III. IL

«Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires: faire du monde une seule et immense entreprise».

RENÉ-VICTOR PILHES, L’Imprécateur, 1974.

1

Un milliard de personnes vivent dans des bidonvilles, selon la Croix-Rouge, mais cela n’a pas empêché Octave de retrouver l’appétit: regardez-le se ronger les ongles; c’est un début.

Marronnier l’a envoyé un mois en cure de désintoxication à la Maison de santé Bellevue (8, rue du Onze-Novembre à Meudon) parce que le Centre de Kate Barry à Soissons affichait complet. Les patrons de création sont comme les médecins-dealers du Tour de France: ils dopent leurs champions pour la performance et les réparent quand ils se cassent la gueule. Voilà pourquoi Octave est passé d’HP en HP — d’Hôtel Particulier en Hôpital Psychiatrique.

Chaque matin, il marche dans le parc, slalome entre les chênes centenaires et les malades mentaux. Il ne lit que des écrivains suicidés: Hemingway, Kawabata, Gary, Chamfort, Sénèque, Rigaut, Pétrone, Pavese, Lafargue, Crevel, Zweig, Drieu, Montherlant, Mishima, Debord, Lamarche-Vadel, sans oublier les filles: Sylvia Plath et Virginia Woolf. (Quelqu’un qui ne lit que des auteurs suicidés est quelqu’un qui lit beaucoup.) Pour déconner, ses assistants lui ont envoyé un paquet de farine Francine par Chronopost. Son psychiatre-traitant n’a pas apprécié la plaisanterie. Charlie a téléchargé sur son iBook le film vidéo d’une nana avec un poing dans la chatte et un autre dans le cul. Il s’est remis à sourire. Son traitement expérimental au BP 897 devrait le débarrasser totalement du manque de cocaïne. Si tout se passe bien, il pourra bientôt regarder une Carte bleue sans éternuer.

Au réfectoire, il croise de nouvelles maladies. Par exemple, son voisin d’étage lui explique qu’il est sidophile (une nouvelle perversion sexuelle).

— Je filmais des filles qui se faisaient sauter sans capote par un complice atteint du sida. La fille, bien sûr, n’était jamais au courant. Après je la filmais à la sauvette quand elle allait dans un labo pour chercher ses résultats de test. Le moment qui me faisait jouir, c’est quand la fille découvrait qu’elle était séropositive. J’éjaculais quand elle ouvrait l’enveloppe. La sidophilie, c’est moi qui l’ai inventée. Si tu savais comme c’était bon de les voir fondre en larmes à la sortie du laboratoire d’analyses avec leur feuille «HIV +» à la main. Mais j’ai arrêté car la police a pris toutes mes cassettes. J’ai fait de la prison et après on m’a mis ici. De toute façon je vais mourir bientôt. Mais là je vais bien là, je vais bien. Je vais bien. Là ça va bien là je vais bien je vais bien je vais bien je vais bien je vais bien là je vais bien.

Il a buggé, bave un peu de purée de carottes sur son menton duveteux.

— Moi aussi, dit Octave, je suis atteint d’une psychopathie sexuelle assez bizarre. Je suis passéphile.

— Ah? Ben alors c’est quoi ça?

— Une perversion qui consiste à être obsédé par une ex. Mais moi aussi je vais bien je vais très bien là ça va ça va bien bien là très bien je vais bien bien bien bien.

Sophie n’est pas venue lui rendre visite. Était-elle seulement au courant de son hospitalisation? Au bout de trois semaines, Octave a ri plusieurs fois en regardant les schizophrènes grimacer dans le jardin: ce spectacle lui a rappelé l’agence.

— La vie se compose d’arbres, de maniaco-dépressifs et d’écureuils.

Oui, on peut dire qu’il va mieux maintenant: il se branle six fois par jour. (En songeant à Anastasia qui pourlèche le con d’Edwina qui boit son sperme.) (Bon, d’accord, Octave n’est peut-être pas complètement rétabli.)

De toute manière, il était temps pour lui de changer. Il était beaucoup trop années 80 avec sa coke, ses costumes noirs, sa thune et son cynisme à deux balles. La mode avait évolué: il ne fallait plus étaler sa réussite et son travail mais faire semblant d’être pauvre et avoir l’air d’un glandeur. Le profil bas était de rigueur dans les premières années du nouveau siècle. Les stakhanovistes professionnels cherchaient à ressembler le plus possible à des chômeurs fauchés. Terminé le style Séguéla-bruyant-bronzé-gourmetté-vulgaire et les pubs avec des stores vénitiens ou un ventilateur au plafond filmées par Ridley Scott. Il y a eu des modes dans la pub comme partout: dans les années 50, c’était le calembour; dans les années 60, la comédie; dans les années 70, la bande de jeunes; dans les années 80, le spectacle; dans les années 90, le décalage.

Désormais il fallait porter une vieille paire d’Adidas, un tee-shirt Gap troué, un jean Helmut Lang crade, et tailler sa barbe tous les jours pour qu’elle ait l’air d’en avoir trois. Il fallait avoir les cheveux gras, des rouflaquettes, un bonnet, et tirer la gueule comme dans le magazine Dazed amp; Confused, et vendre des films en noir et blanc où des anorexiques dégingandés jouent de la guitare torse nu. (Ou alors des limousines qui roulent au ralenti sur fond verdâtre avec des couleurs saturées et des gosses portoricains qui jouent au volley- ball sous la pluie.) Plus on était monstrueusement bourré de fric (avec Internet les fortunes avaient pris trois zeros supplémentaires), plus on avait l’air d’un SDF. Tous les nouveaux milliardaires portaient des baskets pourries. Octave a d’ailleurs décidé qu’il ira dès sa sortie de l’asile demander des conseils en stylisme à son sosie clodo.

— Curieuse impression: quand j’étais petit, l’an 2000 c’était de la science-fiction. J’ai dû grandir parce qu’à présent c’est l’an dernier.

Octave a eu le temps de méditer dans cette grande maison fin XIXe. Il semble qu’à Meudon le temps passe plus lentement. Octave déambule sur la pelouse et ramasse un caillou âgé de deux mille ans. Contrairement aux tubes de dentifrice, les cailloux ne meurent jamais. Il le balance au loin, sous un arbre; il y sera encore au moment où vous lirez ces lignes. Le caillou passera peut-être les 2 000 prochaines années au même endroit. C’est comme ça: Octave est jaloux d’une pierre. Il note:

Donne-moi tes cheveux

Ton corps vigoureux

Le sel de tes yeux

Leur bleu rigoureux

mais, n’ayant personne à qui adresser ce quatrain, il l’offre à son ami sidophile avant de quitter la maison Bellevue.

— Envoie-le à une de tes victimes. Tu verras, cela peut être excitant de regarder la réaction d’une femme qui lit autre chose qu’un résultat positif de test HIV.

— Fais voir… Ah non, t’es fou, non non, il fait trop sériai killer ton poème.

2

Octave a attendu le séminaire au Sénégal pour faire son come-back entrepreneurial. La Rosse est comme une armée: de temps à autre, il lui faut des «quartiers libres»; elle les appelle des «séminaires de motivation». Cela donne 250 personnes dans des autobus qui roulent vers l’aéroport de Roissy. Beaucoup de dactylographes mariées (sans leurs maris), des comptables neurasthéniques (avec leur anxiolytique), des dirigeants paternalistes, une standardiste sévèrement lochée, un boudin devenu canon depuis qu’elle se tape le DRH et quelques créatifs qui se forcent à rire pour ressembler à des créatifs. On chante comme au karaoké — au besoin, on invente les paroles. On s’interroge: qui couchera avec qui? Octave attend beaucoup des prostituées locales dont Dorothy O’Leary, une amie reporter à France 2, lui a vanté les charmes. Quant à Odile, 18 ans, dos nu, bandeau dans les cheveux, mules aux pieds, sac en jean en bandoulière, elle suce une Chupa-Chups au Coca-Cola. Et «se pose des questions». A quoi reconnaîton qu’une fille a 18 ans? Facile: elle n’a ni rides, ni poches sous les yeux, ses joues sont bien remplies comme celles des bébés, elle écoute Will Smith dans son Walkman et «se pose des questions».

