Robert Silverberg À la fin de l’hiver

1. L’hymne du printemps nouveau

Nulle part dans la mémoire du Peuple on ne trouvait trace d’une journée comme celle-là. Dans le cocon où, sept cents siècles auparavant, les ancêtres de Koshmar et de sa petite troupe avaient trouvé refuge durant le Long Hiver, il pouvait s’écouler six mois ou plus sans que le plus petit événement fût digne de figurer dans les chroniques. Mais, ce matin-là, ce furent trois événements extraordinaires qui se succédèrent en l’espace d’une heure et transformèrent à jamais la vie de Koshmar et de sa tribu.

On découvrit tout d’abord qu’une troupe nombreuse de mangeurs de glace, remontant des profondeurs glacées de la terre, s’approchait du cocon par-dessous.

C’est Thaggoran, le chroniqueur, qui perçut leur présence. Thaggoran était l’ancien de la tribu, par le titre comme par la situation. Il avait vécu plus longtemps que tous les autres, car sa qualité de chroniqueur lui conférait le privilège de vivre jusqu’à la fin naturelle de ses jours. Le dos voûté, la poitrine creuse, il avait des yeux chassieux, perpétuellement rougis aux commissures et une fourrure blanche semée de poils gris. Mais il était encore vigoureux et possédait une grande énergie. Thaggoran, qui était quotidiennement en contact avec le passé de sa race, avait la conviction que, s’il était si bien conservé, c’était grâce à cette fréquentation du passé immémorial de la planète, de la grandeur d’une époque révolue, le temps de la chaleur.

Depuis plusieurs semaines, Thaggoran parcourait le réseau de tunnels qui s’entrecroisaient sous le cocon de la tribu, à la recherche de pierres de lumière, les précieuses et magnifiques gemmes utilisées dans l’art de la divination. Les galeries souterraines qu’il sillonnait avaient été creusées dans le roc au prix d’un labeur d’une patience infinie par ses lointains ancêtres cherchant à se protéger ainsi de l’explosion des étoiles et des pluies noires qui avaient détruit la Grande Planète. Depuis dix mille ans, personne n’y avait trouvé une seule pierre de lumière, mais Thaggoran avait rêvé à trois reprises dans le courant des derniers mois qu’il lui reviendrait d’en ajouter une au petit trésor de la tribu. Il connaissait le pouvoir des rêves et en savait la valeur. C’est pourquoi il passait presque toutes ses journées dans les entrailles de la terre.

Il se trouvait dans le plus profond et le plus froid de tous les tunnels, celui qu’ils appelaient la Grande Glacière. Avançant précautionneusement sur les mains et les genoux, il espérait découvrir avec sa seconde vue des pierres de lumière incrustées dans la paroi quand soudain il perçut un curieux tremblement, de légères pulsations, d’étranges vibrations. La sensation qui parcourut son organe sensoriel dans toute sa longueur, de la base de la colonne vertébrale jusqu’à la pointe, révélait la proximité d’êtres vivants.

Alarmé, Thaggoran cessa d’avancer et demeura parfaitement immobile.

C’était vrai. Il percevait des émanations de vie toutes proches : telle une foreuse, une créature gigantesque perçait la roche. Un être vivant creusait son chemin avec indolence dans les ténèbres glacées des entrailles de la planète.

— Yissou ! murmura Thaggoran en faisant le signe du Protecteur. Emakkis ! poursuivit-il sur le même ton en faisant le signe du Pourvoyeur. Dawinno ! Friit !

Lentement, craintivement, il colla sa joue contre le sol inégal et appuya les coussinets de ses doigts sur la pierre froide, puis il fouilla les profondeurs à l’aide de sa seconde vue tout en faisant décrire un large arc de cercle à son organe sensoriel.

Les sensations, de plus en plus fortes, étaient maintenant indéniables. Thaggoran frissonna. Il tripota nerveusement l’antique amulette qu’il portait en sautoir.

Il y avait bien là-dessous un être vivant. D’une intelligence limitée, presque obtus, mais indiscutablement vivant, et qui émettait des vibrations intenses. Et il n’était pas loin. Thaggoran sentait qu’il n’était séparé de lui que par une couche de pierre pas plus épaisse que la longueur d’un bras. L’image prit lentement forme : un énorme animal sans membres, au corps épais, qui se tenait sur la queue à l’intérieur d’un tunnel vertical à peine plus large que lui. Il avait le corps couvert de longues soies noires, épaisses comme le bras, et de profondes pustules rougeâtres creusées dans sa chair pâle, émanaient des bouffées nauséabondes. L’animal creusait la montagne d’un mouvement inexorable, utilisant ses dents courtes et fortes pour se frayer un chemin dans la roche qu’il rongeait et assimilait avant de l’expulser sous forme de sable humide à l’autre extrémité de son corps massif, long de trente fois la taille d’un homme.

Mais cet animal n’était pas le seul de son espèce à se déplacer. Sur la gauche comme sur la droite Thaggoran percevait maintenant d’autres émanations puissantes. Les monstrueuses créatures étaient au moins au nombre de trois, peut-être cinq, voire même une douzaine. Chacune enfermée dans son boyau, poursuivant sa lente progression vers la surface.

Des mangeurs de glace, songea Thaggoran. Yissou ! Est-ce possible ?

Bouleversé, frappé de stupeur, il demeura accroupi, écoutant en silence les vibrations des énormes animaux.

Cela ne faisait plus maintenant aucun doute dans son esprit : il s’agissait bien de mangeurs de glace. Jamais il n’en avait vu — jamais personne n’avait vu un mangeur de glace — mais il en avait une image très nette. Les plus anciennes chroniques tribales faisaient mention de ces animaux d’une taille colossale que les dieux avaient créés dès les premiers jours du Long Hiver, quand les habitants les moins résistants de la Grande Planète périssaient en masse dans le froid et les ténèbres. Les mangeurs de glace, qui avaient élu domicile au plus profond du ventre de la terre n’avaient besoin ni d’air ni de lumière ni de chaleur. Au vrai, ils les fuyaient comme la peste. Et les prophètes avaient annoncé que lorsque le Long Hiver atteindrait à son terme, les mangeurs de glace commenceraient à remonter vers la surface, jusqu’à ce qu’ils débouchent dans la grande lumière du jour qui causerait leur perte.

Il semblait donc que l’ascension des mangeurs de glace eût commencé. Cela signifiait-il que l’hiver interminable touchait à sa fin ?

Peut-être ces mangeurs de glace s’étaient-ils simplement trompés. Les chroniques attestaient qu’il y avait déjà eu un grand nombre de présages mensongers. Thaggoran connaissait bien les textes : le Livre de l’Aurore Malheureuse, le Livre du Réveil Glacé, le Livre de l’Éclat Trompeur.

Mais peu importait que ce fût un véritable présage de la venue du printemps ou une nouvelle déception s’ajoutant à une liste déjà longue : le Peuple allait être contraint d’abandonner son cocon et d’affronter l’inconnu et les mystères de l’air libre.

Thaggoran avait aussitôt saisi toute l’ampleur de la catastrophe. Toutes les années passées dans l’obscurité des tunnels déserts avaient gravé à l’encre rouge dans son esprit un plan indélébile du réseau de passages souterrains. La progression ascendante des monstres indolents à travers les couches de pierre et de terre les conduirait inéluctablement au cœur de la vaste salle où, depuis des millénaires, le Peuple avait trouvé refuge. Cela ne faisait absolument aucun doute. Les gigantesques vers allaient déboucher juste au-dessous de la table d’autel. Et la tribu n’était pas plus capable d’arrêter leur avance aveugle que de ralentir la chute d’une étoile de mort à l’aide d’un filet d’herbe tressée.

Beaucoup plus haut, au-dessus du tunnel où Thaggoran demeurait à l’écoute des mangeurs de glace, Torlyri, la femme-offrande et la compagne du chef Koshmar, s’approchait au même moment du sas du cocon. C’était l’heure où le soleil se levait, l’heure où Torlyri allait présenter l’offrande quotidienne aux Cinq Déités.

La grande et douce Torlyri était renommée pour sa beauté et pour sa bienveillance. Sur sa fourrure d’un noir lustré, deux spirales d’un blanc éclatant couraient de la poitrine aux chevilles. Des muscles puissants jouaient sous sa peau. Elle avait des yeux noirs et très doux, le sourire chaleureux et facile. Tous les membres de la tribu aimaient Torlyri. Depuis son plus jeune âge, elle s’était différenciée des autres et avait toujours porté la marque du vrai chef, celui vers lequel on peut se tourner pour demander aide et conseil. Sans cette douceur de caractère, elle eût probablement pris en main le destin de la tribu à la place de Koshmar. Mais la beauté et la force ne suffisent pas ; la douceur est interdite au chef.

C’est donc Koshmar, et non Torlyri, qui fut choisie neuf ans auparavant, quand l’ancien chef, Thekmur, atteignit la limite d’âge.

— Mon jour de mort est arrivé, avait annoncé à Koshmar la puissante Thekmur. Et voici venu celui de ton couronnement.

C’est ainsi que Koshmar avait été élevée à la dignité de chef de la tribu, comme la décision en avait été prise cinq ans plus tôt, et qu’un autre destin avait été dévolu à Torlyri. Et quand, peu après le départ de Thekmur, ce fut au tour de Gonnari, la femme-offrande, de franchir le sas, Thaggoran et Koshmar allèrent déposer la coupe des offrandes dans les mains de Torlyri. Puis, les yeux brillants de larmes, Koshmar et Torlyri s’étreignirent et donnèrent leur accord devant la tribu au grand complet. Plus tard, dans le courant de la journée, elles fêtèrent dans l’intimité d’une des salles de couplage leur double nomination, avec force rires et une vive passion.

— Notre heure est venue de gouverner, dit Koshmar.

— Oui, dit Torlyri, notre heure est enfin venue.

Mais elle connaissait la vérité, à savoir que Koshmar allait maintenant diriger le Peuple et que, pour sa part, elle ne ferait que servir. N’étaient-elles pas pourtant toutes deux, chef et femme-offrande, les servantes de la tribu ?

Ainsi, chaque matin depuis neuf ans, Torlyri accomplissait le même trajet dès que le signal silencieux de l’apparition du soleil dans le ciel lui parvenait par l’œil du sas. Elle sortait du cocon du côté du ciel, gravissait l’intérieur de la falaise en suivant le dédale de galeries étroites et escarpées menant au sommet et débouchait sur la surface plane baptisée le Lieu de la Sortie où elle accomplissait le rite qui constituait sa principale responsabilité.

Chaque matin, Torlyri ouvrait le sas et franchissait le seuil pour s’avancer prudemment dans le monde extérieur. Ce seuil, les membres de la tribu ne le franchissaient pour la plupart qu’à trois reprises dans le courant de leur existence : leur jour de baptême, leur jour de couplage et leur jour de mort. Le chef voyait le monde extérieur une quatrième fois, à l’occasion de son couronnement. Mais Torlyri avait le privilège et la charge de s’y aventurer quotidiennement. Elle avait même le droit d’avancer jusqu’à la table de pierre en granit rose pailleté d’or, dressée à six pas de l’ouverture. Elle plaçait sur la pierre consacrée la coupe des offrandes contenant des fragments du monde intérieur, des phosphobaies, quelques brins de chaume d’une paroi ou un petit morceau de viande calcinée. Puis elle vidait la coupe de la veille et rapportait quelque chose du monde extérieur : une poignée de terre, de petits cailloux, quelques brins d’herbe rouge. Cet échange quotidien était essentiel au bien-être de la tribu. Destiné aux dieux, il signifiait : Nous n’avons pas oublié que nous faisons partie du monde et que nous vivons dans le monde, même si nous nous en sommes retranchés. Un jour, nous reviendrons vivre à la surface de ce monde que vous avez créé pour nous et voici le gage de cette promesse.

Ce matin-là, arrivée au Lieu de la Sortie, Torlyri posa la coupe des offrandes et saisit le volant qui commandait l’ouverture du sas. La grande roue luisante n’était pas facile à actionner, mais elle la fit aisément tourner. Torlyri était fière de sa force. Ni Koshmar ni aucun homme de la tribu, pas même Harruel, le plus grand et le plus costaud des guerriers, ne pouvait la battre à la lutte au pied ou à saute-caverne.

La porte s’ouvrit et Torlyri sortit. L’air vif du matin lui emplit les narines.

Le soleil commençait juste à se lever. Il étalait à l’orient des coulées d’un rouge froid et la poussière tourbillonnant dans l’air frais semblait étinceler et flamboyer d’un feu intérieur. Au pied de la corniche sur laquelle elle se tenait, Torlyri découvrit le large et tumultueux cours d’eau qui coulait en contrebas et miroitait dans la lumière écarlate du petit matin.

Ce fleuve était autrefois appelé Hallimalla par ses riverains. Son nom précédent était Sipsimutta et, dans des temps encore plus reculés, Mississipi. Mais Torlyri ignorait tout cela. Pour elle, le fleuve était simplement le fleuve ; tous les autres noms étaient tombés dans l’oubli depuis des centaines de milliers d’années. La terre avait beaucoup souffert depuis la venue du Long Hiver. Puisque la Grande Planète Monde n’était plus, pourquoi les noms se seraient-ils perpétués ? Il en restait bien quelques-uns, mais très peu, et le fleuve avait perdu le sien.

Le cocon à l’intérieur duquel les membres de la tribu de Koshmar avaient passé toute leur existence — et où leurs ancêtres s’étaient réfugiés depuis des temps immémoriaux pour attendre que se dissipent les ténèbres glacées causées par la chute des étoiles de mort — était une sorte de terrier confortable et douillet creusé dans un escarpement dominant le fleuve puissant. S’il fallait en croire les chroniques, les premiers survivants des pluies létales et du froid terrifiant s’étaient contentés de s’abriter dans des grottes, se nourrissant de racines et de la viande des animaux qu’ils pouvaient tuer. Mais le froid avait encore empiré et plantes et animaux sauvages avaient disparu de la surface du globe. L’ingéniosité humaine avait-elle jamais eu à relever un tel défi ? La réponse avait été apportée par la construction du cocon, une enceinte souterraine creusée dans la falaise, bien au-dessus de la limite des neiges. De petits groupes d’humains, au nombre rigoureusement limité par un contrôle des naissances, occupaient les différentes salles du cocon. L’éclairage était fourni par des grappes de phosphobaies, l’aération assurée par un réseau de conduits et l’eau pompée dans des cours d’eau souterrains. Produits agricoles et bétail, dont l’adaptation à la vie à la lumière artificielle avait été obtenue grâce à des procédés de magie depuis longtemps oubliés, occupaient des salles voisines. Les cocons étaient de véritables petits univers se suffisant à eux-mêmes, aussi isolés les uns des autres que s’ils accomplissaient séparément un long voyage dans la nuit de l’espace. Et c’est à l’intérieur de ces cocons que les survivants du cataclysme dont la planète avait été victime attendaient depuis des millénaires que vienne enfin le jour où les dieux se lasseraient de lancer des étoiles de mort du haut de leur demeure céleste.

