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– Ohé, il y a quelqu’un ?
Je repousse derrière moi la porte de l’appartement. Ma question s’adresse à d’éventuels cambrioleurs. À part eux, je ne vois vraiment pas qui pourrait être là.
Mon père se trouve dans un avion quelque part, en route pour vendre et acheter des morceaux virtuels de sociétés parfois réelles, jonglant avec des millions d’euros et accessoirement avec le destin de gens qui travaillent pour de vrai.
Ma mère participe à un stage de poterie tibéto-alsacienne en Ardèche. Je reçois régulièrement des messages SMS enthousiastes. Signe infaillible que de nouvelles horreurs ne tarderont pas à tenir compagnie aux sculptures germano-sénégalaises et aux points de croix nippo-bretons de l’appartement.
Je n’ai pas de frère. Pas de sœur. Pas de chat ni de chien.
Juste la possibilité d’un cambrioleur.
L’appartement de mes parents a de la gueule. Je ne m’en rends plus compte, j’y ai toujours vécu. Mais les copains venus ici en sont tous restés bouche bée.
C’est un duplex lumineux qui occupe les deux derniers étages d’un imposant immeuble haussmannien, avenue Mauméjean.
En bas, il y a le salon, la salle à manger, la cuisine, la salle de réception, deux chambres (dont la mienne) et deux salles de bains.
En haut, une chambre avec salle d’eau, une piscine (de taille modeste, il ne faut pas exagérer), une grande terrasse, le bureau paternel et la salle d’art et de méditation de ma mère.
Je ne vais jamais en haut. C’est le domaine de mes parents.
Terre étrangère.
Et puis je n’aime pas nager.
C’est en bas que je me suis aménagé mon royaume.
Ma chambre est tout au fond, à gauche. Sur la porte j’ai accroché, avec un soupçon d’ironie, le panneau « Ne pas déranger ».
C’est le premier des deux endroits où Sabrina, la gouvernante, n’a pas le droit d’entrer.
Question d’intimité.
Comme un voleur déballant son larcin, je vide sur le bureau ma sacoche bourrée à craquer des produits pris dans l’armurerie, entre quelques affaires de cours et un ordinateur portable. Dernier cri. Mon père tient à ce que je ne manque de rien.
Je quitte ma veste, mon écharpe, et les jette sur le vieux fauteuil en cuir dans lequel j’aime bien lire le soir avant d’aller au lit.
Mon lit, un gigantesque matelas à même le sol.
J’ai viré le reste quand j’avais dix ans. Ça me semblait à l’époque le meilleur moyen pour empêcher les monstres de se cacher dessous.
Au-dessus du lit, il y a un grand poster du Seigneur des Anneaux, avec des runes qui courent partout.
Plus loin, sur des rayonnages en verre, des livres. Des incontournables comme Oui-Oui contre les vampires et L’Ange agent secret, L’Île aux treize horreurs et Le Capitaine qui fracasse, Le Livre d’Ezétoal et L’Immonde Ewilan. Et puis d’autres, plein d’autres.
« Une sorte de cartographie de l’imaginaire particulier de votre fils, les jalons d’un inquiétant voyage intérieur commencé bien trop jeune », avait dit le psy que mon professeur principal avait eu la mauvaise idée de convoquer en même temps que mes parents, à une époque où j’accumulais les mauvaises notes et les comportements limites en cours. « Ces lectures fantasmagoriques l’éloignent du réel, il faut réagir ! » Mon père (ce héros, une fois n’est pas coutume) avait donc réagi et invité d’un ton glacial le fouineur à se mêler de ses affaires avant de me prendre par le bras et de m’emmener loin du collège, sous les protestations de la gente professorale.
Ma mère n’arrêtait pas d’embrasser mon père. La soirée s’était poursuivie au restaurant, avant de s’achever sur les quais de Seine, à marcher en bavardant.
Le meilleur souvenir de ma vie familiale.
À côté du placard où j’entasse mes fringues, il y a l’agrandissement d’une photo d’Alamanyar prise lors de la dernière fête de la musique, quelques minutes avant qu’on soit poliment (mais fermement) priés par la police de déguerpir. J’avais dit à Jean-Lu, pourtant, que se poser juste devant l’hôtel Matignon sous prétexte que la place était libre, ce n’était pas une bonne idée…
N’empêche qu’on a fière allure là-dessus, tout de noir vêtus, brandissant nos instruments dans la nuit glauque du monde, comme d’autres avant nous agitaient des épées !
