V. Vous

«Dans une société bloquée ou tout le monde est coupable, le seul crime est de se faire prendre. Dans un univers de voleurs, le seul péché définitif est la stupidité».

HUNTER S. THOMPSON, Las Vegas Parano, 1971.

1

A la Rosse, ça vous a fait tout drôle de revenir en vainqueurs. D’abord l’agence a déménagé: puisque l’ancien paquebot pourrissait, vous l’avez laissé couler, et la place Marcel-Sembat de Boulogne-Billancourt ressemble désormais à un chantier naval désaffecté, avec ses dockers dépressifs en tenue de rap, prenant racine devant le McDo. Pour construire vos nouveaux locaux, trois cents mètres plus bas, vous avez détruit une ancienne usine avant de la reconstruire à l’identique, vous ne savez pas pourquoi (déflocage d’amiante? incompétence de l’architecte? un peu des deux?). Une cheminée de vingt mètres couronne l’immeuble, tel un phallus de brique rouge. Elle ne brûle jamais rien — ou pas encore.

Vous vous délectez assez de votre promotion professionnelle. Les regards terrorisés des 300 néoemployés. Les lèvres nymphomanes des ex-indifférentes. Le changement de ton des supérieurs désormais inférieurs. La camaraderie aussi franche que soudaine de ceux qui se découvrent tout d’un coup vos vieux compères et amis de toujours. La déférence est une déchéance. Mais Charlie et toi, vous avez le triomphe modeste. Vous réunissez toute l’agence et lui tenez ce discours:

«Chers amis, l’idée de nous nommer Directeurs de Création est si incongrue que nous ne pouvions qu’accepter la proposition de Jean-François. Il était plus courageux de lui répondre oui que non. Nous sommes prêts à affronter une période difficile: d’abord parce qu’il n’est pas simple de passer après un authentique génie comme Marc (ici vous laissez passer quatre secondes et dix centièmes de silence ému), ensuite parce que nous sommes des publicitaires publiphobes et que nous allons devoir surmonter ce paradoxe avec votre aide. La publicité pollue, et il sera de notre devoir d’inventer une écologie de la communication. Nous serons — et par conséquent vous serez — obligés d’être intelligents par respect pour le consommateur. Finies les images inutiles sur de la pellicule gâchée! Nous avons décidé d’ouvrir l’agence à de nouveaux créateurs: écrivains méconnus, poètes maudits, auteurs de sitcoms refusés, graphistes underground, réalisateurs de films pornographiques. Il est temps que la pub se reconnecte sur l’avant-garde artistique de son époque. La Rosse doit redevenir le laboratoire expérimental qu’elle fut à ses débuts; nous tenterons d’être à la hauteur de l’ambition créative qui a toujours été celle de cette enseigne.

Nous commencerons donc par quelques mesures symboliques (prenant effet immédiatement): tout d’abord, des haut-parleurs diffuseront en permanence la chanson “T’es OK, T’es bath, T’es in” du groupe Ottawan, qui servira aussi de musique d’attente téléphonique. Les standardistes et les hôtesses d’accueil seront torse nu dans l’entrée de l’immeuble. Toutes les présentations de campagnes seront exclusivement effectuées chez nos clients par des acteurs comiques recrutés dans les cafés-théâtres, accompagnés d’un orchestre russe pour l’ambiance. Tous les employés de la Rosse devront impérativement s’embrasser sur la bouche pour se dire bonjour. Tous les créatifs se verront confier une caméra Sony PCI pour réaliser toutes les images qui leur passeront par la tête.

Il nous faut retrouver l’innocence originelle, l’enfance de l’art. Soyons sans cesse ÉMERVEILLÉS. Il faut casser ce système autosuffisant, étonner en changeant les règles du jeu, sinon on ne touche plus les gens: on jette l’argent de nos marques par les fenêtres. N’oubliez jamais, et ce sera notre conclusion, que vous êtes ici pour VOUS amuser, et que c’est en VOUS amusant que vous risquez d’amuser nos acheteurs. La nouvelle devise de la Rosse France est de Sir Terence Conran: “Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce qu’on le leur propose.” Elle sera gravée au-dessus de la porte d’entrée dès demain matin. Merci de votre attention et que la fête continue!»

Les applaudissements furent nourris, bien que peu spontanés. Vous avez convié vos 300 nouveaux subalternes à un pot dans la salle de réunion du patio. Les salariés étaient presque convaincus, à force de chier dans leur froc devant vous, que vous disiez la vérité et que les choses allaient changer. Vous n’auriez plus qu’à les décevoir à petit feu, avant de disparaître comme votre prédécesseur (lequel a laissé un trou dans la caisse de 20 millions d’euros).

Sur vos agendas d’importants nouveaux patrons modernes, vous notez les trucs à faire pour vous rendre populaires:

«11 h 00: être poli avec quelqu’un d’inutile.

13 h 30: penser à penser.

15 h 15: appeler un bas salaire par son prénom (se renseigner auprès de la DRH).

17 h 10: demander des nouvelles de la fille d’un subalterne malade (devant témoins).

19 h 00: sourire en partant».

A la fin de votre cocktail d’intronisation, Charlie avait organisé une surprise pour tous les créatifs seniors: un dîner Chewbacca. Vous vous êtes donc tous revêtus de costumes d’orang-outangs géants avant de souper dans un salon privé, chez Lapérouse, où douze filles louées firent le poirier, nues, les jambes écartées, pour que vous puissiez déguster des huîtres fraîches sur leur sexe. Un indéniable sens de la motivation interne, ce Charlie.

2

Votre première présentation-client fut néanmoins calamiteuse. Chez Madone, Alfred Duler et ses sbires avaient projeté le film Maigrelette (version aseptisée) à un panel de consommatrices du produit et les résultats de test n’étaient pas fameux: lors d’une «conférence call» houleuse, vous avez dû batailler contre le verdict des ménagères de moins de cinquante ans. «Trop éthéré», «overpromising», «anxiogène», «faible GRP», «pas assez impactant», «trop de maghrébité», «peu qualitatif au niveau du tone and manner», «packshot pas suffisamment attribuable»… La Berezina. Vous avez lutté ferme pendant toute la visioconférence, insistant sur les «modifs possibles sur le plan sonore», les «grossissements de pack effectuables en post-prod», le «réétalonnage à effectuer ASAP» («As Soon As Possible»), l’«importance d’une innovation formelle sur cette niche», l’«appétence au niveau du ressenti conso et de la présence à l’esprit», et quand vous avez raccroché le client donnait son «OK sous réserve des remarques de recadrage fixées dans la Brand Review à télécopier ASAP».

