce métier souffre de son apparente simplicité. Tout le monde croit qu’il peut en faire autant. La réunion de ce matin vous donne pourtant une idée de la difficulté de ce job. Si nous poursuivons notre comparaison avec le pigiste du Figaro, le travail du créatif c’est un peu comme si son article était corrigé par le rédacteur en chef adjoint, puis le rédacteur en chef, puis le directeur de la rédaction, puis relu et modifié par tous les gens mentionnés dans son texte, puis lu en public devant un échantillon représentatif du lectorat du journal, avant d’être modifié à nouveau, le tout avec 90 chances sur 100 de ne pas être publié au bout du compte. Connaissez-vous beaucoup de journalistes qui accepteraient de subir pareil traitement? C’est aussi pour ça que nous sommes si bien payés.

A un moment, il faut bien que quelqu’un fabrique les publicités que vous voyez partout: le Président de l’agence et ses directeurs commerciaux les vendent à leurs clients annonceurs, on en parle dans la presse, on les parodie à la téloche, on les dissèque dans les bureaux d’études, elles font grimper la notoriété du produit et ses chiffres de vente par la même occasion. Mais à un moment, il y a un jeune con assis sur sa chaise qui les a imaginées dans sa petite tête et ce jeune con il vaut cher, très cher, parce qu’il est le Maître de l’Univers, comme je vous l’ai déjà expliqué. Ce jeune con se situe à la pointe extrême de la chaîne productiviste, là où toute l’industrie aboutit, là aussi où la bagarre économique est la plus âpre. Des marques imaginent des produits, des millions d’ouvriers les fabriquent dans des usines, on les distribue dans des magasins innombrables. Mais toute cette agitation ne servirait à rien si le jeune con sur sa chaise ne trouvait pas comment écraser la concurrence, gagner la compétition, convaincre les acheteurs de ne pas choisir une autre marque. Cette guerre n’est pas une activité gratuite, ni un jeu de dilettante. On ne fait pas ces choses-là en l’air. Il se passe quelque chose d’assez mystérieux quand, avec Charlie, le directeur artistique assis en face de moi, nous sentons que nous avons trouvé une idée pour fourguer une fois de plus un produit inutile dans le panier de la ménagère pauvre. Tout d’un coup, on se regarde avec des yeux complices. La magie est accomplie: donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter une nouvelle chose dont ils n’avaient pas besoin dix minutes auparavant. A chaque fois, c’est la première fois. L’idée vient toujours de nulle part. Ce miracle me bouleverse, j’en ai les larmes aux yeux. Il devient vraiment urgent que je me fasse lourder.

Mon titre exact, c’est concepteur-rédacteur; ainsi appelle-t-on, de nos jours, les écrivains publics. Je conçois des scénarios de films de trente secondes et des slogans pour les affiches. Je dis «slogans» pour que vous compreniez mais sachez que le mot «slogan» est complètement has-been. Aujourd’hui on dit «accroche» ou «titre». J’aime bien «accroche» mais «titre» est plus frime. Les rédacteurs les plus snobs disent tous «titre», je ne sais pas pourquoi. Du coup, moi aussi je dis que j’ai pondu tel ou tel «titre» parce que si tu es snob tu es augmenté plus souvent. Je bosse sur huit budgets: un parfum français, une marque de fringues démodées, des pâtes italiennes, un édulcorant de synthèse, un téléphone portable, un fromage blanc sans matière grasse, un café soluble et un soda à l’orange. Mes journées s’écoulent comme une longue séance de zapping entre ces huit différents incendies à éteindre. Je dois sans cesse m’adapter à des problèmes différents. Je suis un caméléon camé.

Je sais que vous n’allez pas me croire mais je n’ai pas choisi ce métier seulement pour l’argent. J’aime imaginer des phrases. Aucun métier ne donne autant de pouvoir aux mots. Un rédacteur publicitaire, c’est un auteur d’aphorismes qui se vendent. J’ai beau haïr ce que je suis devenu, il faut admettre qu’il n’existe pas d’autre métier où l’on puisse s’engueuler pendant trois semaines à propos d’un adverbe. Quand Cioran écrivit: «Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule», se doutait-il qu’il parlait du monde des concepteurs-rédacteurs?

