«On peut faire d’aussi précieuses découvertes dans les Pensées de Pascal que dans une réclame pour un savon».
Ce soir, il fait nuit blanche. Depuis que Sophie est partie, tu t’ennuies toujours le week-end. Tu souffres d’un manque de soufre. Tu contemples The Grind sur MTV. Mille filles en bikini et tee-shirt trop court gigotent sur une piste de danse géante à ciel ouvert, sans doute sur South Beach à Miami. Des blacks baraqués les entourent de leurs abdomens aux carrés de chocolat luisants. L’émission n’a pas d’autre concept que la beauté plastique et la transpiration techno. Tout le monde doit avoir 16 ans pour toujours. Il faut être beau, jeune, sportif, bronzé, souriant et en rythme. S’éclater, d’accord, mais obéissant et discipliné sous le soleil. Tenue moulante exigée. The Grind, c’est un autre monde, la plage de la perfection, la danse de la pureté. Or Grind, en anglais, signifie BROYAGE. Ce jeunisme ordonné te rappelle Le Triomphe de la Volonté de Leni Riefenstahl ou les sculptures d’Arno Breker.
De temps en temps, à l’arrière-plan, une fille qui ne sait pas qu’elle est filmée se met à bâiller, essoufflée. Puis la caméra s’approche et dès qu’elle aperçoit l’objectif, elle refait l’allumeuse, prend des poses d’actrice porno, suce ses doigts d’un air faussement innocent. Pendant une heure interminable, tu contemples ce fascisme balnéaire en sniffant ta coke. Pour ne plus saigner du nez, tu écrases longuement la poudre sur le miroir avec ta Carte «Premier». Tu transformes les cristaux en sucre glace. Plus la poudre est fine, moins elle irrite les vaisseaux sanguins. Ta vie est sur des rails. Quand tu les aspires avec ta paille en or massif, tu renverses la tête en arrière pour solliciter le moins possible tes sinus. Dès que tu sens le goût dans ta gorge, tu bois un grand verre de vodka-tonic pour cesser d’éternuer sans arrêt. Après le rhume des foins, tu inaugures une nouvelle maladie: le rhume de coke (narines nécrosées, nez qui coule, tics de la mâchoire, Carte bleue corrodée à la tranche blanchie). Ainsi passes-tu le week-end au-dessus de toi-même.
Les drogues, tu les as vues se rapprocher de toi. Au début, tu en entendais seulement parler:
— On a pris de la Corinne tout le week-end.
Puis ce furent quelques amis d’amis qui en firent circuler:
— Tu veux du nez?
Puis les amis de tes amis sont devenus tes dealers.
Ensuite l’un d’entre eux est mort d’une overdose, l’autre a fini en taule. Au début tu en as pris pour essayer, une fois de temps en temps, puis pour t’encanailler, tous les week-ends. Puis pour réessayer de rigoler, en semaine. Puis tu as oublié que ça servait à rigoler, tu t’es contenté d’en prendre tous les matins pour rester normal, et tu as envie de chier quand elle est coupée au laxatif, et ton nez te gratte quand elle est coupée à la strychnine. Tu ne te plains pas: si tu ne reniflais pas la poudre, tu serais obligé de faire du saut à l’élastique en combinaison vert fluo, ou du rollerblade avec des genouillères grotesques, ou du karaoké dans un restaurant chinois, ou du racisme avec des skinheads, ou de la gym avec des vieux beaux, ou du Loto sportif tout seul, ou de la psychanalyse avec un divan, ou du poker avec des menteurs, ou de l’Internet, ou du sado-masochisme, ou un régime amincissant, ou du whisky d’appartement, ou du jardinage de jardin, ou du ski de fond, ou de la philatélie urbaine, ou du bouddhisme bourgeois, ou du multimédia de poche, ou du bricolage de groupe, ou des partouzes anales. Tout le monde a besoin d’activités pour soidisant «déstresser» mais toi tu vois bien qu’en réalité les gens ne font que se débattre.
Depuis que tu vis seul, tu te branles trop souvent devant des cassettes vidéo. Tu as tout le temps des bouts de Kleenex collés aux doigts. Quand tu as largué Sophie, tu lui as pourtant dit que tu préférais les putes.
— Je te suis fidèle: tu es la seule personne que j’ai envie de tromper.
Comment ça s’est passé déjà? Ah oui, tu dînais avec elle au restaurant, quand soudain elle t’annonce qu’elle est enceinte de toi. Ce flashback n’est pas un bon souvenir. Soudain un long monologue, impossible à arrêter, est sorti de ta bouche. Tu lui as déblatéré ce que tous les mecs du monde rêvent de dire à toutes leurs femmes enceintes:
— Je voudrais tellement qu’on se quitte… Je te demande pardon… Je t’en supplie ne pleure pas… Je ne rêve que d’une chose c’est qu’on se sépare… Je crèverai seul comme une merde… Fous le camp, barre-toi, refais ta vie pendant que tu es encore jolie… Va-t’en loin de moi… J’ai essayé, crois-moi, j’ai essayé de tenir mais je n’y arrive pas… J’étouffe, je n’en peux plus, je ne sais pas être heureux… Je désire la solitude et des femmes passagères… Je veux voyager célibataire dans des villes étrangères… Je suis incapable d’élever un enfant car j’en suis un moi-même… Je suis mon propre fils… Chaque matin, je me donne la vie… Je n’ai pas eu de père, comment veux-tu que j’en sois un… Je ne veux pas de ton amour… Je…
Cela faisait beaucoup de phrases commençant par «je». Sophie a répliqué:
— Tu es un monstre.
— Si je suis un monstre et que tu m’aimes, alors tu es aussi conne que la fiancée de Frankenstein.
Sophie t’a scanné, puis s’est levée de table pour sortir de ta vie sans reprendre sa respiration. Et c’est bizarre, quand elle est sortie en sanglotant, tu te rendais bien compte que c’était tout de même toi qui t’enfuyais. Tu as inspiré et expiré; tu ressentais ce «lâche soulagement» qui suit toutes les séparations; tu as noté sur la nappe en papier: «les ruptures sont les Munichs de l’amour» et aussi: «Ce que les gens appellent tendresse, moi j’appelle ça: peur de se quitter» et encore: «Les femmes, c’est toujours comme ça: ou bien on s’en fout, ou bien on en a peur».
Quand tu ne t’en fous pas ça veut dire que tu es terrifié.
Quand une fille apprend à son mec qu’elle attend un enfant, la question que se pose IMMEDIATEMENT le mec n’est pas: «Est-ce que je veux cet enfant?» mais «Est-ce que je reste avec cette fille?»
Finalement, la liberté n’est qu’un mauvais moment à passer. Ce soir tu as décidé de retourner au Bar Biturique, ton lupanar favori. Les maisons closes sont supposées être interdites en France; pourtant, rien qu’à Paris, on en dénombre une bonne cinquantaine. Là-bas, dès que tu entres, toutes les filles t’adorent. Elles ont deux grandes qualités:
1) Elles sont belles.
2) Elles ne t’appartiennent pas.
Tu commandes une bouteille de champ’, sers la tournée, et soudain les voilà qui caressent tes cheveux, lèchent ton cou, insinuent leurs ongles dans ta chemise, frôlent ta braguette qui gonfle, susurrent des obscénités délicates dans le creux de ton oreille:
— T’es mignon, ce que j’ai envie de te sucer. Sonia, regarde comme il est joli! J’ai hâte de voir sa tête quand il viendra dans ma bouche. Mets sa main dans ma culotte pour qu’il sente comme je suis mouillée. J’ai le clitoris qui vibre, là, tu sens avec ton doigt comme ça puise?
Toi, tu les crois sur parole. Tu oublies que tu les paies. Au fond de toi, tu te doutes bien que Joanna se prénomme Janine mais tant que tu n’as pas joui, tu t’en moques. Te voilà coq en pâte chez les poules de luxe. Au sous-sol du Bar Biturique, tu biberonnes des tétines siliconées. Elles te maternent. De longues langues recouvrent ton visage. Tu te justifies à haute voix:
— Pour réparer sa voiture, mieux vaut faire appel à un garagiste. Pour construire sa maison, il est préférable de contacter un bon architecte. Si on tombe malade, on a intérêt à consulter un médecin compétent. Pourquoi l’amour physique serait-il le seul domaine où l’on n’ait pas recours à des spécialistes? Nous sommes tous prostitués. 95 % des gens accepteraient de coucher si on leur proposait 1 500 euros. N’importe quelle nana te suce sans doute à partir de la moitié. Elle fera la vexée, ne s’en vantera pas devant ses copines, mais je pense qu’à mille tu en fais ce que tu veux. Et même pour moins. On peut avoir qui on veut, c’est juste une question de tarif: refuseriez-vous une pipe à un million, dix millions, cent millions? La plupart du temps, l’amour est hypocrite: les jolies filles tombent amoureuses (sincèrement, croient-elles du fond du coeur) de mecs comme par hasard pleins aux as, susceptibles de leur offrir une belle vie de luxe. C’est pas pareil que des putes? Si.