Vous découvrez qu’être chef ne préserve pas des courbettes. Le directeur de création est comme un ébéniste à qui son client ordonnerait de fabriquer une table bancale sous prétexte que c’est lui qui la paie. Les annonceurs ne s’en aperçoivent même pas, mais à force de prudence, ils dépensent la majeure partie de leur argent pour vous forcer à rendre leur publicité invisible. Ils ont tellement peur de déplaire à leur clientèle (ce qu’ils appellent «altérer leur capitalimage») qu’ils en deviennent rigoureusement transparents. Ils font acte de présence sur vos écrans mais craignent de s’y faire remarquer. En tant que Directeurs de Création, vous n’êtes là que pour entériner leur schizophrénie.

Ainsi va la grande chaîne du mépris publicitaire: le réalisateur méprise l’agence, l’agence méprise l’annonceur, l’annonceur méprise le public, le public méprise son voisin.

Voici ce qui reste du 30 secondes Maigrelette tourné à Miami: ce n’est pas un recadrage mais l’amputation d’une amputation (un cautère sur une absence de jambe de bois?).

«Tamara en plan américain s’assied sur la terrasse d’une belle maison de campagne (ne pas démultiplier les clichés d’introduction avant l’apparition du produit; anamorphoser les jambes de la comédienne pour accentuer l’insight consommateur; réétalonner le visage pour éclaircir sa couleur). Elle regarde la caméra et s’écrie: “Je suis belle? On dit ça. Mais moi je ne me pose pas la question. Je suis moi, tout simplement. (Supprimer “On dit ça” qui induit le doute ainsi que “Mais moi je ne me pose pas la question” qui est superflu: si elle ne se “pose pas la question”, pourquoi en parler? Ce qui donne au final: “Je suis belle? Je suis moi, tout simplement.”) Elle saisit un pot de Maigrelette qu’elle entrouvre délicatement avant d’en déguster une cuillerée. (Grossir tous les plans produit.) Elle ferme les yeux de plaisir en goûtant le produit. (Est-il possible de faire durer ce plan plus longtemps? Rappelons qu’il s’agit du “key visual” émergent en post-test. Il est vital de dramatiser la désirabilité produit pour souligner la perception d’un bénéfice de plaisir gustatif déculpabilisé.) Puis elle poursuit son texte en regardant les téléspectateurs droit dans les yeux: «Mon secret c’est… Maigrelette. Un exquis fromage blanc sans aucune matière grasse. Avec du calcium, des vitamines, des protéines. Pour être bien dans sa tête et dans son corps, il n’y a rien de meilleur». (Penser à rajouter une démo produit en 3D avec le yaourt qui se déverse dans une jatte de lait onctueux et les mots «calcium», «vitamines», «protéines», «0 % m. g». en surimpression avec typo grasse plus impliquante/interpellante pour nos consommatrices.) Tamara se lève et conclut avec un sourire complice: «Voilà mon secret. Mais ce n’en est plus un, maintenant, puisque je vous ai tout dit hi hi». (Supprimer la blague inutile qui prend trois secondes au détriment du pack. On peut très bien conclure sur «Voilà mon secret” qui est plus leader et spécifique dans le contexte concurrentiel.) Packshot et signature: «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE» (Est-il possible d’investiguer d’autres baselines? Il faut jouer sur les différentes cibles concernées: les enfants, les personnes âgées, les adultes, les jeunes, les hommes, les femmes. Et ce, dans le cadre d’une plus grande modernité.) Suivi du jingle d’attribution marque: «mm Madone».

Pour la baseline, vous vous en foutez puisque vous en avez une de rechange: «MAIGRELETTE ON A TOUS BESOIN D’UNE DOSE DE LEGERETE». (Voir acte IV, scène 4.)

3

Ensuite c’est Cannes, le Festival, oh pas celui du cinématographe, non, l’autre, le vrai, celui qui a lieu en catimini comme les réunions de l’OMC ou les symposiums de Davos, tous les ans au mois de juin, un mois après la mascarade sponsorisée: la Semaine Mondiale de la Publicité, en anglais «48t n International Advertising Festival» ou «Cannes Lions 2001». Là se rendent les discrets tout-puissants, ceux qui financent les longs métrages avec le «placement produit» (comme BMW avec les James Bond ou Peugeot avec Taxi 1 et 2), ceux qui s’achètent les studios de cinéma avec leur argent de poche (comme Seagram avec Universal, Sony avec Columbia-triStar, AOL avec Warner Bros), ceux qui font des films uniquement comme «support de collection» pour vendre leur merchandising (comme Disney ou Lucasfilm), ceux qui possèdent la planète (dans tous les sens du verbe «posséder»). Un film publicitaire de 30 secondes touche beaucoup plus de monde qu’un film de cinéma d’une heure et demie (par exemple, le plan-média du spot Maigrelette a été conçu pour atteindre 75 % de la population des pays exposés).

Dépenses des principaux annonceurs français en publicité (en 1998):

Vivendi: 2 milliards de francs.

L’Oréal: 1,8 milliard de francs.

Peugeot-Citroën: 1,8 milliard de francs.

France Telecom: 1,5 milliard de francs.

Nestlé: 1,5 milliard de francs.

Madone: 1,3 milliard de francs.

Toutes ces marques sont rigoureusement inattaquables. Elles ont le droit de vous parler mais vous n’avez pas le droit de leur répondre. Dans la presse, vous pouvez dire des horreurs sur des personnes humaines mais essayez un peu de descendre un annonceur et vous risquez très vite de faire perdre à votre journal des millions d’euros de rentrées publicitaires. A la télévision, c’est encore plus retors: une loi interdit de citer des marques à l’antenne pour éviter la publicité clandestine; en réalité, cela empêche de les critiquer. Les marques ont le droit de s’exprimer autant qu’elles le veulent (et paient ce droit très cher), mais on ne peut jamais leur répondre.

Quant au livre… Il est très probable que ce roman fera l’objet d’une censure pour «dénigrement de marque déposée», «contrefaçon», «parasitisme», «diffamation», «détournement» ou «concurrence déloyale».

En anglais, «publicité» se dit «advertising» — les inventeurs de cette profession ont tenté de nous avertir.

A l’aéroport, une hôtesse vous demande:

— Vous avez des bagages?

Vous répondez:

— Oui, moi j’ai un DESS de marketing et lui il a fait les Beaux-Arts.

