13. Couplages

L’ancien cratère de l’étoile de mort — tout le monde était maintenant persuadé qu’il ne pouvait s’agir d’autre chose — devint la capitale du royaume d’Harruel. Le territoire de l’une recouvrait la totalité du territoire de l’autre et leur frontière était constituée par le bord de la cuvette circulaire. Harruel avait donné à son royaume le nom de Yissou et à sa capitale celui de Cité de Yissou.

Salaman trouvait ce nom absolument ridicule.

— On ne devrait jamais donner à un royaume le nom d’un dieu, confia-t-il à Weiawala dans la hutte qu’ils partageaient. Il vaut mieux lui donner son propre nom. C’est probablement ce qu’il avait envie de faire, mais il n’a pas osé. Cela aurait au moins eu le mérite de l’honnêteté.

— Mais en lui donnant le nom de Yissou, Harruel place son royaume sous la protection du dieu, objecta timidement Weiawala.

— Comme si Yissou n’était pas le protecteur de tous ceux qui le vénèrent et comme s’il avait besoin de nos insignifiantes faveurs ! répliqua Salaman avec un petit sourire. Je trouve d’ailleurs qu’Harruel devient très pieux depuis quelque temps. Quand on lui parle, il n’a plus que le nom de Yissou, d’Emakkis et de Friit à la bouche ! Je dois avouer que tant de zèle sied assez mal à une brute sanguinaire comme Harruel !

— Salaman !

— Cela doit rester entre nous. Rien qu’entre nous.

Il feignit en souriant d’adresser à un Harruel imaginaire tous les gestes de soumission à sa royale autorité.

— Que le souffle de Yissou accompagne Votre Majesté ! Quelle belle journée dans la Cité de Yissou, Votre Majesté !

— Salaman !

Il éclata de rire et attrapa Weiawala par-derrière, refermant les mains sur sa douce poitrine et lui embrassant tendrement la nuque.

— La Cité de Yissou ! Un nom stupide inventé par un roi stupide !

Ce n’était vraiment pas un grand royaume ni une grande capitale. Au cœur verdoyant et boisé du cratère, là où l’étoile de mort était tombée des centaines de milliers d’années auparavant, s’élevaient maintenant sept huttes précaires, abris rudimentaires encadrés de plantes grimpantes. C’était la Cité de Yissou. Chacun des couples occupait une de ces huttes de bois et Lakkamai en avait une pour lui seul. La septième, que rien, en apparence, ne distinguait des autres, faisait office de palais royal. Harruel y siégeait une ou deux heures par jour, ses fonctions ne le retenant jamais plus longtemps. Les différends nécessitant un jugement de sa royale personne étaient rares dans une communauté de onze membres et une poignée d’enfants et il n’avait pas encore eu l’occasion de recevoir solennellement le moindre ambassadeur d’une puissance lointaine. Mais c’est là qu’Harruel jouait au roi, au centre du petit groupe de huttes qui se prenait pour une capitale.

Pauvre capitale et pauvre royaume en vérité. Malgré cela, Salaman trouvait qu’ils ne s’étaient pas si mal débrouillés en un laps de temps assez court. La Cité de Yissou avait à peine deux ans. Ils avaient tout débroussaillé et construit ces abris de fortune, puis ils avaient réuni un troupeau d’animaux qui, parqués dans un enclos, leur fournissait de la viande au fur et à mesure de leurs besoins. Une palissade de troncs d’arbres courait sur tout le pourtour du cratère. Elle servirait d’après Harruel à les protéger contre les attaques des bêtes sauvages ou d’éventuels ennemis et peut-être n’y voyait-il réellement pas d’autre utilité. Mais, pour Salaman, cette palissade était aussi l’affirmation de sa souveraineté, l’expression de son pouvoir royal.

Et Salaman rêvait au jour où, sous sa propre autorité, la palissade de bois serait remplacée par un mur de pierre. Mais ce jour était encore éloigné. La tribu était encore trop modeste pour de si grands projets. Cinq hommes ne pouvaient suffire à édifier un haut mur de pierre. Et Harruel était encore roi ; pour lui une palissade de bois était bien assez imposante.

— Viens, dit Salaman à Weiawala en lui faisant signe de le suivre. On respire mal ici. Allons sur la colline.

Il y avait au-delà de la prairie, au sud du cratère, une petite éminence sur laquelle Salaman aimait se rendre pour méditer. Du sommet, il voyait toutes les huttes ainsi que la forêt qu’ils avaient traversée en venant de Vengiboneeza. De l’autre côté il distinguait à l’horizon la ligne plus sombre de la mer occidentale. C’était un lieu où il préférait être seul, mais, de temps en temps, il y emmenait Weiawala. Il leur arrivait de s’y unir, soit par l’accouplement, soit par le couplage. Un vent frais soufflait sur la hauteur et Salaman s’y sentait plus alerte que n’importe où ailleurs.

Ils traversèrent en silence la minuscule agglomération, longèrent l’enclos des animaux et s’engagèrent sur le sentier sinueux qui s’élevait au sud du cratère.

— A quoi penses-tu ? demanda Weiawala au bout d’un moment.

— A l’avenir.

— Comment peux-tu penser à l’avenir ? L’avenir n’est pas encore connu. Comment peut-on y penser ?

Il lui sourit tendrement sans répondre.

— Salaman, reprit-elle un peu plus tard, veux-tu répondre à une question ?

— Que veux-tu savoir ?

— Regrettes-tu d’avoir quitté Vengiboneeza ?

— Si je le regrette ? Non, je ne l’ai pas regretté une seule fois.

— Même s’il nous faut supporter Harruel ?

— Harruel n’est pas un problème. Il est le roi qu’il nous fallait.

Salaman se retourna et son regard se porta sur la demi-douzaine de huttes de guingois et la palissade à moitié achevée. Ses mains se posèrent délicatement sur les épaules de Weiawala et commencèrent à en caresser la douce fourrure. Elle se colla contre lui et commença à se tortiller.

— Mais Harruel est si vaniteux et brutal, dit-elle. Je sais que tu le méprises, Salaman. Tu le considères comme un être grossier et prétentieux.

Il acquiesça de la tête en silence. Weiawala avait raison, bien entendu. Harruel était violent, vulgaire et souvent borné. Mais jusqu’à présent, il était l’homme de la situation, celui qu’il fallait à ce point de l’histoire. Il était courageux et rusé, ne manquait ni d’ambition ni d’orgueil. Sans lui, la Cité de Yissou n’aurait jamais vu le jour et ils seraient encore tous à Vengiboneeza, menant une existence facile, celle d’un peuple désœuvré attendant interminablement que se réalisent les grandes choses auxquelles il croyait être appelé.

Harruel avait au moins eu le courage de rompre avec cette existence vaine et illusoire. Il s’était arraché aux griffes de Koshmar et avait donné naissance à quelque chose de nouveau et de vital.

— Harruel est l’homme qu’il nous faut, dit Salaman. Qu’il continue de régner ! Qu’il donne aux choses les noms dont il a envie ! Il en a gagné le droit !

Il prit Weiawala par la main et ils reprirent leur ascension.

Mais Salaman savait qu’Harruel ne serait pas éternellement roi.

Tôt ou tard, les dieux le rappelleraient à eux et ce jour n’était peut-être pas très éloigné. Il finirait bien par payer au prix fort sa grossièreté, sa brutalité et son manque d’intelligence. Et ce serait alors au tour de Salaman de devenir roi, s’il avait son mot à dire. A Salaman et aux descendants de Salaman de régner jusqu’à la fin des temps !

Ils atteignirent la limite de la cuvette et se hissèrent sur le bord arrondi. La palissade n’était pas encore arrivée jusqu’à cette partie du cratère. Salaman se retourna, mais, à cette distance, il distinguait assez mal au cœur de la cuvette les huttes noyées dans la végétation exubérante.

Salaman avait la conviction que leur petite capitale n’était pas destinée à demeurer très longtemps ce petit groupe de constructions précaires. Un jour, une ville s’élèverait ici, peut-être une cité aussi imposante que Vengiboneeza. Mais ce ne serait pas une cité de récupération comme l’était Vengiboneeza, cette ville bâtie par une race éteinte depuis des éternités et colonisée à l’état de ruines par un groupe de squatters opportunistes. Non, cette cité nouvelle serait le produit d’un dur labeur, acquis à la sueur du front de son peuple qui se rendrait maître de toute la contrée environnante, puis de provinces entières et, un jour peut-être, s’il plaisait aux dieux, de l’ensemble de la planète ! La Cité de Yissou deviendrait la capitale d’un empire et les descendants de Salaman seraient les maîtres de cet empire !

Dès qu’il fut sorti du cratère, Salaman fonça vers l’éminence où il se sentait chez lui.

— Attends-moi, Salaman ! cria Weiawala. Je ne peux pas marcher si vite.

Il vit en regardant par-dessus son épaule qu’elle était loin derrière et il s’arrêta pour lui permettre de le rattraper. Il lui arrivait d’oublier qu’il était doté d’une exceptionnelle vigueur et lorsqu’il avait décidé de faire quelque chose, il ne perdait pas de temps en chemin.

— Tu es toujours tellement pressé, dit Weiawala d’une voix haletante.

— Oui, dit-il, tu as raison.

Il passa le bras autour de sa taille et la tira vers le sommet de l’éminence.

Salaman atteignait son épanouissement. A dix-sept ans, bientôt dix-huit, c’était un jeune et robuste guerrier dans la fleur de l’âge.

Tout au long de son enfance dans le cocon, Salaman s’était contenté de partager les jeux des gamins de son âge en se demandant distraitement si l’accouplement procurait vraiment un plaisir aussi exquis que les adultes le laissaient entendre. Il avait l’esprit vif et une vision claire et pénétrante des choses, mais rien ne l’incitait à faire la preuve de son intelligence. Toute son enfance s’était donc écoulée d’une manière banale, sans but ni espoir particulier. Il croyait que sa vie se poursuivrait ainsi jusqu’à la fin de ses jours, réduite à une paisible et monotone succession de journées identiques.

Puis étaient venus le Temps du Départ et la longue marche à travers le continent. Pendant cette année-là, Salaman était passé de l’enfance à l’âge adulte et avait atteint son plein développement physique. Court de stature, mais large de carrure et très musclé des bras, il avait énormément d’énergie et de résistance. Parmi tous les guerriers, seuls Konya et bien entendu Harruel étaient plus forts que lui. Projeté comme les autres dans le monde de l’extérieur, Salaman avait connu parallèlement le plein épanouissement de son esprit. Il avait attendu avec une impatience de plus en plus vive le jour où il deviendrait un homme influent au sein de la tribu. Mais il demeurait si discret que nul n’avait rien remarqué.

Certains étaient discrets parce qu’ils n’avaient rien à dire. C’était le cas de Konya et de Lakkamai. Mais la réserve de Salaman s’expliquait différemment. Il avait toujours pensé qu’il pouvait être dangereux, compte tenu des changements incessants et de la violence latente, de révéler prématurément ses capacités.

L’exemple de Sachkor demeurait présent à son esprit. Sachkor aussi était intelligent ; et maintenant il était mort. L’intelligence ne suffisait pas, il fallait y joindre la sagesse. Or, en partant seul à la recherche des Hommes aux Casques, en les ramenant à Vengiboneeza et en se posant en intermédiaire entre les deux tribus, Sachkor n’avait guère fait montre de sagesse.

Sachkor était allé trop loin et trop vite. Il avait dévoilé son ambition et son intelligence qui faisaient de lui une menace directe pour Harruel. Hresh aussi était intelligent, sans doute plus que n’importe qui d’autre, mais ce n’était pas un guerrier et il restait sur son quant-à-soi, se consacrant à des choses qui n’avaient d’intérêt que pour lui. Nul n’avait à redouter que Hresh veuille accéder un jour au pouvoir suprême. Mais Sachkor était un guerrier et, ayant ramené les Hommes aux Casques à Vengiboneeza, il s’était directement opposé à Harruel. En outre, il n’avait pas eu la présence d’esprit de se contenir à propos du viol de Kreun et il avait défié Harruel. Il fallait vraiment ne pas avoir envie de voir sa fourrure blanchir pour foncer aussi aveuglément sur Harruel.

Salaman avait donc préféré laisser l’intelligence à Hresh et l’héroïsme à Sachkor. Il avait su se rendre tranquillement utile à Harruel et quand la rupture avec Koshmar avait été consommée, il s’était rapidement rangé dans le camp du guerrier. Et maintenant Harruel se reposait énormément sur lui. Dans un sens, Salaman était un peu l’ancien de la nouvelle tribu conduite par Harruel, mais il prenait grand soin de ne jamais apparaître à Harruel comme un rival et se conduisait plutôt comme un fidèle lieutenant. Salaman ne connaissait pas grand-chose à l’histoire — c’était le domaine réservé de Hresh — mais il soupçonnait que lorsque le pouvoir changeait de main, il était recueilli le plus souvent par celles des fidèles lieutenants.

Salaman gardait jalousement ses idées pour lui. Même à Weiawala, il n’avait rien confié des espérances qu’il nourrissait, mais le couplage lui avait peut-être révélé une partie de la vérité. Une partie seulement, car, même dans ces circonstances, Salaman s’efforçait de lui cacher ses projets. La prudence était son credo.

Ils étaient installés au sommet de l’éminence. Pelotonnée contre Salaman, Weiawala regardait au loin, dans la direction de la mer. Elle semblait toute disposée à s’accoupler.

Le soleil était haut et aveuglant, l’air limpide et le ciel d’un bleu très vif. Un vent chaud et sec soufflait du sud. Il prenait peut-être encore de la force dans la journée et dessécherait la terre, mais, pour l’instant, il était merveilleusement doux et agréable.

Le monde entier s’étendait devant Salaman.

Il avait le sentiment de tout englober du regard, cités en ruine de la Grande Planète, cratères des étoiles de mort criblant le sol, plaines dénudées où s’étaient répandus les champs de glace, sinistres ruches abritant les hjjk. Mais sur cette vision se superposait celle du nouveau monde, la planète du Printemps Nouveau, sa planète et celle de son peuple. Il l’imaginait dans toute sa complexité, luxuriante, exubérante, débordante de vie. Une guérison miraculeuse des blessures infligées par les étoiles de mort était en cours. Et il serait au cœur de cette guérison, lui et ses fils et les fils de ses fils, les maîtres du futur empire de Yissou.

— Tu sais que Nettin va avoir un autre enfant ? dit brusquement Weiawala, interrompant sa rêverie comme le cri strident d’un oiseau perce le sommeil profond du petit matin.

Salaman sentit une flambée de colère monter en lui et il regretta fugitivement d’avoir amené Weiawala avec lui. Mais il se calma très vite et il hocha la tête en lui adressant un petit sourire. Weiawala était sa compagne, sa bien-aimée, et il devait l’accepter telle qu’elle était. Même quand elle l’interrompait et le distrayait de ses pensées.

— Je ne savais pas. C’est une bonne nouvelle.

— Oui. La tribu s’accroît très vite, Salaman.

C’était vrai. Weiawala avait donné le jour à un garçon qu’ils avaient nommé Chham tandis que Galihine et Thaloin mettaient deux petites filles au monde. Et maintenant c’était au tour de Nettin d’attendre un second enfant.