Odile a été embauchée comme stagiaire rédac pendant l’absence d’Octave. Elle n’aime que l’argent et la célébrité mais fait semblant d’être naïve. Les nouvelles filles font toutes ça: garder toujours les lèvres entrouvertes et les yeux ébaubis comme Audrey Marnay dans une série photo de Terry Richardson; actuellement, le sommet de l’arrivisme consiste à feindre l’innocence.

Odile raconte à Octave comment elle s’est fait percer la langue toute seule un samedi après-midi:

— Non, il n’y a pas d’anesthésie, le tatoueur se contente de tirer ta langue avec une pince afin d’enfoncer son clou à l’intérieur. Mais je t’assure, c’est pas douloureux, juste un peu gênant pour manger, enfin au début, surtout que moi ça s’est infecté alors ça donnait un goût de pus à tout ce que je bouffais.

Elle garde ses lunettes noires («ce sont des verres correcteurs»), ne lit que des magazines anglo-saxons (Paper, Talk, Bust, Big, Bloom, Surface, Nylon, Sleazenation, Soda, Loop, Tank, Very, Composite, Frieze, Crac, Boom, Hue). Elle s’assied à côté d’Octave et quand elle retire son Walkman, c’est seulement pour dire qu’elle ne regarde plus la télé, «sauf Arte de temps en temps». Octave se demande ce qu’il fout là (toujours la même question depuis sa naissance).

Odile lui montre une tour qui jouxte l’autoroute:

— Regarde… La cité des 4000. C’est là que j’habite. Près du Stade de France. La nuit, avec les éclairages, c’est beau comme Indépendance Day.

Comme Octave ne répond pas, elle en profite pour comparer son épilation avec une collègue.

— Je suis allée chez l’esthéticienne ce matin. L’épilation laser, ça fait super mal, surtout le maillot. Mais enfin je suis contente d’être épilée à vie.

— Tu me feras penser à acheter de la crème épilatoire à l’aéroport.

— On arrive à quelle heure à Dakar?

— Vers minuit. Moi je fonce direct au night. On n’a que trois soirs, faut rentabiliser.

— Merde, j’ai oublié ma cassette de Lara Fabian!

— Dans l’avion, pour pas me déshydrater, je me démaquille, je me fais un peeling, et puis hop! la crème hydratante.

— Moi je me fais les ongles. Pendant que ceux des pieds sèchent, j’attaque ceux des mains.

Octave tente de rester concentré. Il faut tenir sans coco, accepter la réalité non boostée, il faut faire partie de la société, respecter les êtres, il faut jouer le jeu. Il veut sortir de l’hospice sous de bons auspices. C’est pourquoi il lance ce ballon-sonde:

— Les filles, ça vous dirait de tirer un coup avec moi, vite fait mal fait?

Elles le tancent et il aime ça.

— Pauvre nase.

— Plutôt crever.

Il sourit.

— Vous avez tort de refuser. Les filles disent souvent oui trop tard, quand les garçons ont renoncé, ou trop tôt, quand ils ne leur ont rien demandé.

— En plus je suis prêt à raquer jusqu’à cinq mille balles.

— Non mais vous entendez ça? Il nous traite de putes!

— Tu t’es vu? Même pas pour cent plaques.

Octave rit trop fort:

— Je vous signale que Casanova payait souvent ses maîtresses, il n’y a rien de déshonorant là-dedans.

Puis il leur montre l’échographie reçue par la poste.

— Regardez mon futur enfant. Vous ne me trouvez pas hyper-attendrissant tout à coup?

Mais il fait un bide mérité. La cité des 4 000 rétrécit dans le pare-brise arrière. Octave ne sait même plus draguer. Il n’y croit plus assez. S’il existe une chose qui n’est pas compatible avec l’ironie, c’est bien la séduction. L’une des filles lui demande:

— Tu n’aurais pas un magazine de décoration intérieure?

— Lequel: Newlook? Playboy? Penthouse?

— Ha. Ha. Toujours aussi drôle, mon pauvre Octave.

— Tu sais que tu deviens vulgaire. Je croyais qu’on t’avait réparé la tête.

— Apparemment le boulot n’est pas terminé. Tu alzheimes complètement.

Octave baisse les yeux et regarde ses pieds compressés dans une paire de souliers violets (valeur: un SMIC par pied). Puis il relève la tête et se lamente à voix haute:

— Trêve de plaisanteries. Avez-vous déjà songé, mesdemoiselles, que tous les gens que vous voyez, tous les cons que vous croisez dans leur bagnole, toutes ces personnes, absolument toutes, vont mourir, sans exception? Lui, là-bas, au volant de son Audi Quattro? Et elle, la quadragénaire survoltée qui vient de nous doubler en Mini Austin? Et tous les habitants de ces immeubles planqués derrière des murs antibruit inefficaces? Avez-vous seulement imaginé le monceau de cadavres empilés que cela représente? Depuis que la planète existe, 80 milliards d’êtres humains y ont séjourné. Gardez cette image à l’esprit. Nous marchons sur 80 milliards de morts. Avez-vous visualisé que tous ces sursitaires forment un gigantesque charnier futur, un paquet de corps puants à venir? La vie est un génocide.

Et ça y est, il a vraiment cassé l’ambiance. Il est content de lui. Il tripote sa boîte verte de Lexomil dans la poche de son blouson en daim Marc Jacobs. Elle le rassure, telle la pastille de cyanure du héros de la Résistance avant l’interrogatoire, rue Lauriston, soixante ans plus tôt.

3

L’avion est plein de publicitaires. S’il s’écrasait, ce serait un début de victoire pour la Sincérité. Mais la vie est ainsi faite que les avions de publicitaires ne s’écrasent pas. Les avions qui s’écrasent sont remplis de gens innocents, d’amoureux transis, de bienfaiteurs de l’humanité, d’Otis Redding, de Lynyrd Skynyrd, de Marcel Dadi, de John-John Kennedy. Ce qui confère tant d’arrogance aux communicateurs bronzés, c’est la certitude d’être à l’abri: ils craignent davantage les krachs boursiers que les crashs aériens. Octave sourit en tapant cette phrase sur son iBook. Il est important, il est riche, il a peur — tout cela est compatible. Il boit une vodka-tonic en classe Espace 127. («Dans l’Espace 127, vous découvrirez avec plaisir des sièges ergonomiques et confortables. Ils s’inclinent à 127 degrés, car c’est l’angle que prend naturellement le corps en état d’apesanteur. Equipés d’un téléphone, d’une vidéo individuelle et d’un casque compensateur de bruit, les sièges de l’Espace 127 vous offrent un confort idéal de travail et de détente», dit la bodycopie d’«Air France Madame».)

En Business Class, les planneurs stratégiques draguent les acheteuses d’art; les directeurs généraux adjoints baratinent les TV produceuses; un coordinateur international caresse la cuisse d’une directrice du développement. (Dans une entreprise, on reconnaît vite les filles qui couchent avec un collègue: ce sont les seules qui s’habillent sexy.) Cette partouze sert à «resserrer les liens entre le personnel de l’entreprise et optimiser la communication interne au sein de la ressource humaine». Octave a été éduqué pour accepter cet ordre des choses, et puis, la vie étant un bref laps de temps qu’on nous accorde sur un caillou qui tourne sans fin dans l’espace, pourquoi perdre ce bref laps de temps à remettre sans cesse en cause l’ORGANISATION? Mieux vaut accepter les règles du jeu.