Charlie et toi, vous incarnez le sommet de la réussite cannoise: jeunes, bronzés, riches, effrayants, vous arpentez la Croisette en tee-shirt de la Rosse («Ici on va vous Rosser» devant, «A la Rosse c’est fou ce qu’on Bosse» derrière, c’est un petit CDD au SMIC qui a trouvé le titre) avec vos lunettes noires Helmut Lang Opticals et vos New Balance aux pieds, vous êtes des nababs cool. Logiquement, vous devriez cartonner avec les gonzesses arrivistes qui descendent ici pour démarcher du taf, leur book sous le bras au Jane’s Club loué par Première Heure (une grosse boîte de prod venue ici passer la brosse à reluire dans le dos des créatifs). Pour le moment, vous allez déjeuner gratuit sur la plage du Carlton à la table d’Alain Bernard et Aram Kevorkian, les patrons de la Pac (les pires ennemis de Première Heure, venus ici entretenir de bonnes relations commerciales avec leurs amis d’enfance). Vous traversez parfois des instants de joie passagère, de brefs moments de bonheur inexplicable: vous les baptisez des «Near Life Expérience».

Au buffet, vous reconnaissez tous les nouveaux pontes du métier, déguisés en SDF, une bande de chevelus (ou tondus) mal rasés, en tee-shirts déchirés, jeans délavés et baskets pourries, engrangeant les plus gros salaires du pays. Leurs noms sont marqués sur leurs badges:

— Christophe Lambert, pédégé de CLM-BBDO (62,5 millions d’euros de marge brute, l’agence de Total «Vous ne viendrez plus chez nous par hasard», France Telecom «Nous allons vous faire aimer l’an 2000», Pepsi Cola «The choice of a new génération»)

— Pascal Grégoire, Président et DC de Leagas Delaney (petite agence auteur d’un énorme coup pendant la Coupe du Monde de Football de 98: Adidas «La victoire est en nous»)

— Gabriel Gaultier, Président du Club des Directeurs Artistiques, association qui regroupe tous les créatifs français, et DC de Young amp; Rubicam (73,5 millions d’euros de marge brute, l’agence d’Orangina «Il faut bien secouer Orangina sinon la pulpe elle reste en bas», Stimorol «Mâchez danois», Ricard «Respectons l’eau»)

— Christian Blachas, le patron de CB News (vous le voyez tous les dimanches soir sur M6 présenter «Culture Pub» avec Thomas Hervé)

— Eric Tong Cuong, comme son nom l’indique Président d’Euro RSCG Babinet Erra Tong Cuong (marge brute non communiquée, l’agence d’Evian «Déclarée source de jeunesse par votre corps», Peugeot «Pour que l’automobile soit toujours un plaisir», Canal + «Pendant qu’on regarde Canal +, au moins on n’est pas devant la télé»)

— Benoît Devarrieux, fondateur de devarrieuxvillaret (19,21 millions d’euros de marge brute, l’agence du Crédit Lyonnais «Votre banque vous doit des comptes», Volvic «L’eau de Volvic est une chance»)

— Bernard Bureau, vice-président d’Ogilvy amp; Mather (72 millions d’euros de marge brute, l’agence de Perrier «L’eau, l’air, la vie», Ford Ka «On ne pense Ka ça»)

— Gérard Jean, cofondateur de Jean amp; Montmarin (l’agence de Yop «Les années Yop», Teisseire «Vous n’auriez pas dû les priver de Teisseire», Herta «Ne passons pas à côté des choses simples»)

— Jean-Pierre Barbou, un des nombreux DC de BDDP@TBWA (127 millions d’euros de marge brute, l’agence de McDonald’s «McDo pour les intimes», SNCF «A nous de vous faire préférer le train», 1664 «Quatre chiffres plus forts que tous les mots»)

— Christian Vince, vice-PDG du groupe DDB France (128,6 millions d’euros de marge brute, l’agence de Volkswagen «C’est pourtant facile de ne pas se tromper», FNAC «Agitateur depuis 1954», Badoit «Peut-on envisager un repas sans Badoit?»)

— Bertrand Suchet, fondateur et président de Louis XIV (l’agence d’Audi «Les apparences sont faites pour être dépassées», Regina Rubens, «Respirez, vous êtes une femme», Givenchy, «un peu plus loin que l’infini»)

Il y a aussi Zzz, ainsi surnommé parce qu’il se fait offrir des voyages à l’île Moustique par toutes les maisons de production (partout où il entre, il est accueilli par un bourdonnement, tous ses collègues qui se mettent à faire «zzzzzz», c’est marrant mais curieusement, lui, ça ne le fait pas rire du tout).

Il y a aussi tous ces bonshommes un peu bedonnants qui ont eu deux-trois idées marrantes il y a vingt ans et vivotent là-dessus depuis. L’un d’entre eux a ainsi bâti toute sa fortune en vendant le même slogan à des clients différents: «La chaussette, c’est Kindy», «Le fromage, c’est Kiri», «Le cacao, c’est Banania», «La montre, c’est Kelton», «La chaussure, c’est Bâta»… Vous faites tous de gros efforts pour avoir l’air de vous amuser. S’amuser, c’est la même chose que se suicider, sauf qu’on peut le faire tous les jours. Dès qu’on prononce devant Charlie et toi le nom de Marronnier, vous tirez la tronche de circonstance: «ah là là là là là là là là, m’en parle pas, il nous manque çui-là, tu sais qu’on reçoit toujours du courrier pour lui, des catalogues ImageBank à son nom, putain ils pourraient actualiser leurs fichiers, merde, la profession est en deuil, de toute façon Cannes c’est fini… On se retrouve au bar du Martinez ce soir, après la short-list?»

La short-list, c’est le choix du jury des 100 meilleurs films publicitaires du monde (sur 5 000 candidats). Et vous y figurez, avec votre «Maigrelette, It’s so good when it cornes in your mouth». Le jury, composé de confrères japonais, anglais, allemands, américains, brésiliens et français a trouvé la scène si osée qu’il l’a retenue, malgré quelques sifflets dans le grand auditorium. Vous avez inscrit la version Dogma in extremis, après l’avoir diffusée une seule fois à trois heures du matin sur Canal Jimmy. Ainsi, juridiquement, elle est considéré comme une vraie campagne alors que le client n’en a jamais voulu et que le public ne l’a jamais vue (en revanche, la version «cautère sur moignon» est diffusée en rotation maximale sur TF1 tous les soirs avec sa nouvelle signature: «MAIGRELETTE. ON A TOUS BESOIN D’UNE» de dire qu’elle n’a pas passé le premier tour ici). Tamara devrait vous rejoindre demain, ce serait tout de même fabuleux que vous gagniez un prix un mois à peine après votre nomination à la tête de Rosserys & Witchcraft France. Vous monteriez sur la scène, vous seriez cités à la télé et dans la presse: «La France, toujours à la traîne des autres pays occidentaux au niveau de la création publicitaire, a tout de même décroché quelques récompenses, dont un Lion d’Or pour Maigrelette de Madone, le pastiche de film pornographique de l’agence Rosserys & Witchcraft, qui vient de se doter d’une nouvelle direction de création bicéphale». Dans Stratégies, vous auriez votre photo avec cette légende: «Octave Parango et Charlie Nagoud nous déclarent: Ce qu’il faut, c’est fédérer les enthousiasmes au rendez-vous des carrefours de demain».