Seule Minbain, au grand mécontentement d’Harruel, n’avait pas conçu depuis leur arrivée dans la Cité de Yissou. Peut-être était-elle trop âgée. Parfois, à la nuit tombée, ils entendaient la voix tonitruante d’Harruel, quand il avait bu trop de vin de velours, exiger qu’elle lui donne un autre fils. Mais Salaman avait plus d’une fois fait remarquer à Weiawala qu’on ne fait pas d’enfants en criant après sa compagne.

Salaman trouvait par ailleurs qu’Harruel manquait cruellement de perspicacité en exigeant un second fils. Au stade où elle était de sa croissance, leur petite communauté avait avant tout besoin de filles. Un homme pouvait à lui seul engendrer une tribu entière en une semaine, car il lui suffisait de quelques instants pour déposer sa semence dans le ventre d’une femme alors que chaque femme pouvait au mieux donner naissance à un enfant par an. L’accroissement de la tribu était donc limité par le nombre des femmes. Ce sont des filles qu’il nous faut mettre au monde, se dit Salaman, afin que la génération suivante ait autant de ventres que possible pour se multiplier.

Mais c’était peut-être un raisonnement trop compliqué pour Harruel. A moins qu’il n’eût simplement désiré d’autres fils pour l’aider à conserver son trône. Oui, c’était probablement la raison. Samnibolon, son petit garçon, promettait déjà d’être particulièrement robuste ; sans aucun doute un futur guerrier. Harruel, qui commençait peut-être à se préoccuper de son âge, devait être impatient d’avoir deux ou trois autres fils pour veiller sur ses vieux jours.

Weiawala glissa un bras dans le sien et Salaman sentit la chaleur de sa cuisse contre la sienne. Puis l’organe sensoriel de sa compagne effleura délicatement le sien.

Ce n’est pas d’un accouplement qu’elle a envie, songea-t-il. C’est d’un couplage.

Cela n’enthousiasmait pas Salaman, mais il n’allait pas refuser.

Le couplage avait été jusqu’alors le point faible de leur relation. Weiawala était une bonne compagne, mais la simplicité de son âme en faisait une piètre partenaire de couplage. Il lui manquait la complexité et la profondeur. S’ils étaient restés à Vengiboneeza, Salaman l’aurait sans doute choisie pareillement comme compagne et, pour le couplage, il se serait adressé à quelqu’un comme Taniane qui, elle, n’était dépourvue ni de passion ni de profondeur. Mais il n’y avait pas de Taniane dans la Cité de Yissou et Harruel dissuadait ses sujets de trouver des partenaires de couplage différents car leur petite communauté était si réduite que de telles unions risquaient de créer des ressentissements et des conflits. A deux ou trois reprises, Salaman s’était uni à Galihine qui lui apportait un peu de cette fougue qui manquait tant à Weiawala, mais c’était très rare. Weiawala restait sa partenaire régulière de couplage, même s’il acceptait cette situation sans enthousiasme.

Salaman enroula délicatement son organe sensoriel autour de celui de sa compagne pour lui faire comprendre qu’il répondait à son invite.

Mais, au moment où le contact s’établissait, Salaman perçut quelque chose d’étrange, de troublant, quelque chose de totalement inconnu qui parvenait de très loin à ses sens avivés.

— As-tu senti ? demanda-t-il à Weiawala en s’écartant d’elle.

— Senti quoi ?

— Un bruit semblable au tonnerre. Quand nos organes sensoriels se sont touchés.

— Je n’ai rien senti d’autre que ta présence de plus en plus forte, Salaman.

— Un grondement dans le ciel. Ou sur la terre… Je ne saurais le dire. Et le sentiment d’une menace. D’un danger.

— Je n’ai rien senti, Salaman.

Salaman approcha de nouveau son organe sensoriel de celui de sa compagne.

— Alors ? Est-ce que tu…

— Chut !

— Excuse-moi !

— Laisse-moi écouter, s’il te plaît !

Elle fit un petit signe de tête très sec, l’air vexé. Dans un silence qui suivit, Salaman se fît tout ouïe, utilisant l’énergie de l’organe sensoriel de Weiawala pour accroître la portée et la sensibilité du sien.

Était-ce le bruit du tonnerre au sud, dans les collines ? Non, la journée était trop belle.

Des roulements de tambour ?

Des claquements de sabots sur le sol ? Un gigantesque troupeau en marche ?

Tout était trop lointain, trop indistinct. Il n’y avait qu’une vibration ténue, le sentiment de quelque chose d’anormal. Sa seconde vue lui permettrait peut-être d’en avoir une perception plus précise. Mais Weiawala perdait patience. S’abandonnant à son désir, elle faisait courir son organe sensoriel le long du sien, voilant ses perceptions. Salaman se dit que ce n’était peut-être que le fruit de son imagination. Ou peut-être avait-il simplement entendu une colonie de fourmis se déplaçant à proximité, dans une de leurs galeries. Il décida de ne plus y penser.

Avec le corps chaud et frémissant de Weiawala plaqué contre le sien, il était impossible de se préoccuper d’un bruit distant de tonnerre dans un ciel serein ou d’un bruit imaginaire de sabots. Le désir du couplage, même avec la tiède Weiawala, était irrésistible. Salaman se retourna vers elle et ils se laissèrent tous deux tomber au sol. Il la serra dans ses bras, leurs organes sensoriels se joignirent et la communion de leurs esprits s’établit.

Torlyri trouva Hresh dans la salle du temple qui lui était réservée. Il était penché sur plusieurs volumes ouverts des chroniques. La femme-offrande fît du bruit pour annoncer son arrivée, car il eût été inconvenant de surprendre le chroniqueur quand il étudiait les livres sacrés. Hresh leva vers elle un regard étrange, où elle crut lire de la confusion, et il écarta avec précipitation le volume qu’il était en train de consulter. Comme si Torlyri avait jamais eu l’intention de surprendre les secrets du chroniqueur !

— Qu’y a-t-il ? demanda Hresh d’un ton peu engageant.

— Si je te dérange, je peux revenir dit Torlyri.

— J’étais en train de noter quelques détails historiques sans importance, dit Hresh d’un ton dégagé, faussement désinvolte, est-ce que je peux faire quelque chose pour toi, Torlyri ?

— Oui, dit-elle en faisant quelques pas vers lui. Je voudrais que tu m’enseignes la langue que parlent les Beng. J’aimerais pouvoir communiquer avec eux.

— Oui, bien sûr, dit Hresh, manifestement pris au dépourvu.

— Veux-tu faire cela pour moi ?

— Naturellement, Torlyri. Oui, je le ferai. Mais laisse-moi encore quelques semaines…

— Tout de suite, dit-elle.

Hresh poussa un soupir, comme si elle venait de le frapper à la poitrine, et il lui lança un regard tellement désemparé qu’elle ne put s’empêcher de sourire.

Il n’était pas dans les habitudes de Torlyri de donner des ordres et le ton sec qu’elle avait employé était totalement inattendu. Elle le regardait droit dans les yeux, d’un air grave, sans rien vouloir céder de l’avantage qu’elle venait de prendre. Hresh avait l’air très mal à l’aise et il semblait réfléchir avec un soin tout particulier à la réponse qu’il allait lui donner. La femme-offrande continua de la considérer avec cette gravité dont elle n’était pas coutumière et elle se rapprocha encore de lui afin de mieux lui faire prendre conscience de sa taille et de sa force.

— D’accord, finit-il par dire, l’air découragé. Je crois que mes connaissances sont suffisantes maintenant. Je vais peut-être pouvoir te transmettre utilement ce que je sais. Oui, j’en suis sûr, je vais réussir.

— Tout de suite ?

— Tu veux dire là… Maintenant ?

— Oui, répondit Torlyri. A moins que tu ne sois pris par des tâches très urgentes.

— Non, dit-il après un nouveau silence. Nous pouvons commencer tout de suite, Torlyri.

— Je t’en suis très reconnaissante. Est-ce que ce sera long ?

— Non, dit Hresh, ce ne sera pas long.

— Parfait. Pouvons-nous commencer ici ?

— Non, dit Hresh. Allons dans ta salle de couplage.

— Comment ?

— C’est par le couplage que je vais te transmettre ce que je sais. Ce sera le moyen le plus rapide. Et le meilleur.

C’était au tour de Torlyri de tomber des nues. Mais, en sa qualité de femme-offrande, elle avait déjà initié Hresh au couplage, comme tous les autres membres de la tribu, et la perspective d’un couplage n’avait rien de particulièrement difficile pour elle. Elle emmena donc Hresh dans sa salle de couplage et, pour la deuxième fois, ils s’étreignirent, leurs organes sensoriels s’enroulèrent l’un autour de l’autre et leurs âmes fusionnèrent. Lorsqu’elle avait initié Hresh au couplage, Torlyri avait perçu une grande étrangeté en lui, un esprit compliqué et une solitude dont il n’avait peut-être pas pleinement conscience. Elle retrouva tout cela, mais encore plus intensément, comme si Hresh souffrait beaucoup. Elle eut aussitôt envie de lui prodiguer de la tendresse et de l’affection afin de soulager sa peine. Mais Hresh n’était pas décidé à la laisser faire ; ils poursuivaient ce jour-là un autre but. Il referma brusquement une barrière pour masquer ses sentiments. Jamais Torlyri n’avait connu cela, jamais elle n’aurait imaginé qu’il fût possible de se couper aussi totalement de son partenaire de couplage. Mais, de la part de Hresh, plus rien ne l’étonnait. A l’abri de cette muraille impénétrable, Hresh projeta son esprit vers le sien et, utilisant la communion du couplage comme une passerelle entre leurs deux esprits, il entreprit méthodiquement de lui enseigner la langue des Beng.

Quand le charme fut rompu et la communion achevée, Hresh lui parla en Beng. Torlyri comprit ce qu’il disait et elle lui répondit dans la même langue.

— Et voilà ! dit-il. Tu peux maintenant parler avec eux, toi aussi !

Quel roublard ! songea Torlyri. Il devait déjà connaître parfaitement le Beng depuis un certain temps ! Koshmar avait raison : Hresh leur avait caché l’étendue de ses connaissances et il feignait d’avoir besoin d’étudier plus profondément la langue afin de rester seul en possession de ce secret. Torlyri avait déjà remarqué cette attitude chez lui. Peut-être était-il dans la nature des chroniqueurs de faire des mystères afin de tenir la tribu dans leur dépendance.

Mais Hresh n’avait pas refusé de lui enseigner le Beng et Torlyri avait atteint son but. Elle était maintenant en position de faire ce qu’elle redoutait infiniment, d’aller voir le Beng à la cicatrice sur l’épaule pour lui avouer qu’elle avait besoin de lui et même — mais était-ce vraiment possible ? — qu’elle éprouvait pour lui un sentiment ressemblant fort à de l’amour…

Après le couplage Hresh regagna sa chambre où il se reposa pendant un long moment, laissant son esprit récupérer après la débauche d’énergie à laquelle il avait été soumis. Puis il se releva et sortit. L’esplanade était vide et, au couchant, un soleil bouffi et paresseux, encore haut dans le ciel, descendait lentement vers la mer.

Sans but précis, Hresh commença de s’éloigner du campement et il prit la direction du nord.

Il y avait bien longtemps qu’il se passait de la permission de Koshmar pour partir écumer la ville et qu’il ne prenait plus la peine de se faire accompagner d’un guerrier. Il partait seul à l’aventure, au gré de ses envies. Mais il lui arrivait rarement de quitter le campement si tard. Jamais il n’avait encore passé une nuit seul dans Vengiboneeza. Ce jour-là Hresh marcha interminablement par les rues, il vit les ombres s’allonger autour de lui et il se rendit compte que la nuit allait bientôt tomber. Mais cela ne lui sembla pas très important et il continua de marcher sans chercher à faire demi-tour.

Après des années d’exploration des ruines, Hresh ne pouvait toujours pas affirmer qu’il connaissait toute la ville. Le quartier dans lequel il se trouvait — Friit Praheurt, sans doute, à moins que ce fût Friit Thaggoran — lui était presque entièrement inconnu. Les bâtiments étaient en piteux état, ébranlés par des séismes, les façades croulantes et les fondations disloquées. Hresh cherchait son chemin entre les montagnes de décombres crayeux, des dalles retournées et des statues tronquées. De loin en loin il voyait des signes de la présence des Beng : de petits rubans de couleur indiquant la voie à suivre, quelques tas d’excréments de vermilions et la marque de peinture jaune en forme d’étoile qu’ils appliquaient sur les murs des bâtiments auxquels ils accordaient un caractère sacré. Mais il ne rencontra pas un seul Beng.

Le crépuscule trouva Hresh assis sur un monceau pyramidal de colonnes d’albatre brisées, peut-être celles qui avaient jadis soutenu le portique du temple en ruine, aux ailes majestueuses, qui se trouvait devant lui. De petits animaux au long corps étroit trottinaient en tous sens autour de lui, de toute la vitesse de leurs petites pattes. Ils semblaient inoffensifs et très peu farouches. L’un d’eux monta sur son genou et y demeura un long moment, la tête penchée sur le côté, tournant ses petits yeux vifs dans toutes les directions. Mais quand Hresh essaya de le caresser, il s’enfuit prestement.

L’obscurité s’épaississait, mais Hresh ne paraissait toujours pas disposé à partir. Il se demandait s’il n’allait pas passer la nuit à l’endroit où il se trouvait.

Koshmar sera furieuse, se dit-il.

Torlyri sera très inquiète. Taniane aussi, peut-être.

Il eut un petit haussement d’épaules. Les colères de Koshmar ne lui faisaient plus ni chaud ni froid depuis bien longtemps et l’inquiétude de Torlyri se dissiperait dès qu’elle le verrait revenir. Pour ce qui était de Taniane… Bof ! elle ne remarquerait sans doute pas son absence ! il décida de les chasser de son esprit. De ne plus penser à personne ni à rien, pas plus au Peuple qu’aux Beng, à la Grande Planète qu’aux humains ou aux étoiles de mort. Il demeura immobile, regardant paisiblement les étoiles apparaître dans le ciel. Le calme se fit lentement en lui et il glissa dans un état voisin de la transe.

Au moment où les ténèbres de la nuit s’installaient pour de bon, Hresh crut voir du coin de l’œil quelque chose remuer. Tous ses sens en alerte, le cœur battant, l’haleine courte, il se leva et regarda tout autour de lui. Oui, il y avait bien quelque chose qui bougeait, là-bas, près du temple en ruine. Il crut tout d’abord qu’il s’agissait de quelque petit animal aux formes arrondies fouillant les décombres en quête d’une proie, mais, à la lueur des étoiles, il distingua un reflet métallique et des pattes articulées. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Une sorte de mécanique ? Mais ils étaient tous morts ! Et ce qu’il avait devant les yeux ne ressemblait ni aux mécaniques qu’il avait vu dans ses visions de la Grande Planète ni à ceux dont il avait vus les énormes et imposantes carcasses rouillées pendant la longue marche de la tribu. Celui qui parcourait les décombres avait quelque chose de cocasse ; deux fois plus petit que Hresh et très actif, il était doté d’un corps tout rond soutenu par des tiges métalliques qui donnaient à ses déplacements une raideur comique.

Hresh en vit un autre, puis encore un autre. En quelques instants, ils furent une demi-douzaine à errer dans la rue jonchée de décombres. Hresh s’approcha doucement. Ils ne lui prêtèrent aucune attention. Un petit globe émettant un faisceau lumineux était fixé sur la surface supérieure de leur corps sphérique et ils dirigeaient ce pinceau lumineux dans toutes les directions, comme s’ils cherchaient quelque chose. Ils s’arrêtaient de temps en temps pour plonger dans les décombres de longs bras métalliques pendant de leur corps comme des lanières de fouet. Ils projetaient parfois leurs bras derrière de grosses dalles, comme s’il y avait quelque chose à ajuster ? Ou à réparer.