— Nous sommes dressés pour accepter. Je surfe sur du creux. Y a-t-il ici quelqu’un qui voudra bien m’enculer une bonne fois pour toutes?

Autrefois ses provocations faisaient sourire; maintenant elles font de la peine.

— Après tout ce que les hommes ont fait pour lui, Dieu aurait tout de même pu se donner la peine d’exister, vous ne croyez pas?

Solitude dans la foule. Il interroge sans arrêt son téléphone mais celui-ci lui répète:

— «Votre boîte vocale ne contient aucun nouveau message».

Octave s’endort devant un film avec Tom Hanks (plus qu’un acteur: un somnifère). Il rêve d’une séance de shooting aux Bahamas où il inspecte de ses doigts les chattes épilées et dégoulinantes de Vanessa Lorenzo et Heidi Klum. Il ne grince plus des dents. Il se croit tiré d’affaire. Il s’imagine qu’il a du recul, du second degré, une distance par rapport à tout cela. Avec un soupir discret, il pollue son 501 de chez Lévi-Strauss (collection «Tristes Tropiques» automnehiver 2001).

Et l’Entreprise a atterri. L’Entreprise a récupéré ses bagages. L’Entreprise est remontée dans un autocar. L’Entreprise chantait des chansons de Fugain sans en saisir le pessimisme extrême: «Chante la vie chante / Comme si tu devais mourir demain», et: «Jusqu’à demain peut-être / Ou bien jusqu’à la mort». Octave comprend enfin pourquoi le vaisseau spatial de Star Trek se nomme VEnterprise: Rosserys et Witchcraft a des allures d’aéronef paumé dans le vide interstellaire à la recherche de vies extra-terrestres. En outre, pas mal de collègues ont les oreilles pointues.

A peine arrivée à l’hôtel, l’Entreprise se disperse: certaines productrices se jettent dans la piscine, d’autres se jettent sur des commerciaux, le reste va se coucher. Ceux qui n’ont pas sommeil vont danser au Roll’s avec Odile et tous ses seins. Octave les suit, commande une bouteille de Gordon’s et accepte de tirer sur un joint de ganja. Sur la plage, les choses sont clarifiées. Les blacks girls au rendez-vous. L’une d’elles lui dit:

— Viens dans ma loge.

Mais comme elle a l’accent de Conakry, Octave entend:

— Viens dans ma loche.

C’est rigolo. Le mensonge est réciproque, tout s’arrange. Il pose sa main sur son visage en murmurant:

— Chérie, les filles, je ne les baise pas: je préfère les perdre.

Sous haute protection de l’armée sénégalaise, le complexe touristique de Saly comprend quinze hôtels: l’agence a jeté son dévolu sur le Savana, qui cumule des dortoirs climatisés, deux piscines éclairées la nuit, des tennis, un mini-golf, un centre commercial, un casino et une discothèque, le tout au bord de l’océan Atlantique. L’Afrique a changé depuis les safaris d’Hemingway. Maintenant c’est principalement un continent que le monde occidental laisse mourir (le sida y a tué deux millions de personnes en 1998, principalement parce que les laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent les trithérapies — par exemple, l’américain Bristol-Myers-Squibb — refusent de baisser les prix de leurs médicaments). Un lieu idéal pour remotiver des cadres moyens: sur cette terre ravagée par le virus et la corruption, au coeur de guerres absurdes et de génocides récurrents, le petit personnel capitaliste reprend confiance dans le système qui le fait vivre. Il s’achète des masques typiques en bois d’ébène, se fabrique des souvenirs, croit parfois échanger des vues avec les autochtones, envoie des cartes postales ensoleillées pour rendre jalouses les familles coincées dans l’hiver parisien. On montre l’Afrique comme contre-exemple aux pubeux, pour qu’ils soient pressés de rentrer chez eux, soulagés de constater qu’il y a pire ailleurs. Le reste de l’année devient alors acceptable: l’Afrique sert d’antiappartement- témoin. Puisque les pauvres meurent, c’est que les riches ont raison de vivre.

On fend les vagues sur un scooter des mers, on prend des Polas, personne n’intéresse personne, tout le monde porte des tongs. En Afrique, un Blanc qui adresse la parole à un Noir n’a plus la condescendance raciste des colonisateurs d’antan; désormais c’est bien plus violent. Désormais, il a le regard apitoyé du prêtre qui administre l’extrême-onction à un condamné à mort.

4

Bribes de dialogues au bord de la piscine du Savana Beach Resort.

Une assistante de direction (s’ébrouant):

— Qu’est-ce qu’elle est bonne!

Octave:

— Toi aussi.

Une chargée du trafic (mordant dans une mangue):

— J’ai envie de sain.

Octave:

— Moi aussi.

Une directrice artistique junior (se dirigeant vers la cafétéria):

— On va bouffer?

Octave:

— Bouffer qui?

La motivation tourne à plein régime. Le matin est consacré à des réunions d’autosatisfaction où le bilan de l’entreprise est porté aux nues. Les termes d’«autofinancement» et d’«amortissement pluriannuel» sont souvent employés pour justifier l’absence de prime de fin d’année. (En réalité, tout l’argent gagné par la filiale est déposé en fin d’exercice aux pieds de quelques vieux chauves de Wall Street qui ne viennent jamais à Paris, fument le cigare et ne disent pas merci. Comme les vassaux médiévaux ou les victimes des guerres Puniques, les dirigeants de R amp;W France déversent devant les actionnaires le butin de l’année en tremblant pour le crédit de leur résidence secondaire à rembourser).

L’après-midi donne lieu à une séance d’autocritique constructive pour étudier comment améliorer la productivité mercatique. Octave a contracté la turista en mettant trop de glaçons dans son gin-tonic. Philippe le Président et Marc Marronnier le prennent à part de temps en temps, genre «on est contents que tu t’en sois sorti, on ne t’en parle pas mais on a un sourire complice et concerné par tes frasques, car on est des patrons modernes et cool, tu ne démissionnes pas, d’accord?» Ce qui n’empêche pas Philippe de rappeler à Octave combien la réussite du tournage Maigrelette est cruciale pour les bonnes relations de l’agence avec le groupe Madone.

— On vient d’avoir un Stratégie Advertising Committee avec eux et on s’est fait sacrément remonter les bretelles.

— T’inquiète pas, Président, cette fois, je vomirai pas sur le client. D’ailleurs, tu sais que j’ai trouvé la fille idéale pour le film.

— Oui, je sais, la beurette, là… Va falloir me la retoucher en post-prod.

— T’en fais pas, c’est budgeté. Tu te rends pas compte de tout ce qu’on peut faire aujourd’hui: on prend une fille qui a un beau cul et on lui incruste le visage d’une autre, les jambes d’une troisième, les mains d’une quatrième, les seins d’une cinquième. On fait des patchworks humains, on est des peoplejockeys!

— Peut-être que vous devriez engager un chirurgien esthétique au lieu d’un réalisateur pour tourner le film.