Mon bureau est installé sous la fenêtre. La vue sur les toits n’est pas terrible mais est-ce que j’aurais pu travailler avec un paysage sublime sous les yeux ? Déjà que je n’en fiche pas lourd. Je ne suis pas fainéant, non. Seulement, le groupe de musique et l’Association me prennent beaucoup de temps.
Mon estomac émet un long gémissement, comme s’il compatissait avec mes états d’âme. Le boulanger était fermé en sortant de l’institut.
J’ai une dalle monstrueuse.
Heureusement, Sabrina a laissé dans le frigo de la cuisine de quoi nourrir un régiment. C’est une excellente cuisinière et elle aime me gâter.
Sabrina, c’est un peu la caution parentale. « On ne rentrera que la semaine prochaine mais Sabrina sera là tous les jours », « Demande à Sabrina si tu as besoin de quelque chose ! ». Sabrina m’aime bien et moi aussi. Mais je fais partie de son travail, pas de sa vie. Elle a ses propres enfants, qui ne la ménagent pas. « Ces adolescents ! dit-elle tout le temps avec son accent sud-américain en levant les bras au ciel. Ils vont me rendre folle ! » Je sais qu’elle me trouve bien élevé et responsable.
Bien élevé, c’est subjectif. Il m’arrive de roter bruyamment quand je suis avec mes potes et je me colle rarement à la vaisselle. Mais je dis bonjour-merci-au revoir, je tiens la porte d’en bas à la voisine quand elle a les bras chargés de courses et je me lève dans le bus quand je vois une vieille debout. On peut héberger une tempête dans son cœur sans pour autant se comporter comme un gros porc, non ?
Je récupère le plat de lasagnes fumant dans le four (pas de micro-ondes, ça joue avec la structure des choses et c’est pas bon, parole d’alchimiste) et une cuillère dans le tiroir, je glisse une pomme dans ma poche et une bouteille d’eau fraîche sous mon bras, puis je fonce m’affaler dans le sofa du salon.
Le salon, c’est une autre province de mon royaume.
Celle-là, Sabrina a le droit d’y aller.
Question de salubrité…
Je mange dans le salon, je reçois mes potes dans le salon, je regarde des films dans le salon, sur un écran plat géant qui donne l’impression, lumières éteintes (raclements de gorge, conversations étouffées et bruits de mains fourrageant dans les cornets de pop-corn en moins), d’être au cinéma.
Je commence par engloutir deux grosses cuillères de lasagnes puis je brise le sceau et j’ouvre l’enveloppe que Walter m’a donnée tout à l’heure.
Mon cœur s’accélère tandis que je découvre les paramètres de la mission.
A priori, ça a l’air simple. Je dois rencontrer ce soir des humains et leur poser des questions (la liste qui les énumère est agrafée derrière). L’Association soupçonne ces individus de vendre de la drogue. Plutôt banal.
Sauf qu’ils ne la fourgueraient pas à n’importe qui ! Ils vendraient leur came aux vampires…
C’est pourquoi l’Association est sur le coup et pas la police.
Tout devient parfaitement clair : Fabio était bel et bien drogué hier soir.
Ce que je ne comprends pas, par contre, c’est pourquoi ces types prennent le risque de violer la règle de non-interférence entre Normaux et Anormaux. Parce que si cette information est confirmée, ils risquent gros. Très gros. L’Association compte parmi ses Agents des « nettoyeurs » spécialisés dans l’élimination de ceux qui ne respectent pas les Hautes Lois, les lois communes à nos deux mondes.
– L’argent, Jasper, encore l’argent, je dis à voix haute en soupirant. Voilà la motivation !
La plupart du temps, les vampires sont très riches. Ils ont des siècles pour faire fortune.
L’importance de ma mission me saute soudain aux yeux.
Je pose le plat de lasagnes sur la table basse.
Je n’ai plus faim.
Bon sang, un trafic de drogue impliquant des humains. Pourquoi est-ce que Walter m’a envoyé là-dedans ? Je ne suis que stagiaire !
Je relis les modalités de mon intervention : je dois poser les questions jointes et faire mon rapport. Rien de glorieux en perspective, mais de ce rapport dépendra le sort de ces humains.
Une sacrée responsabilité.
Je n’ai pas intérêt à me planter !