Propos glanés sur le ponton de ski nautique du Majestic, entre personnes se tapant dans les mains pour se dire bonjour:

— Dior m’ennuie.

— Tu as vu le 30 secondes avec le lapin qui saute à l’élastique?

— Et celui pour la Mégane avec les freins qui déforment les cheveux?

— Carton. To-tal mé-tal.

— Le nouveau Air France de Gondry est parfait.

— Je suis moins sûr des nouveaux Diesel, c’est rameux.

— La campagne Tag Heuer est un drame.

— Par contre les derniers Pepsi m’ont troué le cul.

— Qu’est-ce que tu penses du Kiss FM avec le gros black qui chante dans sa Coccinelle?

— Telmor. Over the top.

— Les Norvégiens vont encore tout rafler.

— Il va y avoir une standing ovation pour le pédé dragué par une fille.

— C’est une vraie idée.

— T’as vu les deux mecs dans le sauna? ça sent l’or à vingt mètres.

— J’adore ton Maigrelette mais c’est con qu’il n’y ait pas d’animaux dedans. Les chiens, les chats, c’est ultra-cannois.

— Nos pères ont failli être associés, tu le savais?

— Ah bon? Embrassons-nous. Tu t’appelles comment?

— Nathalie Faucheton.

— Oui, vous savez, moi, je suis celui qui aime bien être insolent…

Sourire tout plissé.

— Je vais te dire un truc: si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi.

— Ah Ah Ah! J’ai cru que t’étais sérieux!

— Moi maintenant c’est ter-mi-né: en hiver, je suis dans l’hémisphère Sud.

— T’as vu notre petit Maigrelette?

– Überfashion.

— J’adore l’idée mais pas l’exé.

— Non mais sérieusement, t’aimes ou t’aimes pas?

— Entre «j’aime» et «j’aime pas», c’est plutôt «j’aime pas».

— Arrête, je suis immuno-déprimé.

— Non, je déconne. Franchement, c’est excellent mais vous auriez dû garder la baseline française, «it cornes in your mouth», ça fait trop jeu de mots.

— Quoique. Les Ricains sont tellement puritains qu’ils vont tous voter pour. Dès qu’il y a du cul, ils trouvent ça vachement osé parce qu’ils sont infoutus de le fourguer chez eux.

Pouce en l’air.

— L’autre jour, j’étais en réunion et un client me sort: «c’est bien mais il faudrait rajouter de l’aujourd’huité», tu sais ce que je lui ai répondu? «Et de la demainnitude aussi?»

Rire vaginal.

— Moi j’ai un chef de groupe qui me parle tout le temps de la «gustativité»! Il ne connaît pas le mot «goût»!

— On n’apprend pas le goût dans les écoles de commerce.

— De toute façon, il vaut toujours mieux dire «je t’adore» que «je peux pas te blairer».

— Le mieux du mieux, c’est celui avec le mec qui chante «get up… ah» en attendant la bagnole qui passe tous les jours.

— Je l’ai pas vu, tu me fais déposer la cassette?

— C’est à fond sur le produit et en même temps complètement pur sur l’idée.

— C’est trop éthéré.

— Oui mais c’est très hétéro.

— J’en reviens pas que les Nike soient short-listés alors que le testimonial de la femme de Hulk est sorti.

— C’est sûrement les Japonais qui n’ont rien pigé.

— Le Maigrelette porno, fallait quand même oser.

— C’est tellement con que ça fonctionne à donf.

– Ça va être une boucherie.

— T’es au courant de la dernière de Tony Kaye? Il a exigé la construction d’un tunnel avec 600 daurades clouées sur les murs et ne s’en est jamais servi.

— Je lance un nouveau média, il faut absolument que je t’en parle, ça s’appelle le «magalogue»: c’est entre le magazine et le catalogue.

— Pourquoi tu ne l’appelles pas le catazine?

Yeux au ciel.

— Comment va Sophie?

— Elle attend un enfant.

– Ça alors! C’est drôle, moi, j’attends un canapé.

— e-salut.

Voici Mathieu Cocteau, un ancien rédac de chez BDDP qui s’est lancé dans la conception de sites Internet.

— e-bonjour. Alors ça marche ton petit e-business?

— e-ouaips. Je me suis fait e-200 millions en six e-mois.

— Mais qu’est-ce que tu e-fous e-là?

— On a e-besoin de vous. Il faut de la pub pour faire connaître mes sites de merde et aussi de la pub dedans, pour les financer en vendant des bandeaux. La nouvelle économie n’est pas nouvelle du tout. Comme l’ancienne, elle n’existe que par la publicité.

— Je vais te dire: notre prouesse, après avoir dégoûté le public de la pub dans les années 80, fut de leur faire croire que nous étions démodés dans les années 90 et dépassés par le Net dans les années 00. Alors que nous n’avons jamais été aussi powerful!

— e-bon. Pas trop le e-temps de vous e-causer. Faut que j’aille au cybercafé de la plage pour checker mes mails. Allez, e-ciao.

— bye-bye.com!

Et la nuit, au Nibarland, vous dansez tous assis sur vos fauteuils, comme des tétraplégiques. La mode vient de New York: là-bas, le maire a tellement restreint les autorisations de boîtes de nuit que tous les fêtards s’agglutinent dans des bars où il est interdit de danser. Au Spy, au Velvet, au Jet, au Chaos, au Liquid, au Life, on écoute donc de la house music à tue-tête en se contentant d’agiter les bras sans jamais se lever de son tabouret. Et maintenant la tendance a traversé l’Atlantique. Il est du dernier vulgaire de s’agiter debout sur une piste de danse. Dans le monde entier, il importe de rester assis dans la cacophonie générale pour être dans le coup. Dans la discothèque cannoise, vous reconnaissez vite les autochtones, à ce qu’ils dansent avec des jolies filles du cru, en se marrant comme des baleines, tandis que les publicitaires demeurent assis sur les banquettes à siroter leurs boutanches pour montrer aux confrères qu’ils reviennent de New York City. Et vous, Charlie et toi, vous faites exprès de vous lever dix fois de table pour aller aux chiottes, attendre cinq minutes là-bas, et revenir tout décoiffés, en reniflant et buvant de grands verres d’eau en vous grattant le nez pour faire croire aux Japonais de Dentsu que vous avez de la coke et pas eux.