Octave ne cherche plus à tout refuser, mais ne veut pas non plus s’avilir; disons qu’il a mûri. Le voici soudain qui s’excite:

— Et d’abord pourquoi on ne pourrait pas prendre une rebeu pour le rôle? Arrête d’être nazi comme nos clients! Putain, y’en a marre de se laisser fasciser comme ça! Nike a récupéré le look pétainiste sur ses affiches Nikepark, Nestlé refuse les Noirs sur un film de basket-ball, ce n’est pas une raison pour faire la même chose! Non mais on va où, là, si personne n’ouvre sa gueule? La pub est même devenue révisionniste: Gandhi vend les ordinateurs Apple! Tu te rends compte? Ce saint homme qui refusait toute technologie, s’habillait en moine et marchait pieds nus, le voici transformé en commercial informaticien! Et Picasso est un nom de bagnole Citroën, Steve Mc- Queen conduit une Ford, Audrey Hepburn porte des mocassins Tod’s! Tu crois qu’ils se retournent pas dans leur tombe, ces gens-là, d’être transformés en VRP posthumes? C’est la nuit des morts-vivants! Cannibal Holocaust! On bouffe du cadavre! Les zombies font vendre! Mais où est la limite? La Française des Jeux a même sorti des affiches Monopoly avec Mao, Castro et Staline pour gagner au grattage! Qui dira stop si toi, Philippe, le boss, tu ne mouftes pas devant le racisme et le négationnisme de la communication mondiale?

— Oh là là qu’il est fatigant depuis qu’il ne sniffe plus! Tu crois que je réfléchis jamais? Bien sûr que ça me débecte ce boulot, seulement moi je pense à ma femme, à mes enfants, je ne suis pas mégalo au point de croire que je vais tout révolutionner, bordel, Octave, un peu d’humilité! Suffit d’éteindre ta télé, de ne plus aller chez McDo, la merde ambiante n’est pas de ma faute, c’est la vôtre, à vous qui achetez des Nike fabriquées par des esclaves indonésiens! Facile de rouspéter sur le système tout en le faisant fonctionner! Et puis arrête de me prendre pour un demeuré sous prétexte que je suis pété de pognon! Bien sûr qu’il y a des trucs qui m’insupportent. Pas tellement le fait de choisir des castings à la peau blanche, parce que ça, on n’y peut rien, c’est la cible qui est raciste, pas l’annonceur. Ni le prodige de faire parler les morts: l’image des grands artistes leur a toujours échappé, tous ces génies se retournaient déjà dans leur tombe de leur vivant. Non, moi, ce qui m’énerve, vois-tu, mon petit Gucche, ce sont toutes les nouvelles fêtes que la pub a inventées pour pousser les gens à consommer: j’en ai ras le bol de voir ma famille tomber dans le panneau, fêter Noël, à la rigueur — même si le Père Noël reste l’invention d’une chaîne de distrib’ américaine — , mais la Fête des Mères du Maréchal Pétain, la Fête des Pères, la Fête des Grand-Mères du café éponyme, Halloween, la Saint-Patrick, la Saint-Valentin, le Nouvel An Russe, le Nouvel An Chinois, la journée Nutrasweet, les réunions Tupperware, c’est n’importe quoi! Bientôt le calendrier sera rempli de marques: les saints seront remplacés par 365 logos!

— Eh ben tu vois, patron, que j’ai raison de te pousser dans tes retranchements. Moi aussi je déteste Halloween: on avait la Toussaint avant, je ne vois pas pourquoi il a fallu aller chercher une fête outre-Atlantique.

— Ah mais parce que c’est le contraire! A la Toussaint on allait visiter ses morts alors qu’à Halloween ce sont les morts qui viennent nous rendre visite. C’est bien plus pratique, y a aucun effort à faire. Tout est là: LA MORT SONNE A TA PORTE! C’est ça qu’ils adorent! La mort VRP, comme un facteur qui vient fourguer le calendrier de la Poste!

— Je crois surtout que les gens préfèrent mille fois se déguiser en monstres et foutre des bougies dans une citrouille plutôt que de penser aux proches qu’ils ont perdus. Mais dans ton énumération, je te signale que tu as oublié la plus grosse fête commerciale: le Mariage, qui fait l’objet d’intenses campagnes de pub et de promo chaque année dès le mois de janvier — affichage pour la Boutique Blanche du Printemps et les listes aux Galeries Lafayette et au Bon Marché, couvertures de tous les magazines féminins, intoxication radio et télé, etc.

Complètement brainwashés, les jeunes couples croient qu’ils se marient parce qu’ils s’aiment, ou pour trouver le bonheur, alors qu’on veut juste leur vendre de la vaisselle, des serviettes de bain, des cafetières, un canapé, un four à micro-ondes…

— Tiens, ça me fait penser à un truc… Octave, tu te souviens sur Barilla, quand tu nous avais proposé une baseline avec le mot «bonheur» dedans?

— Ah oui… Le service juridique nous avait expliqué qu’on ne pouvait pas, c’est ça?

— Oui! Parce que le mot «bonheur» est une marque déposée par Nestlé!! LE BONHEUR APPARTIENT A NESTLÉ.

— Attends, ça ne m’étonne pas, tu sais que Pepsi veut déposer le bleu.

— Hein?

— Ouais, véridique, ils veulent s’acheter la couleur bleue, en être propriétaires, et c’est pas fini: ils financent des programmes d’éducation sur CD-Rom, distribués gratos dans les écoles primaires. Comme ça les enfants apprennent leurs leçons à l’école sur des ordinateurs Pepsi; ils s’habituent à lire le mot «soif» à côté de la couleur «Pepsi».

— Et quand ils regardent le ciel Pepsi, leurs yeux Pepsi s’éclairent et s’ils tombent de vélo, leurs tibias se couvrent d’ecchymoses Pepsi…

— Pareil avec Colgate: la marque offre des cassettes vidéo aux enseignants pour expliquer aux gosses qu’il faut se laver les dents avec leur dentifrice.

— Oui, j’en ai entendu parler. L’Oréal fait la même chose avec le shampooing «Petit Dop». Laver leurs cerveaux ne leur suffisait pas, alors ils s’attaquent aussi à leurs cheveux!

Philippe éclate d’un rire excessif qui n’empêche pas Octave de poursuivre:

– Ça me rassure que tu t’intéresses à tout ça…

— Je suis lucide: tant qu’il n’y aura rien d’autre, la pub prendra toute la place. Elle est devenue le seul idéal. Ce n’est pas la nature, c’est l’espérance qui a horreur du vide.

— C’est terrible. Non attends, ne pars pas, pour une fois qu’on cause, j’ai une anecdote encore meilleure. Quand les annonceurs ne savent plus comment vendre, ou bien sans raison, juste pour justifier leur salaire indécent, ils ordonnent un CHANGEMENT DE PACKAGING.

Ils paient alors très cher des sociétés pour relooker leurs produits. Ils font des heures de réunions. Un jour, j’étais chez Kraft Jacobs Suchard dans le bureau d’un garçon aux cheveux en brosse, Antoine Poissard, ou Ponchard, ou Paudard, enfin un nom comme ça…

— Poudard.

— … oui voilà, Poudard, ça ne s’oublie pas. Il me montrait les différents logos qu’on lui proposait. Il voulait mon avis. Il jubilait sur place, au bord de l’orgasme; il se sentait utile et important. Sur le sol, il étalait les projets de paquet et nous étions face à face dans cet immeuble de Vélizy, lui rasé de près, avec une cravate Tintin et Milou, moi en pleine descente de ce, nous buvions du café froid qu’une vieille secrétaire pas baisée depuis trente ans nous apportait en soufflant. Je l’ai regardé dans les yeux et à ce moment-là j’ai senti qu’il doutait, qu’il se demandait pour la première fois de sa vie ce qu’il foutait là, et je lui ai dit de choisir n’importe lequel, et il a tiré au sort le logo retenu en faisant «am, stram, gram, pic et pic et colégram, bour et bour et ratatam, am, stram, gram, pic, dam», et ce pack est aujourd’hui sur tous les rayonnages de tous les supermarchés d’Europe… C’est beau comme parabole, non? NOTRE CONDITIONNEMENT FUT TIRÉ AU SORT.

