13

Tout à mes sombres pensées, je ne me rappelle pas avoir quitté le local de l’Association ni même descendu l’escalier.

Je reste un long moment sur le trottoir, devant l’immeuble, complètement perdu.

J’hésite entre me mettre en colère ou éclater en sanglots.

Est-ce que je viens vraiment de me faire suspendre pendant deux semaines pour avoir survécu à l’attaque d’un démon et résolu un début d’enquête ? Le tout avec force gros yeux et moult engueulades ? Même la gentillesse (inhabituelle) de mademoiselle Rose et du Sphinx avait des accents de pitié…

Être un minable ou ne pas être un minable, voilà la question.

Mes pas me traînent jusqu’au fameux café où j’ai trouvé refuge, hier, pour concocter mon sort antifilature. J’ai besoin d’un remontant.

Je pousse la porte, m’installe dans la salle presque vide en choisissant une place dos au mur et loin du miroir, qui fait de moi une cible de choix (un magicien mort il y a longtemps et dont je possède le Livre des Ombres a réussi un jour à éliminer un rival en le faisant étrangler par son propre reflet). Je suis accablé mais pas désespéré au point d’oublier que trois sorciers qui ne me portent pas spécialement dans leur cœur ont quitté l’usine sains et saufs cette nuit.

Mon café arrive. Le verre d’eau aussi. Je bois une gorgée de l’un et de l’autre. Bien. Maintenant, je vais remonter à la surface selon une méthode très jaspérienne que je pratique depuis une quinzaine d’années : l’autocongratulation.

N’ai-je pas survécu à l’attaque d’un démon ?

Et de un ! Jasper, t’es un champion !

N’ai-je pas échappé à quatre sorciers et à un malfaiteur ?

Et de deux ! Jasper, t’es le meilleur !

N’ai-je pas réduit un vampire à l’état de fruit trop mûr ?

Et de trois ! Jasper, tu assures !

Oui, je sais, ça a l’air idiot. Mais si on m’encourageait aussi souvent qu’on m’engueule, je n’aurais pas besoin de ces séances d’autothérapie.

Parce que ça ne vaut pas des félicitations, tout ça ? Je n’ai perdu ni mon sang-froid ni mon sang tout court dans la bataille. J’ai su réagir quand il le fallait. Le cercle de protection, bâti dans l’urgence, a résisté au-delà de tout espoir. La révocation du démon est passée comme une lettre à la poste. Quant à mon sort de soleil-en-boîte, je vais le faire breveter et le Sphinx me suppliera pour le compter dans son arsenal ! Ça lui apprendra à jouer avec la vie des agents stagiaires sous prétexte de leur donner une leçon.

Remonté, j’échafaude déjà le plan de ces deux semaines : mes journées avec Jean-Lu et Romu, mes nuits dans mon labo. Ou l’inverse. Les vacances sont si proches que le bruit de leurs pas couvre depuis plusieurs jours la voix des profs les plus respectés.

Je me sens beaucoup mieux. Je sais que, dans quelques heures, j’arriverai à faire la part des choses. J’essaierai alors de comprendre la réaction de Walter.

Peut-être.

Je paie et je sors. J’ai besoin de marcher dans le froid.

Je porte autour du cou un collier spécial (je l’ai récupéré ce matin avant de sortir sur la table du laboratoire). Je l’ai déjà mentionné, je crois, mais sans vraiment insister. C’est le moment ou jamais d’en parler !

Je l’ai fabriqué moi-même, en pillant le coffre à bijoux maternel. Mon père achète régulièrement des joyaux hors de prix, oubliant que ma mère leur préfère des ornements plus simples, en bois ou en métal basique. Cela fait parfaitement mon affaire parce que l’or et l’argent entrent dans la composition de nombreux sortilèges et que les pierres précieuses, riches en énergies, possèdent des pouvoirs très particuliers.

Les rubis, par exemple, vibrent au contact des mauvaises intentions.

Les diamants affaiblissent les énergies agressives.

Le jade aide son porteur à récupérer rapidement d’une fatigue soudaine.

Bien sûr, il faut activer les pierres par un sort préalable, sinon elles n’existent qu’en termes de potentiel. Elles restent au simple niveau du symbole, celui dont s’accommodent les gens.

Moi je réactive le rubis, le diamant et le jade de mon collier régulièrement. C’est même la première chose que je fais, d’habitude, en me réveillant. Une sorte de rituel personnel. Comme ça, je commence la journée avec un peu de mon père et un peu de ma mère (je lui ai piqué le cordon de cuir sur lequel sont enfilées les pierres). Je me sens protégé. « Ne sors jamais sans », dit la pub. Tout à fait d’accord. Des rapports protégés, c’est important.

Parfois, j’enlève mon collier, comme hier, et j’oublie de le remettre. Parce que je suis nerveux ou que je pense à autre chose.

Est-ce qu’il aurait pu m’aider, dans l’usine, contre le démon ? J’en doute. Mais je ne le saurai jamais. Le passé, c’est le passé. Et je m’en suis sorti sans collier !

Le plus important, c’est qu’il soit là en ce moment, autour de mon cou.

Parce qu’à l’instant précis où je passe devant une ruelle obscure, le rubis se met à vibrer plus fort qu’un téléphone portable en mode silencieux.

Ce qui me donne le temps de faire face à un homme surgissant de l’ombre et d’éviter je ne sais comment d’être assommé par la matraque qu’il brandit.