Cette fois, vous avez l’impression d’être dans un film de David Lynch: derrière une apparence policée et souriante se cache une dimension obscure, une violence secrète, une folie destructrice qui vous force a sourire encore plus large.

4

Et maintenant mettez-vous dans la peau du commissaire Sanchez Ferlosio, 53 ans, dans son étroit bureau cannois. C’est la fin de journée, vous voyez tranquillement arriver le week-end et les cigales qui chantent et un ballon de blanc au comptoir du Buffet de la Gare, quand soudain c’est le branle-bas de combat: vous recevez un mandat d’arrêt international par e-mail avec en pièce jointe une RealVideo. Vous double cliquez sur l’icône et vous vous retrouvez en train de mater trois Français en noir et blanc qui sortent d’une villa en s’écriant: «Tu crois que la vidéo enregistre? — Non, c’est juste un interphone. — De toute façon, même s’il y avait une trace, personne ne nous connaît ici» avant de s’approcher de l’objectif avec un gros caillou à la main.

Vous déchiffrez péniblement un message en anglais, titré «First Degree Murder Prosecution» (tout de même), vous comprenez mal l’anglais mais, grosso modo, il semble y être question d’une enquête de la Police de Floride auprès de la municipalité de Miami à propos des autorisations de tournage en plein air au mois de février. Les noms des trois suspects français défilent alors sous vos yeux et en lisant leur profession, vous voyez très bien pourquoi on est venu vous déranger, vous, en plein Festival de la Publicité à Cannes. Vous regrettez le temps où votre métier était lent et difficile; et vous décrochez votre téléphone pour avoir la liste des inscriptions dans les Palaces de la Croisette.

Tamara et toi, vous vous réveillez quand le jour se couche: les rideaux du Carlton sont très épais et il suffit d’accrocher «Do not disturb» sur la poignée de porte pour que le service d’étage vous foute la paix. Vous avez picolé toute la nuit mais tu ne t’es toujours pas remis à la coke: vous avez préféré essayer les champignons rapportés d’un smart-shop d’Amsterdam. Grâce à eux, vers quatre heures du matin, tu as trouvé une idée de pub pour la compétition Humex Fournier (des gélules contre le rhume):

«Une blonde avec un brushing est assise à l’arrière d’une grosse Mercedes en compagnie d’un riche Arabe. Le chauffeur est très enrhumé. Soudain il se prépare à éternuer: «att… att…» au moment où la voiture s’engouffre dans le tunnel de l’Aima. Écran noir. On entend un crissement de pneus et le terrible bruit d’un choc très violent. Le logo «Humex Fournier» apparaît avec cette signature: «Humex Fournier. Stoppez votre rhume avant qu’il ne vous stoppe».

Pas mal, te dis-tu en relisant le morceau de nappe sur lequel tu as griffonné ce concept qui sera facturé un million d’euros. Mais on peut mieux faire.

«John-John Kennedy pilote un petit avion audessus de Long Island. Il est très enrhumé, tousse et éternue sans cesse. Sa femme, Carolyn, est un peu inquiète, ce qui rime avec son nom de jeune fille. Bessette. Elle lui propose une gélule d’Humex Fournier mais John refuse car ils sont très en retard au mariage de sa cousine. Soudain il recommence à éternuer violemment, ce qui fait dévier la trajectoire de l’aéroplane. Le logo «Humex Fournier» apparaît avec cette signature: «Humex Fournier. Ne commencez pas à piquer du nez».

Hier soir, pour la première fois, vous avez fait l’amour et ce fut une merveille fruitée et logique. Octave, tu mérites ta réputation de spécialiste du taux de pénétration. Sur MTV, le groupe REM chantait «C’est la fin du monde et je me sens bien». Tamara s’est rapprochée de toi; tu cherchais une serviette de table pour essuyer tes doigts poisseux après avoir dévoré un beignet à l’abricot; ce fut elle qui commença par te lécher la main; puis le reste. Tu t’en es mêlé, ou vous vous êtes emmêlés, difficile à départager. Elle avait les lèvres sucrées (le beignet à l’abricot). Elle te caressait avec ses cheveux lents. Tamara avait la peau si lustrée qu’on se voyait dedans. Tu as rebandé juste après avoir joui. C’est une chose qui ne t’était plus arrivée depuis longtemps. Quand on vit avec quelqu’un, on ne connaît plus la deuxième érection. On ne remet plus le couvert. C’est pourtant si bon: vous venez d’éjaculer, vous vous regardez, buvez un peu d’eau, fumez une clope, gloussez, et tout à coup, paf, en un regard, le désir se repointe, vous avez de nouveau la chatte trempée et la bite endolorie tellement elle est dure. Baseline: un coup de barre, Tamara, et ça repart.

Pendant son sommeil, des gouttelettes de sueur se sont déposées comme de la rosée sur ses épaules et son front. Elle a, comme dit Paul-Jean Toulet dans Mon amie Nane, «la grâce dormante des Créoles, si lasses de n’avoir jamais rien fait». Tu n’en reviens pas d’avoir mis aussi longtemps à lui enlever son débardeur blanc. Si tu avais su que ce serait si doux… Elle s’est teint les cheveux mais ils ne sont pas blonds, non, ils sont oblongs. Hier soir Tamara mangeait du tarama à la piscine du Majestic quand elle t’a dit:

— Tu veux que je te fasse?

— Eh! T’as les seins qui pointent!

— Oui, je pointe et après je tire, en général.

Quand elle tournait la tête les mecs avaient la tête qui tournait. Elle avait un profil chantourné (elle n’a pas les cheveux blonds mais oblongs; le profil tourné mais chantourné; les yeux dorés mais mordorés: tout s’allonge en la regardant, même les mots pour la qualifier). Ses cheveux oblongs avaient du retard sur elle, ils avaient du mal à la suivre, ils flottaient dans son dos et envoyaient dans la fumée un parfum que tu connaissais: Obsession… Celui de Sophie, au début, quand elle testait son pouvoir sur toi en boudant la bouche entrouverte comme dans une annonce presse pour Carolina Herrera. Cela te fait penser que vous avez baisé sans capote.

— Fais gaffe, Tamara, je suis extrêmement fécond.

— Je m’en bats les trompes: je prends la pilule depuis dix ans. T’es pas malade au moins?

Vous faites tous les deux semblant de dormir devant la télé câblée. Vous êtes réveillés par Charlie qui braille au téléphone:

— On a le sida! On a le sida!

— Quoi?

— Ben ça y est: le ministère de la Santé vient de nous confier le budget de la prévention contre le sida, c’est pas beau? Dix millions d’euros sans compète!

Tamara se tourne vers toi:

— Qu’est-ce qu’il y a?

