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13 rue du Horla. L’immeuble dresse fièrement son antique façade entre un terrain vague où vacille depuis des années un panneau annonçant la construction d’une résidence de luxe et les murs rongés par le salpêtre d’un hôtel défraîchi.
L’heure est matinale et l’air plus vif que moi.
Je rentre la tête dans les épaules en frissonnant, pareil à une tortue à laquelle on aurait posé un lapin.
Comme d’habitude, l’entrée n’est pas fermée. Le hall sent l’urine. L’endroit respire l’abandon et je peux tout à fait imaginer le mélange de surprise et d’inquiétude saisissant le visiteur ignorant ou le démarcheur égaré lorsque l’ampoule, répondant à l’appel de l’interrupteur, inonde la cage d’escalier d’une lueur blafarde.
Curieusement, il n’y a aucun appartement au rez-de-chaussée.
Sur le palier du premier étage, une porte avec une plaque récente : « Amicale des joueuses de bingo ».
Je grimpe un étage de plus. Là aussi une seule porte, arborant en caractères fatigués : « L’Association ». Le panonceau est plus ancien.
Je sais qu’au troisième et dernier étage se trouve le « Club philatéliste », mais je n’y suis jamais monté.
À qui appartient l’immeuble, mystère (même si j’ai ma petite idée là-dessus), mais l’impression qu’il donne, c’est d’être planté là de toute éternité.
Je frappe, en prenant grand soin de ne pas être à côté de la plaque. Cette porte en bois recouvert d’une ignoble peinture verte (heureusement très largement écaillée) vibre d’un sort tellement puissant que j’en attrape chaque fois des sueurs froides. Je me fais régulièrement la promesse, si je tombe un jour sur le magicien qui l’a installé, de ne pas le mettre en colère…
J’entends le « clic » de déverrouillage et je pousse la porte.
L’intérieur contraste agréablement avec l’extérieur. De grandes fenêtres généreusement ouvertes malgré la température hivernale éclairent un vaste couloir décoré de tableaux représentant des scènes mythologiques. Au-delà, des bureaux, une bibliothèque et je ne sais pas quoi d’autre vu que je n’ai jamais été autorisé à faire le tour du propriétaire.
Il existe par contre un endroit qui n’a pas de secret pour moi : c’est le bureau de mademoiselle Rose. En face de l’entrée, telle une barbacane protégeant un château, il constitue un point de passage obligé.
– Bonjour Rose, je lance bravement en pénétrant dans la pièce.
Je m’affale sur la chaise dédiée aux visiteurs, laissant ma sacoche glisser sur le sol. Mademoiselle Rose abandonne un instant l’écran de son ordinateur pour m’observer. Je tente de soutenir son regard, avant de renoncer devant l’intensité de ses yeux gris.
– Tu es en retard, Jasper.
– Je sais, désolé, je réponds d’une voix coupable. C’est que j’ai eu une soirée plutôt agitée…
Elle hoche la tête.
– J’ai entendu dire.
Puis elle se replonge dans son travail, me laissant à plat, euh, en plan sur ma chaise.
Quand j’ai quitté la cave, hier, après y avoir enfermé Fabio, j’ai immédiatement déposé un message sur la boîte vocale d’urgence. Est-ce que c’est mademoiselle Rose qui est chargée de la relever ? Visiblement.
De toute façon, rien ne lui échappe.
Jamais.
Elle est toujours au courant de tout, impossible de lui cacher quelque chose. Je le sais, j’ai essayé plusieurs fois ! Désormais, eh bien, je vais au plus simple et je lui dis moi-même ce qu’elle finirait immanquablement par apprendre. Nos relations s’en sont beaucoup améliorées. Il n’y a qu’à voir la chaleur de nos retrouvailles…
– Euh, je peux repasser si je dérange.
– Ne dis pas de bêtises.
Rien d’autre. Condamné à la chaise et les triques.
Je prends mon mal en patience et tente d’imaginer mademoiselle Rose plus jeune, sans son éternel chignon, sans ses lunettes rondes, sans ses cheveux gris. Sans son air sévère. Je n’y arrive pas. Certaines personnes sont faites pour être vieilles.
Des cris étouffés m’arrachent à mes hautes considérations philosophiques. Je me penche pour regarder dans le couloir, amenant ma chaise à la limite de l’équilibre. Les cris proviennent du bureau de Walter.
– Ça barde chez le directeur ! je lance à une Rose imperturbable. À qui le tour de se faire pourrir ?
Le regard de mademoiselle Rose se pose à nouveau sur moi.
– Ce ne sont pas tes affaires.
Elle me considère un moment puis émet un soupir clairement perceptible.
– Bon, on va s’occuper tout de suite de ton rapport.
Parce que c’est la raison pour laquelle je suis venu ce matin, en sacrifiant (le mot est peut-être un peu fort) deux heures de cours : rendre compte de ma mission.