Mais cela fait longtemps que Philippe a tourné les talons. Il n’aime pas se laisser entraîner à mordre la main qui le nourrit. Il fuit la confrontation prolongée. Il range sa révolte au rayon «autodérision mensuelle pour déjeuners au Fouquet’s». C’est pour ça qu’il a sommeil de plus en plus tôt le matin.

Octave inspire et expire de l’air chaud. Des voiliers traversent la baie sans faire de bruit. Les filles de l’agence se font toutes faire des tresses dans les cheveux pour ressembler à Iman Bowie (résultat: elles ressemblent à Bo Derek vieille). Au moment du Jugement Dernier, quand on arrêtera tous les publicitaires pour leur demander des comptes, Octave ne pourra être tenu que pour partiellement responsable. Il n’aura tout juste été qu’un apparatchik, un employé légèrement mou, qui fut même, un jour, traversé par le doute — son séjour à Meudon pourra sans doute lui valoir les circonstances atténuantes et l’indulgence du jury. En plus, contrairement à Marronnier, il n’a jamais eu de Lion à Cannes.

Il téléphone à Tamara, sa pute platonique, en pensant à Sophie, la mère de l’enfant qu’il ne verra pas. Trop d’absentes dans sa vie.

— Je te réveille?

— Hier soir j’ai fait un client au Plaza, grésillet- elle, je te raconte pas, sa queue c’était un bras d’enfant, il m’aurait fallu un pied de biche pour l’enfourner. POUR L’AMEUBLEMENT L’ÉLECTROMÉNAGER BOUM BOUM CHOISISSEZ BIEN CHOISISSEZ BUT.

— Qu’est-ce que c’est que ça??

– Ça? Oh, rien, c’est pour ne pas payer le téléphone: ils diffusent quelques pubs de temps en temps et en échange, les communications sont gratuites.

— Tu as signé pour cette horreur?!

— CHEZ CASTO Y A TOUT CE QU’Y FAUT OUTILS ET MATÉRIAUX CASTOCASTOCASTORAMA. Ouais, enfin, on s’y fait, tu verras, moi je m’y suis habituée. Enfin, bref, donc mon client d’hier soir, heureusement qu’il était complètement défoncé, il bandait mou, mais monté comme un poney, je te jure, enfin je lui ai fait un petit strip sur le lit, il m’a demandé s’il pouvait sniffer un gé sur mes pieds et après on a regardé la télé, je m’en suis plutôt bien sortie. INTERMARCHÉ LES MOUSQUETAIRES DE LA DISTRIBUTION. Il est quelle heure?

— Trois heures de l’après-midi.

— Ouaaa, je suis claquée, j’étais serpillière au Banana à sept du, les faux cils collés sur les dents. Et toi, ça va, t’es où?

— Au Sénégal. Tu me manques. Je suis en train de lire «Extension du domaine de la pute».

— Arrête tes conneries, je vais vomir dans mon sac à main. CAILLAUX CAILLAUX CAILLAUX LUMINAIRES RÉPONDIT L’ÉCHO. Tu veux pas me rappeler plus tard?

— Tu tiens le portable contre ton oreille? Fais gaffe. Les téléphones cellulaires fissurent l’ADN. Ils ont fait des tests sur les souris: exposées à un téléphone mobile, leur mortalité augmente de 75 %. Je me suis acheté une oreillette pour brancher sur le portable, tu devrais faire pareil, moi je ne veux pas de tumeur au cerveau.

— Mais Octave, tu n’as pas de cerveau. CONTINENT L’ACHAT GAGNANT.

— Excuse-moi mais j’ai du mal avec tes jingles, là. Je raccroche, rendors-toi, ma gazelle, ma berbère, mon Alerte à Marrakech.

Le problème de l’homme moderne n’est pas sa méchanceté. Au contraire, il préfère, dans l’ensemble, pour des raisons pratiques, être gentil. Simplement il déteste s’ennuyer. L’ennui le terrifie alors qu’il n’y a rien de plus constructif et généreux qu’une bonne dose quotidienne de temps morts, d’instants chiants, d’emmerdement médusé, seul ou à plusieurs. Octave l’a compris: le vrai hédonisme, c’est l’ennui. Seul l’ennui permet de jouir du présent mais tout le monde vise le contraire: pour se désennuyer, les Occidentaux fuient par l’intermédiaire de la télé, du cinéma, d’Internet, du téléphone, du jeu vidéo, ou d’un simple magazine. Ils ne sont jamais à ce qu’ils font, ils ne vivent plus que par procuration, comme s’il y avait un déshonneur à se contenter de respirer ici et maintenant. Quand on est devant sa télé, ou devant un site interactif, ou en train de téléphoner sur son portable, ou en train de jouer sur sa Playstation, on ne vit pas. On est ailleurs qu’à l’endroit où l’on est. On n’est peut-être pas mort, mais pas très vivant non plus. Il serait intéressant de mesurer combien d’heures par jour nous passons ainsi ailleurs que dans l’instant. Ailleurs que là où nous sommes. Toutes ces machines vont nous inscrire aux abonnés absents, et il sera très compliqué de s’en défaire. Tous les gens qui critiquent la Société du Spectacle ont la télé chez eux. Tous les contempteurs de la Société de Consommation ont une Carte Visa. La situation est inextricable. Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. Comment fuir le divertissement? En affrontant l’angoisse.

Le monde est irréel, sauf quand il est chiant.

Octave s’emmerde avec délectation sous un cocotier; son bonheur consiste à regarder deux sauterelles s’enculer sur du sable en marmonnant:

— Le jour où tout le monde acceptera de s’emmerder sur Terre, l’humanité sera sauvée.

Il est dérangé dans son ennui délicat par un Marc Marronnier bougon.

— Alors c’est vraiment terminé avec Sophie?

— Ouais, enfin je sais pas… Pourquoi tu me demandes ça?

— Pour rien. Je peux te parler deux minutes?

— Même si je répondais non, tu me parlerais quand même et je serais contraint de t’écouter pour raisons hiérarchiques.

— C’est vrai. Alors ta gueule. J’ai vu le storyboard que vous avez vendu à Maigrelette: c’est un désastre. Comment avez-vous pu pondre une merde pareille? Octave se frotte les oreilles pour s’assurer qu’il a bien entendu.

— Attends, Marc, c’est TOI qui nous as dit de chier une bouse sur ce budge!

— Moi? J’ai jamais dit ça.

— T’es amnésique ou quoi? On s’est fait jeter douze campagnes et tu nous as même dit qu’il fallait déclencher le plan Orsec, la bouse de dernière minute pour…

— Excuse-moi de t’interrompre mais c’est toi le malade drogué qui sors de cure, alors n’inverse pas les rôles, OK? Je sais ce que je dis à mes créatifs. Jamais je ne t’aurais laissé montrer une nullité pareille à un client aussi vitrine pour l’agence. J’en ai marre de chier la honte dans les dîners en ville. «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE». Non mais tu te fous de qui?

— Attends, Marc. Que tu sois d’une confondante mauvaise foi, à la limite d’accord, on est habitués. Mais là, le script Maigrelette est vendu, il a bien testé, il y a déjà eu deux réunions de pré-pro: c’est un peu tard pour tout changer. J’ai bien réfléchi et…

— Je ne t’ai pas engagé pour réfléchir. On n’est jamais à l’abri de trouver mieux. Tant que le film est pas à l’antenne, on peut tout modifier. Alors moi je te dis un truc: Charlie et toi, vous allez vous démerder pour me modifier ce script sur le tournage. Putain, c’est l’image de la Rosse qui est en jeu!