Joanna et Sonia approuvent tes raisonnements. Elles sont toujours d’accord avec tes brillantes théories. Qui s’assemble, se ressemble — or toi aussi tu es vendu au Grand Capital.
Accessoirement, ces filles sont les seules capables de te faire durcir même avec le nez chargé à bloc et une capote sur le kiki, à l’heure où tu n’es plus capable que d’ânonner ceci:
— Ne regarde pas la paille qui est dans la narine du voisin mais plutôt la poutre qui est dans ton pantalon.
Tu joues le provocateur revenu de tout mais tu n’es pas comme ça. Tu ne vas pas voir les prostituées par cynisme, oh que non, au contraire, c’est par peur de l’amour. Elles te donnent du sexe sans sentiments, du plaisir sans douleur. «Le vrai est un moment du faux», a écrit Guy Debord — après Hegel — et ils étaient plus intelligents que toi. Cette phrase décrit bien l’atmosphère des bars à hôtesses. Avec les prostituées, le faux est un moment du vrai. Tu es enfin toimême. En compagnie d’une femme dite «normale», il faut faire des efforts, se vanter, s’améliorer, donc mentir: c’est l’homme qui fait la pute. Tandis qu’au bordel, l’homme se laisse aller, ne cherche plus à plaire, à se montrer meilleur qu’il est. C’est le seul endroit faux où il est enfin vrai, faible, beau et fragile. Il faudrait écrire un roman intitulé «L’amour coûte 500 euros».
Les filles de joie te coûtent cher afin de t’économiser. Tu es trop douillet pour risquer encore une fois de tomber amoureux avec tout ce qui s’ensuit: coeur battant, émotions fortes, déception soudaine, les Hauts de Hurlements. Pour toi rien n’est plus romantique que d’aller aux putes. Seuls les êtres vraiment sensibles ont besoin de payer pour ne plus risquer de souffrir.
Passé 30 ans, tout le monde se blinde: après quelques chagrins d’amour, les femmes fuient le danger, elles sortent avec de vieux cons rassurants; les hommes ne veulent plus aimer, ils se tapent des lolitas ou des putains; chacun s’est couvert d’une carapace; on ne veut plus jamais être ridicule ni malheureux. Tu regrettes l’âge où l’amour ne faisait pas mal. A 16 ans tu sortais avec des filles et les larguais ou elles te quittaient sans gravité, en deux minutes c’était réglé.
Pourquoi, plus tard, tout est-il devenu si important? Logiquement, ce devrait être l’inverse: drames à l’adolescence, légèreté à la trentaine. Mais ce n’est pas le cas. Plus on vieillit, plus on est douillet. On est trop sérieux quand on a 33 ans.
Après, quand tu rentres chez toi, tu lexomiles et ne rêves plus. C’est seulement alors, mon pauvre garçon, que tu parviens, l’espace de quelques heures, à oublier Sophie.
Le lundi matin, tu te rends à la Rosse avec des pieds de plomb. Tu songes à l’impitoyable sélection du Marketing-Roi. Autrefois il existait soixante variétés de pommes: aujourd’hui n’en subsistent que trois (la golden, la verte et la rouge). Autrefois les poulets mettaient trois mois à être adultes; aujourd’hui entre l’oeuf et le poulet vendu en hypermarché s’écoulent seulement 42 jours dans des conditions atroces (25 bêtes par mètre carré, nourries aux antibiotiques et anxiolytiques). Jusque dans les années70, on distinguait dix goûts de camemberts normands différents; aujourd’hui au maximum trois (à cause de la normalisation du lait «thermisé»). Ceci n’est pas ton oeuvre mais cela est ton monde. Dans le Coca-Cola (un milliard et demi d’euros de budget publicitaire en 1997), on ne met plus de cocaïne mais il y a de l’acide phosphorique et de l’acide citrique pour donner l’illusion de la désaltération et créer une accoutumance artificielle.
Les vaches laitières sont nourries avec du fourrage ensilé qui fermente et leur donne des cirrhoses; on les alimente également d’antibiotiques qui créent des souches de bactéries résistantes, lesquelles survivent ensuite dans la viande vendue (sans mentionner les farines carnées qui provoquent l’encéphalite spongiforme bovine, on ne va pas revenir là-dessus, c’est dans tous les journaux). Le lait de ces mêmes vaches contient de plus en plus de dioxines, suite à la contamination de l’herbe broutée. Les poissons d’élevage sont nourris, eux aussi, de farines de poissons (aussi nocives pour eux que les farines de viande pour les bovins) et d’antibiotiques…
En hiver, les fraises transgéniques ne gèlent plus grâce à un gène emprunté à un poisson des mers froides. Les manipulations génétiques introduisent du poulet dans la pomme de terre, du scorpion dans le coton, du hamster dans le tabac, du tabac dans la laitue, de l’homme dans la tomate.
Parallèlement, de plus en plus de trentenaires attrapent des cancers du rein, de l’utérus, du sein, de l’anus, de la thyroïde, de l’intestin, des testicules et les médecins ne savent pas pourquoi. Même les enfants sont concernés: augmentation du nombre de leucémies, recrudescence des tumeurs cérébrales, épidémies de bronchiolites à répétition dans les grandes villes… Selon le Professeur Luc Montagnier, l’apparition du sida ne s’explique pas seulement par la transmission du virus HIV (qu’il a découvert) mais aussi par des cofacteurs «liés à notre civilisation»: il a mentionné «la pollution» et «l’alimentation», qui affaibliraient nos défenses immunitaires.
Chaque année, la qualité du sperme diminue; la fertilité humaine est menacée.
Cette civilisation repose sur les faux désirs que tu conçois. Elle va mourir.
Là où tu travailles, beaucoup d’informations circulent: ainsi apprends-tu, incidemment, qu’il existe des machines à laver incassables qu’aucun fabricant ne veut lancer sur le marché; qu’un type a inventé un bas qui ne file pas mais qu’une grande marque de collants lui a racheté son brevet pour le détruire; que le pneu increvable reste aussi dans les tiroirs (et ceci au prix de milliers d’accidents mortels chaque année); que le lobby pétrolier fait tout ce qui est en son pouvoir pour retarder la généralisation de l’automobile électrique (et ceci au prix d’une augmentation du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère entraînant le réchauffement de la planète, dit «effet de serre», probablement responsable de nombreuses catastrophes naturelles à venir d’ici à 2050: ouragans, fonte de la calotte polaire, élévation du niveau de la mer, cancers de la peau, sans compter les marées noires); que même le dentifrice est un produit inutile puisque tout le soin dentaire réside dans le brossage, la pâte ne servant qu’à rafraîchir l’haleine; que les liquides-vaisselle sont interchangeables et que d’ailleurs c’est la machine qui effectue tout le lavage; que les Compact Discs se rayent autant que les vinyles; que le papier d’aluminium est plus contaminé que l’amiante; que la formule des crèmes solaires est restée inchangée depuis la guerre, malgré la recrudescence des mélanomes malins (les crèmes solaires ne protègent que contre les UVB mais pas contre les nocifs UVA); que les campagnes publicitaires de Nestlé pour fourguer du lait en poudre aux nourrissons du Tiers Monde ont entraîné des millions de morts (les parents mélangeant le produit avec de l’eau non potable).
Le règne de la marchandise suppose qu’on en vende: ton boulot consiste à convaincre les consommateurs de choisir le produit qui s’usera le plus vite. Les industriels appellent cela «programmer l’obsolescence». Tu seras prié de fermer les yeux et de garder tes états d’âme par-devers toi. Oui, comme Maurice Papon, tu pourras toujours te défendre en clamant que tu ne savais pas, ou que tu ne pouvais pas faire autrement, ou que tu as essayé de ralentir le processus, ou que tu n’étais pas obligé d’être un héros… Reste que chaque jour, pendant dix ans, tu n’as pas bronché. Sans toi les choses auraient peut-être pu se passer autrement. On aurait sans doute pu imaginer un monde sans affiches omniprésentes, des villages sans enseignes Kienlaidissentout, des coins de rue sans fast-foods, et des gens dans ces rues. Des gens qui se parlent. La vie n’était pas obligée d’être organisée ainsi. Tu n’as pas voulu tout ce malheur artificiel. Tu n’as pas fabriqué toutes ces autos immobiles (2,5 milliards de bagnoles sur Terre en 2050). Mais tu n’as rien fait pour redécorer le monde. L’un des dix commandements de la Bible dit: «Tu ne feras point d’image taillée ni de représentation… et tu ne te prosterneras pas devant elles». Tu es donc, comme le monde entier, pris en flagrant délit de péché mortel. Et la punition divine, on la connaît: c’est l’Enfer dans lequel tu vis.