C’est pareil pour tous les stagiaires, où qu’ils soient et quoi qu’ils fassent : on leur colle sur le dos des tâches ingrates, on ne leur accorde aucune considération et on leur demande de rendre des comptes à la moindre occasion.
– Je commence par quoi ? je dis à mademoiselle Rose, qui s’est équipée d’un stylo et d’un bloc.
Elle esquisse un geste vague de la main signifiant que ça n’a aucune importance. Je prends mon inspiration (dans tous les sens du terme).
– C’était la nuit, une nuit sans doute plus froide que les autres. Un vent venu des tréfonds de l’enfer balayait la rue dans laquelle j’avançais, le regard tendu vers les ténèbres où s’agitaient mille monstres tourmentés, méprisant la peur et bravant les signes de danger innombrables. Tout à coup, à l’angle des rues qui avait été élues pour fixer ce rendez-vous capital duquel allait sans doute dépendre le sort de l’humanité…
Un autre soupir de mademoiselle Rose, plus appuyé que le précédent, m’arrête net dans mon récit.
Stoppé dans mon élan, je m’embrouille avant de bafouiller :
– Euh, en fait j’ai poireauté un bon moment dans le passage Murnau avant de voir Fabio sortir précipitamment d’une bijouterie. Je l’ai poursuivi et j’ai réussi à le rattraper. Mais je ne me voyais pas le ramener ici alors j’ai préféré l’enfermer dans une cave.
Cette fois, mademoiselle Rose hoche la tête.
– Les Agents envoyés pour s’en occuper ont effectivement trouvé sur lui un sac de bijoux volés.
Je me mords la lèvre. La remarque de mademoiselle Rose ressemble à une approbation mais sonne comme un reproche.
– Je ne me suis pas contenté d’enfermer le vampire dans la cave, je me défends avec véhémence. D’accord, j’ai oublié de le fouiller, mais quoi qu’il ait pu avoir sur lui, il ne se serait jamais enfui.
– Des menottes, c’est bien ça ? dit mademoiselle Rose sur un ton condescendant.
– Un cercle ! je me récrie.
Elle fronce les sourcils.
– Les Agents sur place n’ont signalé aucun pentacle.
– Ah (j’ai le triomphe modeste) ! J’ai emprisonné le vampire dans un cercle constitué d’ail haché et séché. Si les Agents que vous avez envoyés n’ont rien vu, vous devriez les convoquer séance tenante !
Je réussis l’exploit absolu d’arracher une ébauche de sourire à mademoiselle Rose.
– Merci Jasper. C’est tout. Il faut que tu ailles au lycée maintenant. N’oublie pas cet après-midi le séminaire de formation.
Aucun risque que j’oublie, j’ai une excellente mémoire. Mademoiselle Rose remarque mon hésitation à partir.
– Il y a autre chose ?
– Oui. Je ne sais pas ce qu’ont raconté les autres, mais hier soir en tout cas, Fabio était bizarre. Son comportement était… incohérent. S’il était humain, j’aurais dit qu’il était drogué.
Mademoiselle Rose griffonne quelque chose sur son calepin avant de me fixer d’un air sévère. Et voilà ! Je ne suis plus un Agent de l’Association venu rendre son rapport mais un élève de première qui n’a pas intérêt à rater le cours d’anglais…
Je fais au revoir avec un signe de la main et quitte le local en traînant les pieds.
Le froid me saisit dans la rue. Je remonte mon col, ajuste l’écharpe (noire évidemment) ajoutée ce matin à ma panoplie antifroid, avant d’adopter un pas rapide et de prendre la direction du métro.
C’est à ce moment-là que j’aperçois sur le trottoir d’en face un homme en train de m’observer.
Attentivement.
Je délire peut-être. On devient vite parano à force de côtoyer le bizarre. N’empêche que ce type me dévisage.
Ma tenue vestimentaire n’est pas extravagante, je n’ai pas de bouton sur le nez, on ne se connaît pas, bref, aucune raison valable de s’intéresser à moi.
Sauf si c’est un pervers ou quelqu’un qui a percé à jour mon statut d’Agent stagiaire de l’Association.
J’opte pour la seconde option, nettement moins flippante.
Je consulte ma montre. J’ai le temps, alors autant ne prendre aucun risque.
Je balaie les alentours d’un regard insistant, à la recherche d’une idée. J’avise la vapeur blanche crachée par un évacuateur d’air dans une ruelle, un peu plus loin. Un bar. Féroce !
Un plan s’élabore dans ma tête.
J’entre dans l’établissement occupé par une poignée de vieux jouant aux dés devant un verre de muscat et avance jusqu’au comptoir. Le patron est une patronne aux traits flous et aux boucles lasses. Je commande un café, un grand verre d’eau et les toilettes.
J’en profite pour vérifier si mon suspect me file toujours le train. Bingo, comme s’exclameraient nos amicales voisines du premier. L’homme s’est arrêté en face du bar pour se plonger dans la lecture d’une affiche vantant les mérites d’un sommier.