Octave approuve et ferme sa gueule. Il sait très bien que ce n’est pas l’image de la Rosse qui préoccupe son directeur de création, mais son fauteuil en passe de devenir un siège éjectable. Si Philippe est venu lui en toucher deux mots auparavant, c’est qu’il doit y avoir une pression maximale venue de chez Madone; ça sent la partie de chaises musicales, cette histoire. En d’autres termes: ce soir, il y a du licenciement dans l’air sénégalais, et malheureusement, Octave a l’intuition qu’il ne s’agit même pas du sien.

5

Le deuxième soir, le maître des cérémonies avait organisé une expédition dans la brousse. Le but: faire croire aux employés en contrat à durée indéterminée qu’ils allaient voir du pays, s’évader de leur prison de luxe. Mais, bien sûr, il n’en était rien: transportés en 4 x 4 au bord du lac rose pour un spectacle de danse africaine suivi d’un méchoui, ils ne verraient rien de vrai. Ils se déplaceraient uniquement pour vérifier que le paysage ressemblait bien à la brochure fournie par le Tour Operator. Le tourisme transforme le voyageur en contrôleur, la découverte en vérification, l’étonnement en repérage, le Routard en Saint Thomas. Mais bon, Octave se faisait tout de même bouffer par les moustiques; une part d’aventure restait donc possible si l’on avait oublié son spray à la citronnelle dans sa chambre d’hôtel.

Après le souper, un combat de lutte sénégalaise opposa les séminaristes (siglés Lacoste) aux guerriers de la tribu factice (déguisés en indigènes des films de Tarzan). L’occasion d’admirer Marronnier en slip kangourou rouler dans la glaise, sur fond de tam-tam, sous le baobab géant, la lune, les étoiles, avec le vin au goût d’essence, les éclats de rire dentés de la chargée des relations extérieures, le regard affamé des enfants du coin, la chaleur de l’herbe de Casamance, la semoule pimentée, et Octave avait de nouveau envie d’embrasser le ciel, de remercier l’univers d’être ici, même provisoirement.

Il aimait cette moiteur permanente qui fait glisser les mains sur les peaux. Elle confère aux baisers un goût brûlant. Chaque détail prend de la valeur quand plus rien n’a de sens. Décrocher, c’était bien le minimum vital pour un accro. Octave était parti à reculons dans ce voyage obligatoire; or voici qu’il frôlait le sublime, touchait l’éternel, caressait la vie, dépassait le ridicule, comprenait la simplicité. Quand le dealer surnommé «Mine d’Or» lui livra son sachet quotidien de ganja, il se vautra sur la plage en balbutiant: «Sophie», le prénom qui lui coupait la respiration.

— L’amour n’a rien à voir avec le coeur, cet organe répugnant, sorte de pompe gorgée de sang. L’amour serre d’abord les poumons. On ne devrait pas dire «j’ai le coeur brisé» mais «j’ai les poumons étouffés». Le poumon est l’organe le plus romantique: tous les amants attrapent la tuberculose; ce n’est pas un hasard si c’est de cette maladie que Tchékhov, D.H. Lawrence, Frédéric Chopin, George Orwell et sainte Thérèse de Lisieux sont morts; quant à Camus, Moravia, Boudard, Marie Bashkirtseff et Katherine Mansfield, auraient-ils écrit les mêmes livres sans cette infection? En outre, que l’on sache, la Dame aux Camélias n’est pas décédée d’un infarctus du myocarde; cette punition est réservée aux arrivistes stressés, pas aux sentimentaux éperdus.

Octave planait et parlait tout seul:

— Tout le monde a au fond de lui un chagrin d’amour qui sommeille. Tout coeur qui n’est pas brisé n’est pas un coeur. Les poumons attendent la tuberculose pour sentir qu’ils existent. Je suis votre professeur d’éducation phtisique. Il faut avoir un nénuphar dans la cage thoracique, comme Chloé dans L’Écume des jours ou Mme Chauchat dans La Montagne magique. J’aimais te regarder dormir, même quand tu faisais semblant, quand je rentrais tard, bourré, je comptais tes cils, parfois il me semblait que tu me souriais. Un homme amoureux, c’est quelqu’un qui aime regarder sa femme dormir, et, de temps à autre, jouir. Sophie, m’entends-tu à des milliers de kilomètres de distance comme dans les pubs SFR? Pourquoi faut-il que les gens s’en aillent pour qu’on s’aperçoive qu’on les aimait? Ne vois-tu pas que tout ce que je te demandais c’était de me faire juste un peu souffrir, comme au début, d’une embellie pulmonaire?

Mais déjà débarquaient les dactylographes dénudées et Odile la stagiaire poitrinaire; elles faisaient tourner une pipe d’herbe, ce qui autorisait de nombreuses plaisanteries vaseuses:

— Rien de tel qu’une pipe à quatre.

— Je tire, je tire, mais rien ne vient.

— Tu es sûre que tu avales?

— On est d’accord pour une autre séance de pipe, mais il faudrait que tu la laves avant.

Là, ça semble vulgaire, mais dans le contexte, c’était vraiment poilant.

Les collègues cadres du sexe masculin ont tous un pull sur les épaules, simplement noué ou négligemment jeté par-dessus leur polo Ralph Lauren rose. Octave trouve cela inadmissible et il s’auto-énerve:

— MAIS QU’EST-CE QU’ILS ONT TOUS AVEC LEURS PULLS NOUÉS AUTOUR DU COU! De deux choses l’une. Ou bien il fait froid et on enfile le pull, ou bien il fait chaud et on le laisse à la maison. Le pull autour du cou trahit la lâcheté, l’incapacité de prendre une décision, la peur des courants d’air, l’imprévoyance et la veulerie, l’exhibitionnisme du shetland (parce que, évidemment, ces messieurs sont trop radins pour s’acheter du cachemire). Ils portent cette espèce de pieuvre molle autour du cou parce qu’ils ne sont pas foutus de choisir une tenue adaptée au temps qu’il fait. Toute personne qui a un pull sur les épaules est trouillarde, inélégante, impuissante, lâche. Les filles, jurez-moi de vous en méfier comme de la peste. NON A LA DICTATURE DU PULL SUR LES ÉPAULES!

Puis, ce fut la nuit, le jour, et un barbecue de langoustes grillées sur pilotis. Qui parle de décolonisation? Rien ne colonise davantage que la publicité mondiale: au fin fond de la plus petite hutte du bout du monde, Nike, Coca-Cola, Gap et Calvin Klein ont remplacé la France, l’Angleterre, l’Espagne et la Belgique. Simplement les petits nègres doivent se contenter de miettes: casquettes copiées, fausses Rolex et chemises Lacoste dont le crocodile, mal imité, se détache au premier lavage. Le rose tape un peu mais n’est-il pas là pour ça? On en boit dix-sept bouteilles à huit. Charlie est déchaîné — il participe comme un fou à toutes les animations de l’hôtel, queu-leu-leus, karaokés, concours de tee-shirts mouillés, et distribue des jouets McDo aux gamins indigènes qui crient: «Cadeaux! Cadeaux!»

Octave sait que dès lundi ce mensonge prendra fin. Mais quand un mensonge s’arrête, cela ne veut pas dire qu’on rejoint la vérité. Attention: un mensonge peut en cacher un autre.

Bon sang, ce que c’est compliqué, si on ne fait pas gaffe, on peut se faire avoir en moins de deux.

Charlie tape dans le dos d’Octave qui lui tend son pétard.

— Dis donc, tu savais que Pepsi voulait déposer le bleu?