Le concepteur-rédacteur travaille en équipe avec un directeur artistique. Les directeurs artistiques aussi ont trouvé un truc pour faire snob: ils disent qu’ils sont «A.D». (abréviation de «Art Director»). Ils pourraient dire «D.A»., mais non, ils disent «A.D»., l’abréviation britannique. Bon, je ne vais pas vous expliquer tous les tics de la pub, on n’est pas là pour ça, vous n’avez qu’à lire les vieilles bédés de Lauzier ou regarder à la télé (souvent le dimanche soir) les comédies des années 70, où le rôle du publicitaire est toujours interprété par Pierre Richard. A l’époque, la pub faisait rire. Aujourd’hui elle ne fait plus marrer personne. Ce n’est plus une joyeuse aventure mais une industrie invincible. Travailler dans une agence est devenu à peu près aussi excitant qu’être expert-comptable.

Bref, il est passé le temps où les pubeux étaient des saltimbanques bidon. Désormais ce sont des hommes d’affaires dangereux, calculateurs, implacables. Le public commence à s’en apercevoir: il évite nos écrans, déchire nos prospectus, fuit nos Abribus, tague nos 4 x 3. On nomme cette réaction la «publiphobie». C’est qu’entre-temps, telle une pieuvre, la réclame s’est mise à tout régenter. Cette activité qui avait démarré comme une blague domine désormais nos vies: elle finance la télévision, dicte la presse écrite, règne sur le sport (ce n’est pas la France qui a battu le Brésil en finale de la Coupe du Monde, mais Adidas qui a battu Nike), modèle la société, influence la sexualité, soutient la croissance. Un petit chiffre? Les investissements publicitaires des annonceurs en 1998 dans le monde s’élèvent à 2 340 milliards de francs (même en euros, c’est une somme). Je peux vous certifier qu’à ce prix-là, tout est à vendre — surtout votre âme.

8

Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. Toute la journée, je mâche du chewing- gum sans chewing-gum. La nuit, je vais dans des soirées où personne ne me voit.

Pourquoi les Américains contrôlent-ils le monde? Parce qu’ils contrôlent la communication. Je suis venu dans cette agence américaine parce que je savais que Marc Marronnier y bossait. L’agence s’appelle Rosserys & Witchcraft mais tout le monde dit «la Rosse». C’est la filiale française du premier groupe mondial de publicité, fondé à New York en 1947 par Ed Rosserys et John Witchcraft (5,2 milliards de dollars de marge brute cumulée en 1999). L’immeuble a dû être construit dans les années 70: à l’époque, le look «paquebot» était à la mode. Il y a une grande cour intérieure et des tuyaux jaunes un peu partout, le style hésite entre Beaubourg et Alcatraz, mais se situe à Boulogne-Billancourt, ce qui est moins classe que Madison Avenue. Autour des deux initiales géantes «R amp;W» qui trônent dans le hall, toutes les plantes vertes sont en plastique. Des mecs marchent vite avec des dossiers sous le bras. Des filles potables parlent dans des téléphones portables. Tous se sentent investis d’une mission: redorer le blason d’un papier toilette, lancer un nouveau potage en poudre, «consolider le repositionnement optimisé l’an passé sur le segment margarine», «explorer de nouveaux territoires sur le saucisson sec»… Une fois, il m’est arrivé de surprendre une commerciale enceinte qui pleurait dans un couloir. (Les commerciales se cachent pour pleurer.) J’ai joué le mec serviable, lui ai proposé un gobelet d’eau glacée, un Kleenex, une main au cul. Rien à faire: elle s’est forcée à sourire mais j’ai senti qu’elle avait honte de craquer devant quelqu’un.

— Cette nuit, j’ai rêvé que mes pieds marchaient tout seuls et qu’ils m’emmenaient à la Rosse. J ’essayais de lutter mais ils étaient sur pilotage automatique… Mais ça va, je t’assure, c’est rien, ça va passer.