Je le détaille à mon tour. Taille standard, manteau gris, tête de Monsieur Tout-le-monde. Rien de particulier.
Je me fais peut-être un film. Ou pas. De toute façon, j’applique un principe de précaution.
Je m’enferme dans les toilettes, relativement propres à mon grand soulagement. J’ouvre la fenêtre qui (re-bingo) donne sur la ruelle.
Je sors alors l’herbier de ma sacoche.
Le monde moderne a produit quelques très bonnes choses, comme le caramel au beurre salé, les Doors ou le philosophe Gaston Saint-Langers, mais il faut reconnaître qu’il a tout faux sur pas mal d’autres plans.
La nature, par exemple.
La magie n’est possible que par la nature. Nature qui porte en elle une part d’ombre et des secrets. Elle n’a pas de volonté, pas de pensée. Elle existe. Autonome. Libre et indifférente, sauf pour ceux qui déploient des efforts pour lui parler : les magiciens, sorcières et assimilés. Les magiciens n’essaient pas d’appliquer au monde leurs concepts humains, ils ne le regardent pas de haut, ne tentent pas de le soumettre. Ils s’y promènent et sollicitent des alliances de circonstance…
Enfin, tout ça pour expliquer que je vais me sortir de cette mauvaise passe avec l’aide de mon herbier, et pas de la balayette à chiottes !
Je commence par poser sur le couvercle des toilettes un brasero miniature. J’y introduis un morceau de charbon, que j’allume avec un briquet. Puis je choisis les plantes séchées que je vais brûler : camomille pour ses vertus de concentration des énergies, fougère pour ses capacités à éloigner les personnes malintentionnées et houx pour ses aptitudes à renforcer les sorts et étendre leur durée. On peut utiliser les plantes de plusieurs manières, en poudre ou en décoction par exemple, mais le sort d’illusion que j’ai en tête réclame de la fumée.
En même temps que les plantes se consument dans mon brasero, je prononce les mots qui activeront leurs pouvoirs, définiront l’objectif et leur donneront l’envie de m’aider à le réaliser :
Ce qui se traduit par : « Equen : meran i seyëal nin, laurina olva ar filqe ar piosenna, arwa sameo hisëo, an i cotumo etementa… » et signifie à peu près : « Je dis que je veux que vous me ressembliez, camomille et fougère et houx, avec l’aide de la brume, pour bannir l’ennemi… »
Plutôt alambiqué mais d’habitude les plantes apprécient. D’ailleurs, la fumée se stabilise. Les volutes se regroupent, ondulent dans l’air comme des serpents. Puis elles glissent dans la ruelle par la fenêtre ouverte.
Je grimpe sur la cuvette afin de les accompagner du regard.
Le ruban de fumée se dirige vers le nuage de vapeur et entame une curieuse danse du ventre. Je découvre généralement en même temps que je les lance la façon dont agissent mes sorts. J’ai parfois de mauvaises surprises mais ce coup-ci, c’est plutôt chouette ! La vapeur blanche se mélange à la fumée et je retiens un hoquet de stupéfaction : dans la ruelle, un clone de moi-même vient d’apparaître. Rien ne manque, ni la sacoche ni les cheveux ébouriffés. Seul un œil exercé remarquerait un léger flottement au niveau de l’attitude. Mon style est inimitable, je le crains.
L’illusion attend d’être repérée puis s’en va dans la ruelle. Génial ! Je suis génial ! D’après mes calculs, l’illusion va balader l’inconnu pendant environ vingt minutes avant de trouver un moyen pour filer à l’anglaise et se dissoudre comme un morceau de sucre dans une tasse de thé.
Tout à mon autocongratulation, je manque de me faire repérer par le type qui emboîte le pas à mon fantôme et je dégringole de la cuvette.
J’étais donc bien suivi.
Pas de temps à perdre. Je jette le charbon incandescent dans les toilettes, tire la chasse, enveloppe le brasero dans un morceau de papier journal et le fourre avec l’herbier dans ma sacoche.
Je regagne ensuite le comptoir, où la patronne me fusille du regard (sûr qu’elle croit que j’ai usé et abusé des chiottes). J’avale mon café tiède d’une traite, vide goulûment le verre d’eau (j’avais le gosier comme une râpe à fromage), pose une pièce sur le comptoir et quitte le bar fissa en direction du métro.
Je sais que l’incident doit être signalé à l’Association. Je m’en occuperai à la première occasion, promis. La perspective d’un autre rapport (et donc d’un autre tête-à-tête avec mademoiselle Rose) me coupe l’envie de jouer au stagiaire modèle.
Je préfère de loin me réjouir de mon succès. Car j’ai réussi un coup… fumant !
Je me surprends à chantonner :
« Riders on the storm
Into this world we’re thrown1… »
1 The Doors, « Riders on the storm ».