— Vous avez un créneau pour que je vous débriefe ou vous êtes overbookés?
Jean-François, le commercial sur Madone, passe une tête dans ton bureau.
— Charlie est à l’achat d’art, repasse plutôt en début d’après-midi.
— OK, dit-il, tu te doutes qu’il faut qu’on en remette une couche sur Maigrelette. Va falloir calmer le jeu.
— La séduction, la séduction, tel est notre sacerdoce, il n’y a rien d’autre sur Terre, c’est le seul moteur de l’humanité.
Il te contemple d’un drôle d’oeil.
— Dis donc, tu es sûr que t’es bien reposé ce weekend?
— Je suis d’attaque pour une nouvelle semaine en tant que Suppôt de la Société Spectaculaire. En route vers le Quatrième Reich!
J.-F. s’approche de toi et fixe le bout de ton nez.
— Tu as un peu de blanc, là.
Il époussette ton pif poudré avec le revers de sa manche, puis reprend:
— Je serai peut-être en rendez-vous à l’extérieur tout à l’heure, mais de toute façon tu peux me toucher sur mon portable.
— Mmm, Jef, j’adore te toucher sur ton portable.
Bientôt Charlie revient s’asseoir en face de toi. Charlie est un rempart: il est aussi baraqué que tu es fluet. Charlie est un homme heureux ou alors il imite bien le bonheur. Il a une femme et deux enfants; il envisage la vie sous un angle constructif — à chacun sa façon de conjurer l’absurdité universelle. Charlie te pardonne tes excès. Tu aimes Charlie car il te compense. Il fume des pétards pendant que tu t’insensibilises les dents. Il passe ses journées à dénicher les pires images ultra-pornographiques sur Internet: par exemple, une femme qui suce un cheval; un type qui cloue ses testicules sur une planche en bois; une très grosse dame fistée par un bras en plastique; il trouve ça «distrayant».
— Tu connais The Grind sur MTV? Je pense qu’il y a un truc à faire avec cette foule pas sentimentale, cette esthétique de la surface, cet attroupement putassier.
Charlie t’approuve en roulant son pétard:
— Ah oui, elle n’est pas normale cette émission. On pourrait proposer à Maigrelette de la sponsoriser. Et pour faire la pub, on sélectionnerait des extraits de vingt secondes en y rajoutant leur logo en haut à droite, à la place de celui de MTV…
— Joli coup. On verrait les bellâtres et les pétasses en train de gigoter sur la chaîne «Maigrelette TV»! On pourrait même asiler ça sur CNN! Et relayer sur le terrain par des soirées événementielles co-brandées «Grind-Maigrelette»!
— Oui! Et comme il existe des heures et des heures d’émission, on pourrait en diffuser chaque jour des morceaux différents: ce serait le premier spot de pub sans répétition!
— Excellent pour les retombées presse, ça. Note ce que tu viens de dire pour le mettre sur le communiqué de lancement.
— OK, mais comment on introduit le bénéfice «Maigrelette rend beau et intelligent»?
— J’y ai pensé. Alors écoute ça. On voit des centaines de jeunes qui dansent sur de la house, au bord de la piscine géante, sous le ciel bleu électrique. Et soudain, au bout de vingt secondes, une phrase apparaît: «MAIGRELETTE. ET ENCORE, VOUS NE LES AVEZ PAS ENTENDUS CAUSER».
— Octave, t’es un génie!
— Non, Charlie, c’est toi le meilleur!
— Je sais.
— Moi aussi.
— Gros bisou.
— J’adore ce que tu fais.
— Non, j’adore ce que tu ES.
Ni une ni deux, tu rédiges le nouveau script, tandis que Charlie dégote une nouvelle vidéo sur le web: il s’agit d’un type qui a enfilé un godemichet au bout d’une perceuse; il peut ainsi le faire vriller dans le vagin d’une adolescente pendant qu’elle suce son tampon périodique usagé. Distrayant, en effet.
Le lendemain tu montres le nouveau script à Marronnier qui opine du chef (normal, c’est lui, le chef):
— Toujours aussi invendable, mais si ça vous amuse d’essayer, allez-y tête baissée. Tout ce que je te demande, Octave, c’est de ne pas recommencer tes graffitis à la Charles Manson au sein des locaux de notre clientèle bien-aimée.
Après, tu recontactes le commercial sur son téléphone insu-portable.
— Jean-François, on tient quelque chose.
— Youpêka!
(Il s’agit de la contraction de «youpi» et «eurêka».)
— Mais il nous faut trois semaines de délai.
Silence à l’autre bout du sans-fil.
— Vous êtes cinglés les gars? Je dois leur représenter quelque chose la semaine prochaine!
— Quinze jours.
— Dix.
— Douze.
— Onze.
— Envoyons-lui une VHS de l’émission cet aprèsmidi, tranche Charlie. Chez Madone, ils vont être tellement épatés qu’on ait réagi si vite, qu’ils vont acheter l’idée sans réfléchir.
J.-F. ajoute que «c’est un discours très produit mais qui repose sur un discours marque fédérateur» (fin de citation). Toi, tu applaudis. On a beaucoup dit que les créatifs méprisaient les commerciaux et réciproquement. Ce n’est pas vrai: ils ont besoin les uns des autres, et dans une entreprise on n’aime que les individus dont on a besoin; les autres, on fait leur connaissance à leur pot de départ. Charlie tient la forme. Et de toute façon, quand Charlie tranche, personne ne discute.
Sophie t’a dit au revoir comme si elle t’avait dit bonjour.
Tu déjeunes seul.
Autrefois tu avais trop d’amis et maintenant tu n’en as plus.
Cela veut dire que tu n’en as jamais eu.
Tu bois, ta veste pue la raclette.
C’est chouette.
«Laisse-moi te quitter, laisse-moi partir, laisse-moi redevenir un jeune connard», tu lui as dit.
Tu sors sans tes lunettes pour n’y voir qu’à un mètre.
La myopie est ton dernier luxe. Tout est merveilleusement flou comme dans un vidéo-clip.
Tout est surface.
Tiens-toi bien.
Tu es à la pointe de la société de consommation et à la cime de la société de communication.
Tu commandes un sushi de foie gras poêlé au poivre de Sichuan avec chutney de poire, sauce fond de veau, soja et vinaigre balsamique.
Devant toi, une fille sourit.
Tu l’aimes. Elle ne le saura jamais.
Flûte.
C’était une belle minute.
Accoudé au bar, tu rêves de femmes nouvelles. Tu as mis du temps à savoir ce que tu voulais dans la vie: la solitude, le silence, boire, lire, te droguer, écrire et, de temps en temps, faire l’amour avec une très jolie fille que tu ne reverras jamais.
Or c’était l’heure où les créatifs se font sucer. En passant par le Bois de Boulogne, tu t’arrêtes pour acheter une fellation sans capote. Vingt minutes après, tu es de retour à l’agence.
— Virez-moi!
Dans le hall de la Rosse, tu hurles mais personne ne t’écoute.
— Virez-moi!
— Quelques stagiaires éclatent de rire en te montrant du doigt, ils croient que tu plaisantes, en profitent pour fayoter en s’esclaffant à tes facéties pathétiques.
— Virez-moi!
Mais dans l’open-space, personne ne t’entend crier. Et, à un moment, tu comprends pourquoi ils gloussent tous: il y a des traces de rouge à lèvres sur la braguette de ton jean blanc.
On répète tes phrases à la télé toute la journée: «N’INNOVEZ PAS, IMITEZ», «POURQUOI VIVRE SANS KRUG?», «SALOPE. LE PARFUM QU’ON AIME DÉTESTER», «RADIO NOVA, C’EST TOUT LE TEMPS PAS PAREIL», «KENZO JUNGLE. ESSAYEZ UN PEU DE L’APPRIVOISER», «VIAGRA. ARRÊTEZ LE BRIDGE», «EUROSTAR. POURQUOI ALLER DE ROISSY A HEATHROW QUAND ON PEUT ALLER DE PARIS A LONDRES?», «CANDEREL. T’ES BELLE, T’ES MINCE, T’ES TOI», «BOUYGUES TELECOM. VOUS AVEZ DEMANDÉ LE FUTUR? NE QUITTEZ PAS», «LACOSTE. DEVIENS TES PARENTS», «CHANEL № 5. PRÊT-À-PORTER PARTOUT».