Elle m’a demandé de ne pas le répéter à son chef, m’assura qu’elle pétait le feu, que ça n’avait rien à voir avec son job mais que sa grossesse la fatiguait, voilà tout. Elle s’est remaquillée, puis a déguerpi au pas de course. C’est ainsi que je me suis aperçu que j’émargeais dans une secte inhumaine qui transformait les femmes enceintes en robots rouilles.

Marc Marronnier me tape dans la main pour me saluer.

— Salut fumiste! Toujours en train d’écrire ton roman payé par l’agence pour détruire la pub?

— Et comment! C’est toi qui m’as tout appris!

Le pire c’est que c’est vrai. Marronnier est directeur de création de la Rosse et pourtant il publie des bouquins, passe à la télé, divorce, écrit des critiques littéraires dans un hebdomadaire à scandale… Il fait plein de trucs et encourage ses employés à en faire autant, soi-disant pour «s’aérer l’esprit» (mais moi je sais que c’est pour les empêcher de devenir dingues). Marronnier est un peu fini dans la profession mais à une époque c’était un sacré winner: Lions à Cannes, couverture de Stratégies, V Prix au Club des A.D… Il est l’auteur de plusieurs signatures assez connues: «ET VOUS, C’EST QUOI VOTRE TÉLÉPHONE?» pour Bouygues Telecom, «QUITTE A AIMER LE SON, AUTANT AVOIR L’IMAGE» pour MCM, «REGARDEZ-MOI DANS LES YEUX, j’Ai DIT LES YEUX» pour Wonderbra, «UNE PARTIE DE VOUS-MÊME EN MEURT D’ENVIE, L’AUTRE N’A QU’A FERMER SA GUEULE» pour Ford. La plus connue reste quand même «CAFÉ MAMIE. IL Y A SÛREMENT UN MEILLEUR CAFÉ. DOMMAGE QU’IL N’EXISTE PAS». Putain, ça semble facile mais fallait le trouver, plus c’est simple plus c’est compliqué à débusquer. Les plus belles signatures sont d’une évidence désarmante: «IL FAUDRAIT ÊTRE FOU POUR DÉPENSER PLUS», «CE QU’IL FAIT A L’INTÉRIEUR SE VOIT A L’EXTÉRIEUR», «L’EAU, L’AIR, LA VIE», «DU PAIN, DU VIN, DU BOURSIN», «100 % DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE», «CONJUGUONS NOS TALENTS», «LA VIE EST TROP COURTE POUR S’HABILLER TRISTE», «IL N’Y A QUE MAILLE QUI M’AILLE», «SEB C’EST BIEN», «C’EST POURTANT FACILE DE NE PAS SE TROMPER», «VOUS NE VIENDREZ PLUS CHEZ NOUS PAR HASARD», «PARCE QUE JE LE VAUX BIEN», «NE PASSONS PAS A CÔTÉ DES CHOSES SIMPLES», «QUELQUES GRAMMES DE FINESSE DANS UN MONDE DE BRUTES», «CE N’EST PAS PARCE QUE C’EST DÉJÀ FAIT QU’IL NE FAUT RIEN FAIRE» et bien sûr «JUST DO IT», la meilleure de l’Histoire du Business. (Quoique, à la réflexion, ma préférée reste: «HYUNDAI. PREPARE TO WANT ONE». C’est la plus honnête. Autrefois quand on torturait les gens, on leur disait «tu vas parler»; maintenant «tu vas vouloir». La douleur est supérieure car plus lancinante.)

Marronnier connaît bien les coulisses du métier. C’est lui qui m’a appris les règles non écrites, celles qu’on ne vous enseignera jamais à Sup de Pub: je me suis amusé à les imprimer sur une feuille A4 que j’ai punaisée au-dessus de mon iMac.


LES DIX COMMANDEMENTS DU CRÉATIF:

1) Un bon créatif ne s’adresse pas aux consommateurs mais aux 20 personnes à Paris susceptibles de l’embaucher (les directeurs de création des 20 meilleures agences de pub). Par conséquent, remporter un prix à Cannes ou au Club des AD est bien plus important que faire gagner des parts de marché à son client.

2) La première idée est la meilleure mais il faut toujours exiger trois semaines de délai avant de la présenter.