— Oh, rien… C’était Charlie… On a le sida.

La veille au matin, vous avez ingurgité les champignons hallucinogènes ramenés d’Amsterdam, des psilocybes (4 têtes et 3 tiges chacun), et vos conversations ont pris un tour nouveau:

— T’as deux têtes.

— Le placard va exploser.

— Je suis starshootée.

— Je veux voir un film mais pourquoi, c’est normal?

— Le temps de comprendre ce que tu me demandes, il est trop tard pour te répondre.

— Je n’arrête pas de travailler dans ma tête.

— Je me suis battu avec le mini-bar.

— La bave de la blanche colombe n’atteint pas le vieux crapaud.

— Je redeviens moi.

— J’ai pas envie de voir un truc de cul. Enfin bon ben là, de toute façon on le voit.

— Vous les filles, faut vous donner des raisons de nous garder.

— J’ai horreur des phrases qui commencent par «j’ai horreur»

— Tu me désaltères.

— Tu n’arrêtes pas de me tromper.

— Ouais, mais j’aurais pu faire pire: t’épouser.

Connaissez-vous la différence entre les riches et les pauvres? Les pauvres vendent de la drogue pour s’acheter des Nike alors que les riches vendent des Nike pour s’acheter de la drogue.

La mer dansait le long du golfe sombre. Elle n’avait pas de reflets changeants, la mer. Ce n’est que le lendemain que Tamara t’a annoncé qu’elle s’en allait pour toujours.

— Avec qui?

— Alfred Duler, ton client de chez Madone! Il est dingue de moi. Il laisse vingt messages par jour sur ma boîte vocale. On a couché ensemble la semaine dernière, il m’a emmenée au Trianon Palace, il n’en revenait pas, il mourait de trouille, c’était mignon. Tu sais, il est plutôt gentil et m’a fait un tas de grandes déclarations; je crois qu’il veut vraiment quitter sa femme, tu sais, il s’ennuie dans sa vie.

— Oh ça n’est pas un scoop: il ennuie aussi des millions de gens. Mais que vas-tu faire de ta fille, tu la laisses au Maroc?

— Ben, non, Alfred est d’accord pour la rapatrier en France, il veut qu’on s’installe ensemble, il va demander le divorce, il veut qu’on se marie, la totale, quoi… Tu sais, c’est fou ce qu’on peut chambouler la vie d’un quinquagénaire quand on a la taille fine et une langue agile…

— Et vingt ans de moins que sa femme.

– Écoute, ne fais pas la tête, tu sais bien qu’une occasion pareille ne se représentera pas souvent. C’est la chance de ma vie! Je vais pouvoir me caser, devenir une grande bourgeoise. J’aurai pour la première fois une maison à moi. Je pourrai la décorer, et je m’appellerai Madame Duler, et ma fille Mademoiselle Duler, et on aura une voiture et des vacances en Provence. Je serai en sécurité, je pourrai enfin grossir! Mais je ne t’oublierai pas, tu viendras à la fête, hein? Je voulais même te prendre comme témoin mais Alfred ne veut pas, il est très jaloux de mon passé.

— Tu lui as tout raconté?? Fais gaffe, c’est mon plus gros annonceur quand même.

— Euh… Non, pas tous les détails, d’ailleurs il n’y tient pas trop, mais enfin il se doute bien qu’on a folâtré ensemble.

— Ce qui était faux, jusqu’à hier soir.

— Oui, c’est pour ça que je t’ai violé, ça m’énervait qu’on n’ait jamais fait la chose. Dis donc, tu tenais la forme, c’était bien, t’étais content? Je ne voulais pas te quitter sans te faire goûter la marchandise. C’est grâce à toi tout ce qui m’arrive… (en disant cela, elle montre du doigt la couverture de Elle, une photo de Jean- Marie Périer sur laquelle elle sourit avec en titre: «Tamara: la Maigrelette au Beur».)

— Mais tu ne veux pas venir à la cérémonie des Lions?

– Écoute, Alfred n’y tient pas, il est très possessif, je préfère ne pas le contrarier. Surtout qu’il n’a pas tort: il dit que si je veux me lancer dans le cinéma, je ne dois plus me galvauder dans la pub.

— Alors c’est comme ça que ça se termine? Et moi qui commençais à t’aimer!

— Arrête: la dernière fois que tu m’as dit ça, c’était trop tôt, et maintenant c’est trop tard.

Et voilà, elle t’embrasse une dernière fois et tu laisses filer son poignet gracile. Tu la laisses partir parce que tu laisses tout le monde partir. Tu la laisses filer vers la carrière de superstar que vous connaissez tous. Tu te sens de plus en plus tuberculeux. A la seconde où elle referme la porte, commence la nostalgie de toutes les secondes précédentes.

Le ciel se fond dans l’océan: cela s’appelle l’horizon. «A l’aube du troisième millénaire…»

Depuis le temps qu’on nous en parle, ça fait tout drôle de la voir enfin, «l’aube du troisième millénaire…» Pas si terrible que ça. Des pétroliers traversent la baie, avec dans leur sillage une mer irisée (c’est-à-dire polluée). Tu regardes l’échographie de Sophie, qui devient de plus en plus floue, mais tu ne clignes pas des yeux, tu les laisses écarquillés jusqu’à ce que tes joues soient trempées.

Vous rencontrez des êtres qui viennent transformer votre existence mais ils ne le savent pas et puis vous trahissent doucettement, vous les voyez pactiser avec l’ennemi, et ensuite vous les regardez s’éloigner comme une armée après un pillage, sur fond de décombres et de soleil couchant.

5

Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout court. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. Pour vous licencier, il suffira de faire glisser votre nom sur l’écran jusqu’à la corbeille, puis de sélectionner «vider la corbeille» dans le menu «Spécial»: l’ordinateur demandera alors «Souhaitez-vous supprimer définitivement cet élément? Annuler. OK». Pour vous escamoter, il suffira de cliquer sur «OK». Autrefois, une pub disait «Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc», mais à présent un petit clic provoque un grand choc.

Quitte à être un produit, vous aimeriez porter un nom imprononçable, compliqué, difficile à mémoriser, un nom de drogue dure, couleur caca, être un acide très puissant, capable de dissoudre une dent en une heure, un liquide trop sucré, au goût bizarre, et, malgré tous ces défauts évidents, rester la marque la plus connue sur terre. Vous aimeriez être une cannette de Coca-Cola empoisonnée.