— Virez-moi!
Tu veux être allongé sur une pelouse et pleurer en regardant le ciel. La publicité a fait élire Hitler. La publicité est chargée de faire croire aux citoyens que la situation est normale quand elle ne l’est pas. Comme ces aboyeurs nocturnes du Moyen Age, elle semble crier continuellement: «Dormez, braves gens, il est minuit, tout va bien, du pain du vin du Boursin, du beau, du bon, Dubonnet, vas-y, Wasa, Mini-Mir, Mini-Prix, mais il fait le maximum». Dormez, braves gens. «Tout le monde est malheureux dans le monde moderne», a prévenu Charles Péguy. C’est exact: les chômeurs sont malheureux de ne pas avoir de travail, et les travailleurs d’en avoir un. Dormez tranquilles, prenez votre Prozac. Et surtout ne posez pas de questions. Hier ist kein warum.
Il faut reconnaître que ce qui se passe à la surface de cette planète n’est pas très important à l’échelle de l’univers. Ce qui est écrit par un terrien sera juste lu par un autre terrien. Il est probable que les galaxies s’en foutent de savoir que le chiffre d’affaires de Microsoft équivaut au PNB de la Belgique et que la fortune personnelle de Bill Gates est évaluée à 100 milliards de dollars. Tu travailles, tu t’attaches à des êtres, tu aimes quelques endroits, tu t’agites sur un caillou qui tourne dans le noir. Tu pourrais rabattre tes prétentions. T’es-tu rendu compte que tu n’étais qu’un microbe? Y a-t-il un Baygon contre un insecte nuisible comme toi?
Tu n’écoutes que des disques de suicidés: Nirvana, INXS, Joy Division, Mike Brant. Tu te sens vieux parce que tu es tout content d’écouter des 30 cm en vinyle. En France, il y a 12 000 suicides par an, ce qui fait plus d’un suicide par heure, pendant toute l’année. Si vous lisez ce livre depuis une heure, PAN, un mort. Deux heures si vous lisez lentement? PAN, PAN. Et ainsi de suite. 24 cadavres volontaires par jour. 168 interruptions volontaires de vie par semaine. Mille morts choisies chaque mois. Une hécatombe dont personne ne parle. La France est une secte du Temple Solaire géante. Selon un sondage de la Sofres, 13 % des Français adultes ont «déjà envisagé sérieusement» de se tuer.
Tu consultes chaque matin quatre messageries: le répondeur téléphonique de ton domicile, celui de ton bureau, la boîte vocale de ton téléphone portable, et les e-mails de ton iMac. Seule ta boîte aux lettres reste désespérément vide. Tu ne reçois plus de lettres d’amour. Tu ne recevras plus jamais de feuilles de papier couvertes d’une calligraphie timide et imprégnées de larmes et parfumées par amour et pliées avec émotion avec l’adresse soigneusement recopiée sur l’enveloppe, comportant une apostrophe au facteur: «Ne te perds pas en route, ô facteur, porte cette missive importante à son destinataire tant désiré…» Les gens se tuent parce qu’ils ne reçoivent plus que des publicités par la poste.
Tu cèdes à la tentation des U.V. Dès que tu es déprimé, c’est-à-dire tout le temps, tu te payes une séance d’ultra-violets. Ce qui fait que plus tu as le cafard, plus tu es bronzé. La tristesse te donne bonne mine. Le désespoir est ton coup de soleil. Comment déceler que tu es malheureux? Ton visage pète le feu. Tu crois qu’être bronzé permet de rester jeune, alors que c’est tout le contraire: on reconnaît les vieux croûtons à leur hâle permanent. De nos jours, seuls les vieillards ont le temps de se dorer la pilule. Les jeunes sont pâles et inquiets tandis que les vieux sont bronzés et souriants (leur retraite étant payée par les premiers). Ressembler à Jacques Séguéla, c’est ça que tu cherches? Les U.V. vont finir par te griller.
C’était à Méga-Rail, faubourg de partage… L’excuse de la cocaïne. Il y a beaucoup de choses que tu n’aurais jamais osées sans elle, comme de larguer Sophie ou d’écrire pareil calembour. La coke a bon dos. En tapant ce livre sur ton ordinateur, tu te prends pour un agent secret infiltré dans le noyau du système, une taupe chargée d’espionner en sous-marin les rouages de l’intoxication d’opinion. (Après tout, la CIA n’est-elle pas, elle aussi, une Agence?) A la fois mercenaire et espion, tu amasses les informations topsecrètes sur ton disque dur. Si jamais tu te fais prendre, on te torturera jusqu’à ce que tu restitues les microfilms. Tu ne parleras pas, tu accuseras la drogue. Quand on te passera au détecteur de mensonges, tu jureras tes grands dieux que tu ne fus dans toute cette mésaventure qu’une… sentinelle.
Tu croises tous les jours en bas de chez toi un SDF qui te ressemble. C’est ton sosie: maigre, grand, pâle, les joues creuses. C’est toi avec une barbe, toi sale, toi mal habillé, toi sentant mauvais, toi avec une boucle d’oreilles dans le nez, toi sans argent, toi avec une haleine de chacal, toi bientôt, toi quand la roue tournera, toi allongé par terre sur une grille d’aération du métro, les pieds nus ensanglantés. Tu ne lui achètes pas Le Réverbère. De temps à autre, il hurle de toutes ses forces: «QUI SÈME LE VENT RÉCOLTE LA TEMPETE!» puis se rendort.
Tu passes des nuits entières devant ta Playstation. Pour 29 euros TTC tu t’es abonné au club Playstation. Sept fois par an tu reçois des «CD démos avec incitation à l’achat et un questionnaire d’évaluation qui permet à Sony de mesurer tes taux de possession, tes intentions d’achat, ton degré de satisfaction et tes commentaires ouverts».
Tu traînes pendant des heures au supermarché, en souriant aux caméras de surveillance. Une autre chose que tu as entendue dans ton métier: bientôt, celles-ci ne serviront plus seulement à arrêter les kleptomanes. Les web-cams à infra-rouge, dissimulées dans de faux plafonds et connectées à l’ordinateur central, permettront surtout aux distributeurs de connaître tes habitudes de consommation en identifiant les codes-barres des marchandises que tu achètes et de te proposer des promotions, de te faire goûter de nouveaux produits, de t’orienter vocalement vers les rayonnages que tu préfères. Bientôt, tu n’auras même plus à te déplacer: les marques connaîtront tes goûts puisque ton frigo sera branché sur le Net, et elles viendront directement chez toi te déposer les denrées qui te manquent, et toute ta vie sera répertoriée et industrialisée. N’est-ce pas merveilleux? Dis bonjour à la caméra. Elle est ta seule amie.
Tu viens de recevoir une enveloppe en papier kraft format A4. Il ne fallait pas désespérer: quelqu’un a fini par t’écrire. Tu la décachettes pour y trouver une étrange photocopie laser noir et blanc. Des typographies rudimentaires égrènent quelques chiffres: «43 5. 0 bg4 frl5 psel2 rj33 gm f 2, alr 1 i/1 ml dr55» avec la date et l’heure en haut à gauche. Tu es perplexe. Parmi les taches blanches sur fond gris, en cherchant bien, tu finis par déceler un oeil d’extra-terrestre qui te regarde fixement, deux bras, un début de nez, ici peut-être quelque chose qui ressemble à une oreille… Tu reconnais une échographie. Cette oeuvre d’art abstrait est accompagnée d’un petit mot manuscrit. «C’est la première et la dernière fois que tu vois ta fille. Sophie».
Quelques jours ont passé sans que tu les voies. Jean-François importe sa dépression dans ton bureau.
— J’ai un mauvais feedback annonceur. Alfred Duler a rappelé après avoir vu la cassette du «Grind» en disant qu’il y avait trop de gens de couleur. Il a déclaré — je cite: «Je ne suis pas raciste mais les Noirs c’est trop segmentant, or nous devons mettre l’emphase sur la francité du produit. Ce n’est pas ma faute si notre produit est blanc, et que donc, pour le vendre, il faut montrer des Blancs: ce n’est pas raciste de dire ça, merde, nous ne fabriquons pas un yaourt noir! On engagera des blacks quand on sortira la gamme Maigrelette au Chocolat!»
Ses assistants ont paraît-il pouffé quand il a dit ça. Mais quand il a menacé de remettre le budget en compétition, plus personne ne rigolait.
– Écoute, laissons tomber, lâches-tu. Ce facho est l’incarnation vivante de la médiocrité. Tu aurais dû lui rappeler qu’il produit déjà un Maigrelette à la dioxine… Il devrait embaucher des mannequins difformes, irradiés, défigurés et purulents.