Torlyri s’avança jusqu’à la pierre consacrée, posa la coupe des offrandes, se tourna vers chacune des Cinq Directions Sacrées et prononça les Cinq Noms.

— Yissou, dit-elle. Le Protecteur.

— Emakkis. Le Pourvoyeur.

— Friit. Le Guérisseur.

— Dawinno. Le Destructeur.

— Mueri. La Consolatrice.

Sa voix résonnait dans le silence. Elle prit la coupe de la veille, la vida et regarda par-dessus le bord de la corniche. Du haut en bas de l’escarpement où ne poussaient que des arbustes noueux et rabougris, étaient disséminés des ossements blanchis comme autant de brindilles éparpillées par le vent. Parmi eux se trouvaient ceux de Gonnari, ceux de Thekmur et ceux de Thrask qui avait été chroniqueur avant Thaggoran. Il y avait aussi les os desséchés de la mère de Torlyri, ceux de son père et ceux de tous leurs ancêtres. Tous ceux qui avaient franchi le sas avaient trouvé la mort sur ce versant abrupt, terrassés par le baiser furieux de l’air glacé.

Torlyri se demandait combien de temps pouvaient survivre ceux qui sortaient du cocon à leur jour de mort. Une heure ? Une journée ? Jusqu’où réussissaient-ils à avancer avant de s’effondrer ? Torlyri supposait que la plupart d’entre eux se contentaient de s’asseoir en attendant la fin. Certains, succombant à la curiosité, avaient-ils désespérément tenté de se lancer à la découverte du monde qui s’étendait au-delà de la corniche ? Quelqu’un avait-il résisté assez longtemps pour atteindre la berge du fleuve ?

Elle se demanda ce que l’on pouvait éprouver en arrivant au pied de l’escarpement et en trempant le bout de ses doigts dans le mystérieux et impétueux courant…

Cela doit brûler comme le feu, se dit-elle. Mais un feu rafraîchissant, un feu purifiant. Elle s’imagina en train d’avancer dans les eaux sombres, jusqu’aux genoux, aux cuisses, au ventre, sentant le feu bouillonnant de l’eau atteindre ses reins et son organe sensoriel. Elle se vit en train de s’élancer dans le courant rapide en direction de l’autre rive, si lointaine qu’elle la distinguait à peine, fendant les flots de son corps ou marchant sur l’eau comme certains l’avaient fait, s’il fallait en croire les légendes. Marchant sans s’arrêter vers le pays du soleil levant, chaque pas l’éloignant un peu plus du cocon qu’elle ne reverrait plus.

Torlyri ne put réprimer un sourire. Était-elle bête de s’abandonner ainsi à son imagination.

Quelle trahison pour la tribu si la femme-offrande devait profiter de la liberté qui était sienne de franchir le sas pour déserter le cocon ! Mais elle éprouvait un étrange plaisir à faire comme si cela pouvait lui arriver un jour. On pouvait au moins en rêver. Torlyri soupçonnait que tout le monde ou presque éprouvait de loin en loin le désir de découvrir le monde extérieur et rêvait de s’y enfuir, même si très rares étaient ceux qui l’eussent avoué. Elle avait entendu dire qu’au fil des siècles quelques individus, lassés de la vie du cocon, avaient osé franchir le sas et avaient atteint le fleuve avant de disparaître dans les terres inconnues qui s’étendaient au-delà des eaux. Ceux-là n’avaient pas été chassés du cocon à leur jour de mort, ils étaient partis de leur propre initiative pour percer les mystères de l’inconnaissable. Quelqu’un avait-il réellement jamais suivi une conduite aussi désespérée ? Quoi qu’il en fût, si cela s’était véritablement produit, aucun humain vivant ne pouvait en témoigner. De toute façon, ceux qui auraient osé partir ainsi n’auraient pu revenir pour le raconter. Ils auraient très rapidement péri dans le monde impitoyable du dehors. Quitter le cocon était pure folie, songea Torlyri. Mais une folie bien tentante.

Elle s’agenouilla pour ramasser ce dont elle avait besoin pour son offrande intérieure.

Mais, du coin de l’œil, elle surprit un mouvement rapide. Interdite, elle pivota sur elle-même et se retourna vers le sas juste à temps pour voir la frêle silhouette d’un garçon franchir l’ouverture et s’élancer vers le bord de la corniche.

Torlyri réagit sans réfléchir. Le garçon avait déjà commencé à basculer de l’autre côté, mais elle se redressa d’un bond et, se jetant sur sa gauche, elle réussit à le saisir par le talon avant qu’il disparaisse. Malgré ses hurlements et les violents coups de pied qu’il donnait, elle tint bon et parvint à le tirer en arrière et à le ramener sur la corniche.

Ses yeux agrandis par la peur exprimaient l’audace et la détermination. Il regardait derrière elle pour essayer d’apercevoir les collines et le fleuve. Mais Torlyri ne relâchait pas son étreinte, pour le cas où il aurait tenté un nouveau plongeon pour lui échapper.

— Hresh ! s’écria-t-elle. Bien sûr ! Qui d’autre que toi aurait essayé de commettre cette folie ?

C’était le fils de Minbain. Âgé de huit ans, le garçon avait toujours été entêté et débordant de vitalité. Ils l’avaient surnommé Hresh-le-questionneur, tellement sa curiosité illicite était insatiable. Petit et frêle, presque chétif, c’était une véritable anguille, au visage triangulaire s’allongeant étrangement à partir d’un large front sous lequel brillaient de grands yeux sombres et mystérieux semés de taches écarlates. Tout le monde disait de lui que c’était un enfant qui cherchait les ennuis, mais cette fois il s’était vraiment mis dans un très mauvais pas.

— Es-tu devenu fou ? demanda Torlyri en secouant tristement la tête. Où croyais-tu donc aller ?

— Je voulais juste voir comment c’était dehors, Torlyri, répondit-il doucement. Le ciel, le fleuve, tout…

— Tu aurais vu tout cela à ton jour de baptême.

— J’ai encore toute une année devant moi ! répliqua-t-il en haussant les épaules. Je ne pouvais pas attendre aussi longtemps !

— La loi est la loi, Hresh ! Tout le monde la respecte pour le bien commun. T’imagines-tu être au-dessus de la loi ?

— Je voulais juste voir comment c’était, répéta le garçon en prenant un air renfrogné. Juste une fois, Torlyri !

— Tu sais ce qui arrive à ceux qui enfreignent la loi ?

— Pas vraiment, répondit Hresh, l’air inquiet. Mais je suppose que cela fait mal. Qu’est-ce que tu vas me faire, Torlyri ?

— Moi ? Rien ! C’est à Koshmar de décider.

— Alors, qu’est-ce qu’elle va me faire ?

— Je ne sais pas. Nous verrons. On a déjà tué des gens pour ce que tu as fait.

— Tué ?

— On les a expulsés du cocon. C’est la condamnation à une mort certaine. Pas un humain ne peut espérer survivre dehors plus de quelques jours. Regarde, mon garçon !

Elle tendit le bras vers les ossements blanchis disséminés sur tout le versant abrupt.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda vivement Hresh.

Torlyri prit le bras maigrelet du garçon et le serra jusqu’à ce qu’elle sente l’os.

— Des squelettes, répondit-elle. Comme celui qu’il y a à l’intérieur de ton corps. Si tu vas dehors, il ne restera de toi que des os sur cette pente. Comme tout le monde.

— Tous ceux qui ont quitté le cocon ?

— Ils sont tous là, Hresh. Comme des bouts de bois dispersés par les vents d’hiver.

Un tremblement parcourut le petit corps de Hresh.

— Il n’y en a pas assez, dit-il d’un ton de défi. Depuis toutes ces années qu’il y a des jours de mort, toute la pente devrait être couverte d’os. Il devrait y en avoir plus haut que moi.

Sentant qu’elle n’allait pouvoir s’empêcher de sourire, Torlyri détourna la tête. Ce gamin n’avait décidément pas son pareil.

— Les os ne durent pas, Hresh. Au bout de cinquante ans, peut-être cent, ils tombent en poussière. Ceux que tu vois sont les ossements des derniers qui ont été chassés.

— Est-ce qu’on me fera la même chose, à moi ? demanda le garçon d’une voix étouffée après avoir réfléchi pendant quelques instants.

— La décision appartient à Koshmar.

Une lueur de panique passa dans les yeux étranges du gamin.

— Mais tu ne vas pas lui en parler, dis ? Dis, Torlyri ? Tu n’es pas obligée d’en parler, poursuivit-il en prenant un air rusé. Tu as failli ne pas me voir. Quelques secondes de plus et je passais derrière ton dos avant de descendre. Je ne serais resté que jusqu’à demain matin et personne n’en aurait rien su. Ce n’est quand même pas comme si j’avais fait du mal à quelqu’un. Je voulais simplement voir le fleuve…

Torlyri soupira. Il était difficile de résister au regard effrayé et implorant du gamin. Et, en vérité, quel mal avait-il commis ? Il n’avait pas eu le temps de faire plus d’une dizaine de pas. Elle comprenait fort bien le désir qu’il avait de découvrir ce qui se trouvait à l’extérieur du cocon, sa curiosité inassouvie, la foule de questions sans réponse qui se pressaient dans sa tête. Elle avait elle-même connu un peu cela, mais sans toute la fougue que possédait le garçon. Et pourtant il avait transgressé la loi. Si elle fermait les yeux là-dessus, ce serait au péril de son âme.

— Je t’en prie, Torlyri ! Je t’en prie…

Elle secoua la tête, puis, sans détacher son regard du garçon, elle rassembla tout ce dont elle avait besoin pour l’offrande intérieure. Elle regarda une nouvelle fois dans chacune des Cinq Directions Sacrées. Elle prononça les Cinq Noms. Puis elle se retourna vers l’enfant et, d’un geste brusque, lui montra le sas. Il avait l’air terrifié.

— Je n’ai pas le choix, Hresh, dit doucement Torlyri. Il faut que je te mène auprès de Koshmar.

Dans un passé très reculé quelqu’un avait installé au niveau des yeux une plaque polie de pierre noire le long du mur arrière de la salle principale. Nul ne savait pour quelle raison la pierre avait été placée à cet endroit, mais, au fil des générations, elle était devenue la pierre consacrée à la mémoire des chefs disparus de la tribu. Chaque fois qu’elle éprouvait des craintes sur l’avenir du Peuple, Koshmar se faisait un devoir de l’effleurer du bout des doigts en murmurant rapidement le nom des six dernières qui l’avaient précédée à la tête de la tribu. C’était sa manière hâtive d’invoquer le pouvoir de leur esprit et de leur demander de pénétrer en elle pour la guider dans la bonne voie. Il lui semblait que cette invocation était plus directe et plus efficace que celle des Cinq Déités, et elle tenait beaucoup à ce petit rite de son invention.

Depuis quelque temps Koshmar avait pris l’habitude de toucher la pierre noire chaque jour. Une fois d’abord, puis deux ou trois fois dans la même journée. Et elle récitait la liste des noms :

Thekmur, Nialli, Sismoil, Yanla, Vork Lirridon.

Elle avait des prémonitions. Elle ne savait pas exactement de quoi, mais elle avait l’impression que le monde allait connaître des bouleversements et qu’elle aurait bientôt besoin de conseils. Dans ces moments d’incertitude, la pierre était un réconfort.

Koshmar se demandait si son successeur perpétuerait, elle aussi, la coutume qui consistait à caresser la pierre quand son âme était troublée. Elle savait qu’il lui faudrait bientôt songer à choisir un successeur. Elle était dans sa trentième année. Encore cinq ans et elle atteindrait la limite d’âge. Son jour de mort arriverait, comme était arrivé celui de Thekmur et de Nialli, de Sismoil et de toutes les autres. On la conduirait jusqu’au sas et on la ferait sortir dans le froid où elle irait au-devant de sa mort. Telle était la coutume, immuable, inéluctable. Le cocon était fini, la nourriture limitée et il fallait faire de la place pour les jeunes.

Elle ferma les yeux et posa le bout de ses doigts sur la pierre noire. Immobile, la grande femme à la forte carrure et au regard pénétrant, au faîte de sa vigueur et de son pouvoir, implorait silencieusement de l’aide.

C’est à ce moment-là que Torlyri fit irruption dans la salle, traînant le petit Hresh, cet insupportable mioche qui passait son temps à fourrer son nez là où il ne fallait pas. Le gamin se tortillait en hurlant et s’efforçait désespérément d’échapper à la poigne de Torlyri. Il avait un regard égaré et les yeux brillants de peur, comme s’il venait de voir une étoile de mort plonger sur le toit du cocon.

Très étonnée, Koshmar se retourna pour leur faire face. Sa fourrure gris-brun gonflée par l’irritation la faisait paraître une fois et demie plus large qu’elle n’était en réalité.

— Que se passe-t-il ? Qu’a-t-il encore fait ?

— J’étais sortie pour faire l’offrande, commença Torlyri, quand je l’ai aperçu du coin de l’œil qui…

Elle fut interrompue par Thaggoran qui entrait à son tour dans la salle. A la stupéfaction de Koshmar, il avait l’air presque aussi égaré que Hresh. Il agitait les bras et son organe sensoriel avec des mouvements désordonnés et son débit était si confus et précipité que Koshmar ne parvint à saisir que des bribes de ce qu’il essayait de lui dire.

— Mangeurs de glace… Le cocon… Juste au-dessous… Droit sur nous… C’est la vérité, Koshmar ! C’est la prophétie !…

Hresh ne cessa de gémir et de hurler pendant ce discours tandis que Torlyri continuait de raconter son histoire d’une voix douce.

— Chacun son tour ! s’écria Koshmar. Je ne comprends rien à ce que vous dites !

Elle tourna un regard noir vers le vieux chroniqueur chenu et s’inclina devant lui, comme écrasée par le poids de tout le savoir dont il était le seul dépositaire. Jamais elle ne l’avait vu aussi troublé.