Hresh retenait son souffle. Il avait depuis longtemps relevé des indices prouvant que des réparations étaient effectuées dans Vengiboneeza et que, dans la cité en ruine, des forces cachées étaient à l’œuvre, des esprits peut-être, des puissances occultes de la Grande Planète s’efforçant contre toute raison de remettre la ville en état. Elle avait dans son ensemble énormément souffert, mais pas autant qu’on aurait pu le penser après tous ces millénaires, et certains quartiers semblaient à peine endommagés. Hresh avait toujours été prêt à croire que des êtres insaisissables parcouraient nuitamment la ville pour essayer de la remettre en bon état, mais il n’avait jamais eu la moindre preuve de leur existence. Nul n’en avait jamais vu et rares étaient les membres de la tribu qui s’interrogeaient sur leur existence, car il pouvait fort bien s’agir d’esprits et cette simple idée terrifiait tout le monde.

Et Hresh les voyait enfin, ces ouvriers de la nuit ! De petites machines sphériques qui fouillaient dans les décombres !

Ils ne lui accordaient pas plus d’attention que les animaux trottinant sur leurs petites pattes qu’il avait vus quelques minutes plus tôt. Il s’arrêta tout près d’eux et les regarda travailler. Car cela ne faisait maintenant aucun doute pour Hresh, ils étaient en train de remettre les choses en ordre. Ils aspiraient les flots de poussière, ils entassaient soigneusement les poutres et les dalles, ils étayaient les châssis des portes et des fenêtres. Puis Hresh vit l’un d’entre eux actionner un levier placé près d’une dalle de pierre rouge posée de biais sur le sol. La dalle glissa sans à-coups, comme sur des coulisses bien huilées, laissant le passage à une lumière vive. Hresh regarda par-dessus le petit mécanique et découvrit une salle souterraine brillamment éclairée dans laquelle se trouvaient des rangées de machines luisantes semblant en parfait état de marche. Quel spectacle excitant, follement alléchant ! Un nouveau trésor de la Grande Planète, dont il ignorait l’existence ! Il se pencha en avant, les yeux écarquillés…

Une main se posa sur son épaule et il eut un sursaut de peur et de surprise. Il se sentit saisi par-derrière.

— Qui est-tu ? aboya une voix en Beng. Que fais-tu ici ?

En se tortillant, Hresh parvint à découvrir un guerrier de forte carrure de la tribu des Hommes aux Casques. Le visage maigre, le regard mauvais, il était presque aussi impressionnant qu’Harruel. Il portait un monstrueux casque conique en bronze surmonté d’une extravagante ramure de métal s’élevant à une hauteur terrifiante. Ses yeux rouges flamboyants et ses lèvres pincées trahissaient une fureur rentrée. Derrière lui se dessinait la masse gigantesque d’un vermilion.

— Je suis Hresh, du Peuple de Koshmar, dit-il en s’efforçant de parler aussi fort qu’il le pouvait.

Mais sa voix lui parut étrangement faible.

— Tu n’as rien à faire ici, répliqua le Beng d’un ton glacial.

— C’est le sanctuaire du dieu Dawinno et je suis venu y faire un pèlerinage. Je te demande de bien vouloir te retirer et me laisser poursuivre mes prières.

— Il n’y a pas de dieu Dawinno. Ceux de ta tribu n’ont pas le droit d’entrer ici.

— Par ordre de qui ?

— Par ordre de Hamok Trei, roi des Beng ! Je t’ai suivi ce soir à travers la moitié de la cité, mais tu n’iras pas plus loin sur notre territoire. Tu vas payer cette intrusion de ta vie !

De ma vie ! songea Hresh.

Le Beng tenait une lance et il avait un poignard dans une gaine accrochée à sa ceinture. En proie à un profond désarroi, Hresh regardait le Beng qui était deux fois plus gros que lui. Il n’était pas question de se battre avec cette montagne, même s’il avait eu une arme. De toute façon, il n’en avait pas. Essayer de se dégager et de prendre la fuite lui paraissait tout aussi stupide. Peut-être pouvait-il éblouir le guerrier en dirigeant sur lui sa seconde vue, mais cela demeurait très hasardeux. Mais mourir là, loin des siens, des mains d’un étranger, tout cela parce qu’il s’était aventuré dans un endroit où Hamok Trei ne désirait pas qu’il aille…

Hresh leva son organe sensoriel, prêt à l’utiliser, et il affronta calmement le regard dur des yeux rouges de l’Homme au Casque. Le Beng leva lentement sa lance.

S’il me touche, songea Hresh, je projette contre lui toute la puissance de ma seconde vue. Et tant pis si cela doit le tuer.

Mais il n’eut pas besoin de cela. D’un mouvement sec du poignet le Beng pointa sa lance sur Hresh, puis il la releva et en fit passer la pointe par-dessus son épaule, indiquant la direction approximative du camp des Hommes aux Casques. Il avait seulement l’intention d’emmener son prisonnier devant Hamok Trei.

— Tu vas monter avec moi, dit-il en lui montrant le vermilion.

Le Beng le souleva comme une plume, d’une seule main, et le posa entre les deux énormes bosses du monstre. Puis l’Homme au Casque se hissa d’un bond à côté de lui et il effleura de son organe sensoriel l’arrière de la tête du vermilion. L’énorme animal d’un rouge flamboyant se mit aussitôt en marche vers le camp des Beng, d’un pas lent et chaloupé à faire tourner la tête et soulever l’estomac.

Mais c’est Noum om Beng et non Hamok Trei qui vint administrer la justice. Le guerrier envoya chercher le vieux sage émacié qui arriva d’un pas chancelant, la mine très perplexe. Mais son visage s’éclaira et il se mit à rire quand on lui eut expliqué la situation.

— Il ne faut pas aller dans les endroits interdits, dit Noum om Beng en lui donnant une petite claque sur la joue. Tu n’avais donc pas vu les signes ?

Hresh ne répondit pas. Jamais il n’accepterait que les marques des Beng règlent ses déplacements dans la cité.

Noum om Beng lui donna une autre gifle, mais encore plus légère que la première. Puis il se détourna.

— Ramène-le chez les siens, ordonna-t-il au guerrier.

La lune projettait son éclat froid sur la cité quand Hresh arriva au camp du Peuple. Tout le monde dormait, sauf Moarn qui était en faction. Il suivit distraitement Hresh des yeux tandis que le guerrier Beng s’éloignait sur son vermilion.

Le sommeil fut long à venir pour Hresh et, quand il s’endormit enfin, ce fut pour rêver d’une armée de petits êtres mécaniques parcourant en silence des rues interminables et de mystérieux objets luisants cachés dans les profondeurs du sol.

Le lendemain matin, Hresh s’attendait à subir le courroux de Koshmar, mais il se rendit compte avec un vif soulagement teinté de dépit que personne ne semblait avoir remarqué son absence.

Torlyri avait répété plus de cent fois les paroles qu’elle devait prononcer, mais à mesure qu’elle s’approchait du camp des Beng, les mots semblaient s’envoler et elle était incapable de les retenir, en proie à la plus totale confusion, complètement perdue, incapable même de parler sa propre langue.

Elle avait laissé trois jours s’écouler depuis le couplage avec Hresh, ne pouvant trouver le courage d’entreprendre plus tôt cette démarche. L’atmosphère était moite et un vent chaud soufflait sans relâche depuis le début de la matinée, soulevant dans les rues de la cité des nuages de poussière grise et les faisant tourbillonner tout autour d’elle. Elle avait songé à maintes reprises à faire demi-tour, tellement cette visite lui semblait être pure folie. Jamais elle ne parviendrait à se faire comprendre. Et même si elle réussissait, même si elle arrivait à trouver celui qu’elle allait voir, que se passerait-il ? Elle était sûre que tout cela ne pouvait que lui apporter de nouvelles souffrances et elle avait déjà bien assez souffert.

Le corps raide, le visage fermé, Torlyri s’obligeait à continuer, à suivre la longue et étroite avenue bordée de bâtiments blancs en ruine qui conduisait au quartier de Dawinno Galihine. A l’entrée du camp des Beng, une sentinelle casquée apparut et lui lança un regard interrogateur.

— Vous êtes attendue ? demanda l’Homme au Casque. Que venez-vous faire ici ? Qui venez-vous voir ?

Il s’était exprimé avec les intonations sèches et les jappements propres à la langue Beng qui, pour le Peuple, avait toujours été du charabia. Mais Torlyri n’eut aucune difficulté à comprendre. Cela avait marché ! Hresh avait tenu parole : elle comprenait leur langue !

Mais était-elle aussi capable de la parler ?

Les mots ne lui venaient pas. Ils étaient retenus au plus profond de son esprit et refusaient de monter jusqu’à ses lèvres. Elle voulait dire : Je suis venue voir l’homme à la cicatrice sur l’épaule. Mais elle était intimidée par cet homme qui s’était adressé à elle d’un ton dur, presque hostile, même si ses questions n’avaient été que de pure routine de la part d’un factionnaire. Elle sentit la peur l’envahir. La résolution qui l’avait poussée jusque-là n’avait jamais été très forte, mais Torlyri eut le sentiment qu’elle était en train de disparaître. Elle n’était venue voir personne ; ce n’était qu’un malentendu ; elle n’avait rien à faire là. Elle se retourna sans répondre et s’apprêta à faire demi-tour.

— Attendez ! ordonna le Beng. Où allez-vous ?

Elle s’arrêta, luttant contre elle-même, toujours incapable de dire un mot.

— S’il vous plaît… S’il vous plaît… réussit-elle enfin à articuler.

Et elle se rendit compte qu’elle avait parlé Beng. Comme c’était étrange de s’exprimer dans une langue différente ! Continue, se dit-elle. Achève ce que tu voulais dire. Je suis venue voir l’homme à la cicatrice sur l’épaule. Non, elle ne pouvait pas le dire, pas plus à cet étranger à la mine sévère qu’à qui que ce fût. Elle avait déjà énormément de peine à le murmurer dans le secret de son cœur.

— Vous êtes la femme-offrande ?

— Vous me connaissez ? demanda Torlyri en ouvrant de grands yeux ?

— Tout le monde vous connaît. Attendez ici, femme-offrande, ajouta-t-il. Voilà, ne bougez pas. Restez où vous êtes. Vous comprenez ?

Torlyri hocha la tête.

Je parle leur langue, songea-t-elle avec émerveillement. Je comprends ce qu’il me dit. Et quand j’ouvre la bouche, ce sont les mots de leur langue qui sortent.

La sentinelle pivota brusquement sur elle-même et disparut à l’intérieur du camp des Beng.

Torlyri se sentait toute tremblante. Il veut que j’attende, se dit-elle. Mais attendre quoi ? Attendre qui ? Que dois-je faire ?

Attends ! lui souffla une voix montant du plus profond de son être.

Très bien. Je vais attendre.

Plusieurs minutes s’écoulèrent et la sentinelle ne revenait toujours pas. Le vent chaud chargé de poussière s’engouffrait entre les deux rangées de bâtiments délabrés et soufflait avec une telle force qu’elle fut obligée de se protéger le visage. Elle eut une fois de plus envie de rebrousser chemin, discrètement, avant que la sentinelle revienne. Mais elle hésitait, partagée entre l’envie de partir et celle de rester. Son indécision finit par l’amuser. A ton âge ! se dit-elle. Pourquoi ces craintes, cette timidité ? On dirait une jeune fille ! Une très jeune fille !

— Femme-offrande ! Le voilà, femme-offrande !

La sentinelle revenait. Et il était avec elle. Elle n’avait même pas eu besoin de le demander ; la sentinelle savait qui elle était venue voir. C’était affreusement embarrassant ! Et, en même temps, tellement plus simple…

La sentinelle s’écarta et l’autre s’avança. Torlyri vit la cicatrice sur son épaule, ses grands yeux rouges au regard interrogateur, son casque doré au sommet arrondi. Elle se mit à trembler mais, prise d’une brusque colère contre elle-même, elle somma son corps de cesser. Nul ne l’avait obligée à affronter cette situation. C’était son propre choix. C’est elle qui avait provoqué tout cela.

Torlyri avait l’impression qu’elle allait fondre en larmes d’une seconde à l’autre. Elle ne parvenait pas à maîtriser ses sentiments. Elle avait trop peur : son âme était en danger ici. Tant qu’ils avaient été incapables de communiquer dans la même langue, leur petit flirt ne tirait aucunement à conséquence. Ce n’était qu’un jeu innocent, un agréable passe-temps. Elle pouvait toujours se dire qu’il ne se passait rien entre eux, qu’il n’y avait pas eu de promesse, qu’il n’y avait pas eu d’engagement. Et c’était la vérité.

Mais maintenant qu’elle comprenait le Beng…

Maintenant qu’elle pouvait exprimer ce qu’il y avait dans son cœur…

Le vent se faisait de plus en plus chaud et de plus en plus fort. Les épais nuages de poussière qu’il transportait obscurcissaient le ciel au-dessus de Dawinno Galihine. Torlyri avait l’impression que s’il gagnait encore un peu en violence, il pourrait jeter bas les fragiles bâtiments qui avaient résisté à sept cent mille ans de séismes et de tempêtes.

L’homme à la cicatrice la regardait bizarrement, cachant mal son étonnement de la voir ici, bien qu’elle se fût souvent rendue dans le camp des Beng. Ils demeurèrent tous deux silencieux pendant un très long moment.

— Femme-offrande… ? dit-il enfin.

— Je m’appelle Torlyri.

— Torlyri. C’est un très joli nom. Tu comprends ce que je dis ?

— Si tu parles lentement, oui. Et toi ? Est-ce que tu me comprends ?

— Tu parles très joliment notre langue. Très joliment. Ta voix est si douce.

Il leva les mains en souriant et les posa sur son casque. Il les laissa dans cette position pendant quelques instants, comme incertain de ce qu’il allait faire. Puis, d’un geste résolu, il défit la jugulaire de son casque et enleva sa coiffure. Jamais Torlyri ne l’avait vu sans son casque ; elle n’avait même jamais vu aucun des Beng nu-tête. La transformation était tout à fait déroutante. Il semblait avoir sensiblement rapetissé et sa tête paraissait minuscule. A part la couleur bizarre de sa fourrure et de ses yeux, il ressemblait maintenant à n’importe quel homme de la tribu du Torlyri.

La sentinelle qui était demeurée à l’écart toussa ostensiblement et s’éloigna. Torlyri comprit que l’acte d’enlever son casque devait représenter une invitation à des relations plus intimes, voire un engagement beaucoup plus profond. Son tremblement, qui s’était arrêté sans qu’elle s’en rende compte, reprit de plus belle.

— Je m’appelle Trei Husathirn, dit-il. Veux-tu venir chez moi ?