Je regarde ma montre. Je dispose d’une heure. Largement le temps de réaliser la petite expérience à laquelle je songe depuis que j’ai quitté l’antre du Sphinx.
Je regagne le fond de l’appartement, mais au lieu de prendre à gauche, où se trouve ma chambre, je tourne à droite. Je sors une clé de ma poche, déverrouille la porte et entre dans une pièce baignant dans la pénombre.
C’est le second endroit où Sabrina a l’interdiction absolue de mettre les pieds.
Question de sécurité.
C’était la chambre d’amis, je l’ai transformée en laboratoire. Elle dispose d’un lavabo, ce qui est quand même bien pratique.
De toute façon, mes parents ne reçoivent jamais d’amis.
J’y fais des expériences et prépare mon arsenal personnel sur une table massive posée au centre, piquée dans la salle à manger. Je l’ai équipée de brûleurs, d’alambics et d’outils qu’on trouve plus fréquemment chez les tailleurs de pierres ou les forgerons.
Contre un mur, une bibliothèque regroupe tout ce que je peux glaner concernant les pratiques magiques et les Créatures hantant la part sombre de notre monde. Depuis les récits légendaires jusqu’aux Livres des Ombres trouvés (selon leur aspect) chez les bouquinistes ou les antiquaires, en passant par quelques romans et BD particulièrement inspirés. Certains auteurs sont des médiums qui s’ignorent, dit souvent ma mère qui, paradoxalement, a plutôt des goûts de chiotte en littérature (je ne cite pas ses écrivains préférés, je n’ai pas l’âme d’une balance).
D’autres étagères accueillent des bocaux pleins d’herbes, des flacons d’huiles et des bouteilles de potions, des sachets remplis de poudres. Dans une multitude de boîtes sont rangés des pierres et des bouts de métal, attendant d’être travaillés ou utilisés tels quels.
Je récupère ce dont j’ai besoin puis j’allume une grosse bougie posée sur un chandelier d’allure médiévale, placé à l’est.
C’est mon premier acte magique.
Tout rituel fait intervenir le feu sous ses deux formes : la flamme qui éclaire et le charbon qui chauffe. Mon deuxième acte est donc de ranimer le brasero en bout de table.
Je vérifie ensuite que le petit chaudron en bronze, placé sur un trépied au-dessus d’un bec benzène éteint, est rempli d’eau.
Beaucoup de sorciers préfèrent utiliser une belle coupe ouvragée pour accueillir cet élément. J’ai toujours pensé que, comme un bon artisan, un bon magicien devait s’intéresser davantage à l’objet qu’il travaille qu’à ses outils.
Je déplace mon chaudron pour qu’il soit positionné au sud.
Machinalement, je mets en marche un ventilateur de poche fixé sur l’étagère, au nord. Au début, j’utilisais un ventilateur plus puissant mais il faisait s’envoler les feuillets, dispersait la poudre et troublait les potions.
Là aussi je sais que de nombreux praticiens vont chercher dans la symbolique de l’air de multiples manières d’incarner l’élément. Après avoir beaucoup réfléchi, j’en suis arrivé à la conclusion que le meilleur moyen de représenter l’air, c’est l’air lui-même.
Enfin, je sors la pomme de ma poche et la tranche en deux dans le sens horizontal, de façon à obtenir deux pentagrammes parfaitement naturels que je pose dans une assiette en terre cuite, à l’ouest.
Les quatre éléments étant à présent réunis, les choses sérieuses peuvent commencer.
Au début de mon autoapprentissage (et à la suite d’une expérience ratée dont les murs, noircis par endroits, portent encore la marque), j’ai entrepris de graver sur le plancher un pentacle (une étoile à cinq branches prisonnière d’un cercle) suffisamment vaste pour englober la table. C’est d’abord pour ça que j’ai posé un verrou sur la porte. La tête de mes parents s’ils découvraient que j’ai esquinté les lattes de chêne avec un pyrograveur !
Mais je n’avais pas le choix. Le pentacle est au magicien ce que le filet est à l’acrobate et le bouclier au chevalier : à la façon d’un champ de force, isolant ce qui est à l’intérieur de ce qui est à l’extérieur (et inversement), il protège contre les éventuels retours de sort, les agressions et les énergies négatives.
Évidemment, mieux un pentacle est fait et plus il est efficace. J’ai donc pris mon temps, doublant les lignes du cercle et remplissant l’intervalle de caractères runiques.