En attendant, si vous étiez Charlie Nagoud dans sa chambre d’hôtel, vous surferiez sur différents sites sexuels, et vous seriez très content de télécharger une vidéo «distrayante» (comme vous dites toujours), représentant une jeune Asiate qui suce un cheval avant de vomir un litre de sa semence, et cela vous ferait penser qu’il est grand temps de faire votre toilette pour être beau à la cérémonie de remise des Lions mondiaux. Seulement voilà: Odile, qui ne serait plus stagiaire mais AD senior récemment promue, occuperait la salle de bains depuis environ trois quarts d’heure.

Et si vous étiez Octave Parango, vous seriez devant la grande salle du Palais des Festivals, vous savez, le gros blockhaus d’inspiration néo-nazie au bout de la Croisette, là où les vedettes montent les marches à Cannes sous la mitraille des photographes. Vous seriez en train de poireauter au milieu d’une foule de pubeux de tous les pays du monde, en smokings loués, qui se préparent à assister à la remise des trophées autocongratulés. Vous entendriez le brouhaha, vous humeriez les parfums capiteux et les sudations terrorisées. Vous contempleriez la plage, son sable fin, ses yachts blancs. Vous auriez beau vous retourner, vous ne verriez pas deux mille ans derrière vous mais un con de Hollandais. Vous regarderiez de nouveau le sable vieux de cinquante mille ans et qui se fout de votre gueule. Que sont deux millénaires face à du sable? Ce n’est pas parce que vous êtes né quelques années avant un changement de calendrier qu’il faut en faire tout un plat.

Vous savez que vous vous en sortirez toujours. Il suffit d’une idée. Vous trouverez toujours une bêtise pour vous remettre dans le coup: vendre aux gens des films pornos où ils feront l’amour avec leurs parents reconstitués en images de synthèse, parachuter du yaourt allégé Maigrelette sur un pays affamé, lancer une drogue en suppositoire, ou un suppositoire en forme de godemichet, proposer à Coca-Cola de teindre sa boisson en rouge pour économiser les frais d’étiquetage, dire au Président des Etats-Unis de bombarder l’Irak à chaque fois qu’il a des problèmes de politique intérieure, proposer à Calvin Klein de lancer des aliments transgéniques, à Madone de dessiner des vêtements bio, à Bill Gates de racheter tous les pays pauvres, à Nutella de fabriquer du savon au praliné, à Lacoste de commercialiser de la viande de crocodile sous vide, à Pepsi-Cola de créer sa chaîne de télé bleue, au groupe Total-Fina-Elf d’ouvrir des bars à putes dans toutes ses stations-service, à Gillette de lancer un rasoir à 8 lames… Vous vous en sortirez toujours, pas vrai?

Alors zou, entrez dans la danse.

6

La salle est archi-comble. Votre coeur bat très fort. Vous passez votre main dans vos cheveux, et vous donnez un coup de spray Déomint dans la bouche. Votre heure de gloire a sonné. Vous en voulez un peu à Tamara de vous avoir faussé compagnie mais ce n’est pas grave, Odile roule des palots à Charlie, il y a 6 000 personnes dans la salle, et peut-être allez-vous monter sur scène, si vous gagnez une récompense — Tout va bien. Mais alors pourquoi ce sourire de plus en plus crispé?

Vous engagez la conversation avec votre voisine de gauche:

— Hi. My name is Charlie et lui c’est Octave.

— Je sais: vous êtes les deux nouveaux patrons de la Rosse.

— Ah. C’est bien ma veine: une Française. Et vous travaillez où?

— A la Rosse. Adeline, je suis au service prod.

— Ah oui, bien sûr, Adeline, maintenant je te reconnais. Excuse-nous, on a très peu dormi depuis trois jours.

— Pas de problème. Vous croyez que le film Maigrelette a ses chances?

— Difficile à dire. Possible. Il est tellement con que ça peut passer.

— Ah, au fait, fallait que je vous dise: Lady Di et John-John partent en test.

— Je sais, je sais. Et on a le sida.

— Oui, je suis aware. On est en phase de going là-dessus.

La lumière s’éteint. Clap clap nourri. Vous croisez les jambes, vous regardez votre montre, vous attendez votre catégorie (Milk amp; Dairy Products) en vous recoiffant avec les doigts. Devant vous défilent les spots les plus créatifs de la planète: des délires inconsidérés pour des corn-flakes, des régimes amincissants, des parfums, des jeans, des shampooings, de la vodka, des barres chocolatées, des nouilles, des pizzas, des ordinateurs, des sites Internet gratuits, de la nourriture pour chien, des 4 x 4, moments d’imagination et d’autodérision miraculeusement échappés à la vigilance des annonceurs, typographies novatrices, plans de pommes vertes floues, gros grain en 16 mm, design de demain, phrases qui «interpellent», logos rouges tridimensionnels, dessins animés hindous, musiques parodiques, huitième degré permanent, mots fléchés, pognon dépensé, pellicule grattée à la main, foules au ralenti, émotions libérées, et toujours les jolies filles, puisque tout repose sur les jolies filles, rien d’autre n’intéresse les gens. Vous tentez d’avoir l’air détendu à côté de votre voisine qui se tortille sur son siège et chantonne pour sembler relax. Si Albert Cohen avait vu cette scène avant 1968 (mais elle était impossible avant 1968 puisqu’elle en est la conséquence), il s’en serait inspiré pour décrire les babouineries de Belle du Seigneur.

— And the winner is… Maigrelette — The Nympho maniac by Rosserys & Witchcraft France!

Gloire à Toi Lion d’Or. Hosanna au plus haut des Cieux. Car c’est à Toi qu’appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire Pour les Siècles des Siècles Amen.

Vous explosez de joie,

— yyyyesss!

descendez les travées,

gravissez les marches,

et vous vous apprêtez à remercier le réalisateur Enrique «sans qui nous ne serions pas là» et la belle Tamara «grâce à qui tout fut possible», à dire que votre idée c’était de «chanter un hymne à la vie qui respecte le timing humain»

et tout et tout,

quand ils vous tombent dessus.

Trois policiers vous ceinturent devant toute la profession mondiale, et c’est le commissaire Sanchez Ferlosio lui-même qui vous passe les menottes pour le meurtre de Mrs Ward à Coral Gables, Miami District, Florida State.

D’une certaine manière, on peut dire que vous vous étiez mis, de vous-mêmes, hors compétition.