Elle s’apprêtait à dire qu’elle le ferait avec grand plaisir, mais elle s’arrêta au dernier moment. Certes, elle connaissait le Beng, tout au moins les notions que Hresh avait été en mesure d’apprendre et de lui transmettre, mais comment pouvait-elle deviner la signification profonde des mots ? Que signifiait réellement la phrase : « Veux-tu venir chez moi ? » Était-ce une invitation à l’accouplement ? Au couplage ? Ou à quelque chose de plus durable encore ? Que Yissou me vienne en aide, songea Torlyri, s’il s’imagine que j’accepte de devenir sa compagne sans rien connaître d’autre de lui que son nom ! Ou bien avait-il simplement voulu dire qu’au lieu de rester dans la chaleur et la poussière de cette rue balayée par le vent, il serait préférable d’aller boire du vin et déguster quelques sucreries dans un endroit plus confortable.

Torlyri demeura immobile, scrutant le visage du Beng, priant les dieux de lui venir en aide.

Rompant le silence, il posa une nouvelle question à Torlyri d’un ton qui lui parut légèrement offensé ; mais la cadence de cette langue bizarre était si vive qu’elle ne pouvait en être sûre.

— Tu n’as pas envie de venir ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Alors, allons-y.

— Il faut que tu comprennes que… Je ne peux pas rester longtemps…

— Bien sûr. Juste un petit moment.

Il fit mine de partir, mais Torlyri ne bougeait toujours pas.

— Torlyri ? dit-il en tendant la main vers elle, mais sans la toucher.

Il avait l’air étrangement vulnérable sans son casque et elle se prit à souhaiter qu’il le remette. C’est le casque qui l’avait attirée tout d’abord, ce dôme doré et étincelant, tout simple, seulement recouvert de feuilles métalliques, tellement différent des coiffures cauchemardesques arborées par la plupart des membres de sa tribu. Oui, son casque, et ses yeux aussi… et puis son sourire et sa manière de se tenir. Mais de l’homme elle ne savait toujours rien.

— Torlyri ? répéta-t-il d’une voix presque plaintive.

— D’accord. Une petite visite.

— Tu acceptes ! Nakhaba !

Ses yeux rouges flamboyaient de plaisir comme deux soleils ardents.

— Oui, reprit-il, une petite visite ! Viens, viens ! J’ai quelque chose pour toi, Torlyri ! Un cadeau, quelque chose de précieux que j’ai gardé pour toi ! Viens vite !

Il passa à grandes enjambées devant la sentinelle, sans même se retourner pour voir si Torlyri le suivait. La sentinelle adressa à la femme-offrande un geste dont elle ne comprit pas la signification, mais qui lui sembla amical. Peut-être un signe sacré, ou bien quelque allusion grivoise. Torlyri fit le signe de Yissou et elle s’élança en courant derrière Trei Husathirn.

Ce qu’il appelait son chez-moi était une pièce unique située au rez-de-chaussée d’un palais baroque des yeux de saphir, une construction de pierre blanche dont les blocs de pierre semblaient éclairés de l’intérieur par une mystérieuse lumière jaune et froide.

Dans la pièce austère, Torlyri ne vit qu’un tas de fourrures faisant office de lit, une sorte d’autel grossier dressé dans une niche, quelques lances et sarbacanes appuyées contre un mur et deux ou trois petits paniers d’osier contenant les affaires personnelles de Trei Husathirn. Mais il n’y avait aucun signe d’une présence féminine. Torlyri sentit monter en elle un profond soulagement qui la plongea dans la confusion.

Trei Husathirn s’agenouilla devant l’autel en murmurant quelques mots qu’elle ne put entendre et il posa respectueusement son casque dans la niche. Puis il se releva et s’approcha d’elle. Debout l’un en face de l’autre, ils se regardèrent longuement en silence.

Elle songea à tout ce qu’elle avait prévu de lui dire quand ils seraient seuls. Mais maintenant qu’ils étaient enfin en mesure de communiquer, elle voyait l’absurdité du petit discours qu’elle avait préparé. Lui parler d’amour ? Comment ? Et de quel droit ? Ils n’étaient que des étrangers l’un pour l’autre. Les rares fois où ils s’étaient rencontrés, à l’occasion des visites que leurs deux tribus se rendaient, ils avaient pris plaisir à se regarder, à se sourire et à échanger des clins d’œil, à se montrer en riant des choses qui, les dieux seuls savaient pourquoi, leur paraissaient tout à coup amusantes. Mais il ne s’était jamais rien passé entre eux. Elle ne connaissait son nom que depuis quelques minutes et tout ce qu’il savait d’elle, c’est qu’elle était la femme-offrande de sa tribu, ce qui d’ailleurs n’avait peut-être aucune signification pour lui. Et maintenant ils étaient face à face, muets, sans avoir ni l’un ni l’autre la moindre idée de ce qu’il convenait de dire ou de faire.

Torlyri avança malgré elle la main vers son épaule droite, suivant légèrement du doigt la longue et étroite cicatrice qui courait du gras de l’avant-bras à la base du cou. La fourrure n’avait pas repoussé et la peau était toute lisse, d’un rose argenté, très curieuse au toucher, comme un parchemin ancien. Quand elle se rendit compte de ce qu’elle faisait, elle retira vivement sa main, comme si elle s’était brûlée en l’approchant trop près d’une flamme.

— Des hjjk, dit-il. J’étais très jeune. Ils ont un bec très dur. Trois d’entre eux l’ont payé de leur vie.

— Je suis sincèrement désolée.

— Il y a très longtemps. Je n’y pense jamais.

Le tremblement de Torlyri reprit, mais elle parvint à le maîtriser. Les yeux du Beng étaient fixés sur les siens et elle soutint son regard. Ils étaient à peu près de la même taille, car Torlyri était grande. Il se dégageait de lui une impression de force physique. A l’évidence, c’était un guerrier ; certainement très courageux.

Trei Husathirn avança à son tour la main vers Torlyri. Il suivit du bout des doigts la spirale d’un blanc éclatant qui courait de l’épaule droite de Torlyri jusqu’à sa hanche en passant par le sein, puis il posa toute la main sur la ligne blanche qui lui faisait pendant de l’autre côté du corps de la femme-offrande.

— Très joli, dit-il. Le blanc. Je n’ai jamais vu ça.

— Ce n’est pas… courant chez nous non plus.

— Tu as un enfant, Torlyri ? Avec la même ligne blanche ?

— Non, je n’ai pas d’enfant.

— Et un homme ? Tu as un homme ?

Elle vit la tension gagner lentement le visage du Beng.

Le plus facile eût été de lui répondre ce qui, somme toute, était la vérité : « Non, je n’ai pas d’homme. » Mais ce n’était qu’une partie de la vérité et elle tenait à ce qu’il en sache le plus possible.

— J’ai eu un homme pendant quelque temps, dit-elle. Mais il est parti.

— Ah !

— Il est parti très loin. Je ne le reverrai jamais.

— Je suis désolé, Torlyri.

— Vraiment ? demanda-t-elle en se forçant à sourire.

— Que cela t’ait blessée, oui. Mais pas qu’il soit parti. Non, je ne peux pas dire ça.

— Ah, dit-elle.

Le silence retomba entre eux, mais il était différent du silence tendu et gêné d’avant.

— Dans ma tribu, reprit-elle, la coutume voulait que la femme- offrande ne prenne pas de compagnon, mais les choses ont changé quand nous avons quitté notre cocon et de nouvelles coutumes se sont instaurées. C’est alors que je me suis rendu compte que j’avais envie de prendre un compagnon, comme tout le monde, et je l’ai fait. J’ai donc eu un homme pendant quelque temps et cela ne remonte pas à très longtemps. Tu comprends ce que je dis, Trei Husathirn ? J’ai passé la plus grande partie de ma vie sans homme et je m’en portais bien. Puis j’en ai eu un et je crois que j’étais heureuse avec lui. Quand il est parti, cela m’a fait très mal. Je me dis parfois qu’il aurait sans doute mieux valu ne jamais avoir eu d’homme du tout qu’en avoir eu un pour le perdre de cette manière.

— Non, fit-il. Comment peux-tu dire cela ? Tu as connu l’amour, n’est-ce pas ? L’homme est parti, mais le souvenir de l’amour restera toujours en toi. Préférerais-tu ne jamais avoir connu l’amour ?

— Je connaissais déjà l’amour, mais sous d’autres formes que celle que j’ai connue avec lui. L’amour de Koshmar, ma…

Elle n’acheva pas sa phrase, car elle se rendit compte qu’elle ne savait pas dire « compagne de couplage » en Beng.

— … Mon amie, dit-elle maladroitement. Et l’amour de toute ma tribu. Je sais que tout le monde m’aime beaucoup et, moi aussi, je les aime.

— Ce n’est pas la même chose.

— Peut-être pas, en effet. Et toi ? ajouta-t-elle en retenant son souffle. As-tu une femme, Trei Husathirn ?

— J’en ai eu une.

— Ah !

— Elle est morte. Les hjjk…

— Le même jour que ça ? demanda-t-elle en montrant la cicatrice.

— Non, une autre bataille. Beaucoup plus tard.

— Vous vous êtes souvent battus contre les hjjk ?

— Ils sont partout, répondit Trei Husathirn avec un haussement d’épaules. Ils nous ont fait beaucoup souffrir ; mais je crois que nous les avons fait beaucoup souffrir aussi, même s’ils ne semblent pas éprouver de douleur, ni physique ni morale.

Il secoua la tête en faisant une grimace, comme si le simple fait de parler des hjjk le dégoûtait.

— Je t’ai dit que j’avais un cadeau pour toi, Torlyri.

— Oui, mais ce n’est pas la peine…

— Je t’en prie, dit-il.

Il commença à fouiller dans l’un de ses paniers d’osier et en sortit un casque, pas un de ces casques à l’aspect féroce portés par les guerriers, mais un casque de petite taille, comme elle en avait déjà vu sur la tête de certaines femmes Beng. Il était fait d’un métal rouge et luisant, si soigneusement poli qu’on pouvait presque s’y regarder comme dans un miroir. La ligne en était gracieuse et le dessin délicat. En forme de cône terminé par deux sommets arrondis, il était orné de motifs entrelacés gravés par la main d’un maître. Il le lui tendit timidement et Torlyri le regarda sans oser le prendre.

— Il est magnifique, dit-elle. Mais je ne peux pas accepter.

— Si, je t’en prie.

— Il est trop précieux.

— Il est très précieux. C’est pour cela que je te l’offre.

— Qu’est-ce que cela signifie, demanda Torlyri après un silence, quand une femme accepte un casque d’un homme ?

— Qu’ils sont amis, répondit Trei Husathirn, l’air gêné.

— Ah ! dit Torlyri, qui se rappelait lui avoir parlé de Koshmar comme de son amie. Et l’amitié entre un homme et une femme ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Eh bien… commença-t-il, de plus en plus embarrassé… cela signifie… Oh ! Torlyri… ! Faut-il que je le dise ?

— J’ai offert mon amitié à un homme et il m’a fait beaucoup de mal.

— Cela arrive. Mais ce n’est pas toujours vrai.

— Nous sommes de deux tribus différentes… Il n’y a pas de précédent…

— Tu parles notre langue. Tu apprendras nos coutumes.

Trei Husathirn lui tendit derechef le casque rutilant.

— Il y a quelque chose entre nous, dit-il. Tu le sais. Tu le sais depuis le début. Même quand nous ne parlions pas la même langue, il y avait quelque chose entre nous. Ce casque est pour toi, Torlyri. Je l’ai gardé ici pendant de longues années et maintenant je te l’offre. Accepte-le, je t’en prie !

Il se mit à trembler à son tour. Ne pouvant supporter de le voir ainsi, Torlyri prit doucement le casque et le leva au-dessus de sa tête comme pour l’essayer. Puis, sans s’en être coiffée, elle le serra contre sa poitrine et le reposa soigneusement.

— Merci, murmura-t-elle. Je le conserverai précieusement toute ma vie.

Elle avança de nouveau la main vers sa cicatrice, doucement, tendrement. Trei Husathirn posa la sienne sur l’épaule gauche de Torlyri, à l’endroit où commençait la bande blanche dont il suivit le dessin en spirale jusqu’au sein de la femme-offrande. Elle se rapprocha de lui. Il la prit dans ses bras et ils se laissèrent tous deux glisser sur la couche de fourrures.

La morsure brûlante du vent du sud avivait les désirs tant physiques que spirituels de Taniane.

Ses cuisses étaient parcourues de frémissements ; son ventre et son sexe palpitaient. Ce serait bon de s’accoupler. Avec Haniman, si elle le trouvait. Sinon, Orbin ferait l’affaire. Orbin était toujours prêt.

Mais la tension qu’elle éprouvait à la hauteur du front et qui, de la nuque, se propageait le long de sa colonne vertébrale semblait plutôt indiquer que c’était d’un couplage qu’elle avait envie. Cela faisait longtemps, très longtemps. Au vrai, Taniane ne satisfaisait que très rarement son envie de couplage, faute de partenaires capables de lui donner satisfaction. Mais aujourd’hui, ce besoin semblait impérieux. Peut-être se confond-il avec mon désir d’accouplement, songea Taniane, et peut-être se dissipera-t-il quand mon corps aura reçu le plaisir qu’il réclame.

Mais il y avait encore autre chose qui la perturbait. Elle se sentait nerveuse, anxieuse, en proie à une inquiétude diffuse dont elle ne parvenait pas à déterminer la cause. Elle la sentait dans ses dents, derrière ses yeux, au creux de son estomac ; mais elle savait qu’il ne s’agissait là que de manifestations sensibles d’un mal profond de l’âme. Ces sensations ne lui étaient pas inconnues, mais elles étaient particulièrement intenses ce jour-là, comme portées à l’incandescence par le vent chaud et sec soufflant en violentes rafales. Cela était lié au départ d’Harruel et de ses fidèles — Taniane était maintenant persuadée qu’ils vivaient des aventures extraordinaires dans des contrées de rêve alors qu’elle demeurait prisonnière des ruines poussiéreuses de Vengiboneeza — mais aussi à la présence envahissante des Beng. Les Beng protestaient de leurs intentions amicales, mais ils avaient une étrange conception de l’amitié. Avec force démonstrations d’amitié, ils avaient lentement mais sûrement pris possession de la quasi-totalité de la cité et ils se conduisaient maintenant comme les seuls maîtres de Vengiboneeza et comme si la tribu de Koshmar n’était qu’une bande d’intrus dont ils toléraient aimablement la présence. Taniane s’inquiétait également de la passivité de Koshmar devant cette dépossession. Elle n’avait rien fait pour trouver un terrain d’entente avec les Beng. Elle n’avait rien fait pour freiner leur expansion. Elle se contentait de hausser les épaules d’un air méprisant et les laissait faire tout ce qu’ils voulaient.

Koshmar ne paraissait plus être que l’ombre de la Koshmar d’antan. La sécession d’Harruel semblait avoir brisé quelque chose en elle. Et il y avait à l’évidence des problèmes entre Koshmar et Torlyri. La femme-offrande n’était presque plus jamais dans sa tribu ; elle passait maintenant tout son temps chez les Beng. Le bruit courait que Torlyri avait trouvé un compagnon chez les Hommes aux Casques. Comment Koshmar pouvait-elle tolérer cela ? Pourquoi ne réagissait-elle pas ? Si elle n’avait plus la force de se conduire en chef, pourquoi ne passait-elle pas la main afin que quelqu’un d’un peu plus énergique puisse prendre le relais ? Koshmar a dépassé l’ancienne limite d’âge, se dit Taniane, et si la tribu vivait encore dans le cocon, elle serait déjà sortie pour attendre la mort et je serais sans doute le nouveau chef. Mais la limite d’âge était abolie et Koshmar refusait d’abandonner le pouvoir.