Tu te réjouis intérieurement: perdre un des plus gros budgets de l’agence constitue la voie royale vers ta prière exaucée, le paradis de l’oisiveté rémunérée, un long désoeuvrement financé par la collectivité… Mais Jean-François se voit déjà à la rue. Pour lui, la situation n’est pas la même que pour toi: il a été programmé pour une existence sans rues. Il a fait une petite école de commerce privée pour fils à papa, s’est marié avec une emmerdeuse propre, a accepté d’être insulté et humilié pendant quinze ans par ses employeurs et ses clients pour pouvoir emprunter de l’argent à la Société Générale afin d’acquérir un troispièces à Levallois-Perret. Sa seule distraction? Écouter la bande originale du Titanic. Il ignore qu’une autre vie est possible. Il n’a jamais rien laissé au hasard: sa vie ne veut pas bifurquer. Il ne s’en relèverait pas si Madone quittait l’agence. Il est au bord des larmes; ce n’était pas prévu dans son plan de carrière. Il doute pour la première fois depuis sa naissance. Il finirait presque par en devenir humain.
— Je sais bien que c’est une crapule fasciste, bredouille- t-il, mais il pèse 12 M€…
Tu te mets à l’aimer. Après tout, il t’a épousseté le nez l’autre jour.
— T’inquiète pas, t’entends-tu lui dire, Charlie et moi on va te rattraper le coup, pas vrai Charlie?
— Ouaips, je crois que le moment est venu de se mettre en alerte DefConTrois.
Marc Marronnier passe une tête par la porte entrebâillée.
— Eh bien les gars, vous en faites une tête! On dirait trois salariés de Rosserys et Witchcraft… Oups!
Il se frappe le front avec la paume de sa main.
— J’ai gaffé! C’est ce que vous êtes!
— Arrête de déconner, Marc, se lamente Jef, on est vraiment dans la merde jusqu’au cou sur Maigrelette.
— Ah… Ils sont lourds, les fabricants de fromage allégé…
Marronnier te jette un regard condescendant (en deux mots: con et descendant — car il est debout et toi assis).
— Octave, Charlie… dit-il, ne croyez-vous pas que le moment est venu de sortir le plan Orsec?
— Ils sont déjà en DefConTrois! s’exclame Jef. Mais euh… En quoi ça consiste exactement, cette histoire de DefConTrois?
Charlie fait alors son geste solennel. Il lève les bras et les yeux au ciel, inspire profondément, expire bruyamment, signe chez lui qu’il s’apprête à prendre la parole ou tuer un petit animal mignon. Après un long silence, il regarde Marronnier une dernière fois.
— Chef? On a le feu vert?
Le chef hoche la tête avant de la sortir du bureau, qui goûte alors un instant de calme et de sérénité quasi zen. Charlie se tourne lentement vers toi et lâche le mot de passe:
— La Bouse de Dernière Minute.
— C’est parti.
Et devant J.-F., en une minute montre en main, Charlie et toi concoctez la publicité dont rêvent tous les annonceurs: quelque chose de joli, doux, inoffensif et mensonger destiné à un large public de veaux bêlants (car, suite à diverses manipulations génétiques, on peut désormais faire bêler les bovins).
Tu lui lis la Bouse à voix haute: «Une ravissante femme (ni vieille ni jeune), A LA PEAU BLANCHE, aux cheveux châtains (ni blonde ni brune), s’assied sur la terrasse d’une belle maison de campagne décorée style «Côté Sud» (chaleureuse sans être tape-à-l’oeil) dans un fauteuil à bascule (ni trop cher ni trop fauché). Elle regarde la caméra et s’écrie d’une voix suave mais authentique: «Je suis belle? On dit ça. Mais moi je ne me pose pas la question. Je suis moi, tout simplement». Elle saisit d’un geste calme (ni sensuel ni sophistiqué) un pot de Maigrelette qu’elle entrouvre délicatement (ni trop vite ni trop lentement) avant d’en déguster une cuillerée (ni trop vide ni trop pleine). Elle ferme les yeux de plaisir en goûtant le produit (minimum deux secondes). Puis elle poursuit son texte en regardant les téléspectateurs droit dans les yeux: «Mon secret c’est… Maigrelette. Un exquis fromage blanc sans aucune matière grasse. Avec du calcium, des vitamines, des protéines. Pour être bien dans sa tête et dans son corps, il n’y a rien de meilleur». Elle se lève avec élégance (mais pas trop) et conclut dans un sourire complice (mais pas trop): «Voilà mon secret. Mais ce n’en est plus un, maintenant, puisque je vous ai tout dit hi hi. «Elle démarre un rire espiègle (mais pas trop). Arrive le packshot du produit (minimum cinq secondes) avec cette signature: «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE».
Jean-François passe d’effondré à euphorique en un clin d’oeil: ce type-là pourrait entrer au Conservatoire d’Art Dramatique, dans la section «mime cyclothymique». Il nous baise les mains, les pieds, la bouche.
— Vous m’avez sauvé la vie, les amis!
— Eh oh! Pas de familiarités quand même, grommelle Charlie, qui mate sur son ordinateur un film montrant un homme sodomisé par une anguille.
Et toi, tu t’aperçois de ta bévue:
— Bordel, c’est pas demain la veille que je serai foutu à la porte. Avec un spot pareil, Philippe va me foutre une paix royale pendant au moins dix ans. On va encore enculer Madone!
Mais Charlie a le dernier mot:
— Tu peux toujours dire qu’on les encule, mais au fond de toi, tu sais très bien que c’est l’inverse.
Et Jean-François s’en va tout guilleret avec son script merdique sous le bras. Cette scène se déroulait vers le début du troisième millénaire après J.-C. (Jésus-Christ: excellent concepteur-rédacteur, auteur de nombreux titres restés célèbres: «AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES», «PRENEZ ET MANGEZ-EN TOUS CAR CECI EST MON CORPS», «PARDONNEZ-LEUR, ILS NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT», «LES DERNIERS SERONT LES PREMIERS», «AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE» — ah non, ça c’est de son père).
La bonne cocaïne coûte 100 euros le gramme. C’est cher exprès: pour que seuls les riches puissent être en forme, tandis que les pauvres continuent de s’abrutir au Ricard.
Tu téléphones à Tamara, ta call-girl favorite. Sa messagerie te répond d’une voix suave: «Si vous voulez m’inviter à prendre un verre, appuyez sur la touche 1. Si vous voulez m’inviter à dîner, appuyez sur la touche 2. Et si vous voulez m’épouser, veuillez raccrocher». Tu lui laisses le numéro de ta ligne directe à l’agence: «Rappelle-moi, tes épaules ressemblent à des oeufs à la coque, il faut que tu me changes les idées, c’est urgent, je veux tremper mes mouillettes dans ta vie, Octave». Elle a un visage dont ton regard ne parvient pas à se détacher.
Devinette: Qu’est-ce qui a la peau ambrée et un corps de Mexicaine avec des yeux d’Eurasienne? Réponse: une rebeu dont le vrai nom n’est pas Tamara. Le soir elle vient chez toi.
Tu lui as demandé de porter «Obsession», le parfum de Sophie.
Elle a la voix rauque, les doigts fins, le sang mêlé. Le corps féminin est composé de nombreux éléments non dénués de charme: tendons bronzés reliant les chevilles aux mollets, ongles des orteils maquillés, fossettes éparses (à la commissure des lèvres, à la naissance des fesses), dents dont la blancheur contraste avec les lèvres pourpres, cambrures diverses (plante des pieds, bas du dos), rougeurs variées (pommettes, genoux, talons, suçons), mais l’intérieur des bras reste toujours blanc comme neige et tendre comme l’émotion qu’il provoque.
Oui, c’était une époque où même la tendresse était à vendre.
Tamara est la putain que tu ne baises pas. Sur sa mini-jupe est écrit «LICK ME TILL I SCREAM» mais tu te contentes de lécher son oreille (elle déteste ça). Contre 500 euros, elle vient dormir à domicile. Auparavant, vous écoutez des disques ensemble: le groupe «Il était une fois», les Moody Blues, Massive Attack. Tu es prêt à payer très cher juste pour le moment où vos lèvres s’attirent comme des aimants. Tu ne veux pas coucher avec elle, juste la frôler, subir son attraction extra-terrestre. Les amants sont des aimants. Tu refuses de mettre une capote dans Tamara. C’est pourquoi vous ne faites jamais l’amour. Au début, elle ne comprenait pas ce client qui se contentait d’enrouler sa langue autour de la sienne. Et puis elle y a pris goût, aux dents qui mordillent la bouche, à la pointe nerveuse de salive parfumée de vodka, et maintenant c’est elle qui enfonce sa langue dans ta bouche douce, et la pelle devient profonde, pénétration buccale où ta langue devient bite, lèche ses joues, son cou, ses yeux, saveur, gémissement, souffle, désir titillé. Stop. Tu t’arrêtes pour lui sourire à un centimètre du visage, savoir attendre, déguster, ralentir et recommencer. Il faut dire les choses telles qu’elles sont: un baiser est parfois plus beau que baiser.