— Des mangeurs de glace, Thaggoran ? C’est bien ce que tu as dit ?

Encore tout tremblant, Thaggoran marmonna quelques mots incompréhensibles qui furent couverts par les cris de terreur du gamin. L’air furieux, Koshmar se retourna vers sa compagne.

— Torlyri, rugit-elle, que fait donc ici ce petit braillard ?

— C’est ce que j’essaie de te raconter ! Je l’ai surpris en train de franchir le sas.

— Quoi ?

— Je voulais juste voir le fleuve ! hurla Hresh. Juste un petit moment !

— Tu connais la loi, Hresh ?

— C’était juste pour un petit moment !

— Quel âge a-t-il, Torlyri ? demanda Koshmar avec un soupir.

— Huit ans, je crois.

— Alors, il connaît la loi. Bon, puisqu’il veut voir le fleuve, il le verra. Remonte avec lui et fais-le sortir.

Bouleversée, Torlyri la regarda sans rien dire et des larmes commencèrent à briller dans ses yeux. Hresh se mit à geindre et à hurler de plus belle. Mais Koshmar l’avait assez vu. Cet enfant était un véritable fléau, et la loi était on ne peut plus claire. Qu’on l’emmène au sas et bon débarras ! D’un geste impatient, elle leur fit signe de s’éloigner et se tourna de nouveau vers Thaggoran.

— Très bien, dit-elle. Et maintenant, qu’est-ce que c’est que cette histoire de mangeurs de glace ?

D’une voix chevrotante, le chroniqueur se lança dans un récit extravagant, saccadé et très difficile à suivre. Il était question de pierres de lumière qu’il cherchait dans la Grande Glacière, quand il avait perçu à proximité la présence de quelque chose de vivant, quelque chose de grande taille qui avançait dans la roche en creusant une sorte de tunnel.

— J’ai cherché à entrer en contact, poursuivit Thaggoran, et j’ai trouvé l’esprit d’un mangeur de glace. Bien sûr, on ne peut pas vraiment dire qu’un mangeur de glace ait un esprit, mais, dans un sens, c’est bien cela, et alors, j’ai ressenti…

— A quelle distance de toi était-il ? demanda Koshmar, le visage sombre.

— Pas loin du tout ! Et il n’était pas seul. Il y en avait une douzaine en tout, et pas loin de moi. Tu sais ce que cela signifie, Koshmar ! Ce doit être la fin de l’hiver ! Les prophètes ont écrit : « Quand les mangeurs de glace commenceront à monter… »

— Je connais les prophètes ! répliqua sèchement Koshmar. Et tu as dit que ces… animaux arriveraient directement sous notre grande salle ? En es-tu bien sûr ?

— Ils vont déboucher en plein milieu, répondit Thaggoran en hochant vigoureusement la tête. Je ne sais pas dans combien de temps… Peut-être dans une semaine, ou dans un mois, ou même dans six mois. Mais ce qui est sûr, c’est qu’ils se dirigent droit sur nous. Et ils sont gigantesques, Koshmar.

Il écarta les deux bras autant qu’il le pouvait.

— Ils font au moins ce diamètre… peut-être plus !

— Que Yissou nous protège ! murmura Torlyri tandis que Hresh poussait de petits cris d’incrédulité.

— Qu’est-ce que vous faites encore là, tous les deux ? rugit Koshmar d’un ton exaspéré. Torlyri, je t’ai demandé de le conduire au sas ! La loi est claire ! Quiconque s’aventure à l’extérieur du cocon sans en avoir le droit ne peut plus y revenir ! Je te le demande une dernière fois, Torlyri : conduis-le au sas.

— Mais il n’est pas vraiment sorti du cocon, dit posément Torlyri. Il a juste fait quelques pas et…

— Ça suffit, Torlyri ! Tu vas obéir maintenant ! Prononce les paroles sacrées et jette-le dehors ! Et toi, viens avec moi, ajouta-t-elle en se retournant derechef vers Thaggoran. Viens me montrer tes mangeurs de glace. Nous les attendrons avec nos hachettes et nous les découperons en rondelles dès qu’ils apparaîtront. Une rondelle et une autre rondelle et…

Elle s’interrompit brusquement en entendant un cri rauque et étranglé, comme une sorte de gargouillement, qui provenait du fond de la salle.

— Aaoouuaah !

Le cri se prolongea pendant de longs instants, puis mourut lentement.

— Yissou et Mueri ! murmura Koshmar au comble de l’étonnement. Qu’est-ce que c’est que cela ?

C’était un son tel qu’elle n’en avait jamais entendu. Était-ce un de ces vers de glace qui s’agitait et éructait juste avant de fracasser le sol de la grande salle ? Déroutée, elle fouilla la pénombre du regard. Mais tout était calme, tout semblait parfaitement normal. Le tabernacle était à sa place, de même que le coffret renfermant le livre des chroniques, la Pierre des Miracles dans sa niche, entourée de toutes les antiques pierres de lumière et le berceau dans lequel Ryyig, le Faiseur de Rêves, dormait de son sommeil étemel…

— Aaoouuaah !

— C’est Ryyig ! s’écria Torlyri. Il se réveille !

— Par les Déités ! lança Koshmar. C’est bien lui ! Il se réveille !

Elle sentit une terreur sacrée l’envahir et ses genoux se dérobèrent sous elle. Prise d’un brusque vertige, elle dut s’appuyer à la paroi. Elle posa la main sur la pierre noire et commença de réciter la liste des noms à voix basse : Thekmur, Nialli, Sismoil, Thekmur, Nialli, Sismoil… Le Faiseur de Rêves s’était dressé sur son séant — cela lui était-il jamais arrivé ? Il avait les yeux ouverts — dans la mémoire du Peuple nul n’avait jamais vu les yeux du Faiseur de Rêves — et il criait, lui que personne n’avait jamais entendu émettre de bruit plus fort qu’un ronflement. Il battait l’air de ses mains et remuait les lèvres. Il semblait vouloir parler.

— Aaoouuaah ! cria pour la troisième fois le Faiseur de Rêves.

Puis il referma les yeux et se replongea dans son rêve sans fin.

Dans la salle de culture chaude et humide, haute de plafond et bien éclairée, les femmes arrachaient les fleurs superflues des verfeuilles et émondaient les vrilles des vignes-velours. C’était une tâche répétitive, mais tranquille et agréable.

Minbain se redressa brusquement et regarda autour d’elle, l’air inquiet, en penchant la tête sur le côté.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Galihine.

— Tu n’as rien entendu ?

— Non, rien du tout.

— Un bruit très curieux, insista Minbain dont le regard passa de Boldirinthe à Sinistine et à Cheysz avant de revenir se fixer sur Galihine. On aurait dit une sorte de grognement.

— Le ronflement d’Harruel, avança Sinistine.

— Koshmar et Torlyri qui se donnent du bon temps, dit Boldirinthe.

Au milieu de l’éclat de rire général, Minbain pinça les lèvres. Elle était plus âgée que les autres et elle se sentait souvent différente. Dans le passé elle avait été une génitrice et n’était devenue ouvrière qu’après îa mort de Samnibolon, son compagnon. Ce n’était pas un cheminement très courant et elle soupçonnait les autres de la trouver bizarre. Peut-être croyaient-elles que la mère d’un enfant aussi singulier que Hresh devait être, elle aussi, un peu étrange. Mais que savaient-elles de ces choses ? Aucune des femmes présentes dans la salle n’avait jamais connu l’homme, ni porté un enfant et elles n’avaient aucune idée de ce que cela pouvait être d’en élever un.

— Écoutez ! reprit Minbain. Cela recommence ! Vous n’avez pas entendu ?

— Je suis sûre que c’est Harruel, dit Sinistine. Il rêve qu’il s’accouple avec toi, Minbain !

— Voilà un joli couple ! ricana Boldirinthe. Minbain et Harruel ! Comme je t’envie, Minbain ! Imagine-le en train de se jeter sur toi et de te renverser…

— Tais-toi ! hurla Minbain.

Elle saisit son panier de fleurs de verfeuilles et le lança vers Boldirinthe qui réussit à le faire dévier au dernier moment en levant le coude. Le panier rebondit, s’éleva et se retourna, libérant une masse de fleurs jaunes et gluantes qui tombèrent sur Sinistine et Cheysz. Toutes les femmes écarquillèrent les yeux. Un tel accès de colère était véritablement très rare.

— Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Cheysz, une petite femme très douce qui semblait totalement ébahie par l’attitude de Minbain. Regarde, ajouta-t-elle, au bord des larmes, j’en ai partout sur moi.

De fait, les fleurs d’un jaune-vert pâle, gorgées de nectar luisant s’accrochaient en grappes à sa fourrure, lui donnant un curieux aspect moucheté. Sinistine, elle aussi, en était couverte et, quand elle essaya d’enlever une fleur, la fourrure commença de s’arracher en même temps, ce qui lui fit pousser un hurlement de douleur. Des éclairs de colère froide passaient dans ses yeux d’un bleu délavé. Saisissant une grosse vrille noire de vigne-velours qui se trouvait à ses pieds, elle avança vers Minbain en la brandissant comme un fouet.

— Arrêtez ! s’écria Galihine. Êtes-vous devenues folles ?

— Écoutez ! dit Minbain. Je viens encore d’entendre ce bruit.

Tout le monde fit silence.

— Cette fois, dit Cheysz, je l’ai entendu.

— Moi aussi, dit Sinistine, les yeux remplis d’étonnement en jetant la vrille de vigne-velours. Une sorte de grognement. Comme tu l’as dit, Minbain.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? demanda Boldirinthe.

— C’est peut-être un dieu qui passe devant le sas, suggéra Minbain. Peut-être Emakkis à la recherche d’une brebis égarée, ou bien Dawinno qui se mouche. Étrange, poursuivit-elle après un haussement d’épaules. Vraiment très étrange. Il faudra en parler à Thaggoran.

Puis elle se tourna vers Cheysz avec un sourire d’excuse.

— Laisse-moi t’aider à enlever tout cela de ta fourrure, dit-elle.

Ryyig n’était sorti de son sommeil que pendant quelques instants. Tout s’était passé si rapidement que même ceux qui avaient assisté à la scène ne pouvaient totalement en croire leurs yeux et leurs oreilles. Et maintenant, les yeux clos, la poitrine se soulevant et s’abaissant si lentement qu’on eût pu le croire taillé dans la pierre, le Faiseur de Rêves s’était de nouveau retiré dans son mystérieux sommeil. Mais ses cris, survenant après la découverte de l’ascension des mangeurs de glace, étaient des présages hautement significatifs.

Pour Koshmar, il s’agissait de signes indiquant que le nouveau printemps du monde était tout proche. Le moment n’était peut-être pas encore arrivé, mais ce n’était qu’une question de temps.

Avant même cette journée où s’étaient passés des événements si étranges, Koshmar avait perçu des changements dans le rythme de la vie de la tribu. Il y avait eu des frémissements à l’intérieur du cocon, une certaine effervescence dans les esprits, le sentiment qu’une ère nouvelle était sur le point de s’ouvrir. Les structures ancestrales qui s’étaient perpétuées pendant des millénaires étaient en train de se fissurer.

C’est d’abord la durée du sommeil qui avait changé, comme Minbain l’avait mentionné un jour.

— J’ai l’impression de ne plus dormir, avait-elle dit.

— Moi non plus, avait ajouté son amie Galihine en hochant la tête, et pourtant je ne suis pas fatiguée. Je ne comprends pas pourquoi.

De toute éternité, les habitants du cocon avaient passé plus de temps à dormir qu’à veiller, serrés les uns contre les autres par deux ou par trois, leurs fourrures étroitement mêlées, perdus dans des rêves nébuleux. Ce n’était plus vrai maintenant. Tout le monde semblait étrangement vif, actif, agité et un peu perturbé, semblait-il, par la nécessité d’occuper ces heures supplémentaires de veille.

Ce changement était surtout manifeste chez les jeunes.

« Les sales gamins ! ronchonnait Konya, le guerrier bourru. S’ils continuent à être aussi insupportables, nous allons leur faire faire les exercices ! »

Koshmar trouvait que leur turbulence mettait en péril la tranquillité du cocon et elle pensait en particulier à l’étrange garçon qu’était Hresh et à la jolie Taniane aux grands yeux tristes, mais aussi à Orbain à la large poitrine et à ce petit balourd de Haniman. Tout le monde savait que les enfants étaient pleins de vie, mais nul n’en avait jamais vu animés d’une vitalité aussi farouche. Ils dansaient en rond pendant des heures d’affilée, ils chantaient sans se lasser d’interminables rengaines sans queue ni tête, ils escaladaient les parois fragiles du cocon et se suspendaient au plafond. La semaine précédente, tandis que Koshmar était en train de célébrer le rite de la fête de Lord Fanigole, il avait fallu leur imposer le silence et ils avaient été longs à obéir. Et maintenant on venait de surprendre Hresh en train d’essayer de quitter le cocon… Encore un effet du vent de folie qui soufflait sur eux.

L’épidémie avait ensuite touché les géniteurs : Nittin et Nettin, Jalmud et Valmud, Preyne et Threyne. Les différents couples avaient à l’évidence accompli leur tâche saisonnière et le ventre des femmes s’était déjà bien arrondi, mais ils passaient les journées entières à s’accoupler avec zèle, comme s’ils craignaient qu’on leur reproche d’avoir failli à leur devoir.

Puis ce fut le tour des membres les plus anciens de la tribu d’être atteints par cette nervosité. Thaggoran commença à arpenter tous les tunnels à la recherche de pierres de lumière et Harruel, le grand rouquin barbu, à grimper au mur comme un galopin tandis que Konya faisait jouer ses muscles et tournait en rond comme un fauve en cage. Koshmar elle-même se sentait différente. Elle éprouvait une sorte de démangeaison, très profonde, sous sa fourrure et même sous sa peau. Et maintenant les mangeurs de glace montaient vers la surface. Des bouleversements s’annonçaient. Quelle autre explication donner au réveil de Ryyig, le Faiseur de Rêves, et à ses cris ?

— Koshmar ? demanda enfin Thaggoran après un très long silence.

— Laisse-moi tranquille, dit-elle en secouant la tête.

— Tu as dit que tu voulais aller voir les mangeurs de glace, Koshmar ?

— Pas maintenant. S’il est en train de se réveiller, il faut que je reste à ses côtés.

— Tu crois que c’est possible ? demanda Torlyri. Tu crois qu’il est en train de se réveiller ?

— Comment veux-tu que je le sache, Torlyri ? Tu as entendu la même chose que moi !