Taniane ne souhaitait aucunement recourir à la manière forte et elle ne pensait pas que le Peuple la soutiendrait si elle s’avisait de le faire, même si elle était la seule femme de la tribu ayant l’âge et les qualités voulues pour succéder à Koshmar. De toute façon, se dit-elle, il faut faire quelque chose. Nous devons changer de chef, et sans tarder. Trouver quelqu’un qui réussisse à mettre un terme au grignotage des Beng.

Elle traversa l’esplanade et pénétra dans la salle où étaient entreposés les objets fabriqués de la Grande Planète. Elle espérait y trouver Haniman et assouvir avec lui le plus simple des désirs qui la tourmentaient.

Mais, au lieu d’Haniman, c’est Hresh qu’elle découvrit, circulant d’un air morose au milieu des mystérieux appareils rassemblés par les Chercheurs et dont tout le monde se désintéressait quelque peu depuis l’arrivée des Beng. Il leva la tête en l’entendant approcher, mais demeura silencieux.

— Je te dérange ? demanda-t-elle.

— Pas vraiment. Je peux faire quelque chose pour toi ?

— Je cherchais… non, cela n’a pas d’importance. Tu as l’air malheureux, Hresh.

— Toi aussi.

— C’est ce maudit vent. Va-t-il s’arrêter de souffler un jour ?

— Il s’arrêtera quand il s’arrêtera, dit Hresh en haussant les épaules. Il y a de la pluie au nord et cet air sec se précipite à sa rencontre.

— Tu comprends tellement de choses, Hresh.

— Je comprends si peu de choses, répliqua-t-il en détournant la tête.

— Qu’est-ce qui te rend si malheureux, Hresh ?

Elle s’approcha de lui. Les épaules tombantes et les yeux baissés, il maniait distraitement un petit appareil argenté, d’apparence complexe, dont nul n’avait encore réussi à déterminer la fonction. Comme il est maigre, songea-t-elle. Comme il est frêle. Elle sentit soudain une grande bouffée d’amour monter en elle. Et elle comprit qu’il avait peut-être vraiment peur d’elle, lui dont la sagesse et les mystérieuses facultés mentales lui avaient toujours paru si effrayantes. Elle eut envie, comme l’eût fait Torlyri, de passer le bras autour de ses épaules pour le réconforter et de le serrer très fort contre elle. Mais il s’était retranché derrière son chagrin.

— Dis-moi ce qui te rend malheureux.

— Je n’ai jamais dit que quelque chose me rendait malheureux.

— Cela se voit sur ton visage.

— Laisse-moi tranquille, Taniane, dit-il en secouant la tête avec agacement. C’est Haniman que tu es venue chercher ? Je ne sais pas où il est. Il est peut-être parti pêcher au bord de la mer avec Orbin. Ou bien…

— Ce n’est pas Haniman que je suis venue chercher, dit-elle.

Et, à son grand étonnement, elle s’entendit dire :

— C’est toi que je suis venue chercher, Hresh.

— Moi ? Que me veux-tu donc ?

— Je me demandais si tu pourrais m’apprendre quelques mots de Beng, improvisa Taniane. Juste quelques-uns…

— Toi aussi !

— Quelqu’un te l’a déjà demandé ?

— Torlyri. Tu sais qu’elle passe son temps à rire et à flirter avec un Beng, celui qui a la cicatrice, tu vois ? Eh bien, elle est amoureuse de lui ! Elle est venue me voir il y a quelques jours et elle avait un drôle d’air. Elle m’a dit : « Enseigne-moi le Beng ! Il faut que tu m’enseignes le Beng ! Tout de suite ! » Et elle a exigé que je le fasse ! As-tu déjà vu Torlyri exiger quelque chose ?

— Et alors, qu’as-tu fait ?

— Je lui ai appris à parler le Beng.

— C’est vrai ? Je croyais que tu ne connaissais pas encore assez bien la langue pour nous apprendre plus que quelques mots.

— Eh bien, je mentais, dit Hresh d’une toute petite voix. Je parle le Beng comme un Beng. Je me suis servi du Barak Dayir pour l’apprendre avec l’ancien de leur tribu. Je voulais garder cela pour moi, c’est tout. Mais je n’ai pas pu refuser de l’enseigner à Torlyri quand elle me l’a demandé avec tant d’insistance. Et maintenant elle parle le Beng.

— Je serai la prochaine à l’apprendre, dit Taniane.

Hresh parut très troublé et extrêmement mal à l’aise.

— Taniane… Non, je t’en prie…

— De quoi me pries-tu ? Il est de ton devoir de m’enseigner le Beng, Hresh. De l’enseigner à tout le monde. Les Beng sont nos ennemis. Si nous devons les affronter un jour, il nous faudra être capables de les comprendre.

— Ce ne sont pas nos ennemis, dit Hresh.

— C’est ce qu’ils essaient de nous faire croire. Peut-être est-ce la vérité, mais comment saurons-nous à quoi nous en tenir si nous ne comprenons pas ce qu’ils disent ? Et tu es le seul qui les comprenne… avec Torlyri maintenant. Imagine qu’il t’arrive quelque chose ? Tu n’as pas le droit de nous tenir plus longtemps dans l’ignorance, Hresh ! Tu as reconnu que tu pouvais nous enseigner le Beng et nous avons tous besoin de connaître la langue… et pas seulement pour aller retrouver un amant dans l’autre tribu, comme le fait Torlyri. C’est une question de survie pour nous tous. J’espère que tu es d’accord !

— Peut-être. Oui, je suppose…

— Alors, enseigne-moi le Beng. Je veux commencer aujourd’hui. Si tu estimes qu’il me faut l’autorisation de Koshmar, allons la trouver tout de suite. Il faudra que tu le lui enseignes aussi. Et, après elle, à tous les principaux membres de la tribu.

Hresh garda le silence. Il semblait être au supplice.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Taniane. Qu’y a-t-il de si terrible dans le fait que je veuille apprendre le Beng ?

— Le seul moyen de l’apprendre, dit Hresh d’un ton lugubre et en dérobant son regard, c’est le couplage.

— Et alors ? demanda Taniane dont les yeux étincelaient. Où est le problème ?

— Je t’ai demandé un jour de le faire avec moi et tu as refusé…

— C’était donc cela ! Elle éprouva une gêne passagère, puis, voyant qu’il était encore plus embarrassé qu’elle, elle lui sourit.

« C’est à cause de la manière dont tu l’as demandé, Hresh, dit-elle d’une voix aussi douce que possible. A peine sorti des bras de Torlyri, tu es venu me voir et tu m’as dis à brûle-pourpoint : « Allons-y, Taniane ! allons-y tout de suite ! » Tu n’as pas compris que j’ai été choquée par ton attitude ? Nous nous connaissons depuis treize ans, nous avons attendu pendant tout ce temps d’atteindre ensemble l’âge du couplage et toi, tu as tout gâché d’un seul coup, tu as tout gâché avec ta fichue maladresse…

— Je sais, dit-il d’un ton dolent. Ce n’est pas la peine de me rappeler tout cela.

— Le fait d’avoir refusé la première fois, reprit Taniane avec un regard aguichant, ne signifiait pas nécessairement que je refuserais la seconde.

— C’est aussi ce que Koshmar m’a dit, fit Hresh du même ton sinistre, sans paraître avoir remarqué l’œillade.

— Tu en as parlé avec Koshmar ? demanda Taniane en refrénant une brusque envie de rire.

— Elle semblait être au courant de tout et elle m’a conseillé de te le demander une seconde fois.

— Eh bien, dit Taniane, Koshmar avait raison.

Hresh la considéra en silence pendant quelques instants.

— Tu veux dire, commença-t-il très sèchement, que maintenant qu’un couplage avec moi peut t’apporter quelque chose, tu es disposée à accepter. C’est bien cela ?

— Tu es l’être le plus exaspérant que j’aie jamais rencontré !

— Mais j’ai raison, non ?

— Tu te trompes complètement ! Cela n’a absolument rien à voir avec l’enseignement du Beng. J’attends simplement depuis le jour où tu me l’as demandé que tu me manifestes un peu d’intérêt.

— Mais, Haniman…

— Que Dawinno emporte Haniman ! Il n’est que mon partenaire d’accouplement ! C’est toi, Hresh, que je veux comme partenaire de couplage ! Comment peut-on être aussi bête ? Pourquoi m’obliges-tu à dire ce qui est tellement évident ?

— Tu me veux pour moi ? Pas parce que le couplage te permettra d’apprendre le Beng ?

— Oui.

— Mais pourquoi ne le disais-tu pas, Taniane ?

— Oh ! toi ! soupira-t-elle en levant les bras dans un geste d’impuissance.

Hresh garda le silence pendant un long moment. Aucune expression n’était visible sur son visage.

— Je me suis vraiment conduit d’une manière très stupide, dit-il enfin d’une voix tout à fait calme.

— Oui, véritablement très stupide.

— C’est vrai. C’est vrai.

Il plongea les yeux dans ceux de Taniane et la regarda encore un long moment sans rien dire.

— Veux-tu t’accoupler avec moi ? dit-il en rompant le silence.

— Un accouplement ? Pas un couplage ?

— D’abord l’accouplement. Sais-tu que je ne l’ai jamais fait avec personne ?

— Non, je ne savais pas.

— Alors, tu veux bien ? Même si je ne le fais pas très bien ?

— Bien sûr que je veux, Hresh. Et tu le feras aussi bien que n’importe qui.

— Et après, nous pourrons essayer le couplage. D’accord, Taniane ?

— D’accord, répondit-elle en souriant.

— Mais pas pour t’enseigner le Beng. Un couplage pour le plaisir du couplage. Et plus tard, la prochaine fois, je t’apprendrai le Beng. D’accord ?

— C’est promis ?

— Oui, c’est promis. Oui. Oui.

— Tout de suite ? demanda-t-elle.

— Oh ! Oui ! Oui, tout de suite !

La matinée était déjà radieuse quand Salaman partit creuser sa tranchée. Il ne croyait déjà plus depuis longtemps à l’utilité de cette tranchée, mais le travail de terrassement avait au moins le mérite de l’aider à se concentrer.

Il n’avait pas creusé pendant plus de cinq minutes quand une ombre s’allongea de part et d’autre de la tranchée. Salaman leva la tête et vit Harruel, les mains sur les hanches, debout au bord de la tranchée. Le roi oscillait dangereusement d’avant en arrière et il donnait l’impression de devoir basculer d’une seconde à l’autre dans le fossé. Salaman trouva qu’il était bien tôt pour être déjà ivre à ce point.

— Déjà au travail, hein ? dit Harruel en éclatant d’un rire gras. Par Dawinno, tu ferais bien de te méfier ! Tu vas nous déterrer un mangeur de glace un de ces jours !

— Les mangeurs de glace ont tous disparu, répliqua Salaman en reprenant son travail. Prends donc une pelle, Harruel, et viens m’aider à creuser. Un peu d’exercice te fera le plus grand bien.

— Pouah ! Tu crois que je n’ai rien de mieux à faire ?

Salaman ne répondit pas. Il était toujours dangereux d’asticoter Harruel et il préféra s’en tenir là. Il se concentra sur son ouvrage et, au bout de quelques instants, il entendit le roi s’éloigner d’un pas lent et mal assuré en ahanant.

La tranchée de Salaman était un long fossé sinueux qui traversait le centre de la Cité de Yissou comme un immense serpent noir, longeant l’arrière du palais royal, passant entre la hutte de Konya et Galihine et celle de Salaman et Weiawala, puis se poursuivant en une ligne onduleuse qui contournait la hutte de Lakkamai. La profondeur de la tranchée était supérieure à la taille d’un homme et sa largeur égale à celle de la largeur d’épaules d’un homme de forte carrure.

Konya et Lakkamai lui avaient donné un petit coup de main, mais il en avait creusé seul la majeure partie, cherchant avec acharnement à mettre au jour quelque vestige de l’étoile de mort dont il avait la conviction que la chute était à l’origine du cratère. Depuis les premiers temps de leur installation, il avait réussi à consacrer quotidiennement ou presque une ou deux heures à sa tâche. Il creusait pendant quelque temps, soigneusement, absorbé par son travail, puis il transportait la terre retournée à l’autre bout de la tranchée afin de ne pas trop gêner les déplacements à l’intérieur du village. Salaman était en butte à de nombreuses railleries et à quelques critiques, mais il poursuivait imperturbablement sa tâche.

A force d’affirmer aux autres qu’un fragment de l’étoile de mort deviendrait pour eux un talisman capable d’écarter tous les périls, il avait fini par le croire lui-même. Mais le principal objectif qu’il poursuivait en creusant sa tranchée était de prouver que le cratère était réellement le point d’impact d’une étoile de mort. Toute théorie doit être vérifiée, se disait Salaman, et l’on ne saurait se satisfaire d’une hypothèse. Voilà pourquoi il continuait de creuser. Il rêvait du jour où il entendrait sa pelle heurter le métal, où il découvrirait une énorme masse d’acier enfouie dans le sol à la lisière de leur village et où il crierait aux autres de venir voir, de venir tout de suite…

Mais jusqu’à présent il n’avait rien trouvé d’autre que des pierres, de grosses racines et quelques ossements enterrés par des animaux nécrophages. Peut-être l’étoile de mort était-elle si profondément enfouie dans le sol qu’il lui faudrait au moins cinq vies pour l’exhumer. Mais il se pouvait aussi, comme il l’avait soupçonné dès le début, que les étoiles de mort eussent été faites d’une matière qui ne durait pas ; des boules de feu ou de glace ayant accompli leurs effroyables ravages, mais dont il ne restait rien. La seule hypothèse que Salaman refusait d’accepter, car il était persuadé de sa fausseté, était que cet énorme cratère circulaire, d’une forme si régulière et qui avait manifestement défoncé la surface unie de cette vallée enchanteresse, aurait pu être formé par autre chose qu’une étoile de mort. Toute une civilisation avait été anéantie par ces astres de mort et il ne faisait aucun doute pour Salaman qu’ils avaient laissé sur la surface de la planète d’affreuses cicatrices et que ces cicatrices avaient la forme du cratère où Harruel avait choisi de fonder la Cité de Yissou.

Mais, ce matin-là, les étoiles de mort n’étaient pas la préoccupation première de Salaman. Ses pensées étaient essentiellement tournées vers l’étrange et lointain message — s’il s’agissait bien d’un message — qu’il avait perçu du haut de l’éminence quand son organe sensoriel était entré en contact avec celui de Weiawala.

Un roulement de tambour lancinant ; un grondement, un martellement sourd ; le sentiment diffus d’une terrifiante menace. Tout cela n’avait-il été que le fruit de son imagination ? Non, impossible. Le signal était très faible ; la distance devait être très grande. Mais Salaman était certain de ne pas avoir rêvé tout cela. C’était léger mais réel. Il avait perçu un mouvement, une agitation au cœur du continent. Peut-être cela recelait-il une menace pour la Cité de Yissou et peut-être y avait-il certaines précautions à prendre.

Inquiet, tremblant, dégoulinant de sueur, il creusa d’arrache-pied pendant plus d’une heure, défonçant la terre comme si toutes les réponses qu’il cherchait y étaient profondément enfouies. Du sable boueux volait en tous sens et sa fourrure en était couverte. Il le sentait crisser entre ses dents et il crachait sans cesse, mais sans parvenir à s’en débarrasser. Salaman creusait comme un forcené, avec une telle violence que la terre sableuse qu’il projetait derrière lui décrivait un grand arc de cercle en l’air avant de retomber, mais il ne regardait même pas où elle tombait. Quand il s’arrêta enfin, le cœur battant à se rompre, les yeux brouillés par la fatigue, il s’appuya sur sa pelle pour réfléchir.