— J’adore tes cheveux.
— C’est une perruque.
— J’adore tes yeux bleus.
— Ce sont des lentilles.
— J’adore tes seins.
— C’est un Wonderbra.
— J’adore tes jambes.
— Ah! Enfin un compliment.
Tamara éclate de rire.
— Tu me fais trop kiffer.
— C’est un mot de jeune pour dire que tu es heureuse?
— En cet instant précis? Oui.
— En cet instant précis, je sais très bien que tu fais semblant.
— Premièrement, ce n’est pas parce que je fais pas gratuit que je fais semblant. Cela n’a rien à voir. Deuxièmement, oui, je suis plutôt heureuse, considérant que je gagne dix patates par mois en cash.
— L’argent fait le bonheur, alors?
— Pas du tout mais j’en mets plein de côté pour m’acheter une maison et élever mon bébé.
— Quel dommage. J’aurais tellement aimé te rendre malheureuse.
— Je ne suis jamais malheureuse quand je fais payer.
— Moi c’est le contraire: je te paye pour ne pas être malheureux.
— Embrasse-moi, ce soir je te fais 10 % de remise.
Elle enlève le haut. Une fine chaîne en or entoure sa taille. Une rose est tatouée au-dessus de son sein droit.
— C’est un vrai tatouage ou une décalcomanie?
— Un vrai, tu peux sucer, il s’en ira pas.
Quelques aimantations après, tu filmes Tamara au caméscope numérique en l’interviewant:
— Dis-moi Tamara, tu veux vraiment devenir comédienne ou c’était une blague?
— C’est mon rêve, de faire ce métier en plus de… celui-ci.
— Mais pourquoi t’es pas mannequin?
— Mais je le suis, la journée. Comme beaucoup de filles qui travaillent au Bar Biturique. Je cours les castings à longueur de temps. Seulement y a tellement de filles et si peu de boulot qu’on doit bien se démerder pour arrondir les fins de mois…
— Non je te demandais ça parce que… enfin écoute, voilà: j’aimerais proposer ton composite pour la prochaine publicité Maigrelette.
— OK, ce soir j’avale ton foutre gratos.
— Pas question, voyons, tu n’as donc pas compris que je suis le nouveau Robin des Bois?
— Comment ça?
— C’est pourtant simple: je prends aux riches pour donner aux filles.
Oui, certains soirs, tu déboursais 500 €-balles juste pour l’embrasser sous la pluie, et ça les valait. Bon sang, ça les valait largement.
Dix jours plus tard, c’est PPM à l’agence (prononcer pipième): «Pre-Production Meeting». La réunionnite au sommet de son art. On n’entend pas une mouche voler: normal, elles savent qu’elles risquent de se faire violemment sodomiser. Alfred Duler est venu avec ses trois mousquetaires de la société Madone, il y a là deux commerciaux de la Rosse, la tv-productrice agence, deux créatifs (Charlie et toi), le réalisateur retenu qui s’appelle Enrique Baducul, il y a aussi son producteur parisien, sa styliste dépressive, son décorateur anglais et une cost-contrôleuse liftée. Charlie a parié avec toi: le premier qui prononce les mots «anxiogène» et «minorer» gagne un déjeuner chez Apicius.
— Les modifs, entame la tv-prod, ont été intégrées par rapport à la réunion du 12. On attend d’autres castings mais Enrique approuve la reco agence. On va donc tout de suite vous montrer la cassette.
Mais, comme toujours dans ce genre de réunions, le magnétoscope ne marche pas et personne ne sait s’en servir. Il faut appeler un technicien car les quatorze personnes présentes, représentant une masse salariale annuelle de plus d’un million d’euros, sont incapables de faire fonctionner une machine qu’un enfant de six ans met en marche du bras gauche et les yeux bandés. En attendant l’arrivée du sauveur qui saura appuyer sur le bouton «play», le réalisateur relit tout haut sa note d’intention.
— Il né faut pas que la fille soit trop zolie, ce sera ouna femme fraîche, ouna zeune adoulte.
Enrique Baducul a commencé comme photographe de mode à Glamour avant de devenir la star du film publicitaire esthétisant à dominante orangée. Il cultive son accent vénézuélien car cette note d’exotisme est la principale raison de son succès (environ 500 réalisateurs au chômage filment exactement comme lui, c’est-à-dire flou, avec profusion de filtres et une bande-son trip-hop, mais ne bossent pas car ils ne s’appellent pas Enrique Baducul).
— Yé souis personnellamente favorable à ce qu’on lise la marque dès lé premier plan. Esta muy muy importante. Ma, il faut ze garder oune zone dé créativité, yé crois.
Il a été choisi parce que Joe Pytka n’était pas libre, et que Jean-Baptiste Mondino a refusé. Tout le monde suit avec le doigt sur les photocopies de son texte, comme en classe de maternelle. Soudain un ouvrier en blouse bleue entre sans frapper, soupire et met en marche le magnétoscope.
— Merci Gégé, dit Jef, que serions-nous sans toi?
— Empotés, répond Gégé en sortant de la pièce. Jef se force à rire.
— Hé Hé Hé! Sacré Gégé. Bien, nous allons donc regarder la reco de casting.
Les quatorze empotés voient alors la belle Tamara, torse nu en Wonderbra noir, qui regarde la caméra en se mordant les lèvres et déclare:
— C’est mon rêve de faire ce métier en plus de… celui-ci. Je cours les castings à longueur de temps. Seulement y’a tellement de filles et si peu de boulot… (cut).
Tu prends rapidement la parole pour dire qu’il s’agit d’un casting sauvage, une mannequine exceptionnelle que tu as filmée par hasard et qu’un «callback» va être organisé avec cette fille afin de lui faire interpréter le texte exact dès demain.
Alfred Duler demande si on pourra la retoucher en post-prod pour éclaircir sa couleur de peau.
— Bien sûr, aucun problème. Elle sera totalement B.B.R. (Bleu-Blanc-Rouge).
Sa chef de pub, un gros tas boudiné dans un tailleur Zara, n’ouvrira la bouche qu’une seule fois aujourd’hui pour dire ceci:
— Ce qu’il faut, c’est susciter l’envie.
Impressionnant, tous ces gens que personne ne baise et qui, néanmoins, travaillent toute la journée pour provoquer le désir de millions de consommateurs.
La tv-prod note sur son calepin: «OK Tamara sous réserve de call-back et deviser paint-box pour éclaircir visage».
Alfred Duler reprend la parole:
— Je voudrais préciser que nous sommes très heureux de travailler avec Enrique, dont la bande démo est formidable, et surtout parce que nous savons que c’est quelqu’un qui sait rester très professionnel dans son approche visuelle de la pub.
(Traduction simultanée: «On a choisi un réalisateur docile qui ne changera rien au script vendu».)
— Et Enrique, j’apprécie ce que tu viens de dire sur la marque. Nous savons tous ici que nous ne sommes pas au Club des Poètes. Il est crucial qu’on identifie bien le logo Madone dès le premier plan du film.
— Si, si. Yé pensé dé faire oune packshot très loumineuse.
— Effectivement, renchérit Jef, l’ensemble aura un climat ensoleillé mais clean.
La styliste prend alors la parole:
— On avait dit que ce serait bien si c’était pas trop tristoune au niveau des vêtements.
Elle brandit des tee-shirts colorés.
— On peut trouver du rouge, des choses flashy comme ça.
— Oui, dit un des chefs de produit pour donner une raison à sa présence à cette PPM (et par extension au sein de la société Madone), bien sûr mais il nous faut un stylisme mi-saison pour pouvoir utiliser le film tout au long de l’année.
— Par rapport à ce qu’on avait dit à la réunion du 12, ajoute la cost-contrôleuse, inspectrice des travaux finis payée par Madone pour tout critiquer et faire baisser les tarifs (à l’exception des siens), il faudrait un peu plus d’espièglerie.
– Évidemment, renchérit Jef, cela a été spécifié le 12.
Ils ont tous l’air de flipper comme des bêtes. La styliste est aussi rouge que ses tee-shirts.
— J’ai aussi amené cette chemise…
Tout le monde critique la chemise jusqu’au moment où on s’aperçoit que le client porte la même.
– Écoutez, dit Charlie, on a un contrat de base mais on peut tout de même s’autoriser quelques spontanéités au tournage, non?