Koshmar constata que Hresh était encore là. Mais le garçon ne criait plus. Il était figé sur place par la peur. Koshmar le foudroya du regard, puis ses yeux rencontrèrent ceux de Torlyri et elle y lut une supplication muette.

Torlyri lui fit le signe de Mueri. La bienveillante Mueri, la Mère, la Consolatrice. Mueri, la déesse à laquelle Torlyri était tout particulièrement vouée.

— Très bien, soupira Koshmar en acquiesçant d’un signe de la tête, je lui pardonne. Nous ne pouvons chasser quelqu’un le jour où le Faiseur de Rêves se réveille. Mais fais-le sortir d’ici tout de suite ! Et surtout qu’il n’oublie pas qu’à la prochaine incartade, je le… je… Oh ! fais-le sortir, Torlyri ! Et vite !

Dans la salle des guerriers, Staip interrompit son exercice et releva la tête avec inquiétude.

— Vous n’avez rien entendu ?

— J’ai entendu quelqu’un tirer au flanc, grommela Harruel.

Staip ne releva pas l’insulte. Harruel était fort et dangereux ; il n’était pas question de le provoquer à la légère.

— On aurait dit un cri, poursuivit-il. Comme un hurlement de douleur.

— Reprends ton exercice, dit Harruel. Tu discuteras plus tard.

— Et toi ? demanda Staip en se tournant vers Konya. Tu as entendu ?

— J’étais pris par ma tâche, répondit posément Konya. Je ne travaillais pas avec distraction.

— Moi non plus, rétorqua vivement Staip. Mais j’ai entendu un cri affreux. Deux cris. Peut-être trois, il doit se passer quelque chose là-bas. Qu’en pensez-vous ? Konya ? Harruel ?

— Je n’ai rien entendu, dit Harruel.

Il s’exerçait à l’énorme Roue de Dawinno qu’il faisait tourner tout en parlant. Konya, de son côté, se tenait devant les fuseaux du Métier d’Emakkis tandis que Staip travaillait sur l’Échelle de Yissou. Les trois hommes sévères et vigoureux étaient les guerriers chevronnés de la tribu et c’est ainsi qu’ils brûlaient leur énergie, jour après jour, dans l’isolement interminable du cocon douillet.

Staip regarda sombrement ses compagnons. Leurs regards moqueurs le mirent hors de lui. Il s’exerçait avec le même sérieux qu’eux et ce n’était pas sa faute si les autres n’avaient pas entendu les trois cris affreux. Ils n’avaient pas le droit de se moquer de lui. Il sentit la colère monter en lui et les battements de son cœur s’accélérer. Ils étaient si fiers de s’exercer avec autant d’assiduité ! Mais ce n’était pas une raison pour le traiter de tire-au-flanc et pour l’accuser de relâcher son attention…

Était-ce son imagination ou bien ces deux-là lui lançaient-ils des piques depuis déjà plusieurs semaines ? Jusqu’à présent, il avait tout laissé passer, mais, en y réfléchissant, il avait vraiment l’impression qu’ils ne cessaient de lui reprocher d’être indolent, d’être bête, d’être lent…

La vie était difficile depuis quelque temps. Tout le monde semblait plus vif, plus alerte, mais aussi plus irritable et tendu. Staip dormait assez mal et, de toute évidence, il n’était pas le seul. Les prises de bec étaient plus nombreuses, de même que les mouvements d’humeur.

Mais de là à l’insulter… Ils n’avaient pas le droit !

S’abandonnant à sa colère, Staip s’avança vers eux, résolu à les provoquer. Il se dirigea vers Konya et s’était déjà mis en position de combat quand il changea d’avis et pivota sur lui-même. Il savait que Konya et lui-même étaient de force égale et se battre avec lui ne lui apporterait rien. C’est Harruel qu’il allait affronter. L’arrogant Harruel à la silhouette imposante, le plus fort de toute la tribu. Oui, c’est cela qu’il fallait faire ! Il allait étendre Harruel et les autres comprendraient qu’il ne fallait pas traiter Staip par-dessous la jambe !

— Approche ! dit-il en dardant un regard noir sur Harruel tout en prenant la posture dite du Double Assaut. Viens te battre avec moi, Harruel !

— Qu’est-ce qui te prend, Staip ? demanda calmement Harruel sans manifester le moindre étonnement.

— Tu le sais très bien. Allez, viens ! Viens te battre !

— Nous avons nos exercices à faire. Il me reste l’Échelle et le Métier, et puis encore une heure de sauts et de flexions…

— Tu as peur de moi ?

— Tu as perdu la raison, Staip.

— Tu m’as insulté. Viens te battre ! Les exercices peuvent attendre !

— Il est de notre devoir sacré d’effectuer les exercices, Staip. Nous sommes les guerriers de la tribu.

— Les guerriers ! Pour quelle guerre te prépares-tu, Harruel ? Puisque tu te considères comme un guerrier, viens te battre avec moi ! Viens te battre ou, par Dawinno, je t’étends sur le carreau, que tu sois en position ou non !

— Les exercices d’abord, soupira Harruel. Nous nous battrons après.

— Par Dawinno… lança Staip d’une voix rauque.

Il entendit du bruit derrière lui. Lakkamai entrait dans la salle des guerriers. C’était un homme noueux, à la fourrure sombre, à l’air austère et distant, qui n’avait pas la parole facile. Lakkamai passa devant eux en silence pour aller prendre sa place devant les Cinq Déités, un appareil d’un maniement particulièrement ardu, le plus difficile de tous leurs exercices. Puis, comme s’il prenait enfin conscience de la tension régnant dans la salle, il leva la tête.

— Que faites-vous donc, tous les deux ? demanda-t-il.

— Il prétend avoir entendu un son étrange, répondit Harruel. Comme un cri de douleur, répété à deux ou trois reprises.

— Et c’est pour cela que vous voulez vous battre ?

— Il m’a traité de tire-au-flanc, dit Staip. Et il y avait déjà eu d’autres insultes.

— Très bien, Staip, dit Harruel. Si tu as besoin d’une volée, je vais t’en flanquer une, et une bonne ! Allez, qu’on en finisse !

— Imbéciles, murmura Lakkamai en saisissant les poignées des Cinq Déités.

Staip fit un autre pas dans la direction d’Harruel. Puis il s’arrêta brusquement en se demandant ce qu’il faisait. La froideur méprisante de Lakkamai avait chassé toute la fureur de son esprit enflammé, comme une baudruche qui se fût dégonflée. Harruel, lui aussi, semblait indécis et ils échangèrent un regard hésitant. Au bout de quelques instants, Harruel se retourna comme s’il ne s’était rien passé et reprit son exercice. Staip le regarda avec étonnement en se demandant s’il devait continuer de le provoquer. Mais son envie était retombée et il retourna piteusement à son exercice. A l’autre bout de la salle, il entendait Konya s’exercer sur le Métier.

Les quatre hommes demeurèrent longtemps devant leurs appareils sans qu’un seul d’entre eux ouvre la bouche. Staip sentait encore une colère sourde bouillonner dans son crâne. Il ne savait pas si l’affrontement avec Harruel pouvait être considéré comme une victoire ou comme une défaite, mais il n’éprouvait aucun sentiment de triomphe. Pour se soulager, il travaillait avec trois fois plus d’ardeur qu’à l’accoutumée. Il avait passé toute son existence devant ces appareils, façonnant son corps, développant ses muscles jour après jour, car, aussi paisible que fût la vie dans le cocon, le devoir du guerrier était d’être fort. Les légendes affirmaient qu’un jour le Peuple quitterait le cocon pour affronter le monde de l’extérieur et, quand ce jour viendrait, la tribu aurait besoin de la force de ses guerriers.

— Les cris que Staip a entendus étaient ceux du Faiseur de Rêves, dit Lakkamai au bout d’un très long silence et sans qu’on lui eût rien demandé. Le Faiseur de Rêves se réveille. C’est ce que l’on m’a dit.

— Quoi ? s’écria Konya.

— Tu vois ! dit Staip. Tu vois bien !

Harruel se laissa tomber de l’Échelle de Yissou et, l’air incrédule, demanda des détails. Mais Lakkamai se contenta de hausser les épaules et poursuivit son exercice en silence.

Koshmar demeura toute la journée devant le berceau du Faiseur de Rêves, regardant ses yeux remuer sous les paupières d’un rose pâle. Elle se demandait depuis combien de temps il dormait ainsi. Cent ans ? Mille ans ? D’après la tradition de la tribu, il avait fermé les yeux le jour où le Long Hiver s’était abattu sur la planète et il ne devait les ouvrir que lorsque l’hiver prendrait fin. Les prophéties annonçaient que cet hiver durerait sept cent mille ans.

Sept cent mille ans ! Le Faiseur de Rêves avait-il donc dormi pendant tout ce temps ?

C’est ce qui était prédit. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ?

Et pendant toute cette éternité de sommeil, son esprit avait parcouru les cieux à la recherche des étoiles de mort et de leur flambloyante traînée de feu, suivant d’un bout à l’autre leur interminable trajectoire. On disait qu’il dormirait jusqu’à ce que le dernier de ces astres terrifiants soit tombé du ciel et que la terre se soit assez réchauffée pour permettre à la race humaine de sortir des cocons. Le Faiseur de Rêves venait donc d’ouvrir les yeux, fugitivement, certes, mais il les avait ouverts et il avait commencé à parler, ou tout au moins à essayer d’articuler. Qu’aurait-il pu faire d’autre qu’annoncer la fin de l’hiver ? Ces sons étranglés pouvaient-ils être autre chose que le signe de la venue des temps nouveaux ? Torlyri, Thaggoran, Hresh et elle-même les avaient entendus. Mais fallait-il se fier à ces sons ridicules ? Était-ce vraiment la fin de l’hiver ? Oui, s’il fallait en croire les présages. Car il y avait d’autres signes : la montée des mangeurs de glace vers la surface et l’étrange nervosité dont souffrait toute la tribu. Koshmar pria pour que ce soit vrai. Yissou ! Faites que cela arrive maintenant ! Faites que je sois celle qui guidera son peuple vers la lumière du soleil !

Koshmar se retourna avec un regard inquiet, car il était absolument interdit de déranger Ryyig le Faiseur de Rêves. Mais bien des choses qui étaient interdites semblaient maintenant permises. S’étant assurée qu’elle était seule, elle posa doucement la main sur l’épaule nue du Faiseur de Rêves. Comme le contact de cette peau était étrange ! On eût dit un vieux morceau de cuir assoupli par l’usage, extrêmement doux, délicat, fragile. Son corps ne ressemblait pas au leur. Cette étrange créature nue et toute rose, aux longs bras maigres et aux jambes si frêles qu’elles ne pouvaient le porter nulle part, n’avait pas de fourrure. Mais elle était également dépourvue d’organe sensoriel.

— Ryyig ? Murmure Koshmar. Ryyig ? Ouvre encore les yeux ! Dis-moi ce que tu dois me dire !

Il sembla tressaillir dans son berceau, comme pour lui faire comprendre qu’il n’aimait pas qu’on trouble son sommeil. Son front nu se plissa et de ses lèvres minces sortit un sifflement à peine perceptible. Mais ses yeux demeurèrent fermés.

— Dis-moi, Ryyig, la chute des étoiles de mort est-elle terminée ? Le soleil brillera-t-il de nouveau ? Pouvons-nous sortir en toute sécurité ?

Koshmar crut percevoir un léger battement de ses paupières. Hardiment, elle lui secoua l’épaule, d’abord avec douceur, puis plus vigoureusement, comme si elle voulait le réveiller de force. Elle enfonça profondément les doigts dans la chair molle et sentit les os fragiles. Elle se demanda si Thekmur aurait pris un tel risque. Et Nialli ? Peut-être pas, mais tant pis. Koshmar secoua encore une fois le Faiseur de Rêves qui émit un couinement et détourna la tête.

— Tu as déjà essayé de le dire, murmura Koshmar d’un ton pressant. Dis-le ! L’hiver est fini. Dis-le ! Dis-le !

Les fines et pâles paupières se relevèrent brusquement et Koshmar découvrit de grands yeux troublants d’un violet soutenu, nimbés de rêves et de mystères à jamais inaccessibles. L’impact de ce regard fut si violent que Koshmar fit un ou deux pas en arrière. Mais elle se ressaisit rapidement.

— Venez ! cria-t-elle. Venez tous ! Il se réveille ! Venez voir !

La silhouette fluette de Ryyig sembla faire des efforts pour se remettre sur son séant dans le berceau. Koshmar passa le bras derrière son dos pour l’aider à s’asseoir. Sa tête ballottait, comme si elle était trop lourde pour son cou. Il émit un nouveau gargouillement et Koshmar se pencha sur lui, collant l’oreille à sa bouche. Les membres de la tribu arrivaient des deux côtés de la salle et se rassemblaient autour d’elle. Elle vit Minbain, la petite Cheysz et Salaman, le jeune guerrier. Harruel fit une entrée majestueuse et, écartant les autres, s’immobilisa devant le Faiseur de Rêves qu’il considéra d’un regard terrible.

Et Ryyig parla.

— L’hi… l’hiver…

Sa voix était faible, mais les mots parfaitement audibles.

— L’hi… l’hiver…

— L’hiver est fini, souffla Koshmar. Allez ! Dis-le ! Dis : Pourquoi attendez-vous ? L’hiver est fini !

— L’hi… l’hiver… articula une troisième fois le Faiseur de Rêves.

Ses lèvres minces remuaient convulsivement. Des muscles tressaillaient sur la mâchoire creuse. Koshmar sentit le corps de Ryyig s’affaisser sur son bras. Ses épaules se soulevèrent une dernière fois et son regard se perdit dans le vague.

— Il est mort ? demanda Harruel. Oui, on dirait qu’il est mort. Le Faiseur de Rêves est mort !

— Il s’est seulement rendormi, dit Torlyri.

Koshmar secoua lentement la tête. Harruel avait raison. La vie s’était retirée du corps du Faiseur de Rêves. Elle approcha son visage du sien ; elle toucha sa joue, son bras, sa main. Il était bien mort. Froid, flasque, mort. C’était assurément le signe qu’une ère s’achevait et qu’une nouvelle commençait. Koshmar allongea la silhouette chétive dans le berceau et se tourna vers les siens avec un regard triomphant. Sa poitrine palpitait d’exultation. Le moment était venu. Et il était venu tandis que la tribu était sous sa conduite. Ses prières étaient exaucées.