Hresh saurait ce qu’il convient de faire, se dit-il.

Imagine donc que tu sois en train d’en parler avec Hresh. Quel conseil te donnerait-il ? Tu lui dirais : J’ai reçu un message, mais il est indistinct. Ce message est peut-être de la plus haute importance, mais je ne peux pas le savoir, car je ne parviens pas à le déchiffrer. Dis-moi ce que tu ferais à ma place.

Et Hresh lui dirait : Quand un message est indistinct, Salaman, il convient de lui donner plus de clarté !

Hresh avait toujours une réponse ingénieuse.

Salaman jeta sa pelle et se hissa hors de sa tranchée. Il découvrit avec stupéfaction le résultat de son travail frénétique, l’excavation à la forme irrégulière et la terre disséminée tout autour. Il secoua la tête d’un air désolé en songeant qu’il lui faudrait réparer tout cela. Mais il s’en occuperait plus tard.

Malgré sa fatigue, Salaman se força à courir. Il contourna la hutte de Lakkamai, faillit renverser Bruikkos qui en resta comme deux ronds de flan et remonta au pas de course la piste qui menait à la bordure méridionale du cratère. Il était mû par une énergie surnaturelle. Il avait l’impression que Yissou, juché sur son épaule droite, et Dawinno, sur la gauche, lui insufflaient toute leur force. Friit, le Guérisseur, courait juste devant lui ; il lui souriait et lui faisait signe d’avancer. En trébuchant, en chancelant, en haletant, Salaman atteignit enfin le bord du cratère qu’il franchit d’un bond et, semblant trouver un second souffle, il s’élança à toutes jambes à l’assaut de la petite butte dont il avait fait son poste d’observation.

La Terre s’étendait devant lui dans toute sa majesté verdoyante.

Il tourna la tête vers le sud, où le soleil baignait les collines, le temps de reprendre son souffle et de rassembler ses forces. Puis il leva son organe sensoriel et projeta sa seconde vue, ce système récepteur spécifique dont tous ceux de sa race étaient dotés. Et son organe sensoriel devint aussi raide qu’un organe génital. Il le dirigea vers l’horizon lumineux en déversant toute l’énergie qui était en lui.

Et il entendit de nouveau le martellement lancinant : un bruit sourd et prolongé qui se répercutait au loin, dans les collines.

Grâce à sa seconde vue, le bruit mystérieux lui devint presque compréhensible… presque, mais pas tout à fait. Il vit un éclair de couleur, une éblouissante tache écarlate… Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Puis d’autres couleurs lui apparurent : jaune et noir, jaune et noir, jaune et noir, comme des pulsations dont le mouvement se répétait interminablement.

Ces sensations furent accompagnées d’un profond sentiment de terreur qui le projeta à terre où il demeura prostré, tremblant, les doigts profondément enfoncés dans la terre grasse, comme s’il avait voulu s’y enraciner.

Il y a quelque chose qui se dirige vers nous, quelque chose de terrifiant… Mais quoi ? Quoi ?

Il avait donné plus de clarté au message, mais l’éclairage était encore insuffisant. Il n’avait heureusement pas épuisé toutes ses ressources. Le couplage seul ne lui avait pas apporté une vision assez nette ; la seconde vue non plus, même si la perception s’en était trouvée améliorée. Mais on pouvait essayer simultanément le couplage et la seconde vue…

Salaman se redressa d’un bond et commença à dévaler la pente en direction de la Cité de Yissou. Dans sa course folle, il déplaça toutes sortes de cailloux et quelques grosses pierres qui l’accompagnèrent dans sa descente en formant un petit éboulement dans lequel il se tordit plusieurs fois les chevilles. Mais cela le ralentit à peine. Il savait qu’une sorte de folie l’habitait, que l’énergie des dieux était en lui.

— Weiawala ! cria-t-il en débouchant au cœur de la petite agglomération. Où es-tu, Weiawala ? Weiawala !

Elle sortit de la hutte de Bruikkos et Thaloin et regarda autour d’elle d’un air inquiet. En le voyant, elle porta la main à sa bouche.

— Que t’est-il arrivé, Salaman ? Je ne t’ai jamais vu dans un tel état ! Tu es trempé de sueur… Tu es couvert de poussière…

— Aucune importance ! dit-il en la saisissant par le poignet. Viens ! Viens avec moi !

— Es-tu devenu fou ?

— Viens ! Viens là-haut, sur la butte !

Et il commença à la traîner derrière lui. Thaloin sortit à son tour de la hutte et, plissant les yeux pour se protéger du soleil, elle demeura bouche bée en découvrant la scène. En la voyant, une nouvelle idée vint à l’esprit de Salaman. Si une partenaire de couplage pouvait amplifier un message mental venu de très loin, deux partenaires pouvaient peut-être donner à la perception une profondeur beaucoup plus grande. D’un geste vif, il referma son autre main sur le poignet de Thaloin et entraîna les deux femmes dans la direction de la piste.

— Lâche-moi ! s’écria Thaloin. Mais qu’est-ce que tu…

— Viens avec nous, marmonna Salaman. Je t’en prie ! Ne discute pas, c’est vital ! Nous allons au sommet de la butte… là-haut…

Il pressa le pas, entraînant derrière lui les deux femmes qu’il tenait fermement. Leurs cris et leurs protestations attirèrent des curieux, Lakkamai, Minbain et le petit Samnibolon, qui échangèrent des regards perplexes. Au moment où Salaman arrivait à la hauteur du palais royal, Harruel en sortait par la porte de derrière, l’air sombre, le visage renfrogné. Il fit quelques pas d’une démarche titubante d’ivrogne, puis il tendit le bras vers Salaman et éclata d’un rire tonitruant.

— Deux, Salaman ! Il t’en faut deux à la fois ? Seul le roi peut avoir deux femmes à la fois ! Tiens, donne m’en donc une…

La main d’Harruel se referma sur l’épaule de Weiawala. Salaman lança un juron et le repoussa d’un coup d’épaule dans la poitrine. Harruel écarquilla les yeux. Il poussa un cri de stupeur et, battant désespérément l’air de ses bras pour ne pas perdre l’équilibre, il partit en arrière, vers la tranchée de Salaman. Puis il trébucha et tomba à la renverse dans le fossé. Salaman ne prit même pas la peine de se retourner. Resserrant encore son étreinte sur le poignet des deux femmes, il les entraîna sur la piste raboteuse qui menait au bord du cratère. Il savait qu’il allait trop vite pour elles. Elles butaient contre les pierres, elles trébuchaient sans cesse, elles perdaient l’équilibre, mais il les relevait et les tirait derrière lui. Thaloin était beaucoup plus petite que Weiawala et elle avait toutes les peines du monde à suivre, mais Salaman s’arrêtait, aussi souvent qu’il le fallait, pour l’aider à avancer. Elles n’offraient aucune résistance. Elles avaient dû décider qu’il était devenu complètement fou et que le plus sûr était de faire tout ce qu’il voudrait.

Quand ils atteignirent enfin le sommet de l’éminence, Salaman les lâcha si brutalement qu’elles se retrouvèrent à terre et il se laissa tomber à côté d’elles. Ils demeurèrent tous les trois dans cette position pendant quelques instants, hors d’haleine, cherchant à reprendre leur souffle.

— Je vous ai fait venir pour un couplage, déclara enfin Salaman.

— Toi… moi… et Thaloin ? demanda Weiawala, les yeux écarquillés de stupeur.

— Tous les trois.

Thaloin poussa un petit cri plaintif, mais un regard de Salaman la fit taire.

— Tous les trois ! répéta-t-il d’un ton pressant qui trahissait sa démence. C’est vital pour la sécurité de notre ville ! Unissons-nous ! J’ai besoin de votre énergie ! De votre énergie et de votre seconde vue ! Unissons-nous !

Mais les deux femmes, parcourues de petits frissons, semblaient paralysées. Salaman prit l’organe sensoriel de Weiawala et l’enroula autour du sien, puis il plaça celui de Thaloin au-dessus des deux autres.

— Faites ce que je vous dis, je vous en prie ! dit-il de sa voix la plus douce et la plus enjôleuse. Abandonnez-vous au couplage.

Elles étaient trop fatiguées et trop effrayées pour s’exécuter aussi rapidement qu’il l’eût souhaité. Mais il les caressa, il les câlina, il laissa sa main courir sur leur sexe, comme si finalement il avait décidé de s’accoupler avec elles et, au bout d’un certain temps, il sentit une communion s’ébaucher avec Weiawala. Quelques instants plus tard, timidement, craintivement, Thaloin se joignit à eux.

Un couplage à trois ? Qui aurait jamais imaginé cela ? Les images affluaient dans l’esprit de Salaman, y semant la confusion et le laissant totalement dérouté. Mais il se força à faire le tri pour s’y retrouver et, petit à petit, tout se mit en place dans sa tête. Il sentait qu’il accédait à une vision de nature divine.

— La seconde vue ! murmura-t-il d’une voix pressante. Utilisez votre seconde vue ! Oui, comme cela…

Et Salaman vit.

Avec l’aide de ses deux partenaires, il était en mesure de projeter ses perceptions très haut dans le ciel et vers les quatre points cardinaux. C’était une merveilleuse et étourdissante sensation. Ce qui n’avait été qu’un grondement sourd devint un épouvantable roulement de tonnerre, comme si la terre au loin tremblait sans fin. Et il ne provenait pas des collines du sud, comme Salaman l’avait cru, mais de très loin au nord. Ce qu’il avait perçu les autres fois n’était que l’écho du message, répercuté par les montagnes à une grande distance au sud.

Il vit les gigantesques animaux rouges des Beng, ces monstres hirsutes qu’ils appelaient vermilions, un troupeau immense de milliers et de milliers de têtes, un océan mouvant de vermilions, une masse ondoyante recouvrant les flancs des montagnes et remplissant les vallées. Et cette terrifiante et sauvage multitude se dirigeait d’un pas lent et inexorable vers le sud, droit sur la Cité de Yissou…

Et, au milieu de ce monstrueux piétinement, à la tête de la myriade d’animaux…

Des hjjk ! Une colossale armée de hjjk, un nombre incalculable d’insectes noir et jaune en ordre de marche. Il distinguait les globes à facettes de leurs nombreux petits yeux, il percevait les terrifiants claquements de leurs becs acérés.

Le peuple des insectes était en marche, avançant en rangs serrés avec leurs vermilions, ravageant tout sur leur passage. Et il se dirigeaient vers la Cité de Yissou !

Jamais Taniane n’avait eu un couplage aussi bizarre. Ils l’avaient accompli juste après leur accouplement, ce qui n’était peut-être pas une très bonne idée. Hresh s’était fort bien débrouillé pour quelqu’un qui prétendait être entièrement novice en la matière, mais il avait semblé trop soucieux de faire les choses comme il convenait et cette gaucherie avait fini par embarrasser Taniane. Cette gêne s’était peut-être partiellement répercutée sur leur couplage. Quand elle lui avait ouvert son esprit, il s’était projeté en elle avec une violence à couper le souffle, mais, presque aussitôt, elle avait senti qu’il commençait à lui cacher certaines choses, à élever des barrières, à lui dissimuler certains aspects de son âme, ce qui allait à l’encontre du but recherché. Et pourtant, malgré les mystérieuses réticence de Hresh, Taniane avait eu le sentiment d’une communion bouleversante et l’expérience avait été pour elle d’une inoubliable intensité. Elle était consciente de n’avoir eu accès qu’à une partie de son âme, mais, aussi incomplète qu’elle eût été, cette fusion avait été infiniment plus forte que tout ce qu’elle avait jamais connu avec ses différents partenaires de couplage.

Quand ce fut terminé, ils restèrent tranquillement allongés dans la salle de couplage, écoutant le vent balayer les rues de son souffle chaud.

— Je peux te dire quelque chose, Hresh ? demanda Taniane après un très long moment de silence.

— Est-ce que cela me fera plaisir ?

— Je n’en suis pas sûre.

— Vas-y, dit-il après un moment d’hésitation.

— Tu ne le prendras pas mal ? poursuivit-elle en laissant lentement courir sa main sur la fourrure très douce de la saignée du bras de Hresh.

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Bon, bon. Ce que je voulais te dire, c’est que… c’est que tu déclenches en moi des réactions si fortes qu’elles me font très peur. Voilà, c’est tout.

— Et comment suis-je censé prendre cela ?

— Très bien. Je t’assure.

— J’espère, dit-il.

Il posa à son tour la main sur le bras de Taniane et commença de la caresser. Ils restèrent silencieux pendant quelque temps. Taniane avait la tête sur la poitrine de Hresh et elle entendait le battement sourd de son cœur.

— Torlyri ne t’a donc pas appris qu’il ne fallait rien cacher pendant le couplage ? demanda-t-elle brusquement.

— Je t’ai caché quelque chose ?

— C’est l’impression que j’ai eue.

— Tu sais, Taniane, je n’ai pas encore une grande expérience de la chose.

— Crois-tu que j’en aie beaucoup plus que toi ? Mais je sais ce que doit être le couplage et je sais que tu t’es dérobé, au moins en partie, et cela m’a fait mal, Hresh. Cela m’a donné l’impression que tu ne me faisais pas confiance, et même que tu te servais de moi…

— Non !

— Je ne veux pas te faire de la peine. J’essaie simplement de t’expliquer ce que j’ai ressenti… Afin que ce soit mieux pour nous la prochaine fois. Car je veux qu’il y ait une prochaine fois, Hresh, tu le sais bien, et qu’après il y en ait encore beaucoup d’autres…

— Je ne me suis pas dérobé, Taniane.

— Très bien. C’est peut-être moi qui me suis trompée.

Il s’écarta d’elle, s’appuya sur un coude et la regarda au fond des yeux.

— Si je t’ai dissimulé quelque chose, commença-t-il, c’est ce que j’ai découvert sur le monde, sur le Peuple, sur les Beng et sur la Grande Planète… des découvertes que je n’ai pas encore fini d’analyser, mais par lesquelles j’ai été secoué comme par un tremblement de terre. Des découvertes si écrasantes, Taniane, que je commence seulement à en comprendre la portée. Elles sont là, juste à la lisière de mon âme, et si je n’ai pas voulu te les faire partager pendant notre couplage, c’est sans doute… Je ne sais pas, sans doute parce que j’ai pensé qu’elles pourraient te faire du mal… Voilà pourquoi j’ai préféré les dissimuler.

— Raconte-moi, dit-elle.

— Je ne crois pas qu’il…

— Raconte-moi !

Il la considéra longuement d’un air grave.

— Te souviens-tu du jour où je me suis servi du Barak Dayir pour nous faire pénétrer dans le grand bâtiment de pierre verte où nous avons vu se déplacer les esprits des Faiseurs de Rêves ?

— Bien sûr que je m’en souviens.

— Qu’était cet édifice, à ton avis ?

— Un temple, répondit-elle. Un temple de la Grande Planète.

— Le temple de qui ?

— Le temple des Faiseurs de Rêves, répondit-elle en plissant le front.

— Et qui étaient les Faiseurs de Rêves ? poursuivit Hresh.