Tous les regards se tournent vers Alfred-Duler-estun- con.
— Je suis obligé de rappeler que Madone signe un découpage et que si on ne retrouve pas ça au montage, nous on jette le film. On a un contrat; je suis final sur ce point.
— Bien sûr, frémit Jef, l’agence s’engage à revenir avec ce qu’on vous a montré.
Et la conversation continue ainsi pendant des heures. La nuit tombe. Et tu notes tout, scrupuleusement, comme un greffier — le scribe du désastre contemporain. Car cette réunion n’est pas un «détail» de l’histoire de la Troisième Guerre mondiale.
— Rajouter l’adverbe «goulûment» sur la note d’intentions de tournage. C’est une contrainte.
— A-t-on vraiment besoin de trente secondes? Ne peut-on pas raconter l’histoire en vingt secondes en raccourcissant tous les plans?
— OK on va timer les plans mais ça risque de speeder.
— On va être hyper-cut.
— Du moment que l’attribution IPSOS n’en souffre pas, je crois qu’on peut le diffuser en vingt secondes.
— Remplacer «goulûment» par «irrésistiblement» sur la note. C’est très important de mettre l’emphase là-dessus. Je vois ça comme une contrainte.
— Il faut que ce soit un produit auquel on ne résiste pas. Je vous rappelle qu’on pré-testera le film avant l’antenne. Si nos études conso ne sont pas formelles là-dessus, on trappe le film.
— Je vous relis la note d’intention: «Consommation du produit: après avoir ouvert le pot de Maigrelette, la femme le mangera irrésistiblement avec délectation ainsi qu’avec sa cuiller».
— Octave, tu te trouves drôle?
— On pourrait visualiser la fille en train de marcher avec le produit à la main…
— Ah non! Je vous arrête tout de suite! Maigrelette n’est pas un yaourt déambulatoire!
Tu notes tout ce qu’ils disent parce que c’est trop vrai pour être beau.
— Passons maintenant aux repérages: la parole est à Tony.
— Nous l’avons visitey plousieurs maisons autour de Miami. Il y a many possibilities: très ouverte ou avec la grande jardin, ou plousse moderne ici tu vois le photo c’est très terrasse, véranda, ou on peut aussi faire dans une mas traditional, oui?
— Ma, dit Enrique, Tony tou nous donne ta réco, laquelle esta ta recommandacion?
— Moi je trouve que c’est bien le classic maison avec la perron devant, c’est plousse jolie pour toi je crois. Il ne faut pas faire une chose ennuyante, non?
— Yé soui okay si tou esta okay.
— Revenons au plan produit.
— Il faut que ce soit un yaourt qui est dans la vie, je ne sais pas, posé sur l’herbe, pour emphatiser l’idée de nature.
— C’est un produit ludique mais vachement santé.
— Notre valeur ultime, a fini par lâcher Duler, c’est l’amour. Nos clients achètent de l’amour (voilà qui plaira à Tamara, songes-tu). Nous ne vendons pas un yaourt, mais du lait maternel! C’est pour ça qu’on est Worldwide. L’amour c’est mondial! Il faut penser Worldwide! Réfléchir Worldwide! Chier Worldwide! Je crois que telle est la vocation de Maigrelette.
Soudain Philippe entre sans frapper. Il dit de continuer, de faire comme s’il n’était pas là, mais on recommence quand même la réunion au début, seulement dérangés de temps en temps par la sonnerie de son téléphone portable qu’il n’a pas déconnecté.
— C’est une femme-femme. Elle a un jean brut, tu vois, un tee-shirt à manches longues, il faut sursignifier qu’elle est décontractée mais élégante.
— C’est Sharon Stone en brune et en plus junior.
— Vous êtes sûr que Madame Michu de Valenciennes va s’y reconnaître?
— Attention: elle est middle class mais fun.
— Elle ne fait pas très européenne.
— Nous on n’a rien contre les Maghrébins mais c’est notre cible qui risque de ne pas s’identifier.
— Elle est juste un peu «Côté Sud», c’est tendance, la mode est aux teints mats à la Inès Sastre-Jennifer Lopez-Salma Hayek-Penelope Cruz.
— C’est qui Salma Hayek?
— Enrique a vu 80 filles et c’est elle qui prend le mieux la lumière.
— Elle est complètement dans les valeurs de la marque, libre, sensuelle, totalement Maigrelette.
— Elle esta magnifico.
— Very cute.
— C’est qui Salma Hayek?
— C’est vrai qu’elle transmet une émotion à la caméra.
— Je ne suis pas contre valider ce choix après visionnage du call-back.
— «Ambiance de campagne tranquille mais dynamique. L’herbe devra être verte mais méditerranéenne. Sons naturels, les oiseaux chantent».
— Il faudra penser à monter les grillons au mixage.
— C’est qui Salma Hayek?
— C’est la nana de la mode latino.
— Elle est en couv du Vogue anglais de septembre.
— Connais pas.
La styliste au bord de la crise de nerfs étale vingt paires de lunettes de soleil sur la table pour que le client choisisse celle que Tamara portera sur la tête. Au bout de vingt minutes, on décide finalement de toutes les emporter sur le tournage afin de choisir sur place. (On décide donc de ne rien décider.)
— La musique: cinq musiciens ont envoyé des maquettes. On les écoute?
Démo 1:
— Trop branché.
Démo 2:
— Trop hard.
Démo 3:
— Trop kitsch.
Démo 4:
— Trop lent.
Démo 5:
— Trop cheap.
— «Pour action, note la productrice, demander aux musiciens de retravailler».
— Je suis opposé à la contre-plongée sur le plan dégustation. J’ai peur que la fille soit déformée. J’aimerais mieux quelque chose de plus classique au niveau du branding.
C’est à ce moment-là que Charlie a gagné un déjeuner chez Apicius:
— Vous trouvez ça anxiogène? On peut le minorer.
Le Président Philippe s’est alors levé et, avant de quitter la réunion, s’est tourné vers la tv-prod de l’agence:
— Très bonne réunion, Martine, bravo c’est du très bon boulot, tu es nouvelle ici? Je te souhaite la bienvenue à la Rosse, Marc a bien fait d’engager des gens hyper sur le coup comme toi.
— Philippe, je m’appelle Monique, et cela fait cinq ans que je travaille là, a alors répondu la tvproductrice avec une froideur bien excusable.
Et maintenant te voilà tout maigrelet. Tu as perdu 17 kilos en trois mois. Tu ne t’alimentes plus que par le nez. Chaque matin, tu te réveilles avec un bloc de craie solide dans ton nez plâtreux. Tu arrives au bureau à 5 heures 35 de l’après-midi. Quand Marc Marronnier t’en fait la remarque, tu réponds:
— Je fais la grève jusqu’à ce que tu me vires.
— Qu’est-ce qu’il y a? Tu veux une augmentation?
— Non, je veux vraiment tout plaquer.
— Qui t’a appelé? CLM? BDDP?
— Mais non, je veux arrêter! Tu ne comprends pas que je suis en train de crever? Regarde comme j’ai maigri!
— Ressembler à Kate Moss n’a jamais constitué un motif de licenciement.
— Mais je vais mourir d’une tumeur au cerveau!
— Impossible: tu n’as pas de cerveau.
— Mais je suis de moins en moins grand public!
— Je sais mais on a besoin de toi pour parler aux CSP.