Au cours de ce fameux stage consacré aux techniques de défense, l’instructeur a lourdement insisté sur l’ordre des priorités : d’abord contrôler l’arme de l’agresseur, ensuite le mettre hors de combat. J’opte pour une tactique beaucoup plus personnelle, éprouvée déjà deux fois en moins de vingt-quatre heures : je me jette sur lui et je l’empoigne à la façon d’un lutteur.

Je sens sous ses vêtements des muscles puissants. Il se débarrasse d’ailleurs de moi avec une facilité déconcertante. Retenir quelques clés, me rappeler un truc ou deux de ce fichu stage m’aurait bien aidé, je l’avoue.

Haletant, je reconnais mon agresseur. C’est l’inconnu qui me suivait hier ! Ni grand ni petit, des habits passepartout, gris, même sa tête est d’une banalité affligeante. Dans mes efforts pour rester coller à lui, j’ai aperçu au niveau de la nuque un élément de tatouage. Mais rien d’identifiable.

Je cherche désespérément des yeux du secours.

La rue derrière moi est déserte. Quant à mon acte de folle bravoure, il m’a conduit dans la ruelle, plus vide encore.

Je suis cuit.

Je vais être tué là, bêtement, par un homme dont j’ignore tout. Tué ou enlevé, c’est la seule alternative. Ça sera la surprise.

Curieusement, je le sens qui hésite. Je ne l’ai quand même pas impressionné ! Au lieu de me réduire en miettes dans un corps à corps éperdu, comme l’aurait voulu le code de l’honneur, le voilà qui sort de sa poche une sorte de Taser qu’il pointe sur moi. Ce sera l’enlèvement, alors. À moins que l’arme soit réglée pour me griller.

Lorsqu’il appuie sur la gâchette, je ferme les yeux.

Aucun dard, aucun fil, aucune décharge électrique ne me touchent.

C’est pire que ça.

Un flux d’énergie qu’il faut bien, en l’état actuel des connaissances, qualifier de mystique, vient frapper ma poitrine.

La douleur est intense, elle irradie dans mon corps tout entier.

J’ai l’impression d’être dévoré de l’intérieur, consumé par un feu de flammes froides.

Je tombe à genoux.

Mon tortionnaire s’approche et pose son arme contre ma tempe. Finalement non, ce ne sera pas l’enlèvement.

Je devrais être presque mort, à la merci de la seconde et ultime décharge. Mais l’exécuteur a oublié de prendre en compte deux éléments : le diamant autour de mon cou, qui étincelle après avoir bu une partie de l’énergie meurtrière. Et son copain de jade qui pulse comme un malade pour me redonner des forces.

Aussi, quand je me décide enfin à suivre les conseils de l’instructeur (en l’occurrence lancer brutalement la tête en avant pour échapper à la menace de l’arme et cogner du front son entrejambe pour le mettre hors de combat), je bénéficie d’un effet de surprise décisif.

L’inconnu lâche son Taser et tombe par terre en grognant.

Je n’attends pas qu’il se relève. Titubant sur mes jambes, je quitte la ruelle et me précipite (façon de parler, encore une fois) en direction de la boutique la plus proche, dans laquelle je m’engouffre avec soulagement.

Je l’ai échappé belle !

Mais c’est qui, ce malade ? Ni un Anormal ni un Paranormal, je l’aurais senti.

Il en avait après moi hier et je lui ai échappé. Il a failli prendre sa revanche aujourd’hui.

Curieusement, alors que je devrais gémir d’effroi, mon moral remonte de façon spectaculaire. Pour moi ça ne fait aucun doute : je dérange en haut lieu ! Ce qui prouve de façon définitive la valeur de mes exploits de ces derniers jours.

Je reprends mon souffle, accroupi, guettant par la porte vitrée les signes d’une poursuite éventuelle.

– Tu croyais pouvoir me gruger aussi facilement ?

La voix menaçante qui résonne dans mon dos me fait l’effet d’une douche froide. Bon sang, ils étaient plusieurs et je me suis jeté dans la gueule du loup !

Je me retourne et me redresse en prenant l’air le plus menaçant possible. Je découvre alors un petit homme entre deux âges, presque chauve, avec des grosses lunettes. Ma mimique ne l’impressionne pas, ou bien il est vraiment très myope. Tout en secouant la tête, il tapote une pancarte qui spécifie : « Vente interdite aux mineurs ». Je prends alors conscience de ce qui m’entoure et je deviens rouge comme une pivoine.

Je bégaie quelques mots d’excuse avant de sortir du magasin à reculons.

Je me suis réfugié dans un sex-shop.

À nouveau dans la rue, je marche vers le métro et sa foule rassurante, en jetant de fréquents regards derrière moi. Je ne crois pas être suivi mais je ne tiens pas à recommencer l’expérience du pistolet à énergie.

Qu’est-ce que c’était ? Avec quoi est-ce qu’il m’a assaisonné, l’autre obsédé de la matraque ? Je ne savais même pas qu’un truc pareil pouvait exister. En tout cas, le Sphinx ne me l’a jamais proposé. Sans mon collier, j’y passais.

Je frissonne longuement en me rappelant cette impression horrible de brûler de l’intérieur, sans pouvoir rien faire. Si la décharge avait duré plus longtemps ou avait été plus puissante… Brrr.

J’ai envie d’appeler mademoiselle Rose pour lui raconter mon agression. Mais je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que ça leur fournirait, dans les bureaux, un nouveau prétexte pour m’engueuler. Et pour allonger la durée de ma peine.

Je vais attendre un peu avant d’en parler. Oui, sage décision.

Combien de temps ? Je ne sais pas, moi. Deux semaines ?

Загрузка...