Taniane ne répondit pas tout de suite.

— Tu veux savoir ce que j’ai réellement pensé ce jour-là ? dit-elle d’une voix hésitante.

— Oui.

— Tu ne te moqueras pas de moi ?

— Certainement pas.

— J’ai pensé ce jour-là que les Faiseurs de Rêves étaient les humains dont parlent les chroniques. Qu’ils étaient les humains, eux, et pas nous. Et c’est bien ce que nous ont dit les yeux de saphir artificiels aux portes de Vengiboneeza… Ils nous ont dit que nous avions tort de nous considérer comme des humains et que nous ne sommes qu’une espèce d’animaux supérieurs. Nous n’avons jamais fait partie de la Grande Planète. Voilà ce que je pense au fond de moi-même depuis le jour où nous sommes entrés dans ce bâtiment. Mais je sais que je me trompe. Cela ne peut pas être vrai, Hresh ! Dis-moi que ce ne sont que des absurdités ! Les Faiseurs de Rêves sont probablement des voyageurs venus d’une autre planète et nous sommes les êtres humains que nous avons toujours cru être.

— Non. Nous ne sommes pas humains.

— C’est impossible !

— J’en ai eu la preuve devant les yeux. Il faut savoir regarder la vérité en face. Il y a des statues des Six Peuples dans toutes les ruines de la Grande Planète et, contrairement aux Faiseurs de Rêves, notre race n’y est pas représentée. De plus, dans une vision de la Vengiboneeza antique que j’ai eue grâce à une machine de la Grande Planète, j’ai découvert un endroit où étaient présentés toutes sortes d’animaux, pas des êtres civilisés, non… des animaux sauvages. Dans une cage se trouvaient nos ancêtres… Ils étaient presque comme nous, Taniane, et ils étaient enfermés dans une cage ! Exposés aux regards ! Des animaux !

— Non, hresh !

— Des animaux très intelligents, Taniane. Si intelligents qu’ils ont construit des cocons à l’arrivée du Long Hiver pour nous permettre d’en attendre la fin. Il est également possible que nous ayons construit les cocons nous-mêmes, je n’en sais rien. Et Dawinno nous a lentement changés. Il a fait de nous des êtres encore plus intelligents, tellement intelligents que nous avons mal interprété les chroniques et que nous avons cru être les humains. Mais il n’en est rien. Je le sais et l’ancien des Beng le sait, lui aussi. Il n’est jamais venu à l’esprit des siens qu’ils pouvaient être les descendants des humains vivant à l’époque de la Grande Planète.

— Mais si, comme l’affirment les chroniques, les humains sont censés prendre possession de la planète, maintenant que l’hiver est terminé…

— Non, dit Hresh. Les humains ont tous disparu. Ils sont morts pendant le Long Hiver, à l’exception de Ryyg qui était peut-être le dernier d’entre eux. C’est nous qui sommes censés prendre possession de la planète, mais, pour y parvenir, nous devrons nous rendre humains, Taniane !

— Je ne te suis plus. Si nous ne sommes pas humains, comment pouvons-nous…

— En vivant comme des humains. C’est presque ce que nous faisons. Nous avons un langage, une écriture, une histoire. Nous savons construire. Nous pouvons transmettre notre savoir à nos enfants. Tout cela est le propre des humains, pas des animaux. Le comportement des animaux est déterminé par leur instinct ; le nôtre par le savoir. Tu comprends ? Les Faiseurs de Rêves n’étaient pas les seuls humains, Taniane ! Les Six Peuples de la Grande Planète étaient humains ! Les humains humains, les yeux de saphir, les végétaux…

— Les hjjk aussi ? Ils étaient humains ?

— Si « humain » signifie civilisé, oui, répondit Hresh après un instant d’hésitation. Si cela signifie posséder la faculté d’apprendre, de créer, de transformer le monde, oui. Si l’on en juge selon ce critère, même les hjjk sont humains. C’est simplement une forme différente d’humanité. Et nous serons humains, nous aussi. Les nouveaux humains, les derniers humains. Il nous faudra pour cela continuer à nous développer et puis bâtir et réfléchir. Mais la première chose à faire, ce sera de quitter Vengiboneeza pour créer quelque chose qui sera véritablement à nous, plutôt que de nous terrer dans ces ruines. Bâtir pierre à pierre notre propre capitale, et non reconstruire une civilisation à partir des décombres de la précédente. Comprends-tu ce que je veux dire, Taniane ?

— Oui, je comprends. Je crois que je comprends, Hresh. C’est à peu près ce que disait Harruel.

— Oui. Lui aussi, à sa manière, il avait compris. Et il est parti pour accomplir ce que nous aurons à accomplir. Même si c’est un être grossier et brutal, il a au moins le mérite d’avoir commencé à bâtir quelque chose. C’est la tâche à laquelle, nous aussi, nous allons devoir nous atteler. Il nous incombera de relier le passé à l’avenir. Être humain, c’est poursuivre une œuvre, c’est établir des liens entre ce qui fut et ce qui sera. Voilà pourquoi il importe maintenant que nous finissions d’explorer ces ruines pour découvrir tous les objets de la Grande Planète qui sont encore en état de marche. Nous les emporterons avec nous quand nous quitterons Vengiboneeza et nous les utiliserons pour bâtir ce que nous avons à bâtir. Nous n’avons pas fait beaucoup de recherches depuis l’arrivée des Beng, poursuivit-il en souriant à Taniane. Mais un soir, il n’y a pas longtemps, je suis parti tout seul à l’autre bout de la ville et j’ai découvert une nouvelle salle où sont entreposées des machines. Je n’ai pas eu le temps d’y entrer, car les Beng m’ont arrêté. Je ne suis pas sûr qu’ils sachent exactement ce qu’il y a là-bas, mais ils tiennent à ce qu’aucun de nous n’en approche. Nous ne pouvons les laisser faire. Que dirais-tu d’y retourner avec moi ? Pour voir ce qu’il y a ? D’accord, Taniane ? D’accord ?

— Bien sûr, dit-elle. Quand veux-tu y aller ?

— Dans un ou deux jours. Bientôt.

— D’accord. Bientôt.

Il tendit les bras vers elle et Taniane crut qu’il avait de nouveau envie d’un couplage ; mais il voulait simplement la serrer dans ses bras. Puis il se leva et tendit la main pour l’aider à se mettre debout. Il lui annonça qu’il devait voir Koshmar pour discuter de tout cela avec elle. Et il avait d’autres choses importantes à faire. Toujours des discussions, toujours des choses à faire. Il partit et elle resta seule, secouant la tête.

Quel être bizarre tu es, Hresh ! songea-t-elle. Et si merveilleux !

Les idées se bousculaient dans sa tête. Pas humains… Nous devrons nous rendre humains… Il nous faudra bâtir… Il nous incombera de relier le passé à l’avenir…

Elle sortit sur l’esplanade où elle demeura seule, s’efforçant de calmer son esprit enfiévré. Soudain, elle entendit quelqu’un arriver derrière elle. C’était Haniman.

— Tu n’as pas envie d’un couplage ? murmura-t-il.

— Non !

— Tu me dis toujours non.

— Fiche-moi la paix, Haniman !

— Alors, un accouplement ?

— Non !

— Même pas ça ?

— Mais vas-tu me laisser tranquille !

— Que se passe-t-il, Taniane ? Tu as l’air perturbée.

— Oui.

— Dis-moi ce qui ne va pas.

— Va-t’en, soupira-t-elle.

— J’essaie simplement de t’aider. Cela fait partie des très anciennes coutumes de l’humanité : quand un homme voit une femme en plein désarroi, il essaie de la réconforter.

— Nous ne sommes pas humains ! s’écria-t-elle en lui lançant un regard exaspéré.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— C’est Hresh qui l’affirme. Il en a la preuve. Nous ne sommes que des animaux, comme les gardiens artificiels nous l’avaient dit. Les humains étaient ceux que nous appelions les Faiseurs de Rêves et ils sont tous morts. Tu n’es qu’un singe au cerveau bien développé, Haniman, et moi aussi. Va donc le demander à Hresh si tu ne me crois pas. Et maintenant laisse-moi tranquille, veux-tu ? Laisse-moi tranquille ! Laisse-moi tranquille !

Haniman la regarda fixement, béant de surprise.

Puis il s’éloigna lentement. Taniane le suivit du regard, la main sur la bouche.

Dans la pénombre de sa chapelle, dans les volutes de fumée du feu d’herbes aromatiques, Koshmar voyait des formes masquées évoluer devant ses yeux. Il y avait Lirridon, avec son masque de guerre au bec acéré. Il y avait Nialli, avec un masque noir et vert hérissé de pointes rouge sang. Il y avait Sismoil, fuyante, énigmatique. Il y avait Thekmur. Et Yanla. Et puis Vork…

Koshmar se retint au bord de l’autel pour ne pas perdre l’équilibre. Elle était couverte d’une sueur froide et elle éprouvait une douleur atroce au niveau du sternum. Elle avait la gorge affreusement sèche et un océan n’aurait pu étancher sa soif.

— Koshmar, dit Thekmur. Pauvre Koshmar, tu es bien triste.

— Pauvre Koshmar, tu fais pitié, dit Lirridon.

— Nous te plaignons de tout notre cœur, Koshmar, dit Nialli.

Elle leva les yeux vers les sihouettes qui marchaient devant elle avec arrogance et secoua la tête avec fureur. Elle n’avait que faire de la pitié de celles qui l’avaient précédée dans sa charge.

— Non, dit-elle d’une voix étranglée, fluette et voilée. Il ne faut pas me dire cela !

— Viens nous rejoindre, Koshmar, dit Yanla, un ancien chef ayant exercé son autorité sur la tribu il y avait si longtemps qu’il ne restait plus que son nom et son masque pour perpétuer sa mémoire. Viens te reposer dans nos bras. Tu as occupé ta charge bien assez longtemps.

— Non !

— Viens te reposer avec nous, dit Vork. Tu dormiras au milieu de nous et tu connaîtras la joie de la paix éternelle.

— Non !

Thekmur, qui avait toujours été comme une mère pour Koshmar, vint s’agenouiller auprès d’elle.

— Quand notre jour de mort est arrivé, dit-elle d’une voix très douce, nous sommes sorties dans le froid et nous avons attendu la fin. Pourquoi t’accroches-tu si fort à la vie, Koshmar ? Tu as dépassé la limite d’âge et tu es extrêmement lasse. Il est temps de te reposer, Koshmar.

— L’hiver est terminé. Il n’y a plus de froid. La limite d’âge est abolie depuis l’avènement du Printemps Nouveau.

— Le Printemps Nouveau ? demanda Sismoil. Crois-tu qu’il soit vraiment arrivé ? Le Printemps Nouveau, vraiment ?

— Oui ! Oui !

— Repose-toi, Koshmar. Laisse ta place à une autre femme. Tu as perdu la moitié de ta tribu.

— Pas la moitié ! Quelques-uns seulement !

— Les Beng ne cessent d’empiéter sur votre territoire.

— Je massacrerai tous les Beng !

— Une jeune femme se prépare à prendre le pouvoir. Abandonne-le lui, Koshmar.

— Quand le moment sera venu, mais pas avant !

— Le moment est venu.

— Non ! Non ! Non !

— Dors, Koshmar.

— Pas encore ! Par Dawinno, vous ne voyez donc pas que je suis encore bien vivante ! Je suis le chef ! Je dirige la tribu !

Koshmar se redressa et agita frénétiquement les bras pour dissiper la fumée remplissant la petite pièce. Mais cet effort contribua aussitôt à aggraver la douleur qu’elle éprouvait à la hauteur du sternum et elle eut l’impression que sa poitrine était transpercée par de violents coups de poignard. Mais elle ne voulait pas laisser son malaise paraître. Elle ouvrit à la volée la porte de pierre de la chapelle et l’air frais s’engouffra dans la petite pièce. Les silhouettes des chefs morts devinrent floues et transparentes, puis elles s’évanouirent. Toussant, suffocant, Koshmar sortit à la lumière du jour. Elle s’appuya sur un morceau de corniche délabrée et attendit que son malaise se dissipe.

Jamais je ne remettrai les pieds dans cette chapelle, se dit-elle. Il faut laisser les morts en paix. Je n’ai nul besoin de leur sagesse.

Elle longea lentement les six arches en ruine et les cinq encore intactes, puis elle traversa l’esplanade aux dalles de marbre rose et monta les cinq volées de marches de l’escalier mégalithique. Elle laissa derrière elle la base tronquée de la tour noire effondrée et continua de marcher vers le sud-ouest, dans la direction du campement de la tribu. Koshmar croisait de loin en loin un vermilion se promenant en liberté ou occupé à brouter les herbes poussant dans les lézardes des dalles. Une troupe de singes bondissant de toit en toit commença à la couvrir de quolibets stridents et à la bombarder d’objets divers tout en restant à distance respectueuse. Elle se contenta de leur lancer un regard empreint d’un profond dégoût. A deux reprises, elle aperçut un Beng s’acquittant silencieusement de quelque mystérieuse mission, mais ni l’un ni l’autre ne fit le moindre geste indiquant qu’ils avaient remarqué sa présence.

Elle se trouvait encore à une certaine distance du campement, dans un quartier de gigantesques statues effondrées et de pavillons éblouissants dont il ne subsistait plus sur le sol que des éclats argentés, quand elle aperçut au loin la silhouette fluette de Hresh. Il courait dans sa direction et criait son nom.

— Que se passe-t-il ? demanda Koshmar. Pourquoi m’as-tu suivie jusqu’ici ?

Il grimpa sur l’épaule d’un colosse de marbre renversé et lui lança un regard hésitant.

— Je voulais te parler, Koshmar.

— Ici ?

— Je ne voulais pas que l’on puisse surprendre notre conversation.

— Si tu as encore l’intention de me soumettre une de tes idées extravagantes, commença-t-elle en braquant sur lui un regard dur, je tiens à te dire que tu m’as surprise dans un moment où je préférerais être seule et que je ne suis pas réceptive. Vraiment pas réceptive !

— C’est un risque qu’il me faut courir, dit-il. Je voulais te parler de notre départ de la ville.

— Toi ! s’écria-t-elle en le foudroyant du regard. Tu as donc l’intention d’aller te mettre au service d’Harruel !

— Mais, non, Koshmar, je ne parle pas d’Harruel. Et je ne parle pas de mon cas personnel. Je parle de nous tous.

— Comment cela, de nous tous ?

Koshmar sentit la douleur déchirante revenir dans sa poitrine. Elle avait envie de se frotter le sternum pour la faire disparaître, mais elle ne voulait pas éveiller les soupçons de Hresh. Au prix d’un violent effort, elle parvint à se maîtriser.

— Quelle est cette nouvelle idée stupide ? demanda-t-elle. Je t’avais prévenu que je ne voulais pas que tu m’importunes avec tes excentricités et…

— Est-ce que je peux placer un mot, Koshmar ?

— Vas-y, je t’écoute.

— Te souviens-tu du jour où nous sommes entrés dans Vengiboneeza et où les gardiens artificiels des yeux de saphir se sont moqués de nous en me traitant de petit singe et où ils ont affirmé que nous n’étions pas de véritables êtres humains.

— Nous avons répondu ce qu’il fallait répondre. Les gardiens ont concédé que nous étions humains et ils nous ont laissés entrer.