3) La pub est le seul métier où l’on est payé pour faire moins bien. Quand tu présentes une idée géniale et que l’annonceur veut l’abîmer, pense très fort à ton salaire, puis bâcle une bouse sous sa dictée en trente secondes chrono et rajoute des palmiers dans le storyboard pour partir tourner le film une semaine à Miami ou au Cap.

4) Toujours arriver en retard aux réunions. Un créatif à l’heure n’est pas crédible. En entrant dans la salle où tout le monde l’attend depuis trois quarts d’heure, il ne doit surtout pas s’excuser mais dire plutôt: «Bonjour je n’ai que trois minutes à vous consacrer». Ou alors citer cette phrase de Roland Barthes: «Ce n’est pas le rêve qui fait vendre, c’est le sens». (Variante moins chic: citer «la laideur se vend mal» de Raymond Loewy). Les clients se diront qu’ils en ont pour leur argent. Ne jamais oublier que les annonceurs vont dans les agences parce qu’ils sont incapables d’avoir des idées, qu’ils en souffrent et qu’ils nous en veulent. C’est pourquoi les créatifs doivent les mépriser: les chefs de produit sont masochistes et jaloux. Ils nous paient pour les humilier.

5) Quand on n’a rien préparé, il faut parler le dernier et reprendre à son compte ce que les autres ont dit. Dans toute réunion, c’est toujours le dernier qui a parlé qui a raison. Ne jamais perdre de vue que le but d’une réunion est de laisser les autres se planter.

6) La différence entre un senior et un junior, c’est que le senior est mieux payé et travaille moins. Plus t’es payé cher, plus on t’écoute, et moins tu parles. Dans ce métier, plus tu es important, plus il faut la fermer — car moins tu causes, plus on te croit génial. Corollaire: pour vendre une idée au DC (Directeur de Création), le créatif doit SYSTÉMATIQUEMENT faire croire au DC que c’est le DC qui l’a eue. Pour cela, il doit commencer ses présentations par des phrases du type: «J’ai bien réfléchi à ce que tu m’as dit hier et…» ou «J’ai rebondi sur ton idée de l’autre jour et…» ou encore «Je suis revenu à ta piste initiale et…», alors que, bien sûr, il va de soi que le DC n’a rien dit hier, ni eu d’idée l’autre jour et encore moins défini de piste initiale.

6bis) Autre moyen de reconnaître un junior d’un senior: le junior dit des blagues drôles qui ne font rire personne, alors que le senior sort des vannes pas drôles qui font rire tout le monde.

7) Cultive l’absentéisme, arrive au bureau à midi, ne réponds jamais quand on te dit bonjour, prends trois heures pour déjeuner, sois injoignable à ton poste. Si on t’en fait le moindre reproche, dis: «Un créatif n’a pas d’horaires, il n’a que des délais».

8) Ne jamais demander son avis à personne sur une campagne. Si on demande son avis à quelqu’un, il risque TOUJOURS de le donner. Et une fois qu’il l’a donné, il n’est PAS IMPOSSIBLE que tu doives en tenir compte.

9) Tout le monde fait le travail de la personne du dessus. Le stagiaire fait le travail du concepteur qui fait le travail du DC qui fait le travail du Président. Plus tu es important, moins tu bosses (voir commandement 6). Jacques Séguéla a vécu vingt ans sur le dos de «la Force Tranquille» qui est une formule de Léon Blum récupérée par deux créatifs de son agence dont personne ne se souvient. Philippe Michel est connu du grand public pour les affiches «Demain j’enlève le haut, Demain j’enlève le bas» qui étaient une idée de son employé Pierre Berville. REFILE tout ton boulot à un stagiaire: si ça plaît, tu t’en attribueras le mérite; si ça se plante, c’est lui qui sera lourde. Les stagiaires sont les nouveaux esclaves: non rémunérés, taillables et corvéables à merci, licenciables du jour au lendemain, apporteur de cafés, photocopieurs à pattes — aussi jetables qu’un rasoir Bic.

10) Quand un collègue créatif te soumet une bonne annonce, surtout ne pas montrer que tu admires sa trouvaille. Il faut lui dire qu’elle est nulle à chier, invendable, ou que c’est un vieux coup, déjà fait dix mille fois, ou pompé sur une vieille campagne anglaise. Quand il te montre une annonce nulle à chier, lui dire «j’adore l’idée» et faire semblant d’être très envieux.