7

«La vie se passe comme ça: vous naissez, vous mourez, et entre les deux, vous avez mal au ventre. Vivre, c’est avoir mal au ventre, tout le temps: à 15 ans, mal au ventre parce que vous êtes amoureuse; à 25 ans, parce que vous êtes angoissée par l’avenir; à 35 ans, parce que vous buvez; à 45 ans, parce que vous travaillez trop; à 55 ans, parce que vous n’êtes plus amoureuse; à 65 ans, parce que vous êtes angoissée par le passé; à 75 ans, parce que vous avez un cancer généralisé. Dans les intervalles, vous n’aurez fait qu’obéir à vos parents, puis aux professeurs, puis aux patrons, puis aux maris, puis aux médecins. Parfois vous vous doutiez qu’ils se foutaient de votre gueule mais il est déjà trop tard, et un jour, l’un d’entre eux vous annonce que vous allez mourir et alors, sous la pluie, on vous range dans un coffre en bois, sous la terre du cimetière de Bagneux. Vous croyez être épargné? Tant mieux pour vous. Quand vous lirez ceci, je serai morte. Vous, vous vivrez, et moi, pas. N’est-ce pas bouleversant? Vous vous promènerez, vous boirez, vous mangerez, vous baiserez, vous aurez le choix et moi, je ne ferai rien de tout cela, je serai ailleurs, dans un endroit que je ne connais pas plus que vous, mais que je connaîtrai au moment où vous lirez ces lignes. La mort nous sépare. Ce n’est pas triste, c’est juste que nous sommes, moi la morte et vous qui lisez cette lettre, de chaque côté d’un mur infranchissable et que pourtant nous pouvons parler. Vivre et entendre un cadavre qui vous parle: c’est pratique, Internet.

Votre fantôme favori,

Sophie».

Vous vous regardez en chiens de faïence, les parents de Sophie et toi: comme si vous alliez réussir à vous parler au parloir — si les parloirs servaient à se parler, cela se saurait — maintenant que Sophie n’est plus là, alors que vous n’y parveniez déjà pas quand elle vivait. Ils ont fini par te rendre visite au Centre de Détention de Tarascon, toi Octave le mauvais père qu’ils snobaient dans les réunions de famille. Ils ont les yeux aussi gonflés que cernés. Quatre grosses billes rouges et désespérées.

— Elle a envoyé ce message sur Internet par e-mail en provenance d’un hôtel sénégalais. Vous n’avez jamais eu de ses nouvelles depuis…

— Depuis notre séparation? Non. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Tu accuses le coup. Elle était au Sénégal quand Marronnier s’est suicidé… Se sont-ils flingues ensemble? Qu’est-ce qu’elle foutait là-bas avec lui? Putain, déjà que c’est dur d’apprendre qu’on est cornuto, si en plus on l’apprend à titre posthume et en taule…

— C’est pas possible, c’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas possible (vous alternerez ces deux phrases pendant une heure, inutile de retranscrire ici vos lamentations).

Tu les contemples, les deux vieux aux mentons tremblotants. Juste après être sorti du parloir, tu fonds en larmes devant un encart magazine pour Air Liberté. Ce n’est pas la première fois que tu chiales depuis que tu es incarcéré. En fait, pour des durs à cuire, vous chialez assez souvent, Charlie et toi. Tellement que lui a tenté de se pendre le lendemain de son arrivée ici. Et tu te lamentes:

— Je ne l’aimais plus mais je l’aimerai toujours sauf que je ne l’ai pas assez aimée alors que je l’ai toujours aimée sans l’aimer comme il fallait l’aimer.

Tu pleures encore à l’heure où tu écris ces lignes.

Bergson a défini le rire comme «du mécanique plaqué sur du vivant». Les larmes sont donc l’inverse: du vivant plaqué sur du mécanique. C’est un robot qui tombe en panne, un dandy gagné par le naturel, l’irruption de la vérité en plein artifice. Tout à coup, un inconnu vous offre un coup de fourchette dans le ventre. Tout à coup, un inconnu vous offre une sodomie dans les douches. Tout à coup, une inconnue vous offre un adieu en forme d’échographie. Quand une femme enceinte se suicide, cela fait deux morts pour le prix d’un, comme dans les promotions lessivières. Et l’insolente Mylène Farmer de chanter à la radio: «Si je dois tomber de haut / Que ma chute soit lente».


UNE DERNIÈRE COUPURE PUB. ET A TOUT DE SUITE.

UN HOMME EST SEUL, ASSIS PAR TERRE DANS UN APPARTEMENT SANS MEUBLES.

FLASHBACK AU RALENTI (NOIR ET BLANC): ON VOIT LES HUISSIERS QUI SONT VENUS SAISIR TOUT CE QU’IL POSSÉDAIT, ON VOIT UNE SCÈNE DE MÉNAGE AVEC SA FEMME QUI S’EN VA EN CLAQUANT LA PORTE, ON COMPREND QU’IL N’A PLUS RIEN.

SOUDAIN ON REVIENT SUR LUI QUI JETTE UN REGARD DÉSESPÉRÉ A LA CAMÉRA.

UNE VOIX OFF L’APOSTROPHE: «VOTRE FEMME VOUS A QUITTÉ? VOUS N’AVEZ PLUS UN EURO? VOUS ÊTES MOCHE ET CON? TOUT PEUT S’ARRANGER EN UN RIEN DE TEMPS».

L’HOMME EST INTÉRESSÉ PAR LA VOIX QU ’IL VIENT D’ENTENDRE. IL HOCHE LA TÊTE D ’UN AIR DÉPRIMÉ. BRUSQUEMENT IL SORT UN REVOLVER DE SA POCHE ET EN POINTE LE CANON SUR SA TEMPE.

LA VOIX OFF POURSUIT: «MOURIR, C’EST ÊTRE LIBRE, COMME AVANT D’ÊTRE NÉ».

L’HOMME SE TIRE UNE BALLE DANS LA TÊTE. SON CRÂNE EXPLOSE, SA CERVELLE ÉCLABOUSSE LES MURS. MAIS IL N’EST PAS TOUT A FAIT MORT. ALLONGÉ PAR TERRE, IL TREMBLOTE, LE VISAGE COUVERT DE SANG. LA CAMÉRA S ’APPROCHE DE SA BOUCHE. IL MURMURE:

«— MERCI LA MORT».

IL CESSE DE REMUER, LES YEUX OUVERTS, FIXANT LE PLAFOND.

LA VOIX OFF CONCLUT SUR UN TON COMPLICE: «TUTOIE LA MORT: TUE-TOI! LE SUICIDE PERMET D’INTERROMPRE LA VIE ET SES NOMBREUX SOUCIS!»

Signature avec logo de la FFSP:

«PLUS DE TRACAS: LA MORT EST UN RÉSULTAT».

suivie de la mention légale:

«CE MESSAGE VOUS ÉTAIT OFFERT PAR LA FÉDÉRATION FRANÇAISE POUR UN SUICIDE PAISIBLE (FFSP)»

AUTRES SIGNATURES POSSIBLES:

«LA MORT EST A LA MODE»

«PAS DE VIE, LA MORT D ’ABORD»

«LA VIE? LAISSE-LA A TES AMIS».

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