— Ouais, Charlie, bien sûr que je le sais, et le bonheur appartient à Nestlé, qu’est-ce que tu crois? Je me tiens au courant de l’actu…

— Justement. Regarde ça! (Il brandit un exemplaire du Monde.) J’en ai une encore meilleure pour ton bouquin: l’institut Médiamétrie vient de mettre au point un nouveau système de mesure d’audience. C’est un boîtier qui contient une caméra à infrarouges pour surveiller les mouvements de l’oeil et une montre contenant un micro, un processeur et une mémoire pour enregistrer l’activité de l’oreille. Ils vont enfin savoir ce que les consommateurs regardent et écoutent chez eux, mais pas seulement devant la télé, en voiture aussi, dans l’hypermarché, partout! GRAND FRÈRE VOUS REGARDE!

Charlie tire sur le joint et se met à tousser. Octave est déjà mort de rire.

— Vas-y, tousse, Mister Rempart, tousse, c’est la meilleure chose à faire. Finalement, Orwell a bien fait d’être tubard. Cela lui a évité de voir à quel point il avait raison.

Le séminaire de motivation commence par une utopie collectiviste: soudain nous sommes tous égaux, les esclaves tutoient les patrons, place à l’orgie sociale. Du moins le premier soir. Parce que, dès le lendemain matin, les clans se reforment, on ne se mélange plus sauf la nuit, dans les couloirs où s’échangent les clés de chambre: le vaudeville devient alors la seule utopie. Il y a une juriste ivre morte qui pisse accroupie dans le jardin; une secrétaire qui déjeune seule car personne ne veut lui parler; une directrice artistique sous calmants qui casse la gueule à tout le monde dès qu’elle a bu un verre de trop (mais très violemment: gifles, coups de poing dans l’oeil, Octave a même eu sa chemise arrachée); en fait, il n’y a pas une seule personne normale dans ce voyage. La vie dans l’Entreprise reproduit la cruauté de l’école, en plus violent car personne ne vous protège. Vannes inadmissibles, agressions injustes, harcèlement sexuel et guéguerres de pouvoir: tout est permis comme dans vos plus affreux souvenirs de cour de récréation. L’ambiance faussement détendue de la pub reproduit le cauchemar de la scolarité à la puissance mille. Tout le monde se permet d’être grossier avec tout le monde comme si tout le monde avait 8 ans et il faut le prendre avec le sourire, sous peine de n’être «pas cool». Les plus malades sont bien entendu ceux qui se croient les plus normaux: dégéas persuadés d’avoir raison d’être dégéas, directeurs de clientèle convaincus d’avoir tort de ne pas être pédégé, responsables du trafic attendant la retraite, patrons sur la sellette, dégés en goguette. Mais où donc est Jef? Octave ne l’a pas vu du voyage. Dommage, ce commercial de choc aurait pu le renseigner sur l’angoisse qui semble tenailler les dirigeants de la Rosse. Duler-est — une-merde a encore dû les poignarder dans le dos.

Sur la plage Octave pleure d’émotion en admirant le sable collé à la sueur des filles, leurs bleus sur les cuisses, les écorchures aux genoux, encore une taffe et il serait foutu de tomber amoureux d’une omoplate. Chaque jour il lui faut sa ration de grains de beauté. Il embrasse Odile sur les bras parce qu’elle porte «Obsession». Il lui parle de son coude pendant des heures.

— J’aime ton coude pointé vers l’avenir. Laisse-moi admirer ton coude dont tu ignores le pouvoir. Je préfère ton coude à toi. Allume ta cigarette, oui, approche la flamme de ton visage. Tente une diversion si tu veux, tu ne m’empêcheras pas d’embrasser ton coude. Ton coude est ma bouée de sauvetage. Ton coude m’a sauvé la vie. Ton coude existe, je l’ai rencontré. Je lègue mon corps à ton coude fragile qui me donne envie de pleurer. Ton coude c’est un os et de la peau par-dessus, une peau un peu usée, que tu fis saigner quand tu étais petite. Autrefois il y avait souvent une croûte à l’endroit que j’embrasse. Ce n’est pas grandchose, un coude, et pourtant, j’ai beau chercher, je ne vois pas d’autre raison de vivre en cet instant précis.

— Tu es trognon.

— Lécher ton coude me suffit pour le moment. La mort suivra.

Il déclame:

Les coudes d’Odile

Sont mon talon d’Achille.

Puis, utilisant le dos d’Odile comme écritoire, notre Valmont bronzé écrit une carte postale à Sophie:

«Chère Obsession,

Pourrais-tu avoir la gentillesse de me sauver de moi-même? Sinon je mets les pieds dans l’eau et les doigts dans la prise. Il existe une chose qui est pire que d’être avec toi: c’est d’être sans toi. Reviens. Si tu reviens, je t’offre une New Beetle. Bon, d’accord, c’est un peu con comme proposition mais c’est ta faute: depuis que tu es partie, je deviens de plus en plus sérieux. Je me suis aperçu qu’il n’existait pas d’autre fille comme toi. Et j’en ai conclu que je t’aimais».

Inutile de signer, Sophie reconnaîtra un style si personnel. Juste après avoir envoyé la carte postale, Octave regrette de ne pas l’avoir suppliée à genoux: «au secours j’y arrive pas je peux pas me passer de toi Sophie c’est pas possible qu’on soit plus ensemble si je te perds je perds tout», merde, ramper à ses pieds, voilà ce qu’il fallait faire, même ça il n’en a pas été capable?

Avant Sophie, il draguait les filles en leur reprochant d’avoir des faux cils. Elles démentaient. Il leur demandait alors de fermer les yeux pour vérifier, et en l’agence, rue du Pont-Neuf, un endroit sombre et silencieux pour faire l’amour contre un mur de béton, debout entre deux bagnoles de fonction. Le plus long orgasme de leur vie à tous les deux. Ensuite, elle lui emprunta son téléphone portable, y tapa son numéro et l’enregistra en mémoire:

— Comme ça, tu ne pourras pas dire que tu l’as perdu.

Octave était tellement amoureux d’elle que son corps se rebellait dès qu’il en était séparé. Il attrapait des boutons, des allergies, des plaques rouges dans le cou, des douleurs stomacales, des insomnies continues. Quand le cerveau croit tout contrôler, le coeur se révolte, les poumons se vident. Toute personne qui nie son amour devient une mocheté et tombe malade. Être sans Sophie enlaidissait Octave. Cela reste valable aujourd’hui: il n’y a pas que la drogue qui lui manque.

— MA BITE CRIE FAMINE!

Octave crie au micro. Odile ondule. Dans la boîte de nuit de l’hôtel, Octave met les disques. Il doit se démerder avec ce qu’il y a: quelques vieux maxis discos, des compils de variété française, trois 45 tours moisis. Tant bien que mal, il parvient à remplir la piste avec les moyens du bord, notamment la plus belle chanson du monde:

«C’est si bon

De partir n’importe où

Bras dessus bras dessous

En chantant des chansons»

par Eartha Kitt. Mais il cède aussi à la facilité en passant «YMCA».

— Les Village People c’est comme le vin, clame Octave: meilleur en vieillissant.

Tout plutôt que «Marcia Baïla». De temps en temps, Odile se colle contre lui devant ses copines. Et dès que les copines s’éloignent, elle se détache. Ce n’est pas lui qui lui plaît, c’est lui devant son girls band à elle. Il se sent vieux et laid dans un monde jeune et beau. Il la rattrape par le poignet et se fâche:

— C’est pénible les allumeuses de 18 ans.

— Moins que les divorcés de 33.

— La seule chose que je ne pourrai jamais changer chez toi, c’est mon âge.

Il court après plein de jolies filles pour éviter de se demander pourquoi il court après plein de jolies filles. La réponse, il ne la connaît que trop: pour éviter de rester avec une seule.