Jusqu’à présent, je n’ai eu qu’à m’en féliciter.
J’active donc mon pentacle en puisant dans un bocal une poignée de gros sel gris que je répands sur les runes. En même temps, je prononce les mots qui vont bien :
– Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, rendue généreuse par Wunjo, piétinée par les cavaliers de Dagaz et survolée par le cygne d’Elhaz tandis qu’Odala préserve l’héritage sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère !
Ce qui donne quelque chose du genre : « Réveillez-vous, Raidhu, Naudhiz, Féhu, Uruz, Wunjo, Dagaz, Elhaz, Odala et Hagal ! Allez hop, au boulot ! »
Le haut-elfique est moins parlant, si j’ose dire, que le runique dès qu’il s’agit d’obtenir un résultat précis. L’elfique s’adresse directement aux choses et réclame leur collaboration, ce qui laisse une grande part à l’incertitude et ouvre d’une certaine manière la porte à l’inconnu. Le runique, lui, utilise des signes, un alphabet magique qui, à la façon des armes ou des outils, oblige la matière à obéir.
Puisqu’on en est aux explications, un mot sur le sel, pendant qu’il se dissout lentement sur les runes du pentacle, formant une pellicule brillante.
Le sel, c’est la matière première de la magie. On le met à toutes les sauces (façon de parler). Parce qu’il est aussi bien eau que feu, air ou terre, il entre dans la composition de beaucoup de sorts et joue le rôle de purificateur, de lien ou de dissolvant.
Voilà, voilà.
Ces indispensables formalités accomplies, je peux enfin me mettre au travail. En l’occurrence, répondre au défi involontaire lancé par le Sphinx tout à l’heure : mettre le soleil en flacon.
Une idée m’est venue sur le chemin du retour et je veux la tester.
Je commence par enlever le collier protecteur de mon cou pour le poser sur un coin de la table, loin de mon champ d’expérience. Comme je l’ai déjà dit, l’imbrication de sorts est difficile à gérer. Or je vais manipuler des cristaux et je ne veux pas d’interférences.
Je prends ensuite un morceau d’aigue-marine. J’ai hésité mais je pense à présent que cette pierre fera l’affaire. Elle augmente les pouvoirs et stimule les énergies.
Je jette sur le brasero quelques feuilles d’aulne, qu’on utilise souvent pour obtenir l’appui des forces naturelles. Je passe plusieurs fois l’aigue-marine dans la fumée que les feuilles dégagent en brûlant, afin de charger la pierre d’une parcelle des qualités de la plante.
Bien sûr, je murmure en même temps la phrase indispensable :
Autrement dit : « Ulwe a anta turmi saren aëro… Aulne donne tes pouvoirs à la pierre de mer… »
Je broie ensuite la pierre dans un mortier mécanique et verse la poussière obtenue dans une petite boîte en plomb.
Première étape.
Deuxième étape : je sors d’un coffret une bague en or pur déjà bien râpée. Empruntée il y a deux ans dans le coffret à bijoux de ma mère.
À l’aide d’une meuleuse manuelle, je prélève un peu de poudre du métal jaune, condensé alchimique lié à la lumière du jour, que j’ajoute dans le récipient en plomb.
Le plomb, seul matériau capable de contenir les rayonnements.
Tandis que je mélange la fleur d’or à la poussière d’aigue-marine avec un bâtonnet de houx (le bois de houx, petit rappel pour les mauvais élèves, renforce les rituels et prolonge leur durée…), je chantonne sur l’air de Light My Fire1 :
« Equen sar ëaro ar malta a nutildë ! » C’est un mélange terriblement contre-nature dont je suis l’instigateur. « Je dis mélangez-vous, or et pierre de mer ! »
À vrai dire, je compte un peu là-dessus.
Je ferme ensuite la boîte, la scelle avec un ruban de plomb autoadhésif.
Je consulte ma montre : pile dans les temps. Je brise la protection du pentacle en balayant du pied la croûte de sel et en prononçant les mots :
« À votre tour, Eiwaz, Gebu et Sowelo : on remballe ! »
Je résume, bien sûr.
J’éteins ensuite le ventilateur et la bougie, je fourre la boîte dans ma poche et file récupérer la sacoche dans ma chambre.
Ce soir, j’ai une mission, monsieur Phelps. Et impossible ou pas, je n’ai pas droit à l’erreur.
1 Une autre chanson des Doors.