— Oui, ils l’ont concédé, mais ils ne nous ont jamais reconnus comme des humains de la Grande Planète. Tu te souviens de leurs paroles : « Vous êtes les humains d’aujourd’hui. »

— Tu me fatigues, Hresh.

— Et comment réagirais-tu si je t’apprenais que j’ai la preuve irréfutable que les gardiens des yeux de saphir disaient la vérité ? Que les Faiseurs de Rêves étaient les humains de la civilisation de la Grande Planète et qu’à cette époque notre race n’était guère plus évoluée que n’importe quelle espèce animale ?

— C’est absurde !

— J’en ai la preuve.

— Tu racontes des bêtises ! N’oublie pas que ce jour-là, je leur ai dit qu’il y avait sans doute de nombreuses espèces d’humains, mais que nous étions la seule à avoir survécu et que la planète nous appartenait de plein droit ! Nous n’allons pas revenir là-dessus, Hresh ! Et quel est le rapport avec un éventuel départ de Vengiboneeza ?

— Si nous sommes les derniers survivants de l’espèce humaine, comme tu le dis, nous devons quitter Vengiboneeza, répondit Hresh. Nous devons nous comporter comme des humains et partir pour aller fonder ailleurs notre propre cité, au lieu de nous incruster dans les ruines d’une ville bâtie par une civilisation disparue.

— C’était le raisonnement d’Harruel ! Le raisonnement d’un traître qui a provoqué l’éclatement de la tribu ! Si tu es d’accord avec lui, va le rejoindre, lui et ses sujets ! C’est cela que tu veux, Hresh ? Alors, va-t’en ! Va-t’en !

— Nous allons tous partir, Koshmar. Afin de devenir de véritables humains.

— Mais nous sommes humains !

— Alors, il faut partir, afin d’accomplir notre destin d’êtres humains. Vois-tu, Koshmar, la différence entre l’homme et l’animal, c’est que l’animal se contente de vivre au jour le jour alors que…

— Assez ! dit Koshmar d’une voix très calme. Cette discussion est terminée.

— Mais, Koshmar, je…

— Terminée !

Elle porta la main à sa poitrine et massa son sternum en appuyant très fort. La douleur était assez vive pour lui donner envie de se plier en deux, mais elle s’obligea à rester droite.

— Je me suis éloignée du campement pour être seule, dit-elle, et pour réfléchir à des choses importantes pour moi. Tu es venu me déranger alors que je t’avais demandé de ne pas le faire, pour déterrer toutes sortes de vieilles idées fumeuses qui n’ont plus aucun rapport avec notre situation présente. Nous ne sommes pas des singes. Ces animaux braillards que tu vois sur les toits sont des singes et nous n’avons rien à voir avec eux ! Et nous quitterons Vengiboneeza, oui, mais seulement quand les dieux m’auront fait savoir que le moment est venu. Quand les dieux me l’auront fait savoir, Hresh, pas toi ! C’est compris ? Bien. Et maintenant, laisse-moi.

— Mais…

— Laisse-moi, Hresh !

— Comme tu veux, dit-il.

Il se retourna et repartit lentement vers le campement.

Dès qu’il fut hors de vue, Koshmar se recroquevilla en frissonnant tandis que la douleur se propageait par vagues dans tout son corps. Quand les spasmes furent terminés, elle se redressa, baignée de sueur, et attendit que le battement de son pouls retrouve un rythme normal.

Hresh ne pense pas à mal, se dit-elle. Il est sérieux et sincèrement préoccupé par ces grandes questions de la finalité et du destin du Peuple. Et il a probablement raison de dire qu’il nous faudra quitter Vengiboneeza pour accomplir ailleurs notre destin.

Que nous soyons des humains ou des singes, songea Koshmar — mais la réponse pour elle ne faisait aucun doute —, nous n’avons plus grand-chose à gagner en prolongeant notre séjour ici. C’est évident maintenant. Il nous faudra bientôt nous remettre en route pour aller fonder notre propre cité.

Mais il était encore trop tôt. Partir tout de suite reviendrait à céder à la pression des Beng. Le départ de la tribu ne devait pas donner l’impression de s’effectuer sous la contrainte, car ce serait une atteinte au courage du Peuple et à la réputation de son chef. Il fallait convaincre Hresh de la justesse de ce raisonnement. Hresh et tous ceux qui étaient impatients de partir. Taniane ? Koshmar se demanda si ce n’était pas elle qui avait fait germer ces idées dans l’esprit du chroniqueur. Taniane était jeune et impatiente, débordante de fougue et d’ambition. Peut-être même était-elle déjà disposée à entrer à son tour en dissidence. Koshmar avait remarqué que Hresh et Taniane étaient très proches depuis quelque temps et elle se demanda si Hresh n’était pas venu la trouver pour lui donner un avertissement déguisé. Pour lui demander de mettre en œuvre un changement de politique avant qu’il lui soit imposé.

Mais on ne m’imposera rien ! songea Koshmar avec rage. Jamais rien !

Puis elle ferma les yeux et se remit à croupetons.

Comme je me sens fatiguée, se dit-elle.

Et elle s’abandonna, faisant le vide dans son esprit et le laissant flotter dans ces ténèbres apaisantes. Quand, au bout d’un très long moment, elle rouvrit les yeux et se dressa sur son séant, une autre silhouette approchait. Aux spirales blanches ornant sa fourrure, elle reconnut Torlyri qui avançait en agitant la main et en lui souriant.

— Ah ! te voilà ! s’écria la femme-offrande. Hresh m’a dit que tu étais par ici.

Toi aussi ? songea Koshmar. Toi aussi, tu es venue me tourmenter avec cette histoire ?

— Il y a un problème ? demanda-t-elle.

— Un problème ? demanda Torlyri, l’air étonné. Non, pourquoi ? Le soleil brille et tout va bien. Mais tu es déjà partie depuis la moitié de la journée et tu me manquais. J’avais envie d’être avec toi, de te sentir près de moi. D’éprouver à tes côtés cette joie qui a toujours été pour moi la plus profonde.

Mais les paroles de Torlyri ne réjouirent pas le cœur de Koshmar. Elles sonnaient faux, cruellement, irrémédiablement faux. Il était si difficile à Koshmar de songer que sa bonne et douce Torlyri, qui avait toujours été l’honnêteté personnifiée, pût maintenant faire montre d’une telle insincérité. Elle savait que la femme-offrande n’était pas mue par les sentiments qu’elle avait éprouvés pour elle dans le passé, mais qu’elle avait simplement cédé à l’inquiétude et à un sentiment de culpabilité. Torlyri avait changé. Lakkamai avait commencé de faire d’elle une autre femme et son Beng avait achevé la transformation.

— Il y a des choses auxquelles je dois réfléchir sérieusement, Torlyri. C’est pour cela que je suis partie seule.

— Je commençais à m’inquiéter. Tu as l’air si fatiguée depuis quelque temps.

— Moi ? Je ne me suis jamais sentie mieux de ma vie !

— Écoute-moi, Koshmar…

— Ai-je donc l’air malade ? Ma fourrure a-t-elle perdu son lustre ? Mes yeux ont-ils perdu leur éclat ?

— J’ai dit que tu avais l’air fatiguée, fit Torlyri. Pas que tu étais malade.

— Oui. C’est vrai.

— Assieds-toi un peu à côté de moi, poursuivit la femme-offrande en se laissant tomber sur une dalle de marbre rose dont une extrémité relevée représentait un visage dont les mâchoires et les dents étaient caractéristiques des yeux de saphir.

La main de Torlyri se posa sur le poignet de Koshmar et commença à le caresser doucement.

— As-tu quelque chose à me dire ? demanda Koshmar au bout d’un moment.

— J’ai simplement envie d’être avec toi. Quelle merveilleuse journée, Koshmar ! Le soleil monte de plus en plus haut dans le ciel à mesure que nous nous engageons dans le Printemps Nouveau.

— Oui, c’est vrai.

— Kreun attend un enfant ; l’enfant de Moarn. Et Bonlai porte celui d’Orbin. La tribu continue de se développer.

— Oui. C’est une bonne chose.

— Praheurt et Shatalgit attendent leur second. Ils ont demandé à Hresh de lui donner le nom de ta mère, Lissiminimar, si c’est une fille.

— Ah ! dit Koshmar. Cela me fera plaisir d’entendre de nouveau ce nom.

Elle se demanda comment cela se passait entre Torlyri et son Beng. Jamais elle n’osait poser la moindre question. Koshmar était parvenue à supporter la liaison de Torlyri avec Lakkamai, et même leur décision de former un couple ; le guerrier taciturne, et qui ne semblait pas avoir grand-chose à dire, ne pouvait constituer une réelle menace pour elle. Leurs relations avaient certainement été purement charnelles. Mais la nouvelle attitude de Torlyri, l’animation de son visage quand elle était en compagnie de l’Homme au Casque, son comportement et l’éclat de ses yeux, tout cela montrait à l’évidence qu’il s’agissait cette fois de quelque chose de beaucoup plus profond.

Il l’a conquise et je l’ai perdue, songea Koshmar.

— Les Beng nous invitent encore à un repas de fête la semaine prochaine, dit Torlyri après un long moment de silence. J’ai appris cela d’Hamok Trei aujourd’hui même. Nous sommes tous invités et ils nous serviront leurs meilleurs vins et la viande de leurs plus beaux animaux. Cette fête sera donnée en l’honneur de Nakhaba, le plus grand de leurs dieux.

— Que m’importe le nom que les Beng donnent à leurs dieux ! répliqua Koshmar. Leurs dieux n’existent pas ! Leurs dieux sont imaginaires !

— Koshmar…

— Nous ne participerons pas à la fête des Beng, Torlyri !

— Mais, Koshmar…

Koshmar se tourna brusquement pour faire face à la femme- offrande. Une idée lui était venue à l’esprit, avec une telle soudaineté que la tête lui tournait et que sa respiration s’était accélérée.

— Que dirais-tu si je t’annonçais que nous allons quitter Vengiboneeza dans deux ou trois semaines, un mois au plus ?

— Quoi ?

— Et nous allons avoir besoin de tout le temps qu’il nous reste pour faire les préparatifs du départ. Nous ne pourrons donc assister à la fête des Beng.

— Quitter… Vengiboneeza…

— En restant ici, Torlyri, nous n’avons rien à attendre d’autre que des ennuis. Tu le sais bien et moi aussi. Hresh est venu me voir et il m’a dit qu’il fallait partir. Mais je n’ai pas voulu l’écouter. Et puis mes yeux se sont ouverts et la voie à suivre m’est clairement apparue. Je me suis demandé ce qu’il fallait faire pour nous sauver et la réponse est venue : il nous faut quitter cette ville. C’est la mort pour nous, si nous restons ici. Regarde le sourire de cette statue des yeux de saphir ! C’est de nous qu’il se moque. Nous étions juste venus pour découvrir des objets de l’ancien monde susceptibles de nous être utiles et nous sommes déjà là depuis… combien d’années maintenant, Torlyri ? Dans cette cité qui ne nous a jamais appartenu. Dans cette cité où même les pierres se moquent de nous. Dans cette cité où grouillent maintenant des étrangers arrogants, accoutrés d’une manière ridicule et adorant des dieux imaginaires.

Une vive inquiétude passa dans les yeux de Torlyri. Elle n’échappa pas à Koshmar qui comprit avec tristesse que sa ruse avait réussi, qu’elle avait arraché la vérité à la femme-offrande, cette vérité qu’elle redoutait tant, mais qu’elle avait désespérément besoin de connaître.

— Tu parles sérieusement ? demanda Torlyri.

— Je fais préparer le décret et je vais l’annoncer très bientôt.

Nous emporterons tout ce qui pourra nous être utile, tous les appareils que Hresh et ses Chercheurs ont trouvés. Et nous prendrons la route — cap au sud, vers la chaleur ! — comme nous aurions déjà dû le faire depuis plusieurs années. C’est Harruel qui était dans le vrai. Cette ville veut notre perte. Comme il n’avait pas réussi à m’en convaincre, il est parti. Harruel est impétueux. Il est impétueux et il manque de jugement, mais, dans cette affaire, il s’est montré plus clairvoyant que moi. Notre séjour à Vengiboneeza touche à sa fin, Torlyri.

La femme-offrande était abasourdie.

Koshmar sentait ses forces revenir et elle éprouvait une ardeur telle qu’elle n’en avait pas connu depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

— Viens, Torlyri, dit-elle d’une voix rauque. Ma chère Torlyri, ma bien-aimée ! Nous sommes seules ici. Tu n’as pas envie d’un couplage, Torlyri ? Cela fait si longtemps… Et après, nous rentrerons au campement.

— Koshmar… commença Torlyri, sans pouvoir achever sa phrase.

— Un couplage, Torlyri… Tu n’en as pas envie ?

Torlyri la regardait, les lèvres et les narines frémissantes, des larmes brillant au coin de ses yeux.

— Si tu as envie d’un couplage, dit-elle d’une voix étouffée, je veux bien le faire pour toi.

— Et toi, tu n’en as pas envie ? Tu m’as dit que tu me cherchais pour avoir le plaisir d’être auprès de moi. Comment peux-tu être plus près de moi que par le couplage ?

Torlyri baissa les yeux.

— J’ai déjà eu un couplage aujourd’hui, dit-elle d’une voix hésitante. C’était… mon devoir, tu comprends ? Quelqu’un avait besoin du réconfort de la femme-offrande et je n’ai pas le droit de refuser…

— Et tu es trop fatiguée pour recommencer si peu de temps après ?

— Oui. Exactement.

Koshmar regarda Torlyri droit dans les yeux et la femme-offrande déroba son regard.

Elle refuse un couplage avec moi, songea Koshmar, car elle sait que je pourrai lire dans son âme et que je découvrirai la profondeur de son amour pour l’Homme au Casque.

Mais non. Mais non. Notre dernier couplage ne remonte pas à si longtemps que cela et j’ai déjà vu ce qu’elle éprouve pour son Beng. Et elle sait que je l’ai vu. Il y a donc autre chose qu’elle tient à me cacher. Quelque chose de nouveau, quelque chose d’encore plus grave. Et je crois que je devine ce que c’est.

— Très bien, dit Koshmar. Je crois que je pourrai me passer de couplage aujourd’hui.

Elle se leva et fît signe à Torlyri de l’imiter.

— Allons-nous réellement quitter Vengiboneeza dans quelques jours ? demanda la femme-offrande.

— Dans un mois. Peut-être six semaines.

— Tout à l’heure, tu as dit un mois au plus.

— Nous partirons quand nous serons prêts à partir. S’il nous faut un mois, nous partirons dans un mois. S’il nous en faut deux, nous partirons dans deux mois.

— Mais nous partirons de toute façon ?

— Rien ne pourra me faire changer d’avis.

Torlyri eut un petit mouvement de recul, comme si Koshmar venait de la frapper.

— Alors, tout est fini, dit-elle.

— Que veux-tu dire ?

— Laisse-moi, Koshmar, je t’en prie.

Koshmar hocha lentement la tête. Elle comprenait tout maintenant. Torlyri avait refusé le couplage parce qu’elle n’osait pas lui avouer que si le Peuple quittait Vengiboneeza pour de bon, elle ne partirait pas avec eux. Elle préférait rester avec l’Homme au Casque et elle savait que Koshmar n’autoriserait certainement pas le Beng à accompagner la tribu, même s’il en exprimait le désir.

Torlyri est perdue à jamais pour moi, se dit Koshmar.

Côte à côte, elles regagnèrent le campement en silence.

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