— Vous l’avez entendu ! déclara-t-elle. Il a dit : Pourquoi attendez-vous ? Il a dit : L’hiver est fini ! Nous allons quitter notre cocon, nous allons abandonner cette montagne. Nous la laisserons à ces maudits mangeurs de glace, s’ils la veulent. Commençons à rassembler nos possessions. Nous devons nous préparer à ce voyage ! C’est aujourd’hui que nous sortons !

— Le seul mot que je l’ai entendu prononcer, c’est « l’hiver », objecta Torlyri de sa voix douce. Je ne l’ai rien entendu dire d’autre.

Koshmar se tourna vers elle, l’air ébahie. Il ne faisait maintenant plus aucun doute que de grands bouleversements étaient en cours, car c’était la deuxième fois de la journée que la douce Torlyri qu’elle aimait tendrement s’opposait à la volonté de sa compagne.

— Tu as mal entendu, dit-elle en contenant son irritation. La voix du Faiseur de Rêves était très faible, mais ses paroles ne laissent subsister aucun doute. Qu’en penses-tu, Thaggoran ? Le Jour du Départ n’est-il pas venu ? Et vous autres, qu’en pensez-vous ?

Elle parcourut la salle d’un regard sévère et tout le monde détourna les yeux.

— Je vois que vous êtes d’accord, poursuivit Koshmar. L’hiver est fini. Les étoiles de mort ne tomberont plus. C’est l’heure de partir. Notre longue réclusion s’achève et, par la grâce de Yissou et de Dawinno, les humains vont reprendre possession de leur planète !

Elle agita son vigoureux organe sensoriel d’un côté et de l’autre en larges mouvements autoritaires, défiant quiconque de s’élever contre elle. Et nul ne dit mot. Koshmar vit que le petit Hresh la regardait fixement, les yeux brillants d’excitation. Tout le monde était d’accord. Le Jour du Départ était arrivé. Elle allait devoir consulter Thaggoran sur la procédure à suivre, ce qui serait certainement long et compliqué. Mais les préparatifs du départ, les rites et l’ensemble des cérémonies commenceraient aussitôt que possible. Puis la tribu du cocon de Koshmar se mettrait en route pour prendre possession de la planète.

Thaggoran sortit de leur niche les cinq plus anciennes pierres de lumière, celles qui étaient appelées Vingir, Nilmir, Dralmir, Hrongnir et Thungvir, et il les plaça sur le pentacle de l’autel. C’étaient les pierres les plus sacrées, celles dont le pouvoir était le plus grand. Il posa successivement la main sur chacune des pierres afin d’établir entre elles le lien qui permettait la divination. Leur surface noire et brillante comme un miroir rutilait sous les grappes de phosphobaies qui éclairaient la salle. Elles luisaient d’un éclat dur et froid, comme si la douce lumière des phosphobaies allumait en elles un feu intense.

Malgré le rêve qu’il avait fait par trois fois et qui lui annonçait qu’il était destiné à trouver une pierre de lumière, Thaggoran s’était résigné à ne pouvoir en ajouter une à la collection de la tribu. Ce n’était pas une nouvelle pierre de lumière qu’il avait découverte dans le dédale de tunnels souterrains, mais des mangeurs de glace et le temps lui faisait maintenant défaut pour poursuivre ses recherches. Mais les prédictions contenues dans les rêves n’étaient pas toujours d’une grande exactitude. Elles lui avaient annoncé qu’il ferait une grande découverte et c’est ce qui s’était passé.

Il toucha Vingir, Dralmir et Thungvir et sentit le pouvoir des pierres noires et luisantes. Il toucha Nilmir. Il toucha Hrongnir. Il commença de prononcer la formule incantatoire.Dites-moi, dites-moi, dites-moi, dites-moi…

— Dis-moi, murmura une voix derrière lui.

Thaggoran sursauta, surpris d’entendre éclater juste derrière lui les mots dont son esprit était rempli. Il se retourna et vit Hresh à l’entrée de la salle. Le gamin se tenait en équilibre sur une seule jambe, les yeux écarquillés, l’air apeuré, manifestement prêt à prendre la fuite au plus petit froncement de sourcils.

— Dis-moi, Thaggoran, je t’en prie !

— Ce n’est pas le moment de poser des questions, mon garçon !

— Que fais-tu avec les pierres de lumière, Thaggoran ?

— Tu n’as pas compris ce que je viens de dire ?

— J’ai compris, dit Hresh.

Ses lèvres se mirent à trembler et des larmes mouillèrent ses grands yeux. Il fit un pas en arrière.

— Tu es fâché contre moi ? Je ne savais pas que tu étais en train de faire quelque chose d’important.

— Tu n’as donc pas compris que nous nous préparons à quitter le cocon ?

— Si, si.

— Il faut que je demande conseil aux dieux. J’ai besoin de savoir si notre entreprise va réussir.

— Les pierres de lumière te le diront ?

— Si je pose les questions comme il convient de le faire, elles me le diront.

— Je peux te regarder ?

— Tu es fou, mon garçon ! s’écria Thaggoran en riant.

— Tu le crois vraiment ?

— Approche, dit le chroniqueur avec un signe du doigt.

Hresh pénétra à petits pas dans la salle sacrée et Thaggoran le prit par la taille.

— Quand j’avais ton âge, dit-il, s’il t’est possible de m’imaginer aussi jeune que tu l’es maintenant, le chroniqueur s’appelait Thrask. Si jamais je m’étais aventuré dans cette salle pendant que Thrask interrogeait les pierres de lumière, il aurait aussitôt fait clouer ma peau au mur. Tu as de la chance que je ne sois pas aussi dur que lui.

— Etais-tu comme moi quand tu avais mon âge ? demanda Hresh.

— Jamais personne n’a été comme toi, répondit Thaggoran.

— Comment cela ?

— Nous sommes des gens paisibles, mon garçon. Nous vivons comme on nous dit de vivre. Nous obéissons aux lois du Peuple. Mais toi, tu n’obéis à rien ni à personne. Tu poses des questions et, quand on te demande de rester tranquille, tu veux savoir pourquoi. Moi aussi, quand j’étais petit, il y avait beaucoup de choses que je voulais savoir et à la longue j’ai tout appris. Mais jamais on ne m’a surpris en train de fourrer mon nez là où je n’avais rien à faire. J’ai attendu que vienne l’heure d’apprendre tout ce que j’avais à apprendre. Cela ne veut pas dire que je n’éprouvais aucune curiosité, mais ma curiosité n’était pas comme la tienne, qui est maladive. N’oublie pas qu’elle a déjà failli te coûter la vie.

— Crois-tu que Koshmar m’aurait vraiment fait sortir du cocon, Thaggoran ?

— Oui, je le crois.

— Et je serais mort ?

— Très probablement.

— Mais maintenant que nous allons tous sortir, allons-nous aussi tous mourir ?

— Un garçon de ton âge n’aurait pu survivre une demi-journée tout seul. Mais toute la tribu… Oui, je suis sûr que tout ira bien. Nous avons Koshmar pour nous guider, Totlyri pour nous réconforter et Harruel pour nous défendre.

— Et toi pour nous indiquer la volonté des dieux.

— Oui, dit Thaggoran. Pendant quelque temps encore.

— Je ne comprends pas.

— Crois-tu donc que je sois immortel, mon garçon ?

— Mais vous êtes déjà si vieux ! souffla Hresh.

— Précisément. Ma fin approche, tu comprends ?

— Non ! s’écria Hresh d’une voix tremblante. Ce n’est pas possible ! Nous avons besoin de toi, Thaggoran. Nous avons besoin de toi ! Il faut que tu vives ! Si tu meurs…

— Tout le monde meurt, Hresh.

— Koshmar mourra aussi ? Ma mère mourra ? Et moi, je mourrai ?

— Tout le monde meurt.

— Je ne veux pas que Koshmar meure. Je ne veux pas que tu meures ni que Minbain meure. Personne ! Et surtout pas moi…

— Tu as déjà entendu parler de la limite d’âge, n’est-ce pas ?

Hresh hocha la tête avec gravité.

— Quand on atteint trente-cinq ans, il faut quitter le cocon. J’ai vu les ossements quand j’ai franchi le sas. Il y en avait partout. Ils étaient tous morts, tous ceux qui étaient sortis. Mais c’était pendant le Long Hiver. Maintenant le Long Hiver est terminé.

— Peut-être. Peut-être.

— Tu n’en es pas sûr, Thaggoran ?

— J’espérais que les pierres de lumière me le diraient.

— Alors, je t’ai interrompu. Bon, je vais repartir.

— Reste encore un peu, dit Thaggoran en souriant. J’ai encore le temps d’interroger les pierres de lumière.

— Y aura-t-il encore une limite d’âge quand nous aurons quitté le cocon ?

Le chroniqueur fut surpris par la pertinence de la question.

— Je ne sais pas, répondit-il après quelques instants de réflexion. Peut-être pas. Cette coutume deviendra inutile, non ? Nous ne serons plus entassés dans un lieu trop exigu.

— Alors, nous n’aurons plus à mourir ! Jamais !

— Tout le monde meurt, Hresh.

— Mais pourquoi ?

— C’est le corps qui s’use. La vigueur qui s’en va. Tu vois comme ma fourrure est devenue blanche. Quand la couleur disparaît, cela signifie que la vie se retire. Dans mon corps aussi il y a des changements. C’est une chose naturelle, Hresh. Tous les êtres vivants doivent y passer. Dawinno a conçu la mort pour nous afin que nous puissions trouver la paix quand notre tâche est terminée. Nous n’avons pas à la redouter.

Hresh garda le silence pendant quelque temps, essayant d’assimiler tout cela.

— Je ne veux quand même pas mourir, dit-il enfin.

— A ton âge, cette idée est inconcevable, dit Thaggoran, mais plus tard tu comprendras. N’essaie pas maintenant.

Il y eut un nouveau silence et Thaggoran vit le regard du garçon rivé sur le coffret contenant les chroniques. Bien que ce fût formellement interdit, il avait déjà laissé Hresh regarder à plusieurs reprises à l’intérieur et même y plonger la main. Le gamin était si assoiffé de connaissances et savait se montrer tellement persuasif ; il ne semblait pas y avoir de mal à lui laisser voir les ouvrages antiques. Thaggoran avait souvent regretté que Hresh ne fût pas né plus tôt ou que lui-même n’eût pas pris ses fonctions un peu plus tard, car le gamin était à l’évidence un chroniqueur-né, comme on en trouve au mieux un par génération. Mais ce n’était encore qu’un enfant et il faudrait attendre de longues années avant qu’il puisse prendre sa succession. Quand Hresh atteindrait l’âge adulte, il ne serait plus là depuis longtemps. Et pourtant…

— Tu devrais faire ce que tu as à faire avec les pierres de lumière, dit Hresh.

— Oui, je sais.

— Je peux rester pour te regarder.

— Non, répondit Thaggoran. Un autre jour.

Avec un sourire, il prit le bras frêle de l’enfant et le poussa tout doucement hors de la salle. Puis il tourna de nouveau son attention vers les pierres. Il posa la main sur Vingir et sur Dralmir.

Mais quelque chose clochait ; il percevait une discordance. Le chatoiement qui précède la divination ne se manifestait pas. Il se retourna et découvrit la tête de Hresh à l’entrée de la salle. Thaggoran étouffa un petit rire.

— Dehors, Hresh ! ordonna-t-il en luttant pour conserver son sérieux. Dehors !

A la lueur tremblotante d’une lampe fuligineuse remplie de graisse animale, Salaman discernait dans les ténèbres les embranchements et les sinuosités des tunnels. Il sentait la peur en lui comme un serpent de roche remontant le long de sa colonne vertébrale. Il avait dix ans, presque onze, et, s’il n’avait pas atteint l’âge d’homme, il n’en était plus très loin. Jamais encore il n’était descendu dans ces tunnels dont il n’avait jamais véritablement cru à la réalité.

— Tu as peur ? demanda Thhrouk qui marchait derrière lui.

— Non, répondit Salaman. Pourquoi aurais-je peur ?

— Moi, j’ai peur, souffla Thhrouk.

Salaman se retourna. Il ne s’attendait pas à une telle franchise. Un guerrier n’était pas censé reconnaître qu’il avait peur. Thhrouk, tout comme Salaman, faisait partie de la classe des guerriers, mais il avait au moins un an de plus et était presque en âge d’être couplé. A la clarté diffuse de la lampe, Salaman vit le visage de Thhrouk crispé par l’anxiété et ses yeux irrités par la fumée, au regard fixe, brillaient comme deux pierres de lumière. Les muscles de ses mâchoires se contractaient et ceux de sa gorge, crispés, saillants, témoignaient de sa nervosité.

— Pourquoi s’inquiéter ? demanda Salaman avec intrépidité. Anijang nous sortira d’ici !

— Anijang ! répéta Thrrouk. Ce vieillard stupide et distrait !

— Il n’est pas si distrait que cela, répliqua Salaman. Je l’ai vu tenir son calendrier. Il compte le temps qui passe, les années et tout. Il est plus intelligent que tu ne le penses.

— Et il est déjà venu ici, dit la voix de Sachkor qui se trouvait derrière eux. Il connaît le chemin.

— Espérons-le, dit Thhrouk. Je n’aimerais pas passer le reste de ma vie dans ces tunnels, à chercher la sortie.

De l’avant leur parvint le bruit sec d’une pierre qui tombait, suivi d’un autre bruit, plus fort et étouffé, comme si le toit du tunnel commençait à s’effondrer. Thhrouk se pencha en avant et enfonça les doigts dans l’épaule de Salaman. Puis ils reconnurent la voix d’Anijang qui beuglait l’Hymne de Balilirion. Tout allait bien.

— Vous êtes toujours là, les enfants ? demanda Anijang. Rapprochez-vous de moi maintenant.

Salaman pressa le pas et se courba pour éviter une saillie de la roche. Les deux autres le suivirent. De petits animaux aux yeux rouges en boutons de bottines trottinaient entre leurs jambes. Un filet d’eau courait à travers le passage. Ils étaient en mission : dans les vieilles grottes aux relents de moisi se trouvaient des objets sacrés qu’il fallait récupérer avant que le Peuple quitte le cocon. Ce n’était pas une tâche agréable, mais Sachkor, Salaman et Thhrouk étaient les plus jeunes des guerriers et ce genre de mission faisait partie de leur formation. C’était vraiment une sale corvée qu’Harruel lui-même eût répugné à accomplir. Mais Harruel s’en était dispensé.