Plus tard, il ne s’est rien passé. Octave a ramené Odile à sa chambre; elle titubait. Il s’est allongé sur son lit. Elle a filé dans la salle de bains et il l’a entendue vomir. Puis elle a tiré la chasse d’eau et s’est brossé les dents en espérant qu’il n’avait rien remarqué. Quand elle s’est déshabillée, Octave a fait semblant de dormir, puis s’est endormi pour de vrai. La chambre sentait le vomi au Fluocaril.

Dans l’avion du retour, on déplora une avalanche de brushings et quelques pannes de déodorant. Octave déclamait à haute voix les «Paroles, Paroles» d’Alain Delon dans la chanson de Dalida:

«C’est étrange

Je ne sais pas ce qui m’arrive ce soir

Je te regarde comme pour la première fois

Je ne sais plus comment te dire

Mais tu es cette belle histoire d’amour

que je ne cesserai jamais de lire

Tu es d’hier et de demain de toujours

Ma seule vérité».

Curieux comme le second degré redescend parfois au premier.

«Tu es comme le vent qui fait chanter les violons et emporte au loin le parfum des roses».

Personne de sa génération n’ose plus parler comme ça.

«Tu es pour moi la seule musique qui fait danser les étoiles sur les dunes».

Il a si souvent écouté ces mots en hurlant de rire avec des amis bourrés. Pourquoi les trouvaient-ils si ridicules? Pourquoi le romantisme nous met-il si mal à l’aise? On a honte de nos émotions. On traque le pathos comme la peste. Il n’est pas souhaitable de glorifier la sécheresse.

«Tu es mon rêve défendu

Mon seul tourment

Et mon unique espérance».

Les secrétaires gloussent alors qu’elles fondraient en larmes devant le premier mec qui oserait leur dire «tu es mon rêve défendu» en les regardant droit dans les yeux. Peut-être ricanent-elles nerveusement d’envie. Elles changent de sujet, évoquent les tarifs avantageux de développement photo offerts par le Comité d’Entreprise. Elles n’appellent les dirigeants que par leurs initiales:

— Est-ce que FHP en a parlé à PYT?

— Il faudra voir ça avec JFD.

— La PPM s’est bien passée avec HPT et RGP.

— Oui mais LG et AD n’ont rien validé.

Le reste du vol sert à rouspéter contre le faible montant des tickets-restaurant. Octave essaie toujours de rire plus fort que les autres et, parfois, y parvient. CQFD.

6

Après l’homme invisible, la femme invincible. Dans un avion qui volait exactement en sens inverse, quelques jours après, Sophie lisait la carte postale d’Octave et ne la trouvait pas drôle. Elle était enceinte de lui mais ne l’aimait plus. Elle le trompait depuis un mois avec Marc Marronnier. C’est lui qu’elle allait rejoindre au Sénégal, où il avait décidé de prolonger son séjour.

Au début, elle avait souffert le martyre. Larguer quelqu’un qu’on aime, tout en portant son enfant dans le ventre, demande un courage surhumain, non, rectification, un courage sous-humain: un courage d’animal. C’est un peu comme se couper une jambe sans anesthésie avec un Opinel rouillé, en plus long. Puis elle avait voulu se venger. Son amour s’était transformé en haine et c’est pourquoi elle avait rappelé le boss d’Octave, pour qui elle avait travaillé quelques années plus tôt. Il l’avait invitée à déjeuner et là, elle avait craqué, pleuré, tout déballé sur la table du Quai Ouest. Marronnier venait de se séparer de sa dernière mannequin, ça tombait plutôt bien au niveau de son timing sentimental. Ils avaient commandé des «céviches de pétoncle en escabèche». Octave avait appelé Sophie sur son portable alors que Marc lui faisait déjà du pied.

— Allô, Sophie? Pourquoi tu ne retournes jamais mes appels?

— Je n’ai plus ton numéro.

— Comment ça, tu n’as plus mon numéro?

— Je l’ai effacé de mon portable.

— Mais pourquoi?

— Il me prenait de la mémoire.

Elle avait raccroché, puis éteint son appareil, puis s’était laissé embrasser par-dessus le moelleux au chocolat mi-cuit. Le lendemain, elle changeait de téléphone.

Sophie effaçait ce qui lui prenait de la mémoire.

Octave ignorait sa liaison avec Marc mais il aurait dû s’estimer heureux: être cocufié par son employeur équivalait à un licenciement indirect. L’avion de Sophie non plus ne s’écrasa pas. Marronnier l’attendait à l’aéroport de Dakar. Ils firent l’amour une fois par jour, pendant huit jours. Ils commençaient à avoir l’âge où c’était déjà beaucoup. Aucun des deux ne souffrait; ils aimaient glander ensemble. Tout leur paraissait si simple, si soudainement évident. En vieillissant, on n’est pas plus heureux, non, mais on place la barre moins haut. On est tolérant, on dit ce qui ne va pas, on est serein. Chaque seconde de répit est bonne à prendre. Marc et Sophie n’allaient pas bien ensemble, mais ils étaient bien ensemble, ce qui est beaucoup plus rare. Le truc qui les chiffonnait le plus, c’est de porter le nom d’un sitcom ringard: «Marc et Sophie».

Ce n’est tout de même pas pour ça qu’ils décidèrent de mourir. Si?


NE PARTEZ PAS! APRÈS LA PUB, LE ROMAN CONTINUE.

UN JEUNE DEALER BARBU SE TIENT DEBOUT EN HAUT D’UNE DÉCHARGE PUBLIQUE, LES BRAS EN CROIX. AUTOUR DE LUI, DOUZE CLIENTS SONT RASSEMBLÉS EN CERCLE. ILS PORTENT DES SWEAT-SHIRTS A CAPUCHE, DES BLOUSONS K-WAY, DES CASQUETTES DE BASE-BALL ET AUTRES SHORTS BAGGYS. ILS LE VÉNÈRENT AU MILIEU DE CE TERRAIN VAGUE.

SOUDAIN LE TRAFIQUANT DIT:

— EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS, LEQUEL D’ENTRE VOUS VA ME JETER LA PREMIÈRE PIERRE?

L’UN DES APÔTRES LUI TEND ALORS UN CAILLOU DE COCAÏNE:

– Ô SEIGNEUR VOICI UNE.

UNE MUSIQUE SACRÉE RETENTIT ALORS, TANDIS QU’UN RAYON DE LUMIÈRE VENU DU CIEL ILLUMINE LE CAILLOU BLANC QUE BRANDIT NOTRE SAINT DEALER ET S’ÉCRIANT:

— TU ES PIERRE ET SUR CETTE PIERRE JE BÂTIRAI MON ÉGLOGUE.

PUIS NOTRE SUPERSTAR CHEVELUE BROIE LE CAILLOU DE COKE DANS SA MAIN POUR EN FAIRE UNE POUDRE BLANCHE. LORSQU’IL ROUVRE SA MAIN, DOUZE LIGNES RIGOUREUSEMENT PARALLÈLES SONT ALIGNÉES A LA PERFECTION DANS SA PAUME.

— PRENEZ ET SNIFFEZ-EN TOUS, CECI EST MON ÂME LIVRÉE POUR VOUS.

LES DOUZE DISCIPLES TOMBENT A GENOUX DANS LES ORDURES MÉNAGÈRES ET CRIANT:

— ALLÉLUIA! IL A MULTIPLIÉ LES TRAITS!

PACKSHOT: UN TAS DE POUDRE BLANCHE EN FORME DE CROIX AVEC DES PAILLES PLANTÉES DEDANS.

SIGNATURE EN VOIX OFF: «LA COCAÏNE: L’ESSAYER, C’EST LA RÉESSAYER».

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