Maintenant que Marronnier dirige la création de l’agence, il a oublié tous ses préceptes. Quand ses créatifs lui montrent une campagne, il grommelle «pônul» ou «pôsur». «Pônul» signifie que ça lui plaît et qu’on sera promu avant la fin de l’année. «Pôsur» veut dire qu’il faut trouver autre chose sous peine d’être placardisé dans les plus brefs délais. Au fond, le travail de directeur de la création n’est pas très sorcier: il suffit de savoir marmonner correctement «pônul» et «pôsur». Parfois, je me demande même si Marc ne prononce pas ses sentences au hasard, en tirant à pile ou face dans sa tête.

Il m’a contemplé avec un certain attendrissement avant d’interrompre ma rêverie:

— Paraît que t’as déconné ce matin chez Madone?

Alors je lui ai sorti cette tirade tout en la tapant sur mon clavier pour vous permettre de la lire:

– Écoute, Marc, tu le sais, TOUS les créatifs deviennent cinglés: notre boulot est trop frustrant, on se fait tout jeter à la gueule, c’est de pire en pire. Le plus gros client de l’agence, c’est la poubelle. Qu’est-ce qu’on trime pour elle! Regarde la tête résignée des vieux publicitaires, leurs yeux sans espoir. Au bout d’un certain nombre de créations refusées, on devient complètement désabusé, même si on fait semblant de s’en foutre, ça nous ronge. Déjà qu’on est tous des artistes ratés, en plus on nous force à ravaler notre amour-propre et remplir nos tiroirs avec des maquettes jetées. Tu me diras: c’est mieux que bosser à l’usine. Mais l’ouvrier sait qu’il fabrique quelque chose de tangible, tandis que le «créatif» doit assumer un titre ronflant, un nom ridicule qui ne lui sert qu’à brasser du vent et tapiner. D’ailleurs tous ceux qui bossent ici sont alcooliques, dépressifs ou drogués. L’après-midi ils titubent, vocifèrent, jouent au jeu vidéo pendant des heures, fument des pétards, chacun a sa méthode pour s’en tirer. J’en ai même vu un tout à l’heure qui jouait à faire le funambule sur une poutre à quinze mètres au-dessus du vide. Quant à moi, j’en ai plein le pif, mes dents grincent, mon visage est parcouru de tics et je sue des joues. Mais je proclame ceci au nom de cette cohorte souffreteuse: mon livre vengera toutes les idées assassinées.

Marronnier m’écoute avec compassion, tel le médecin qui s’apprête à annoncer à son patient que le résultat du test HIV est positif. A la fin de mon envoi, il touche.

— T’as qu’à démissionner, dit-il en sortant de mon bureau.

M’en fous, je persévérerai et ne démissionnerai pas. La démission, ce serait comme de déclarer forfait avant la fin d’un match de boxe. Je préfère finir K.-O. et qu’on m’emmène sur une civière. De toute façon il ment: personne ici ne me laisserait claquer la porte; si je me barrais, comme dans la série Le Prisonnier, ils ne cesseraient de me questionner: «Pourquoi avezvous démissionné?» Je me suis toujours demandé pourquoi les dirigeants du Village posaient sans cesse cette question au Numéro 6. Aujourd’hui je sais. Parce que la grande interrogation du siècle est bel et bien celle-là, dans notre monde terrorisé par le chômage et organisé dans le culte du travail: «POURQUOI AVEZ-VOUS DÉMISSIONNÉ?» Je me souviens qu’à chaque générique de la série, j’admirais le sourire narquois de Patrick McGoohan qui gueulait «je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre!» Aujourd’hui nous sommes tous le Numéro 6. Nous nous battons tous pour être en CDI (Contrat de Dépendance Infinie). Et si on plaque son travail, à tout moment, sur l’île salvatrice, au milieu des putes cocaïnées, on risque de voir rebondir une grosse boule blanche sur la plage, chargée de nous ramener au bureau en rugissant: «POURQUOI AVEZ-VOUS DÉMISSIONNÉ?»