Anijang les attendait juste après un coude du tunnel. Quelques pierres étaient bien tombées — elles formaient un petit tas qui lui arrivait à la cheville — et Anijang regardait le trou qu’elles avaient laissé en tombant.

— Un nouveau tunnel, dit-il. Ou plutôt un ancien. Très vieux et abandonné. Yissou seul sait combien de galeries il peut y avoir.

— Devons-nous y aller ? demanda Thhrouk.

— Il n’est pas sur la liste, répondit Anijang. Nous allons continuer.

Disséminées dans ce labyrinthe se trouvaient des niches dédiées aux Cinq Déités, contenant des objets sacrés qui y avaient été disposés depuis les premiers temps de l’existence du cocon. Ils avaient déjà trouvé la niche de Mueri et celle de Friit, les dieux les plus bienveillants, la Consolatrice et le Guérisseur. Le reliquaire d’Emakkis le Pourvoyeur devait être le suivant, puis viendraient, à des niveaux encore plus profonds, celui de Dawinno et enfin celui de Yissou.

Salaman était stupéfait par la complexité de ce lugubre univers souterrain et maintenant, au moment où le Peuple s’apprêtait à quitter le cocon, il commençait à comprendre ce que signifiait le fait d’avoir occupé le même endroit pendant sept cent mille ans. Tout cela n’avait pu être construit qu’au fil d’immenses étendues de temps. Chacun de ces tunnels avait été creusé à la main, par des gens comme lui, qui avaient patiemment gratté et taillé la pierre sombre et froide, jour après jour, mois après mois, transportant interminablement les débris, nivelant les parois, bâtissant des voûtes pour les soutenir. Mais combien de galeries pouvait-il y avoir ? Sans doute plusieurs centaines, utilisées pendant un certain temps, puis abandonnées. Salaman se demanda pourquoi ses ancêtres ne s’étaient pas contentés de conserver le même groupe de salles et de galeries, puisque la population de la tribu n’avait pas augmenté pendant les millénaires passés dans le cocon. Il soupçonnait que la raison résidait dans la nécessité pour la race humaine de poursuivre une activité autre que les simples faits de manger et de dormir. De temps immémorial le Peuple vivait en réclusion dans la montagne bordant le fleuve pour se protéger du froid mordant qui régnait à l’extérieur, dans une longue et confortable hibernation. Ils faisaient pousser leurs récoltes, soignaient leurs animaux, accomplissaient leurs exercices et leurs rites, mais cela ne pouvait leur suffire. Il leur fallait employer leur énergie à d’autres activités et, pour ce faire, ils avaient creusé ce dédale de galeries souterraines. Par Yissou ! Quel labeur affolant !

Ils poursuivirent leur marche, environnés d’ombres inquiétantes et de mystérieuses étincelles qui traversaient l’obscurité. De temps en temps Salaman distinguait au loin la forme étrange d’un pilier trapu ou d’une arche massive. Les vestiges d’ancêtres depuis longtemps disparus. Les cavernes souterraines constituaient un véritable univers. Vastes et anciennes salles, autels abandonnés, rangées de niches, bancs de pierre. A quoi tout cela avait-il servi et depuis combien de temps était-ce abandonné ?

Il percevait de loin en loin des rugissements sourds, comme si quelque monstrueux animal avait été enchaîné au plus profond de la montagne. En contrepoint de ces rugissements lointains, Salaman entendait les battements précipités de son propre cœur. Il avait l’impression que le monde flottait autour de lui et qu’il était au centre, enseveli dans la roche.

— Nous allons prendre à gauche, dit Anijang.

Ils venaient d’atteindre un embranchement d’où une demi-douzaine de tunnels de différentes dimensions rayonnaient à partir d’une galerie centrale. Le sol de pierre était raboteux et la pente en était si inclinée que les genoux étaient soumis à rude épreuve. La galerie allait en s’étrécissant à mesure qu’ils descendaient. Salaman commençait à comprendre pourquoi on avait assigné cette mission à des garçons et à un vieillard rabougri comme Anijang. Des hommes faits comme Harruel et Konya étaient trop solidement bâtis pour suivre ces boyaux. Salaman lui-même, qui avait déjà une belle carrure, éprouvait certaines difficultés à franchir les passages les plus étroits.

— Dis-moi, Salaman, demanda soudain Thhrouk, à ton avis, comment est-ce que ce sera dehors ?

Surpris par la question, Salaman regarda par-dessus son épaule.

— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne suis jamais sorti, moi.

— Bien sûr. Sauf pour ton jour de baptême, et tu n’es pas resté longtemps dehors. Mais, à ton avis, ce sera comment ?

— Étrange, répondit Salaman après une hésitation. Difficile. Pénible.

— Pourquoi pénible ? demanda Sachkor.

— Parce qu’il y a un soleil. Un soleil qui brûle. Et le vent. On dit qu’il coupe comme un couteau.

— Qui dit cela ? demanda Thhrouk. Thaggoran ?

— Tu ne te souviens donc pas de ton jour de baptême ? Même si tu n’es resté dehors que pendant quelques minutes. Et tu as entendu Thaggoran nous lire les chroniques. Tu sais bien que tout est découvert, que le sable souffle dans les yeux, que la neige est froide comme le feu…

— Froide comme le feu ? répéta Sachkor. Mais le feu est brûlant, Salaman.

— Tu comprends bien ce que je veux dire.

— Non, pas du tout. Je ne comprends pas. C’est le genre de chose que dirait Hresh. Froide comme le feu, cela ne veut rien dire.

— Cela veut dire que la neige brûle. C’est simplement une brûlure différente de celle du feu, ou de celle du soleil.

Salaman vit que les autres le regardaient comme s’il avait perdu l’esprit. Il songea que ce n’était pas une bonne idée de leur dire tout cela, même si, dans son for intérieur, il y avait beaucoup réfléchi. Salaman était un guerrier et son rôle n’était pas de penser. Les autres allaient découvrir une facette de sa personnalité qu’il eût préféré garder secrète.

— Je ne suis pas vraiment sûr de tout ce que je viens de dire, reprit-il avec un haussement d’épaules. Ce ne sont que des suppositions.

— Venez ! cria Anijang. C’est par-là !

Il disparut dans un boyau ténébreux à peine plus large que lui.

Salaman se retourna vers Sachkor et Thhrouk, secoua la tête et suivit Anijang. Il y avait des marques sur les parois, des bandes rouge sang et des triangles gravés en profondeur dans la pierre, des signes sacrés révélant la présence d’Emakkis. Anijang savait encore ce qu’il faisait : ils approchaient du troisième des cinq reliquaires.

Depuis que Thhrouk lui avait mis cette idée dans la tête, Salaman réfléchissait à la nouvelle vie qui allait être la leur. Une partie de lui-même se refusait encore à croire qu’ils allaient quitter le cocon pour de bon. Mais les préparatifs qui duraient depuis plusieurs semaines ne laissaient plus aucune place au doute. Ils allaient vraiment sortir. Pour périr tous ensemble dans le froid ? Non, si Thaggoran et Koshmar ne s’étaient pas trompés. Ils affirmaient que le Printemps Nouveau était arrivé et qui pouvait prétendre le contraire ? Mais Salaman redoutait le Temps du Départ. Abandonner la sécurité douillette du cocon, renoncer à tout ce qui était familier et rassurant… Mueri ! C’était une perspective effrayante. Et il n’avait fait lui-même que s’effrayer encore plus, avec tout ce qu’il avait dit à propos de la neige et du soleil brûlants, du vent mordant qui soufflait du sable dans les yeux…

— Quel est ce bruit ? demanda Thhrouk en enfonçant derechef ses doigts dans la chair de l’épaule de Salaman. Tu as entendu ? Un grondement dans la pierre ? Des mangeurs de glace !

— Où ça ? demanda Salaman.

— Là ! Là !

Salaman colla son oreille contre la paroi rocheuse. En effet, il entendait quelque chose. Un curieux bruissement, une sorte de froissement. Il se représenta un énorme mangeur de glace de l’autre côté de la paroi, grognant et mastiquant tout en poursuivant son ascension inexorable vers la surface. Puis il éclata de rire. Il venait de distinguer un clapotement ténu, un murmure liquide.

— C’est de l’eau, dit-il. Il y a un cours d’eau souterrain de l’autre côté de la paroi.

— Un cours d’eau ? Tu en es sûr ?

— Écoute bien, dit Salaman.

— Salaman a raison, dit Sachkor au bout de quelques instants. Ce n’est pas un mangeur de glace. Regarde, on voit l’eau couler le long de la paroi, un peu plus loin.

— Oui, dit Thhrouk avec soulagement, tu as raison. Je n’aimerais pas me trouver nez à nez avec un mangeur de glace dans ces tunnels !

— Alors, vous venez ! cria Anijang. Si vous ne me suivez pas, je vous garantis que vous allez vous perdre !

— Pas question ! dit Salaman en riant.

Il se remit en marche avec une telle hâte que sa lampe faillit s’éteindre. Anijang les attendait devant l’entrée d’un renfoncement situé dans le prolongement de la salle où ils se trouvaient. Il tendit la main pour leur montrer l’icône d’Emakkis placée sur un autel. Sachkor était le seul des quatre qui fût assez mince pour pénétrer à l’intérieur de l’alcôve.

Tandis que son camarade se glissait précautionneusement dans l’alcôve du Pourvoyeur, Salaman se prit à songer de nouveau au Départ, aux périls et à tout ce qu’il leur faudrait endurer dans ce monde inconnu, à la brûlure du soleil sur leur visage, à la neige et au sable. C’était une entreprise véritablement effrayante, mais il semblait que plus il y pensait, moins cela lui inspirait de terreur. Certes, il y avait des risques — d’énormes risques, des risques de toutes sortes — mais quelle autre solution avaient-ils ? Passer le restant de leurs jours dans ce dédale de cavernes obscures et humides ? Pas question ! Le Départ aurait lieu et c’était une perspective grisante. La planète tout entière s’offrait à eux. Salaman sentit les battements de son cœur s’accélérer et ses craintes se dissiper.

Sachkor sortit de l’alcôve, serrant sous son bras l’icône d’Emakkis. Il tremblait et son visage avait une expression étrange.

— Que se passe-t-il ? demanda Salaman.

— Des mangeurs de glace, répondit Sachkor. Et, cette fois, ce n’est pas de l’eau. Je les ai entendus ronger la roche juste de l’autre côté de la paroi.

— Non, dit Thhrouk, ce n’est pas possible.

— Va donc écouter, si tu ne me crois pas ! lança Sachkor.

— Mais je ne peux pas entrer.

— Alors, n’y va pas ! Fais ce que tu veux ! Je te dis que j’ai entendu des mangeurs de glace.

— Venez, dit Anijang.

— Attends, dit Salaman. Moi, je vais y aller. Je veux entendre ce qu’a entendu Sachkor.

Mais il était trop costaud. Il essaya de faire passer ses épaules par l’étroite ouverture mais dut renoncer après plusieurs tentatives infructueuses, et le petit groupe se remit en marche en se demandant ce que Sachkor avait bien pu entendre. Dès le premier coude de la galerie, Salaman eut la réponse. Une vibration sourde ébranlait la paroi du tunnel. Le jeune guerrier y posa la main et il eut l’impression que toute la planète tremblait. Il leva prudemment son organe sensoriel et utilisa sa seconde vue. Il perçut une masse pesante, puissante, en mouvement…

— Oui, ce sont bien des mangeurs de glace, dit Salaman. Juste derrière ce mur. Ils rongent la pierre.

— Yissou ! murmura Thhrouk en faisant précipitamment un chapelet de signes sacrés. Dawinno ! Friit ! Ils vont nous anéantir !

— Nous ne leur en donnerons pas l’occasion, répliqua Salaman avec un petit sourire. As-tu oublié que nous allons quitter le cocon ? Nous aurons déjà parcouru la moitié de la planète avant qu’ils atteignent le niveau des salles d’habitation.

Comme à son habitude, Minbain se réveilla rapidement. Elle entendait tout autour d’elle les bruits matinaux du cocon, les cris et les ris familiers, des murmures de voix, des claquements de pieds sur le sol de pierre de la grande salle d’habitation. Elle écarta ses fourrures de nuit, récita sa prière du matin à Mueri et prononça les paroles nécessaires au salut de l’âme de Samnibolon, son compagnon disparu.

Puis elle commença à vaquer aux tâches du jour. Il y avait tant à faire, mille et mille choses à accomplir avant que le Peuple soit réellement prêt à abandonner le cocon.

Hresh était déjà réveillé. Elle le vit qui lui souriait dans l’alcôve où dormaient les enfants. Il était toujours le premier réveillé, à l’aurore, avant même que Torlyri se lève pour aller faire son offrande quotidienne. Minbain se demandait parfois s’il dormait.

Il galopa vers elle en battant l’air de ses bras maigres, son organe sensoriel tout de guingois, et se jeta dans ses bras. Cet enfant n’a que la peau sur les os, songea Minbain. Il mange, mais ne profite pas. Il pense trop.

— Alors, maman, qu’en penses-tu ? C’est aujourd’hui le grand jour ?

— Aujourd’hui ? dit Minbain en riant. Non, Hresh, pas encore.

Pas aujourd’hui, mon garçon.

Lorsqu’il avait entendu Koshmar déclarer : « Le Jour du Départ est arrivé », Hresh s’était imaginé qu’ils allaient effectivement partir le jour-même. Mais c’était impossible. Il fallait d’abord accomplir les rites de mort pour le vieux Faiseur de Rêves, une mystérieuse et solennelle cérémonie. Nul ne savait en quoi pouvait consister la cérémonie funèbre d’un Faiseur de Rêves. Il ne semblait pas très convenable de se contenter de sortir son corps et de le jeter sur le tas d’ossements disséminés sur la pente de l’escarpement. Thaggoran avait fini par dénicher dans les chroniques, du moins le prétendait-il, une cérémonie où, après maints chants et mélopées, une procession aux flambeaux le long des galeries inférieures avait mené toute la tribu dans la salle dédiée à Yissou, où la dépouille du Faiseur de Rêves avait été ensevelie sous un amas de pierres bleues. Plusieurs jours avaient été consacrés à l’ensemble des préparatifs et à la cérémonie proprement dite, afin qu’ils ne laissent pas leur âme derrière eux quand ils entreprendraient leur longue marche. Puis il avait fallu empaqueter tous les objets sacrés, abattre la majeure partie du bétail et sécher la viande. Il leur restait encore à rassembler toutes les possessions utilisables, à les répartir dans des ballots assez légers pour être transportés sans peine et puis… Il y avait encore tant de tâches et de rites à accomplir selon des prescriptions édictées plusieurs millénaires auparavant. Minbain savait que le Départ n’aurait effectivement pas lieu avant encore de nombreux jours. Et on entendait déjà les mangeurs de glace s’attaquer à la pierre, juste en dessous de la grande salle, une sorte de crissement sourd et incessant qui ne les laissait en repos ni de jour ni de nuit. Mais les mangeurs de glace pouvaient occuper les lieux ; jamais plus la tribu ne reviendrait vivre dans le cocon. Le plus difficile était cette longue attente, tout particulièrement pour Hresh. Pour l’enfant, chaque journée semblait durer un mois et chaque mois une année. L’impatience lui dévorait l’âme comme un grand feu de bois.