Tu portes un costume Eric Bergère, une chemise Hedi Slimane pour Saint Laurent Rive Gauche- Hommes, des souliers Berluti, une montre Royal Oak d’Audemars Piguet (en attendant la Samsung Watch Phone qui fera aussi téléphone mobile), des lunettes StarckEyes, un caleçon Banana Republic acheté à New York. Tu es propriétaire d’un appartement de cinq pièces à Saint-Germain-des-Prés, décoré par Christian Liaigre. Tu possèdes aussi:
— une chaîne hi-fi Bang amp; Olufsen verticale avec 10 lecteurs de CD programmables à distance
— un téléphone Cosmo bi-bande GSM équipé d’un data-fax intégré
— six chaises Louis XV héritées de la maison de tes grands-parents
— un tabouret «Barcelona» de Mies van der Rohe
— une bibliothèque de Jean Prouvé contenant l’intégrale de la Pléiade (jamais ouverte)
— un magnétoscope tri-standard Sony
— la nouvelle Fiat TV de Philips
— un lecteur de DVD portable Sony Glasstron
— une Lounge Chair de Charles Eames (1956)
— une Playstation Sony
— un réfrigérateur double porte General Electric (rempli de caviar osciètre Petrossian, de foie gras micuit truffé de La Petite Auberge et de Champagne Cristal Roederer) avec congélateur géant et distributeur automatique de glaçons
— un caméscope numérique Sony PCI (360 grammes, 12 cm de haut, 5 cm de large)
— un appareil photo numérique Leica Digilux Zoom
— 24 verres de cristal Puiforcat
— trois tirages originaux de Jean-François Jonvelle
— un Basquiat de trois mètres carrés et un dessin de David Hockney
— une affiche de Jean Cocteau
— une table basse en ébène Modénature
— quelques originaux de Pierre Le Tan, Edmond Kiraz, René Gruau, Jean-Jacques Sempé, Jean-Philippe Delhomme, Voutch, Mats Gustafson
— un lampadaire Urban Outfitters
— 8 oreillers beiges et blancs en pashmina de chez Maisons de Famille
— un autographe encadré de Laetitia Casta
— des portraits de toi par Mario Testino, Ellen von Unwerth, Jean-Baptiste Mondino, Bettina Rheims, Dominique Issermann
— des photos de toi à côté d’Inès Sastre, Gérard Depardieu, Ridley Scott, Eva Herzigova, Naomi
Campbell, Caria Bruni, David Lynch, Thierry Ardisson
— une cave pleine de premiers grands crus classés bordelais livrés par les caves Augé (116, boulevard Haussmann, Paris 8e): Chasse-Spleen, Lynch Bages, Talbot, Petrus, Haut Brion, Smith Haut Laffitte, Cheval Blanc, Margaux, Latour, Mouton Rothschild…
— mille compact discs, DVD, CD roms et cassettes VHS
— une BMW Z3 dans sa place de parking louée à l’année sous le Café de Flore
— un sosie SDF en bas de chez toi
— cinq paires de Berluti, trois paires de Nike Air Max, une paire d’Adidas Micropacer (avec chronomètre intégré et un micro-ordinateur capable de mesurer la distance parcourue)
— trois manteaux en cachemire Hermès et trois en daim Louis Vuitton
— cinq costumes Dolce e Gabbana et cinq Richard James
— Sumo, le livre géant de photos d’Helmut Newton aux éditions Taschen (50 x 70 cm) sur son présentoir dessiné par Philippe Starck
— cinq jeans Helmut Lang et cinq paires de mocassins Gucci
— vingt chemises Prada et vingt tee-shirts Muji
— dix pulls en cachemire dix-huit fils Tsé par Huseyn Chalayan et dix Lucien Pellat-Finet (tout ce qui n’est pas en cachemire te gratte d’une façon insoutenable, sauf la vigogne)
— un placard contenant l’intégrale de la collection APC des dix dernières saisons
— un tableau de Ruben Alterio
— dix paires de lunettes de soleil Cutler and Gross
— une salle de bains entièrement meublée en Calvin Klein (serviettes de bains, peignoirs, porte-savon, produits de beauté, parfums, sauf les lotions qui viennent de chez Kiehl’s New York)
— l’iMac rose sur lequel est rédigé ce livre, un iBook orange connectable à Internet sans câble et une imprimante couleur Epson Stylus 740.
La plupart des autres objets que tu possèdes viennent de chez Colette. Quand ils ne viennent pas de chez Colette, cela veut dire qu’ils viennent de chez Catherine Memmi. Quand ils ne viennent ni de chez Colette, ni de chez Catherine Memmi, cela veut dire que tu n’es pas chez toi.
Tu dînes rarement dans des restaurants à moins de 100 euros par personne. En voyage, tu dors uniquement dans des Relais et Châteaux. Il y a trois ans que tu ne prends plus l’avion qu’en Business Class (sinon tu attrapes un torticolis en dormant) avec une couverture en cachemire (sinon ça te gratte; voir plus haut). A titre d’information, l’aller-retour Paris- Miami en Business coûte 62 000 francs (10 K-euros).
Avec toutes ces choses qui t’appartiennent, et la vie confortable que tu mènes, logiquement, tu es obligé d’être heureux. Pourquoi ne l’es-tu pas? Pourquoi plonges-tu sans cesse ton pif dans la schnouff? Comment peux-tu être malheureux avec 2 millions d’euros sur ton compte en banque? Si tu es au bout du rouleau, alors, qui est à l’autre bout?
L’autre jour, tu as fondu en larmes devant le magasin Bonpoint de la rue de l’Université. Devant des petits lits en bois blanc, des lampes en forme de nounours, des chaussures gris perle taille trois mois, des salopettes à 55 euros, un mini-pull à 94 euros, et tu pleurais comme un abruti et les clientes sortaient du magasin horrifiées, persuadées que ce pauvre type qui chialait devant la boutique avait perdu son enfant dans un accident de bagnole, mais tu n’as pas eu besoin d’accident pour perdre ton enfant.
Tu vas te bourrer la gueule dans ta cuisine géante. Tu te diriges vers le frigo ultra-moderne. Tu te reflètes dedans. Nerveusement, tu appuies sur le distributeur de glaçons. Ton verre d’Absolut déborde de glace. Tu maintiens la pression sur la manette jusqu’à ce que le sol de la cuisine soit recouvert d’ice cubes. Puis tu programmes la machine sur «glace pilée». Tu recommences à appuyer. Il neige sur le marbre noir. Tu contemples ton visage dans le réfrigérateur le plus cher du monde. C’était plus facile d’avoir un comportement de célibataire attardé quand tu savais qu’il y avait quelqu’un chez toi qui t’attendait avec amour. Tu es tellement coke que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement, «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? Tu as vidé le réservoir à glace par terre. Tu glisses et te retrouves allongé sur dix centimètres de neige pilée. Tu te noies dans les cubes froids. Tu pourrais t’endormir au milieu de ces milliers d’icebergs. Couler comme une olive au fond d’un verre géant. Absolut Titanic. Tu flottes sur une patinoire artificielle. Ta joue gelée adhère au carrelage. Sous ton corps il y a de quoi rafraîchir un régiment; or tu es une armée, en pleine retraite de Russie. Tu suces le sol. Tu avales le sang qui coule directement de ton nez à ta gorge. Tu as juste le temps d’appeler le Samu sur ton portable avant de perdre connaissance.
ON SE RETROUVE JUSTE APRÈS… ÇA.
UN JEUNE HOMME ENTRE DANS UNE LAVERIE AUTOMATIQUE. IL S’ARRÊTE DEVANT UNE ÉNORME MACHINE A LAVER DE DEUX MÈTRES DE HAUTEUR. IL GLISSE PLUSIEURS PIÈCES DE MONNAIE DANS LA FENTE, PUIS SORT DE SA POCHE UN PAQUET DE LESSIVE ARIEL, VERSE DU DÉTERGENT DANS SA MAIN, ET L’ASPIRE PAR LE NEZ. IL SECOUE LA TÊTE, COMME REVIGORÉ PAR LA POUDRE ARIEL QU’IL VIENT DE SNIFFER. PUIS IL OUVRE LE HUBLOT DE LA MACHINE A LAVER, ET ENTRE ENTIÈREMENT A L’INTÉRIEUR, TOUT HABILLÉ. IL S’ASSIED EN TAILLEUR DANS LA CENTRIFUGEUSE. LORSQU ’IL REFERME LA PORTE, LA MACHINE SE MET EN MARCHE. IL EST ALORS BALLOTTÉ DANS TOUS LES SENS, ASPERGÉ D’EAU CHAUDE. LA CAMÉRA TOURNE A 360° POUR MONTRER LA ROTATION RAPIDE A L’INTÉRIEUR DU TAMBOUR.
SOUDAIN LE MOUVEMENT S’ARRÊTE. DE L’INTÉRIEUR DE LA MACHINE, L’HOMME APERÇOIT UNE JEUNE FEMME TRES SEXY, EN MINI-JUPE, QUI ENTRE DANS LA LAVERIE. LA JEUNE FEMME S’AVANCE VERS LA MACHINE GÉANTE. VOYANT LE JEUNE HOMME A L’INTÉRIEUR, ELLE OUVRE LE HUBLOT ET LUI SOURIT IL RECRACHE UNE GORGÉE D’EAU SAVONNEUSE. ELLE SOURIT EN VOYANT LE PAQUET D’ARIEL POSÉ DEVANT LA MACHINE, PASSE LES MAINS SOUS SA MINI-JUPE ET ENLÈVE SA CULOTTE, QU’ELLE JETTE SUR LE JEUNE HOMME DANS LE TAMBOUR AVANT DE REFERMER LE HUBLOT ET DE REMETTRE LA MACHINE EN MARCHE. LE JEUNE HOMME MEURT NOYÉ EN FAISANT DES BULLES CONTRE LA VITRE.
LOGO ET PACKSHOT ARIEL — SIGNATURE: «ARIEL ULTRA. LA PROPRETÉ ULTRA MÊME EN MACHINE».