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En ce temps-là, on mettait des photographies géantes de produits sur les murs, les arrêts d’autobus, les maisons, le sol, les taxis, les camions, la façade des immeubles en cours de ravalement, les meubles, les ascenseurs, les distributeurs de billets, dans toutes les rues et même à la campagne. La vie était envahie par des soutiens-gorge, des surgelés, des shampooings antipelliculaires et des rasoirs triple lame. L’oeil humain n’avait jamais été autant sollicité de toute son histoire: on avait calculé qu’entre sa naissance et l’âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350 000 publicités. Même à l’orée des forêts, au bout des petits villages, en bas des vallées isolées et au sommet des montagnes blanches, sur les cabines de téléphérique, on devait affronter des logos «Castorama», «Bricodécor», «Champion Midas» et «La Halle aux Vêtements». Jamais de repos pour le regard de l’homo consommatus.

Le silence aussi était en voie de disparition. On ne pouvait pas fuir les radios, les télés allumées, les spots criards qui bientôt s’infiltreraient jusque dans vos conversations téléphoniques privées. C’était un nouveau forfait proposé par Bouygues Telecom: le téléphone gratuit en échange de coupures publicitaires toutes les 100 secondes. Imaginez: le téléphone sonne, un policier vous apprend la mort de votre enfant dans un accident de voiture, vous fondez en larmes et au bout du fil, une voix chante «Avec Carrefour je positive». La musique d’ascenseur était partout, pas seulement dans les ascenseurs. La sonnerie des portables stridulait dans le TGV, dans les restaurants, dans les églises et même les monastères bénédictins résistaient mal à la cacophonie ambiante. (Je le sais: j’ai vérifié.) Selon l’étude mentionnée plus haut, l’Occidental moyen était soumis à 4 000 messages commerciaux par jour.

L’homme était entré dans la caverne de Platon. Le philosophe grec avait imaginé les hommes enchaînés dans une caverne, contemplant les ombres de la réalité sur les murs de leur cachot. La caverne de Platon existait désormais: simplement elle se nommait télévision. Sur notre écran cathodique, nous pouvions contempler une réalité «Canada Dry»: ça ressemblait à la réalité, ça avait la couleur de la réalité, mais ce n’était pas la réalité. On avait remplacé le Logos par des logos projetés sur les parois humides de notre grotte.

Il avait fallu deux mille ans pour en arriver là.


ET MAINTENANT UNE PAGE DE PUBLICITÉ

LA SCÈNE SE PASSE A LA JAMAÏQUE.

TROIS RASTAS SONT ALLONGÉS SOUS UN COCOTIER, LE VISAGE PLANQUÉ SOUS LEURS DREADLOCKS. ILS ONT VISIBLEMENT FUMÉ D’ÉNORMES JOINTS DE GANJA ET SONT COMPLÈTEMENT DÉFONCÉS. UNE GROSSE BLACK S’APPROCHE D’EUX EN S’ÉCRIANT:

— HEY BOYS, IL FAUT ALLER TRAVAILLER MAINTENANT! LES TROIS REGGAE MEN NE BRONCHENT PAS. ILS SONT ÉVIDEMMENT TROP CASSÉS POUR LEVER LE PETIT DOIGT ILS LUI SOURIENT ET HAUSSENT LES ÉPAULES MAIS LA GROSSE DONDON INSISTE:

— DEBOUT! FINIE LA SIESTE! AU BOULOT LES GARS!

COMME ELLE VOIT QUE LES TROIS «BROTHERS» NE BOUGENT TOUJOURS PAS, EN DÉSESPOIR DE CAUSE, ELLE BRANDIT UN POT DE DANETTE. EN VOYANT LA CRÈME DESSERT AU CHOCOLAT, LES TROIS RASTAMEN SE LÈVENT INSTANTANÉMENT EN CHANTANT LA CHANSON DE BOB MARLEY: «GET UP, STAND UP». ILS DANSENT SUR LA PLAGE EN DÉGUSTANT LE PRODUIT

PACKSHOT DANETTE AVEC SIGNATURE: «ON SE LÈVE TOUS POUR DANETTE».

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