— Est-ce qu’ils vont tuer d’autres animaux aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Non, c’est fini maintenant, répondit Minbain.

— Tant mieux. Je n’aime pas les voir faire cela.

— Oui, dit Minbain, c’est cruel. Mais nécessaire.

Ils abattaient en général une tête de bétail par semaine ou tous les quinze jours pour les besoins de la tribu, mais, cette fois, Harruel et Konya, armés de leur couteau, étaient restés dans l’enclos pendant de longues heures et le sang, coulant à gros bouillons dans l’orifice d’évacuation, avait débordé dans la salle d’habitation. Une poignée d’animaux seulement pouvaient être emmenés pour la reproduction ; le reste devait être abattu sur place et la viande séchée et emballée pour subvenir aux besoins de la tribu en marche, Hresh était allé assister au carnage. Minbain avait tenté de l’en dissuader, mais il avait insisté. L’air grave, il avait vu Harruel lever de force la tête des animaux pour présenter leur gorge au couteau de Konya. Pendant de longs moments la scène l’avait fait trembler d’horreur, mais le lendemain il était revenu. Rien de tout ce que Minbain lui avait dit n’avait pu l’en empêcher. Son fils avait toujours été un mystère pour elle et il le demeurerait probablement jusqu’à la fin de ses jours.

— Tu vas encore emballer la viande aujourd’hui ?

— Sans doute, répondit Minbain. A moins que Koshmar ait autre chose à me faire faire. Je fais toujours ce qu’elle me demande.

— Et si elle te demandait de marcher au plafond, tu le ferais ?

— Ne dis pas de bêtises, Hresh.

— Koshmar dit à tout le monde ce qu’il faut faire.

— C’est elle le chef, dit Minbain. Il faut bien que quelqu’un donne les ordres.

— Et si c’était toi qui les donnais ? Ou Torlyri, ou Thaggoran.

— Le corps n’a qu’une tête. Le Peuple n’a qu’un chef.

— Mais Harruel est le plus fort de tous, poursuivit Hresh après quelques instants de réflexion. Pourquoi n’est-ce pas lui, le chef ?

— Hresh-le-questionneur !

— Pourquoi pas lui ?

— Parce que c’est un homme, répondit patiemment Minbain en souriant, et que le chef doit être une femme. Et aussi parce qu’être grand et fort n’est pas le plus important pour un chef. Harruel est un bon guerrier. Il saura repousser nos ennemis quand nous serons dehors. Mais tu sais bien qu’il est un peu lent, alors que Koshmar a l’esprit vif.

— Harruel pense beaucoup plus vite que tu ne l’imagines, dit Hresh. J’ai parlé avec lui. Il pense comme un guerrier, mais cela ne veut pas dire qu’il soit lent. En tout cas, moi, j’ai l’esprit plus vif que Koshmar. Je devrais peut-être devenir le chef.

— Hresh !

— Prends-moi dans tes bras, maman, murmura-t-il.

Ce brusque changement d’humeur stupéfia Minbain. Comment Hresh-le-questionneur pouvait-il en un instant devenir ce petit garçon effrayé, avide d’être réconforté par sa mère ? Elle caressa les maigres épaules agitées de frissons.

— Ta maman t’aime, murmura-t-elle. Mueri veille sur toi. Tout va bien, Hresh. Tout va bien.

— Pauvre Hresh, dit une voix derrière son épaule. Il a peur du Départ, n’est-ce pas ? On ne peut pas le lui reprocher.

Minbain tourna la tête et découvrit la toute petite Cheysz. La veille, Cheysz, Minbain et deux autres femmes avaient emballé pendant des heures des morceaux de viande dans des sacs de peau.

— Tu sais, dit Cheysz, j’ai pensé à tous ces préparatifs que nous faisons pour le Départ. Mais s’ils s’étaient trompés ?

— Quoi ? Qui donc ?

— Koshmar. Thaggoran. Si ce n’était pas vraiment le Printemps Nouveau ?

Minbain serra Hresh encore plus fort contre sa poitrine et se boucha les oreilles.

— Es-tu devenue folle ? demanda-t-elle d’un ton furieux. Toi, tu as pensé ? Eh bien, ne pense pas, Cheysz ! Koshmar le fait pour nous.

— Ne me regarde pas comme cela, je t’en prie. J’ai peur !

— Peur de quoi ?

— D’aller dehors. C’est dangereux et je n’ai pas envie d’y aller. On peut mourir de froid, il y a des bêtes féroces et Yissou sait ce que nous pouvons encore y trouver ! Moi, je suis bien dans le cocon. Pourquoi tout le monde devrait-il partir sous prétexte que Koshmar l’a décidé ? Je veux rester ici, Minbain !

Atterrée de voir que Hresh n’en perdait pas une miette, Minbain écouta jusqu’au bout le discours subversif de son amie.

— Nous voulons tous rester ici, dit une voix grave derrière elle.

C’était Kalide, la mère de Bruikko, une femme d’un âge déjà avancé, qui, la veille, avait emballé la viande avec elles. Kalide, tout comme Minbain, avait perdu son compagnon et, de génitrice, elle était devenue ouvrière. Elle était peut-être la plus âgée de toutes les femmes du cocon.

— Bien sûr que nous voulons rester, Cheysz, poursuivit-elle. Il fait chaud ici et nous sommes en sécurité. Mais notre destin est de sortir. Nous sommes les élus, le Peuple du Printemps Nouveau.

Cheysz se retourna, l’air furieux, et éclata d’un rire convulsif. Jamais Minbain ne l’avait vue dans un état pareil.

— C’est facile pour toi de dire cela, Kalide ! Tu as presque atteint la limite d’âge et, de toute façon, tu aurais bientôt quitté le cocon ! Mais, moi, je…

— Ne me parle pas sur ce ton ! répliqua sèchement Kalide. Tu n’es qu’une petite trouillarde et je devrais…

— Mais que se passe-t-il ? demanda Delim en s’avançant.

C’était la quatrième des emballeuses de viande, une femme trapue, à la fourrure d’un orange soutenu et aux lourdes épaules tombantes. Elle vint se placer entre Cheysz et Kalide et les écarta des deux mains.

— Vous vous prenez pour des guerrières, maintenant ? Allez, allez, reculez ! Nous avons du travail à faire. Que s’est-il passé, Minbain ? Elles étaient près de se battre ?

— Cheysz est un peu surmenée, répondit doucement Minbain. Elle n’a pas été très gentille avec Kalide, mais cela passera.

— Nous sommes encore affectées à l’emballage aujourd’hui, annonça Delim. Et le temps presse.

Elle lança un regard noir à Cheysz et, d’un geste impatient de la main, lui fit signe de partir. Cheysz hésita quelques secondes, puis elle se dirigea vers l’enclos des animaux, suivie de près par Delim et Kalide. Minbain attendit qu’elles soient parties pour lâcher Hresh qui recula d’un pas en la regardant droit dans les yeux.

— Je veux que tu oublies tout ce que tu viens d’entendre, dit-elle.

— C’est impossible. Tu sais bien que je ne peux rien oublier.

— Bon, mais surtout n’en parle à personne… de ce que Cheysz a dit.

— A propos de sa peur de quitter le cocon ? Ou de ce qu’elle se demande si Koshmar n’a pas tort d’affirmer que c’est le Printemps Nouveau ?

— Je ne veux même pas t’entendre dire cela ! Sais-tu que Cheysz pourrait être sévèrement punie pour avoir dit ce qu’elle a dit ? Qu’elle pourrait être bannie de la tribu ? Et je suis sûre qu’elle ne le pensait pas vraiment. Cheysz est très gentille, très douce, et elle a très peur… Et toi, Hresh, poursuivit Minbain après un silence, as-tu peur d’abandonner notre cocon ?

— Moi ? lança-t-il d’une voix vibrante. Bien sûr que non !

— C’est bien ce qu’il me semblait, dit doucement Minbain.

— Tout le monde en rangs ! cria Koshmar. Mieux que cela ! Chacun doit connaître sa place !

Elle tenait le bâton du Départ de la main gauche et une lance terminée par une pointe d’obsidienne de l’autre. Une écharpe jaune vif passée par-dessus son épaule droite lui barrait la poitrine.

Hresh se mit à frissonner. Le grand moment était enfin arrivé ! Son rêve, son souhait, son vœu le plus ardent. Toute la tribu était rassemblée au Lieu de la Sortie. Torlyri, la femme-offrande à la voix si douce, était en train de faire tourner la grande roue commandant l’ouverture du sas. Et le sas s’ouvrait.

L’air frais s’engouffra à l’intérieur. Le sas était ouvert.

Hresh regarda Koshmar. Elle avait l’air bizarre. Sa fourrure était tellement gonflée qu’elle semblait faire deux fois sa taille normale et ses yeux s’étaient réduits à deux petites fentes. Ses narines étaient dilatées et ses mains couraient sur ses seins qui, eux aussi, semblaient beaucoup plus gros qu’à l’accoutumée. Jusqu’à ses parties génitales, qui étaient gonflées comme si elle avait été très excitée. Koshmar n’était pas une génitrice et il était curieux de la voir dans cet état. L’émotion que le Temps du Départ faisait naître en elle devait être vraiment très forte. Comme elle devait être fïère d’être à la tête de la tribu le jour où elle abandonnait le cocon ! Comme elle devait être excitée !

Hresh se rendit compte qu’il partageait cette excitation. Il baissa les yeux et vit que sa propre verge, pas encore pleinement développée, était raidie. Ses petites bourses étaient lourdes et dures et il éprouvait des picotements dans son organe sensoriel.

— En route, maintenant ! rugit Koshmar. En avant, serrez les rangs et chantez ! Chantez !

La terreur se lisait dans les yeux d’une grande partie de ceux qui entouraient Hresh et leur visage était déformé par la peur. Il vit que Cheysz tremblait comme une feuille, mais Delim et Kalide lui tenaient chacune un bras et la poussaient en avant. Plusieurs autres femmes, Valmud, Weiawala et Sinistine, avaient l’air aussi apeurées qu’elle et certains hommes, y compris des guerriers tels que Thhrouk et Moarn, ne cachaient pas leur anxiété. Hresh avait beaucoup de mal à comprendre cette crainte qu’ils éprouvaient à la perspective de s’enfoncer dans les solitudes glacées de la planète inconnue. Pour lui, l’heure du Départ n’avait été que trop longue à sonner alors que pour les autres cela semblait être un choc d’une violence inouïe. S’aventurer dans le monde mystérieux qui s’étendait tout autour du cocon, abandonner l’univers clos du cocon, le seul qu’ils eussent connu, eux et tous leurs ancêtres, de toute éternité. Il y avait en effet de quoi terrifier tout le monde ou presque. Hresh le voyait bien et il éprouvait un mélange intime de mépris pour leur couardise et de compassion pour leur terreur.

— Chantez ! rugit de nouveau Koshmar.

Un chant ténu s’éleva de quelques voix traînantes, celles de Koshmar, de Torlyri et de Hresh. Le guerrier Lakkamai, si réservé d’habitude, se joignit à eux. Puis ce fut le tour d’Harruel, à la voix grave et discordante ainsi que de Salaman. Et Hresh entendit avec stupéfaction Minbain, qui ne chantait pour ainsi dire jamais, et, un par un, tous les autres reprendre en chœur d’une voix hésitante qui allait s’affermissant et enfin à pleine gorge l’hymne du Printemps Nouveau.

Que cessent les ténèbres Que brille la lumière Qu’arrive la chaleur Et que vienne notre heure.

Koshmar et Torlyri franchirent le sas côte à côte, suivies par Thaggoran, qui clopinait juste derrière elles et par Konya, Harruel, Staip, Lakkamai et le reste des hommes mûrs. Hresh, en avant-dernière position, hurlait les paroles à s’en déchirer le tympan.

Courons sus au monde Soyons braves et hardis Et nous serons les maîtres De toute la planète.

Taniane lui lança un regard de mépris, comme si la voix éraillée de l’enfant offensait son ouïe délicate et ce gros patapouf d’Haniman qui ne s’éloignait jamais de sa mère lui fit une grimace. Hresh leur tira la langue. L’opinion de Taniane et du gros Haniman à l’œil vitreux ne comptait pas. Le grand jour était enfin arrivé. L’exode avait commencé et tout le reste était sans importance.

Le printemps est à nous La lumière nouvelle Yissou nous donnera Le pouvoir et la gloire.

Quand vint le tour de Hresh de franchir le sas, le monde du dehors s’engouffra à sa rencontre et il reçut cet impact avec toute la violence d’un coup de poing dans la poitrine. Il se sentit ébranlé, étourdi, flageolant.

La première fois qu’il s’était glissé à l’extérieur, tout était allé trop vite et il ne lui en restait plus qu’un mélange confus d’images fragmentaires et un tourbillon de sensations. Puis Torlyri s’était jetée sur lui et avait mis fin à sa brève aventure, presque avant qu’elle eût commencé. Mais, cette fois, c’était le véritable Départ. Il avait le sentiment que le cocon et tout ce qu’il représentait se détachaient de lui et disparaissaient dans un abîme sans fond. Ou plutôt que c’était lui qui était irrésistiblement entraîné dans cet abîme rempli de mystères insondables.

Hresh s’efforça de recouvrer son calme. Il se mordit les lèvres, serra les poings et s’obligea à respirer lentement et longuement. Puis il regarda les autres.

Toute la tribu était maintenant rassemblée sur la corniche s’étendant à l’extérieur du sas. Certains pleuraient doucement, d’autres demeuraient bouche bée, d’autres encore étaient plongés dans un profond silence. Nul ne restait indifférent. Dans l’air frais et vif du matin, le soleil, déjà haut dans le ciel, formait comme un œil immense et effrayant de l’autre côté du fleuve. Le ciel pesait sur eux comme une sorte de plafond. Il était d’une couleur très vive, très crue et d’épaisses écharpes de brume poussées par le vent dessinaient des spirales dans les airs.

La planète s’offrait à eux, une immense étendue désolée, parfaitement dégagée dans toutes les directions, aussi loin que portait le regard. Il n’y avait aucun mur, il n’y avait plus rien pour les enfermer. Et le plus effrayant était sans doute cette absence de limites. Pas de murs, pas un seul mur ! Ils avaient toujours eu un mur auquel s’appuyer, un toit au-dessus de leur tête et un sol ferme sous leurs pieds. Hresh se prit à imaginer qu’il pouvait s’élancer dans le vide au-delà de la saillie rocheuse et flotter pendant une éternité sans jamais rien toucher. Même le toit formé par le ciel était si haut qu’il ne donnait pas l’impression d’être une limite. Oui, c’était véritablement terrifiant de contempler cet immense espace, vide de tous côtés.

Mais nous nous y habituerons, songea Hresh. Il le faudra bien.

Il savait qu’il avait une chance extraordinaire. Génération après génération, des millénaires durant, le Peuple était resté tapi dans son cocon douillet comme une famille de souris dans son trou, en se racontant de merveilleuses histoires sur la beauté de ce monde du dehors d’où les étoiles de mort avaient chassé leurs lointains ancêtres.

— Jamais je n’aurais cru voir tout cela, dit Hresh en se tournant vers Orbin qui se tenait à côté de lui.

Orbin secoua la tête, ou plutôt fit un petit mouvement raide de la tête, comme si son cou était devenu rigide.

— Moi non plus, souffla-t-il. Jamais.

— Je n’arrive pas encore à croire que nous sommes dehors, murmura Taniane. Yissou ! Il fait si froid ! Allons-nous mourir de froid ?

— Mais non, dit Hresh. Tout ira bien.

Son regard se perdit dans les lointains brumeux. Comme il avait aspiré à jeter ne fût-ce qu’un coup d’œil sur le monde de l’extérieur ! Mais il avait fini par se résigner à son sort et à se persuader qu’il était probablement destiné à vivre dans le cocon jusqu’à son dernier jour, comme tous ceux qui y avaient vécu depuis le début du Long Hiver, sans jamais avoir d’autre occasion de contempler l’univers merveilleux qui s’étendait de l’autre côté du sas que les quelques instants qu’on lui promettait pour son jour de baptême et son jour de couplage. Il étouffait dans le cocon. Il détestait le cocon. Mais il semblait impossible de s’en échapper. Et aujourd’hui, ils étaient de l’autre côté du sas !

— Je n’aime pas ce que je vois, dit Haniman. Je regrette que nous soyons sortis.

— Cela ne m’étonne pas de toi, lança Hresh d’un ton méprisant.

— Il faut être fou comme toi pour préférer être ici, riposta Haniman.

— Oui, dit Hresh. Tu as raison. J’ai enfin ce que je voulais.

Thaggoran lui avait parlé de toutes les anciennes cités disparues : Valirian, Thisthissima, Vengiboneeza et Tham, Mikkimord et Banigard, Steenizale, Glorm… Des noms aux résonances merveilleuses.

Mais qu’était véritablement une cité ? Un grand nombre de cocons placés côte à côte ? Et toutes ces choses qui constituaient la nature du monde de l’extérieur ? Fleuves, montagnes, océans, forêts. Il connaissait tous ces noms mais ne pouvait pas savoir à quoi ils correspondaient. Pour voir le ciel, rien que le ciel, il eût été prêt à donner sa vie, ou presque. Et c’est ce qui avait bien failli arriver ! Koshmar l’aurait-elle vraiment banni du cocon si le Faiseur de Rêves n’était sorti juste à temps de son sommeil ? Oui, elle l’aurait probablement fait. Koshmar était inflexible, comme doit l’être un chef. Il s’en était fallu de si peu qu’il se retrouve dehors et que le sas se referme définitivement sur lui. Il s’en était vraiment fallu d’un cheveu et s’il avait eu la vie sauve, c’est que la chance était avec lui.

Hresh avait toujours pensé qu’il était particulièrement favorisé par la chance. Jamais il n’en parlait à personne, mais il était intimement persuadé d’être sous la protection des dieux. De tous les dieux. Pas seulement de Yissou qui protégeait tout le monde ou de Mueri qui consolait les affligés, mais aussi d’Emakkis, de Friit et de Dawinno, les déités plus discrètes qui gouvernaient les aspects plus subtils de la création. Hresh pensait que c’était plus particulièrement Dawinno qui guidait ses pas. Certes, c’était Dawinno le Destructeur qui avait provoqué la chute des étoiles de mort, mais Hresh ne croyait pas que ce fût par pure malveillance. Il les avait fait tomber parce qu’à ses yeux c’était indispensable, que le temps des étoiles de mort était venu. Et maintenant il allait falloir reconstruire le monde, et Hresh avait la conviction qu’il aurait un rôle important à jouer dans cette vaste entreprise et qu’il aurait à mener à bien la tâche que Dawinno lui avait dévolue. Le Destructeur était le gardien de la vie, et non son ennemi, comme le croyaient les âmes simples. C’est Thaggoran qui avait appris tout cela à Hresh. Et Thaggoran était l’homme le plus sage qui eût jamais été.

Le jour où il s’était fait surprendre en train de se glisser hors du cocon, Hresh avait cru que sa chance l’abandonnait. Si on l’avait forcé à sortir seul dans ce monde qu’il brûlait de découvrir — malgré l’opposition de Torlyri, c’est ce qui se serait produit, car la loi était la loi et Koshmar savait être implacable — que lui serait-il arrivé ? Hresh se disait qu’il n’aurait pu survivre plus d’une demi-journée. Peut-être presque une journée entière si sa chance était revenue. Mais la chance ne pouvait suffire pour permettre à quiconque de survivre longtemps dans le monde extérieur par ses propres moyens. Il avait été sauvé par la vivacité de Torlyri… et par la clémence de Koshmar.

Quand ils avaient appris ce qui lui était arrivé, ses camarades, Orbin, Taniane, Haniman, s’étaient moqués de lui. Ils ne comprenaient pas pourquoi il avait voulu sortir ni pourquoi Koshmar ne l’avait pas sévèrement puni. Ils avaient cru que Hresh voulait mettre fin à ses jours. « Tu ne peux pas attendre ton jour de mort ? avait demandé Haniman. Il ne te reste que vingt-sept ans ! » Il avait éclaté de rire, Taniane l’avait imité et Orbin, qui avait pourtant toujours été un très bon ami, lui avait fait une grimace moqueuse en lui donnant une tape sur le bras. Sacré Hresh-le-questionneur ! Ils l’avaient même surnommé Hresh-qui-veut-mourir-de-froid !

Tout cela était sans importance. Au bout de quelques jours, ils avaient oublié son petit exploit et maintenant tout était différent. La tribu avait réellement quitté le cocon. Pour la deuxième fois en quelques semaines, Hresh voyait le ciel et, cette fois, il pouvait le contempler à loisir. Il allait voir les montagnes et les océans, il allait voir Vengiboneeza et Mikkimord. Le monde entier serait à lui.

Qu’arrive la chaleur Et que vienne notre heure.

— C’est le ciel ? demanda Orbin.

— Oui, c’est le ciel, répondit Hresh, très fier d’être déjà sorti, même pendant quelques minutes. Râblé et très vigoureux, le regard vif et le sourire éblouissant, Orbin avait exactement le même âge que Hresh et il était son meilleur ami dans le cocon. Mais jamais il n’aurait osé l’accompagner le jour où il avait voulu sortir à la dérobée.

— Et, en bas, c’est le fleuve qui coule, poursuivit Hresh. Ce qui est vert, c’est de l’herbe. Il y a aussi de l’herbe rouge, mais c’est une autre variété.

— L’air est curieux, dit Taniane en fronçant le nez. Il me brûle la gorge.

— C’est parce qu’il est froid, expliqua Hresh. Tu vas t’y habituer très vite.

— Pourquoi est-il froid, puisque l’hiver est fini ? demanda-t-elle.

— Ne pose pas de questions stupides, marmonna Hresh qui ne savait que lui répondre.

Un peu plus loin, devant l’autel de pierre, Torlyri accomplissait encore un rite. Hresh se prit à espérer que c’était le dernier avant qu’ils se mettent en marche pour de bon. Il avait l’impression que depuis plusieurs semaines, depuis le jour où le Faiseur de Rêves s’était réveillé et où Koshmar avait annoncé le Départ, ils n’avaient rien fait d’autre que multiplier les rites et les cérémonies de toutes sortes.

— Allons-nous traverser le fleuve ? demanda Taniane.

— Je ne pense pas, répondit Hresh. Le soleil est dans cette direction et, si nous nous dirigeons vers lui, nous risquons de nous brûler. Je crois que nous allons partir de l’autre côté.

Ce n’était qu’une intuition de sa part, mais elle se révéla exacte, tout au moins pour ce qui était de la direction à suivre. Koshmar portait le masque de Lirridon qui était demeuré si longtemps accroché à un mur de la salle d’habitation, ce masque noir et jaune, muni d’un long bec qui lui donnait l’air de quelque énorme insecte. Elle leva sa lance et cria les Cinq Noms. Puis elle s’engagea sur une piste étroite menant de la saillie rocheuse au sommet de l’escarpement qu’elle franchit avant de commencer à redescendre vers une large vallée dénudée qui s’étendait à l’occident. Les autres la suivirent à la file indienne, avançant d’un pas lent sous leur lourde charge.

Ils étaient sortis. Ils étaient en route.

La tribu descendit tout le versant et s’engagea dans la vallée en file serrée, dans l’ordre où ils étaient sortis du cocon. Koshmar et Torlyri ouvraient la marche, puis venaient Thaggoran, les guerriers, les ouvriers et les géniteurs et enfin Hresh et les autres enfants. La vallée était beaucoup plus éloignée qu’ils ne l’avaient cru et elle semblait même parfois reculer devant eux. Malgré la lenteur de l’allure réglée par Koshmar, les premiers signes de fatigue apparurent très vite, y compris chez les plus robustes, et pour certains, les génitrices en particulier, mais aussi le pauvre Haniman avec tout son poids superflu et les enfants en bas âge, ce fut dès le début un véritable chemin de croix. Hresh percevait de loin en loin un sanglot étouffé, mais il n’aurait su dire s’il était dû à la peur ou à la fatigue. Jamais aucun d’eux n’avait marché aussi longtemps, si ce n’était pour leurs allées et venues à l’intérieur du cocon, mais ce n’était pas du tout la même chose. Dehors le sol était raboteux et il se dérobait parfois sous les pieds, ou bien il s’élevait et descendait pour contourner des obstacles. Bref, tout cela était beaucoup plus difficile que Hresh ne l’aurait imaginé. Il avait cru qu’il suffirait de poser un pied devant l’autre et de continuer ainsi, mais il ne se serait jamais douté que ce pût être aussi épuisant.

L’air froid était également une gêne. Il piquait et brûlait à chaque inspiration et semblait leur transpercer la gorge comme une pelote d’épingles. Il asséchait la bouche, faisait tourner la tête et mordait les oreilles et le nez. Cependant, au bout d’un certain temps, le froid devenait supportable.

Le silence profond était beaucoup plus troublant que Hresh ne l’aurait soupçonné. A l’intérieur du cocon on entendait toute la journée les bruits de la tribu, ce qui procurait un sentiment de sécurité. Mais en plein air tout le monde était beaucoup moins bruyant. Les voix étaient étouffées par la crainte, mais elle semblaient aussi être tantôt emportées par le vent, tantôt absorbées par la gigantesque voûte du ciel et l’infinité de l’espace s’étendant de tous côtés. Et ce silence oppressant avait une qualité dure, métallique que personne n’aimait.

De temps en temps l’un d’eux s’arrêtait, comme s’il refusait d’aller plus loin, et il fallait le consoler et le réconforter. C’est Cheysz qui s’affaissa la première et s’étendit par terre en sanglotant de désespoir. Minbain s’agenouilla auprès d’elle et la caressa jusqu’à ce qu’elle se relève. Puis ce fut au tour de Moarn, le jeune guerrier, de se laisser tomber à genoux, les doigts enfoncés dans la terre, la joue collée contre le sol froid, comme si la planète tournait follement autour de lui. C’est Harruel qui, à coups de pied et avec force insultes, l’obligea à se remettre debout. Quelques instants plus tard, Barnak, un ouvrier à l’esprit lent, aux mains comme des battoirs et au cou de taureau fit brusquement demi-tour et se mit à courir à toutes jambes dans la direction de l’escarpement. Staip s’élança à sa poursuite, l’attrapa par le bras et le gifla jusqu’à ce qu’il retrouve son calme. Barnak reprit sa place dans la file et se remit à marcher sans lever la tête ni ouvrir la bouche.

— Heureusement que Staip l’a rattrapé, souffla Orbin. S’il avait réussi à s’enfuir, une dizaine d’autres l’auraient imité.

Koshmar abandonna sa place à la tête du cortège pour échanger quelques mots avec chacun des membres de la petite troupe et leur prodiguer des sourires, un encouragement, une prière. Puis ce fut à Torlyri de remonter la file pour parler aux plus effrayés. Elle attendit Hresh pour lui demander comment il allait, et le gamin lui fit un clin d’œil qu’elle lui rendit aussitôt.

— Alors, tu as ce que tu voulais ? demanda-t-elle en souriant.

Hresh hocha longuement la tête et Torlyri lui caressa la joue.

Plus la journée avançait, plus le temps semblait s’accélérer.

Mais au lieu de rester à sa place dans le ciel, là où Hresh l’avait vu en sortant du cocon, le soleil se déplaçait au fil des heures. L’enfant constata avec étonnement que l’astre semblait les suivre. Vers le milieu de la journée, il les dépassa même et continua d’avancer vers l’occident.

Hresh était extrêmement dérouté par le déplacement du soleil. Il savait que c’était une grosse boule de feu qui brillait tout le long du jour dans le ciel et s’éteignait la nuit. « Le jour », c’était quand le soleil était là ; « la nuit », quand il était parti. Mais il avait beaucoup de peine à comprendre comment l’astre pouvait changer de place. Il n’était donc pas fixé ? Il allait demander à Thaggoran de l’éclairer sur ce point, mais, dans l’immédiat, cette découverte était véritablement surprenante. Cependant, Hresh se doutait bien qu’il n’était pas au bout de ses surprises.

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